La littérature, quelle que soit la conception qu’on en a — c’est-à-dire: quelle qu’en soit la théorisation (plus ou moins explicite, cohérente et rigoureuse) dans laquelle on la pense — présente des caractéristiques en partie différentes, selon qu’on l’appréhende comme objet de recherche ou comme objet d’enseignement. L’étude de la littérature, dans la recherche, vise à produire des connaissances et à renouveler des savoirs; l’étude de la littérature, dans un enseignement, s’attache notamment à transmettre ces savoirs — dûment simplifiés, remaniés, opérationnalisés, pour ainsi dire {{C’est ce qu’on appelle en didactique le processus de transposition (voir Verret, 1975; Chevallard, 1985; Martinand, 1985, sur les «pratiques sociales de référence»; Schneuwly, 1995; Bronckart et Plazaola Giger, 1998; et, pour la littérature: Poslaniec, 1992, 164-165; Petitjean, 1998; Denizot, 2013; Gabathuler, 2016, 69-95).}} — à des élèves ou des étudiants qui les apprennent — qui les découvrent, certes, mais en un autre sens que les chercheurs.
- n°1 Justifier l’enseignement de la littérature
- n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes
- n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature
- n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature
- n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée
- n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives
- n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image
- Sylviane Ahr - Entretien : "disputes" et justifications de l'enseignement de la littérature
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Enseigner la littérature: une approche par les justifications (XIXe-XXIe siècles)
Enseigner la littérature: une approche par les justifications (XIXe-XXIe siècles)
La littérature, quelle que soit la conception qu’on en a — c’est-à-dire: quelle qu’en soit la théorisation (plus ou moins explicite, cohérente et rigoureuse) dans laquelle on la pense — présente des caractéristiques en partie différentes, selon qu’on l’appréhende comme objet de recherche ou comme objet d’enseignement. L’étude de la littérature, dans la recherche, vise à produire des connaissances et à renouveler des savoirs; l’étude de la littérature, dans un enseignement, s’attache notamment à transmettre ces savoirs — dûment simplifiés, remaniés, opérationnalisés, pour ainsi dire 1 — à des élèves ou des étudiants qui les apprennent — qui les découvrent, certes, mais en un autre sens que les chercheurs.
Autrement dit, il n’y a pas, d’un côté, «la» littérature et, de l’autre, des recherches et des enseignements qui cherchent à la définir et à la transmettre. Et il n’y a pas non plus, face à «la» littérature, une recherche qui formule la signification ultime des textes et un enseignement qui tâche d’en inculquer quelques bribes aux apprenants. Le terrain où se déploient ici aussi bien l’écriture et la lecture, que la recherche et l’enseignement, ne se laisse pas désigner par un nom commun (la littérature): il y faut un adjectif (littéraire) et peut-être même, davantage encore, un adverbe (littérairement). Nulle essence, mais des propriétés mouvantes qui répondent à des usages divers; un régime pluriel de l’attention et de l’expérience.
1. Qu’est-ce que justifier?
1.1. Le déclin du platonisme dans les études littéraires
Sans doute convient-il de lever en préambule une confusion fréquente. «La» littérature, ou la Littérature, si l’on assimile ce singulier à une essence quelconque, n’existe plus dans les savoirs littéraires depuis près d’un demi-siècle. Définir le propre de la littérature par des qualités qui seraient intrinsèques aux textes mêmes, indépendamment de leurs lectures et de leurs usages, relève désormais d’une méprise: la «littérarité» est une qualité variable, changeante, et «la» littérature est toujours déclarée telle par un groupe donné 2.
Deux mouvements de fond ont contribué à instaurer une telle méfiance à l’égard de la Littérature, avec majuscule. L’historicisation radicale des textes littéraires, d’abord, a fragilisé certaines des évidences sur lesquelles reposait jusqu’alors la critique 3. Dans le sillage des travaux de Pierre Bourdieu (1992), on envisage désormais que les agents d’un «champ littéraire» partagent une conception de ce qui les réunit — la littérature — dont les variations suivent à peu près celles des générations. Roger Chartier (1991; 2005), pour sa part, a défendu l’idée selon laquelle les multiples éditions d’un «même» texte en modèlent le sens d’une façon telle qu’il est difficile de proposer des interprétations qui en intègrent toutes les variations: «la» littérature n’est plus un invariant éthéré aux supports divers et, surtout, indifférents, mais la gamme historique très riche et très disparate de ces «inscriptions» éditoriales qui préparent et appellent un type d’attention particulier (avec ou sans illustration, à la typographie plus ou moins dense, aux formats plus ou moins prestigieux, etc.). Par ailleurs, l’analyse de discours — prise en un sens large qui accueille aussi bien les travaux de Marc Angenot (1989) que ceux d’Alain Corbin (dès Le Miasme et la jonquille, en 1982) et de ses élèves, comme Dominique Kalifa (1995; 2013), Judith Lyon-Caen (2010) ou Sylvain Venayre (2002)) — plonge les textes reconnus comme littéraires dans le continuum effectif des productions discursives d’une époque: la «littérarité», ainsi mise à l’épreuve de sa congruence avec des textes de médecine, de droit, de police ou de presse, ne présente plus les dehors nets d’un écart répété au langage ordinaire et au sens commun, critère longtemps constitutif de la «littérarité», mais désigne des manières d’ouvrir la langue et de battre en brèche les préjugés qui sont trop hétéroclites pour dessiner une règle générale.
Du côté des approches formelles, poétiques ou narratologiques, le «texte» cède progressivement le pas à des notions plus englobantes, comme celles de «fiction» (Schaeffer, 1999; Caïra, 2011; Lavocat, 2016), d’«intrigue» (Brooks, 1984; Baroni, 2007; 2017) ou de «style» (Jenny, 1990; 2011; Macé, 2016), qui permettent d’aborder la littérature à l’horizon d’autres médias à vocation esthétique, comme la bande-dessinée, le cinéma, les jeux vidéo, la musique ou la danse. L’intermédialité, comme on l’appelle — ou la transfictionnalité (Saint-Gelais, 2011) — déplace le propre présumé de la littérature en partie ailleurs que dans l’écriture même. Les œuvres créent des mondes fictionnels dont les personnages ne sont plus seulement de papier, comme on le répétait dans les années 1970 (voir Hamon, 1972), mais dotés d’une vie virtuelle qui leur permet d’exister hors des textes. Les récits ne piègent plus tant les lecteurs, comme l’affirmait Louis Marin (1978): ils les captent, les fascinent et les éduquent en mobilisant leurs émotions. La «fonction poétique» jadis assignée par Roman Jakobson (1963) à la littérature, comme réflexivité sur son propre message, ne suffit plus à distinguer une forme spécifiquement littéraire de l’expression et de la communication: il va de soi aujourd’hui qu’un roman, un poème, une pièce de théâtre nous disent quelque chose du monde (fonction référentielle), nous rassemblent pour en penser quelque chose en commun (fonction phatique), s’adressent à nous d’une manière précise (fonction conative), etc. Les critères de la littérarité, si on cherchait à les fixer, s’en trouveraient multipliés d’autant.
Il n’incombe donc plus aux études littéraires de formuler l’essence de la littérature — quand bien même cette essence serait de soustraction, pour ainsi dire, à savoir le pouvoir littéraire, critique ou ironique, de dénoncer dans les autres discours toute prétention à dire le vrai sur le monde. Les énoncés généraux sur la littérature ne déterminent plus les conditions de toute «bonne» interprétation des textes. Et lorsque des chercheurs se résignent encore à expliciter l’une ou l’autre des composantes qu’ils associent à «la» littérarité, avec une sorte de gêne qui mêle la haine du cliché, la crainte du ridicule et la pudeur d’un strict professionnalisme, c’est le plus souvent en une posture de défense, parce qu’ils s’inquiètent de la perte de légitimité de la critique littéraire, et des effets que ce discrédit pourrait avoir sur le rôle de la littérature dans la socialisation des individus (voir Todorov, 2007; ou Compagnon, 2007). Ils tâchent alors d’argumenter, bon gré mal gré, dans l’arène des idées toutes faites sur la littérature en s’y avançant parfois à titre personnel.
Délesté de cette inquiétude institutionnelle ou civique, toutefois, le statut problématique de «la» littérature offre des avantages intellectuels indéniables. Au moment même où les anthropologues se demandent ce que désigne au juste cette humanité que leur discipline s’est donnée comme objet pendant deux siècles et demi (voir p. ex. Saillant et al., 2011), où les sociologues s’interrogent sur «la» société à partir des innombrables liens qui attachent les individus les uns aux autres et diversifient leurs différents régimes d’action et d’attachement (voir Dubet et Martucelli, 1998; Lahire, 1998; Thévenot, 2006), et que les historiens, préoccupés du fétichisme mémoriel ambiant, questionnent la nature «du» passé (voir Revel, 2000; Hartog, 2003), il n’est guère étonnant de voir les études littéraires renoncer à l’unité a priori de leur objet commun. L’anthropologie, la sociologie et l’histoire ont renouvelé leurs questionnaires disciplinaires d’une façon qui les a rendues plus attentives à la diversité et aux discontinuités des collectivités humaines, et plus aptes à éclairer notre présent dans ce qu’il recèle de tensions raciales, communautaires et sociales.
Les études littéraires ont perdu ce repère commode d’une définition indiscutable de la littérature («ostranenie», autotélicité, modélisation seconde, etc.), certes, mais elles ont également enrichi leur propre questionnaire: si l’on ne peut plus distinguer aisément un roman d’un film, un texte d’un livre, une création imaginaire d’un témoignage, c’est peut-être en partie parce que la vraie vie de la littérature est ailleurs que dans les textes et les discours (voir Schechner, 2002; Barras et Eigenmann, 2006; Rosenthal et Ruffel, 2010) — dans les investissements émotionnels, les performances ou le partage des expériences. Et cette multiplication des foyers possibles de littérarité réclame de nouveaux outils d’analyse et d’interprétation.
Bref, on ne définit jamais «la» littérature en dévoilant son essence, mais dans l’intention d’en favoriser certains usages — qui varient grandement selon les groupes, les lieux et les périodes. Cet axiome résume une grande partie des études littéraires actuelles, dans leur rapport commun à «leur» objet 4. Mais cet axiome, parce qu’il modifie l’autorité des assertions produites dans les études littéraires, n’est pas sans incidence sur l’enseignement de la littérature.
1.2. Transposition des savoirs et idéaux éducatifs
L’enseignement, réévalué à cette aune, ne dispense pas à des profanes l’essence de la littérature dévoilée par la recherche. Il réarticule, dans des cadres institutionnels de formation, une partie des notions, des méthodes et des résultats produits dans d’autres cadres, à partir d’usages non scolaires: ceux de la recherche académique principalement — mais pas exclusivement, puisqu’un savoir sur le théâtre ou la littérature contemporaine peut s’acquérir au contact de metteurs en scène, d’éditeurs, de traducteurs ou d’écrivains vivants. Les savoirs de référence que mobilise l’enseignement de la littérature sont issus de lieux multiples.
On comprendra mieux l’intérêt des remarques précédentes, si l’on songe aux exigences que doit satisfaire, pour être réussie, une telle transposition didactique. Les pratiques sociales — et leurs savoirs de référence — ne peuvent d’abord prétendre nourrir des apprentissages que si leurs modélisations tiennent compte des contraintes d’une situation scolaire donnée: les règlements en vigueur, les ressources d’enseignement disponibles, les types d’évaluation, le bagage des élèves ou les habitudes héritées par les enseignants de leur parcours antérieur. Sans ce calibrage minutieux, les meilleures intentions restent au seuil des classes.
Par ailleurs, un plan d’études ou un enseignement transpose des pratiques sociales existantes en fonction des effets escomptés de leurs savoirs de référence sur les élèves et les étudiants qui se les approprient. On emprunte des notions, des méthodes, des procédés à des manières de penser ou de pratiquer la littérature qu’on estime propices à la transmission de certains idéaux éducatifs. Et ces idéaux varient: que doit développer chez les apprenants la fréquentation des œuvres littéraires orientée par des enseignants? En vue de les préparer à penser et à agir dans quels contextes sociaux? Et en quelle qualité? Tout enseignement engage une idée — même vague, même tacite — de ce que doit apporter aux élèves ou aux étudiants une fréquentation accompagnée de la littérature.
La didactique de la littérature est familière de ces exigences de la transposition, qu’elle pense et décrit depuis une vingtaine d’années (voir note 1). Mais elle s’intéresse souvent davantage aux contraintes qui pèsent sur l’implantation des savoirs de référence dans les classes et aux «gestes» qui les rendent enseignables (dans tel pays, à tel degré de scolarité), qu’aux idéaux qui guident le choix et l’adaptation de tels de ces savoirs de référence dans les programmes et les enseignements. Il s’agira par exemple d’y étudier les opérations qui ont permis de transformer Figures III de Gérard Genette en un kit clé en main de notions opératoires (narrateur, récit, voix, etc.), ou les obstacles que pose l’apprentissage de la focalisation ou de l’itératif. Mais le questionnement didactique n’incitera guère à interroger les vertus que l’on a pu prêter, dans les années 1980, à l’importation dans les classes de cette conception-là — plutôt qu’une autre — de la littérature dans l’enseignement secondaire 5.
La rationalité généralement privilégiée par la didactique se veut axiologiquement neutre: on observe, on constate, on compare, on infère; et lorsqu’on préconise, c’est dans le cadre tacite d’un accord sur des valeurs très générales prises comme allant de soi dans toute société démocratique digne de ce nom (tolérance, «sens critique», connaissance de soi, etc.). Ce consensus a deux conséquences. Comme les valeurs aujourd’hui attachées à l’enseignement semblent trop évidentes pour être discutées, leur étude ne se justifie qu’au sujet du passé, et elle incombe à l’histoire de l’éducation. D’autre part, la didactique de la littérature, de crainte de devenir normative, ne soumet pas à la discussion argumentée les valeurs implicites qui portent ses descriptions et ses propositions d’ingénierie 6. Or, il est à parier qu’un examen réflexif de ses valeurs cardinales, loin de mettre à mal son «objectivité» scientifique 7, relancerait certaines de ses questions de recherche: s’il s’agit d’encourager la «tolérance» à l’école, les instructions officielles, les méthodes, les ressources et les pratiques d’enseignement, en matière de littérature, y participent-elles toutes au même titre? Lorsqu’on défend l’idée que les élèves doivent débattre d’un texte littéraire dans le respect de leurs camarades, prend-on la peine de spécifier cette notion de respect, sa pertinence scolaire et, surtout, les déclinaisons peut-être diverses qu’elle peut prendre chez les enseignants? De même pour le «sens critique»: a-t-on fait l’inventaire précis de ses acceptions multiples dans les directives officielles et les discours des enseignants? On s’apercevrait en effet que l’expression recouvre un spectre très large d’opérations cognitives et de jugements, soit: évaluer le degré de validité d’une règle générale lorsqu’elle doit être appliquée sur un cas particulier, ou assigner un énoncé à son énonciateur (même implicite), ou repérer les incohérences d’un discours, ou se prémunir des mécanismes irrationnels de la persuasion, etc. Sans même compter les sens qu’y mettent eux-mêmes les didacticiens — et les chercheurs en études littéraires.
1.3. Usages scolaires des textes et conduites de vie
Pour revenir à l’exemple de Genette, on peut ainsi se demander pourquoi ce sont ses travaux à lui qui ont suscité, et suscitent encore, un tel engouement scolaire, plutôt que ceux de Paul Bénichou ou de Pierre Barbéris. Ou, dans le cadre plus restreint des théoriciens formalistes de l’époque, pourquoi Genette, et non Jean Ricardou? Ou encore, dans l’œuvre même de Genette, pourquoi Figures III au lieu de Fiction et diction? Pourquoi avoir fétichisé de la sorte, dans l’enseignement, la distinction entre auteur et narrateur? Autrement dit, quelles vertus, non pas seulement intellectuelles ou cognitives, mais éducatives — ou, plus exactement, éthiques — a-t-on pensé cultiver chez les élèves à travers ce rapport spécifique aux textes?
Éthique, le mot est lâché. Et il fâche souvent, au nom de la rationalité axiologiquement neutre. Se soucier d’éthique, pense-t-on, c’est toujours un peu vouloir faire la morale. Et je ne nierai pas que ce soupçon est parfois fondé. Mais la dimension «éthique» des pratiques sociales — ici d’enseignement — peut être décrite et pensée avec la rigueur que l’on réserve à des faits jugés sans lien avec les valeurs. Il suffit d’en retenir une définition adéquate.
Je propose, dans le sillage de Max Weber, de qualifier d’éthiques ces dispositions qu’on espère faire acquérir à l’élève ou à l’étudiant au contact de la littérature, mais qui n’ont pas pour autant trait uniquement à la compréhension ou à l’utilisation judicieuse de catégories de description ou d’interprétation. Il serait possible de les assimiler à un «savoir-être», à des «aptitudes» ou à des «attitudes», si ces termes très prisés n’étaient pas le plus souvent rapportés à des «compétences» vagues sans lien avec l’objet d’enseignement. Le «sens critique», pour reprendre cet exemple, se décline ainsi dans certains programmes en une «faculté de discernement» et une «indépendance de jugement», sans pour autant que soit précisée la spécificité de ce «discernement» et de cette «indépendance» dans le cas d’une analyse d’un conte de La Fontaine ou de Madame Bovary, ni par contraste avec le «sens critique» impliqué dans l’enseignement de l’histoire (David et Graber, 2013).
Weber a montré, dans les travaux qu’il a consacrés aux éthiques religieuses et, plus encore, aux «affinités» (c’était l’un de ses termes) entre ces éthiques et certaines formes de discipline des activités sociales (dans le domaine économique, notamment), comment sa sociologie compréhensive s’emparait de l’éthique et de la discipline de l’enseignement. Dans Confucianisme et taoïsme (2000), on trouve des pages très éclairantes sur les examens des lettrés chinois à partir des «classiques» de la littérature qui brossent à grands traits ce que serait une histoire comparée des éthiques pédagogiques:
[L]a pédagogie de façonnement (Kultivationspädagogik) vise à éduquer un «homme de culture» (Kulturmensch), différent selon l’idéal de culture de la couche déterminante; cela veut dire ici: un homme qui ait une conduite de vie intérieur et extérieure déterminée. Cela peut aussi, dans le principe, être entrepris avec tout le monde; seul diffère l’objectif. Si une couche de guerriers constituée en corps séparé — comme au Japon — représente le corps déterminant, l’éducation cherchera à faire de l’élève, même si c’est dans une grande variété de formes concrètes, un chevalier de style courtisan [qui n’a, à l’instar du samouraï japonais, que mépris pour les écrivailleries]. S’il s’agit d’une couche sacerdotale, l’objectif sera la formation d’un scribe, voire d’un intellectuel, avec, là encore, une grande variété dans les conformations concrètes. Les combinaisons et les chaînons intermédiaires sont nombreux — en réalité, on ne trouve jamais aucun de ces types à l’état pur; il est impossible de les évoquer dans le contexte présent. Ce qui nous importe ici, c’est la position que l’éducation chinoise occupe parmi ces formes. [La qualification par les examens littéraires y] constituait une qualification «culturelle», au sens d’une formation générale, à l’instar par exemple, mais en plus spécifique, de la qualification occidentale traditionnelle établie par une formation humaniste, laquelle procurait chez nous, et d’une façon quasi exclusive jusque récemment, l’accès à la carrière dans les fonctions qui étaient dotées d’un pouvoir de commandement dans l’administration civile et militaire; une qualification qui, dans le même temps, conférait aux élèves qui devaient suivre cette formation la marque de leur appartenance sociale au corps des «hommes cultivés» (Gebildeten). Simplement, chez nous [— et c’est là une différence très importante entre la Chine et l’Occident —], le dressage spécialisé et rationnel est venu compléter et, en partie, remplacer cette qualification culturelle correspondant à une statut social. (p. 176-178)
Ce qu’il s’agit d’éclairer, selon Weber, ce sont les conduites de vie (Lebensführungen) auxquelles incitent les enseignements (religieux ou laïques). L’idéal éducatif n’est pas une utopie abstraite, mais une force active de subjectivation des croyants ou des apprenants. La conduite de vie est en effet intérieure et extérieure. Elle oriente le souci de soi, le lien à autrui et l’ancrage dans le monde. Elle engage également une disposition d’esprit et des qualités éthiques: soit une propension déterminée à une certaine gamme d’aptitudes intellectuelles, ainsi qu’un ensemble de valeurs guidant l’expérience de la vie intérieure, la sociabilité et l’action. Elle est enfin sociale en un double sens au moins: parce que son acquisition est instituée par des apprentissages et des évaluations (ici, des examens, ailleurs des rites), et parce que son exercice reconnu donne accès à un statut privilégié, au statut reconnu de membre valorisé d’une collectivité.
Dans le cas de l’enseignement de la littérature qui nous retient ici, cela ouvre à la didactique la possibilité de penser ensemble, à partir des pratiques mêmes, les opérations qui constituent les textes littéraires en objets d’un savoir évaluable — soit ce que devient la littérature, lorsqu’elle est enseignée — et les valeurs qui président à l’encouragement de ces opérations-là d’analyse et d’interprétation — des valeurs non pas morales, au sens normatif, mais sociales, c’est-à-dire passibles d’une description sociologique.
S’il ne s’agit plus d’interroger les façons dont on enseigne «la» littérature, alors le questionnement se modifie: quels usages des textes dits littéraires favorise-t-on dans l’enseignement? Et à quelles conduites de vie associe-t-on l’acquisition scolaire de ces usages? Comment, en somme, justifie-t-on la fréquentation par les élèves de corpus déclarés littéraires?
2. Justifications passées
2.1. Un dialogue contemporain nourri de repères historiques
Le gain est double, me semble-t-il. Au lieu de distinguer trop nettement dans le processus même de transposition didactique le «savoir savant» et le «savoir enseigné», comme les appelait jadis Yves Chevallard, cette approche ouvre d’abord la description d’un espace indissociablement scolaire et savant des justifications de l’étude de la littérature, où des échanges se produisent qui ne touchent pas seulement aux savoirs, mais aux éthiques, et qui en outre ne vont pas seulement dans le sens descendant de l’université vers l’école: on prend alors la pleine mesure de ce fait apparemment anodin que des conceptualisations savantes de la littérature sont nées pour répondre à un souci pédagogique, comme en témoignent par exemple les cas de Gustave Lanson (1909) au tournant du XXe siècle (voir Jey, 2004) ou, un siècle plus tard, de David Damrosch (2003, 2009) pour la «littérature mondiale» dans les «colleges» nord-américains.
Cette question commune des conduites de vie circonscrit un véritable espace de dialogue entre les littéraires, les chercheurs en didactique et les enseignants. Elle prélude à la coopération, selon moi souhaitable, entre théoriciens de la littérature et spécialistes de la didactique, aussi bien qu’entre chercheurs et enseignants du primaire, du secondaire et des universités.
Si l’on se lance en outre dans une histoire des conduites de vie associées à l’étude de la littérature, les débats contemporains sur la «crise» de la littérature — ou de son étude, ou de son enseignement — prennent tout à coup sens dans le temps long des justifications de l’étude de textes littéraires à l’école et à l’université. Lorsque j’ai cherché à comprendre la spécificité de la «crise» actuelle, en remontant à certaines des «crises» antérieures de même ampleur en Europe francophone, j’ai en effet été frappé par le retour à intervalles réguliers (années 1820, 1880, 1910, 1960, 2000) d’inquiétudes, d’arguments et d’objections très proches. Il semble qu’un certain rapport pédagogique à la littérature se soit cristallisé au début du XIXe siècle, dont nous retrouvons encore les traces dans les controverses d’aujourd’hui.
Devant cette impression de «déjà-vu» qui m’a notamment saisi en lisant la Chrestomathie d’Alexandre Vinet, publiée en 1829, j’ai tâché de comprendre ce qui avait pu ne pas changer durant deux siècles, ou ne pas changer assez pour que se dessine ainsi un espace logique stabilisé de réflexions francophones sur l’enseignement de la littérature. Plusieurs traits me sont apparus, d’ordres très divers, mais dont la prégnance durable, en tel ou tel lieu de réflexion ou de décision, a pu contenir l’émiettement des enjeux tout autant que le surgissement de conceptions nouvelles. Je les livre ici comme autant de pistes à suivre dans une telle enquête, et non à titre de constats péremptoires.
Le premier trait concerne d’abord les études littéraires. Dans le sillage du pré-romantisme allemand, une certaine idée de la littérature s’est imposée en Europe dont les critiques se sont faits les relais, puis les ardents défenseurs: le travail artistique sur la forme a été assimilé à la problématisation d’une expérience (singulière, mais potentiellement collective); et le travail littéraire sur les formes a été considéré comme la forme suprême de la remise en cause, dans le langage, de tout ordre établi — que cet ordre se nourrisse d’évidences, de préjugés, d’«idées reçues», d’expressions toutes faites, de bêtise, de clichés, d’habitudes, d’idéologie, de domination inconsciemment consentie, etc. L’attention portée aux formes est devenue riche d’une prometteuse lucidité des lecteurs sur eux-mêmes, indissociable d’une certaine éthique éducative (dans le sillage de la notion allemande de Bildung, précisément).
Le deuxième trait semble à première vue plus anecdotique, mais il est crucial. Au début du XIXe siècle, on ne propose plus seulement de lire en classe Euripide et Cicéron, Racine et La Fontaine, mais Chateaubriand, Hugo, Lamartine. L’objet enseigné sous le nom de «littérature» touche à la langue française, mais également au présent historique que partagent les élèves, les enseignants et les écrivains. Le modèle d’expression rhétorique des textes «classiques» — i.e. qui entrent en classe — n’est plus situé dans un âge d’or passé: on enseigne la correction, sinon la beauté, dans le cadre de la langue effectivement parlée hors de l’école, dans des cercles très restreints certes, mais contemporains; et on donne aux élèves le nouvel horizon d’une langue en constante évolution, où il s’agit de s’inscrire à son tour. L’attention portée aux formes langagières — en l’occurrence, le choix du vocabulaire, l’élégance syntaxique, la précision grammaticale, etc. — repose sur une admiration aux critères infléchis, une admiration qui confie aux écrivains la tâche infinie d’élever la langue au-dessus de ses usages communs. L’école se souciera désormais aussi du «style» des écrivains vivants.
Le dernier trait n’est pas spécifique à l’enseignement de la littérature. Il suppose en effet d’articuler les éthiques éducatives engagées dans le rapport scolaire à la littérature à des orientations plus massives des politiques éducatives européennes. Depuis deux siècles, les débats sur l’école s’organisent autour d’une tension régulièrement ravivée entre deux ambitions divergentes: soit l’éducation libérale ou humaniste contre l’éducation réaliste; la culture contre la spécialité; le désintéressement contre l’utilité; la Bildung contre la compétence; la citoyenneté contre le marché; et, au plan académique, l’idéal de l’université de Berlin, fondée en 1810, contre les conventions de Bologne et l’Espace européen de l’enseignement supérieur de 2010. Quand l’équilibre se fait autour de l’utilité, de la spécialisation et de la professionnalisation de la formation, l’autre pôle entre en «crise» et l’enseignement de la littérature — qui en est venu à exemplifier presque à lui seul la culture et la Bildung dans les établissements secondaires — suscite une effervescence de prises de position défensives (voir p.ex. Jey, 1998 et 2000 pour les années 1880-1925; Houdart-Merot, 1998; Chervel, 2006). Nous en sommes là depuis 2000. Il y a sans doute des leçons à tirer de ce mouvement de balancier: un certain calme, d’abord 8, de la patience, et l’ambition peut-être de transformer enfin le référentiel dans lequel on pense depuis deux siècles l’enseignement de la littérature.
En attendant (car il y faut de la patience, je l’ai dit), je reviendrai pour finir sur plusieurs justifications passées de l’enseignement de la littérature. Leur inventaire n’est ni exhaustif, ni définitif, mais significatif 9. J’exemplifierai chacune de ces conduites de vie d’un extrait de texte exemplaire, instructif par sa densité et sa concision, que j’ai glané au cours de mes enquêtes dans les règlements, les manuels, les travaux de didactique ou les études littéraires. Un programme de recherche collectif pourrait seul épuiser la gamme des exemples possibles aussi bien en France, en Suisse ou en Belgique, qu’au Canada, au Maroc, au Sénégal ou au Cambodge. Les échantillons qui suivent ne prétendent même pas ouvrir un tel chapitre de l’histoire globale de l’éducation; ils articulent tout au plus un faisceau prometteur d’interrogations. J’ajouterai enfin, pour donner la mesure de ce qu’il reste à faire, que je me suis concentré sur les seules assertions les plus générales: il manque donc à mes analyses l’examen des corpus scolaires et des activités proposées.
Ce parcours suffira néanmoins, je l’espère, à mettre en relief les trois dimensions que j’ai suggérées: la pertinence d’une histoire des éthiques éducatives en matière de littérature; la troublante affinité des justifications passées et présentes de certains rapports aux textes dits littéraires; l’incitation à penser aujourd’hui nos pratiques de chercheurs et d’enseignants dans le prolongement — ou en rupture — des deux siècles passés.
2.2. L’argument rhétorique
Alexandre Vinet publie à Lausanne, en 1829, une Chrestomathie française, ou choix et morceaux des meilleurs écrivains français. Théologien, homme politique et historien de la littérature, il place sa réflexion sur l’enseignement de la littérature à la croisée d’une visée morale de l’éducation, d’une ambition progressiste de l’école et d’une attention patiente aux textes. La Chrestomathie était initialement destinée aux élèves germanophones de ses classes de français, à Bâle, mais elle est très vite devenue une ressource pour l’apprentissage de la «langue maternelle», selon le terme affectionné par Vinet, dans plusieurs cantons suisses de langue française. Surtout, son auteur a conçu cette Chrestomathie dans le cadre du dialogue qu’il entretenait avec certains écrivains et critiques parisiens, comme Sainte-Beuve, si bien que l’on peut tenir ce manuel pour l’un des développements pédagogiques possibles des débats littéraires qui avaient cours en France durant la première moitié du XIXe siècle. L’ancrage local de la réflexion, on le voit, est donc à nuancer.
Dans sa préface, Vinet énonce d’emblée la polarisation de l’éducation qui menace à ses yeux de porter préjudice à l’enseignement de la littérature:
Si les institutions qu’on nous promet oublient que l’école est un établissement de culture et non d’apprentissage; qu’on y vient encore moins apprendre que s’exercer à apprendre; que l’école, aussi longtemps qu’elle n’est pas strictement spéciale, doit avoir en première vue la culture de l’élément humain et social; que ce qu’elle doit rendre à la société et à Dieu, c’est avant tout des hommes; que l’éducation de l’esprit et du cœur doit être le premier objet de tout système d’études; si ces institutions, au contraire, ne montrent qu’un esprit étroitement pratique, avide de résultats matériels, impatient d’applications immédiates, elles n’auront fait que pousser la société vers une nouvelle forme de barbarie. (2e éd., 1833, XVII, je souligne)
Les arguments nous semblent étrangement familiers: les têtes bien faites, plutôt que bien pleines; le plaidoyer contre l’urgence pratique des contenus d’études; ou l’exigence de former des êtres humains, et non des diplômés. La conviction religieuse, par contre, s’écarte quelque peu de nos débats actuels: l’école, pour Vinet, est responsable devant Dieu de ce qu’elle fait des élèves, ce qui signifie qu’elle doit cultiver en eux une forme d’élévation spirituelle (chrétienne, en l’occurrence).
Quel rôle la lecture méticuleuse des œuvres littéraires, dans une anthologie d’extraits choisis, peut-elle assumer à cet égard?
La parole est le grand levier du bien et du mal; la parole, produit de la pensée, réagit sur la pensée; et par elle sur la vie. Il est impossible de calculer les résultats sociaux d’une étude au moyen de laquelle, si elle est bien faite, on ne parlera plus sans savoir ce qu’on dit. («Avertissement» de l’édition de 1844)
La lecture d’extraits contemporains de langue française met les élèves au contact vivant de la langue, dont les écrivains emploient les inflexions les plus récentes avec une justesse qui écarte toute éloquence sophistique et toute fantasmagorie du langage. Plus encore, cette justesse suffit, pour Vinet, à tracer la frontière entre le bien et le mal et, partant, à guider l’action vers la vertu.
La disposition d’esprit évoquée, ici, tient dans cet effort du mot juste, cette relance de la pensée par elle-même dans la proximité attentive d’une langue sans artifice 10. La qualité éthique prend les dehors d’une connaissance morale aiguillée par la littérature. Une telle anthologie prépare ainsi les jeunes lecteurs à une discipline chrétienne de l’expression et à un rapport à autrui dénué de ruses et de persuasion. Il y a, dans le cas de Vinet, de l’austérité protestante dans cet idéal éducatif qui conçoit gravement la littérature comme un art sans jeu, tout entier dédié à des leçons de choses morales. Quant au maître, il prendra garde de bien parler lorsqu’il s’assurera que ses élèves ont compris les tournures et la moralité des extraits.
2.3. L’argument nationaliste
Un demi-siècle plus tard, dans les années 1890, l’enseignement de la littérature nourrit une autre conduite de vie, que Charles Cottier, dans son Histoire de la littérature française, explicite sans ambiguïtés:
Si tout ce qui est digne de provoquer l’exercice de nos facultés intellectuelles, peut faire partie de la littérature, si rien de ce qui est humain ne lui est étranger, on conçoit, pour la culture de l’esprit, la haute importance d’une étude qui porte sur les sujets les plus divers, traités avec l’intelligence de l’élite. L’étude de la littérature d’un peuple n’enrichit pas seulement notre esprit des connaissances les plus variées, elle nous en révèle le génie et le caractère, les qualités et les défauts, les vertus et les faiblesses, les besoins et les aspirations. En effet, le génie d’une nation se réfléchit avec fidélité dans les productions de ses principaux écrivains, à la fois interprètes et éducateurs de la société dont ils font partie, organes et promoteurs des idées qui sommeillent dans son sein, et dont elle n’aurait sans eux qu’une perception confuse. La littérature est le fruit le plus savoureux de l’activité intellectuelle, morale et religieuse d’un peuple; c’est le trésor de ses pensées et de ses aspirations, c’est sa vie même, s’y reflétant dans tous ses aspects et dans toutes ses manifestations. (1896, 2, je souligne)
Cette conduite de vie se cultive par l’intermédiaire d’un enseignement patriotique de la littérature. On y apprend l’humble respect de l’autorité, la saveur particulière du génie national; on s’entraîne, guidé par l’élite, à aiguiser une «perception confuse» de ce que l’on est censé ressentir en tant que compatriote; on s’identifie avec «les qualités et les défauts, les vertus et les faiblesses, les besoins et les aspirations» du peuple auquel l’école nous assimile.
La littérature, comme telle, revêt dans ce dispositif une importance capitale: comme «reflet fidèle» du génie d’un peuple, elle en exemplifie le mieux les traits singuliers; comme «produit savoureux de l’activité intellectuelle, morale et religieuse», elle rend plus aisé que d’autres discours l’accès à ce savoir patriotique. L’enseignement distingue une élite qui interprète et éduque, exprime et diffuse; et un peuple d’abord informe qui se reconnaît des contours, des limites, des frontières dans cette pédagogie littéraire du nationalisme.
2.4. L’argument rationaliste
Mais cet idéal éducatif se trouve concurrencé au début du XXe siècle par une veine plus rationaliste. La littérature n’y est plus un objet dont les leçons doivent être simplement relayées ou amplifiées par l’enseignement. Ce qui importe dès lors, c’est la nature du savoir applicable à des textes littéraires. La conduite de vie est moins indexée sur des œuvres que sur une méthode de lecture et d’interprétation:
Nous voudrions que ce livre fût pour les élèves un secours, sans être une tentation et un danger. Quelques jugements hâtifs retenus qu’ils répéteront sans contrôle, voilà trop souvent le profit qu’ils attendent d’un manuel de littérature. Ils chargent leur mémoire de formules abstraites, parent maladroitement leur style d’une phraséologie critique, et se croient savants parce qu’ils ne se comprennent pas eux-mêmes. Au fond, ils n’ont dans l’esprit qu’une collection d’étiquettes. Il faut donc, pour les préserver de cette sorte de psittacisme critique et faire d’eux des esprits solides et des lecteurs intelligents, leur offrir avant tout des réalités concrètes. […]
C’est donc un ouvrage d’initiation à la lecture de nos chefs-d’œuvre que nous avons eu le dessein de réaliser, avec l’espoir de former pour les maîtres des auditeurs mieux préparés. Mieux préparés, d’abord, parce qu’ils auraient sous la main tous les renseignements matériels nécessaires et que le professeur pourrait se consacrer librement à sa tâche d’éveilleur d’idées; mieux préparés, ensuite, parce qu’ils n’auraient dans l’esprit rien que de concret, et auraient pris peu à peu, nous l’espérons, l’habitude de la précision, le sentiment que toute idée qui ne repose pas sur un fait est le plus souvent discutable ou fausse, et auraient ainsi commencé tout doucement, en même temps que leur formation littéraire, l'apprentissage de l’esprit scientifique moderne. (Abry et al., 1912, 2-4, je souligne)
Le psittacisme, le bachotage, le bluff et, en filigrane, la propagande éhontée, voilà ce que cherche à éradiquer un tel programme. Cette vigilance à traquer les abstractions vides est une marque d’époque: Lucien Febvre, dans ses Combats pour l’histoire, s’en fera l’athlète infatigable. Mais on la retrouvera aussi chez Erich Auerbach (2005), dans ses considérations sur les «philologues de la littérature mondiale» au début des années 1950 et, plus près de nous, sous la plume de Tzvetan Todorov (2007) dans son ouvrage La littérature en péril. Il ne s’agit pas tant d’un positivisme, qui prétendrait garantir un accès direct au réel, que d’un rationalisme soucieux de fixer dans les habitudes des élèves une procédure universellement valable d’établissement du jugement: appliqué à la littérature, cet «esprit scientifique moderne» transforme le texte en réservoir d’indices et de preuves susceptibles d’«éveiller» à bon escient les idées des jeunes lecteurs. Vinet (1833, IX) disait qu’une «promenade inattentive» à travers les beautés des «classiques» (ici, des «chefs-d’œuvre») ne suffit pas: l’attention doit être aiguisée sur les textes mêmes pour qu’elle prenne le tour d’une conduite de vie. Mais la discipline de la compréhension et de l’interprétation troque désormais une élévation morale pour une autre: non pas la vertu, mais la raison — pour former des citoyens au jugement sûr, et non des croyants agissant selon leur conscience clarifiée.
On le voit, l’ajustement du langage à l’expérience vécue semble être une disposition d’esprit partagée, à éclipse, par des enseignements de la littérature pourtant très éloignés dans leurs propensions éthiques (notamment sur le plan du rapport à la religion). En 1912, cet appel au réel encourage, du point de vue des valeurs et du lien à autrui, l’insertion des élèves dans une communauté d’être rationnels — une communauté dont les idéaux (de plénitude attentionnelle et d’objectivité) tracent une sorte d’intérêt général presque universel à l’horizon de toute conduite de vie individuelle: l’«intelligence», dans le domaine de la littérature comme ailleurs, exclut la distraction, la nonchalance et l’irrespect.
Cette disposition d’esprit face aux textes est encore souvent encouragée dans la microlecture scolaire ou universitaire, mais en lien avec des valeurs quelque peu différentes. L’étude méticuleuse d’un passage est aujourd’hui le gage d’une écoute préalable au jugement: comprendre une fable de La Fontaine dans toute sa complexité avant de l’interpréter, c’est accueillir dans mon acte de lecture l’altérité d’une parole autre, susceptible de bousculer mes attentes. Chaque mot compte, non plus pour apprendre à m’exprimer de façon juste (Vinet), ni même parce que ma rationalité traite de façon rigoureuse l’ensemble des éléments à disposition (Abry et al.), mais parce qu’un «vouloir-dire», plus ou moins entravé par son époque, l’inconscient ou l’écriture (c’est selon), s’y fait entendre dans la moindre de ses options de langage. La conduite de vie à laquelle forme ce rapport à la littérature m’inscrit dans une communauté particulièrement bien disposée à écouter la parole d’autrui, dans tout ce qu’elle peut avoir de nuancé et de fragile. Il s’agit, pour le dire en un mot, d’une éthique démocratique propice au gouvernement par la discussion.
2.5. L’objection libertaire
L’enseignement de la littérature a cependant aussi été considéré comme une contradiction dans les termes: la conduite de vie associée à l’éducation par la littérature a été, une cinquantaine d’années plus tard, jugée incompatible avec la conduite de vie associée au savoir sur la littérature que transmettait précisément l’enseignement. Nous voici au seuil des années 1970. Avec Roland Barthes:
A mon sens, il y a une antinomie profonde et irréductible entre la littérature comme pratique et la littérature comme enseignement. Cette antinomie est grave parce qu’elle se rattache au problème qui est peut-être le plus brûlant aujourd’hui, et qui est le problème de la transmission du savoir; c’est là, sans doute, maintenant, le problème fondamental de l’aliénation, car, si les grandes structures de l’aliénation économique ont été à peu près mises au jour, les structures de l’aliénation du savoir ne l’ont pas été; je crois que, sur ce plan, un appareil conceptuel politique ne suffirait pas et qu’il y faut précisément un appareil d’analyse psychanalytique. C’est donc cela qu’il faut travailler, et cela aura ensuite des répercussions sur la littérature et ce qu’on peut en faire dans un enseignement, à supposer que la littérature puisse subsister dans un enseignement, qu’elle soit compatible avec l’enseignement. (2002a, p. 945, je souligne)
Et, quelques années plus tard, dans un entretien (2002b):
[I]l faut affirmer, en face d’un non-savoir, un savoir du texte: le «savoir du symbolique», à définir comme le savoir psychanalytique ou, mieux, comme la science du déplacement, au sens freudien du terme. Il est évident que le «savoir du symbolique» ne peut être positiviste, puisqu’il est lui-même pris dans l’énonciation de ce savoir. […] Il faut enseigner le doute lié à la jouissance, non le scepticisme. […] La visée ultime reste de faire frissonner la différence, le pluriel au sens nietzschéen, sans jamais faire sombrer le pluriel dans un simple libéralisme, bien que cela soit préférable au dogmatisme. Il faut poser les rapports du sens au «naturel» et ébranler ce «naturel», asséné aux classes sociales par le pouvoir et la culture de masse. (p. 886)
Dans ces lignes, on entend poindre — avec l’oreille interne de nos disciplines, pour ainsi dire — l’avènement de l’intertextualité, de l’illusion référentielle, de la mise en abyme ou de la puissance critique (ou ironique ou démystificatrice) des textes, comme postulats des études littéraires, puis de l’enseignement de la littérature durant deux décennies au moins. Toutefois, cette angoisse de l’aliénation et cette confiance dans la psychanalyse ne sont, je crois, plus aussi communément partagées qu’elles ne l’étaient autrefois parmi les chercheurs et les enseignants.
L’objection de Barthes, qu’il tempère dans la suite de son article de 1971 11, mais qui sera prise à la lettre par maints commentateurs (ce qui explique l’exemplarité que je lui confère), consiste à affirmer l’antagonisme du savoir du texte et du savoir scolaire. La littérature n’est pas un objet stabilisé par une institution et ses savoirs, mais une force de déstabilisation des catégories sur lesquelles l’enseignement prétendrait appuyer son autorité et son opération. La «littérature comme pratique» déplace les rapports (des enseignants à leurs élèves, de la lecture à l’écriture, du civique au politique) qui fondent la «littérature comme enseignement».
Une conduite de vie s’épanouit ici en dehors des institutions, qui s’arme d’une «science du déplacement» néanmoins enseignable: «Il faut enseigner le doute lié à la jouissance», dit Barthes, c’est-à-dire l’implosion dionysiaque brouillant les attributions. Et cet enseignement (où donc: à l’EHESS, au Collège de France, dans les revues, au théâtre brechtien?) commence par interroger l’enseignabilité même de la littérature.
La disposition d’esprit qui la caractérise concentre l’attention critique sur «l’énonciation» du savoir et donc, dans le cas de l’enseignement, sur la scénographie qui transforme des textes en objets susceptibles d’être transmis par une autorité quelconque. Une telle réflexivité suspicieuse cherche à parer les pièges de l’aliénation culturelle et symbolique, en activant le pluriel intrinsèque à la «littérature comme pratique». L’éthique de la résistance aux préjugés, aux idées reçues, à l’idéologie, se détache sur fond d’émancipation individuelle et de lutte des classes.
Les liens qu’institue cette conduite de vie ont ainsi un statut ambivalent: ce sont ceux d’un lecteur désireux de s’analyser lui-même avec un texte sans auteur, dont l’écriture suscite chez lui quelque chose comme un transfert, voire un contre-transfert, et contribue à le désaliéner de toute idéologie, et peut-être de tout lieu commun; mais ce sont aussi les liens, si valorisés à l’époque, des classes dominées dont on attend impatiemment une révolution. Pour sortir de la masse et assumer sa classe (sociale), pour se «désaliéner», il faut donc en passer par un chemin tortueux — au risque de se «désaliéner» du savoir qui identifie les classes sociales, dans une sorte de halte prolongée du critique que même le sens commun du prolétariat révolutionnaire ne satisferait plus.
Autrement dit, il y a, à l’horizon de cette disposition d’esprit face aux textes, deux subjectivations distinctes aux statuts très différents: la première prépare à l’inscription lucide de soi dans la lutte des classes, mais elle est davantage rêvée que prescrite; la seconde, immédiatement enclenchée par le «savoir du symbolique», ouvre l’accès à une communauté d’êtres travaillant, par la critique, à libérer leur désir, leur jouissance, leur pluralité intime.
La conduite de vie attachée à un tel rapport libérateur à la littérature devait alors, par l’intermédiaire d’une conversion intime, conduire à une révolution collective; mais son ancrage dans la psychanalyse ne pouvait à l’inverse que favoriser un solipsisme préalable de l’émancipation, qui rendait presque impossible, par la suite, toute affiliation à une classe sociale comme telle, conçue en bloc comme une force stratégique sans différences internes.
La discipline exercée face à la littérature est ici paradoxalement libertaire. Elle précède et annule toute autre forme de discipline: scolaire et bourgeoise, bien sûr, puisque c’est son but, mais aussi politique et prolétarienne, par le ricochet imprévu d’une critique trop intransigeante pour permettre de se reconnaître pareil à autrui, c’est-à-dire moins singulier qu’un patient de la psychanalyse (la révolution supposerait, en toute rigueur, que l’on se couche à plusieurs sur le divan). Le marxisme déclaré se mâtine de blanchotisme: le prolétariat n’y est plus qu’une communauté inavouable.
3. Justifications contemporaines
3.1. L’argument humaniste
Qu’en est-il aujourd’hui?
La plupart des plaidoyers en faveur de l’enseignement de la littérature défendent la contribution des œuvres littéraires à la connaissance de la nature humaine, à l’apprentissage de la tolérance culturelle et à la poursuite de la «vie bonne» (dans une proximité parfois périlleuse aux ouvrages de développement personnel et à la «bibliothérapie»). Appelons cela un humanisme, puisque la communauté dernière qu’ouvre aux élèves la conduite de vie ainsi acquise à l’épreuve de la littérature s’étend à la planète entière et, bien souvent, à l’humanité comme telle. L’enseignement de la littérature prépare à nouer avec autrui des liens cosmopolites, et à les penser comme la condition sociale de notre espèce polymorphe.
Antoine Compagnon, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, a lui-même parlé à propos de sa conception de la littérature d’une «formule humaniste, désormais hors de tout conflit avec la religion et la science» (2007, 64). Quant à Tzvetan Todorov, le lyrisme qu’il privilégie dans La littérature en péril puise dans son enthousiasme face à cette affiliation sans frontières: «Ce que les romans nous donnent est, non un nouveau savoir, mais une nouvelle capacité de communication avec des êtres différents de nous […]. L’horizon ultime de cette expérience n’est pas la vérité mais l’amour, forme suprême du rapport humain» (2007, 77). Un humanisme à la française, faudrait-il préciser, dont la figure tutélaire serait Montaigne.
Aussi la disposition d’esprit dominante s’illustre-t-elle au mieux dans la capacité à se décentrer pour se mettre à la place d’autrui, dans une attitude d’empathie ou d’identification (voir Nussbaum, 2015). La littérature l’entraîne, parce qu’elle regorge de personnages fictionnels dont elle nous propose la compagnie (comme le défendait jadis Wayne C. Booth, en 1988) — ou d’affects inconnus dont elle nous suggère l’expérience. Les qualités éthiques en découlent: compréhension respectueuse des croyances d’autrui, tolérance.
Cet humanisme présente des accents divers: Yves Citton (2007) défend un humanisme critique, en ce sens que l’enseignement de la littérature lui paraît être un lieu où l’on peut tirer parti du polymorphisme radical de l’humanité — en imaginant collectivement des formes de vie alternatives ou inédites; Gérard Langlade (2001), du côté de la didactique, prône un humanisme multiculturel, si j’ose dire, où le rapport à la littérature développe l’aptitude des individus à évoluer dans des jeux de langage multiples et donc à s’intégrer dans des contextes sociaux très variés; Jean-Marie Schaeffer (1989), enfin, soutient que la littérature, entendue comme fiction, exploite et raffine des compétences mentales et interactionnelles propres à notre espèce (la simulation et la feintise ludique), inscrivant sa perspective dans un humanisme dynamique.
3.2. Un humanisme outillé par un anti-humanisme
Mais cette convergence contemporaine n’est pas sans soulever des difficultés. La plus redoutable peut-être découle de la tension, sensible actuellement dans les pratiques d’enseignement de la littérature — tant au niveau du secondaire que des hautes écoles et des universités —, entre ces aspirations humanistes et un outillage notionnel hérité de l’anti-humanisme des théories critiques des années 1960-1980 (auquel l’humanisme actuel réagit à tout le moins dans ses professions de foi). On apprend encore, dans les classes et les amphithéâtres, à distinguer l’auteur du narrateur, à repérer les champs lexicaux et les isotopies, à se méfier de l’illusion référentielle ou à privilégier la lucidité de la relecture sur la naïveté de la première lecture — tout en déclarant miser sur le plaisir de lire, la participation subjective, le partage des impressions de lecture et la valorisation de l’immersion fictionnelle.
Nombre de notions que nous utilisons aujourd’hui dans l’enseignement étaient jadis au service d’une autre conduite de vie associée à l’étude de la littérature. Nous mobilisons, à d’autres fins éducatives, des procédures interprétatives chargées de psychanalyse freudienne ou lacanienne ou de marxisme althussérien — bref, de l’espoir de voir advenir une révolution au moins culturelle. Certes, en mettant en sourdine leur dimension critique ou politique, nous sommes parvenus à les rendre transmissibles par une autorité enseignante; mais cette édulcoration ne les rend pas pour autant disponibles pour l’apprentissage d’autres dispositions d’esprit et d’autres qualités éthiques.
La transposition didactique des thèses de Picard sur la «lecture littéraire» en fournit un exemple éloquent. Dans un article publié voici quarante ans, Picard s’interrogeait sur les contenus d’enseignement: «comment continuer à accepter que la psychanalyse, la linguistique, le matérialisme dialectique et historique ne constituent pas les bases de la culture générale?» (1977, 48). Car la conduite de vie favorisée par la «lecture littéraire» était, selon lui, de dresser tout lecteur contre les «travestissements» de sa propre culture, contre la reproduction de l’ordre bourgeois encapsulée dans un rapport mystificateur à des textes littéraires le plus souvent eux aussi mystificateurs — à l’exception des rares spécimens de la modernité que Picard regroupait en un canon fréquentable:
La lecture aurait ainsi pour fonction en effet de procurer au sujet lisant «une épreuve de réalité» d’un type particulier, une expérience de socialisation privilégiée. La mise en crise du langage par le texte s’accompagnerait d’une mise en crise du sujet déterminé, interpellé, par l’idéologie dans le lecteur. La contradiction, produite par le procès de lecture et de production du sens lui-même, rendrait antagoniques les couples sujet assujetti («sujet» du Pouvoir) / sujet actif (sujet du verbe), immobilité / mouvement, consommateur / producteur, méconnaissance / connaissance, conservatisme / révolution. Le dépassement, toujours à recommencer, de ces contradictions, fournit le citoyen. (1977, 49)
Jean-Louis Dufays, avec le succès que l’on sait, a le plus activement contribué à transposer la théorie de Picard en une méthode de lecture à destination de l’enseignement. Il a lui-même précisé qu’il s’était «inspiré librement de son modèle théorique pour développer une conception cohérente de la didactique de la littérature» (2002, § 23). Il en a conservé notamment le postulat d’une distinction entre deux types de lecture caractérisées chacune par un rapport différent aux valeurs charriées par le texte:
[I]l s’agit de prendre au sérieux l’idée forte de Picard selon laquelle toute lecture est plurielle, et de penser la relation entre lecture «ordinaire» et «lecture littéraire» sur le mode du continuum plutôt que de la rupture: on admettra alors que toute lecture s’avère s’avère plus ou moins «ordinaire» et plus ou moins «littéraire» selon l’intensité avec laquelle elle met en tension des postures axiologiques opposées.
[…] Cette définition se doit d’aller de pair avec une pratique d’enseignement elle-même dialectique, axée sur différentes activités complémentaires, les unes relevant de la participation, les autres privilégiant la distanciation (réflexion sur le fait littéraire, transmission de connaissances littéraires utiles, développement de compétences interprétatives). (2002, § 35-36, je souligne)
Là où Picard faisait de la «lecture littéraire» une rupture salutaire vis-à-vis de la lecture spontanée, qu’il jugeait compromise idéologiquement, Dufays rétablit un «continuum». L’idéologie, même, n’existe plus dans la didactique que sous la forme de «valeurs» dont l’opposition n’est plus politique, mais méthodologique: la littérature, par définition, problématise l’ordre axiologique, si bien que l’accès à la dimension littéraire passe par la reconnaissance de cette tension esthétique constitutive entre des systèmes de croyances incompatibles.
L’outillage didactique hérite d’une conception intrinsèquement clivée de la culture, mais neutralise la hiérarchisation que dessinait Picard entre de «bonnes» et de «mauvaises» valeurs. La littérature éclaire dans ses formes propres les contradictions de toute communauté humaine, mais la «lecture littéraire» n’œuvre plus à la résolution de ces contradictions. La «distanciation» n’est plus un levier d’émancipation, c’est une compétence avant tout cognitive (repérer les formes) — dont les prolongements éthiques en une conduite de vie spécifique demeurent à clarifier:
Pour conclure provisoirement cette réflexion, nous voudrions souligner le fait que, dans la mesure où il veille à se situer constamment sur le double registre du game et du playing, de la participation et de la distanciation, l’enseignement de la lecture comporte un enjeu qui domine tous les autres: celui de développer chez l’homme la faculté de jouer. Comme le dit Picard: «Ce qu’on pourrait attendre d’une nouvelle pédagogie de la lecture, c’est avant tout la reconnaissance de son enjeu. On sublime ou on refoule: c’est le jeu (l’art) ou la névrose. Non seulement, par référence au jeu et à ses fonctions littéralement vitales, on aura la possibilité de donner une base solide à tant d’affirmations intuitives ou convenues concernant l’utilité et les bienfaits de la lecture, mais on écartera résolument toutes les fausses justifications moralisantes ou métaphysiques et, du même coup, le terrorisme simplificateur de la «distinction», qui en est parfois moins la dénonciation que l’envers.»
Ces déclarations situent bien l’esprit dans lequel seront présentées les propositions qui vont suivre: la lecture dont nous voudrions promouvoir l’enseignement n’est pas la maîtrise d’une culture de classe réservée aux élites, ni l’acquisition d’un savoir de type utilitaire, ni l’initiation à nous ne savons quelle conception étriquée de la vérité du texte;la lecture dont nous voudrions promouvoir l’enseignement n’est pas la maîtrise d’une culture de classe réservée aux élites, ni l’acquisition d’un savoir de type utilitaire, ni l’initiation à nous ne savons quelle conception étriquée de la vérité du texte; il s’agit bien plutôt d’un jeu, d’une «activité transitionnelle d’expérimentation simulée», qui se trouve aussi être un «art de faire» émancipateur (de Certeau) et la voie d’accès privilégiée à cette sapientia, à la fois savoir, sagesse et saveur, dont Roland Barthes faisait l’objet ultime de sa recherche. (Dufays et al., 2005, 161-162)
On aurait pu imaginer que la «lecture littéraire», ainsi proposée à l’enseignement, viserait à favoriser l’insertion des élèves dans une société multiculturelle dont ils auraient, tôt ou tard, à gérer les dilemmes moraux dans leur expérience la plus intime 12. Il s’agit pourtant d’autre chose. La conduite de vie à laquelle prépare la «lecture littéraire», dans ce cas, est celle d’un individu se jouant des différents systèmes de valeurs dans une distance au monde social qui est celle du sage contemplant avec gourmandise et mansuétude la diversité des passions humaines. Il reste donc, dans cette transposition de la «lecture littéraire», un héritage des années 1970: celui-là même que l’on trouve chez Barthes, si l’on arrête Picard sur le chemin de l’émancipation marxiste à ce moment d’apesanteur sociale où le critique ne se reconnaît plus dans aucune idéologie — où, libéré de toutes ses illusions (même celles du marxisme), il lévite en pleine béatitude, sur le mode stoïcien de l’ataraxie ou, japonais, du satori zen. L’argument libertaire se mue en argument «liquide» — pour reprendre le terme au sociologue Zygmunt Bauman (2006), lorsqu’il décrit la nouvelle forme qu’ont prise les liens sociaux dans la «seconde modernité»: fragiles, précaires, mouvants, toujours conditionnels.
3.3. Le chantier gigantesque d’un inventaire critique
La question qui se pose alors est à la fois simple, redoutable et difficilement soluble: si l’on ne vise plus à enseigner aux élèves à devenir des citoyens révolutionnaires, souhaite-t-on pour autant leur apprendre aujourd’hui à évoluer sans heurts dans cette «société liquide»? C’est sans doute là notre présent, mais est-ce aussi leur futur?
La gamme des éthiques éducatives passées suggère qu’il a existé plusieurs manières de justifier l’enseignement de la littérature et, plus précisément, l’attention méticuleuse aux textes qu’implique la microlecture. Ces arguments de jadis sont aujourd’hui devenus mineurs, mais ils n’ont pas pour autant disparu de notre horizon. L’argument rhétorique fait son retour dans certains plaidoyers pour l’écriture d’invention ou pour l’enseignement de l’argumentation. L’argument nationaliste affleure parfois lorsqu’il s’agit de promouvoir l’enseignement des littératures régionales. L’argument rationaliste prévaut dans les réflexions sur la dissertation littéraire. Et l’argument libertaire, comme on l’a vu, oriente la réhabilitation d’un certain humanisme du côté d’une «liquidité» des conduites individuelles.
Il y a d’autres pistes possibles. Et leur cartographie supposerait que l’on passe au crible d’une seule et unique interrogation l’ensemble des réflexions contemporaines: dans quelle communauté l’enseignement de la littérature vise-t-il à inscrire les élèves ou les étudiants? Une communauté culturelle de proximité (la région)? La communauté imaginée de la nation? Le cosmopolitisme de la francophonie, de l’Europe, de la mondialisation? Le collectivité humaine envisagée comme une espèce animale ou comme un destin façonnable? C’est un programme de recherche qui gagnerait à devenir collectif.
Quoi qu’il en soit, ces pistes nouvelles exigent que soient explicités sur plusieurs plans à la fois, puis soumis à un inventaire critique, l’ensemble des présupposés du passé. Il ne suffit pas de se réclamer de l’humanisme, quand on ne dispose pas de l’outillage indissociablement conceptuel et opératoire le plus apte à exercer la disposition d’esprit «humaniste» que l’on souhaite faire acquérir aux élèves face aux texte. Inversement, on ne peut manipuler sans scrupule la distinction entre auteur et narrateur, par exemple, quand on comprend qu’elle a visé, pour la Nouvelle Critique, à dissocier radicalement l’interprétation des textes de toute expérience vécue (celle de l’écrivain et celle des lecteurs) ou quand on s’aperçoit, comme Sylvie Patron (2009), qu’il n’y a pas de narrateur dans tous les textes littéraires.
«La» littérature n’existe plus. Et son enseignement nous met désormais devant la responsabilité impérieuse de clarifier les usages et les conduites de vie qui lui sont associées dans les classes, les règlements ou les institutions de formation (voir De Beaudrop, 2004; Aeby Daghé, 2010; Emery-Bruneau, 2014), les amphithéâtres, les colloques et les publications savantes, voire même chez les écrivains eux-mêmes, en vue d’entamer un débat de fond sur les justifications encore recevables de l’étude scolaire des textes jugés littéraires. La raison n’en est pas tant de répondre à des attaques — au gré de ce mouvement de balancier entre culture et spécialité qui fixe les effervescences successives depuis deux siècles — que de renouveler d’un seul tenant les pratiques d’enseignement, les questionnaires de la didactique et l’appareil conceptuel des études littéraires:
[À] mesure qu’on avance dans l’histoire, l’évolution sociale devient plus rapide; une époque ne ressemble pas à celle qui précède; chaque temps a sa physionomie. Des besoins nouveaux et de nouvelles idées surgissent sans cesse; pour pouvoir répondre aux changements incessants qui surviennent ainsi dans les opinions et dans les mœurs, il faut que l’éducation elle-même change, et, par conséquent, reste dans un état de malléabilité qui permette le changement. Or, le seul moyen de l’empêcher de tomber sous le joug de l’habitude et de dégénérer en automatisme machinal et immuable, c’est de la tenir perpétuellement en haleine par la réflexion. Quand l’éducateur se rend compte des méthodes qu’il emploie, de leur but et de leur raison d’être, il est en état de les juger et, par suite, il se tient prêt à les modifier s’il arrive à se convaincre que le but à poursuivre n’est plus le même ou que les moyens à employer doivent être différents. La réflexion est, par excellence, la force antagoniste de la routine, et la routine est l’obstacle aux progrès nécessaires. (Durkheim, 2003, 83)
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Pour citer l'article
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Recension : Baroni Raphaël (2017), "Les Rouages de l’intrigue"
Raphaël Baroni a fait le choix de s’inscrire dans la tradition – aussi glorieuse que délaissée – des théoriciens de la littérature qui conjuguent un intérêt pour de nouvelles formes d’approches du texte littéraire et pour les processus de leur enseignement.
Recension : Baroni Raphaël (2017), "Les Rouages de l’intrigue"
Raphaël Baroni a fait le choix de s’inscrire dans la tradition – aussi glorieuse que délaissée – des théoriciens de la littérature qui conjuguent un intérêt pour de nouvelles formes d’approches du texte littéraire et pour les processus de leur enseignement. Son dernier ouvrage, Les Rouages de l’intrigue1, s’emploie ainsi à penser à nouveau frais une question importante pour la théorie littéraire, celle de l’intrigue, tout en interrogeant la possibilité de son traitement scolaire. S’agissant de la réflexion didactique de l’auteur, précisons d’emblée qu’il s’y prend avec une modestie qui montre sa connaissance de la complexité des problèmes en jeu : c’est ce qui le distingue de nombre de littéraires qui, s’aventurant dans les questions de l’école, supposent tout en connaitre sans en rien étudier.
L’intérêt de Baroni pour l’enseignement scolaire de la littérature et son approche didactique est ancien, ce dont témoigne l’intéressant dossier qu’il a dirigé avec Antonio Rodriguez, Les passions en littérature, où se côtoient (plus qu’ils ne discutent à vrai dire) littéraires et didacticiens2. Le nouvel ouvrage poursuit donc une préoccupation constante, que confirment les remerciements liminaires et la préface demandée à Jean-Louis Dufays.
Cette alliance de deux préoccupations théoriques, littéraire et didactique, peut à elle seule laisser entrevoir l’intérêt que trouveront les lecteurs de Transpositio à Rouages de l’intrigue ; mais ce n’est pas la seule : l’ouvrage possède en effet, entre autres vertus, celle de donner une idée la plus claire possible de la conception que l’auteur propose de l’intrigue, reprenant l’essentiel de son magistral ouvrage sur la question, paru dix ans plus tôt3, tout en faisant le choix, par souci de clarté d’exposition et d’efficacité didactique, d’une triple réduction de son approche aux formes verbales, textuelles et littéraires du récit.
L’ouvrage veut aider à comprendre le ressort du plaisir que peut susciter chez le lecteur la tension narrative qui est comme le moteur de l’intrigue d’un récit. Traitant la question en narratologue, Baroni essaie de comprendre comment le récit peut intriguer le lecteur et comment ce dernier peut jouer le jeu de l’intrigue. Reprenant les anciennes théories littéraires et leurs développement récents, il les confronte aux apports d’autres disciplines, principalement la didactique, la philosophie morale et les sciences cognitives, pour expliquer la fonction et le fonctionnement de l’intrigue, dont «l’expérience esthétique» possèderait, selon l’auteur (p. 14), une «valeur anthropologique fondamentale».
Dans son essai de clarification conceptuelle, Baroni fait, dans sa première partie, un tour d’horizon historique des approches théoriques de l’intrigue, pour construire un solide réseau conceptuel qui permet de distinguer configuration du savoir sur les évènements narrés (qui, en donnant sens et forme à l’histoire, crée un effet de concordance dans la lecture) et intrigue, destinée à saisir le lecteur (et qui, par la tension qu’elle instaure, crée un effet de discordance). Cette distinction, établie non comme une dichotomie mais plutôt comme une polarité, fait apparaitre deux modalités de fonctionnement du récit – qui peut s’opérer aussi bien dans les récits fictionnels que factuels ; elle peut se projeter sur une autre distinction, entre récits mimétiques (tendanciellement intrigants) et informatifs (tendanciellement configurants), sachant par ailleurs que ces deux catégories (dont la distinction ne recoupe pas non plus celle entre récits factuels et fictionnels) peuvent bien sûr faire apparaitre (mais de façon tendanciellement variable) configuration et intrigue. La mise en intrigue n’est cependant pas qu’une affaire de stratégie textuelle (qui agence la séquentialité de l’histoire et celle du récit) mais une question d’interaction discursive, où le lecteur doit actualiser les potentialités du texte : le rôle du lecteur – de son interprétation au sens fort du terme – dans le fonctionnement de l’intrigue est l’un des apports principaux de l’approche de Baroni sur la question.
La deuxième des trois parties (dont la centralité est encore soulignée par le fait qu’elle porte le même titre que celui de l’ouvrage) investigue le fonctionnement de l’intrigue. La description des modalités de l’intrigue fait ressortir l’interaction entre la réticence qui s’observe dans la mise en texte de l’histoire et le travail cognitif du lecteur pour déjouer cette réticence afin de se représenter l’histoire, de manière évolutive et toujours un peu surprise : c’est cette interaction qui permet de comprendre l’effet esthétique de la mise en intrigue, sous la forme du suspense ou de la curiosité (il faut noter l’abandon, assez heureux, du concept de « fonction thymique », que proposait l’ouvrage antérieur, pour désigner la dimension affective de ces effets chez le lecteur). Enfin, se plaçant dans une logique fonctionnelle, qui veut identifier quelles fonctions peuvent – au moins virtuellement – remplir telle ou telle forme textuelle ou discursive, Baroni revisite quelques concepts saillants de la narratologie ou de la linguistique de l’énonciation, pour montrer comment les caractéristiques formelles du récit peuvent concourir à la dynamique de la mise en intrigue.
Cette dimension est ce qui fait l’apport le plus original de l’ouvrage par rapport aux travaux précédents de l’auteur, puisqu’elle n’avait pas été traitée dans l’ouvrage de 2007, La Tension narrative. C’est du reste l’intention didactique qui explique cet ajout : car même si Baroni s’abstient à juste titre de faire des propositions concrètes pour la classe, le choix d’articuler des notions nouvelles à celles qui relèvent d’une culture théorique partagée, associé aux analyses de textes proposées dans la troisième partie de l’ouvrage, donne à ses lecteurs les clés nécessaires à la conception d’outils pour penser l’enseignement de la question de l’intrigue. L’analyse de belle facture des textes singuliers choisis (Derborence de Charles Ferdinand Ramuz, Le Roi Cophetua de Julien Gracq, Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet) ne sonnent pas comme des applications, mais comme des ouvertures qui interrogent les ressorts de l’intrigue dans ces œuvres, en exploitant les outils théoriques construits mais en les associant à des modalités d’analyses (contextuelles, textuelles, intertextuelles) classiques.
Cette approche de la didactique, qui laisse aux acteurs de l’enseignement la responsabilité de le penser, est aux rebours d’une conception descendante et est l’une des formes que prend l’heureuse modestie de l’auteur en la matière. Pour autant, l’ouvrage n’est pas exempt de traces d’une conception applicationniste de la relation entre les théories littéraire et didactique. On les trouvait en germe dans Les passions en littérature. De la théorie à l’enseignement – dont le titre, comme celui de l’introduction, «Instruire par les émotions : théorie et didactique littéraires», dit assez cette conception d’une application de la théorie à la pratique et d’un cantonnement de la didactique à cette dernière, quand il s’agit de «transformer un propos théorique en une didactique de la littérature», pour reprendre les mots de l’introduction de ce même ouvrage. Dans Les Rouages de l’intrigue, cela se traduit par l’utilisation du syntagme «théorique et didactique» (p. 19), mais aussi par une utilisation abusive de l’expression «transposition didactique» (par exemple p. 19), puisqu’au rebours du concept didactique, élaboré au départ en didactique des mathématiques4et repris ensuite dans d’autres didactiques, il est question ici d’une application pratique de savoirs théoriques, sans égard pour la transformation de nature qu’opère le processus sur ces savoirs.
Peut-être pourrait-on aussi s’interroger sur le choix de reprendre au début du chapitre 2 (sous le titre «Premier et second degrés de la lecture») les dichotomies classiques avancées pour classer les modalités (scolaires ou non) de lecture. Que ces dichotomies aient été et soient encore reprises par des didacticiens (dont certains sont cités ici), n’empêche pas qu’elles reposent sur une fable – que j’avais, sans grand succès, tenté de déconstruire il y a vingt ans5, non pour laisser accroire que ces modalités «se rejoignent dans une conception “postmoderne” de la littérature» (pour reprendre les termes de Baroni, p. 50), mais tout simplement pour faire apparaitre leur inconsistance théorique. Une autre vision dichotomique se donne à voir dans le traitement de l’histoire de la théorie littéraire et de sa destinée scolaire (formalisme vs rhétorique, narratologie classique vs postclassique), dans le but d’opposer une ancienne approche, présentée comme négligente voire méprisante à l’égard de l’intrigue, et une nouvelle qui la revaloriserait. Outre la fonction rhétorique, bien connue dans l’écriture de recherche, d’une telle position dans la construction d’une niche, ce propos semble en fait obéir ici à un topos théorique (assez vivace en didactique) qui privilégie les excès de quelques épigones au détriment du travail de fond des théoriciens les plus marquants, dont une relecture permet d’interroger de telle dichotomies. Du reste, cela est illustré dans l’ouvrage même de Baroni, par les nombreuses citations qui, fussent-elle concédées et minorées, montrent combien les auteurs censés relever de l’ancienne théorie, peuvent aisément concourir à la nouvelle approche. Au point que l’ouvrage apparait finalement presque comme une contre-illustration de cet affichage de rupture : c’est plutôt la normale continuité théorique qui ressort de sa lecture.
Cela n’est pas le moindre gage du sérieux des Rouages de l’intrigue : dans une logique cumulative qui caractérise la pratique scientifique, il capitalise les apports les plus intéressants pour cerner son objet. Il le fait avec l’assurance du théoricien qui pense un objet complexe avec des outils qui ont fait leurs preuves mais qui demandent parfois à être à nouveau aiguisés ; il le fait avec le souci éthique de penser aux possibles usages sociaux (parmi lesquels les usages scolaires) des propositions avancées ; il le fait avec la préoccupation d’intéresser toujours son lecteur en l’intriguant, confirmant une fois de plus l’intuition de Greimas et Landowski selon laquelle les textes théoriques pouvaient être appréhendés comme de «petits récits6»…
Pour citer l'article
Bertrand Daunay, "Recension : Baroni Raphaël (2017), "Les Rouages de l’intrigue"", Transpositio, Conversations critiques, 2019http://www.transpositio.org/articles/view/recension-baroni-raphael-2017-les-rouages-de-l-intrigue
Voir également :
Entre dialogue et contraintes : interroger les liens entre divers champs de réalisation de la didactique
Vouloir interroger « les modalités de circulation des savoirs entre la recherche et les pratiques enseignantes », objectif des dix-neuvièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature et du présent dossier qui en est issu, relève d’une intention dont peu d’acteurs ou d’actrices de ce champ contesteront la pertinence – sans qu’aucun·e, assurément, ne suppose que cette question soit neuve. De même que « la question de savoir si la philosophie peut devenir pratique est aussi ancienne que la philosophie » (Habermas 2008 : 487), de même que les sciences humaines et sociales sont, depuis leur constitution au XIXe siècle, confrontées à « la problématique de l’intervention » (Bronckart 2001 : 133), de même on peut aisément dire qu’il n’y a pas eu d’époque où le problème des relations entre recherche et pratique dans le domaine de l’éducation n’ait pas été posée, en général d’ailleurs d’une manière négative – des deux côtés. Comme le dit Huberman (1992 : 69) :
Entre dialogue et contraintes : interroger les liens entre divers champs de réalisation de la didactique
Introduction
Vouloir interroger «les modalités de circulation des savoirs entre la recherche et les pratiques enseignantes», objectif des dix-neuvièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature et du présent dossier qui en est issu, relève d’une intention dont peu d’acteurs ou d’actrices de ce champ contesteront la pertinence – sans qu’aucun·e, assurément, ne suppose que cette question soit neuve. De même que «la question de savoir si la philosophie peut devenir pratique est aussi ancienne que la philosophie» (Habermas 2008 : 487), de même que les sciences humaines et sociales sont, depuis leur constitution au XIXe siècle, confrontées à «la problématique de l’intervention» (Bronckart 2001 : 133), de même on peut aisément dire qu’il n’y a pas eu d’époque où le problème des relations entre recherche et pratique dans le domaine de l’éducation n’ait pas été posé, en général d’ailleurs d’une manière négative –des deux côtés. Comme le dit Huberman:
Le fossé entre l'univers de la recherche scientifique et celui de la pratique éducative a toujours passionné les esprits. Dans la plupart des cas, nous constatons ce phénomène à travers les litanies d'une communauté à l'égard de l'autre. (Huberman 1992 : 69)
D’une certaine manière, cette question a la caractéristique paradoxale des questions vives: par définition, elle ne donne pas lieu à des réponses consensuelles, mais en même temps on sent bien qu’elle a quelque chose de convenu, qui facilite sa répétition. Et il y a tout lieu de croire que, s’agissant des relations entre la recherche et l’enseignement, la question restera éternellement programmatique comme dans l’appel de Pastiaux-Thiriat et Berbain (1990) «pour une interactivité entre la recherche et les enseignants».
C’est sans doute en fait qu’une telle question contribue à façonner l’identité des acteurs qui (se) la posent. Et c’est ce qui explique sa constante reprise –et particulièrement dans des disciplines dont l’identité se questionne, comme c’est le cas de la didactique de la littérature. Car c’est bien à son identité que l’on touche quand on (re)pose cette question et qu’on la pose en des termes toujours identiques et toujours renouvelés: toujours identiques, car il suffit de lire des textes de notre champ des dernières décennies pour que la question d’aujourd’hui ne fasse pas l’effet d’une découverte; toujours renouvelés, parce que les contextes changent et se chargent de donner un écho particulier à nos discours, qui, de ce seul fait, se renouvèlent.
C’est dans cette optique je me propose ici d’identifier les questions identitaires qui sont en jeu dans la didactique de la littérature. Au reste, celle-ci existe-t-elle comme discipline? On peut voir là une manière de parler, pour désigner les approches didactiques de la littérature comme un contenu spécifique, de la même manière que l’on peut parler de la didactique de la grammaire, du nombre, de la danse, etc. On peut aussi entendre l’expression comme le nom d’une discipline de recherche autonome, comme on parle de didactique des mathématiques, de didactique de l’EPS, de didactique du français. Dans les deux cas, la question se pose de savoir quels sont les liens –d’appartenance, de concurrence, de complémentarité– que la didactique de la littérature peut entretenir avec la didactique du français, avec d’autres didactiques et/ou avec la didactique comme champ de recherche à la fois unifié et parcellisé.
Je me propose ici, en m’inspirant d’anciens de mes travaux sur la question (ce qui entrainera malheureusement quelque excès dans l’autocitation), de réfléchir assez librement, mais dans un classique plan ternaire, au statut de ce que pourrait être une discipline intitulée «didactique de la littérature», pour interroger les liens entre divers champs de réalisation de la didactique (la recherche, l’Institution, la pratique effective), liens que j’envisagerai comme dialogue et/ou contrainte, comme mon titre le laissait entendre.
Une discipline didactique ?
La question disciplinaire, si l’on peut dire, est ancienne, s’agissant de la didactique de la littérature – et elle concerne directement la question qui nous occupe ici des relations entre recherche et pratiques enseignantes. Elle prend en fait sa source dans l’histoire de la didactique du français et dans la relation complexe de cette discipline avec la matière scolaire enseignée. La configuration initiale de la didactique du français, dans les années 1970-1980, s’est faite dans un souci de ne pas reproduire sur le terrain académique la subordination de l’enseignement du français à la littérature. Cette dernière s’observait institutionnellement dans le secondaire, mais était également le fait de l’enseignement primaire, de deux manières : d’une part par la valorisation de la langue littéraire, promue comme modèle de la langue à enseigner, d’autre part par la logique de l’orientation qui amenait, dès ces années-là, tous les élèves du primaire à un cursus secondaire au moins partiel. D’où le choix des didacticien·ne·s, à l’origine, de ne pas isoler la littérature d’autres objets d’enseignement et d’apprentissage, choix revendiqué même par celles et ceux qui, s’inscrivant, par leurs travaux universitaires, dans le champ des études littéraires, se désignaient comme spécialistes de l’enseignement (et plus tard comme didacticien·ne·s) du français, non de la littérature. Ces chercheur·e·s reproduisaient là, d’ailleurs, la revendication d’acteurs et d’actrices de l’enseignement de l’époque, qui tenaient à se dire enseignant·e·s de français et non de lettres, cette distinction de dénomination marquant bien une différenciation de positionnement (vécu comme idéologique) dans la conception de l’enseignement du français. Petitjean, en 1998, 25 ans après la naissance de Pratiques, écrivait que les membres du collectif, dans les années 1970, «ont contribué […] à l’invention collective […] d’une nouvelle discipline (le français vs les Lettres) et d’un champ théorique : la didactique» (1998 : 3).
On voit ici, plus sur le terrain des valeurs que des savoirs, une double circulation entre la recherche et les pratiques enseignantes: celles-ci, dans leur version militante, ont contribué à façonner un champ de recherche; ce dernier a cherché en retour à construire une nouvelle matière scolaire sur le terrain des pratiques. La question qui se posait était celle de la place de la littérature dans l’approche didactique de l’enseignement du français et cette question pouvait être considérée comme relativement vive. En témoigne cet essai de synthèse –ou de compromis?– de 1998, dans le texte d’orientation de l’Association internationale pour la recherche en didactique du français langue maternelle (DFLM), l’ancêtre de l’AIRDF, Association internationale pour la recherche en didactique du français:
Les spécificités du fait littéraire justifient-elles une autonomisation plus radicale de son champ, ou bien plutôt un va-et-vient dialectique entre les démarches centrées sur l’appropriation du fait littéraire et celles qui privilégient le développement de la lecture et de l’écriture. (DFLM 1998 : 31)
Là encore, la question est indissociable de celle de l’unité de la matière enseignée, qui fait l’objet des recherches didactiques. On sait qu’historiquement, la didactique du français a voulu penser de manière intégrative les contenus de la matière français, en la concevant de façon ouverte comme lieu de la construction des compétences (méta)langagières, ce que permettait la mise en avant des notions de textes et de discours (voir Halté 1992). Mais l’unification des problématiques didactiques au sein de la didactique du français ne voulait pas dire que ces dernières étaient indifférenciées : si penser les différences et les liens entre les contenus permet d’éviter les essentialisations hâtives qui sont parfois le fait de croyance débordantes, la vigilance théorique des didacticien·ne·s à l’égard des contenus est assez vive pour qu’elle oblige à se demander ce qu’il peut y avoir de spécifique au traitement respectif de contenus comme la littérature.
Comme le dit Bernard Schneuwly, «la littérature est un objet culturel qui a des discours de référence multiples, mais disciplinairement relativement bien définis, c’est-à-dire avec des disciplines académiques de référence» et on peut identifier le «mode de penser et de parler particulier des pratiques littéraires qui se fondent sur des savoirs tout à fait spécifiques» (Schneuwly 1998 : 271). Ce sont finalement là des questions dont le traitement est rendu possible par les théories qui pensent, de diverses manières, la transposition didactique des savoirs, des pratiques ou des discours de référence.
Encore faut-il ne pas supposer le contenu préalable à sa théorisation didactique ; car quelle consistance épistémologique serait celle d’une discipline qui supposerait tel objet –au hasard: la littérature– susceptible d’un traitement scientifique sans être constamment construit et reconstruit théoriquement par ce même traitement scientifique ? Si la question vaut évidemment pour toutes les didactiques (cf. à cet égard Chevallard 2014), elle intéresse au plus haut point la didactique de la littérature. Pour reprendre les mots de Yann Vuillet, la désignation même de «didactique de la littérature» a quelque chose de surprenant, «eu égard à l’absence de définition conceptuelle “du” littéraire» (Vuillet 2017 : 326). Il y voit comme un «nœud idéologique», sorte de cristallisation «de processus d’évaluations sociales ne pouvant se “trancher” par des savoirs» (Vuillet 2017 : 234). Les travaux genevois sur la réputation littéraire ont apporté des éclairages importants à cet égard (Ronveaux & Schneuwly (dir.) 2019).
Je suis parti, dans l’élaboration de mon questionnement, d’une évocation de la didactique du français et de l’émergence en son sein de questions spécifiques à la littérature. Or il semble qu’il existe peu de débats théoriques, dans les approches didactiques de la littérature, sur les liens possibles entre didactique du français et didactique de la littérature, même si la question est posée de manière claire et intéressante dans la synthèse récente du champ par Sylviane Ahr (2015). Plus encore, il semble que soit peu traitée la question des liens possibles entre didactique de la littérature et autres didactiques, si ce n’est dans une perspective de réflexion transdisciplinaire entre didactique de la littérature et des arts (voir Chabanne 2016). Cela m’a conduit naguère, à l’issue des treizièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature à Gennevilliers en 2012, à m’interroger sur la faible utilisation de concepts élaborés dans d’autres didactiques (Daunay 2015).
S’il est intéressant de penser la spécificité d’une didactique, encore faut-il précisément la penser en faisant le même travail que celui que suscite la récurrence de la «question vive» que mettait à l’honneur la dix-huitième école d’été de didactique des mathématiques: «La didactique ou les didactiques?» (voir Matheron et al. 2016 ; Éducation & didactique 2014). De fait, la question qui se pose entre didactique de la littérature et didactique du français est finalement de même nature que la relation entre les diverses didactiques et c’est à la condition de renouveler constamment ce débat théorique qu’il est possible de prétendre, en respectant toutes les spécificités et les frontières qu’on voudra, construire comme champ spécifique la didactique, «dont l’unité et la diversité se conjuguent» (Daunay 2016 : 318).
Une discipline aux croisements
Pour interroger le processus de disciplinarisation et/ou d’autonomisation de la didactique de la littérature, je me propose de présenter une petite formalisation de la didactique, que j’ai réalisée en m’inspirant librement de deux textes anciens, écrits la même année, de Halté (1992) et de Reuter (dans Brassard & Reuter 1992) –pour suivre le fil historique que j’ai commencé à tendre.
Cette formalisation (dont une première version se trouve dans Daunay 2017) identifie trois possibles orientations de la didactique (de la littérature), complémentaires et non exclusives évidemment, qui se réalisent en dominantes, pour reprendre le terme d’Halté (Halté 1992 : 16). Ces orientations engagent des relations particulières avec des lieux de théories ou de pratiques.
Une première orientation de la didactique concerne le travail qu’elle réalise sur les contenus disciplinaires, en l’occurrence les contenus qui ont trait aux questions de littérature. La didactique est alors liée aux théories de références qui concernent les contenus, pour nous les théories littéraires, mais aussi l’analyse du discours, entre autres.
Orientation épistémologique
Une deuxième orientation que je nommerai subjectiviste renvoie à la préoccupation de la didactique (de la littérature, entre autres) pour les sujets didactiques (élèves comme enseignant·e·s) et les diverses institutions qui les assujettissent. Cette préoccupation théorique engage des relations avec des disciplines qui, sans nécessairement prêter d’attention aux contenus, s’intéressent aux sujets et aux institutions, de la psychologie à la sociologie, en passant par l’histoire, l’anthropologie, la philosophie, etc.
Orientation subjectiviste
Une troisième orientation serait celle qu’Halté appelait praxéologique, qui établit une relation entre la didactique de la littérature et les pratiques disciplinaires, c’est-à-dire celles qui concernent cette discipline scolaire «littérature», quelle que soit sa relation aux autres disciplines de la matière «français»:
Orientation praxéologique
Bien sûr, cette orientation est indissociable des sujets et des contenus et il vaudrait mieux identifier ainsi la dimension praxéologique:
Orientation praxéologique (2)
Rappelons les cases disparues et nous retrouvons l’ensemble des relations spécifiques que la didactique noue avec d’autres lieux.
Ce schéma dit bien la dimension systémique de la didactique (Halté 1992), mais aussi sa fragilité, qui tient à ses relations multiples avec des lieux variés, qui ont pu longtemps rendre difficile son autonomie, gage de sa disciplinarisation. C’est sur ce point que je voudrais m’arrêter maintenant, en interrogeant plus spécifiquement, au-delà du caractère généraliste de cette formalisation, la didactique de la littérature.
Les conditions d’une autonomie
La question de la disciplinarisation de la didactique de la littérature n’est pas sans rappeler celle qui s’est posée historiquement dans le processus de construction de la didactique du français comme discipline de recherche, faites de «tensions constitutives» que j’ai analysées ailleurs (Daunay 2007b: 21-28). Sans pouvoir reprendre cette histoire, rappelons que la didactique du français s’est constituée en cherchant à se libérer d’un paradigme applicationniste, qui pouvait se caractériser par une triple dépendance de la recherche : à l’égard des théories dites de référence (la linguistique essentiellement), à l’égard de l’Institution scolaire à travers ses réseaux décisionnaires ou militants, à l’égard de la pratique de terrain, matière qu’il s’agissait souvent de transformer avant de vraiment la connaitre… Le mouvement d’émancipation de la didactique du français, en quoi consiste son processus de disciplinarisation, n’est pas propre à la didactique du français mais concerne, mutatis mutandis, toutes les didactiques. La didactique de la littérature permet-elle d’observer ce même mouvement d’émancipation? Rien ne permet d’en douter, mais j’aimerais interroger, dans ce qui est encore une phase d’émergence, les modalités des relations entre la didactique de la littérature et ces trois lieux, en faisant jouer des dichotomies sans subtilité, mais utiles pour un débat : soumission ou parité? Dialogue ou contrainte?
Relation entre didactique de la littérature et théorie littéraire
Prenons pour commencer la relation entre la didactique de la littérature et la théorie littéraire, que l’on peut placer dans la case en haut à gauche de notre schéma:
La théorie littéraire est-elle, dans la pratique de recherche effective, essentiellement perçue comme une discipline contributoire ou comme une discipline en surplomb ? Qu’il y ait dialogue entre didactique de la littérature et théorie littéraire est assez naturel. Mais, comme cela a pu être le cas avec la linguistique aux débuts de la didactique du français, la référence vaut parfois révérence : qu’on pense, anciennement, aux théories de Picard (et de Jouve) –peut-être se rappelle-t-on que j’avais, naguère, mis en cause de manière polémique les travaux de Picard, précisément parce que je voyais dans l’usage qui en était fait par certain·e·s didacticien·ne·s, une bévue, dans la mesure où, tout au respect des propositions théoriques de l’auteur, elles ou ils ne voyaient pas ce qui pourtant, dans son discours, était idéologiquement contradictoire avec leur propre projet (Daunay 2007b : 39). Je me demande si l’on n’assiste pas au même phénomène de révérence avec un Pierre Bayard ou un Yves Citton… Pour interroger la possible subordination de la didactique de la littérature aux théories littéraires, on peut se saisir de trois indicateurs, que j’avais utilisés il y a dix ans (Daunay 2007a ; 2007b), pour interroger le statut de la didactique de la littérature:
– l’absence ou la parcimonie des références aux recherches didactiques dans les écrits des théoriciens de la littérature cités par les didacticien·ne·s;
– la rareté des discussions théoriques, en didactique, des propositions de ces mêmes auteurs;
– la primauté accordée à ces derniers en tant que théoriciens, visible particulièrement dans l’usage des syntagmes «théorique et didactique» ou «universitaire et didactique» (voir le titre de la dernière livraison de Pratiques, en 2018 : Poésie et langue : aspects théoriques et didactiques), qui laisse supposer que la didactique n’aurait pas la même vertu conceptuelle que la théorie littéraire instituée comme discipline de référence.
Ces trois indicateurs (qui gagneraient à être actualisés par une étude empirique d’un corpus récent, même si l’on peut intuitivement penser qu’elle donnerait les mêmes résultats) permettent au moins d’interroger une forme de relation de dépendance de la didactique à la théorie littéraire.
J’évoquais plus haut la place encore congrue faite aux autres didactiques –ou encore, entre autres, aux travaux de sociologie des apprentissages ou des usages– dans nombre de travaux de didactique de la littérature. Or la délimitation d’un espace propre de travail ne veut pas dire se priver des dialogues possibles avec les contenus pensés par d’autres disciplines et, au rebours de l’illusion de son irréductibilité, interroger ce qui est commun à l’enseignement de la littérature et de la langue, par exemple en redéfinissant à nouveaux frais le double processus de subjectivation et d’assujettissement que suppose la prise en compte du sujet parlant (donc écrivant, lisant, pensant…) –ce que permet du reste le concept de sujet lecteur ou scripteur, quand il est utilisé de manière ouverte (pensons ici à la question d’«enseigner les littératures dans le souci de la langue», pour reprendre le titre des onzièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique des littératures de Genève : voir Ronveaux 2016). Le projet de didactique comparée peut aider à faire ressortir, dans l’étude d’un phénomène didactique, des «dimensions spécifiques (liées aux objets de savoirs) et génériques (liées à un fonctionnement indépendant de ces objets)», pour reprendre les termes que Florence Ligozat (2016 : 305) emprunte au vocabulaire propre des recherches en didactique comparée, et qu’elle illustre brillamment avec le cas de la lecture-compréhension littéraire dans le cadre des cercles de lecture.
Un rapprochement plus net avec les autres didactiques permettrait de mieux percevoir et de décrire, du point de vue didactique, les limites conceptuelles de certaines constructions théoriques littéraires et surtout l’inanité des propositions prétendument didactiques, c’est-à-dire, sous leur plume, pratiques, de certain·e·s théoricien·ne·s de la littérature, si peu aveuglé·e·s par le travail des didacticien·ne·s qu’ils peuvent gloser sur leurs objets en les ignorant… Cela permettrait de penser, indépendamment, l’origine et le devenir, en didactique de la littérature, de concepts propres, quand bien même ils seraient initialement empruntés : concernant l’emblématique lecture littéraire, on peut citer le travail de synthèse théorique de Brigitte Louichon (2011) et le programme de travail théorique que propose Jean-Louis Dufays (2016) pour affermir le concept, dans le double souci d’une clarification théorique et d’une mise à l’épreuve empirique –même si elle mérite d’être encore discutée (Gabathuler, Védrines & Vuillet 2019).
Finalement, pour parvenir à se discipliner, sans doute faudrait-il que la didactique de la littérature se fasse moins littéraire et plus didactique…
Relation entre didactique de la littérature et Institution scolaire
Qu’en est-il des relations de la didactique de la littérature avec l’Institution scolaire? Celle qui prend sa place dans la partie en bas à droite de notre schéma initial –que l’on peut finalement identifier comme un des champs de réalisation de la didactique:
La contrainte peut se voir notamment par l’identification fréquente du discours officiel comme source et non comme corpus de l’étude: pour prendre des exemples en France, nombreux sont les travaux qui supposent l’écriture d’invention inventée par les instructions officielles de 2002 ou qui –au contraire– parlent de la «lecture méthodique», de la «lecture analytique», de la «lecture cursive», de la «lecture d’images», comme si ces choses-là existaient en dehors de leur lieu d’institution, à savoir les programmes.
Ce qui peut sembler une soumission à l’Institution, dans le domaine de l’enseignement de la littérature, me semble avoir été observé, en France, au tournant des années 2000, au moment de l’élaboration de nouveaux programmes (pour le primaire comme pour le secondaire) où la question de l’enseignement de la littérature n’a pas été mineure. Observons d’ailleurs que c’est à cette époque qu’a eu lieu la première édition des Rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature (2000).
La relation entre didactique et Institution ne s’opère alors pas seulement par le mélange des acteurs mais aussi par celui des genres de discours tenus sur les programmes : ainsi, un même contenu peut en effet être écrit par les mêmes personnes dans le cadre des documents d’accompagnement des programmes (sphère institutionnelle) et dans le cadre d’un article théorique (sphère de la recherche) (pour un développement, voir Daunay 2007b: 43). Depuis cette époque, la participation régulière d’inspecteurs ou d’inspectrices à des colloques de didactique de la littérature, qui pourrait être des occasions de confrontation, est plutôt le signe d’une sorte de consensus. Qu’on pense du reste à l’usage du terme didactique pour désigner des épreuves de concours en France ou des prescriptions de bonnes pratiques. Là encore, cette relation avec les représentants de l’Institution scolaire est placée sous le double signe de la contrainte et du dialogue: certes, on voit bien la volonté de penser la prescription comme moyen de diffusion de la recherche, mais ne doit-on pas plutôt y voir le signe d’un cadrage du champ qui réponde à ce qui est légitimement audible pour des représentants de l’Institution?
Que des didacticien·ne·s, en France comme ailleurs, aient participé à l’élaboration de certains programmes n’est un souci pour personne : on peut jouer un rôle de conseil et de proposition ingénierique sans pour autant abdiquer une indépendance théorique par rapport à l’Institution. Le problème est de s’assurer de cette indépendance, du moins si l’on considère que le propre d’une discipline de recherche est de se donner ses propres outils de pensée et d’analyse, ce qui suppose une forte distance avec ce qui existe déjà. Il est intéressant de noter qu’il semble que la didactique de la littérature, dans sa relation avec l’Institution, ait vu se reproduire le même phénomène de relation étroite entre l’Institution et la recherche qu’a connu la didactique du français, puisqu’on peut dire qu’en France, c’est dans des travaux réalisés dans le cadre du plan officiel de rénovation, sous la conduite d’Hélène Romian, qu’émergea la didactique du français. Mais je n’ai pas le souvenir, au début du XXIe siècle, de fortes tensions entre recherche et Institution, comme celle que connut la didactique du français à la sortie des programmes issus du Plan de rénovation, en 1972 (sur ce point, voir Romian 2014).
Relation entre didactique de la littérature et pratiques de classes
L’une des conséquences de ce suivisme à l’égard de l’Institution peut se voir dans la relation à la pratique dans les classes, cette case au centre de notre schéma, autre champ de réalisation de la didactique:
Interroger le lien entre les deux champs permet d’identifier la posture prescriptive parfois prise dans des travaux en didactique. Est-on sûr par exemple de toujours s’interdire de reprocher aux enseignant·e·s de ne pas respecter les instructions officielles, sans s’interroger sur les limites de ces dernières ? Est-on sûr aussi de ne pas privilégier ce qui est perçu comme innovant, reproduisant ainsi «l’anti-traditionalisme affiché par la didactique du français» dont parlait Claude Simard, qui plaidait pour un «un point de vue plus ouvert et plus explicatif face à la tradition» (Simard 2001 : 37) ?
En dehors des dérives évaluatives de certains discours didactiques (voir Daunay 2007c), la question de la soumission aux pratiques est plus sérieuse et, partant, plus complexe, puisque l’on sait le rôle que les pratiques d’enseignement et de formation ont pu jouer dans la construction des didactiques. Comme le dit Bernard Schneuwly, «le champ scientifique “didactique” nait [d’un] large fondement de la didactique pratique et normative» (Schneuwly 2014 : 18). De fait, on peut dire que toute didactique a suivi un processus de «disciplinarisation à dominante secondaire», qui caractérise plus généralement le champ des sciences de l’éducation (Hofstetter & Schneuwly 1998/2001). Il n’est pas inutile de préciser ici que si tou·te·s les didacticien·ne·s ne relèvent pas du champ institutionnel des sciences de l’éducation, la didactique est, par définition, une science de l’éducation et a partie liée, de ce fait, avec ce champ institutionnel.
La didactique de la littérature, comme la didactique du français, dans son processus de disciplinarisation, a dû «transformer des problématiques pratiques et théorico-pratiques en questionnement scientifique», c’est-à-dire «définir des problématiques, sous forme d’un appareil conceptuel cohérent, sous une forme qui permet de fournir des réponses à travers des méthodes de recherche systématiques et explicites» (Schneuwly 2014 : 18).
La didactique de la littérature, comme les autres didactiques, a encore à s’interroger sur les formes d’hybridation bien spécifiques qu’engendre le frottement d’une théorie et d’une pratique : car sauf à se contenter d’un applicationnisme qui montre vite ses limites théoriques et cantonne le discours qui le réalise dans une vision idéaliste et peu productive d’un point de vue scientifique, la relation entre théorie et pratique ne peut pas ne pas se penser au sein même de la discipline, au prix d’une mise en doute des évidences partagées. Il ne s’agit pas, pour emprunter ses mots à Marc Bru, qui parle plus généralement des sciences de l’éducation, d’«abandonner toute mise en relation des recherches et des pratiques», mais de «modéliser ces relations sans les réduire à une visée applicationniste ou à une version idéalisée, étrangères à ce que sont les pratiques en situation» (Bru 1998 : 54). Une telle modélisation, c’est-à-dire la pensée théorique de ces relations entre théorie et pratique, ne semble pas avoir fait l’objet d’une réflexion systématique au sein de la didactique de la littérature et c’est sans doute ce qui rend encore plus légitime la thématique des dix-neuvièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature.
J’aimerais à cet égard, pour finir, reprendre les mots de Jean-Paul Bronckart (2001) qui montrait qu’en sciences humaines et sociales, l’opposition entre recherche fondamentale et intervention pratique n’est pas un donné de départ mais l’effet d’une élaboration progressive, qui a abouti au dualisme actuel:
Entre les sciences humaines fondamentales et le domaine de l’éducation, se sont établis les rapports hiérarchiques et descendants de l’applicationnisme : les données scientifiques étaient injectées dans le champ pratique, la plupart du temps sans réelle prise en compte des multiples paramètres qui régissent ce dernier. (Bronckart 2001 : 136)
Et l’on voit bien les effets possibles pour la didactique : du fait de l’orientation praxéologique qui la définit en partie (représentée dans les derniers schémas de la formalisation présentée plus haut), l’applicationnisme est un risque possible.
Bronckart fait la critique de cette conception applicationniste pour en suggérer une autre:
Une telle position s’adosse en réalité à l’idéologie selon laquelle l’éducation-formation constituerait une démarche non problématique de transmission de savoirs non discutables, et c’est bien cette idéologie qui oriente la logique applicationniste préconisée par Piaget aussi bien que par Skinner. Mais si l’on considère que les savoirs, même savants, sont toujours discutables, que les processus de transmission sont complexes et problématiques, et que les enjeux sont en permanence à repenser à la lumière des évolutions réelles des sociétés, alors il y a place pour une science véritable, dont l’objet est constitué par les processus de médiation formative, tels qu’ils sont conçus, gérés et mis en place par les sociétés humaines. (Bronckart 2001 : 138)
Dans sa disciplinarisation, la didactique de la littérature gagnerait sans doute à continuer à penser cette question des relations entre recherches et pratiques, en s’interdisant l’applicationnisme que pourfend si bien Bronckart, sans pour autant se soumettre aux pratiques, autre risque possible que les réflexions de ce dernier minimisent peut-être.
Conclusion
Ce travail de disciplinarisation s’accompagnera nécessairement – et c’est ici le sens de mon propos – d’une identification des risques d’un applicationnisme à trois faces que représente la soumission à des instances extérieures (la théorie littéraire, l’Institution, la pratique). C’est à ce prix que la didactique de la littérature pourra se forger une véritable identité qui la fasse reconnaitre comme un champ théorique à part entière.
Mais si l’on peut trouver un avantage à établir des frontières, c’est à la condition de se rappeler qu’une frontière marque autant la séparation que la continuité : si une discipline gagne à être autonome, c’est pour n’être pas diluée dans un espace qu’elle ne peut pas penser, mais c’est aussi pour pouvoir mieux dialoguer avec d’autres dans cet espace – ce que les schémas initiaux voulaient proposer. Autrement dit, on peut supposer que le processus d’autonomisation de la didactique de la littérature, s’il est mené à son terme, pourra l’amener à se penser comme un «espace dynamique», pour emprunter leur expression à Florey, Ronveaux et Cordonier (2015). Se penser comme «espace dynamique», c’est, loin de toute contrainte de dépendance, se penser dans le dialogue avec d’autres champs de recherche et de pratiques.
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Pour citer l'article
Bertrand Daunay, "Entre dialogue et contraintes : interroger les liens entre divers champs de réalisation de la didactique", Transpositio, n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes, 2020http://www.transpositio.org/articles/view/entre-dialogue-et-contraintes-interroger-les-liens-entre-divers-champs-de-realisation-de-la-didactique
Voir également :
La bande dessinée dans les classes de littérature: entre prescription et pratique
Si les vertus pédagogiques de la bande dessinée sont depuis longtemps reconnues par les milieux de l’éducation, les rapports entre le neuvième art et l’institution scolaire demeurent à ce jour problématiques. À l’intersection de différentes disciplines, dépourvue d’un corpus canonique consensuel et sous-représentée dans la formation des enseignants, la bande dessinée reste «le parent pauvre» (Rouvière 2012: 10) des programmes scolaires, alors même que son utilisation est attestée dans la pratique. Cet article propose de dresser l’historique de la place que le média occupe dans les prescriptions de l’Éducation nationale française depuis les années 1950, en particulier dans le lien qu’il entretient avec l’enseignement littéraire, afin d’éclairer les raisons de l’écart qui subsiste entre sa reconnaissance institutionnelle et sa présence effective dans les classes de littérature.
La bande dessinée dans les classes de littérature: entre prescription et pratique
1. Introduction
Lorsqu’il publie ses premières histoires en estampes et qu’il en théorise les principes dans son Essai de Physiognomonie (1845), Rodolphe Töpffer semble considérer la dimension pédagogique de cette littérature dessinée comme une évidence. Parce «qu’il y a bien plus de gens qui regardent que de gens qui lisent», ce que nous appelons aujourd’hui la bande dessinée permettrait, selon le Genevois, d’infléchir positivement le comportement des enfants et du peuple en fournissant une littérature morale accessible à tous par l’intermédiaire du rapport texte-image (Töpffer 1845: 1). Sept générations plus tard, les rapports entre bande dessinée et éducation demeurent pourtant ambigus et soulèvent encore de nombreuses interrogations. Faut-il enseigner la bande dessinée à l’École? À quelle(s) fin(s) et dans quel cadre? Doit-on l’envisager sous l’angle de la littérature ou de l’histoire de l’art? Quel corpus faut-il choisir? De quelle façon doit-on l’appréhender? Si ces questions se posent, c’est aussi parce que la bande dessinée dispose aujourd’hui d’une légitimité croissante dans les autres domaines culturels, économiques et politiques: elle est une pratique de lecture reconnue, elle a des musées qui lui sont consacrés, de multiples festivals; en 2018, elle représentait à elle seule 12% du chiffre d’affaire des librairies françaises et constituait la plus forte progression du secteur1; on lui consacre des colloques, des ouvrages, des anthologies et de nombreux travaux de recherche académiques. 2020 a même été décrétée Année de la bande dessinée par le gouvernement Macron, une décision politique pour mettre en lumière, entre autres, les richesses mais aussi les difficultés du secteur2. Pourtant, la place de la bande dessinée à l’École reste précaire. Quand on l’étudie, c’est le plus souvent sur la base d’une initiative personnelle de l’enseignant et cela peut même susciter la méfiance de ses collègues. Sans la qualifier de totalement inexistante, la présence de la bande dessinée en classe de littérature ne va de loin pas encore de soi et l’institution scolaire apparaît comme le dernier critère de reconnaissance auquel le «neuvième art» aurait le droit de prétendre.
L’histoire de la bande dessinée explique en partie cette situation: le XXe siècle a été pour la bande dessinée une longue route vers la recherche de légitimation. Après la loi de censure de juillet 1949, la BD a dû progressivement regagner ses lettres de noblesse et s’affranchir des clichés qui lui collaient à la peau. Jugée amorale, abrutissante, indigne et simpliste, elle était également considérée comme un pur produit de consommation, dépourvue du capital symbolique qu’on conférait alors à la littérature. Or, cette dernière aussi a eu son lot de crises dans le contexte sociétal mouvementé du siècle dernier: le canon littéraire a été remis en question et a perdu sa prépondérance face à l’émergence des pratiques culturelles de masse comme le cinéma et la télévision. Dans cette dynamique, le neuvième art s’est également émancipé; quant à l’institution scolaire, les changements culturels et démographiques l’ont obligée à se transformer. Tout ceci aurait pu modifier en profondeur les pratiques d’enseignement et favoriser l'émergence de pratiques intermédiales, davantage en phase avec la culture de l'image dans laquelle nous baignons aujourd'hui. Pourtant, la place de la bande dessinée au sein des classes continue d’être questionnée et le présent travail cherche, entre autres, à expliquer pourquoi il en est ainsi. Car il serait réducteur de penser que, d’un point de vue historique, la bande dessinée aurait été simplement victime d’une rivalité avec une littérature «classique» tentant de conserver son hégémonie dans les programmes scolaires. Notre parcours chronologique montrera en effet que la responsabilité est partagée: les transformations de l’institution scolaire ont ouvert par instant des brèches dans lesquelles les acteurs du champ de la bande dessinée n’ont pas forcément voulu s’engouffrer. Quant à l’École, si elle a tenté de ménager durant un temps une place à des objets culturels alternatifs, leur enseignement a été entravé parce que les outils nécessaires à leur transposition didactique faisaient souvent défaut.
Dans cet article, nous proposons donc de dresser un parcours historique de l’enseignement littéraire en France et de la place occupée par la bande dessinée dans ces pratiques. Depuis la loi de censure de 1949 jusqu’à nos jours, nous montrerons que la nature hybride de la bande dessinée rend complexe son rattachement à une branche scolaire particulière et explique en partie sa difficile intégration dans les corpus. Nous verrons en outre qu’il existe un écart entre ce que les textes officiels préconisent et la réalité du terrain: entre manque de moyens budgétaires et lacunes dans les formations initiales du corps enseignant, la bande dessinée reste, à ce jour, encore peu présente dans l’enseignement, alors même qu’elle figure dans les textes officiels (programmes scolaires, décrets, arrêtés ministériels) et que ses vertus pédagogiques sont souvent reconnues. Nous verrons enfin que la scolarisation de la bande dessinée suscite parfois la méfiance de ce milieu culturel, qui y voit un risque de formatage des formes et des contenus. Aussi nous semble-t-il nécessaire d’ouvrir une réflexion sur la bande dessinée comme objet didactique, non seulement pour envisager comment tirer le meilleur profit de son enseignement pour les apprenants et comment en répandre l’usage, mais aussi pour évaluer comme cette transposition peut se faire au profit symbolique du média et non à son détriment.
2. L’enseignement littéraire: un pivot institutionnel
Si la question de la formation littéraire est un enjeu majeur en France depuis la démocratisation de l’École décrétée par les lois Ferry de la fin du XIXe, la massification générale de l’enseignement dès les années 1960 entraine une forte remise en question de la structure, du contenu et des objectifs de la transmission de la littérature, dont l’écho se fait encore entendre aujourd’hui. Des revendications sociétales de Mai 68 à la crise de la littérature, en passant par le développement des théories de la réception, l’objet littéraire occupe une place de choix dans les nouveaux rapports de force qui s’instaurent entre les différents champs de la société française alors en pleine mutation. Facteur de cohésion et d’identification nationales, marqueur de classes et de positions sociales dans les champs de pouvoir, canal de diffusion de valeurs parfois contradictoires, le littéraire polarise constamment les éléments de sa propre définition, nécessitant la remise en question quasi perpétuelle de ses modes d’enseignement. Au cœur de la crise, les travaux de Jacques Dubois (1978) ont permis de reconnaître le caractère fortement institutionnalisé de la littérature et l’importance des rapports entre les deux pôles de la production littéraire: d’un côté la sphère restreinte et dominante, qui acquiert un certain prestige esthétique lié à l’autonomie qu’elle revendique, laquelle corroborée par un discours d’escorte institutionnalisé; de l’autre côté, la sphère élargie, qui s’inscrit dans une logique économique et prône des pratiques moins élitistes (Bourdieu 1971). Longtemps considérés séparément, les deux pôles sont mis en dialogue par l’analyse institutionnelle de Dubois. Il n’est ainsi plus question d’envisager uniquement un corpus canonique considéré comme prestigieux, établi par une institution toute-puissante et réservé uniquement à une élite. Au contraire, il s’agit de prendre acte de la mouvance et de la variété des corpus, en envisageant leurs rapports à des institutions tout aussi variées, et de révéler des processus de reconnaissance des œuvres, devenues perméables aux changements de statut à l’intérieur du champ. Il s’agit ainsi d’établir de fait la relativité de l’objet littéraire, son inscription nécessaire dans une historicité et une forme de saine désacralisation.
Dans cette perspective, par sa position centrale entre sphère restreinte et sphère élargie, l’École apparaît comme un pivot de l’appareil institutionnel: à la fois porte d’entrée et de sortie, l’institution scolaire est autant subordonnée à certaines formes de pouvoir (politique, symbolique, etc.) qu’elle infléchit le comportement des futurs acteurs de ces mêmes pouvoirs, par la diffusion de valeurs qu’elle aura conservées, modélisées et entérinées. Bien entendu, il ne s’agit pas de considérer l’École comme le seul facteur de détermination sociale, ni d’ailleurs de s’attarder trop longuement sur un sujet qui dépasse notre propos. Mais la question du statut de l’objet qui nous occupe, par sa situation particulière vis-à-vis du champ littéraire, semble bien être profondément déterminée par l’institution scolaire. Roland Barthes l’affirme de manière radicale lorsqu’il définit la littérature comme «ce qui s’enseigne, un point c’est tout» (1971: 945). Sur la base de l’inventaire de ses souvenirs scolaires, Barthes énumère toutes les définitions du littéraire que l’École lui a inculquées par le biais matérialiste du manuel. Or, selon lui, ces définitions sont trop éloignées de la pratique réelle de la lecture et mériteraient d’être déconstruites et réenvisagées dans une perspective de démocratisation du savoir. In extremis, il est cependant intéressant que Barthes recentre sa critique sur l’enseignement de la littérature en tant que code et non comme pratique réelle des enseignants3, lesquels demeurent, in fine, les acteurs, plus ou moins conscients, d’un processus institutionnel. La formation, mais également le milieu social ainsi que la pratique et les passions personnelles d’un enseignant sont déterminants dans l’approche et le contenu de sa transmission, en dépit des cadres officiels posés par les directives politiques. Ainsi, une tension à la fois idéologique et temporelle peut s’instaurer entre ce qui se passe réellement dans les classes de littérature et ce que dicte la doxa, ce qui ne fait que confirmer le poids de l’École dans la définition de ce qu’est la littérature et le conservatisme dont elle peine à se défaire.
3. Prescriptions officielles et pratiques d’enseignement: des classiques à la bande dessinée
Les tensions qui peuvent régner entre la pratique enseignante et les prescriptions officielles sont particulièrement visibles lorsque l’on s’intéresse à la question des classiques. Si la définition de la littérature ne peut se réduire à celle du classique, il n’en demeure pas moins que les valeurs véhiculées par le corpus canonique, la façon dont il se constitue et se transmet, les œuvres qui s’y rattachent et celles qui en sont exclues, permettent d’évaluer l’écart qui peut exister entre différentes sphères culturelles. Comprendre le processus de «classicisation4», c’est comprendre l’importance de l’École dans la reconnaissance de certains genres littéraires, tout en prenant conscience du caractère relatif du processus. En 1850 déjà, Sainte-Beuve affirmait que les classiques étaient «ce fonds solide et imposant de richesse littéraire […] qui a suite et consistance, qui fait ensemble et tradition, qui se compose, se transmet et qui dure.» (Sainte-Beuve 1850: 35) Sans évoquer explicitement le rôle de l’institution scolaire et les conditions qui conduisent à sa pérennisation, le critique définit le corpus canonique comme un ensemble dont l’objectif est d’être transmissible.
Près d’un siècle et demi plus tard, Alain Viala (1992-1993) a précisé le rôle de l’enseignement dans la définition des classiques, leur caractère contingent et la nature du processus qui conduit à leur rattachement au canon. Alors que Sainte-Beuve insistait sur certaines qualités inhérentes aux classiques («une forme […] saine et belle en soi») pour expliquer en partie leur étonnante solidité, Viala pose d’emblée que le terme classique est polysémique et que «le noyau sémantique commun à tous les emplois du terme est l’idée qu’il s’agit de données reconnues, instituées en valeurs» (1992: 8). Pour lui, la perpétuation des classiques répond à un besoin (il parle même d’un «désir universel») et doit donc être envisagé sous l’angle de la réception des œuvres; une réception devant elle-même être abordée en tenant compte des institutions porteuses de valeurs, il s’agit ainsi de montrer comment se construisent «méthodiquement les objets à étudier» (1992: 8) ce qui exclut, au fond, tout critère littéraire ou esthétique intrinsèque. Dans ce processus, le rôle de l’institution scolaire se démarque rapidement: si une première légitimation passe par le cadre institutionnel littéraire (académies, prix, éditions, etc.), «avec l’entrée dans la doxa scolaire, on quitte l’espace propre du champ littéraire pour passer à une institution supra-littéraire, l’École, qui apporte la pérennisation par la divulgation» (1992: 10). À l’intersection de différents pouvoirs institutionnels, l’École est une fabrique à consensus dont «la puissance […] est restée un trait dominant de la structure du marché culturel en France» (1992: 10). Autrement dit, en dépit de sa subordination aux autres sphères du pouvoir public, l’institution scolaire sélectionne les textes et les auteurs qu’elle constitue en un corpus consensuel et transmissible, assurant ainsi sa circulation au-delà du champ strictement littéraire. À ce titre, elle joue un rôle essentiel dans la reconnaissance des œuvres et des genres, dont elle influence la réception dans les autres sphères privées et publiques.
Les travaux de Viala montrent que le terrain de l’enseignement entérine une certaine vision du classicisme, marquée par «le repli sur un petit lot de valeurs communes bien établies» (1992: 9). La constitution des corpus serait alors le résultat d’un consensus inconscient entre prescripteurs, enseignants et élèves, visant à maintenir un ordre admis et à assurer une pratique basée sur un répertoire stabilisé, dont la reconnaissance hors du champ est garantie le plus largement possible. Puiser dans un répertoire canonique, c’est l’assurance de choisir une œuvre étudiée par l’enseignant durant sa propre formation, préconisée par les listes étatiques de référence et reconnue par l’élève et son entourage comme élément d’un bagage culturel valorisé et valorisant sur le plan symbolique que l’École se doit de transmettre. Le caractère consensuel de l’enseignement littéraire ainsi défini ne tient que si les différentes parties conservent leur position. Or, la place centrale de l’École dans l’appareil institutionnel la rend tributaire de l’évolution des autres champs. Ainsi, qu’il s’agisse de changements dans les politiques d’éducation, de l’émergence de nouvelles pratiques culturelles ou de l’évolution démographique, elle doit s’adapter et tenter de rétablir l’ordre dont elle est la garante. L’histoire des programmes d’études du français de la deuxième moitié du XXe siècle met en évidence ces ajustements.
Si le parcours historique que nous proposons révélera l’étendue des tensions régnant entre théorie et pratique, entre programmes prescrits et réalités de l’enseignement, il permettra aussi d’évaluer la place octroyée aux nouvelles pratiques de lecture, dont celle de l’objet qui nous intéresse: la bande dessinée. La constitution du champ de la bande dessinée intervient à une période durant laquelle on assiste à une remise en question profonde des institutions littéraires et scolaires, aussi, la question de son entrée à l’école s’est naturellement posée. Puisqu’elle se voit reconnaître, à partir de la fin des années 1960, des qualités littéraires et qu’elle gagne ainsi en valeur symbolique, l’intégration de la bande dessinée dans les programmes devenait presque inévitable dans une logique institutionnelle, mais ce rapprochement n’était pas dénué de dangers. On verra que si cet objet gagne en légitimité, c’est en partie en s’affranchissant de sa comparaison systématique avec la littérature. Par ailleurs, entrer dans la doxa scolaire suppose de subir une sélection, d’être restreinte à quelques auteurs et intégrée dans un corpus consensuel, sans pour autant garantir à ce corpus d’être étudié dans ses spécificités propres. Le risque est d’autant plus grand dans le cas des adaptations, qui sont réduites au rôle de marchepied pour faciliter l’accès au contenu narratif d’une œuvre jugée supérieure.
En outre, l’introduction d’un nouveau médium (et d’un corpus qui lui serait rattaché) implique une formation adéquate des enseignants qui, aujourd’hui encore, laisse à désirer. En dépit de l’existence de quelques ouvrages pionniers et la multiplication d’initiatives ponctuelles, le constat régulièrement brandit par les milieux académiques, pédagogiques mais aussi éditoriaux, reste le manque de recherches et de moyens en didactique de la bande dessinée, rendant compliquée son utilisation en classe:
En marge de […] projets médiatiques localisés dans un nombre restreint d’académies dynamiques, les enseignants osent peu aborder la bande dessinée faute de formation et d’accompagnement. Ils évoquent un réel manque de budget pour acquérir des livres, ainsi que l’absence de la BD dans les formations initiales, de plus en plus courtes. […] [L]es conseillers pédagogiques déplorent le manque d’outils à la disposition des professeurs qui souhaitent analyser des BD, alors que celles-ci sont présentes dans les recommandations des programmes. (Depaire 2019: 4-5)
Cette situation rend ainsi difficile l’enseignement de la bande dessinée dans ses spécificités formelles et historiques, cette dernière étant plutôt intégrée comme une médiation dans des pratiques interdisciplinaires qui négligent sa dimension à la fois graphique et narrative. Le parcours historique de la place de ce médium dans les programmes scolaires nous mènera ainsi du constat de son exclusion radicale à une multiplication de ses usages possibles qui caractérise le contexte actuel, sans que cela n’aboutisse à lever complètement les obstacles qui se dressent devant la reconnaissance institutionnelle qu’elle pourrait revendiquer dans le paysage culturel contemporain.
4. Histoire de l’intégration de la bande dessinée dans les programmes scolaires français
4.1. Sources et circonscription des objets
Afin de retracer l’évolution de la place de la bande dessinée au sein de l’institution scolaire française, nous avons procédé par recoupement de différentes informations. Pour chacune des phases décrites, nous n’avons pas toujours pu trouver à la fois les documents officiels de l’Éducation nationale et des études sur les pratiques réelles des enseignants, en particulier dans les périodes les plus éloignées chronologiquement. Pour ces dernières, nous nous sommes appuyés sur différents articles et ouvrages de didactisation. Deux enquêtes sur les pratiques d’enseignement, l’une menée au début des années 1990 et consacrée à la littérature au collège, l’autre parue en 2019 et dédiée à la place de la bande dessinée, nous ont permis de tisser des liens entre les périodes et de jalonner notre étude d’éléments permettant de saisir la mise en œuvre concrète des prescriptions officielles. Bien que forcément réduites à un échantillon d’enseignants, ces enquêtes précieuses révèlent les nombreux paradoxes et écarts qui subsistent entre les discours institutionnels et la réalité du terrain.
Le choix du découpage chronologique repose quant à lui sur des critères discutables mais nécessaires à la délimitation de notre recherche. D’abord, il ne s’agit pas, dans cette étude, de faire l’histoire des corpus scolaires depuis l’introduction de l’école publique, mais bien de mettre en parallèle l’évolution de ces corpus avec les prescriptions officielles portant sur l’introduction de la bande dessinée dans les classes. À ce titre, il nous paraît pertinent de démarrer notre observation en partant des bouleversements qui secouent conjointement le domaine de l’enseignement littéraire et celui de la bande dessinée à partir du milieu des années 1960. L’ouvrage de Dufays et al. (2005) consacre sa première partie à historiciser les discours sur la lecture littéraire et nous rappelle que de 1965 à 1980, l’enseignement de la littérature vit une crise profonde. Entre massification du public scolaire, augmentation de l’attrait pour les sciences dites dures et développement de la sphère privée et du culte du loisir, la période est en effet marquée par l’élargissement du corpus enseigné, mais dans une dynamique plus chaotique que systématique. Cette phase sera abordée dans la mesure où elle permet d’éclairer les suivantes.
De la même façon, si l’on ne peut pas parler de crise pour la bande dessinée, ces mêmes années correspondent en revanche à la constitution progressive de son champ, qui gagne en autonomie en s’émancipant progressivement de son image de produit commercial de la culture de masse. Des étapes telles que l’organisation des premiers congrès dédiés au médium, l’apparition de l’appellation de «neuvième art5» ou encore la création du festival d’Angoulême en 1974, traduisent l’émergence d’un nouveau statut pour la bande dessinée. Il s’agit aussi d’une phase durant laquelle apparaissent de nouvelles formes d’expression pour les auteurs, désormais dotés de «propriétés qui définissent la condition d’"artiste"» et d’un nouveau lectorat «plus âgé et plus scolarisé» (Boltansky 1975: 40). Par ailleurs, notre tentative de périodisation tient aussi compte des grandes refontes du système éducatif français de 2006 et 2015, qui coïncident avec l’augmentation progressive d’adaptations en bande dessinée d’œuvres classiques, notamment déclinées en collections spécifiques6. Cette synchronisation n’est certainement pas le fruit du hasard et il est aisé d’imaginer une corrélation entre le changement des prescriptions et l’émergence de nouvelles pratiques éditoriales. C’est sur cette période plus récente que nous nous attarderons en particulier, mais pour en saisir les enjeux, il faudra la situer par rapport au processus qui a conduit jusqu’à ce stade. Comme en témoigne le parcours historique que nous allons retracer, la place de la bande dessinée dans l’enseignement français ne s’est pas faite sans résistance. Sa présence actuelle, bien que fragile, lie néanmoins officiellement son destin à l’enseignement de l’histoire de l’art et du français dans le cadre de l’acquisition d’une culture littéraire et artistique.
4.2. Avant les années 1960: entre canon et répression
Jusque dans les années 1960, le rôle de la littérature en classe est essentiellement utilitaire. Sans refaire l’histoire de l’enseignement littéraire, nous pouvons rappeler que celui-ci est principalement orienté vers le développement de compétences rhétoriques, argumentatives ou historiques. Les exercices qui lui sont rattachés relèvent essentiellement de la technique de la langue et le canon est constitué de façon à servir les intentions pédagogiques. Il n’est d’ailleurs nul besoin de remettre en question ce corpus institué à partir du moment où ses qualités esthétiques, comme son actualité pour le lecteur, sont sans rapports directs avec les objectifs de formation. L’apprentissage de la lecture intéresse pourtant les milieux pédagogiques, eu égard notamment à la diversification progressive du public scolaire, mais elle reste une pratique guidée et orientée par l’idée que l’enseignant doit faire découvrir le sens du texte qui préexiste à l’interprétation.
Du côté de la bande dessinée, sa présence au sein de l’institution scolaire ne se discute alors même pas. Il faut dire que depuis la loi de 1949, le secteur a d’autres défis à relever. Dans le contexte de l’après-guerre et face à la montée d’un anti-américanisme fondé sur la recherche d’une cohésion nationale à la fois fragile et vitale, la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse est le résultat des pressions exercées par les garants de l’ordre moral de tout bord. Jugée responsable de la délinquance et de l’appauvrissement intellectuel des jeunes, la presse illustrée enfantine, principal support d’une bande dessinée souvent importée des États-Unis, est dès lors soumise à un contrôle étroit et régulier. La commission alors en place développe une stratégie d’intimidation et soumet les éditeurs à une telle pression que certains s’autocensurent d’office afin d’éviter le tracas des sanctions (Crépin 2003; Méon 2009). Les différents rapports élaborés par la commission posent d’ailleurs des recommandations en termes de représentation visuelle, de thématiques abordées et même de proportion entre textes et images, modelant de fait les productions des années à venir. Ainsi, en dépit de la résistance de quelques productions destinées aux adultes, la bande dessinée se cantonne globalement, jusque dans les années 1960, à cette dimension enfantine et à cette mission d’éducation morale, alors que continue de se développer un discours critique à son encontre. Entre le manque de reconnaissance culturelle et le cadre réducteur dans lequel la BD est alors produite, sa présence au sein de l’enseignement ne paraît simplement pas envisageable.
4.3. De 1960 à 1980: crise de la littérature et constitution du champ de la BD
Les années 1960 sont marquées par une «crise du français» (Viala 2005: 72) et par de profonds changements dans les structures scolaires. Les facteurs et l’historique de cette crise sont multiples et ne constituent pas ici le cœur de notre propos. Aussi, nous nous bornerons à en résumer les éléments les plus significatifs pour notre objet. Le premier élément important et quantifiable est la massification du public scolaire (Aron & Viala 2005). Le contexte d’expansion économique de l’après-guerre et l’augmentation, dès 1959, de la durée de la scolarité obligatoire, dont le terme passe de 14 à 16 ans, ont entraîné une forte augmentation du nombre d’élèves et le rallongement des études. La loi Haby de 1975 instaurant le collège unique7 achève le processus de démocratisation de l’institution scolaire. La croissance qui en découle s’accompagne alors d’une hétérogénéisation sociale et culturelle du groupe-classe, obligeant les enseignants à s’adapter, tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Dans la pratique, on se concentre sur l’essentiel, sur l’utile, et, dans un premier temps, le corpus se replie sur ce qui constitue des valeurs sûres et traditionnelles.
Deuxième conséquence de la démocratisation du système scolaire, la «connivence culturelle» (Dufays 2005: 27) sur laquelle reposait l’enseignement de la littérature est mise à mal. On assiste alors à une montée des valeurs scientifiques et à un attrait de plus en plus marqué pour les filières ad hoc, moins dépendantes d’un partage culturel. La filière des Lettres est donc en perte de vitesse, alors que les tensions entre les tenants de la tradition et les adeptes de nouvelles approches finissent par provoquer ce que Viala nomme «l’éclatement de la discipline» (Viala 2005: 74). Or, c’est précisément à la faveur de cette période troublée que de nouveaux supports d’enseignement vont progressivement faire leur entrée en classe, l’éclatement de la discipline correspondant à l’éclatement des corpus et à l’élargissement de la notion de texte:
Dans les années 1970, tant en France qu’en Belgique, la situation de l’enseignement de la lecture semble donc caractérisée par l’éclatement du corpus, la diversité des théories de référence (sémiotiques, linguistiques, sociologiques, historiques, psychanalytiques, etc.) qui étudient le texte littéraire et mettent en évidence la pluralité des lectures possibles. Les programmes manifestent la prise de conscience de l’hétérogénéité sociale et culturelle des élèves mais ne s’interrogent pas sur les raisons qui poussent à lire ni sur les mécanismes de la compréhension des textes. (Dufays & al. 2005: 29)
Dans ce contexte, les paralittératures sont officiellement valorisées et les approches se diversifient dans un souci d’inscrire la discipline au plus près de la vie quotidienne des élèves et de la rendre utile. Le canon, quant à lui, se retrouve d’autant plus remis en question qu’il perd de sa pertinence, tant dans sa constitution que dans l’approche qui en est faite: les valeurs rhétoriques, nationalistes et esthétiques sous-jacentes à sa légitimité paraissent moins admissibles dans une société qui se modernise, s’ouvre au monde et se diversifie. D’ailleurs, l’utilisation même du terme œuvre canonique devient problématique dans les textes officiels, et le restera jusque dans les années 2000, remplacé par des qualificatifs moins connotés – mais aussi plus vagues, tels que: œuvre significative ou de référence.
L’enseignement traditionnel de la lecture littéraire n’est donc plus une évidence et l’élargissement du corpus qui en découle peut être perçu comme une tentative désespérée de lui redonner la place centrale qu’il occupait jusqu’alors. Parallèlement, le développement des théories de la réception déplace le curseur du texte vers le lecteur. Le sens de l’œuvre est décloisonné au profit de la variété des lectures et des interprétations possibles et la définition du récit, désormais liée aux intérêts des publics, s’en retrouve également enrichie, permettant l’introduction progressive de médias tels que le cinéma, la chanson, la publicité et, bien entendu, la bande dessinée. Pourtant, si les pratiques évoluent au gré des affinités et des compétences des enseignants, l’enseignement littéraire reste déchiré entre tradition et modernité. Or, en tant qu’institution, l’École, se doit précisément d’institutionnaliser ces changements de paradigme.
Du côté de la bande dessinée, la commission de contrôle chargée de faire respecter la loi de 1949 tend à perdre progressivement son pouvoir et est contrainte de s’adapter face aux évolutions sociales et politiques qui marquent cette période. Ainsi, toujours en vigueur de nos jours, la loi sur les publications à destination de la jeunesse s’est depuis pliée à une jurisprudence qui laisse une place beaucoup plus large à la liberté d’expression. Dès les années 1960, l’émergence d’un discours intellectuel et esthétique fondant les bases d’un processus de consécration de la bande dessinée achève de déplacer le courroux des critiques, qui se concentre désormais sur le nouvel ennemi de l’éducation: la télévision (Méon 2009: 48). Face au développement rapide d’une culture du loisir dont le petit écran incarne la dimension industrielle et abrutissante, la bande dessinée – comme d’autres littératures dévaluées jusqu’alors – retrouve du crédit auprès des milieux pédagogiques, qui y voient un moindre mal. Il faut ajouter que cette période est marquée par la démocratisation du format de l’album, qui éloigne la bande dessinée de la presse pour lier son destin au monde du livre, ce qui renforce sa légitimité culturelle (Lesage 2019). Sa reconnaissance progressive dans les milieux intellectuels et universitaires, mais également au sein de la famille, avec le développement d’une bande dessinée plus littéraire et plus adulte, ouvre ainsi la voie à son utilisation potentielle dans les classes de littérature.
La constitution du champ de la bande dessinée durant cette période repose sur des facteurs multiples, internes et externes au champ. Nous avons déjà mentionné la création du festival d’Angoulême et d’autres événements ou espaces consacrés au neuvième art comme des moments-clés de cette évolution. Dans les années 1970, la création ou la réorientation de revues élargissant leur public vers les adolescents et les adultes, comme Pilote, L’Écho des Savanes, Fluide Glacial, Métal Hurlant ou encore (À Suivre) fait émerger «une nouvelle génération de dessinateurs et de scénaristes» (Boltansky 1975: 39) qui, par leur orientation sociale et culturelle, contribuent à modifier en profondeur une production jusqu’ici bridée par la loi de 1949. Le champ se constitue alors progressivement, soutenu par un faisceau de forces productives, réceptives et réflexives. Parmi ces dernières, on voit apparaître les premières tentatives de didactisation de la bande dessinée, orientées par la nécessité de légitimer son utilisation en classe, de la sortir d’un carcan moralisateur et d’offrir les bases pédagogiques qui manquaient jusqu’ici aux enseignants audacieux prêts à introduire ce média dans leurs classes.
L’ouvrage fondateur d’Antoine Roux (1970) ouvre une brèche importante pour la reconnaissance des vertus éducatives de la bande dessinée. Construit en trois parties, il commence par un premier chapitre consistant essentiellement à dénoncer les préjugés que nourrissent les milieux pédagogiques à l’encontre de la BD. S’appuyant sur des études sociologiques, l’auteur prône la nécessité de reconnaître l’attirance des enfants pour la bande dessinée et insinue qu’elle pourrait être «l’un de ces ponts que l’on pourrait jeter entre deux mondes qui ont de plus en plus tendance à dériver l’un par rapport à l’autre, le monde de l’adulte et celui de l’enfant.» (Roux 1970: 6) Il affirme entre autres que les jeunes lecteurs d’aujourd’hui sont les lecteurs adultes de demain, et par conséquent, qu’il convient de former correctement leur goût en matière de neuvième art, afin que, devenus consommateurs exigeants, ils induisent des productions de meilleure qualité. Cette position est doublement originale, car elle vise autant à remettre en question les idées préconçues des milieux pédagogiques à l’encontre du médium, qu’elle les renvoie à leur propre responsabilité quant à la nécessaire formation des lecteurs.
Toutefois, la suite de l’ouvrage peine à se détacher de la nécessité constante de justifier le bien-fondé d’un propos pédagogique sur la bande dessinée. Le deuxième chapitre s’intitule Enseigner la bande dessinée et aborde donc des pistes d’étude visant à mettre en évidence les propriétés du médium. Pourtant, le premier réflexe de l’auteur reste de justifier cette approche par un parallèle avec les médias audiovisuels que sont le cinéma et la télévision:
Car la B.D. peut jouer un rôle de «révélateur», permettre un départ plus rapide de l’initiation à l’image cinématographique et télévisuelle. Certes la connaissance des «langages» du cinéma et de la télévision devra aller au-delà, mais du moins une exploitation de la B.D. peut-elle aider l’enfant à partir d’un bon pied… et d’un bon œil… (Roux 1970: 26)
Dans la suite de l’ouvrage, il précise à nouveau que cet enseignement «devra également avoir un but propre: apprendre la bande dessinée pour la bande dessinée» (26), mais le parallèle est tissé et soutient la suite du propos: l’étude des albums est mise au service d’une éducation aux médias audio-visuels. Enfin, la troisième et grande partie intitulée Enseigner avec la bande dessinée vise quant à elle à lister tous les liens que l’on peut tisser entre cette forme d’expression graphique et l’enseignement d’autres matières: lecture, orthographe, analyse de l’image, expression écrite et orale, et même histoire et éducation civique. Là encore, le chapitre commence par déconstruire l’éternelle accusation d’une bande dessinée jugée responsable de l’amoralité et de la pauvreté linguistique de la jeunesse. Sous la forme d’un «petit duel oratoire» (62), l’auteur reprend chaque argument d’un article paru en 1953 et intitulé Poison sans paroles (Brauner 1953), qui réunit les principaux griefs linguistiques formulés à l’époque contre la bande dessinée – dans le contexte, on le rappelle, de la loi de 1949. Un par un, il les déconstruit en apportant, images à l’appui, la preuve de leur caractère infondé. Et lorsqu’il ne peut qu’abonder dans le sens de l’accusation – comme par exemple pour le reproche lié à la pauvreté de la syntaxe et à l’omniprésence des fautes d’orthographe dans certains illustrés –, il dénonce le manque de valorisation de la bande dessinée francophone ainsi que le peu d’énergie et de budget alloués par les éditeurs à la correction des traductions: une fois encore, si le lectorat était mieux formé, il serait plus exigeant et le monde éditorial plus soucieux de proposer des créations originales de qualité.
Globalement, le livre d’Antoine Roux nous paraît particulièrement moderne dans son approche, éclairant de nombreux aspects rattachables à l’enseignement de la bande dessinée qui font encore aujourd’hui l’objet de discussions dans les milieux pédagogiques – l’éducation aux médias audio-visuels par le truchement de la bande dessinée fait écho, par exemple, aux travaux actuels qui associent ce média au champ de la littératie médiatique multimodale. Il réunit les bases d’une terminologie nécessaire à l’analyse du médium et propose de nombreuses idées à destination des enseignants. Toutefois, il ne parvient pas encore à s’émanciper d’un discours de légitimation. Roux reconnaît d’ailleurs que certains acteurs appartenant au champ de la bande dessinée pourraient avoir quelques réticences à une telle scolarisation de leur médium:
On en arrivera probablement à faire aimer la bande dessinée, en n’exigeant toutefois pas d’elle plus que ce qu’elle peut donner, mais en lui demandant «tout ce qu’elle est susceptible d’apporter»: plus qu’on ne le pense. Il me reste peut-être à freiner certains enthousiastes: prenez garde, après avoir déploré la B.D., n’allez pas maintenant la «déflorer»! En d’autres termes, s’il nous est loisible d’introduire la bande dessinée à l’école, gardons-nous de faire entrer l’école dans la bande dessinée. Ne l’utilisons qu’avec d’infinies précautions et pour ainsi dire… «par la bande»!... (Roux 1970: 112)
Deux ans plus tard, Pierre Fresnault-Deruelle (1972) publie un autre ouvrage important, tout en insistant de moins en moins sur le discours légitimant la valeur éducative de la bande dessinée, pour mettre en avant des pistes pratiques pour son enseignement. Mais c’est en 1977, avec Lecture et bande dessinée – Actes du 1er colloque international éducation et bande dessinée, que l’on peut mesurer le chemin parcouru dans le processus de légitimation du médium dans le champ de l’éducation. Tout d’abord, les textes rassemblés dans cet ouvrage sont des contributions d’intellectuels réunis pendant deux jours, pour discuter des liens entre école et neuvième art. Le propos y est très académique et très spécialisé. Il ne s’agit plus de défendre timidement la légitimité de la bande dessinée, mais d’affirmer haut et fort la spécificité de sa contribution à la formation des élèves.
Prenons par exemple la conférence introductive d’Antoine Roux qui, se paraphrasant lui-même, pose d’emblée: «La bande dessinée à l’école, bravo! Mais surtout pas l’école dans la bande dessinée!» (12). Comme postulat de départ d’un colloque consacré aux perspectives éducatives de la BD, il y a de quoi s’en trouver déconcerté. Pourtant, tout se passe comme si l’intégration de la bande dessinée dans la doxa scolaire ne pouvait se faire que si la première s’émancipait suffisamment de la seconde, mais aussi des autres arts auxquels elle est sans cesse comparée. Il est à ce titre intéressant de voir que la BD n’apparaît pas, cette fois, d’abord comme une bonne introduction au cinéma et à la télévision, mais que l’éducation à l’image que permet son enseignement permet de mieux comprendre l’iconosphère de manière générale. De simple moyen, elle devient fin.
L’intervention de P. Fresnault-Deruelle consacre d’ailleurs clairement la séparation entre la bande dessinée et le cinéma:
Depuis qu’on écrit sur la bande dessinée, on passe le plus clair de son temps à dire: «La bande dessinée, après tout, c’est comme le cinéma», c’est-à-dire que derrière cette idée-là il y a encore la fameuse volonté de valoriser la bande dessinée comme quelque chose de bâtard qui devrait exister à l’ombre d’une autorité supérieure, un grand Art: le cinéma. On a souvent fait des parallèles entre la bande dessinée et le cinéma pour ces raisons-là. C’est une idée qu’il faut combattre: la bande dessinée ne devient réellement elle-même qu’à partir du moment où elle s’émancipe, à partir du moment où elle va s’écarter du cinéma. (P. Fresnault-Deruelle in Faur 1977: 25)
Alors que lui-même – comme Antoine Roux d’ailleurs – avait tiré profit de la comparaison entre les deux arts, en mettant l’un sous l’aura protectrice de l’autre, la tutelle est ici contestée. Mais si l’on peut comprendre la nécessité de se démarquer des autres arts, pourquoi entretenir ce rapport d’amour-haine avec l’École? Et pourquoi craindre autant que désirer que des liens forts soient tissés entre les deux?
Depuis les années 1950, la bande dessinée se développe sous le joug d’une loi de censure, basée sur le fait qu’elle n’avait aucun message légitime à transmettre, qu’elle devait au mieux servir le discours moral ambiant, au pire qu’elle abrutissait la jeunesse et qu’elle devait, pour cela, être contrôlée (Dejasse 2014). Les années 1960-1970 sont marquées par l’apparition des phénomènes dits de contre-culture. Partis des États-Unis et s’étendant rapidement au reste du monde occidental, ils émergent en opposition à une société «technocratique» (Roszak 1969) et prônent l’émancipation individuelle dans tous les domaines, y compris culturels. Sur le plan thématique mais aussi graphique, narratif ou éditorial, la BD va alors «s’emparer de tout ce qui lui était jusqu’alors interdit» (Dejasse 2014), en cherchant à se débarrasser coûte que coûte de son assimilation stricte à la littérature jeunesse. Dans ce contexte, son entrée dans le système scolaire apparaît comme tout sauf un acte de contre-culture. Au contraire, l’École fait partie des premières institutions «technocratiques» qu’il s’agit de combattre, comme en témoigne le mouvement de Mai 68. Néanmoins, ces premières tentatives de didactisation des années 1970 montrent que les théoriciens du neuvième art, tout en œuvrant à son émancipation, ne demeurent pas moins conscients de l’importance de la reconnaissance, à terme, de l’institution scolaire. De même qu’ils ont conscience, eu égard à ce qui a été fait avec la littérature, que cette reconnaissance passera nécessairement par un processus de reconfiguration: en amont, la production devra s’adapter pour garantir la place de la bande dessinée dans les programmes scolaires; en aval, il s’agira de constituer des listes de référence qui détermineront le devenir d’un nombre restreint d’œuvres choisies et enseignées. Alors que la bande dessinée se libère tout juste des chaînes de la censure et des contraintes de la production de masse, il paraît compréhensible qu’elle soit peu encline à s’en créer de nouvelles.
Pour conclure sur cette double décennie, on peut avancer, sans l’y réduire, que la crise de la littérature et de son enseignement joue très certainement un rôle dans le processus d’émancipation de la bande dessinée et dans la place qui se forge progressivement pour elle dans les milieux scolaires. Le canon classique vit des heures difficiles et les conditions pour des changements de pratique semblent réunies. Mais, en période de troubles, il n’est pas rare de voir ces pratiques se recentrer d’autant plus sur ce qui, par essence, est solide, connu et maîtrisé. Les vingt années suivantes ne seront pas marquées par une révolution effective dans les classes de littérature mais constitueront une phase d’aménagement progressif accompagnant un changement de génération des enseignants. Quant à la bande dessinée, elle poursuit en parallèle son processus de reconnaissance institutionnelle, mais peine à trouver sa place dans les classes. Des années de répression ont sans doute rendu le secteur peu enclin à se concentrer sur l’institution scolaire. Auteurs et éditeurs ont certainement d’autres objectifs à atteindre, notamment celui d’en faire un média qui ne serait plus strictement réservé aux enfants pour élargir le réservoir de ses lecteurs. Quoi qu’il en soit, en laissant passer sa chance d’intégrer le cursus scolaire de manière pérenne, la bande dessinée a pris le risque de demeurer longtemps sur le banc des joueurs de second rang.
4.4. De 1980 à 2000: tâtonnements et listes de référence
Dès la fin des années 1970, la littérature en tant que discipline scolaire commence à se réaffirmer: on cesse progressivement de la remettre en cause de manière indifférenciée et on se souvient de l’importance des œuvres littéraires, notamment dans l’apprentissage de la lecture, compétence toujours aussi essentielle à la formation générale. Il n’est cependant plus possible de nier la diversité des contextes de cet enseignement disciplinaire, ni d’ignorer l’impact des théories de la réception, qui valorisent la place du lecteur et prônent le développement d’un goût pour la lecture. Une certaine tension s’agrandit ainsi entre les prescriptions officielles élargies et la pratique enseignante, qui fait preuve de frilosité face à la nouveauté. Sur un plan structurel, Viala et Aron parlent de «tâtonnements dans les cursus» (2005: 79). Les programmes proposés dans les années 1980 oscillent par exemple entre la mission de transmettre une culture adaptée au plus grand nombre – nécessitant l’ouverture du corpus enseigné – tout en travaillant au maintien d’un cadre traditionnel pour définir l’histoire littéraire, qui repose sur la classification chronologique d’œuvres canonisées; une autre recommandation émerge, celle d’aborder des œuvres intégrales, dans le but de développer une lecture cursive censée affiner l’attrait pour la lecture personnelle, alors que de l’autre côté, on renforce l’enseignement de la grammaire et de la rhétorique, laissant ainsi moins de temps pour une approche visant à traiter des œuvres complètes. Bref, ces années semblent marquées par «la multiplicité d’objectifs mis sur un même plan [qui] brouille la perception des enjeux essentiels» (Aron & Viala 2005: 81).
De ce flou émergent deux conséquences contradictoires dans la pratique de l’enseignement. Premièrement, les enseignants disposent, compte tenu des circonstances, d’une marge de manœuvre élargie pour le choix du corpus. Si des listes d’œuvres recommandées sont à disposition, elles ne sont pas – ou peu – imposées. Elles offrent pourtant, à partir de 1977, et en particulier dès 1985, un corpus ouvert à des genres jusqu’ici décriés tels que la littérature jeunesse, les documents de presse ou la littérature étrangère. Or, une enquête précieuse menée par Danièle Manesse et Isabelle Grellet entre 1989 et 1990 (publiée en 1994) montre qu’en dépit d’une réelle liberté d’action, les professeurs interrogés restent très attachés à un patrimoine stabilisé et consensuel. Parmi les œuvres constitutives de leur propre culture, scolaire et personnelle, ils puisent ce qui leur paraît le mieux adapté au nouvel enseignement qui s’impose, notamment en évacuant tous les textes présentant des difficultés de langue ou de contextualisation de l’œuvre8. Ce que les pouvoirs publics préconisent ne passe pas forcément la porte de la classe et, au fond, les professeurs restent les principaux vecteurs de la stabilité d’un patrimoine qu’ils ont eux-mêmes choisi de perpétuer. Deuxième conséquence donc, à l’aube des années 1990, l’heure n’est pas à l’innovation: en dépit d’un investissement très fort du corps enseignant dans la transmission de la littérature, celle-ci renvoie à «une configuration de textes assez semblable à celle qu’on pouvait enseigner dans les années 60.» (Manesse et al. 1994: 103).
Alors même que le contexte semble propice à l’introduction de nouveaux médias en classe de littérature, l’utilisation effective de la bande dessinée se fait donc attendre. L’enquête susmentionnée n’aborde que très peu cette question, se contentant d’indiquer qu’en 1990, la bande dessinée représente seulement 1% du corpus enseigné (Manesse et al. 1994: 54) et encore, principalement sous forme d’extraits. Pourtant, depuis 1987, les programmes scolaires ont introduit l’étude de l’image dans la plupart des cursus, dans l’objectif de répondre aux enjeux du collège unique et des pratiques réelles d’un nouveau public scolaire soumis à une iconosphère de plus en plus prégnante. Mais la bande dessinée sert alors plutôt de support pour l’enseignement d’autres thématiques et tarde à apparaître comme un objectif d’enseignement en soi dans les supports officiels. Entre 1990 et 1993, l’opération intitulée «100 livres pour les écoles» propose quelques albums de référence dans le cadre de la promotion des bibliothèques scolaires9. Mais il faudra attendre que l’éducation à la lecture d’images soit mieux installée et que les différentes étapes menant à la légitimation de la bande dessinée soient entérinées, pour qu’en 1996 les listes de référence proposent enfin aux enseignants 80 albums (sur un corpus de 750 ouvrages) recommandés pour une lecture intégrale, toutes classes confondues10 (Rouvière et al. 2012: 9). Ces 80 titres sont par ailleurs regroupés dans une rubrique distincte, car il s’agit de rendre visible l’ouverture de l’institution à la variété des genres, autant que de notifier clairement leur statut distinctif.
Prescription n’est pas obligation et, en l’absence de recherches effectives sur les pratiques enseignantes après 1996, il est difficile de savoir si et comment ces titres de référence ont été utilisés en classe de littérature. L’article de Bernard Tabuce (2012) permet toutefois de se forger une idée en se fondant sur l’analyse des manuels scolaires, si on les considère comme l’un des reflets possibles des pratiques réelles. En observant les ouvrages édités entre 1996 et 2002, l’auteur tire le constat que la présence de la BD est généralement rattachée à l’approche de notions extérieures à elle-même:
Par-delà les observations techniques sur les bulles, leurs proportions, les onomatopées, le lettrage et les symboles iconiques, il s’agit de discerner les fonctions du dialogue: exprimer les pensées et la personnalité des personnages, faire progresser l’intrigue, introduire une explication. La planche est totalement instrumentalisée au profit de cet objectif. La lecture de l’image semble plutôt réservée en priorité à d’autres formes d’expression (peinture, photographie) et leurs genres (publicité, peinture d’histoire, peinture mythologique, etc.). L’insertion ponctuelle d’une bande dessinée dans les manuels reste généralement subordonnée à des objectifs linguistiques. (Tabuce 2012: 31)
S’il y a donc, sur le plan officiel, une volonté d’inclure le médium dans l’enseignement de la littérature, sa présence reste encore largement soumise à des approches linguistique ou narratologique renvoyant à la logique du récit romanesque traditionnel. Certes, on introduit un lexique spécifique mais en l’absence de réflexions didactiques incluant l’analyse du style graphique ou de la composition de la planche, la bande dessinée n’est encore étudiée ni dans sa spécificité formelle, ni de manière globale. La présence d’extraits dans les manuels n’a rien de très révolutionnaire et va même à l’encontre des développements de la didactique valorisant la lecture cursive d’œuvres intégrales. On peut avancer à l’inverse que pour s’installer véritablement dans les pratiques scolaires, la bande dessinée devrait pouvoir être abordée comme le reste de la littérature. se présentant comme un objet auquel il faut prendre goût, qu’il faut apprendre à décoder, que l’on doit pouvoir rattacher aux univers des auteurs et des courants esthétiques qui se découvrent au fil des œuvres dans un processus de construction d’une «bibliothèque intérieure» (Bayard 2007), plutôt que d’être réduite à des anthologies d’extraits servant à faciliter la compréhension de notions narratologiques applicables à la littérature traditionnelle. En dépit de ces limites, une refonte en profondeur des programmes scolaires est en marche. Ces derniers s’ouvrent progressivement à une conception beaucoup plus large du bagage culturel de base que chaque élève se doit d’acquérir, dans lequel la littérature au sens traditionnel du terme occupe une place de moins en moins dominante.
4.5. De 2000 à 2008: vers une culture humaniste pour tous
À l’aube des années 2000, les discours officiels de l’Éducation nationale française au sujet de l’enseignement littéraire prennent petit à petit une position plus claire vis-à-vis de l’objet littérature. Alors qu’on naviguait jusqu’ici entre un élargissement théorique du corpus et un retour pratique aux valeurs sécurisantes des classiques, les nouvelles instructions de 2002 posent les bases de ce qui sera la tendance du nouveau millénaire: la construction d’une culture commune s’inscrivant dans une continuité des cycles d’apprentissage, et cela dès le cycle 311:
Une culture littéraire se constitue par la fréquentation régulière des œuvres. […] Elle est un réseau de références autour desquelles s’agrègent les nouvelles lectures. Bref, qu’il s’agisse de comprendre, d’expliquer ou d’interpréter, le véritable lecteur vient sans cesse puiser dans les matériaux riches et diversifiés qu’il a structurés dans sa mémoire et qui sont, à proprement parler, sa culture. Si l’on souhaite que les élèves du collège puissent adopter un premier regard réflexif sur ce qu’ils lisent, il est nécessaire que, dès l’école primaire, ils aient constitué un capital de lecture sans lequel l’explication resterait un exercice formel et stérile. (Document d’applications des programmes, Littérature 2002: 5)
L’enseignement littéraire doit alors servir à la constitution d’un capital culturel dont l’élève usera, tant pour enrichir ses pratiques individuelles que pour poursuivre sa formation. L’École renoue ici avec les principes démocratiques en prescrivant un corpus stabilisé et commun dans une logique d’égalité des chances:
En demandant aux enseignants du cycle 3 de choisir les œuvres qu’ils feront lire à leurs élèves parmi les titres d’une large bibliographie, on vise à ne pas restreindre leurs possibilités de construire un trajet de lecture, certes ambitieux, mais aussi véritablement adapté à leurs élèves. Ce trajet doit être varié et permettre la rencontre des différents genres littéraires et éditoriaux habituellement adressés à l’enfance (albums, bandes dessinées, contes, poésie, romans et récits illustrés, théâtre). En guidant leurs choix par une liste nationale d’œuvres de référence, on vise aussi à faire de la culture scolaire une culture partagée. Il importe en effet que tous les élèves aient eu la chance, dans leur scolarité, de rencontrer des œuvres — dont ils puissent parler entre eux, dont ils puissent discuter les valeurs esthétiques ou morales qui y sont mises à l’épreuve —, qui soient ce socle de références que personne ne peut ignorer. (Document d’applications des programmes, Littérature 2002: 5)
La force prescriptive de cet extrait est sans équivoque: la construction d’une culture littéraire commune est nécessaire, elle est le fruit d’un parcours que les enseignants sont sommés de construire à l’aide d’une liste préétablie qui, bien que qualifiée de «large», n’en restreint pas moins les choix individuels du personnel éducatif. Dans cette liste de 2002 pour le cycle 3, qui compte 180 titres, la bande dessinée est toujours représentée, même si l’on note une légère diminution par rapport aux listes des années 1990 (treize titres contre seize pour le même cycle12). En revanche, tant pour la BD que pour la littérature, les œuvres proposées sont souvent contemporaines, ce qui ne va pas sans créer quelques problèmes pour les enseignants, alors très attachés aux œuvres classiques et peu ou mal formés aux créations actuelles. S’agit-il pour l’École de valoriser la création contemporaine? De tenter un brassage complet du corpus canonique, tout en se rapprochant des habitudes individuelles des élèves? La revalorisation de la littérature jeunesse dans ces mêmes années participe sans doute de cette logique et, encore assimilée à une lecture réservée aux enfants, la bande dessinée s’inscrit naturellement dans ce processus, dont elle bénéficie.
Cependant, cette tentative de modernisation du corpus semble n’avoir pas eu de succès puisque, seulement deux années plus tard, une nouvelle liste est publiée. En 2004, cette liste propose 300 titres: par rapport à la version de 2002, elle compte 33 suppressions et 153 ajouts, répartis dans les différentes catégories. Selon le discours officiel, la nouvelle liste privilégie alors les catégories qui comptaient peu de références et «dont l’essor a été remarquable au cours de ces dernières années» (Documents d’application des programmes, Littérature (2) 2004: 5). Le corpus se diversifie donc et les deux plus importantes progressions concernent la bande dessinée et le théâtre (+200%). Quand bien même il faut relativiser leur poids vis-à-vis de l’ensemble – la liste compte 26 albums de bande dessinée et 22 pièces de théâtre pour un total de 300 références12 –, il est intéressant de constater que ces deux genres offrent des possibilités didactiques particulièrement variées et conformes aux nouveaux objectifs préconisés. Dans l’introduction du document d’application de 2002, les propositions de mises en œuvre pédagogiques de l’enseignement littéraire – sans dénier l’intérêt de la lecture cursive – font la part belle aux activités telles que la lecture de l’image, la lecture à voix haute, les procédés de mise en scène et de jeu théâtral, ou encore la réécriture. Théâtre et bande dessinée apparaissent dans ce cadre comme des supports privilégiés pour des approches sortant des sentiers battus, qui sont désormais encouragées. Par ailleurs, l’interdisciplinarité étant à la mode, ces deux genres permettent d’intégrer par exemple les arts visuels, la musique ou encore les outils informatiques.
L’autre élément fondamental de cette version remaniée de la liste est sans conteste l’introduction de deux nouvelles catégories: celle de classique et celle de patrimoine. Totalement absentes de la variante 2002, ces catégories sont étiquetées avec des pictogrammes sur quatre-vingt-trois titres et fonctionnent comme une prescription supplémentaire. La bande dessinée est également concernée et c’est ainsi qu’apparaissent dans la liste des titres estampillés «patrimoine» comme Zig et Puce de Saint-Ogan ou, plus étonnant encore, Max et Moritz de Busch et l’intégrale de Little Nemo de McCay, qui se rattachent respectivement à la bande dessinée allemande et américaine. Ces catégorisations permettent de faire entrer le médium bande dessinée de plain-pied dans le corpus canonique de l’institution scolaire en lui conférant une légitimité nouvelle par la place qui lui est reconnue dans la constitution d’une culture commune.
Sur le plan officiel, les objectifs liés à la constitution de ce répertoire se concrétisent en 2006 avec l’introduction du premier socle commun de connaissances et de compétences, qui modifie cette fois le code de l’éducation dans son ensemble. Le programme s’articule en sept piliers qui constituent ce que «nul n'est censé ignorer en fin de scolarité obligatoire sous peine de se trouver marginalisé» (Décret du 11 juillet 2006, annexe de l’art. 5). Réponse «à une nécessité ressentie depuis plusieurs décennies en raison de la diversification des connaissances» (idem), le socle est censé garantir une continuité dans les programmes et favoriser la dispensation d’un enseignement interdisciplinaire. Ce dernier est particulièrement représenté par le cinquième domaine étiqueté «culture humaniste», dont l’histoire et la géographie sont les fers de lance, mais pas seulement:
La culture humaniste contribue à la formation du jugement, du goût et de la sensibilité. Elle enrichit la perception du réel, ouvre l'esprit à la diversité des situations humaines, invite à la réflexion sur ses propres opinions et sentiments et suscite des émotions esthétiques. Elle se fonde sur l'analyse et l'interprétation des textes et des œuvres d'époques ou de genres différents. Elle repose sur la fréquentation des œuvres littéraires (récits, romans, poèmes, pièces de théâtre), qui contribue à la connaissance des idées et à la découverte de soi. Elle se nourrit des apports de l'éducation artistique et culturelle. (Décret du 11 juillet 2006, art. 5)
Ainsi que l’indique le décret, ces «œuvres littéraires» (dont on notera l’éviction de la bande dessinée de la liste fermée) doivent permettre de préparer les élèves à partager une culture européenne. Si, plus loin, il est fait mention d’un patrimoine pouvant être aussi pictural, théâtral, musical, architectural et cinématographique, force est de constater que la bande dessinée ne figure pas non plus explicitement dans cette liste. La grille de référence qui accompagne ce nouveau domaine ne propose d’ailleurs aucune œuvre graphique. La bande dessinée continue cependant de figurer sur les listes relatives au premier pilier, celui de la maîtrise du français. Un domaine centré sur les compétences techniques de la langue telles que la grammaire et l’orthographe, et où la lecture est ramenée essentiellement à sa dimension utilitariste. C’est cependant le seul domaine auquel la bande dessinée est officiellement rattachée, sous la forme d’un corpus qui n’a pratiquement pas évolué depuis sa version 2004 (deux titres supplémentaires seulement).
Il est vraisemblable que cette éviction de la bande dessinée des prescriptions scolaires soit en corrélation avec la diffusion de Cadre Européen Commun de Référence pour les langues à partir de 200114. En réflexion depuis le début des années 1990, le CECR se présente comme un ensemble d’outils visant à l’élaboration d’une approche commune dans l’enseignement et l’apprentissage des langues étrangères au sein de l’Union européenne. En s'appuyant sur une certaine uniformisation des politiques linguistiques, il s’agit d’améliorer la communication entre les pays membres et de faciliter la mobilité de ses ressortissants. La création du socle commun de connaissances et de référence – qui reprend dans son appellation deux lexèmes popularisés par le CECR: «commun» et «référence» – semble ainsi s’inscrire dans une logique similaire visant une uniformisation des objectifs de formation à l’échelle européenne. On devine aussi que la référence à une «culture humaniste» renvoie implicitement à un horizon multiculturel européen, voire universel, plutôt que national ou francophone. Or, contrairement par exemple à la musique ou la littérature, qui peuvent être perçues comme des pratiques artistiques universelles, l’importance de la bande dessinée varie énormément au sein des cultures. Sur le sol européen, la bande dessinée est une pratique culturelle essentiellement rattachée à la francophonie, et plus particulièrement à l’histoire éditoriale de la production franco-belge. Si l’intégration de ce médium dans les cursus scolaires se discute âprement en France et en Belgique, patries du neuvième art, il en est certainement beaucoup moins question dans les autres pays de l’Union européenne. On peut donc faire l’hypothèse que la scolarisation de la bande dessinée en France a pu être freinée sous l’effet des efforts d’uniformisation des politiques linguistiques et culturelles européenne.
En 2008, l’introduction généralisée de l’enseignement de l’histoire de l’art devenant obligatoire dès l’école primaire, une nouvelle fenêtre d’opportunité s’ouvre pour la bande dessinée. Si cette dernière ne trouve pas sa place dans la «culture humaniste» – en dépit de l’élargissement du corpus des œuvres étudiées – et qu’elle reste confinée à l’étude de la langue dans le domaine du français, alors ce nouvel enseignement semble a priori propice pour une approche d’un corpus plus étoffé. Or, une fois encore, la bande dessinée est absente des documents d’accompagnement (qui se présentent ici, il est vrai, comme purement indicatifs). Dans la liste d’œuvres publiées en septembre 2008, seule la série Alix de Jacques Martin est suggérée pour aborder la période de l’Antiquité. Mentionnée dans la catégorie «arts du langage», elle reste la seule mention explicite de la bande dessinée dans tout le document.
À ce stade de nos observations, une synthèse s’impose: depuis les années 1990, l’enseignement de la littérature tente de se réadapter. Qu’il s’agisse de se centrer sur les pratiques individuelles des lecteurs, de s’ouvrir à différents supports ou d’élargir le corpus canonique, toutes ces évolutions visant à rendre l’enseignement cohérent, actuel et commun auraient pu conduire à ménager une place à la bande dessinée. Pourtant, alors que les disciplines se réorganisent et que les sciences humaines s’ouvrent volontiers à l’interdisciplinarité et aux nouveaux médias, la bande dessinée reste «le parent pauvre» dans les listes des œuvres prescrites et, quand elle est associée aux cursus, c’est le plus souvent «pour enseigner autre chose qu’elle-même» (Rouvière 2012: 10). Le domaine du français l’associe essentiellement à l’acquisition des compétence techniques liées à la langue, auxquelles on voit mal comment rattacher des œuvres comme Little Nemo, dont l’intérêt esthétique et patrimonial réside essentiellement dans sa spécificité de récit graphique.
Du côté de la nouvelle culture humaniste, qui vise à tisser des liens entre les disciplines de manière à accéder à un patrimoine culturel mondialisé, la bande dessinée n’occupe aucune place qui lui soit propre, alors que le cinéma, la peinture et même la chanson sont explicitement mentionnés. Bien sûr, les enseignants sont libres d’enseigner des rudiments d’histoire de la bande dessinée, par exemple, ou de proposer la lecture complète d’un roman graphique, mais cela suppose des compétences, des ressources et un sacrifice de temps dans un programme scolaire déjà chargé, de sorte que de telles initiatives demeurent rares. Absente des programmes officiels et toujours peu didactisée, la bande dessinée n’occupe concrètement qu’une place limitée dans l’enseignement. Son statut hybride, qui oscille entre la revendication de sa spécificité en tant qu’art graphique et un rapprochement stratégique de la littérature en vue d’asseoir sa légitimité culturelle, rend difficile son intégration dans l’un ou l’autre domaine de compétences, en dépit d’une définition toujours plus élargie de ceux-ci. Ainsi, la question se pose encore de savoir par quel biais disciplinaire ce médium doit être abordé.
Enfin, du côté de la littérature, alors que depuis les années 1970, les corpus avaient tendance à se détacher de leur fonction patrimoniale, jugée réductrice et clivante, la culture humaniste réintègre aujourd’hui le panthéon littéraire français. Les termes mêmes de «patrimoine» et de «classique», qui avaient été bannis des discours officiels, font leur retour. Le «socle commun» est présenté par les pouvoirs politiques comme le «ciment de la nation», comme le moyen «de faire partager aux élèves les valeurs de la République» (Décret du 11 juillet 2006, annexe de l’art. 5): dans ce contexte, une terminologie politiquement connotée et lourde de sens s’immisce discrètement, sans autre justification qu’une fin idéologique assumée et dont la littérature reste encore le vecteur principal.
4.6. De 2008 à nos jours: vers une pratique décomplexée
Si, dans sa variante de 2006, le socle commun confère aux œuvres littéraires un rôle central dans l’enseignement de la culture humaniste, en 2015 en revanche, la culture littéraire a été ramenée sans équivoque au niveau des autres pratiques artistiques, au point que le Ministère de l’Éducation s’est senti obligé de s’en justifier:
Pourquoi associer culture littéraire et artistique? La littérature a joué et continue de jouer un rôle important dans la constitution d’une culture commune. Mais les pratiques culturelles contemporaines sont diverses: les sons et les images font partie de notre environnement; le cinéma, la chanson, la bande dessinée associent différents modes d’expression: langue écrite, musique et travail du son, image, mise en scène ou en espace, etc.; enfin internet et les modes d’expression numérique offrent des possibilités illimitées de création qui mettent en jeu, pour les auteurs comme pour le public, les matériaux les plus variés. Associer, dès le cycle 3, une approche de la littérature et une culture artistique très large, c’est faire dialoguer autant que possible le langage écrit dans sa forme la plus élaborée avec toutes les autres formes d’expression et de création. Ce n’est pas absolument nouveau: le théâtre, le cinéma ou les albums illustrés sont déjà présents dans les classes. Il s’agit plutôt de généraliser les rapprochements entre la littérature et les autres modes d’expression.15
Le nouveau socle de 2015, désormais intitulé socle commun de connaissances, de compétences et de culture, poursuit globalement les mêmes objectifs que le précédent (continuité des cycles d’apprentissage et constitution d’un bagage commun). Cependant, il s’articule autour de cinq domaines au lieu de sept auparavant (Décret du 31 mars 2015, art.1). La culture humaniste est remplacée par le domaine «Les représentations du monde et de l’activité humaine», mais reprend les mêmes éléments que son prédécesseur: les œuvres artistiques sont toujours évoquées comme témoins d’un patrimoine national et mondial et sont abordées pour développer l’esprit critique et esthétique des élèves. Le changement le plus intéressant concerne le premier domaine: en 2006, la maîtrise du français constituait la première compétence à acquérir. Dans sa version de 2015, le domaine s’intitule «Les langages pour penser et communiquer» et recouvre des objectifs relatifs à la langue française mais aussi à la maîtrise d’une langue étrangère, du langage mathématique et scientifique et à celui des arts et du corps, dans lequel se retrouvent pêle-mêle activités physiques et créatives. L’art est donc un langage, qu’il s’agit de maîtriser et qui est rattaché au même domaine de compétence que la langue française.
Ce point nous semble particulièrement pertinent pour comprendre l’évolution de la place de la littérature et de la bande dessinée au sein du système scolaire: au fil des décennies, la littérature n’a cessé de perdre du terrain, tout en étant consolidée dans le rôle prépondérant qu’elle joue dans la constitution et la perpétuation d’un patrimoine culturel. Paradoxalement, d’un côté, elle semble mise sur un piédestal, dans le sens où elle constituerait un bien commun essentiel pour créer du lien dans une culture, d’un autre côté, elle est ramenée à sa dimension utilitaire dans le cadre de la maîtrise d’un langage ou d’une langue parmi d’autres. Alors que cette perte de prérogative aurait pu profiter à la bande dessinée – au sens où elle est souvent présentée comme suscitant une motivation et un plaisir esthétique fondés sur sa proximité avec les pratiques privée des élèves – celle-ci semble continuellement souffrir d’un problème de classification, et cela en dépit des différents changements reflétés par les décrets officiels. La ramener à l’objectif de la maîtrise de la langue française, c’est nier sa dimension graphique pour ne s’intéresser qu’au texte; s’en tenir à sa dimension visuelle, c’est en nier l’intérêt textuel et narratif. Enfin, si elle occupe très certainement une place importante dans le patrimoine francophone, sa légitimité culturelle est plus fragile sur une échelle mondialisée et elle tend à se fondre au sein d’une myriade d’autres déclinaisons médiatiques du champ esthétique, noyant une fois de plus ses spécificités et sa portée pédagogique particulière.
L’enseignement d’une culture littéraire et artistique, tel que mentionné plus haut, s’articule désormais autour de grandes entrées, de grandes thématiques, que l’on aborde à travers une combinaison plus ou moins équilibrée d’œuvres appartenant à différents arts ou médias. La bande dessinée y trouve sa place, au même titre que la peinture, le cinéma et la littérature. Mais comme pour les autres formes d’expression, elle se réduit à quelques titres illustrant la thématique étudiée. Par exemple, pour le cycle 3, une des entrées s’intitule «Vivre des aventures & récits d’aventure». La thématique se construit en un parcours progressif du début à la fin du cycle et le corpus qui lui est associé contient autant des œuvres cinématographiques que des albums de littérature jeunesse, en passant par la bande dessinée, le roman et le théâtre. Or, non seulement la liste des récits graphiques proposés pour ce thème ne contient que quatre références, mais on imagine bien la difficulté pour l’enseignant d’aborder indistinctement une pièce de théâtre, un film ou une bande dessinée. Quand bien même elles recouvriraient une thématique commune, chacune de ces œuvres nécessite une approche spécifique et si la formation de l’enseignant est lacunaire dans un média ou un autre, on imagine facilement que des catégories entières d’œuvres puissent être délaissées. En fait, dans cette volonté institutionnelle d’élargir les corpus et de varier les supports, il est fort à parier que les choix des enseignants se feront en fonction des codes médiatiques qu’ils maîtrisent, que cela soit lié à leur formation initiale ou à leurs pratiques personnelles. Dans cette logique, certains iront naturellement vers des œuvres en bande dessinée faisant partie intégrante de leur propre bagage culturel, quand d’autres se sentiront démunis face à l’enseignement de ce médium. Et nous pouvons faire l’hypothèse que, parmi ces derniers, certains s’inscriront dans une voie médiane, qui consiste à se montrer ouvert à l’introduction de la bande dessinée dans leur classe, à condition que l’œuvre sélectionnée soit préalablement didactisée, qu’elle soit accompagnée de supports pédagogiques permettant le déploiement d’une séquence complète d’enseignement.
En France, le socle commun de 2015 est toujours en vigueur et s’articule autour des mêmes cinq grands domaines de compétences. Le site officiel de l’Éducation nationale16 nous informe aussi sur les ressources à disposition des enseignants, en lien avec les exigences du socle. Ainsi, nous constatons que les corpus littéraires n’ont pratiquement pas évolué et qu’ils s’organisent toujours autour de compétences thématiques ou liées aux techniques de la langue. La bande dessinée est quant à elle rattachée à la page disciplinaire consacrée à l’histoire de l’art17, en tant que domaine artistique à part entière. Hormis une conférence sur son histoire, la page consacrée à la bande dessinée renvoie essentiellement au site internet de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image à Angoulême.
Inaugurée en 1990, la Cité est un établissement public qui agit comme un centre de compétences en proposant, entre autres, des congrès, des expositions, une bibliothèque et un musée. Son site offre un volet de médiation culturelle et plusieurs ressources à disposition du personnel éducatif. Celles-ci nous semblent toutefois compliquées d’accès pour un enseignant qui ne disposerait par d’une formation de base sur ce médium. Si certains dossiers pédagogiques proposent des activités presque clé en main, certains s’en tiennent à des éléments théoriques qui doivent encore être articulés en une séquence didactique cohérente. D’autres fiches thématiques restent très succinctes, comme celle consacrée au manga, qui tient sur moins de deux pages; par ailleurs, les œuvres mobilisées en exemple sont globalement peu variées. Ainsi, si la bande dessinée reste présente dans les programmes officiels, sa didactisation est confiée à un acteur qui, bien que légitime dans le champ de la bande dessinée, reste extérieur à l’institution scolaire. Si la Cité agit bien comme un organe de promotion et de mise en réseau des différentes initiatives locales – en offrant également des formations continues et en créant des partenariats avec le corps politique –, elle ne peut néanmoins combler à elle seule le fossé qui s’est creusé entre les pratiques réelles des enseignants et objectifs visés par les programmes.
En 2019, le groupe Bande dessinée du syndicat national de l’édition a publié un état des lieux sur les pratiques effectives au sein des écoles françaises. L’éditorial de son président relève d’emblée qu’en dépit du dynamisme éditorial du secteur et de sa reconnaissance attestée dans le monde culturel au sens large, la place de la bande dessinée dans les milieux scolaires reste modeste. Un sondage effectué auprès des enseignants montre que si 98,6% d’entre eux considèrent le médium comme pertinent sur le plan pédagogique, seule la moitié l’ont intégré dans leur enseignement (Depaire 2019: 11). Le manque de formation initiale, l’absence d’accompagnement et de ressources didactiques sont déplorés, mais pas seulement. L’enquête s’intéresse également aux autres professionnels de l’éducation, comme les responsables des centres de documentation et d’information (CDI) qui gèrent la politique d’acquisition des établissements. Là encore, le manque de connaissance du personnel en charge des acquisition dans les bibliothèques scolaires, mais aussi les contraintes budgétaires liées au prix des albums sont des obstacles de poids dans la mise à disposition de bandes dessinées pour un travail en classe. L’acquisition de bandes dessinées coûte cher et seuls les grands groupes d’éditions spécialisés dans les ouvrages pédagogiques sont en mesure de proposer des prix conformes aux budgets des institutions scolaires. Mais leur catalogue dans le domaine de la bande dessinée reste limité et les librairies spécialisées, dont le personnel serait susceptible d’offrir une expertise permettant de sortir des listes restreintes des best-sellers, sont rarement sollicitées. Parfois, les enseignants n’ont ainsi tout simplement pas les moyens de leurs ambitions.
Sur ce point, le rapport relève l’importance des initiatives locales et dépendantes d’enseignants passionnés. 47% des sondés affirment lire plus de dix bandes dessinées par année et 28% se disent lecteurs réguliers (Depaire 2019: 11). Soutenus par les autorités régionales, une génération d’enseignants, élevés dans un contexte où la lecture de bandes dessinées a été légitimée, fait preuve de créativité pour monter des projets autour du médium. Le résultat de l’enquête permet alors de dresser «un panorama des pratiques éducatives et des initiatives pédagogiques liées au neuvième art, en vue d’imaginer par la suite des leviers adéquats pour développer son utilisation dans les établissements scolaires» (Depaire 2019: 6). Autrement dit, le personnel éducatif pourrait devenir une force de prescription pour un changement en profondeur des programmes scolaires et de la formation initiale des enseignants tels qu'édicté par les autorités politiques. De nombreux projets sont décrits visant à offrir des modèles à systématiser à l’échelle nationale. L’avènement de la bande dessinée en classe pourrait alors venir directement de la pratique effective des enseignants.
5. Conclusion
Ce parcours historique nous a permis de retracer les principales étapes de l’évolution des programmes scolaires français depuis les années 1960 et de souligner les places respectives de la littérature et de la bande dessinée au sein de l’École. En ce qui concerne cette dernière, cette histoire nous semble marquée par une série de rendez-vous manqués: lorsque, dans les années 1970, la littérature est en crise et que les corpus s’élargissent, la bande dessinée entre dans un processus d’émancipation culturelle et se méfie d’une institution pourtant encline à l’accueillir. Les tâtonnements des années suivantes offraient à la bande dessinée l’occasion de se rendre incontournable; pour ce faire, il aurait fallu que les recherches dans le domaine de la didactisation de la bande dessinée soient plus nombreuses, dans la foulée de celles initiées dans les années 1970. Il aurait aussi fallu une plus grande ouverture de la part des enseignants eux-mêmes, les deux facteurs étant en corrélation. Dans les deux cas, on peut postuler que si des tentatives de didactisation sont venues des acteurs de la bande dessinée, avec notamment les ouvrages pionniers de Roux et de Fresnault-Deruelle, le manque de relai de la part des didacticiens et des enseignants pourrait expliquer la création d’un cercle vicieux conduisant à des déficits durables dans la formation initiale des formateurs. Finalement, lors des grands changements introduits en 2006 et en 2015, la redistribution des cartes ne nous apparait pas avoir été particulièrement favorable à l’étude de la bande dessinée. Au contraire, le problème de sa classification disciplinaire reste irrésolu. De plus, nous estimons qu’elle s’est vue formatée avant même d’avoir été pleinement admise au sein des corpus, ce qui entraîne une difficulté à l’inscrire dans un processus de sédimentation et de disciplination (Ronveaux & Schneuwly 2018). Réduite à quelques titres consensuels et à des approches qui ne tirent pas vraiment profit de ses spécificités médiatiques, les bénéfices que l’on aurait pu espérer tirer de sa reconnaissance institutionnelle pour la formation des élèves ont été fortement réduits, voire effacés. Pourtant, de tels bénéfices existent et nous pensons que littérature et bande dessinée récolteraient toutes deux bien des avantages à s’envisager comme complémentaires, chacune pouvant éclairer les spécificités de l’autre pour autant qu’on les envisage dans leur nature propre.
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Divers
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Rapports Ratier, 2000-2016 - Une année de bandes dessinées sur le territoire francophone européen © Gilles Ratier, secrétaire général de l’ACBD : www.acbd.fr.
Site internet officiel du gouvernement français pour « BD 2020 » : https://www.bd2020.culture.gouv.fr/
Site de références bibliographiques : https://www.bdgest.com/
Pour citer l'article
Sophie Béguin, "La bande dessinée dans les classes de littérature: entre prescription et pratique ", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021http://www.transpositio.org/articles/view/la-bande-dessinee-dans-les-classes-de-litterature-entre-prescription-et-pratique
Voir également :
La lecture dialectique de bandes dessinées historiques: étude de treize parcours de lecture
Dans cet article, nous nous intéresserons aux qualités multimodales et narratives (temporalité, stéréotypie, hypermédia) qui font de la bande dessinée (BD) un véritable prototype multimodal du récit. Dans ce sens, il nous apparaît évident que la BD a droit de cité à l’école au même titre que toute autre forme scolaire de narration. Une première partie, d’orientation épistémologique, mettra en évidence les composantes plurisémiotiques – multimodales – des récits graphiques, puis nous reviendrons sur les questions relatives à la temporalité narrative (Baroni 2010; Ricœur; 1984) et à la stéréotypie (Dufays 2010) pour en définir la littérarité (par exemple historique) (Boutin & Martel 2018; Louichon 2016).
La lecture dialectique de bandes dessinées historiques: étude de treize parcours de lecture
1. Introduction
Dans cet article, nous nous intéresserons aux qualités multimodales et narratives (temporalité, stéréotypie, hypermédia) qui font de la bande dessinée (BD) un véritable prototype multimodal du récit. Dans ce sens, il nous apparaît évident que la BD a droit de cité à l’école au même titre que toute autre forme scolaire de narration. Une première partie, d’orientation épistémologique, mettra en évidence les composantes plurisémiotiques – multimodales – des récits graphiques, puis nous reviendrons sur les questions relatives à la temporalité narrative (Baroni 2010; Ricœur 1983; 1984) et à la stéréotypie (Dufays 2010) pour en définir la littérarité (par exemple historique) (Boutin & Martel 2018; Louichon 2016). Nous nous intéresserons plus précisément aux potentialités didactiques de la BD en regard, certes, de l’enseignement proprement dit de la littérature, mais aussi de celui d’autres disciplines scolaires, en l'occurrence l’histoire, tout cela dans une démarche dite de lecture dialectique (Boutin & Martel 2018; Martel 2018) qui met en dialogue des savoirs dits profanes et les savoirs de référence, ou savoirs savants.
Dans un second temps, nous illustrerons de façon empirique ces propositions conceptuelles par le partage d’une démarche de recherche – étude de cas multiples – nous ayant permis d’accompagner en lecture dialectique de la BD historique (BDH) des élèves québécois du primaire et du secondaire. L’étude de ces réceptions différenciées du récit de fiction historique confirme la pertinence, voire le besoin, de poursuivre la démarche de transposition didactique d’une lecture dialectique, certes en classe d’histoire, mais aussi en classe de littérature comme en classe de langue.
2. Narration multimodale, temporalité narrative et lecture dialectique
La BD, en tant que récit, s’avère un exemple explicite d’objet plurisémiotique. Par ailleurs, elle constitue une véritable mimèsis, ce qui signifie qu’elle opère une reconfiguration du réel, qui prend forme grâce à la stéréotypie littéraire. Un regard sur la place de l’histoire en BD permet de consolider empiriquement ces postulats.
2.1. La bande dessinée comme prototype de la fiction multimodale
La montée en force des approches multimodales au cours des vingt-cinq dernières années, d’abord dans le monde anglo-saxon (Kress 1997; Kress & Von Leeuwen 2006; Kress 2010; Jewitt, Bezemer & O’Hallaran 2016, etc.), puis dans l’espace francophone (Lebrun, Lacelle & Boutin 2012; 2013; Lacelle, Boutin & Lebrun 2017; Martel 2018, etc.) s’est concrétisée sous l’égide du paradigme de la multimodalité. L’influence de ce dernier s’est surtout fait sentir en communication et en éducation, mais sa nature éminemment sémiotique le destine de plus en plus à irriguer le champ de la littérature et, surtout, de son enseignement/apprentissage.
Par multimodalité, on entend le recours, en situation de communication (réception et/ou émission), à au moins deux modes sémiotiques1 qui interagissent pour incarner le sens porté par un message donné (Jewitt, Bezemer & O’Halloran 2016; Kress 1997, 2010; Kress & van Leeuwen 2001; Lebrun, Lacelle & Boutin 2012):
on définit la multimodalité comme l’usage, en contexte réel de communication médiatique, de plusieurs modes sémiotiques pour concevoir [et réaliser] un objet ou un événement sémiotique, ce que constitue par exemple, en didactique de la littérature, un texte, son interprétation en direct, son adaptation, sa transformation, etc. (Lacelle & Boutin 2020).
La narration multimodale, pourtant des plus répandues dans l’espace de la fiction littéraire (théâtre, cinéma de fiction, série télévisuelle, websérie, baladodiffusion2, BD, etc.) obtient depuis peu une plus grande attention de la part du champ de la didactique de la littérature, notamment à l’université (Boutin 2015; Gallego 2015; Rouvière 2012). La BD3 constitue, en quelque sorte, un prototype multimodal (Boutin 2012; 2015): il ne peut y avoir de BD sans narration (textuelle et/ou graphique), pas plus qu’il ne peut y en avoir sans représentation illustrée (Mitchell 2006). Ici, l’interaction modale, fondamentale au récit, est inévitable (Kress 2010; Boutin & Martel 2018): les modalités textuelle et visuelle, voire sonore et cinétique, sont explicitement ou implicitement sollicitées – inférées – afin d’incarner dans ses moindres rouages, même par effet elliptique, la séquence narrative.
2.2.Une mimèsis (stéréotypie et hypermédia)
Ricœur formule dans son triptyque Temps et récit (1983; 1984) une actualisation intéressante de la conception antique de la mimèsis qui, aujourd’hui, trouve écho dans l’analyse des formes multimodales du récit de fiction, notamment celui qui aborde frontalement ou de manière croisée l’histoire, donc le passé de l’humanité. Baroni (2010) précise que la mimèsis, en tant que processus créatif, consiste à enrichir l’expérience du temps par sa reconfiguration narrative. La BD est l’une des formes du récit qui, de façon intrinsèque, permet de faire l’expérience du temps préfiguré dans l’expérience, configuré par le récit, puis refiguré par la lecture, bref de cette triple mimèsis (Ricœur 1983; Baroni 2010). La BD dite historique4 accentue alors ce phénomène en intégrant à l’expérience du temps individuel celle du temps historique, inscrit socialement et soumis aux traces documentaires.
Comment, alors, peut s’incarner concrètement la mimèsis au sein de tout récit? Dufays (2010) propose une explication pragmatique, fondée sur la stéréotypie littéraire. On peut dire de cette dernière qu’elle est à la fois imitation de la nature et stylisation: elle sous-tend en simultané la reproduction du réel et sa métamorphose par une mise en discours, elle-même fondée sur d’innombrables stéréotypes littéraires5, c’est-à-dire sur tous ces différents signes narratifs perçus par le lecteur et qui, toujours, en réfèrent à d’autres les pré-datant, nourrissent la mimèsis et assurent donc l’expérience de la temporalité narrative (Baroni 2010; Boutin & Martel 2018; Dufays 2010). Ce fonctionnement peut s’observer aussi bien dans le roman moyenâgeux que dans la série policière d’inspiration scandinave, dans une chanson de Brassens comme dans le cinéma de Leone, dans l’Antigone de Sophocle comme dans un récit en bande dessinée. La stéréotypie littéraire fait de toute fiction, a fortiori historique6, une reconfiguration de la réalité basée sur la mobilisation de stéréotypes, et l’expérience du temps narratif s’y conjugue avec celle du temps historique.
2.3. Une approche didactique novatrice de la fiction: la lecture dialectique
On constate que la BD, parmi de nombreuses autres formes de fiction, possède des caractéristiques narratives qui demeurent rarement mises en relief en didactique, quelle que soit la discipline scolaire interpellée (littérature, histoire, sociologie, etc.): 1. son essence multimodale; 2. sa fonction stéréotypique qui permet d’expérimenter la mimèsis. L’actualisation attendue des pratiques didactiques disciplinaires (Éthier, Lefrançois & Joly-Lavoie 2018; Lebrun & Dias-Chiaruttini 2020; Martel 2018) offre dès lors une occasion difficilement contournable d’examiner ces caractéristiques et de soutenir une perspective innovante en réception du récit de fiction à l’école: la lecture dialectique (Boutin & Martel 2018). Cette approche participe du débat plus générique autour du rapport ambigu de l’humain au réel (Barthes 1982a; 1982b; Ricœur 1983; 1985; Baroni 2010; Gallego 2015), qui se traduit de façon plus pragmatique par la question de l’usage profane et savant du savoir, notamment historique, en classe (Éthier, Lefrançois & Joly-Lavoie 2018; Jablonka 2014).
À l'instar de toute représentation culturelle du monde, réelle ou fictive, la BD est un objet inscrit dans un usage public – profane – du savoir (Éthier & Lefrançois 2021). Les représentations – multimodales – du vraisemblable / crédible en fiction historique (Bordage 2008; Louichon 2016; Martel & Boutin 2015, Nokes 2013), bien que destinées à première vue à un usage informel, donc profane, sont pourtant le produit d’un inévitable dialogue critique qui les confronte invariablement aux usages stabilisés et formels de la connaissance, donc aux usages savants du savoir (Éthier & Lefrançois 2021). Dans une telle dialectique, les discours profane et savant se croisent, se fécondent et se remodèlent dans des œuvres qui, conséquemment, reposent alors «sur un construit vraisemblable (représentations, conceptions et croyances issues de la vérifiabilité d’un faisceau de preuves crédibles) du social et du culturel soutenu par des traces, des artefacts, des sources» (Boutin & Martel 2018: 298) d’une indéniable richesse comparative et réflexive pour la classe.
La lecture dialectique consiste à placer les élèves dans un dialogue critique tenant compte des représentations, des symboles, des codes, des modes, des langages et des valeurs qu’ils rencontrent à l’occasion de la réception (lecture) d’œuvres littéraires multimodales (Boutin & Martel 2018), en tenant compte de la manière dont chaque œuvre s’inscrit dans une représentation du réel, qu’il contribue en même temps à déplacer et à reconfigurer (cf. Ricœur 1983).
Collective, dialogale et critique, la lecture dialectique, en tant que pratique engagée de réception du littéraire, permet aux élèves de déchiffrer, comprendre (traiter et interpréter) et intégrer le sens porté par le récit et ses modalités sémiotiques (Cartier 2007; Lacelle, Boutin & Lebrun 2017; Martel 2018; Martel & Boutin 2015). Appliquée à la BD, cette approche permet, comme nous l’écrivions ailleurs:
de mettre en branle et, surtout, de consolider: 1) des processus cognitifs et affectifs ainsi que des stratégies de lecture qui se développent formellement et informellement depuis le préscolaire / primaire; 2) des compétences sémiotiques et sémantiques propres à la lecture contemporaine – multimodale –; 3) le lire pour apprendre en contexte (inter)disciplinaire et 4) la critique des sources [...] En bout de course, un tel travail «sur et à partir du» roman graphique historique [BD] génère l’acquisition de savoirs historiques et/ou le remaniement des savoirs historiques antérieurs. (Boutin 2018: 307)
3. La lecture dialectique de bandes dessinées historiques: études de cas
Pour étayer notre propos avec des données empiriques, nous présentons les résultats exploratoires de différents parcours de lecture dialectique de bandes dessinées historiques auprès d’élèves québécois du primaire et du secondaire ayant eu cours au printemps 2019.
Ces parcours nous ont permis d’accompagner et, surtout, de détailler minutieusement la pratique de lecture dialectique d’élèves de 11 à 16 ans – toutes et tous volontaires7 (N = 13) – et répartis au sein de quatre cercles de lecture (Hébert 2019) (figure 1). Trois élèves de 6e année (école primaire - 11-12 ans) constituaient le Cercle 1; quatre autres élèves de 1ère secondaire (13-14 ans) formaient le Cercle 2; enfin, six élèves de 5e secondaire (15-16 ans) se retrouvaient au sein des Cercles 3 et 4. Au cours de l’expérimentation, les élèves ont été rencontrés lors d’entretiens focalisés (Lacelle, Boutin & Lebrun 2017) de trois à quatre fois sur une période de deux mois (avril-mai 2019). Tous ces entretiens ont été transcrits de façon intégrale (verbatims) et nous avons choisi, plus loin, d’en reproduire des extraits afin d’illustrer notre propos. C’est à partir de ces transcriptions qu’une analyse thématique de contenu permettant de décrire chacun des parcours de lecture dialectique a été réalisée (Miles & Huberman 2003; Sabourin 2009).
Figure 1: Présentation de l’échantillon (élèves/lecteurs volontaires)
Dans le cadre de l’expérimentation dont il est question ici, nous avons proposé aux volontaires de s’engager dans un dispositif de lecture inspiré de nos réflexions théoriques et praxéologiques à l’égard d’un modèle de lecture dialectique en BDH. Ce dispositif est commun à tous les élèves pour ce qui concerne les étapes proposées et les outils réflexifs associés, mais il s’appuie sur un corpus de BDH différencié selon les besoins des différents cercles de lecture dialectique. Le choix des BDH repose essentiellement sur l’adaptation de leur contenu respectif au lectorat visé et aux thèmes à l’étude dans les cursus en jeu (âge scolaire des élèves). Le dispositif était organisé en trois étapes de lecture dialectique, chacune de celles-ci étant complétée par un entretien focalisé réunissant tous les élèves/lecteurs des différents cercles de lecture.
Dans un premier temps (étape 1), les élèves ont été invités à lire de manière autonome les BDH ciblées pour leur cercle, sans qu’aucune intention de lecture ne leur soit explicitée. De même, aucune tâche connexe n’était proposée. Lors de l’entretien faisant suite à cette première étape, les élèves ont d’abord été questionné·e·s sur leur appréciation littéraire et esthétique (modalités textuelle, visuelle, sonore et cinétique) des BDH proposées et sur les obstacles (compréhension, traitement, interprétation, engagement dans la tâche, etc.) qu’ils ont rencontrés. Ils ont aussi été invité·e·s à identifier le thème des BDH lues et à en résumer l’essentiel. Dès ce premier entretien, il leur a aussi été demandé de se prononcer sur la «qualité historique» des BDH proposées8. Pour les aider à juger ainsi de la valeur des BDH en regard du savoir historique de référence, ils ont établi des liens entre leurs connaissances initiales des thèmes abordés et le traitement de ceux-ci dans les BDH. Plus spécifiquement, ils ont été interrogé·e·s sur la vraisemblance, ou non, de la (re)présentation des personnages mis en scène au regard de leur époque, des événements (historiques ou non) représentés, des lieux illustrés, etc. La formule collective des entretiens a permis à chacun, à cette étape du dispositif, de s’enrichir de la réflexion des autres.
Dans un deuxième temps (étape 2), les élèves ont été invités à s’engager dans une lecture semi-guidée d’un autre corpus de BDH. Pour ce faire, une intention de lecture spécifique a été formulée: lire les BDH en adoptant une posture critique pour juger ultimement de la qualité de chacune des BDH comme 1. œuvre littéraire et 2. source crédible d’information et de réflexion sur la période historique concernée. De même, un outil de réflexion leur a été proposé: le 3QPOC9, Avant d’entreprendre cette deuxième partie du parcours de lecture dialectique, le caractère multimodal de la BD – interaction des modes sémiotiques – leur a été présenté. De même, l’intérêt de se placer en posture critique lors de la lecture d’une BDH a été souligné, notamment parce que celle-ci encourage la réflexion sur la temporalité narrative, la mimèsis et la confrontation des usages profane et savant des idées et des représentations. Bien que l’outil 3QPOC ait été présenté et que son emploi – préalablement modélisé – ait été encouragé, il n’a pas été exigé des élèves-lecteurs qu’ils l’utilisent de manière obligatoire, et ce, afin d’éviter une «surdidactisation» de l’expérience dialectique. Lors de l’entretien faisant suite à cette deuxième étape, les mêmes questions que celles utilisées lors du premier entretien ont été posées. Toutefois, des questions à propos de l’utilisation et de l’utilité du 3QPOC ont été ajoutées.
Dans un troisième temps (étape 3), la formule de lecture semi-guidée a été poursuivie avec toujours la même intention de lecture et le recours (volontaire) à un nouvel outil de réflexion (présenté et modélisé): la méthode 4C10, qui est proposée par Martel (2018) pour faciliter le traitement critique de documents multimodaux . Lors de l’entretien focalisé qui a suivi cette dernière étape, les mêmes questions initiales de l’étape 1 ainsi que celles de l’étape 2 ont été posées. Toutefois, des questions à propos de l’utilisation et de l’utilité de la méthode 4C ont été ajoutées. De même, des questions à propos de l’appréciation d’ensemble du dispositif de lecture dialectique proposé (étapes retenues, choix des BD, utilité des outils proposés, appréciation des entretiens focalisés réalisés, etc.) ont permis de réaliser un retour général sur l’expérience vécue.
Dans le tableau qui suit, chacune des trois étapes, pour chacun des cercles de lecture dialectique, est présentée ainsi les BDH retenues. Les références complètes de ces dernières sont présentées en fin d’article.
Tableau 1: Dispositif de lecture dialectique expérimenté
L’expérimentation réalisée auprès des 13 élèves qui composent les quatre cercles de lecture et l’analyse de leurs pratiques de lecture dialectique conduit à quelques constats préliminaires. Essentiellement, l’analyse de cette première mise à l’essai nous a permis 1. de décrire de façon ethnographique différents processus de réception mobilisés par de jeunes lectrices et lecteurs volontaires, 2. d’analyser l’ampleur de l’engagement en dialectique de ceux-ci11 et 3. d’objectiver la démarche initiale de lecture dialectique. Ultimement, la validation initiale de la démarche de lecture dialectique, du moins dans le cas de la BDH, nous permet d’anticiper positivement ses multiples retombées en classe.
D’entrée de jeu, il faut souligner le rôle essentiel qu’a joué dans cette première expérimentation l’appréciation (littéraire et esthétique) des BDH proposées. L’appréciation semble en fait le facteur premier de l’engagement dans la tâche de lecture dialectique et dans la discussion réflexive proposée lors des entretiens focalisés. Les BDH qui plaisent (par leur force narrative, leur résonance subjective, la thématique historique qui y est abordée et son esthétisme visuel) sont celles qui engagent les élèves, qui sont lues, voire relues, avec plaisir, qui suscitent la réflexion par le dialogue, ce qui évoque spécifiquement les enjeux de la subjectivité en littérature (Langlade & Rouxel 2005) et de son appréciation par les élèves (Gabathuler 2016; Hébert 2019). Les extraits d’entretien suivants sont explicites à cet égard, puisqu’ils mettent en lumière l’appréciation (et sa justification) que font les élèves-lecteurs des BDH proposées.
Maria (cercle 1). C’est l’histoire d’un homme qui participe à la 2e guerre mondiale, plus précisément dans un régiment; il s’appelle Chandler. Il va à la guerre avec son ami. J’ai (...) beaucoup aimé comment ils ont présenté la BD. Je pensais que ce serait plus violent. Mais finalement c’est plus calme que prévu.
Sonia (cercle 1). Ma préférée, c’est La Petite Russie que j’ai vraiment adorée, c’est même mon coup de cœur de l’année (...) C’est la vie d’un personnage attachant. C’est comme s’il y avait une ligne du temps et que le personnage avançait dedans, mais c’est sa ligne avec des événements vrais. Magellan, j’ai un peu moins aimé parce que l’histoire était dure à comprendre, on était mêlé, la fin était au début (....) Des fois, la page couverture déçoit… ça m’est arrivée avec Magellan. Je suis difficile avec les images. Mais tu vois, d’habitude je n’aime pas le noir et blanc, mais là, dans La Petite Russie, le texte et les images étaient tellement bien faits, j’ai aimé ça.
Justine (cercle 1). Oui car quand c’est juste des faits historiques, on apprend des choses parfois, mais c’est plate… alors que quand l’histoire est bonne avec un peu de vraie histoire, on apprend aussi mais c’est plus le fun.
Raphaëlle (cercle 2). Oui, et le fait que c’était historique mais que c’était raconté comme une histoire, pas juste des faits, c’est le fun dans la BDH.
Émile (cercle 3). Moi, j’ai lu Radisson et je trouve que le contexte au départ est bien expliqué (...) la Nouvelle-France, puis les personnages sont tous interactifs. Ça accrochait, en plus avec les images…
Alinda (cercle 4). Et vraiment c’est la fiction, c’est l’histoire avec des émotions qui fait qu’on aime plus le sujet et même qu’on comprend mieux (...) J’ai lu Radisson et La Petite Russie. J’ai préféré La Petite Russie parce que vraiment, malgré qu’il raconte beaucoup l’histoire, c’est l’histoire des grands-parents. Ça m’a vraiment ouvert plus les yeux, ça m’a donné un autre point de vue. Parce que je connais l’histoire des historiens, l’histoire de l’école, mais là, ce sont des personnes qui ont vécu cette époque-là. On comprend mieux vraiment leur histoire (...)
De façon assez singulière et surtout spontanée, les jeunes lectrices du Cercle 1 (primaire) ont mis en relief la dimension hypertextuelle (Genette, 1982) en présence dans le corpus lu, notamment l’effet de «collection»
Justine. Moi je l’ai lue la BD sur Jacques Cartier. J’étais quand même intéressée même si ce n’était pas mon livre préféré, même si je trouvais qu’il n’avait pas beaucoup d’action… et en plus à la fin, je continuais à lire, mais je ne comprenais plus rien. Je lisais mais c’était juste des mots, je ne comprenais plus l’histoire.
Sonia. Un peu comme Magellan…
Maria. C’est la même collection, alors c’est un peu pareil que Magellan. Il y a un document à la fin et je pense que justement, ils mettent ce document parce que l’histoire n’avance pas vraiment. C’est ce document sérieux qui permet vraiment d’apprendre quelque chose. La BD, l’histoire dedans, c’est plus du blabla pas vraiment le fun.
Suite à la découverte de la richesse du corpus de BDH, par le biais de la participation volontaire à cette étude, 11 élèves-lecteurs sur 13 souhaitent explicitement poursuivre leurs découvertes en matière de BD, et plus spécifiquement de BDH. Conséquemment, les parcours de lecture dialectique réalisés et les entretiens dialogaux qui y sont liés paraissent avoir stimulé l’intérêt des participant·e·s pour le genre (la BDH) et la démarche (lecture dialectique). Cela, en plus de conforter nos choix épistémologiques et didactiques, rappelle le rôle majeur que joue la médiation dans la transmission de la culture littéraire (Hébert, 2019). Voici à cet égard des extraits dignes d’intérêt:
Alexi (cercle 4). Moi, juste l’idée de la recherche m’a donné le goût de lire de nouveau des BD, pas juste des BD historiques cependant. J’ai envie de replonger.
Maxime (cercle 2). Moi, je croyais qu’il y avait juste des BD de type Les Légendaires.
Alinda (cercle 4). Moi vraiment, j’ai découvert des BD très différentes de ce que je connaissais. La majorité de ce que je lis d’habitude ce sont des romans, mais là, j’ai découvert un autre univers et surtout des sujets sur lesquels je ne lis pas souvent.
Raphael (cercle 4). Moi la lecture, ce n’est pas mon point fort mais le fait de lire La Petite Russie, qui était loin d’être dans mon champ d’intérêt, de base un livre historique ce n’est pas ce que je préfère, mais d’avoir une histoire plus développée que trois carrés avec des blagues, ça m’a donné une autre perspective et vraiment honnêtement, j’ai envie d’aller plus loin. Peut-être aller encore dans un autre univers fictif, pas nécessairement historique, mais une fiction qui permet quand même d’apprendre des choses et de se questionner.
La maîtrise (même partielle) des compétences de lecture multimodale et, plus spécifiquement, des codes et techniques de la BD, qui est acquise par une fréquentation assidue et personnelle du média ou grâce à l’école12, s’avère fondamentale à la réception réussie du récit historique. De manière marquée, ce sont 1. les élèves qui possèdent déjà des acquis spécifiques en BD (initiation en classe par leur enseignant) et en lecture multimodale, par exemple les trois élèves du primaire (Cercle 1), et 2. les élèves sensibles spontanément à son caractère multimodal, qui s’engagent véritablement dans la lecture dialectique recherchée.
Sans surprise, ces mêmes élèves parviennent à trouver les mots pour parler de leur lecture, des processus qui la sous-tendent, des réflexions qui s’y rattachent. Maitrisant le langage (même intuitif) de la multimodalité et de l’univers de la BD, ils semblent plus outillé·e·s pour adopter une posture réflexive, entre autres parce qu’ils parviennent, et c’est l’hypothèse la plus plausible, à comprendre et à interpréter l’ensemble des subtilités narratives (temporalité, stéréotypes, hypermédia) et plurisémiotiques des œuvres lues.
Par exemple, pour la BDH Deux généraux, ce sont les élèves-lecteurs qui semblent maîtriser les codes de la BD et la lecture multimodale13 qui parviennent à cerner le rôle narratif que joue la mise en scène de la coloration.
Maria (Cercle 1). Il y a un jeu de couleurs vraiment intéressant. Quand les images sont rouges, c’est plus violent, et les autres images sont vertes.
Raphaëlle (Cercle 2). Je me suis vite aperçue que les couleurs avaient un rôle à jouer. Quand le fond était rouge, il était question de la guerre. Vert, c’était plus réflexif, pour l’histoire en dehors des combats.
L’extrait qui suit, tiré d’un échange réalisé avec les élèves du Cercle 4, est éloquent, puisqu’il illustre l’apport de sens que suscite pour plusieurs la complémentarité textes-images en BD.
Raphael. Moi aussi, lire une BD, ça m’aide (...) Dans un roman ce qui m’énerve, c’est qu’il manque d’images, il manque de représentations, de visuel et je suis une personne visuelle. J’aime lire du texte et de l’image associés ensemble. Quand je regarde une BD, je peux comprendre facilement, je n’ai même pas besoin de m’imaginer les personnages, ils sont là devant moi. Mais tout va ensemble.
Alexi. Moi, il y avait longtemps que je n’avais pas lu de BD et comme Raphael, je m’intéresse autant au texte qu’aux images. Ça m’aide à mieux comprendre l’histoire, on voit les émotions notamment et on a moins besoin d’inférer.
Il est important d’admettre que la posture de lecture dialectique recherchée n’est pas naturelle et spontanée pour les élèves-lecteurs de cette étude, notamment en ce qui a trait à la confrontation critique des (re)présentations de l’histoire permettant de juger de la vraisemblance et donc de la crédibilité des BDH. Bien que celles-ci portent en elles un contenu éminemment historique et qu’elles proposent un rapport précis au temps, elles sont initialement perçues par les élèves-lecteurs rencontrés comme des œuvres de divertissement, d’évasion, de procuration. Toutefois, et c’est là quelque peu paradoxal, ces œuvres, bien que destinées au plaisir de la lecture, semblent aussi jugées par la majorité des participant.e.s comme porteuses d’une (re)présentation vraisemblable du passé, puisque ce sont justement des BDH. Questionnés sur la crédibilité qu’ils accordent aux BDH, les élèves-lecteurs du Cercle 2, entre autres, précisent ainsi leur position.
Maxime (Cercle 2). Je ne me demande jamais si c’était vrai ou faux parce qu’il y a vraiment beaucoup de faits là-dedans que je connaissais et quand même, c’est une BDH.
Elliot (Cercle 2). Moi, j’ai l’impression que tout était vrai.
Raphaëlle (Cercle 2). J’avais quand même l’impression d’être dans le vrai moi aussi, mais en même temps, c’était bizarre les choix qu’ils faisaient.
Dès lors que les élèves sont invités à questionner la qualité de la (re)présentation historique des BDH proposées, ils sont tout d’abord pris au dépourvu, comme l’expriment bien deux élèves-lectrices du Cercle 1.
Maria (Cercle 1). Moi, c’est facile de caractériser et de comprendre une BD, les deux premiers C de la méthode 4C, mais confronter, c’est vraiment dur, je ne sais même pas ça veut dire quoi…
Justine (Cercle 1). C’est vrai, confronter, je ne sais pas comment faire et pourquoi il faut le faire.
Guidés toutefois par les questions posées, apprenant d’un entretien focalisé à l’autre à questionner les BDH lues, à traquer les invraisemblances ou, du moins, les problèmes de vraisemblance, ils parviennent presque tous à adopter une posture critique (et argumentée) et à s’engager dans la lecture dialectique recherchée. De telle sorte qu’il semble y avoir une certaine émulation des compétences de lecture dialectique – comme en fait foi entre autres la richesse des échanges réalisés dans le cadre des derniers entretiens qui témoignent d’un développement apparent de la posture des participant·e·s. Certains extraits de ces échanges sont ici présentés; ils permettent de constater que plusieurs des élèves avec qui nous avons échangé parviennent progressivement à adopter une posture critique et distanciée avec la BDH.
Raphaëlle (Cercle 2). Bien on n’a pas besoin de s’appuyer sur des faits dans une BD non historique. On peut s’inspirer de n’importe quoi, de n’importe quelle époque, de n’importe où. Alors qu’une BD historique, il faut rester dans le temps. Quelqu’un qui fait une BD historique doit prendre des faits pour ne pas mettre des incohérences dans l’histoire. Si des Amérindiens sortent leur parapluie, ce n’est pas possible.
Maxime (Cercle 2). Tu sais, même si c’est historique, on invente un peu, pour faire avancer l’histoire, on est obligé d’en ajouter (...) il faut reconnaître ce qui est inventé.
Alexi (Cercle 4). Et il y a des BD appuyées sur des faits historiques, comme des autobiographies, mais il y a aussi des BD qui proposent des histoires imaginaires dans un contexte historique. Il y a donc une certaine différence.
Marianne (Cercle 2) (À propos de Deux généraux). C’avait toute l’air d’être très réel, il y avait des faits réalistes, mais peut-être que c’est exagéré aussi… Mais en même temps c’est vraiment bien raconté. En tout cas, je suis persuadée que si c’était seulement le récit du grand-père, il y aurait eu des affaires un peu plus farfelues et exagérées.
Raphaëlle (Cercle 2) (À propos de Paul au parc). Il y a plusieurs choses vraies mais bon, ça reste une autofiction (...) Mais il y a eu l’enlèvement de Pierre Laporte et ça, je sais que l’enlèvement a vraiment eu lieu (...) je sais que Pierre Laporte est vraiment mort, qu’ils ont donné son nom à un pont, qu’il s’est fait enlever, que le FLQ a vraiment fait des choses, il y avait vraiment ces problèmes au Québec.
Plusieurs arrivent même à nommer tout le travail de reconfiguration du réel que sous-tend une œuvre de semi-fiction historique, comme en témoigne ce passage du dernier entretien réalisé avec les élèves-lecteurs du Cercle 2.
Raphaëlle (Cercle 2). Oui, comme ce qu’ils ont dans le visage. On sait que les Amérindiens ont des maquillages, mais ce n’est pas n’importe quel. Donc avant, il faut se renseigner un peu avant de dessiner.
Maxime (Cercle 2). Oui mais tu ne peux pas dire n’importe quoi non plus. Il ne faut pas juste se documenter pour les images mais pour tout. Tu ne peux pas dire n’importe quoi.
Cependant, et c’est là un constat d’importance, cette évolution ne semble pas reposer sur le recours expérientiel à des tâches/outils de type scolaire. Par exemple, le 3QPOC ou la méthode 4C ont finalement trouvé très peu d’écho. En fait, ils n’ont pas du tout été appréciés. Certains élèves-lecteurs précisent que l’utilisation, même partielle, de ces outils, a entravé leur lecture et le plaisir de découvrir le corpus des BDH. D’autres, encore plus nombreux, affirment avec honnêteté de pas les avoir utilisés parce qu’un tel recours rendait l’expérience de lecture trop scolaire.
Maria (Cercle 1). Moi j’ai lu les feuilles avant et après, mais franchement, je me suis laissé aller dans la lecture. C’est vraiment après que j’ai relu les feuilles pour essayer de répondre aux questions. Mais je trouve que ces outils ne m’aident pas, ça fait trop «école» de toute manière.
Alinda (Cercle 4). Moi j’ai oublié. En fait, je savais qu’il y avait ces outils que je pouvais utiliser mais je rentrais trop dans l’histoire. Je l’ai fait un peu avec une BD mais bon… Mais avec les autres, vraiment, je rentre trop dans l’histoire, je lis pour le plaisir. Quand je ne connais pas une méthode, quand je vois quelque chose comme ça, je sens ça comme à l'école et je n’ai plus le goût de lire. Pour une fois qu’on pouvait lire juste pour le plaisir.
Alexi (Cercle 4). Moi, chaque fois qu’on me dit de lire pour faire un travail, ça me coupe tout mon plaisir. Ce que je vais finir par faire, c’est lire avec le travail à côté. Comme pour ce projet, on avait le choix, j’ai simplement lu et j’ai réfléchi à nos discussions.
C’est plutôt la mise en place d’un environnement favorable à l’échange, au dialogue et à la réflexion, en l'occurrence les moments d’entretiens focalisés autour des œuvres lues, qui paraît avoir joué un rôle central dans l’adoption progressive de la posture de lecture dialectique recherchée.
Alinda (Cercle 4). Moi, ce que je préfère, ce sont les échanges qu’on a eus. C’est vraiment plus motivant en plus, c’était libre, sans évaluation. (...) Nos discussions m’ont permis de comprendre que ça prend aussi beaucoup de connaissance pour faire les personnages et expliquer l’histoire.
Maxime (Cercle 2). Moi je suis capable de te dire maintenant que ça c’est la partie qui rend l’histoire intéressante et ça c’est la partie vraie de l’histoire. À force d’échanger avec toi et les autres sur cela, je parviens maintenant à distinguer ce qui est vrai et pas vrai.
Conséquemment, c’est la démarche de dialogue dialectique mise en place par le biais des entretiens focalisés, faisant place à l’échange littéraire et réflexif, qui paraît ici avoir joué le rôle de catalyseur. Le rôle central de l’échange, du dialogue, de l’apport de la parole de l’Autre, rappelle le rôle important que joue la discussion littéraire, les cercles littéraires et autres dispositifs d’échanges dans l'appropriation et la réflexion en didactique de la littérature (Dufays, Gemenne & Ledur 2018).
C’est enfin le caractère volontaire et non formellement scolaire de l’expérience de lecture dialectique proposée qui semble avoir joué en notre faveur et donc en faveur de l’engagement des élèves dans l’appréciation et l’exploration critique de la BDH.
Raphaëlle (Cercle 2). Moi je me suis dit que je devais lire comme si c’était Tintin parce que c’était une BD historique. Il a fallu que je me dise que c’était plus une histoire, qu’une BD historique, pour pouvoir plus apprécier. Car quand on me dit historique, c’est comme si je rentre dans le mode école. Là pour le projet, il a fallu que je me mette dans l’état d’esprit que c’est volontaire ce que je suis en train de lire sinon j’ai de la misère à apprécier ma lecture.
4. Conclusion
Nos investigations en classe auprès d’élèves du primaire et du secondaire nous ont permis d’illustrer le fait que l’usage scolaire de la BD, notamment en histoire, permet d’instaurer à l’école ce dialogue souhaité entre les mondes profane et savant. Particulièrement, le travail autour de certaines œuvres, dont celles qui sont controversées, et le dispositif de lecture dialectique que nous développons, permettent par exemple de faire réfléchir les élèves à «l’historisation de la fiction et à la fictionnalisation de l’histoire» (Gallego 2015: 5). Pour ce faire, il faut cependant que les élèves s’engagent véritablement dans ladite lecture dialectique, ce qui leur demande d’apprécier et de critiquer, par le dialogue, la teneur des composantes multimodales et stéréotypiques du récit de fiction.
L’observation ethnographique, la documentation et l’analyse de ces pratiques de réception in situ et in extenso dans un contexte de réception d’œuvres profanes constitue, à notre avis, un préalable incontournable à une conséquente didactisation de la lecture dialectique – multimodale et mimétique – à l’école. Grâce, désormais, à de telles assises, nous semblons désormais à l’aube d’une telle transposition.
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Pour citer l'article
Jean-François Boutin & Virginie Martel, "La lecture dialectique de bandes dessinées historiques: étude de treize parcours de lecture", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021http://www.transpositio.org/articles/view/la-lecture-dialectique-de-bandes-dessinees-historiques-etude-de-treize-parcours-de-lecture
Voir également :
Décrire et interpréter l’architecture graphique des bandes dessinées: Léna mise en page
Sur la base de l’analyse de l’organisation des planches que l’on rencontre au fil de l’album Le Long Voyage de Léna de Pierre Christin et André Juillard, cet article visera à montrer comment il est possible de décrire et d’interpréter l’architecture des planches d’un récit graphique{{Cette réflexion a été développée dans le cadre du projet Sinergia «Reconfiguring Comics in our Digital Era», financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS: CRSII5_180359).
Décrire et interpréter l’architecture graphique des bandes dessinées: Léna mise en page
La dimension tabulaire de la bande dessinée: de la théorie à l’enseignement… et retour
Sur la base de l’analyse de l’organisation des planches que l’on rencontre au fil de l’album Le Long Voyage de Léna de Pierre Christin et André Juillard, cet article visera à montrer comment il est possible de décrire et d’interpréter l’architecture des planches d’un récit graphique1. Je commencerai par souligner l’importance, pour la didactique de la bande dessinée, de disposer d’un outillage conceptuel permettant d’identifier différents prototypes de mise en page, tout en soulignant les lacunes observables en ce domaine. Je mettrai aussi en lumière un certain nombre de problèmes liés à l’ergonomie des principaux modèles théoriques, ce qui justifie selon moi leur reconfiguration dans l’optique d’une transposition didactique des typologies existantes. Cela m’amènera à proposer un modèle original, que je mettrai à l’épreuve par ma lecture de l’album de Christin et Juillard.
Philippe Sohet, dans son effort de didactisation d’une bande dessinée d’Edmond Baudoin, commente de la manière suivante une planche caractérisée par des effets de symétrie:
Ces ajustements graphiques nous rappellent qu’une planche ne se réduit pas à une succession de cases, elle est surtout un espace où cohabitent des vignettes. Si la «lecture» d’une bande dessinée est séquentielle, case par case, il ne faut pas perdre de vue que son appréhension visuelle est d’abord globalisante, l’œil percevant la planche dans son ensemble. Cette réalité correspond à la dimension «tabulaire» de la planche. Il est donc possible de penser cette cohabitation, de l’organiser en fonction de certaines fins. (Sohet 2010: 66)
Pour les enseignants soucieux de mettre en avant les spécificités du langage de la bande dessinée, il est en effet difficile de faire l’impasse sur l’un des aspects les plus saillants de ce médium, à savoir le fait que la séquence de cases est projetée à la surface de son support, ce qui entraine l’émergence d’effets liés à la coprésence des images. Pourtant, en dépit de la reconnaissance de cette «dimension tabulaire», où se joue en partie le sens du récit, de nombreux manuels se caractérisent par une carence d’outils permettant de traiter cet aspect. L’ouvrage de Sohet, par exemple, possède des sections intitulées «La planche comme composition» (2010: 63-67), «La panopticité» (2010: 68-73) et «La stratégie du site» (2010: 73-80), mais, fidèle à une approche dont l’objectif est surtout de dégager la spécificité de l’œuvre de Baudoin, il ne propose aucun principe général de «composition» ou d’organisation de cette «panopticité», ce qui réduit considérablement la transférabilité de cette lecture vers d’autres contextes. Plus récemment, dans les manuels publiés par Marie-Hélène Marcoux, pourtant très systématiques dans leur approche du langage de la bande dessinée, la description de la dimension tabulaire est totalement absente du manuel destiné aux niveaux primaires (2018), alors que pour le niveau secondaire, les mises en page régulières sont érigées en matrices pour toutes les autres formes de composition, ce qui l’amène à leur attribuer une valeur esthétique que l’on peut juger excessive:
Le gaufrier sert de modèle pour disposer les cases de façon harmonieuse et visuellement attrayante. Il est normal que certaines scènes importantes ne puissent pas correspondre au format plus contraignant de six ou neuf cases. Le bédéiste a parfois besoin de plus de cases […] pour illustrer une scène d’action rapide. Il choisira donc de varier, selon ses besoins, le gaufrier classique. (Marcoux 2016: 30)
À côté du «gaufrier», il existe pourtant bien d’autres types d’organisation de l’espace paginal, que l’on peut qualifier, selon les auteurs, de mises en page «semi-régulière», «irrégulière», «rhétorique», «décorative» ou «productrice» (Chavanne 2010 ; Groensteen 1999 ; Peeters 2003). Renaud Chavanne rappelle en outre que «contrairement à ce que l’on pourrait être tenté de penser, les compositions régulières ne sont pas nécessairement les plus anciennes attestées de la bande dessinée» (2010: 57). La question se pose donc de savoir si, pour construire un savoir scolaire sur la «panopticité» ou la «planche comme composition», il suffit de renvoyer à ces typologies savantes et aux terminologies qui en découlent. Et si c’est le cas, quel modèle choisir?
Jusqu’à récemment, je m’appuyais dans mes cours2 sur les modèles élaborés par Benoît Peeters (1991) et Thierry Groensteen (1999), qui sont les plus fréquemment cités dans la recherche francophone3. Si les types dégagés par ces deux auteurs sont relativement faciles à expliquer et à illustrer avec des exemples choisis4, en revanche, le passage à un usage empirique se révèle beaucoup moins aisé. Mon expérience m’a notamment permis de constater l’existence de difficultés persistantes, pour un grand nombre d’étudiants, quand il s’agissait de classer certaines mises en page d’apparence plutôt banale, mais qui se situaient en dehors des catégories, ou plutôt qui cumulaient des traits contradictoires invitant à les classer dans plusieurs catégories simultanément. Ces modèles ont pour eux la simplicité des critères qui sont au fondement des catégorisations, mais l’analyse d’œuvres singulières ne cesse de mettre en évidence l’existence de cas indécidables. Au début, je suggérais de sélectionner la typologie correspondant le mieux à l’objet étudié, voire de nommer différentes classifications possibles, en mettant en évidence les traits qui les rapprochent de tel ou tel type, ce qui n’était au fond guère satisfaisant. Au lieu d’offrir un levier pour l’interprétation, les typologies finissaient par devenir des obstacles bloquant l’analyse dans sa phase descriptive, au lieu de l’orienter vers une réflexion sur la fonction du dispositif.
En contexte scolaire, quand on présente une planche et que l’on porte la discussion sur sa dimension tabulaire, il est pourtant difficile d’échapper à la question de savoir comment décrire telle ou telle mise en page et à l’interrogation qui découle de cette difficulté: pourquoi tel ou tel dispositif ne se laisse pas facilement classer? Si cela concerne une œuvre expérimentale, on pourra en conclure que la valeur de l’objet se fonde, en partie du moins, sur son écart créatif vis-à-vis des principes de compositions habituels. Mais si l’on rencontre le même problème à la lecture d’un album d’André Juillard et de Pierre Christin, qui s’inscrit dans la droite ligne de la tradition franco-belge, alors il faudra en conclure que l’outil mobilisé pour l’analyse souffre d’un défaut d’ergonomie.
La théorisation de la mise en page en bande dessinée est marquée par un déficit chronique de mises à l’épreuve empiriques et la réflexion portant sur la transposition didactique des modèles pourrait être l’occasion de remédier à ce problème. Dans le domaine de la didactique de la bande dessinée, Nicolas Rouvière, à la suite de Jean-Paul Meyer (2019: 164, n. 19), dénonce également les «limites des typologies actuelles» (2019: 372), tout en insistant sur le rôle que pourrait jouer la didactique dans la théorisation de la bande dessinée:
Il est enfin un dernier argument, sans doute le plus décisif, pour reconsidérer sans mépris aucun l’apport que peut représenter la sphère éducative pour une meilleure connaissance de la bande dessinée. En effet, les difficultés à caractère didactique que rencontrent les enseignants quand il s’agit de faire étudier la BD en classe correspondent très souvent à des nœuds épistémologiques qui se trouvent au cœur de la spécificité du médium. Ainsi en va-t-il de la notion d’hypercadre, qui a constitué l’une des difficultés les plus importantes pour la théorisation sémiotique de la bande dessinée. (Rouvière 2016: 372)
L’objectif de cet article sera précisément de tenter d’améliorer l’ergonomie des typologies existantes en élaborant un modèle en partie original, qui soit à la fois plus facile à enseigner, plus souple et plus efficace pour décrire l’organisation tabulaire des planches. On pourrait contester l’intérêt d’un tel outil en arguant que l’interprétation des effets découlant de l’organisation spatiale des récits graphiques pourrait se passer d’une description standardisée, ainsi que l’illustre l’approche du récit graphique de Boudoin par Sohet. D’ailleurs, les didacticiens dénoncent souvent les dérives d’un enseignement qui se contenterait de transmettre une terminologie ou un bagage technique au lieu de s’attacher à dégager le sens de l’œuvre:
Enseigner la bande dessinée est un défi que l’enseignement scolaire doit relever, en particulier pour établir des liens entre la littératie traditionnelle et les nouvelles formes de culture médiatique. Mais il ne s’agit pas seulement de former des lecteurs experts et critiques, aussi bien à l’aise dans le monde des lettres que celui des représentations figuratives, pour démêler des productions discursives combinant des codes variés. Il s’agit aussi de former des lecteur sensibles, impliqués, entrant en résonnance symbolique avec les œuvres, pour s’accomplir à part entière comme sujets-interprètes. (Missiou 2019: 98)
J’essaierai de montrer, en m’appuyant sur la lecture du Long Voyage de Léna, que le fait de discuter de la mise en page des planches en se fondant sur une grille d’analyse permet de sensibiliser les apprenants à une dimension souvent négligée lors de la lecture, tout en élargissant le champ de leur expérience esthétique. Ainsi que l’affirme Elizabeth Rosen, l’étude de leur dimension tabulaire souligne que les bandes dessinées «remettent en question la plupart des façons dont nous avons appris à lire: de gauche à droite, de haut en bas, de façon linéaire et progressive» (2009: 58). Jesse Cohn insiste quant à lui sur le fait que de nombreux lecteurs, habitués à cette lecture linéaire, négligent les effets qui se construisent à l’échelle de la page, ce qui réduit considérablement leur horizon esthétique et les amène à lire les bandes dessinées comme des romans ordinaires5:
Parfois, en lisant un roman graphique, nous pouvons perdre de vue le fait que nous regardons une page. En effet, pour la plupart de nos élèves, habitués à considérer la bande dessinée comme une lecture facile, leur regard passe assez rapidement sur les pages, qui sont généralement conçues pour ne pas interrompre cette fluidité ; ils voient des personnages agissant dans le temps, et non un dessin étendu dans l'espace. (Cohn 2009: 44)
Cohn confesse avoir rencontré des résistances quand il s’agissait d’attirer l’attention de ses étudiants sur l’aspect proprement graphique des récits en bande dessinée. Il ajoute que si cette dimension devient évidente lorsqu’il confronte sa classe à des œuvres expérimentales, à l’instar des romans graphiques de Chris Ware, la grande majorité des bandes dessinées exigent de disposer d’un cadre interprétatif permettant d’identifier les procédures standardisées à travers lesquelles les récits «occupent l’espace» (2009: 44). Il s’agit par conséquent de découvrir des principes généraux de composition, que Cohn compare avec l’art du montage hollywoodien enseigné dans les cursus d’études cinématographiques6. Il ne s’agit pas de confondre le découpage filmique avec l'organisation tabulaire du récit, qui sont des opérations totalement différentes, mais d’insister sur l’importance d’objectiver les logiques sous-jacentes au montage cinématographique et à la mise en page de la bande dessinée pour que ces configurations narratives soient perçues au-delà des automatismes culturels qui les invisibilisent.
Par ailleurs, outiller les apprenants avec une typologie de techniques narratives permet de discuter de phénomènes qui transcendent le cas particulier, posant par exemple la question des parentés et des filiations entre les œuvres, tout en permettant de mettre au jour des procédures standardisées qui donnent forme aux productions sérielles de la culture médiatique7. Mobiliser de tels cadres interprétatifs permettrait par conséquent sans nul doute de renforcer la littératie médiatique des apprenants (cf. Lebrun, Lacelle & Boutin 2012).
Tabularité des récits graphiques et typologies des mises en page
Dans un article pionnier, Pierre Fresnault-Deruelle (1976) définit la bande dessinée comme un produit culturel écartelé entre la linéarité du strip et la tabularité de la planche. Cette double dimension a amené Thierry Groensteen à souligner l’existence de deux modes d’appréhension des rapports entre les images dessinées. Dans une terminologie qu’il emprunte à Jean Ricardou (1978), il évoque une arthrologie restreinte et une arthrologie généralisée. L’arthrologie, en médecine, consiste en l’étude des articulations entre différents membres du corps humain. En bande dessinée, cette double logique articulatoire souligne que les cases – qui constituent l’unité fondamentale de la bande dessinée – ne font pas que se succéder linéairement, comme une suite de mots, mais forment également un réseau entre des éléments occupant différents lieux disséminés dans l’espace graphique. L’étude des relations qui se tissent au sein de cet espace consiste, toujours selon la terminologie de Groensteen, à mettre en lumière un «tressage iconique», c’est-à-dire un réseau qui se déploie dans une dimension tabulaire et plus seulement linéaire. A priori, ce tressage peut se déployer à n’importe quelle échelle de l’œuvre imprimée, Groensteen insistant sur le fait que les images facilitent une saisie rapide du sens, ce qui invite, davantage que dans d’autres genres d’imprimés, à naviguer librement à la surface des pages et au feuilletage des albums:
La bande dessinée est fondamentalement une littérature qui ne dissimule rien, qui s’offre à une possession entière et sans reste: on la découvre rien qu’à la feuilleter, on navigue à sa surface sans oblitérer ce qui précède et en ayant déjà un œil sur ce qui arrive. (Groensteen 2011: 82)
Au sein de ce système, qualifié de «spatio-topique», se pose en particulier la question de l’étalement des images à la surface des planches et des effets qui découlent de leur configuration paginale. Comme l’explique Groensteen:
Parmi les diverses opérations qui assurent l’intégration des composantes d’une bande dessinée, celle qui a le plus particulièrement pour fonction de régir les paramètres spatio-topiques est communément désignée sous le terme de «mise en page». (1999: 107)
Benoît Peeters est probablement l’un des premiers auteurs à avoir proposé une typologie des mises en page8. Selon son approche, deux critères sont retenus pour classer la composition des planches: d’une part, l’interdépendance ou l’autonomie entre le tableau et le récit ; d’autre part, le rapport de domination, respectivement de la fonction narrative ou de la tabularité. En croisant ces critères, Peeters (2003: 49) obtient un tableau à double entrée définissant quatre types de composition, qui renvoient respectivement à une utilisation rhétorique, conventionnelle, productrice ou décorative de la mise en page.
Tableau 1: Typologie des mises en page selon Benoît Peeters.
Les mises en page rhétorique et conventionnelle sont donc dominées par la fonction narrative, mais elles s’opposent sur le plan de la variabilité des cases. Dans la mise en page rhétorique, le format s’adapte au contenu tandis que dans le dispositif conventionnel, il n’y a pas d’interdépendance, le format adoptant une grille régulière, aussi appelée «gaufrier» (Peeters 2003: 51). Au sujet de la mise en page conventionnelle, Peeters affirme par ailleurs qu’il s’agit d’un «système fortement codifié, où la disposition des cases dans la planche, à force de se répéter, tend à devenir transparente» (2003: 52). Les mises en page décorative et productrice se caractérisent quant à elles par une dominance du tableau, mais la première est exploitée à des fins purement esthétiques, tandis que la seconde engendre des effets qui modifient l’appréhension du récit.
Si les mises en page dites rhétoriques ou conventionnelles sont relativement faciles à identifier, il est plus difficile de différencier concrètement les utilisations décoratives ou productrices. L’appréciation de la fonction du dispositif et la détermination du point de bascule à partir duquel on peut considérer que la dimension tabulaire devient dominante reposent en effet sur des critères subjectifs. Jan Baetens et Pascal Lefèvre ont d’ailleurs montré que ces qualificatifs pouvaient très bien s’utiliser en relation avec le «gaufrier», que Peeters range pourtant dans la catégorie des usages conventionnels. Par exemple, de nombreuses pages de Watchmen exploitent des effets de symétrie ou des compositions en damier jouant sur le contraste des couleurs, ce qui renforce l’une ou l’autre de ces fonctions:
Ce qui fait la force de l’album, sous l’angle du cadrage, c’est l’utilisation du principe conventionnel selon des logiques en fait contradictoires. Ainsi la plus neutre de toutes les mises en page – la fragmentation de la planche en neuf vignette analogues – connaît aussi un emploi producteur. La symétrie du modèle de base pousse à doter un chapitre entier d’une structure symétrique globale et de faire miroiter les successives pages de la première partie de cette section dans les planches équivalentes de la seconde moitié. Par ailleurs de nombreuses planches de Watchmen revêtent sûrement, en premier lieu par la distribution réglée, souvent en damier, des contrastes chromatiques, un aspect décoratif et ne peuvent pas ne pas être déchiffrées comme un espace plastique. (Baetens & Lefèvre 1993: 60)
Groensteen propose quant à lui une typologie un peu différente, ce qui l’autorise à envisager l’existence de gaufriers productifs ou décoratifs. Reprenant l’exemple de Watchmen discuté par Baetens et Lefèvre, il est conduit à critiquer le qualificatif de conventionnel pour définir le gaufrier, car cette mise en page exacerberait les correspondances non linéaires qui peuvent être tressées entre des cases isomorphes:
La mise en page régulière est donc aussi celle qui exalte certains effets de tressage parce qu’elle leur permet de produire les agencements les plus simples et prégnants du point de vue perceptif, et parce qu’elle renforce les correspondances entre lieux prédéterminés. (Groensteen 1999: 114)
Le principe retenu par Groensteen pour analyser une mise en page repose sur les réponses données à deux questions, apparemment très simples:
a / Est-elle régulière ou irrégulière?
b / Est-elle discrète ou ostentatoire? (Groensteen 1999: 114)
En croisant ces deux critères, Groensteen reconstruit une typologie à quatre termes:
- régulière et discrète ;
- régulière et ostentatoire ;
- irrégulière et discrète (ce qui correspond à la mise en page «rhétorique» classique) ;
- irrégulière et ostentatoire. (Groensteen 1999: 115)
Le problème découlant de ce modèle, c’est qu’il ne précise pas quel degré de régularité correspond au juste l’expression «mise en page régulière» et il n’indique pas davantage selon quel critère il est possible de décider que telle ou telle composition devient ostentatoire. En effet, Groensteen mentionne la possibilité de rencontrer, au sein d’une mise en page régulière, des rupture saillantes, sans que cette modification du gaufrier ne fasse basculer ce dernier du côté des organisations irrégulières:
[La mise en page régulière] possède enfin cette ultime vertu, de ménager la possibilité de ruptures soudaines et spectaculaires avec la norme posée d’abord. Dans un album dont les pages sont régulières, une page qui se distingue soudain par une configuration spéciale obtiendra un impact très fort […]. Au lieu que, quand toutes les vignettes sont discriminées par des formats différents – comme le propose l’option rhétorique –, il est plus difficile d’en faire vraiment ressortir aucune. (Groensteen 1999: 114-115)
On voit ainsi que l’opposition la plus élémentaire, à savoir celle entre régularité et irrégularité, pose la question du seuil à partir duquel on passe d’un prototype à l’autre, puisque Groensteen – comme Peeters9, d’ailleurs – suggère que des variations locales du gaufrier ne remettent pas en cause le type de base auquel se rattache la composition. Quant à la fonction de ces ruptures, Groensteen considère qu’elles peuvent renforcer le caractère ostentatoire de la mise en page, faisant basculer une mise en page conventionnelle dans un registre décoratif ou productif, ou qu’elles peuvent tout aussi bien répondre à la simple nécessité d’adapter le format de la case à son contenu narratif, ce qui la rapprocherait d’un usage rhétorique.
Cette possibilité de considérer que certaines planches irrégulières ne représenteraient que des variations du gaufrier pose non seulement la question du seuil à partir duquel une irrégularité peut être jugée pour elle-même, mais également de l’échelle à partir de laquelle caractériser une mise en page. Faut-il considérer l’ensemble de l’œuvre, que l’on classerait dans l’une ou l’autre de ces catégories de base – régulière ou irrégulière pour Groensteen, conventionnelle ou rhétorique pour Peeters – et définir ensuite, sur cette base, des passages qui offriraient des variations de cette matrice, ou vaut-il mieux s’attacher à décrire chaque planche dans sa relative autonomie vis-à-vis de l’œuvre globale? La question est d’autant plus actuelle que de nombreux romans graphiques contemporains jouent sur une forte hétérogénéité de registres, accentuée par l’esthétique discontinue du chapitrage et des compositions paginales10. On comprend mieux sur cette base la perplexité des étudiants confrontés à des mises en page irrégulières, que l’on devrait définir comme des variantes, ostentatoires ou discrètes, d’une mise en page régulière, dont la fonction pourrait être aussi bien productrice que décorative ou rhétorique.
Avant de proposer une alternative, je mentionnerai un dernier cadre théorique, un peu moins connu, mais qui a le mérite d’être fondé sur une base empirique, à savoir l’étude systématique des mises en page d’Edgar P. Jacobs par Renaud Chavanne (2005). Dans une tentative de généralisation ultérieure de son modèle, Chavanne réarrange les typologies de Peeters et Groensteen en proposant un modèle simplifié à trois pôles:
Poursuivant, développant et approfondissant l’analyse de nos prédécesseurs, nous identifions trois grands principes de composition susceptibles de s’appliquer aux œuvres organisées par bandes: le principe de régularité, le principe de semi-régularité et le principe rhétorique. (2010: 27)
Chavanne reprend donc de Peeters le «principe rhétorique» et emprunte à Groensteeen le «principe de régularité», mais il introduit un pôle intermédiaire, qu’il appelle «principe de semi-régularité11», qui règle en quelque sorte la question du seuil entre les deux dispositifs. Outre l’introduction de cette catégorie, l’une des innovations majeures apportée par Chavanne consiste à souligner, davantage que ne le font Peeters et Groensteen, le fait que ces trois prototypes ne sont que des pôles et que leur concrétisation au sein d’une œuvre procède d’une logique combinatoire, débouchant sur un «mélange de ces principes»:
[O]n pourrait venir à penser de ce qui précède qu’il existe une séparation étanche entre ce qui procède de la rhétorique et ce qui appartient à la régularité, et, dans un moindre degré, entre la semi-régularité et la rhétorique. Il n’en va pas ainsi. Bien sûr les définitions de ces principes de composition sont suffisamment fortes pour qu’elles permettent de distinguer des constructions effectivement différentes, et que cette distinction se conforme à l’observation […]. Mais rien ne justifie l’impossibilité d’une combinatoire, d’un mélange des principes. (Chavanne 2010: 153).
Au lieu de penser les rapports sous forme de choix binaire ou de tableau à double entrée, il faudrait ainsi se représenter les types de mises en page possible comme des pôles se répartissant sur un spectre allant de la mise en page rhétorique à la mise en page régulière en passant par différents stades intermédiaires. On peut aussi retenir du modèle de Chavanne la notion de matrice, qui désigne une configuration de base présidant à la construction de l’œuvre, laquelle se distingue des concrétisations locales et plus ou moins divergentes de telle ou telle planche dans son état publié:
Lorsqu’il s’engage dans la création d’une bande dessinée, le dessinateur s’astreint presque systématiquement à un certain nombre de contraintes de composition. Ces contraintes peuvent lui être imposées, ou il peut les choisir de lui-même. Ce choix peut être fait en pleine connaissance de cause, comme il peut résulter d’une habitude, d’une tradition que l’on reproduit sans même s’en apercevoir. Il s’agira par exemple du format de la bande dessinée (une page? de quelles dimensions? une partie d’une page plus grande occupée par d’autres éléments que la bande dessinée?), du nombre de vignettes par bande (fixe, variable, dans quelles proportions?), du nombre de bandes se succédant sur l’espace de composition (fixe? variable?), de la hauteur de ces bandes (toujours semblable ou fluctuante?), de la régularité ou non de la dimension des cases, et ainsi de suite. L’ensemble de ces contraintes de composition, nous les appellerons la matrice de l’œuvre. (Chavanne 2010: 15)
Il faut donc souligner l’intérêt de la notion de matrice et du principe de gradualité introduits par Chavanne, mais on peut regretter la disparition de la dimension ostentatoire ou de ce que Peeters définissait comme des mises en page où le tableau domine. Plus exactement, les mises en page les plus ostentatoires sont bien envisagées dans les derniers chapitres de l’ouvrage, mais libérées de leur dépendance envers la linéarité de la bande, elles font l’objet d’une nomenclature de plus en plus foisonnante, ce qui complexifie son usage12. En outre, la catégorie «semi-régulière» apparait, comme son nom l’indique, comme une dérivation de la mise en page régulière, plus que comme une véritable catégorie intermédiaire, ainsi qu’en témoigne cette citation:
[L]a régularité de composition peut se transformer en une contrainte terrible voire paralysante. C’est probablement alors qu’apparaissent les avantages des compositions semi-régulières. […] Une composition semi-régulière dérive directement d’une composition régulière, dont elle est en quelque sorte une altération. De la composition régulière, la semi-régulière retient le principe d’invariance des dimensions des bandes et des vignettes. La matrice élémentaire qui sous-tend de manière simple et sans aucune équivoque les compositions régulières, est toujours immédiatement perceptible dans une composition semi-régulière. Pour parler autrement, on peut dire que la grille de base, que le gaufrier de la composition régulière apparaît immédiatement et sans difficulté sous une composition semi-régulière. (Chavanne 2010: 49)
Chavanne n’envisage donc pas le cas où une mise en page semi-régulière serait dérivée d’une matrice rhétorique, ce qui est pourtant fréquent dans l’œuvre de Hergé, par exemple quand ce dernier met en scène le récit de Tchang dans Tintin au Tibet, qui prend la forme, au sein d’une mise en page globalement rhétorique, d’un montage régulier de cases isomorphes montrant en alternance le narrateur et des fragments de son récit et produisant un effet de damier qui préfigure les compositions décoratives que l’on rencontre dans Watchmen. On peut citer également une double page célèbre rattachée au flashback du Secret de la licorne dans laquelle Hergé joue sur des effets de symétrie entre deux grandes cases spectaculaires montrant des navires et un combat entre des marins et des pirates, qui contrastent avec une séquence de petites cases de format identique, où l’on peut suivre les mésaventures burlesques du capitaine Haddock mimant l’événement.
L’idée que la mise en page semi-régulière serait la dérivation d’une composition régulière et qu’en outre elle aurait pour fonction essentielle d’assouplir une contrainte de production conduit Chavanne à négliger les cas, pourtant nombreux, où un mélange de régularité et d’irrégularité confère à la planche une valeur ostentatoire ou productrice. Il me semble que ce genre de dispositif, que j’appellerai pour ma part mise en page architecturée, est susceptible de se rencontrer aussi bien dans une œuvre dominée par une matrice rhétorique que fondée sur le principe du gaufrier. J’ajouterai que ce dispositif peut même devenir une matrice en soi dans des récits graphiques exploitant pleinement la dimension tabulaire de la bande dessinée. Cette catégorie a aussi l’intérêt d’offrir une base pour regrouper la très grande diversité des compositions occupant l’espace paginal d’une manière que l’on pourrait qualifier de créative.
Typologie circulaire et mise en page architecturée
On peut retenir plusieurs principes dérivés des modèles élaborés par Peeters, Groensteen et Chavanne en vue de leur réarticulation au sein d’un modèle que je tenterai de rendre plus souple et plus efficace pour un usage scolaire. Tout d’abord, on peut considérer que la mise en page rhétorique et le gaufrier ne posent pas de problème de repérage particulier, dans la mesure où ils renvoient à des standards historiquement attestés, qui continuent de structurer une partie importante de la production actuelle. Les termes eux-mêmes sont devenus courants dans le langage des spécialistes de la bande dessinée, à tel point qu’ils ne nécessitent plus de définition particulière dans leurs travaux. Quand il s’agira d’expliquer la nature de ces prototypes à des apprenants, on se contentera de rappeler que le gaufrier consiste en un découpage régulier de la page, qui forme une grille, alors que la mise en page rhétorique consiste à adapter le format des cases au contenu représenté, ce qui induit un principe de variation plus ou moins aléatoire. On retiendra également le principe défini par Peeters, à savoir que le gaufrier est fondé sur une autonomie de l’organisation tabulaire, alors que la mise en page rhétorique adapte la mise en page aux contraintes de l’histoire représentée.
La clarté de cette opposition repose également sur un principe d’engendrement qui en constitue la raison d’être. Le gaufrier propose une organisation tabulaire standardisée, qui simplifie la mise en page, mais il complexifie le «cadrage» de l’action. À l’inverse, la mise en page rhétorique offre plus de souplesse pour mettre en scène le contenu narratif dans chaque case, mais elle complexifie l’agencement de ces cases dans l’espace du support. Dans un cas comme dans l’autre, on associera ces dispositifs à des matrices fondées sur un principe de production standardisée, ce qui explique que le dispositif tende généralement à s’invisibiliser au profit de la progression linéaire dans le récit et de l’immersion dans le plan de l’histoire.
En ce qui concerne les mises en page ostentatoires, c’est-à-dire celles dans lesquelles la dimension tabulaire devient plus saillante, on évitera de différencier les usages décoratif ou productif, car leur interprétation repose sur des critères trop subjectifs. Il me semble par contre que la catégorie introduite par Chavanne, qui consiste à proposer un pôle intermédiaire entre la régularité du gaufrier et l’irrégularité de la mise en page rhétorique offre une piste intéressante. Mais plutôt que d’en faire une simple dérivation de la mise en page régulière, il serait plus productif de lui conférer un statut propre et d’expliquer en quoi une irrégularité régulière ou une régularité irrégulière, est susceptible de renforcer la saillance de la dimension tabulaire de la planche. Pour ce troisième pôle, je propose d’utiliser l’expression de mise en page architecturée.
Ainsi que l’explique Catherine Labio, l'architecture «occupe depuis longtemps une place prépondérante dans la bande dessinée» (2015: 312). Elle explique qu’il ne s’agit pas seulement d’un sujet «médiagénique13» pour les récits graphiques, mais que cette thématique constitue également une mise en abîme du dispositif, car «la dimension architecturale de la page est une caractéristique essentielle du genre» (2015: 315, n. 7). Labio va plus loin en associant les déformations productrices que l’on peut observer dans les mises en page de Winsor McCay aux principes esthétiques de l’art nouveau, qui dominaient son époque. Dans le même registre, Alain Boillat, à la suite de Vincent Amiel, souligne qu’au sein d’une série comme Les Cités obscures – scénarisée par Benoît Peeters et dessinée par François Schuiten, lui-même fils d’architecte – on peut observer une «convergence entre l’architecture de la ville et celle de la planche» (2018: 143). Boillat rapproche cette conception ostensiblement architecturée du modèle de la mise en page productrice, que Peeters valorise dans ses travaux théoriques:
Dans un art de l’espace comme la bande dessinée où la disposition des cases sur la planche appelle un niveau de lecture tabulaire (facultativement subsumé en partie par la lecture linéaire), la démarche à l’œuvre dans les Cités obscures constitue intrinsèquement un renvoi aux conditions fondamentales de la création/réception de la BD. […] À travers les exemples qu’il convoque (Winsor McCay, Régis Frank et Fred) pour illustrer sa typologie, on comprend bien que c’est une utilisation dite «productrice» (par opposition à celles respectivement qualifiées de «conventionnelle», «décorative» et «rhétorique») qu’il entend valoriser dans la production contemporaine (et par conséquent dans la sienne propre), c’est-à-dire une mise en page obéissant au principe selon lequel «c’est l’organisation de la planche qui semble dicter le récit» (Peeters 1998: 68). (Boillat 2018: 143)
En résumé, même si n’importe quelle mise en page peut être considérée comme une forme d’architecture graphique, on pourrait utiliser l’étiquetage mise en page architecturée pour renvoyer plus spécifiquement à une configuration que l’on qualifierait, dans une autre terminologie, de productrice ou d’ostentatoire. Ce troisième pôle pourra également être défini formellement comme une composition au sein de laquelle des irrégularités locales s’inscrivent dans une configuration de rang supérieur, ce phénomène correspondant par exemple aux effets de symétrie, de contraste ou de hiérarchie qui relient des éléments hétérogènes au sein de la page. Parmi les cas typiques de compositions architecturées, on pourra mentionner par exemple les cases en médaillon placées au milieu de la planche, que l’on trouve parfois chez Jacobs, ou ces grandes cases qui viennent rompre la régularité d’un gaufrier en occupant toute la largeur d’un strip, qui sont fréquentes chez Frederik Peeters. On inclura également les compositions jouant sur des contrastes de couleur ou des correspondances graphiques non linéaires, qui abondent dans les compositions de Watchmen. Il faut rappeler en effet que l’architecture de la page ne passe pas nécessairement par des variations affectant la forme des cases: ainsi que l’ont montré Baetens et Lefèvre (1993: 60), les contrastes de couleurs au sein d’un gaufrier ou d’une mise en page rhétorique peuvent très bien créer des effets saillants à l’échelle de la planche ou de la double planche.
Enfin, il faut noter que les principes de composition peuvent varier au fil d’une œuvre, et que même à l’échelle d’une planche, on peut observer localement différents principes qui se combinent en se superposant les uns aux autres. Ces métissages, qui font parfois glisser une mise en page d’une matrice vers un pôle différent, tout en conservant certains traits inhérents au dispositif de base, soulignent l’importance de disposer d’une typologie suffisamment souple pour ménager des lieux intermédiaires, situés à une plus ou moins grande distance d’un pôle ou de l’autre.
De manière à conserver ces nuances tout en échappant à la question souvent insoluble des «seuils» qui font basculer une mise en page d’une catégorie à une autre, je propose de réarticuler ces trois prototypes (rhétorique, gaufrier, architecturé) au sein d’un continuum, lui-même structuré par les oppositions mises en évidence par Groensteen. Cette articulation serait impossible dans une modélisation sous la forme d’un tableau à double entrée, mais elle peut néanmoins être envisagée dans le cadre d’un typologie circulaire inspirée des travaux du narratologue allemand Franz Karl Stanzel (1955). Dans ce genre d’approche, les prototypes de mises en page s’articulent au sein d’un espace polarisé par deux axes: régularité/irrégularité, discret/ostentatoire. Suivant le modèle de Groensteen et de Peeters, la mise en page rhétorique correspond à un pôle situé dans le quart «irrégulier/discret» alors que le gaufrier se situe du côté «régulier/discret». Enfin, le pôle de la mise en page architecturée se situe sur le versant ostentatoire, mais à l’entrecroisement entre régularité et irrégularité.
Ce modèle possède la caractéristique de ménager des lieux intermédiaires, que l’on peut considérer comme des sous-types dérivant des trois pôles principaux. On peut ainsi mentionner les mises en page semi-régulières de Chavanne, qui partagent la discrétion des pôles rhétorique et du gaufrier tout en se situant à mi-chemin entre les deux dispositifs sur le plan de leur régularité. On peut aussi situer dans ces espaces intermédiaires des mises en page rhétoriques ou dérivant d’un gaufrier, mais qui partagent certains traits du pôle architecturé. Ce schéma circulaire permet enfin de décrire des variations observables localement au sein d’une même œuvre entre des mises en page susceptibles de s’écarter de manière plus ou moins ostensiblement de la matrice dont elles dérivent.Schéma 1: Typologie circulaire des mises en page
Notons malgré tout que quelques types de composition échappent à cette typologie, laquelle repose fondamentalement sur la possibilité de définir l’agencement d’une séquence d’information (généralement narrative) au sein d’une unité graphique de rang supérieur. Les bandes dessinées qui adoptent une mise en page flottante, c’est-à-dire dépourvue de cadres facilitant le repérage de l’agencement des cases dans l’espace de la planche, mais aussi les dispositions en ruban continu ou suivant une logique de diaporama – qui sont en train de devenir majoritaires dans le domaine de la production numérique14 – échappent à cette logique, car un tel mode de présentation, ainsi que l’explique Groensteen, «déterritorialise chaque image, masquant ou ruinant l'ensemble des liens tissés à la surface de la page» (2011: 72). Ces limites admises, nous allons voir comment l’analyse des mises en page dans un album tel que Le Long Voyage de Léna est susceptible de bénéficier de notre typologie. L’objectif ne sera pas, dans ce cas précis, de rattacher l’ensemble de l’œuvre à un pôle ou à un autre, mais plutôt de dessiner les contours d’une matrice permettant de souligner comment, localement, telle ou telle mise en page investit la dimension tabulaire de l’album en vue de produire tel ou tel effet ou de s’adapter à telle ou telle contrainte. La valeur essentielle de cette approche sera d’objectiver différentes manières d’occuper l’espace et de rendre ainsi possible l’interprétation de la valeur de chacune des compositions.
Mettre en page Léna
Déterminer la matrice à laquelle se rattache l’œuvre de Christin et Juillard n’est pas chose aisée dans la mesure où cette bande dessinée offre une grande diversité de mises en page. Un regard distant pourrait en conclure que l’irrégularité évidente de ces compositions renvoie à une matrice rhétorique, exemplifiée dès l’incipit. Dans cette première planche (qui correspond à la page trois de l’album imprimé), l’irrégularité apparente se révèle beaucoup plus complexe quand on l’analyse de manière plus détaillée en se penchant sur sa genèse.
Image 1: Le Long Voyage de Léna, p. 3 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Image 2: Storyboard, planche 1 © André Juillard & Pierre Christin 2005
On constate que le storyboard, contrairement à la planche finale, présente une structure plus régulière, car on n’y trouve pas de variations au sein des cases du premier et du troisième strip. Dans ce travail préparatoire, on voit néanmoins que le gaufrier de base est modifié pour signifier graphiquement que Léna se trouve seule dans le tramway, l’élargissement du cadre permettant de montrer les sièges vides qui l’entourent. Ce procédé fait passer le strip d’un régime régulier de trois cases à une disposition en deux cases de formats différents. Si l’on observe la version finale, on constate que Juillard introduit une seconde variation dans le format des vignettes du premier strip et du troisième strip: les cases centrales montrant la protagoniste cadrée en «plan taille» apparaissent plus étroites que les cases situées sur les bords, qui sont davantage orientées sur la monstration du décor («plan moyen» ou «plan pied»). Cette irrégularité et ces correspondances thématiques produisent une symétrie axiale verticale et, pour les deux strips extérieurs, également horizontale, ainsi qu’une symétrie centrale entre les quatre coins opposés de la page. Ces cases isomorphes et solidaires accentuent ainsi légèrement la visibilité de la dimension tabulaire, ce qui rapproche la configuration du pôle architecturé. On voit ainsi comment deux phases d’élaboration d’une même planche, en dépit de variations que l’on pourrait juger quasi imperceptibles, peuvent néanmoins se situer différemment par rapport à différents pôles de notre typologie, laquelle contribue ainsi à visibiliser le travail graphique du dessinateur: dans un premier état, un gaufrier devient semi-régulier par la fusion de deux cases, ce qui le rapproche du pôle rhétorique, puis dans la mise en page finale, on observe un glissement vers le pôle archtiecturé par un jeu de correspondances formelles et thématiques construisant des effets de symétrie au sein de l’irrégularité du dispositif.
Images 3 et 4: Storyboard, planches 53 et 53bis
© André Juillard & Pierre Christin 2005
Image 5: Le Long Voyage de Léna, p. 55
© Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
On observe la même tendance à s’écarter du gaufrier dans les planches finales de l’album, l’effet étant particulièrement visible dans la version «encrée» du storyboard, car le tracé du stylo rend le cadre des cases plus ostentatoire15. À cette étape, on perçoit encore clairement la présence du gaufrier, qui a évolué par fragmentation horizontale et verticale pour s’adapter au contenu du scénario. On constate en outre, dans la dernière case, que le corps de Léna déborde du cadre au lieu que celui-ci s’adapte à son contenu. D’un côté, ce débordement crée un effet architectural dans le storyboard en créant un contraste ostentatoire avec le reste de la page, mais d’un autre côté, cela montre que nous sommes encore très éloignés du pôle rhétorique, puisque la case ne s’adapte pas à son contenu, l’auteur devant se résoudre à réduire le corps de Léna dans la version ultérieure pour la «recadrer».
En dépit de cette contrainte, évidemment plus forte sur la dernière case de la planche, la régularité matricielle du gaufrier finit par disparaitre presque complètement dans la version finale, qui offre une beaucoup plus grande hétérogénéité compositionnelle. On constate notamment, dans les cases 4 et 5, que le corps de Léna, qui est allongée sur le sable, impose une reconfiguration débouchant sur une superposition verticale de vignettes au format oblong, qui s’adaptent à leur sujet tout en s’écartant de la grille de départ, qui n’est plus perceptible que dans le premier strip. Dans les versions encrée et crayonnée, le découpage vertical et horizontal ne faisait pas «déborder» les cases du gaufrier, alors que dans la version finale, le strip du milieu présente une variation importante puisque les cases horizontales sont plus courtes que la somme de deux cases, ce qui laisse plus de place pour élargir les deux cases verticales de la fin du strip, qui peuvent ainsi déborder d’une simple case coupée en deux.
En amont du travail de composition auquel procède André Juillard, le scénario rédigé par Pierre Christin propose également un découpage qui témoigne déjà d’une réflexion sur la mise en espace du récit. Alors que le synopsis se présentait sous la forme d’un texte continu, organisé en paragraphes et en lignes de dialogues, le scénario est quant à lui segmenté en cases et en pages. Il est frappant de constater que les planches sont comptées par paires16 (2-3, 4-5, 6-7, etc.), ce qui montre que le scénariste pense d’emblée le récit en fonction des unités graphiques du produit final17. Pour chaque double page, Christin segmente ensuite le contenu en une quinzaine de cases adoptant une numérotation continue, laissant au dessinateur le choix de déterminer le lieu de l’articulation entre les deux planches. On constate d’ailleurs que les annotations manuscrites de Juillard induisent un redécoupage du scénario à partir du travail sur le storyboard: le dessinateur détermine d’abord la charnière entre les planches et procède ensuite à une renumérotation des cases pour la page de droite.
Image 6: synopsis et scénario
© André Juillard & Pierre Christin
Quant au choix de Christin de segmenter les doubles pages en une quinzaine de cases, il se fonde probablement sur un principe d’approximation. Ainsi que l’a précisé Juillard dans un entretien, ce scénario a été écrit sur mesure pour un dessinateur dont les œuvres les plus connues – par exemple sa série Les sept vies de l’épervier ou Le Cahier Bleu, qui lui a valu en 1995 le prix de l’Alph-Art au festival d’Angoulême – s’organisent généralement selon un format assez caractéristique: une mise en page en trois strips, que l’on peut qualifier d’aérée et qui met en valeur le dessin de Juillard, lequel apprécie de représenter des corps aux proportions réalistes dans des décors détaillés, ce qui exige de disposer de plus d’espace que ce que pourrait offrir un découpage sur quatre strips, pourtant assez répandu dans la bande dessinée franco-belge. En cela, Juillard apparait bien comme l’héritier d’Edgar P. Jacobs – dont il a d’ailleurs repris la série Blake et Mortimer – et non comme un continuateur du style d’Hergé, qui avait une approche beaucoup plus rhétorique18. Pour Juillard, une double page canonique consiste donc en une composition articulant deux grilles construites sur une matrice de trois bandeaux de trois cases, soit environ dix-huit cases, qui lui permettent ensuite de moduler des effets, soit à des fins rhétoriques, soit pour architecturer l’espace, souvent en jouant sur des effets de symétrie. Ce qui explique la raison pour laquelle Christin propose généralement trois ou quatre cases de moins que les dix-huit du gaufrier matriciel, c’est qu’il a conscience que le scénario, notamment quand il inclut de longs dialogues ou des récitatifs, exige un étalement de la matière narrative. Cet étalement peut impliquer une fragmentation du contenu en plusieurs «moments» (ce qui conduit à une augmentation du nombre de cases prévues par le scénario) ou une dilatation de la case (ce qui réduit le nombre de cases par rapport à la grille de départ). Par ailleurs, Christin compose avec le fait que le dessinateur doit conserver la liberté d’insérer des cases supplémentaires, fondées sur ce que l’on pourrait appeler des idées graphiques, auxquelles le scénariste n’aurait pas pensé mais qui peuvent surgir au moment de la création du storyboard ou lors de sa reconfiguration lors de l’élaboration de la planche finale.
Si l’on observe le passage du scénario (image 6) au storyboard (image 7), puis à la mise en page finale (image 8), la huitième planche passe ainsi de sept segments à neuf, puis dix cases. On voit notamment que la cinquième vignette est fragmentée in extremis pour isoler la monstration d’un pan du mur de Berlin, dont la nudité coïncide avec le récitatif «Je ne l’ai pas fait». Cette segmentation renforce à la fois l’effet de «virgule» au sein du récitatif, mettant la phrase en saillance, tout en invitant à associer la nudité du mur avec la présence silencieuse d’une pensée refoulée.
Image 7: Storyboard, planche 8 © André Juillard & Pierre Christin 2005
Image 8: Le Long Voyage de Léna, p. 10 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
On constate ainsi que les notions de matrice et de mise en page régulière et semi-régulière s’avèrent particulièrement opératoires pour définir le processus de création de l’œuvre, même si, dans la version publiée, l’album se situe davantage sur le rhétorique ou architecturé. L’espace graphique se construit progressivement sur la base d’un gaufrier de neuf cases, réparties en trois bandes, qui correspond à une sorte de modèle par défaut sur lequel se fondent aussi bien le dessinateur que le scénariste pour déployer la matière de leur récit. Ajoutons que cette matrice confère une sorte rôle hiérarchique par défaut à la cinquième case, du fait de sa position centrale dans la page, et cet effet est souvent accentué graphiquement ou exploité narrativement lors du passage du scénario à la mise en page finale. L’existence de cette matrice facilite indéniablement la coordination entre les deux auteurs et l’engendrement du récit graphique. On peut aller jusqu’à avancer que cette matrice rythme l’imaginaire de Juillard, comme elle organise l’univers graphique des références dont il s’inspire, sous la figure tutélaire de Jacobs. À partir de cette grille de départ, l’auteur peut procéder à divers ajustements pour occuper de manière optimale l’espace dont il dispose, ce qui oriente – suivant les options choisies – sa mise en page vers les pôles rhétoriques ou architecturés. Si ce gaufrier matriciel est parfois bien visible dans le storyboard, le second niveau de configuration, rattachable à la planche finale, opérera presque invariablement un glissement vers d’autres pôles19.
Si j’ai insisté dans un premier temps sur les ajustements de nature rhétorique que l’on observe non seulement dans l’incipit et l’excipit, mais également dans presque toutes les planches bavardes, qui doivent composer avec un espace saturé de textes, Juillard ne manque pas d’explorer des configurations paginales nettement plus ostentatoires. C’est le cas en particulier dans les planches les plus silencieuses de l’album, qui sont presque toutes fortement architecturées. Pour construire ces planches, Juillard exploite notamment des effets de symétrie centrale ou axiale produits par la variation des cases ou par des contrastes visuels ou thématiques, mais il exploite aussi souvent la valeur hiérarchique de l’image située au milieu de la planche.
Image 9: Storyboard, planche 20 © André Juillard & Pierre Christin 2005
Ces effets sont exploités dans la vingtième planche, où Juillard joue sur un allongement de la première et de la dernière case pour insérer le dessin détaillé de navires associés à un paysage maritime. Cette déformation construit un effet de symétrie centrale, invitant à contempler la structuration globale de la planche, dont le cœur est occupé stratégiquement par une représentation de l’héroïne. Même si l’isomorphisme du premier et du dernier strip n’est pas parfait, la proximité thématique du contenu des cases renforce la correspondance entre deux segments éloignés du récit qui cadrent la séquence. On remarque aussi, dans la diagonale opposée, un rapprochement entre les arbres de la mangrove, qui se répondent et dont la verticalité contraste avec l’horizontalité des navires. Cette planche montre également que l’effet d’achitecturation de l’espace est davantage prégnant dans ces pages en raison de leur thématique, dans la mesure ou le récit, très silencieux, invite davantage à une contemplation du monde représenté qu’à une lecture linéaire des événements de l’histoire.
Ce procédé va se généraliser vers la fin de l’album, en particulier dans les pages 46 à 54 (qui correspondent aux planches 44 à 52 dans le scénario). Ces pages, pratiquement muettes, se composent selon un principe presque invariant: la construction d’une symétrie axiale verticale à l’échelle globale de la planche (à deux ou trois exceptions près, notamment, pour des raisons clairement rhétoriques, dans le troisième strip de la page 48) et un portrait de Léna, dans une case étroite située centre de la planche, dont le format ne varie jamais, renforçant un effet de tressage iconique entre les pages. Cette architecture est particulièrement visible aux pages 46, 47, 52 et 54, dans la mesure où elle est renforcée par l’isomorphisme des strips 1 et 3 et par le caractère totalement silencieux des images, qui favorise un régime de lecture moins linéaire.
Image 10: Le Long Voyage de Léna, p. 52 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Dans les pages 48 à 53, cette case centrale fonctionne sur le modèle du montage alterné au cinéma: elle insère une référence au voyage en avion de l’héroïne au cœur de la scène focalisée sur les terroristes, quand bien même ces deux évènements ne se déroulent pas dans le même chronotope. Dans ce cas, on peut ajouter que le caractère architecturé de l’espace est renforcé par l’apparence de la vignette centrale, dont l’étroitesse et l’ambiance nocturne du voyage en avion de Léna contraste avec le contexte diurne et très lumineux des cases plus larges qui représentent l’action des terroristes. On peut également signaler l’effet découlant de la récurrence du procédé dans le degré de saillance de la configuration paginale.
Image 11: scénario du Long Voyage de Léna © André Juillard & Pierre Christin
Il est frappant de constater que cette idée, que l’on pourrait qualifier d’éminemment graphique, est trouvée par Juillard, qui est alors amené à transformer le scénario de Christin pour ajouter ces «inserts» de Léna. Lors d’un entretien qu’il nous a accordé, le dessinateur assume d’ailleurs la paternité de cette idée et en explique l’intérêt narratif:
Cela ne vient pas de Pierre Christin. Ce n’était pas dans le scénario. Cela vient de moi qui avais envie que Léna reste présente. […]C’était une façon de montrer que sa mission continuait bien qu’elle ne soit pas là.
La première occurrence est assez subtile, dans la mesure où Juillard suggère de remplacer un dessin de Lénine par un autoportrait de Léna, de sorte que la contemplation en surcadrage de ses croquis conduise à la replacer au cœur de la planche20, avant que le «montage alterné» se mette en place. L’effet est renforcé par un tressage iconique à l’échelle de la double page: dans la case correspondante de la page précédente, on trouve en effet un autre portrait de Léna, qui la montre installée dans son avion et située au lieu stratégique où le récit bascule d’un régime de focalisation exclusivement centré sur elle, à une perspective qui suivra ensuite le déroulement de l’action des terroristes. Dès la page suivante, Juillard introduit donc systématiquement, au sein du découpage proposé par Christin, une case supplémentaire avec la mention «insert Léna avion», tout en s’arrangeant pour la situer au milieu de la planche et pour l’inscrire dans une série de cases centrales isomorphes. Cet insert est d’ailleurs souligné graphiquement dans le storyboard par l’usage d’une couleur bleue, ajoutée à l’aquarelle, qui vient mettre en évidence la case ou le «dessin21» montrant Léna dans une section du récit où elle est paradoxalement absente ou passive.
Images 12, 13, 14: Storyboard des planches 44 à 46 © André Juillard & Pierre Christin 2005
On peut enfin mentionner la manière très intéressante dont Juillard exploite localement le gaufrier, qui passe du statut de matrice occultée au rôle de dispositif ostentatoire. Ici, la composition régulière devient saillante, en partie en raison du contexte dans lequel elle s’insère: au sein de l’album, le gaufrier, qui s’étale brusquement sur une double page, tranche avec les compositions antérieures, et cet épisode se distingue aussi par sa fonction dans l’intrigue. De nombreux mystères sont dénoués: Léna décline sa véritable identité, explique ses motivations et finit par révéler l’identité des personnages figurant sur la photo de la case 6, qui avait été montrée comme un leitmotiv aux pages 15, 20, 27 et 32.
Images 15 et 16: Le Long Voyage de Léna, p. 38-39 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Les pages 38 et 39 sont donc les seules de l’album à adopter ce plan strict du gaufrier et elles tranchent aussi formellement par l’usage systématique du récitatif et l’absence de dialogues. On voit comment Juillard met à profit la valeur expressive du gaufrier, au lieu de le déformer pour l’adapter aux contraintes de son récit. L’absence de variation dans la dimension des cases donne l’impression que les images ne sont pas vraiment coordonnées, qu’elles ne s'imbriquent pas dans la structure organique de la page, ce qui renforce l’effet d’un rythme régulier et dépourvu de relief. Les images deviennent illustratives (quand elles montrent les photos de l’époux ou du fils de Léna) ou anecdotiques (quand elles montrent Léna achetant des vêtements et prenant l’avion). Ce que l’on peut considérer comme un sommaire graphique se subordonne à la voix l’héroïne, sur laquelle repose entièrement la progression narrative. Léna semble perdue dans ses pensées: on la montre méditative, se laissant porter par l’accomplissement d’actions routinières, désormais dépourvues d’importance. L’intrigue est déjà dénouée pour elle. La composition graphique de cette séquence semble ainsi renforcer la perspective distanciée d’une voix over fatiguée, qui peut enfin libérer des pensées réprimées et laisser derrière elle les tensions inhérentes à l’accomplissement de sa mission.
Conclusion
Le modèle que je propose d’introduire pour l’analyse de la mise en page apparait finalement davantage comme un perfectionnement ou une réarticulation des modèles antérieurs que comme une véritable rupture avec ces derniers. La typologie circulaire intègre en particulier les critères dégagés par Groensteen, à savoir le caractère plus ou moins régulier ou ostentatoire du dispositif, tout en reprenant les catégories rhétorique, régulière et semi-régulière de Peeters et Chavanne, ainsi que la notion de matrice introduite par ce dernier. Enfin, ce qui est peut-être encore plus important, ce modèle se fonde sur un principe qui se trouve au cœur de l’approche de Peeters, à savoir que la déformation d’une case au sein d’un système fondé sur la répétition produit une irrégularité qui peut s’expliquer de deux manières différentes: soit elle répond à la nécessité d’adapter le cadre de l’image au contenu représenté (ce qui correspond au pôle rhétorique), soit elle vise à accentuer la dimension tabulaire de la planche en produisant des effets que l’on peut qualifier de décoratifs ou de productifs (ce qui la fait basculer du côté de l’architecture).
La principale innovation, déjà suggérée par Chavanne, tient au caractère progressif des catégories retenues, qui sont redéfinies comme des pôles au sein d’un continuum plutôt que comme des unités discrètes formant un tableau à double entrée. La seconde innovation repose sur l’introduction d’un nouveau prototype, que j’ai appelé mise en page architecturée. En soi, ce pôle n’est pas entièrement original car il découle de la fusion des types décoratif et productif, que je place sur le versant ostentatoire des compositions semi-régulières. En outre, il dérive des nombreuses études ayant souligné la parenté entre architecture et mise en page dans un médium tel que la bande dessinée. L’usage du qualificatif architecturé vise avant tout à définir un principe formel qui se trouve au fondement des mises en page ostentatoires. Ce principe repose sur la possibilité de déceler la présence d’une régularité au sein de l’irrégularité en changeant d’échelle, ce qui revient à décrire une configuration créative de la planche, qui s’écarte peu ou prou des structures conventionnelles, c’est-à-dire de la régularité du gaufrier ou du caractère apparemment aléatoire (car lié à des contraintes locales) des variations de la mise en page rhétorique.
Pour devenir pleinement opératoire, ce modèle devra probablement évoluer, être clarifié et simplifié. D’un point de vue terminologique, on pourra par exemple regretter que les trois pôles soient labellisés avec des termes qui n’appartiennent pas au même paradigme. Peut-être vaudrait-il mieux substituer au substantif gaufrier l’adjectif régulier. Avec le recul, l’adjectif rhétorique n’est peut-être pas si transparent, en dépit de son usage courant chez les spécialistes, car il suggère la présence d’un effet sur le lecteur, ce qui le placerait sur un versant plus ostentatoire. Pour aller plus loin dans la transposition didactique, on pourrait aussi s’émanciper davantage des principes dont dérive le modèle, par exemple en abandonnant la mention des axes de la régularité et de l’ostentation, au profit d’une description plus empirique des trois prototypes et des compositions intermédiaires.
À ce stade, la valeur que l’on peut reconnaitre à ce modèle en devenir est d’offrir un outil suffisamment souple pour dépasser l’impression que la mise en page d’un album tel que Le Long Voyage de Léna serait uniforme ou simplement rhétorique. Il permet au contraire de saisir les nuances locales qui font glisser le dispositif vers tel ou tel pôle, tout en montrant comment les pages dérivent d’une matrice plus ou moins identifiable. Il n’est évidemment pas toujours possible de disposer de documents génétiques permettant de remonter à cette matrice, mais dans de nombreux cas, il est possible d’en déduire les contours en repérant au fil des pages des invariances sur lesquelles repose l’imaginaire graphique de l’auteur. Toutefois, même si l’analyse des planches ne permet pas de définir un principe génétique sous-jacent, ce modèle permet de classer chaque mise en page à une plus ou moins grande distance de tel ou tel pôle, ce qui permet à la fois d’objectiver les éléments formels caractérisant la composition, tout en réfléchissant aux effets produits par ce dispositif. Pour rendre le cercle typologique plus lisible – à l’instar du cercle des situations narratives de Stanzel –, on pourrait en proposer des déclinaisons illustrées en disposant différents types de planches à une plus ou moins grande distance des trois pôles fondamentaux, dont le sens s’éclairerait de manière plus empirique que théorique.
Schéma 2: Classement des planches dans un cercle typologique simplifié
En lien avec l’imaginaire graphique de Juillard, lui-même en partie dérivé des mises en page de Jacobs, j’ai beaucoup insisté sur les effets de symétrie architecturant la planche, mais il y a bien d’autres manières de produire des effets similaires, en jouant sur les contrastes entre les cases ou sur leur contenu graphique. Il faut ajouter qu’il y peut y avoir, sur le pôle des mises en page architecturées, d’importantes variations en termes de degré de visibilité et de complexité des structures, les cas les plus expérimentaux et les plus inextricables étant certainement incarnés par les compositions de Chris Ware. À l’opposé de cette esthétique du scriptible, Juillard déploie au contraire beaucoup d’efforts pour que les variations du gaufrier demeurent toujours très lisibles et même plus ou moins invisibles. L’architecture de la page doit ainsi accomplir ses effets sans nuire à l’immersion ou briser le rythme de la lecture et, en cela, elle reste assez conventionnelle. Ses compositions aérées et plus ou moins architecturées induisent néanmoins un rythme que l’on pourrait qualifier de contemplatif22, à l’instar du long voyage de Léna, qui apprécie de prendre son temps dans ses déambulations. Cette dernière commente son itinérance en ces termes: «Aller où je dois aller, même si c’est lent…» (p. 19). Les déplacements de l’héroïne à pied, à la nage, en train, en bus, en tram, en navire ou dans de vieilles voitures se situent ainsi aux antipodes de la passion hergéenne pour la vitesse mécanique23, mais ils sont au diapason de cette manière très personnelle dont André Juillard occupe l’espace de son médium et construit la lecture de ses albums.
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Pour citer l'article
Raphaël Baroni, "Décrire et interpréter l’architecture graphique des bandes dessinées: Léna mise en page", Transpositio, n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée, 2022http://www.transpositio.org/articles/view/decrire-et-interpreter-l-architecture-graphique-des-bandes-dessinees-lena-mise-en-page
Voir également :
Témoignage de Jean Michel Adam et de Françoise Revaz
Sollicitée dans le cadre du projet «Pour une théorie du récit au service de l’enseignement», qui a pour objectif de « questionner les usages et l’ergonomie de la boîte à outils narratologique pour l’enseignement de la littérature aux degrés du secondaire I et II dans quatre pays francophones : la France, la Suisse, la Belgique et le Québec », je tiens d’emblée à préciser que mon expérience d’enseignement, de formation et de recherche autour du récit est ancrée dans ma fonction d’enseignante dans les degrés primaires de l’école publique genevoise, dans les années 1970-1980, au moment de la rénovation de l’enseignement du français dans les classes romandes.
Témoignage de Jean Michel Adam et de Françoise Revaz
Jean-Michel Adam
Professeur honoraire de linguistique française à l’Université de Lausanne, Jean-Michel Adam est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages, traduits dans plusieurs langues, sur la linguistique textuelle, le récit, la description, l’analyse du discours littéraire et l’argumentation publicitaire. Derniers titres parus : Le Paragraphe (A. Colin 2018), Souvent textes varient (Classiques Garnier 2018), ainsi que la 4ème édition de Les Textes : types et prototypes (A. Colin 2017) et la 4ème édition de La linguistique textuelle. Introduction à l’analyse textuelle des discours (A. Colin 2020).
Françoise Revaz
Professeure émérite de linguistique française à l’université de Fribourg (Suisse) et narratologue, Françoise Revaz a dirigé plusieurs projets de recherche et publié de nombreux articles dans le champ de la linguistique textuelle et de la narratologie, dans le souci constant d’aborder la narrativité dans une variété de genres de discours: bande dessinée, entretiens thérapeutiques, historiographie, littérature et presse écrite.
Entretien
FR : Avant de répondre aux diverses questions ci-dessous, j’aimerais faire quelques remarques liminaires.
Sollicitée dans le cadre du projet «Pour une théorie du récit au service de l’enseignement», qui a pour objectif de « questionner les usages et l’ergonomie de la boîte à outils narratologique pour l’enseignement de la littérature aux degrés du secondaire I et II dans quatre pays francophones : la France, la Suisse, la Belgique et le Québec », je tiens d’emblée à préciser que mon expérience d’enseignement, de formation et de recherche autour du récit est ancrée dans ma fonction d’enseignante dans les degrés primaires de l’école publique genevoise, dans les années 1970-1980, au moment de la rénovation de l’enseignement du français dans les classes romandes. Dès lors, mes réponses au questionnaire ci-dessous vont déborder du cadre scolaire sélectionné dans la recherche du prof. Baroni, à savoir le secondaire I et II. Ce débordement me semble nécessaire dans la mesure où le rappel de ce qui s’est passé à cette époque, à Genève, au niveau de l’enseignement primaire ne peut qu’éclairer les processus d’appropriation du récit qui ont suivi dans les degrés du secondaire I et II dans toute la Romandie. La conséquence de cet ancrage dans mon tout début de carrière est que la question du processus de scolarisation du récit sera moins envisagée dans le cadre de l’enseignement de la littérature que dans le cadre plus large de l’apprentissage des types de textes dans l’enseignement du français.
Enfin, mes réponses résultent d’une plongée dans des souvenirs d’il y a parfois plus de quarante ans. A ce titre, elles doivent donc être considérées comme un témoignage personnel partiel et partial avec tout ce que cela comporte d’approximations et peut-être de faux souvenirs !
JMA : Avant de répondre aux questions, je dois introduire, moi aussi, deux remarques préalables. La première est que, très sincèrement, je ne peux rien dire d’un peu documenté sur l’enseignement actuel du français (langue maternelle, seconde ou étrangère) et sur la didactique de la langue et de la littérature. Je n’ai plus aucun contact avec ce domaine, sauf quand je suis sollicité pour des questions précises et plutôt théoriques par des collectifs de revues destinées aux enseignants comme Recherches (n°42, 2005 : «La notion de typologie de textes en didactique du français : une notion “dépassée”?» ; n°56, 2012 : «Discursivité, généricité et textualité» et n°76, 2022 : «Autour de l’explicatif»), Le Français aujourd’hui (Postface au n°175, 2011, consacré à «Littérature et linguistique : dialogue ou coexistence ?»), Québec français (entretien dans le n°99, 1995, et n°128, 2003 : «Entre la phrase et le texte») et, plus régulièrement, dans Pratiques (n°169-170, 2016 : «Pratiques, la linguistique textuelle et l’analyse de discours dans le contexte des années 1970» ; n°129-130, 2006 : réponses à des questions relatives au «contexte» et n°179-180, 2018 : réponses à un entretien sur la poésie ; ou encore le n°181-182, 2019 : «Linguistique – récits – narratologie», qui nous rapproche de l’objet du présent entretien, mais reste à un niveau historique et théorique). La seconde remarque préalable est que je n’ai aucune idée du devenir actuel de mes travaux dans le champ de la didactique, en France, Belgique, Suisse ou Québec. Les titres de quelques-unes de mes interventions des 20 dernières années donnent une idée de la place plutôt réduite de la narratologie dans ce qui m’a été demandé et pouvait donc éventuellement intéresser enseignant·e·s et didacticien·ne·s.
1. Dans une perspective diachronique, si vous deviez retracer les grandes étapes de l’entrée dans les classes des savoirs issus de la narratologie, quels colloques, évènements pédagogiques (nouveaux programmes…) et publications citeriez-vous ?
FR : La question de l’entrée dans les classes des savoirs issus de la narratologie ne peut être traitée indépendamment de la question plus générale de l’entrée dans les classes des savoirs issus de la linguistique des textes. En outre, elle prend sa source dans un contexte historique particulier, à savoir le bouleversement opéré par le «renouvellement» de l’enseignement du français dans les années 1970, tant en Suisse romande qu’en France, en Belgique ou au Québec. Il me semble donc utile de proposer un bref rappel chronologique afin de situer l’émergence de l’enseignement du récit dans le contexte des innovations pédagogiques de cette époque et dans ses liens étroits avec la recherche en psychologie cognitive et en linguistique.
En 1967, une Commission interdépartementale romande de coordination de l’enseignement (CIRCE) produit un programme cadre pour l’enseignement du français dont l’objectif est la rédaction et l’adoption de plans d’études harmonisés. La première étape (CIRCE I) concerne les quatre premiers degrés de l’école primaire1 ; elle voit la publication, en 1972, d’un nouveau plan d’études. Puis, dans le cadre de CIRCE II, c’est un nouveau plan d’études pour les cinquième et sixième années primaires qui est publié en 1979.
Les plans d’études de 1972 et de 1979 marquent un jalon important puisqu’ils sont marqués par le «tournant communicatif» qui imprègne les recherches en didactique du français menées à cette époque. Ces plans se fondent clairement sur le fait que le langage est une pratique sociale «située» et que la langue, en tant qu’outil de communication, doit être enseignée via des activités en lien avec des genres discursifs et des actes de parole variés.
Pour pouvoir être appliquée cette réforme de l’enseignement du français ambitieuse et novatrice nécessitait encore une nouvelle méthodologie et des manuels eux aussi «renouvelés». C’est dans ce contexte que paraît en 1979 Maîtrise du français, un ouvrage méthodologique collectif rédigé par M.-J. Besson, M.-R. Genoud, B. Lipp et R. Nussbaum (actifs dans la formation des enseignants primaires genevois) sous la supervision et l’évaluation de deux professeurs de linguistique (E. Roulet et H. Huot) et d’un professeur de psychopédagogie de la langue (J.-P. Bronckart). L’idée forte était qu’il ne pouvait y avoir de renouvellement de l’enseignement du français sans maîtrise préalable d’un savoir linguistique chez les enseignants. Cet ouvrage, élaboré dans l’effervescence des recherches en linguistique et en psychologie cognitive, propose deux types d’activités : d’une part des activités dites de «structuration» autour du lexique, de la conjugaison, de la syntaxe et de l’orthographe, d’autre part des activités langagières dites de «libération» dont l’objectif est de permettre à l’élève de «libérer sa parole». La grande nouveauté de Maîtrise du français sera d’avoir donné une importance majeure aux activités de compréhension et de production de textes en classe via des exemples de genres et de visées différents, les théories de référence étant résolument la linguistique du texte.
L’introduction de l’enseignement rénové du français s’est faite de manière progressive dans les classes genevoises à partir de la rentrée scolaire 1980, via un recyclage de tous les enseignants primaires planifié sur plusieurs années. J’ai vécu ces étapes de recyclage de très près puisque, nommée institutrice dans la campagne genevoise en automne 1976, j’ai été sollicitée pour faire partie d’un petit groupe d’enseignants prêts à s’engager pour suivre une formation de linguistique et de didactique du français pendant deux ans, puis pour former à leur tour les collègues de leur circonscription. J’ai occupé cette fonction officielle d’«animatrice de français» jusqu’en automne 1984. Dans l’intervalle, j’ai eu l’opportunité de faire une licence en Sciences de l’éducation à l’Université de Genève et, dans ce cadre, de suivre les enseignements du professeur Jean-Paul Bronckart, dont plus particulièrement un séminaire de recherche en psychologie du langage centré sur une méthode d’analyse de quatre «architypes discursifs» : le discours en situation, le discours théorique ainsi que deux genres narratifs, le récit conversationnel et la narration. Une fois encore, la théorisation du récit était intégrée à une réflexion plus large sur divers types discursifs. Ce travail de recherche théorique a abouti en 1985 à la parution du Fonctionnement des discours, ouvrage dont j’ai fait une recension en 1988 dans le numéro 58 de la revue Pratiques. Dans la section « Perspectives didactiques », constatant «l’hétérogénéité propre à tout texte concret», je concluais que le modèle de Bronckart semblait «être la meilleure piste pour approcher non pas des types de textes, ce qui paraît encore trop ambitieux, mais des types de séquences textuelles» renvoyant ainsi aux propositions de Jean-Michel dans le numéro 56 de Pratiques.
En 1988, j’avais quitté l’enseignement primaire genevois depuis quelques années et avais été engagée en automne 1985 comme assistante de recherche par Jean-Michel, professeur de linguistique française récemment nommé à la Faculté des Lettres de l’Université de Lausanne. J’intégrais ainsi un projet de recherche interdisciplinaire consacré à la description… encore un genre textuel! Dans le cadre de cette recherche, je tentais d’appliquer le modèle de Bronckart via une grille d’analyse détaillée de marques linguistiques censées indiquer à quel genre discursif appartient un texte donné. C’est en analysant un corpus de textes descriptifs que j’ai pu constater que la distinction entre textes descriptifs et textes narratifs n’était pas si claire. En effet, je me trouvais face à des textes dont les marques linguistiques les faisaient osciller entre le genre narratif et le genre descriptif. Ces textes que, dans un premier temps, j’ai catégorisés comme des « descriptions d’action » étaient des textes dont la visée était effectivement descriptive mais qui décrivaient des personnages en action. Selon la grille d’analyse de Bronckart, les marques de surface relevées, des verbes d’action principalement, faisaient basculer ces textes dans la catégorie du genre narratif ! Cette découverte d’une catégorie intermédiaire, entre récit et description, m’a conduite par la suite, dans le cadre de ma thèse dirigée par Jean-Michel et intitulée «Aux frontières du récit», à élaborer une typologie de textes d’action (le fait divers, le conte, la nouvelle, la fable, et le roman, certes, mais aussi la recette, le mode d’emploi, l’horoscope, la notice nécrologique, le bulletin météo ou le reportage sportif), qui montrait l’existence de divers « degrés » de narrativité2.
Quant aux publications importantes des années 1980 qui ont certainement inspiré les chercheurs et les didacticiens, je citerais, outre les ouvrages de Jean-Michel sur le récit, deux ouvrages de psychologie cognitive: Le récit et sa construction de Michel Fayol paru en 1985 chez Delachaux et Niestlé et Il était une fois… Compréhension et souvenir de récits de Guy Denhière paru en 1984 aux Presses Universitaires de Lille.
JMA : J’ai l’habitude de me référer à des étapes et grandes dates de la recherche… Pour le versant « entrée dans les classes de la narratologie », je suis tenté de mettre en avant le travail accompli avec mes amis de la revue Pratiques, dans la seconde moitié des années 1970 et les années 1980. Je retiens surtout les années 1976-1978 et, en particulier, les numéros 11/12 (1976) et 14 (1977) de Pratiques et le n°38 (1978) de Langue Française: «Enseignement du récit et cohérence du texte». Dix ans après le n°8 de Communications consacré à « L’analyse structurale du récit », les paradigmes étaient en train de changer et nous mesurions mieux le fait que le récit n’est qu’une forme de mise en texte, à côté de bien d’autres formes importantes. À commencer par le dialogue, la description et le commentaire qui, soit se mêlent au récit de façon harmonieuse, soit l’envahissent et l’enlisent (abondance descriptive, invasion de commentaires méta-textuels). L’histoire de la littérature narrative est celle des diverses étapes de la fin de l’hégémonie du récit. À cette hétérogénéité constitutive, il faut ajouter l’argumentation en général, mais aussi l’explication et les discours régulateurs. Ce point est important car il explique mon rejet progressif du fondement de la «sémiotique narrative» de Greimas et de l’École de Paris, pour laquelle tout était récit.
Ce qui m’intéresse, c’est que nous ne cessons d’expliquer et de demander des explications. La compréhension des mystères de l’agir humain est au cœur de notre fascination pour les récits, mais elle n’a d’égal que l’explication continue des mystères du monde qui nous entoure et qui se traduit par les questionnements en pourquoi? dont usent et abusent les enfants, entre 3 et 7 à 8 ans. Nous avons tous fait l’expérience de cet «âge questionneur de l’enfant» (Piaget 1947 : 156), point de rencontre des logiques des adultes et des enfants que Saint-Exupéry place au cœur du Petit Prince:
Mon dessin ne représentait pas un chapeau. Il représentait un serpent boa qui digérait un éléphant. J’ai alors dessiné l’intérieur du serpent boa, afin que les grandes personnes puissent comprendre. Elles ont toujours besoin d’explications. […]
[…] Les grandes personnes ne comprennent jamais rien toutes seules, et c’est fatigant, pour les enfants, de toujours et toujours leur donner des explications.
Dans un de ses premiers livres, Le Langage et la pensée chez l’enfant (1923), Jean Piaget consacre d’ailleurs un chapitre entier (p. 155-208 de l’édition 1947) à la question des différentes sortes de pourquoi enfantins. Il distingue différents types d’explications et confirme l’importance sociocognitive de ce questionnement des adultes par les enfants.
Alors que l’omniprésence de la narration (fictionnelle, factuelle, mensongère) dans nos vies et dans toutes les pratiques discursives (de la religion et la littérature à la presse et la politique, en passant par l’histoire et la psychanalyse) est largement reconnue, les discours régulateurs incluant des consignes et des conseils, incitant à agir ou ne pas agir et guidant ainsi les actions humaines, de la cuisine à la circulation routière, du vestiaire sportif au champ de bataille, n’ont pas autant intéressé les chercheurs, même si les didacticiens y sont plus sensibles.
Mon dernier livre sur le récit pose la question du cadre théorique qu’il nous faut adopter pour aborder toutes ces questions. Il met en avant, pour cela, la problématique des genres de discours: Genres de récits. Narrativité et généricité des textes (Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan, 2011).
2. En conséquence, quelles ont été, selon vous, les modalités particulières du phénomène de transposition didactique des concepts narratologiques à l’époque de leur entrée dans les classes de français ?
JMA & FR : En 1988, de nouveaux moyens d’enseignement romands ont vu le jour dans le canton de Vaud, qui proposaient des activités «textuelles» pour les degrés du secondaire I (à l’époque 7e, 8e et 9e). L’enseignement des types de textes était réparti ainsi: en 7e, le texte narratif, en 8e, le texte informatif et en 9e le texte argumentatif. On voit que ces intitulés suivent les grandes lignes mentionnées plus haut.
Pour ce qui concerne la didactisation des recherches sur le récit et les autres formes de textualité, on peut renvoyer aux rôles importants du collectif de la revue Pratiques : d’André Petitjean (sur le récit et la description), de Jean-François Halté (sur le récit et l’explicatif), de Jean-Pierre Goldenstein (sur le récit), d’Yves Reuter (sur la description), de Michel Charolles (sur le récit et l’argumentation), de Caroline Masseron (sur divers genres de récits). Il suffit de citer les numéros suivants de Pratiques n°11-12, 1976: «Récit 1»; n°34, 1982: «Raconter et décrire»; n°55, 1987: «Les textes descriptifs», pour que se dessinent les grandes orientations et propositions qui en découlaient. La bascule se fait entre le n°56, 1987, sur «Les types de textes» et les n°59, 1988, sur «Les genres du récit» et n°66, 1990, sur «Didactique des genres». Les moyens d’enseignement qui se sont développés dans la francophonie ont largement suivi ce cadre que nous dessinions collectivement.
3. Quel regard rétrospectif portez-vous sur votre contribution à ce processus historique ?
FR : Durant sept ans (entre 1989 et 1996), parallèlement à mon poste d’assistanat à l’UNIL, j’ai eu l’opportunité de proposer un enseignement ponctuel de deux mois par année sur les types de textes au Département d’audio-visuel et d’informatique (DAVI) de l’École cantonale d’art de Lausanne (ECAL). Cet enseignement s’inscrivait dans une collaboration institutionnelle entre l’UNIL et l’ECAL. Il s’agissait d’animer un atelier intitulé «Construction du discours» qui consistait en une alternance de cours théoriques et de travaux pratiques (analyses de films) sur les théories de la communication et sur les discours narratif, descriptif, argumentatif et poétique.
Durant cette même période (1989-1996), l’Office fédéral de l’industrie, des arts et métiers et du travail (OFIAMT) a confié la formation continue des professeurs de français de l’Ecole de Commerce de Châtelaine (GE) à l’Unité de linguistique française de l’UNIL. En collaboration avec Jean-Michel, j’ai ainsi pu proposer des sessions de formation d’une semaine, deux fois par année, sur l’enseignement renouvelé du français. Nous avons abordé, une fois de plus, les types de séquences narrative, descriptive et argumentative tout en prolongeant dans les dernières années notre enseignement des types textuels dans le cadre de genres discursifs spécifiques tels que la presse et la publicité.
Au milieu des années 1990, à la suite d’une conférence donnée à la Sorbonne en 1992 dans le cadre des «Entretiens Nathan» intitulée «Enseigner à écrire des textes. L’expression écrite à l’école» et à l’article qui en a découlé sur les «schémas de récit» (Entretiens Nathan, Actes III, 1993), j’ai été sollicitée par l’éditeur Nathan, via Alain Bentolila, pour élaborer des moyens d’enseignement destinés aux élèves français de CE1, CE2, CM1 et CM2 et «conformes aux programmes de 1995». Il s’agissait, comme le rappelle la quatrième de couverture des ouvrages intitulés «Expression écrite» de proposer «cinq grandes catégories d’écrits, toutes liées à un objectif de communication, pour apprendre à l’élève à reconnaître à chaque fois l’objectif qu’il assigne à sa production: échanger, convaincre, expliquer, jouer avec la langue, raconter». Encore une fois, le récit n’était pris en compte que comme une forme de mise en texte parmi bien d’autres. Ce qui était mis en avant était moins l’apprentissage de formes textuelles précises que le repérage de divers buts communicatifs. Dans ces ouvrages, les productions spontanées de l’élève étaient systématiquement confrontées à l’observation de textes de natures différentes. Puis des outils textuels étaient proposés (vocabulaire, temps verbaux, connecteurs et organisateurs textuels) afin de permettre à l’élève de réécrire son texte initial « spontané » en l’améliorant. Pour rédiger ces ouvrages j’ai collaboré étroitement avec Bernard Schneuwly de la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation (FPSE) et avec le Service du français de l’enseignement primaire du canton de Genève3.
JMA : Outre ma participation à certains numéros de Pratiques, dès le début de l’existence de la revue, je dirai que mon travail a consisté à introduire aux grandes théories du récit, en particulier dans mon Que sais-je ? (n°2149): Le Récit, qui a connu six rééditions entre 1984 et 1999. De Propp aux théories énonciatives et textuelles de la narration, en passant par la sémiotique de Greimas, la narratologie de Genette, la socio-linguistique de Labov et les recherches de psycholinguistique sur le récit (en particulier Michel Fayol: Le récit et sa construction, déjà cité plus haut par Françoise). À côté, dans Le Texte narratif (Nathan 1985 & nouvelle éd. 1994), je replaçais cette fois ces travaux narratologiques dans le cadre théorique unifié de la linguistique textuelle4. En multipliant les exemples d’analyses je me suis efforcé d’indiquer comment passer de la théorie à l’analyse de textes très différents, pas uniquement littéraires (comme c’était le cas dans une certaine narratologie littéraire).
Je suis surtout fier de notre petit ouvrage de la collection Mémo, L’analyse des récits, au Seuil (n°22, 1996), dans lequel les recherches de Françoise ont permis des avancées significatives. L’ouvrage est, grâce à notre collaboration, une réussite en termes de clarté des définitions et distinctions de concepts clés.
4. Selon vous, quels sont les concepts narratologiques les plus souvent mobilisés dans les classes et pour quelle raison ont-ils connu une telle fortune ? Par ailleurs, quels autres concepts négligés auraient mérité un meilleur sort ?
FR : Le concept narratologique certainement le plus souvent mobilisé a été la formalisation du récit sous la forme d’une structure prototypique comportant cinq macro-propositions de base (le fameux « schéma quinaire »). L’engouement pour ce schéma et son emploi incontournable tant au niveau de la réception/compréhension des récits que de la production doit être replacé dans le contexte épistémologique des années 1960-1970 marqué par le structuralisme et le distributionnalisme. Si du côté de la structuration des phrases les emprunts à la grammaire générative de Chomsky imposaient alors aux élèves de représenter les phrases selon un modèle arborescent (dans une organisation hiérarchique de leurs constituants), la même apparente rigueur formaliste était comblée par le schéma quinaire. On peut ainsi faire l’hypothèse que les enseignants se sont emparés de ce schéma que Jean-Michel avait élaboré en tenant compte des travaux de Todorov, de Greimas, de Labov et de Larivaille (auquel il a été attribué par la suite, à la plus grande surprise de ce dernier) parce qu’il offrait un modèle concret pour l’analyse et la production de récits. Le problème a évidemment été l’imposition rigide du schéma quinaire, sa grammaticalisation.
JMA : Parmi les autres concepts, présentés largement dans notre Mémo commun et dans nos deux livres sur le récit, il faudrait probablement citer le schéma actantiel de Greimas, souvent utilisé pour distinguer les rôles profonds des personnages de surface, et la question de l’ordre du récit (discordances entre l’ordre du texte et celui de l’histoire) dont Genette a bien montré que le cas de la chronologie absolue est extrêmement rare et que la norme est le désordre de la suite, non chronologique, des événements et actions.
Pour répondre à la dernière partie de votre question, je vois au moins trois concepts oubliés. Le premier est celui de gradients de narrativité. Tous les textes ne sont pas des récits et ils le sont, de surcroît, à des degrés divers : ils sont plus ou moins narratifs. Comme les travaux de Françoise l’ont montré, une description d’actions est faiblement narrative et ce qui est intéressant c’est : quels aspects sont communs avec le récit et lesquels avec la description ?
Le deuxième concept oublié découle de ce premier point : c’est celui d’hétérogénéité textuelle et de dominante. L’effet global a tendance à l’emporter sur les différences locales et, de ce fait, sur la complexité compositionnelle du tout textuel.
Le troisième est celui de scène ou épisode. À côté des découpages séquentiels de l’intrigue, un épisode correspond souvent à un chapitre, comme c’est le cas dans Le Petit prince, déjà mentionné plus haut, dont la lisibilité tient probablement à ce découpage en petits épisodes d’une histoire dont la structure temporelle est particulièrement difficile à rétablir. Les scènes-types de la vie quotidienne (scripts d’action dans le monde: aller au restaurant, prendre le train ou l’avion, commander ses courses sur internet, saluer un inconnu, dire au revoir, etc.) et les scènes-types de genres de récits (bagarre du western, piège tendu au coupable d’un récit policier, triplication des épreuves subies par le héros d’un conte, etc.), sont d’une très grande importance pour la lecture comme pour l’écriture.
FR : Si je peux me permettre un témoignage personnel à propos du schéma quinaire, j’ai vécu l’enseignement du récit au secondaire I au début des années 1990 via mes filles scolarisées à Lausanne. J’ai ainsi pu constater à quel point les enseignants voulaient faire entrer tous les récits dans ce cadre quinaire rigide. Plus grave, ma fille aînée s’est vue sanctionnée pour la rédaction d’un récit d’imagination dont le seul défaut était qu’il ne comportait pas toutes les phases du schéma! Elle s’était en effet autorisée à ne pas décrire la situation finale, au demeurant facilement déductible du dénouement.
En somme, si l’analyse structurale des récits a permis la prise en compte de ce type de textes dans leur réalité formelle, elle a malheureusement autonomisé le texte narratif au point d’en oublier l’aspect communicationnel et les visées pragmatiques indissociables de toute production narrative.
Un autre concept, moins narratif qu’énonciatif, mais dont tous les manuels ont abusé (et abusent encore) pour théoriser le récit est la notion de «récit/discours», terme simplificateur que les rédacteurs de manuels (tout comme de nombreux linguistes!) attribuent à Émile Benveniste (1966). Ce dernier – qui souhaitait établir un système des temps verbaux construit non plus sur la fameuse tripartition temporelle en passé, présent, futur mais sur un critère énonciatif – a certes proposé de distinguer l’«énonciation historique» dont le temps pivot est le passé simple et l’«énonciation de discours» dont le temps pivot est le présent. Malheureusement, cette opposition entre deux modes énonciatifs s’est transformée très vite en une opposition entre deux types de textes: le récit et le discours oral. En 1998, nous avions rédigé Jean-Michel et moi, en collaboration avec Gilles Lugrin, un article dans Pratiques n° 100, afin de dénoncer ce raccourci dommageable5. Mais le couple « récit/discours » semble s’être installé durablement dans les manuels de français.
Durant les 17 ans de ma charge de professeure de linguistique française à l’université de Fribourg (2001-2018), je n’ai cessé, tant dans les formations continuées que dans les cours destinés aux futurs enseignants de français, de montrer les problèmes concrets que pose cette dichotomie «récit/discours», le problème majeur étant évidemment la place du récit au passé composé6. Pendant toutes ces années, j’ai vu passer plusieurs lignes de manuels, édités chez Nathan, Belin, puis chez Hatier. Les manuels Hatier, dûment agréés par la Conférence Intercantonale de l’Instruction Publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) et actuellement utilisés dans les classes, reprennent la dichotomie «récit/discours» sous une nouvelle désignation : «énoncé coupé» vs «énoncé ancré». Cette allusion à une coupure de (ou un ancrage dans) la situation d’énonciation désigne de façon caricaturale «les récits menés au passé simple» d’une part, «les lettres et les dialogues réels ou fictifs» d’autre part.
5. De votre point de vue, avec le recul dont vous disposez aujourd’hui, les concepts narratologiques tels qu’ils sont mobilisés dans l’enseignement ont-ils plutôt marqué un progrès ou ont-ils conduit à une détérioration de l’enseignement-apprentissage du français ?
JMA : Je citerais d’abord Jean Peytard, dans le n°38 (mai 1978) de Langue Française, consacré à « Enseignement du récit et cohérence du texte », dont j’ai déjà parlé plus haut. Il termine ainsi sa présentation du numéro: «La théorie, ici comme ailleurs, permet à l’enseignant de prendre aussi distance par rapport à lui-même et à sa pratique. Pour s’en défier et ne point s’y confondre» (p. 6). Nous ne visions pas autre chose, dans le cadre du collectif de la revue Pratiques, dans le cadre de la formation des enseignants, dans nos échanges avec les formateurs, en Suisse, au Québec, en Belgique et en France, et dans nos contacts avec les concepteurs de manuels. Nous avons toujours distingué ce qui concerne l’enseignement, d’une part, et la recherche, d’autre part.
Les concepts travaillés dans le cadre de nos recherches sur la textualité et les degrés de narrativité ou d’argumentativité des textes n’étaient jamais destinés à l’application directe en classe! Il s’agissait d’indiquer des directions en vue de transpositions et d’adaptations aux besoins des enseignants, sur la base d’une formation initiale et continuée digne de ce nom. C’est du moins ce que nous attendions de la didactique et de la formations initiale et continuée que nous ne prétendions pas remplacer.
Pour en revenir à votre question, que Finkielkraut, Orsenna7 et d’autres aient rendu les concepts narratologiques, rhétoriques et linguistiques responsables de la «détérioration de l’enseignement-apprentissage du français», c’est à la fois trop d’honneur et un absurde aveuglement qui ne mérite même pas d’être discuté. L’état de l’enseignement de la langue maternelle et de la culture littéraire et artistique dépasse les questions de méthodes. Les didacticiens ont, depuis un certain temps déjà, appris à prendre leurs distances par rapport aux données de la recherche universitaire. Nous n’entrerons donc pas dans ce débat, nous contentant de dénoncer le fait que certaines dérives didactiques aient pu aboutir au fait de plus enseigner le «schéma quinaire» du récit ou l’opposition «récit/discours» ou les divers types de «focalisations» au lieu d’étudier les textes et les usages contextuels de la langue et des langues. On a trop confondu le moyen et le but, l’outil d’exploration et de découverte et les visées d’un projet de formation et d’acquisition-construction de connaissances.
La question de la théorie et des outils conceptuels comme instruments de mise à distance des objets étudiés est une question plus large d’épistémologie de la connaissance. Comme le dit Gaston Bachelard dans le Rationalisme appliqué, la connaissance scientifique, comme toute connaissance formatrice, est une connaissance double: «Elle est à la fois intuition sensible et intuition intellectuelle. Qui peut aller par la pensée de la flamme à la frange d'interférence connaît la lumière du cuivre intimement. Et s'il souhaite revenir par la perception de la frange à la flamme il n'a en rien diminué son bonheur de voir» (1949, p. 21-22). Nous sommes en train de sombrer dans un monde qui a remplacé l’usage de la raison par les fictions alternatives et l’indistinction des projections fantasmatiques et idéologiques en rejetant tout acte de connaissance. Il me semble que l’histoire est actuellement en première ligne, confrontée qu’elle est aux récits alternatifs et révisions en tous genres. Alors, non, si nous en sommes là, ce n’est pas la faute à la narratologie classique! Et oui, la narratologie pourrait être en première ligne, avec l’analyse de discours, pour interroger le problème des «narratifs» étatiques et groupusculaires. En particulier, elle devrait permettre de démonter les mécanismes de mise en place de la causalité narrative, masquée sous la consécution temporelle, les mécanismes de constitution de héros et de bouc émissaires, de détournement de la parole. La force de conviction du récit est utilisée aussi bien dans l’explication (en lieu et place de «parce que») que dans l’argumentation (exemplum). On le sait bien depuis la Rhétorique d’Aristote.
6. Comment percevez-vous la place de l’analyse du récit dans le cadre des évolutions actuelles du champ de la didactique du français et de la société en général ?
JMA : Comme toute démarche de connaissance – et pas plus que les autres (en particulier l’enseignement de l’argumentation et de la rhétorique, de la langue et des langues) – l’analyse des différentes formes de récit, des ressources manipulatoires de la narration qui commencent par l’usages des temps verbaux du français et des autres langues est d’une indéniable importance. Toute démarche de connaissance susceptible d’introduire une mise à distance par rapport à l’objet d’étude est, à nos yeux, importante.
Alors que la société enseigne l’exaltation d’un moi hédoniste et consumériste, l’école est le lieu de la rencontre d’une altérité radicale: celle des grands textes (pas seulement littéraires), d’objets qui résistent dans leur altérité à un usage immédiat, libre et personnel. Les langues étrangères et la langue étrangère des grands textes littéraires sont des lieux d’altérité qui nous décentrent de nous-mêmes. Je sais que cela va à l’encontre de certaines approches des textes littéraires qui ont actuellement le vent en poupe. Je n’exclus pas d’autres usages ludiques et personnels des récits, mais il y a des choses que seule l’école peut enseigner et c’est sur cela que nous devons concentrer nos efforts. C’est du moins notre raison, encore actuelle, de travailler et de répondre à un entretien comme celui-ci.
FR : Je n’ai pas suivi les évolutions «actuelles» de la didactique du français, mais j’ai pu constater que la place du récit dans les manuels d’enseignement (du secondaire inférieur entre autres) est tributaire de la volonté de ratisser large et de prendre en compte toutes sortes de textes qui «racontent». Or, la variété des récits devrait être théorisée à l’aulne des gradients de narrativité, ce qui n’est jamais fait. On se retrouve face à ce paradoxe en tant qu’enseignant: d’un côté, une variété d’exemples de textes qui racontent proposés à la lecture et à l’analyse des élèves ; de l’autre côté, des notices théoriques qui ne présentent que le seul récit canonique, à savoir un récit à la 3e personne et au passé simple. Les autres textes sont ainsi considérés comme des exceptions (par exemple, les récits en JE rédigés au passé composé). Comment alors aborder avec pertinence L’Etranger de Camus ?!?
Dans la mesure où certains chercheurs, dont Raphaël Baroni, envisagent de repérer quels outils issus de recherches narratologiques récentes seraient susceptibles d’être utilisés dans l’enseignement de la littérature8, j’aimerais conclure cet entretien sur une réflexion à propos d’une notion qui paraît très en vogue actuellement: la narratologie «transmédiale» (ou «intermédiale»). Tout d’abord il me semble que ce n’est pas tant la narratologie qui doit être qualifiée de transmédiale mais son objet, à savoir l’ensemble des récits qui se manifestent dans des médias divers, sous des formes verbales ou non verbales. Si maintenant la narratologie transmédiale désigne simplement l’étude des pratiques narratives dans divers médias, alors il n’y a rien de nouveau sous le soleil narratologique puisque, sans parler de transmédialité, Barthes et bien d’autres contemporains structuralistes parlaient déjà dans les années 1960-1970 de la diversité des récits du monde (oraux, écrits, en images fixes ou animées). J’ai moi-même été toujours intéressée à élargir l’objet de mes investigations narratologiques en analysant des récits issus de formations discursives diverses (presse, bande dessinée, entretiens médicaux, etc.) et en revisitant à ces occasions les théories narratives existantes. En travaillant par exemple sur le genre du récit «suspendu» (ou feuilleton), j’ai pu mettre en évidence que ce dernier constitue bien un objet «transmédiatique» puisqu’il peut se manifester sous la forme d’un feuilleton télévisé ou journalistique, d’un feuilleton littéraire ou encore d’une histoire à suivre en bandes dessinées. A mon sens, dans la mesure où les productions narratives peuvent appartenir à différents médias, la transmédialité est assurément « constitutive » de la narrativité.
Si je ne peux que saluer l’élargissement de l’analyse narratologique aux récits non strictement verbaux, je redoute cependant que l’objectif de refonder les concepts de la narratologie afin «de les rendre suffisamment souples pour s’adapter à n’importe quel média» (Baroni, ibid., p.2) ne s’accompagne d’une définition de la narrativité plus cognitive que verbale, comme semble le réclamer Marie-Laure Ryan qui prétend en effet que «le récit n’est pas un objet linguistique mais une représentation mentale» (Introduction à la narratologie postclassique, dir. S. Patron, 2018, p. 154). Face à une définition de la narrativité fondée sur un invariant tellement large, je crains pour ma part que la notion de narratologie transmédiale ne perde toute pertinence. Mais ce n’est que le modeste avis d’une narratologue-linguiste!
En conclusion, ne contribue-t-on pas à une inflation des notions en adoptant ce concept de narratologie transmédiale? Ou alors est-ce simplement une stratégie pour assurer la survie des institutions universitaires qui, comme le remarque très justement Jürgen E. Müller dans un article de 2006 sur l’intermédialité (Médiamorphoses, n° 16: 99-100), «ne peuvent plus bâtir leur légitimité scientifique sur un partage disciplinaire strict du savoir» ?
Références citées
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Adam, Jean-Michel (2005), «La notion de typologie de textes en didactique du français: une notion “dépassée”?», Recherches, n° 42.
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Adam, Jean-Michel (2017 [1992]), Les textes : types et prototypes, Paris, Nathan Université.
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Adam, Jean-Michel, Gilles Lugrin & Françoise Revaz (1998), «Pour en finir avec le couple récit / discours», Pratiques, n° 100 (1), p. 81-98.URL: https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_1998_num_100_1_1853
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Pour citer l'article
Jean Michel Adam & Françoise Revaz, "Témoignage de Jean Michel Adam et de Françoise Revaz", Transpositio, La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/temoignage-de-jean-michel-adam-et-de-francoise-revaz
Voir également :
Témoignage de Jean-Paul Bronckart
Nous amorcerons notre diachronie par l’examen d’une phase qui, si elle se situe dans la préhistoire des emprunts et usages aux théories textuelles et narratologiques, fournit néanmoins, pour cette raison même, un utile éclairage sur les raisons pour lesquelles ces emprunts se sont avérés utiles ou nécessaires. Nous remonterons à la publication, en France, du Plan Rouchette, qui a constitué le déclencheur des démarches d’adaptation/modernisation des programmes et méthodes didactiques, requises d’un côté par la volonté politique de démocratisation de l’enseignement et d’un autre par un souci de mise à jour ou de modernisation des méthodes pédagogiques et des références théoriques, en particulier linguistiques.
Témoignage de Jean-Paul Bronckart
Jean Paul Bronckart
Professeur honoraire de didactique des langues à l’université de Genève, Jean-Paul Bronckart a développé divers programmes de recherche portant notamment sur l’épistémologie des sciences humaines/sociales, l’analyse des discours, les processus d’acquisition du langage et la didactique des langues.
Entretien
Dans la mesure où elles requièrent un examen rétrospectif à caractère en partie au moins autobiographique, les réponses que nous proposerons aux questions qui nous sont adressées saisiront la problématique des emprunts et usages des théories du récit dans le cadre plus large que nous nous sommes donné dans nos travaux, à savoir celui de l’investigation, sur les plans didactique et théorique, des théories du texte, des genres de textes et des types discursifs. Nos réponses seront en outre marquées par le fait que nos interventions didactiques ont, pour des raisons institutionnelles, concerné surtout l’enseignement primaire, avec néanmoins des interventions épisodiques dans l’enseignement secondaire inférieur.
1. Dans une perspective diachronique, si vous deviez retracer les grandes étapes de l’entrée dans les classes des savoirs issus de la narratologie, quels colloques, évènements pédagogiques (nouveaux programmes…) et publications citeriez-vous?
Nous amorcerons notre diachronie par l’examen d’une phase qui, si elle se situe dans la préhistoire des emprunts et usages aux théories textuelles et narratologiques, fournit néanmoins, pour cette raison même, un utile éclairage sur les raisons pour lesquelles ces emprunts se sont avérés utiles ou nécessaires. Nous remonterons à la publication, en France, du Plan Rouchette, qui a constitué le déclencheur des démarches d’adaptation/modernisation des programmes et méthodes didactiques, requises d’un côté par la volonté politique de démocratisation de l’enseignement et d’un autre par un souci de mise à jour ou de modernisation des méthodes pédagogiques et des références théoriques, en particulier linguistiques. L’accent majeur de cette réforme était d’abandonner l’hyper-centration sur un enseignement grammatical à visée orthographique, et de se donner comme objectif premier le développement et la maîtrise des capacités d’expression/communication.
Dans la mise en place de ce Plan, il s’agissait d’abord d’inciter les élèves à «libérer» leurs capacités verbales et à les adapter aux diverses situations de communication et ensuite de compléter cette démarche par des «approfondissements analytiques» structurels, qui en l’occurrence étaient inspirés des premiers écrits de grammaire générative, considérés alors comme la ressource scientifique la plus «sérieuse» dans le domaine de la structuration des connaissances langagières.
La Suisse romande a adhéré d’emblée à cette démarche, ce qui s’est concrétisé par l’élaboration de Maîtrise du français (1979), ouvrage à la réalisation duquel le signataire a participé en effectuant une large part de la formation linguistique des auteurs. C’est dans le chapitre de cet ouvrage consacré à la morphosyntaxe du verbe qu’apparaît l’une des premières références à des notions d’ordre narratologique, en l’occurrence une présentation de l’opposition discours/récit inspirée de l’ouvrage de Weinrich (1973), qui visait essentiellement à mettre en évidence et à conceptualiser les valeurs des temps des verbes; domaine qui fut et est resté celui de l’emprunt majeur aux théories narratologiques.
Dans le canton de Genève, une réforme de l’enseignement inspirée de Maîtrise du français ayant été engagée à partir des années 1985, il a fallu préparer les enseignants du secondaire inférieur à l’accueil d’élèves ayant bénéficié de cette réforme, et leur proposer de nouveaux moyens d’enseignement; ceux-ci n’existant guère sur le marché, il a été décidé de créer une série de moyens d’enseignement, en l’occurrence les manuels Pratique de la langue, 7e, 8e et 9e, élaborés dans l’urgence en 1988-89 et publiés en 1990. Ces trois manuels comportaient un premier chapitre centré sur les propriétés d’un ou deux genres de texte et, puis de nombreux chapitres centrés sur la grammaire, et enfin un chapitre final intitulé «De la phrase au texte».
- - Le premier chapitre du manuel de 7e portait sur les textes narratifs et les descriptions, et présentait les notions de «phases du plan» et de «narrateur» issues de l’ouvrage Le texte narratif de J.-M. Adam (1985). Le chapitre final intitulé «le fonctionnement discursif des unités» était centré sur les conditions d’usage des temps des verbes et sur les enchainements d’organisateurs temporels.
- - Le premier chapitre du manuel de 8e, était centré sur les textes informatifs et proposait un ensemble de notions ayant trait à la progression thématique, telle qu’elle était présentée dans l’ouvrage de Combettes (1983). Le chapitre final était centré sur les reprises anaphoriques et les modalisations dans une perspective inspirée des travaux du signataire.
- - Le premier chapitre du manuel de 9e était consacré à l’argumentation dans les textes, avec des références à la linguistique textuelle allemande; le chapitre final, d’inspiration pragmatique, était centré sur le fonctionnement des connecteurs et le discours rapporté.
À cette même époque, le signataire a créé, chez l’éditeur Delachaux et Niestlé, une nouvelle collection intitulée Techniques et méthodes pédagogiques, dont le but était de «contribuer à la création de moyens didactiques efficaces, inspirés des théories nouvelles, tout en restant centrés sur les besoins pratiques des éducateurs». Le premier ouvrage de cette série, L’écriture buissonnière; pédagogie du récit (Bach 1987), était destiné à l’enseignement secondaire. Il comportait des références explicites aux écrits d’Adam, Brémond, Bronckart, Greimas et Propp; il introduisait les notions d’«acteurs-narrateur», de «schéma narratif», de «personnage» et présentait surtout une nouvelle approche de la valeur des temps des verbes, tout en considérant que «le modèle théorique choisi n’a pas grande importance; l’essentiel est qu’il y en ait un». (Bach: 25). Il y eut une suite à cette approche dans le remarquable ouvrage de Tauveron (1995) centré sur une approche du «personnage» destinée à l’enseignement primaire.
Au cours de la décennie 1990-2000, divers ouvrages à visée didactique ont introduit des notions issues de la linguistique textuelle et de la narratologie. En 1994, Genevay a publié Ouvrir la grammaire, ouvrage conçu comme document de référence de l’enseignement du français au cycle secondaire du canton de Vaud. Dans cet ouvrage sans référence théorique et sans la moindre indication bibliographique, les trois premiers chapitres traitaient de trois aspects de l’organisation textuelle: d’abord, sous l’intitulé «le cadre de l’énonciation», une présentation des valeurs des temps des verbes et des conditions d’usage des «marqueurs de lieu» et des «mots personnels»; ensuite un chapitre sur les modes de réalisation des divers actes de parole; enfin un chapitre sur les marques de modalisation et les discours rapportés. Suivaient dans cet ouvrage quatre longs chapitres de «grammaire de phrase» d’inspiration radicalement chomskyenne. Venait enfin un chapitre terminal intitulé «Cohésion et progression du texte», mais qui était de fait centré sur les modalités d’articulation, dans la textualité, des structures syntaxiques, sans prise en compte effective de la textualité même.
Au Québec, a été publié en 1999 la Grammaire pédagogique du français aujourd’hui, ouvrage dirigé par S. Chartrand, réédité en 2011 et toujours en usage, qui est destiné aux élèves du secondaire et à leurs enseignants. Cet ouvrage propose ce qui est qualifié de «grammaire du texte», long chapitre comportant d’abord une définition de cette grammaire, puis des développements ayant trait aux reprises anaphoriques, au discours rapporté et à la modalisation, et enfin une approche centrée sur les «modes de discours», consistant en l’occurrence en une reformulation des «séquences» telles que J.-M. Adam les a présentées dans diverses publications.
2. En conséquence, quelles seraient, selon vous, les modalités particulières du phénomène de transposition didactique des concepts narratologiques à l’époque de leur entrée dans les classes de français?
Issue d’une profonde analyse de Verret (1975), la théorie de la transposition didactique de Chevallard (1985/1991) pose que la confection des objets d’enseignement procède par transformation de savoirs savants en savoirs à enseigner, puis par transformation de ces derniers en savoirs tels qu’ils sont enseignés, en un processus à l’issue duquel les savoirs de référence se trouvent détachés du système théorique au sein duquel ils ont émergé, découpés et réorganisés en fonction des objectifs et de la programmation d’une matière scolaire.
Comme Brassart & Reuter (1992) ainsi que Chervel (1998) notamment, nous avons questionné la pertinence et l’éventuelle spécificité de cette théorie pour l’enseignement du français, en raison de l’hétérogénéité des théories proposées dans le champ linguistique et du fait que divers objets de cette matière scolaire n’avaient pas d’origine proprement scientifique. Cette réserve demeure pour ce qui concerne l’exploitation didactique de notions issues de la narratologie, en raison certes de la richesse/diversité des cadres théoriques en ce domaine, mais en raison surtout de la diversité, du peu de clarté voire de la confusion des objectifs didactiques ayant trait à ces notions. Comme Veck, Fournier & Lancrey-Javal (1990) l’avaient montré à propos de la notion de thème, la transposition dans les programmes de littérature prend régulièrement la forme d’un déplacement sémantique résultant de l’insertion de ce terme nouveau dans un paradigme de termes anciens de valeurs parentes.
À notre avis, le problème majeur en ce domaine n’a pas trait à la richesse ou même à l’hétérogénéité des données théoriques, mais plutôt au fait que les visées et objectifs didactiques en ce domaine, et en conséquence la place et le statut que peuvent y prendre les notions et/ou concepts narratologiques, ne sont aujourd’hui pas clarifiés. Ce qui n’est pas le cas dans le domaine proprement grammatical où l’histoire de l’enseignement, quelle que soit sa lourdeur (ou en raison de sa richesse), a fourni des éléments de réflexion sur la base desquels peuvent être plus aisément élaborés des objectifs, des programmations et des principes de progression.
3. Quel regard rétrospectif portez-vous sur votre contribution à ce processus historique ?
Dans mon parcours de didacticien, ayant été formé à la grammaire générative par Nicolas Ruwet à l’Université de Liège, dès mon arrivée à Genève au début des années 1970, j’ai pu œuvrer pendant quatre décennies à la transposition des notions de grammaire de phrase; tâche au fond assez simple quant à la construction d’un système de notions qui soit cohérent et assez clairement structuré. Cependant, si les objectifs de maitrise notionnelle voire conceptuelle étaient clairs en ce domaine, l’utilité même de ces connaissances formelles pour une maitrise de l’usage de la langue l’était beaucoup moins.
Sur le plan discursif/textuel, nous avons proposé dans deux ouvrages (Bronckart et al. 1985; Bronckart 1997), des constructions théoriques puisant à divers cadres théoriques et y mettant notre grain de sel, et nous demeurons convaincu de la pertinence globale de notre mode d’analyse des valeurs des temps des verbes, ainsi que de notre analyse des types discursifs. Quant à la transposition didactique, nous avons été confronté aux difficultés globales énoncées plus haut pour les concepts narratologiques; en ce domaine nous avons eu, et nous avons encore, le souci majeur de ne pas saisir les entités textuelles dans une perspective dogmatique, comme c’est le cas pour certaines approches centrées sur les genres textuels et leurs propriétés présumées. La situation reste donc difficile en ce domaine notamment faute d’une clarté sur le lieu de cette transposition dans la structure technique et signifiante des programmes didactiques actuels, et de leur histoire.
4. Selon vous, quels sont les concepts narratologiques les plus souvent mobilisés dans les classes et pour quelle raison ont-ils connu une telle fortune ? Par ailleurs, quels autres concepts négligés auraient mérité un meilleur sort?
Comme indiqué plus haut, c’est dans le domaine des temps des verbes que les concepts narratologiques ont été les plus utilisés, primairement pour fournir une conceptualisation de leurs valeurs, jusque-là manquantes ou d’une pertinence plus que discutable, et secondairement (ou comme conséquence) pour conceptualiser les cadres structurels qui orientent ou conditionnent la distribution de ces valeurs.
5. De votre point de vue, avec le recul dont vous disposez aujourd’hui, les concepts narratologiques tels qu’ils sont mobilisés dans l’enseignement ont-ils plutôt marqué un progrès ou ont-ils conduit à une détérioration de l’enseignement-apprentissage du français?
Réponse simple; au vu des ressources théoriques et conceptuelles antérieurement à disposition dans l’enseignement du français, l’introduction de concepts narratologiques ne pouvait que constituer un progrès ou en tout cas ne pas faire de mal, même si un travail important reste à faire en ce domaine, qui, comme indiqué plus haut, concerne certes le choix des cadres et notions théoriques, mais surtout la constitution de programmes didactiques qui soient utiles et pertinents pour les objectifs de maîtrise textuelle; ce qui implique à nos yeux que soient poursuivies et/ou mises en place des recherches proprement didactiques susceptibles de mettre en évidence les utilités et pertinences évoquées.
Comment percevez-vous la place de l’analyse du récit dans le cadre des évolutions actuelles du champ de la didactique du français et de la société en général?
Pour la société en général, nous n’avons pas d’éléments de réponse. Pour la didactique du français, les travaux de narratologie sont utiles, voire indispensables, pour autant que leur mobilisation au service de la didactique, ni ne s’effectue dans une perspective unilatéralement descendante, ni ne soit reçue dans le champ éducatif dans la perspective figée et dogmatique qui toujours guette.
Références citées
Adam, Jean-Michel (1985), Le texte narratif - précis d'analyse textuelle, Paris, Nathan-Université.
Bach, Pierre (1987), L'écriture buissonnière: pédagogie du récit, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, coll. «Techniques et méthodes pédagogiques».
Besson, Marie-Josèphe, Marie-Rose Genoud, Bertrand Lipp & Roger Nussbaum (1979), Maîtrise du français: méthodologie pour l'enseignement primaire, Lausanne, Office romand des éditions et du matériel scolaires.
Besson, Marie-Josèphe, Jean-Paul Bronckart, Sandra Canelas-Trevisi & Isabelle Nicolazzi-Turian (1990), Français 7e. Pratique de la langue, Genève, Cycle d'Orientation.
Besson, Marie-Josèphe, Jean-Paul Bronckart, Sandra Canelas-Trevisi & Isabelle Nicolazzi-Turian (1990), Français 8e. Pratique de la langue, Genève, Cycle d'Orientation.
Besson, Marie-Josèphe, Jean-Paul Bronckart, Sandra Canelas-Trevisi, Isabelle Nicolazzi-Turian & E. Rougemont (1990), Français 9e. Pratique de la langue, Genève, Cycle d'Orientation.
Brassart, Dominique-Guy & Yves Reuter (1992), «Former des maîtres en français: éléments pour une didactique de la didactique du français», Études de linguistique appliquée, n° 87, p. 11.
Brassart, Dominique-Guy & Yves Reuter (1992), «Former des maîtres en français: éléments pour une didactique de la didactique du français», Études de linguistique appliquée, n° 87, p. 11-24.
Bronckart, Jean-Paul, Daniel Bain, Bernard Schneuwly, Clairette Davaud & Auguste Pasquier (1985), Le fonctionnement des discours: un modèle psychologique et une méthode d’analyse, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé.
Bronckart, Jean-Paul (1997), Activité langagière, textes et discours. Pour un interactionnisme socio-discursif, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé.
Chartrand, Suzanne-Geneviève & François Morin (1999), Grammaire pédagogique du français d'aujourd'hui, Montréal, Graficor.
Chervel, André (1988), «L'histoire des disciplines scolaires. Réflexions sur un domaine de recherche», Histoire de l'éducation, n° 38, p. 59-119. URL: https://www.persee.fr/doc/hedu_0221-6280_1988_num_38_1_1593
Chevallard, Yves (1985), La transposition didactique du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, La Pensée Sauvage, coll. «Recherches en didactique des mathématiques» [Réédition augmentée en 1991].
Chiss, Jean-Louis & Jacques David (2018 [2012]), Didactique du français: enjeux disciplinaires et étude de la langue, Paris, Armand Colin, coll. «Collection U, Lettres».
Combettes, Bernard (1983), Pour une grammaire textuelle: la progression thématique, Bruxelles-Paris-Gembloux, De Boeck-Duculot, coll. «Pratiques. Série formation continuée».
Combettes, Bernard & Roberte Tomassone (1988), Le texte informatif: aspects linguistiques, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, coll. «Prisme. Problématiques».
Genevay, Éric (1994), Ouvrir la grammaire : interlocuteur, énoncé, communication, phrase, Lausanne, Loisirs et Pédagogie, coll. «Langue et parole».
Tauveron, Catherine (1995), Le personnage: une clef pour la didactique du récit à l'école élémentaire, Lausanne, Delachaux et Niestlé, coll. «Techniques et méthodes pédagogiques».
Lancray-Javal, Romain, Jean-Marie Fournier & Bernard Veck (1990), «Un cas de transposition didactique en français: la notion de thème», Revue française de pédagogie, n° 93, p. 41-49. URL: https://www.persee.fr/doc/rfp_0556-7807_1990_num_93_1_1372
Verret, Michel (1975), Le temps des études, Paris, Honoré Champion.
Weinrich, Harald (1973), Le temps: le récit et le commentaire, Paris, Seuil, coll. «Poétique».
Pour citer l'article
Jean Paul Bronckart, "Témoignage de Jean-Paul Bronckart", Transpositio, La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/temoignage-de-jean-paul-bronckart
Voir également :
Témoignage de Jean-Louis Dumortier
Au tournant des années 1960-1970, en même temps que paraissaient les premiers ouvrages des fondateurs de la narratologie française (Barthes, Genette, Todorov, Greimas, etc.) ou les traductions en français des précurseurs russes (Propp, Bakhtine, Chklovski, Tomachevski…), en même temps que se répandait, au sein du corps professoral, l’esprit de contestation de la tradition académique et pédagogique qui avait contribué à la flambée de mai 1968, s’opérait, en Belgique francophone, une rénovation des programmes de l’enseignement obligatoire liée à une réforme des structures scolaires dont l’objectif était, dans une conjoncture socio-économique encore favorable (nous sommes à la fin des Trente glorieuses), de mettre fin à une répartition précoce des élèves dans les formes d’enseignement générale, technique et professionnelle et de permettre à l’École de jouer pleinement son rôle d’ascenseur social.
Témoignage de Jean-Louis Dumortier
Jean-Louis Dumortier
Professeur honoraire de l’université de Liège, Jean-Louis Dumortier y a été responsable du service de didactique des langues et littératures françaises. Ses travaux ont porté, entre autres, sur les pratiques scolaires de lecture/écriture du récit. Il est ainsi l’auteur d’un Tout petit traité de narratologie buissonnière à l’usage des professeurs de français qui envisagent de former non de tout petits (et très mauvais) narratologues mais des amateurs éclairés de récits de fiction (2005).
Entretien
1. Dans une perspective diachronique, si vous deviez retracer les grandes étapes de l’entrée dans les classes des savoirs issus de la narratologie, quels colloques, évènements pédagogiques (nouveaux programmes…) et publications citeriez-vous?
Au tournant des années 1960-1970, en même temps que paraissaient les premiers ouvrages des fondateurs de la narratologie française (Barthes, Genette, Todorov, Greimas, etc.) ou les traductions en français des précurseurs russes (Propp, Bakhtine, Chklovski, Tomachevski…), en même temps que se répandait, au sein du corps professoral, l’esprit de contestation de la tradition académique et pédagogique qui avait contribué à la flambée de mai 1968, s’opérait, en Belgique francophone, une rénovation des programmes de l’enseignement obligatoire liée à une réforme des structures scolaires dont l’objectif était, dans une conjoncture socio-économique encore favorable (nous sommes à la fin des Trente glorieuses), de mettre fin à une répartition précoce des élèves dans les formes d’enseignement générale, technique et professionnelle et de permettre à l’École de jouer pleinement son rôle d’ascenseur social. C’est la conjonction de ces innovations qui, à mon avis, a favorisé l’engouement de certains jeunes professeurs de français pour la première narratologie.
Je pense que celle-ci s’est implantée dans l’enseignement secondaire (puis dans l’enseignement primaire) avant même d’être résolument enseignée dans les universités, par l’action d’enseignants progressistes et militants qui, au cours des décennies suivantes ont pu faire connaître leurs transpositions didactiques des travaux des narratologues grâce à des revues et à des collections dédiées à la formation des maîtres (Enjeux, Français 2000, Revue de la Direction générale de l’Organisation des Etudes, «Formation continuée», «Séquences», pour m’en tenir à des publications belges), grâce aussi à des propositions de formation continuée bien accueillies par une fraction dynamique du corps enseignant soucieuse d’innover en s’appuyant sur des connaissances solides.
Quitte à tomber dans le piège de l’idéalisation d’une époque qui a été celle de mes premiers pas professionnels, je dirais volontiers que la diffusion de la narratologie dans le secondaire est une des conséquences de l’effervescence pédagogique des années 1970-1980. Cette dernière a suscité, dans la sphère des professeurs de français, un appel de savoirs et de pratiques rompant avec les approches académiques qui tenaient encore le haut du pavé (celles de la «philologie romane») comme avec une tradition d’enseignement que la «sociologie de la reproduction» (Bourdieu) avait prise à partie. Ceux qui ont été alors les champions de la narratologie dans l’enseignement obligatoire avaient, je pense, le sentiment de participer à une révolution scolaire qui conjuguait exigence de scientificité et volonté de donner à tous les élèves des instruments d‘observation des récits qui ne supposaient pas une connivence culturelle préalable entre enseignants et apprenants. Avec le recul, je suis porté à croire qu’il était (un peu?) illusoire de penser réduire l’écart entre les dispositions culturelles de certains maîtres et celles de certains élèves, issus des milieux défavorisés, en donnant à tous les mêmes outils pour l’étude des textes et les mêmes modes d’emploi de ces outils : ce que ces derniers permettaient de constater et de dire pouvait paraître, aux yeux des peu nantis, tout aussi vain, tout aussi inintéressant – voire plus oiseux encore – que les observations et les discours qui concrétisaient les approches traditionnelles des récits, celles qui reposaient sur le «dogme de l’expression-représentation» alors mis à mal par la «nouvelle critique».
Les premiers narratologues s’étaient donné comme objet de recherche le récit (littéraire) en tant que construit sémiotique, coupé de son auteur et de son lecteur. Ils ont mis au jour ses structures profondes et les procédés de «mise en intrigue» de l’histoire qu’il donne à connaître. C’est la nouveauté, la solidité et la relative simplicité de leurs outils de description qui ont séduit certains maîtres du secondaire comme du primaire1 et leur ont souvent fait perdre de vue – un peu ici, complètement là – les raisons pour lesquelles les gens lisaient des récits (de fiction notamment), celles pour lesquelles l’étude de ces derniers avait pris tant de place dans la formation littéraire aux degrés primaire et secondaire et, en fin de compte, celles qui justifiaient l’enseignement de la littérature dans le programme rénové des humanités. La transposition didactique de la narratologie m’apparait, a posteriori, comme une manifestation parmi d’autres d’une entreprise pédagogique qui a commencé dans le dernier quart du XXe siècle: celle d’initier précocement les élèves aux méthodes de la recherche scientifique. Sans que cela n’ait été dit aussi clairement que nécessaire pour donner prise à la contestation, le but est devenu de former des linguistes, des historiens, des chimistes, des physiciens… en herbe et, subsidiairement, comme je l’ai écrit naguère, «de tout petits (et très mauvais) narratologues [plutôt que] des amateurs éclairés de récits de fiction». La redéfinition des objectifs de l’enseignement en termes de compétences (1999) peut être envisagée comme une ratification de ce but latent : il s’agissait désormais de rendre les élèves capables de mettre en œuvre leurs connaissances… pour imiter la démarche des chercheurs… sans être dans une authentique situation de recherche. Dès lors, plus l’appareil d’investigation avait une apparence scientifique et plus il était facile d’un exhiber l’usage («Qui est l’auteur? Qui est le narrateur?», «Le narrateur est-il intra-extra-homo-hétéro diégétique?», «Avons-nous affaire à une focalisation interne, externe ou zéro», etc.: je caricature un peu), plus les performances se prêtaient à une évaluation critériée objective. Une des explications de l’usage scolaire de la première narratologie est, me semble-t-il, à chercher de ce côté-là.
Je ne pense pas que l’extension, au cours des années 1980-1990, des recherches narratologiques aux genres narratifs non fictionnels, dans quelque champ que ces recherches s’inscrivent, que ce soit celui de l’anthropologie (Bruner), de la sociologie (Labov), de la philosophie (Ricoeur), de la psychologie cognitive (Fayol), etc., ait eu un impact important dans l’enseignement obligatoire. Cela tient probablement au fait que les résultats de ces recherches n’ont pas donné lieu à de nombreuses vulgarisations, à des transpositions didactiques encore moins. Cela peut s’expliquer aussi par le fait que les outils des premiers narratologues ont reçu la consécration des programmes et bénéficié d’une large diffusion par les manuels. D’un instrument d’étude avalisé par l’institution scolaire, la majorité des enseignants se servent souvent sans se demander si ce à quoi il sert concourt à pourvoir les élèves des dispositions dont on voudrait nantir la jeunesse que l’on diplôme. Les outils en question et les pratiques dans lesquelles ils ont été mis en œuvre se sont révélés commodes pour évaluer les acquis de la formation littéraire et je pense qu’ils ont ainsi fait obstacle à la rénovation de cette dernière, qu’ils auraient pu pourtant favoriser.
En même temps que s’élargissait le domaine de la recherche narratologique, se transformait l’objet que s’étaient donné les premiers narratologues. Les investigations des spécialistes du récit de fiction ont porté sur l’interaction entre ce dernier et le(s) lecteur(s). Les pionniers –Iser, en Allemagne; Eco, en Italie; Marghescou et Picard, en France– et leurs successeurs – Jouve, en France; Gervais, au Québec; Dufays, en Belgique; Baroni, en Suisse, etc. – se sont attachés à théoriser la lecture du récit en accordant une attention variable à ce que l’auteur a mis en place pour faire réagir le lecteur, et aux dispositions de ce dernier à prêter attention aux facteurs des effets que le texte est susceptible de produire. Ces travaux, qui avaient l’avantage d’intégrer les recherches antérieures sur ce que Genette avait appelé le «discours du récit» et d’exhiber la puissance d’action de ce dernier sur l’esprit des (ou de certains) lecteurs, étaient, au prix d’une transposition didactique accessible, avalisés par l’institution et largement diffusés par l’édition scolaire, susceptibles d’ébranler et, à terme, de ruiner les pratiques de lecture excessivement «formalistes» auxquelles avait donné lieu la réception scolaire de la première narratologie. Est-ce que c’est ce qui s’est passé? Je pense que non et je le déplore.
Cela ne s’est pas passé parce que ne s’est pas reproduite la conjonction des ruptures (dans le champ de la recherche, dans les programmes et dans le rapport des maîtres à l’institution) qui, une trentaine d’années auparavant, avait favorisé la transposition didactique de la narratologie et l’adoption par la fraction progressiste des enseignants de français des pratiques qu’induisait cette transposition. Cela ne s’est pas passé en dépit de la sévère critique, dans la première décennie du siècle actuel, de ces pratiques devenues de plus en plus formalistes, par ceux-là mêmes qui les avaient inspirées ou répandues, et des propositions concrètes en vue d’une rénovation appuyée sur les travaux des néo-narratologues.
Ce n’est pas que ces travaux n’aient eu aucun impact dans le champ de la didactique du français: c’est sur certains de ceux-ci (entre autres) que s’est appuyé J.-L. Dufays pour conceptualiser la «lecture littéraire», mais c’est que cette didactique est devenue une discipline de recherche et que les résultats de la recherche en didactique dédiée à l’étude du récit se sont moins répandus au sein de l’ensemble du corps professoral que ceux des premières recherches en narratologie. Ces derniers avaient donné lieu à une transposition rapide de la part d’enseignants engagés sur la voie académique (Goldenstein, Petitjean, Halté, Reuter…) et animés par la conviction de concourir au progrès de l’École par le partage du «savoir savant». Trente ans plus tard, les «courroies de transmission» du savoir narratologique que sont les revues pédagogiques, les ouvrages de vulgarisation scientifique, la formation en cours de carrière, les programmes, les manuels, les conseils de l’inspection se sont distendues ou ont tout bonnement disparu, et (surtout, peut-être) le sentiment de concourir à l’amélioration du vivre ensemble en rénovant les savoirs et les pratiques scolaires n’anime plus guère une partie du corps professoral, lequel est, dans son ensemble, excédé par des réformes où le contrôle des acquis d’apprentissage prend aux professeurs une bonne partie du temps que certains consacraient naguère à la rénovation de leurs connaissances. Par ailleurs, il ne me semble pas que les néo-narratologues aient, autant que leurs prédécesseurs, produit un arsenal conceptuel et une nomenclature afférente organisés en distinctions de préférence binaires, pas plus que des savoirs qui se prêtaient autant à la schématisation et à la simplification. Enfin – et paradoxalement – plus la didactique de la littérature (où l’objet «lecture du récit» occupe toujours une place léonine) s’intéressait au «sujet lecteur» et à sa production de sens, moins elle produisait de résultats exploitables par des maîtres de plus en plus contraints à n’enseigner que ce qui pouvait être évalué et à utiliser des outils d’évaluation congruents avec la (néfaste) visée de l’égalité de résultats.
2. En conséquence, quelles seraient, selon vous, les modalités particulières du phénomène de transposition didactique des concepts narratologiques à l’époque de leur entrée dans les classes de français?
Pour autant que je comprenne bien ces «modalités particulières du phénomène de transposition», je pense avoir anticipé cette question en répondant à la précédente. La transposition didactique des premières recherches en narratologie a été, me semble-t-il, relativement rapide, favorisée par un «esprit d’époque» porté à la démocratisation de l’enseignement secondaire, entendue comme processus visant à en faire bénéficier les moins nantis économiquement, socialement et culturellement. Elle s’inscrit dans un ample courant de réforme des contenus et des pratiques d’enseignement inspiré par l’innovation scientifique et la volonté de rendre tous les élèves capables de manier les mêmes instruments d’investigation (des textes en l’occurrence). Elle a été le fait d’une fraction progressiste du corps professoral qui s’affirmait en rompant à la fois avec la tradition académique et la tradition pédagogique.
3. Quel regard rétrospectif portez-vous sur votre contribution à ce processus historique?
Ayant été au nombre des tout premiers vulgarisateurs des recherches en narratologie (1980, 1986) et ayant constaté avec effarement la dérive formaliste de l’usage des savoirs que j’avais contribué à faire connaître, il m’est arrivé de penser que j’aurais mieux fait de me casser le poignet au lieu d’écrire les livres et les articles où je partageais les connaissances que je devais aux spécialistes. J‘ai néanmoins toujours résisté à la tentation de l’accident volontaire en me disant qu’un exemple de plus de l’usage de la narratologie au service de la réflexion sur le(s) plaisir(s) de lire et sur la pragmatique du récit pouvait éviter à quelques-uns de dériver ainsi. Ma foi en la vertu de l’exemple est déraisonnable, mais credo quia absurdum : on sait ça…
Une vingtaine d’années après mes premiers méfaits, j’ai tenté de rassembler dans une thèse de doctorat (2001) ce que je savais des différents apports au domaine de la narratologie et d’en proposer des usages qui évitaient (vaille que vaille) les fourvoiements du formalisme.
Informé des dégâts provoqués dans l’enseignement primaire par des pratiques fondées sur des vulgarisations de troisième main, je n’ai pas cru inutile de rappeler, dans un livre destiné aux instituteurs, qu’on ne devrait pas appeler n’importe quoi n’importe comment et se servir d’une panoplie de notions bancales dans des pratiques qui dégoutaient prématurément les enfants de la lecture (2006). En outre, je me suis fendu, à l’usage des enseignants du secondaire, d’un Tout petit traité de narratologie buissonnière… (2005) qui contribuait au chantier de démolition d’un enseignement de la littérature gâté par le formalisme et pour lequel je garde quelque indulgence parce que je pense y avoir allègrement persévéré sans (trop) verser dans le diabolique.
4. Selon vous, quels sont les concepts narratologiques les plus souvent mobilisés dans les classes et pour quelle raison ont-ils connu une telle fortune ? Par ailleurs, quels autres concepts négligés auraient mérité un meilleur sort ?
Je me garderais bien d’affirmer que ce sont des «concepts» qui ont été mis en œuvre par tous les enseignants ayant utilisé le vocabulaire des narratologues et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’emploi de ce vocabulaire a été souvent erratique ou incongru.
Cela dit, au palmarès des mots les plus utilisés, je ferais figurer : «récit» et «histoire», «auteur» et «narrateur» (j’ajoute «personnage» quand il a été arraché au discours commun pour compléter le trio devenu indispensable pour l’étude des «récits de vie», fictionnels ou non), «schéma narratif» (avec ses composantes), «schéma actantiel» (avec ses actants), «fictionnel» et «factuel», «vraisemblable» et «invraisemblable», ainsi que tout l’appareil descriptif (je renonce à l’inventaire : pardon pour cette paresse) élaboré par Genette pour distinguer les procédés de «mise en intrigue» (Ricoeur) relevant de la «voix», de la «personne» et du «temps» –mais dans des versions adaptées ad usum delphini qui manifestaient rarement les scrupules terminologiques de l’auteur de «Discours du récit» (in Figures III), de Nouveau discours du récit, et de Fiction et diction, entre autres).
La fortune de ces mots tient, selon moi, notamment au fait que la plupart d’entre eux peuvent entrer dans des oppositions binaires aisément mémorisables («situation initiale» vs «situation finale», «sujet» vs «objet», «focalisation interne» vs «focalisation externe», «analepse» (rétrospection) vs «prolepse» (prospection), «factuel» vs «fictionnel», etc.) et servent à opérer ces distinctions élémentaires devenues un nec plus ultra dans un enseignement piloté par le contrôle des acquis d’apprentissage.
Au nombre des concepts ou des notions qui auraient pu (ou dû) mieux retenir l’attention, j’accorderais une priorité aux modes de réception du personnage par le sujet lisant (personnage perçu comme pion, comme personne et comme prétexte) distingués par Jouve (1992) et, surtout, aux affects distingués par Baroni2 (2007), ceux-là comme ceux-ci permettant de s’interroger sur la pragmatique du récit, sur les effets potentiels de procédés identifiés par Genette. Du lot de ces derniers, je sortirais volontiers, comme l’a fait Genette lui-même (2004), la métalepse, fort utile pour susciter une bien nécessaire réflexion des élèves sur la fiction et le rapport du lecteur aux mondes fictionnels (Ryan, Cohn, Jacquenod, Schaeffer, Caïra, etc.).
5. De votre point de vue, avec le recul dont vous disposez aujourd’hui, les concepts narratologiques tels qu’ils sont mobilisés dans l’enseignement ont-ils plutôt marqué un progrès ou ont-ils conduit à une détérioration de l’enseignement-apprentissage du français?
Du «français»? Je ne saurais dire. Mais voici deux mots sur l’impact qu’a eu, selon moi, la transposition didactique de la narratologie sur la formation littéraire au cours de la scolarité obligatoire.
Le savoir narratologique a renouvelé les pratiques scolaires d’étude du récit, il a rendu possible des procédures d’analyse que les élèves étaient capables de s’approprier vaille que vaille, et cela pouvait être interprété comme un progrès par les tenants de l’apprentissage par l’activité. Mais ces pratiques, qui donnaient prise à une évaluation critériée objective du savoir lire, ont freiné (empêché?) le changement de cap de la formation lorsque celle-ci, dans une conjoncture culturelle marquée au coin d’un individualisme hédoniste (qui s’est malheureusement radicalisé), s’est déportée des objets littéraires sur l’usage de ces objets par le sujet lecteur. La néo-narratologie aurait pu favoriser ce changement de cap, mais sa transposition didactique, dans le cadre de la «lecture littéraire» notamment, pour les raisons que j’ai dites, a eu moins d’influence que celle des savoirs établis par les pionniers, d’autant moins que la plupart des contempteurs du formalisme dans l’enseignement littéraire se sont acharnés sur ces savoirs au lieu de s’intéresser aux plus récents, qu’il y avait bien des raisons de promouvoir.
6. Comment percevez-vous la place de l’analyse du récit dans le cadre des évolutions actuelles du champ de la didactique du français et de la société en général?
Est-il trop tard pour rédimer la narratologie par l’exemple de pratiques qui articulent les savoirs anciens et les nouveaux pour expliquer les effets potentiels du récit sur le lecteur et pour rendre intelligibles l’actualisation de certains de ces effets sur certains sujets lisants? Peut-être pas, mais il n’y a pas de temps à perdre car, pour ce que je sais de la place qu’en Belgique francophone la formation littéraire prendra dans les nouveaux programmes de français, on fera la part un peu trop belle à une réception esthétique des œuvres par des jeunes – et non des élèves – que l’on n’a pas assez songé à nantir des moyens de les apprécier. Que l’on se soucie de ce mode de réception plus qu’on ne l’a fait précédemment, je m’en réjouis, mais je ne me réjouis pas d’un renoncement à la réflexion sur les goûts personnels, ni à une éducation du goût susceptible de favoriser un vivre ensemble qui ne se pervertit pas en communautarisme tolérant. À cette réflexion, à cette éducation, un solide savoir narratologique pourrait sans doute contribuer bien plus que ne l’imaginent ceux qui, sans précaution, le jettent avec l’eau du bain formaliste.
J.-L. Dumortier 21.01.2022
Références citées
Baroni, Raphaël (2007), La tension narrative : suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil.
Dumortier, Jean-Louis & Francine Plazanet (1980), Pour lire le récit : l’analyse structurale au service de la pédagogie de la lecture. Langages nouveaux, pratiques nouvelles pour la classe de langue française, Bruxelles-Paris-Gembloux, De Boeck-Duculot.
Dumortier, Jean-Louis (1986), Écrire le récit, Bruxelles-Paris-Gembloux, DeBoeck-Duculot.
Dumortier, Jean-Louis (2001), Lire le récit de fiction : pour étayer un apprentissage : théorie et pratique, Bruxelles, De Boeck-Duculot, coll. «Savoirs en pratique : français ».
Dumortier, Jean-Louis (2005), Tout petit traité de narratologie buissonnière : à l'usage des professeurs de français qui envisagent de former non de tout petits (et très mauvais) narratologues mais des amateurs éclairés de récits de fiction, Namur, Presses universitaires de Namur, coll. «Diptyque».
Dumortier, Jean-Louis & Micheline Dispy (2006), Aider les jeunes élèves à comprendre et à dire qu'ils ont compris le récit de fiction, Namur, Presses universitaires de Namur, coll. «Tactiques 1».
Genette, Gérard (2004), Métalepse : de la figure à la fiction, Paris, Seuil, coll. «Poétique».
Jouve, Vincent (1992), L'effet-personnage dans le roman, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Écriture».
Pour citer l'article
Jean-Louis Dumortier, "Témoignage de Jean-Louis Dumortier", Transpositio, La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/temoignage-de-jean-louis-dumortier
Voir également :
Témoignage de Yves Reuter
Il me semble qu’il a d’abord fallu que certains enseignants s’emparent de ces nouveaux contenus en relation avec des cours suivis dans les universités où quelques professeurs (très minoritaires) abordaient ces questions, notamment dans les départements de lettres et de sciences du langage. Cela n’avait rien d’évident tant cela s’opposait à la doxa commentative dominante dans les universités (une sorte de mixte entre vulgates psychologique et historique) et à la tradition de l’enseignement du français.
Témoignage de Yves Reuter
Yves Reuter
Professeur émérite à l’université de Lille, après avoir enseigné en collège, en lycée et en école normale, Yves Reuter est le fondateur de l'équipe de recherche en didactiques Théodile (aujourd’hui intégrée au sein du CIREL). Il a mené diverses recherches et publié de nombreux articles et ouvrages sur les représentations des disciplines, sur les relations entre le vécu des disciplines et le décrochage scolaire, sur l’erreur, sur l’enseignement et l’apprentissage de l’écrit (littérature, lecture, écriture, récit, personnage, description, littéracies universitaires...) et sur les concepts des didactiques.
Entretien
1. Dans une perspective diachronique, si vous deviez retracer les grandes étapes de l’entrée dans les classes des savoirs issus de la narratologie, quels colloques, évènements pédagogiques (nouveaux programmes…) et publications citeriez-vous?
Je n’ai pas vraiment effectué ce travail historique. Aussi, ma réponse est totalement impressionniste.
Il faut en tout cas rappeler le travail essentiel de revues théoriques de sciences humaines telles Communications (voir notamment le n°8(1966)), Poétique ou Littérature et l’émergence de théoriciens tels Barthes, Greimas, Genette, Hamon, Todorov ou encore les relectures des travaux de Propp.
Il me semble qu’il a d’abord fallu que certains enseignants s’emparent de ces nouveaux contenus en relation avec des cours suivis dans les universités où quelques professeurs (très minoritaires) abordaient ces questions, notamment dans les départements de lettres et de sciences du langage. Cela n’avait rien d’évident tant cela s’opposait à la doxa commentative dominante dans les universités (une sorte de mixte entre vulgates psychologique et historique) et à la tradition de l’enseignement du français. Cela a été d’autant moins simple que nombre d’enseignants et d’étudiants «engagés» étaient peut-être plus intéressés par des courants plus philosophico-politiques autour d’Althusser ou des revues Tel Quel ou Dialectiques. Il faut aussi rappeler la concurrence des approches thématiques dans ces années-là.
Puis l’entrée dans certaines classes s’est appuyée sur plusieurs phénomènes: la volonté de combattre cette doxa commentative à l’université et de renouveler l’enseignement de la littérature en s’appuyant sur des recherches «contemporaines» censées lutter plus efficacement contre l’échec scolaire (voir la critique des manuels en usage dans les revues telles L/S/I ou Pratiques); une appropriation et une transmission de ces apports par des mouvements tels le GFEN ou des revues (Pratiques) au travers de stages ou d’universités d’été; la rencontre avec des théories des textes et notamment la question des typologies (avec les travaux de J.-M. Adam); la vulgarisation de certains pans de la narratologie dans des ouvrages d’initiation (Dumortier-Plazanet, Goldenstein, Reuter…), puis dans certains manuels scolaires.
2. En conséquence, quelles seraient, selon vous, les modalités particulières du phénomène de transposition didactique des concepts narratologiques à l’époque de leur entrée dans les classes de français?
Je préfère parler d’élaboration didactique (voir Françoise Ropé ou Jean-François Halté) plutôt que de transposition, ce concept réduisant à mon sens la complexité de la construction des contenus scolaires. Il me semble que cette élaboration a été prise dans une tension entre, d’un côté, appauvrissement et applicationnisme et, de l’autre, ouverture puisque cela a permis d’introduire dans les classes des genres peu étudiés jusqu’alors (les contes étaient bien moins étudiés auparavant) et de nouveaux exercices (voir la question 5). Cela s’est en tout cas inscrit dans des luttes symboliques et institutionnelles assez violentes entre «modernistes» et «traditionnalistes» (voir l’ouvrage de Pommier, professeur à la Sorbonne, Assez décodé, en 1978).
3. Quel regard rétrospectif portez-vous sur votre contribution à ce processus historique?
Là encore, je ne sais pas bien comment répondre, car je ne dispose pas véritablement d’éléments sur cette question (au-delà de témoignages d’enseignants de cette époque).
Mais ma contribution a emprunté divers chemins qui ont en commun de ne pas en rester à une approche générale et essentiellement formelle :
- - une volonté d’éviter le technicisme en articulant cette approche à la question des effets produits;
- - un souci de l’articulation lecture – écriture;
- - un travail approfondi sur certains genres (policier et particulièrement suspens, sentimental, quatrième de couverture…);
- - un travail spécifique et approfondi sur la description, les personnages (et le système des personnages selon le genre) et les scènes…
- - la volonté de montrer comment fonctionnait les récits ou les descriptions dans diverses disciplines scolaires et de recherche.
4. Selon vous, quels sont les concepts narratologiques les plus souvent mobilisés dans les classes et pour quelle raison ont-ils connu une telle fortune? Par ailleurs, quels autres concepts négligés auraient mérité un meilleur sort?
Il me semble que les principaux concepts ont été le schéma quinaire, le schéma actantiel et le point de vue, tous étant très simplifiés et parfois issus de plusieurs sources sans trop penser leur articulation (plutôt Greimas, Larivaille pour le premier), Greimas et Hamon (en ignorant Souriau pour le second) ou d’une source unique (en ignorant les critiques existantes, cf. Genette pour le troisième).
Il me semble que leur fortune est, au moins en partie, liée aux exemples fournis par les théoriciens qui en étaient les promoteurs ou les manuels ainsi que l’illusion que leur maniement était simple et directement transférable dans les classes sans se soucier véritablement de la difficulté de leur usage sur des écrits longs et relativement complexes (ce qui explique, au moins en partie, la floraison des contes dans les classes).
Je regrette en revanche le peu de place accordée aux concepts qui renvoyaient aux questions fondamentales de la textualisation des savoirs (énoncifs ou énonciatifs pour Hamon) ou des valeurs, notamment chez Hamon ou encore de l’énonciation. Il me semble aussi que la focalisation sur l’écrit au détriment des récits oraux (voir les travaux de Labov ou de Brès) a contribué à cette minoration.
5. De votre point de vue, avec le recul dont vous disposez aujourd’hui, les concepts narratologiques tels qu’ils sont mobilisés dans l’enseignement ont-ils plutôt marqué un progrès ou ont-ils conduit à une détérioration de l’enseignement-apprentissage du français?
Pour moi, ils ont été porteurs d’une bouffée d’oxygène pour quatre raisons au moins:
- - ils représentaient une ouverture de possibles théoriques et pédagogiques, de textes, d’exercices, de types d’analyses…
- - ils instauraient une véritable possibilité d’explicitation, notamment auprès d’élèves issus de milieux défavorisés, permettant ainsi de sortir de la connivence liée à l’impressionnisme psychologico-historique;
- - ils offraient, en relation avec des notions linguistiques, une base pour des interprétations diverses, qu’elles soient psychanalytiques, sociologiques ou encore historiques;
- - ils permettaient d’articuler, au moins en partie, «grammaire de phrase» et «grammaire de texte ou de discours».
Ils ont cependant été galvaudés en raison de quelques dérives: la confusion entre savoirs pour l’enseignant et savoirs pour les élèves ; une confusion entre les dimensions de la fiction et de la narration et de la mise en discours (ce qui faisait que certains enseignants demandaient à leurs élèves d’écrire des récits en suivant la linéarité du schéma quinaire); un appauvrissement de la souplesse d’écriture que pouvait procurer cette approche; le manque d’articulation entre lecture et écriture; le cadrage par les typologies de textes qui ont engendré des démarches d’étiquetage (comme pour la grammaire classique) et l’idée que les types étaient des catégories étanches et non des dimensions des genres (ce que j’avais tenté de défendre dans la lignée des formalistes russes et de Hamon) ; le cloisonnement des composantes de la matière français qui a entravé les relations avec les questions de grammaire (ce que nous avions essayé de faire avec la question du personnage construit comme organisateur possible de l’enseignement du français).
6. Comment percevez-vous la place de l’analyse du récit dans le cadre des évolutions actuelles du champ de la didactique du français et de la société en général?
La question est trop générale pour moi.
Je souhaitais quand même dire à quel point j’étais surpris par la manière dont certains avancent deux idées sans grand fondement pour moi (je ne connais pas véritablement d’études précises sur ces questions): la narratologie aurait envahi le champ de l’enseignement du français et ses usages auraient été néfastes, notamment en ce qu’elle aurait généré des récits plus stéréotypés qu’auparavant.
Ayant dit cela, il me semble que les analyses du récit demeurent présentes dans l’enseignement du français (le récit est une des catégories de textes les plus étudiées en relation avec des idées reçues sur la genèse de son appropriation par les enfants (qui serait plus précoce que pour d’autres «types») et sur l’intérêt qu’il susciterait (supérieur à d’autres types). Cela s’articule aussi avec la place de la littérature et du roman.
Les analyses du récit (sans se référer exclusivement à la narratologie) sont aussi très présentes dans la société en général et dans les discours sociaux : voir l’essor des histoires de vie, voir aussi la référence fétichisée à Ricœur, les débats autour du récit national ou la vogue du «storytelling».
Annexes. Quelques publications d’Yves Reuter sur ces questions
Ouvrages
- Introduction à l'analyse du roman, Paris, Dunod, 1991, 165 p.
Seconde édition revue et corrigée en 1996, Troisième édition, revue et corrigée, Armand Colin, 2009. Quatrième édition revue et corrigée 2016.
- Enseigner et apprendre à écrire. Construire une didactique de l'écriture, Paris, E.S.F., 1996, 181 p.
- L’analyse du récit, Paris, Dunod, 1997, coll. «Topos», 128 p.
Traduction au Brésil. L’analyse du récit, Paris, Nathan, 2001, coll. «128» (édition Dunod modifiée), L’analyse du récit, Nouvelles éditions, revues et corrigées, Armand Colin, 2005, 2009, 2016.
- La description. Des théories à l’enseignement-apprentissage, Paris, ESF, 2000, 230 p.
- Personnage et didactique du récit, Metz, Centre d'Analyse Syntaxique de l'Université de Metz, 1996, (en collaboration avec P. Glaudes), 221 p.
- Le personnage, Paris, P.U.F., 1998, coll. « Que sais-je ? » (en collaboration avec P. Glaudes), 128 p.
- Personnage et histoire littéraire, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1991 (en collaboration avec P. Glaudes), 258 p.
Direction d’ouvrages collectifs
- La question du personnage. Cahiers de Recherches en Didactique du Français, n°1, Université de Clermont-Ferrand, CRDP, octobre 1987, 155 p.
- Le personnage dans les récits. Cahiers de Recherches en Didactique du Français, n°2, Université de Clermont-Ferrand, CRDP, octobre 1988, 64 p.
- Personnages et histoires. Cahiers de Recherches en Didactique du Français, n°3, Université de Clermont-Ferrand, CRDP, janvier 1990, 173 p.
Pour citer l'article
Yves Reuter, "Témoignage de Yves Reuter", Transpositio, La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/temoignage-de-yves-reuter
Voir également :
Témoignage de Claude Simard
D’après moi, l’entrée de la narratologie dans la classe de français s’est faite surtout par l’entremise de publications auxquelles ont été initiés les étudiants et les enseignants dans les diverses instances de formation pédagogique (universités, instituts, colloques, journées de perfectionnement, etc.). On peut distinguer différentes catégories de publications qui ont contribué à l’utilisation des théories du récit dans l’enseignement. D’abord les ouvrages de narratologie proprement dits portant sur les structures du récit, ceux des théoriciens comme Propp (1928, trad. 1970), Greimas (1966), Genette (1972) ou Larivaille (1974) et ceux d’introduction générale comme les synthèses d’Adam (1984) ou de Reuter (1997).
Témoignage de Claude Simard
Claude Simard
Professeur retraité de l’université Laval, Claude Simard a enseigné la didactique du français en formation initiale et continue des enseignants du primaire et du secondaire. Dans ses recherches, il s'est intéressé notamment à l'enseignement de la grammaire et de l'écriture.
Entretien
1. Dans une perspective diachronique, si vous deviez retracer les grandes étapes de l’entrée dans la classe des savoirs issus de la narratologie, quels colloques, évènements pédagogiques (nouveaux programmes…) et publications citeriez-vous?
D’après moi, l’entrée de la narratologie dans la classe de français s’est faite surtout par l’entremise de publications auxquelles ont été initiés les étudiants et les enseignants dans les diverses instances de formation pédagogique (universités, instituts, colloques, journées de perfectionnement, etc.). On peut distinguer différentes catégories de publications qui ont contribué à l’utilisation des théories du récit dans l’enseignement. D’abord les ouvrages de narratologie proprement dits portant sur les structures du récit, ceux des théoriciens comme Propp (1928, trad. 1970), Greimas (1966), Genette (1972) ou Larivaille (1974) et ceux d’introduction générale comme les synthèses d’Adam (1984) ou de Reuter (1997). Viennent ensuite les publications à visée plus didactique cherchant à familiariser les enseignants avec les savoirs narratologiques de manière à leur montrer comment les exploiter en classe avec les élèves (en lecture et en écriture surtout) ; je citerai entre autres les numéros 11-12 et 14 portant spécifiquement sur le récit de la revue Pratiques ainsi que des livres comme ceux de Halté et Petitjean (1977) ou de Dumortier et collaborateurs (1980, 1986, 2001 et 2005). Enfin certaines publications relevant davantage de la création littéraire se sont intéressés plus spécifiquement aux techniques d'écriture narrative que l’on peut développer chez les élèves: pour le Québec, je pense par exemple à L’École à fictions de Bourque et Noël-Gaudreault (1985); en France, Oriol-Boyer (1992, 2004) a contribué notablement à intégrer dans la classe de français les ateliers d’écriture littéraire d’inspiration narratologique.
Une autre voie importante est sans aucun doute les programmes d’études ministériels qui, en ayant intégré des savoirs issus de la narratologie, leur ont conféré un caractère officiel dans l’enseignement. Pour le Québec, le programme de français langue première qui a été le premier à tenir vraiment compte des théories du récit est celui qui est paru en 1995 et qui a notamment consacré sur le plan didactique le concept de schéma narratif.
2. En conséquence, quelles seraient, selon vous, les modalités particulières du phénomène de transposition didactique des concepts narratologiques à l’époque de leur entrée dans les classes de français?
Il faut se rappeler le contexte dans lequel est apparue la narratologie à l’école. La transposition didactique des concepts narratologiques est issue d’un courant d’opposition à l’enseignement littéraire traditionnel qui avait cours depuis plusieurs décennies dans l’ensemble de la francophonie, et spécialement en France. On a qualifié cette époque (autour des années 1970) d’« ère du soupçon ». Plusieurs auteurs dont Halté et Petitjean reprochaient à l’enseignement littéraire traditionnel son subjectivisme, son encyclopédisme, son historicité arbitraire et son élitisme. La narratologie a été vue comme une approche moderne prometteuse devant assurer l’étude des textes littéraires par les élèves à partir de concepts scientifiquement élaborés au lieu de les soumettre à une attitude de vénération béate des auteurs reconnus. La classe de littérature quittait ainsi son ancrage idéologique du dogme de l’expression personnelle des grands génies de la communauté linguistique pour devenir un lieu d’acquisition de savoirs sur les textes littéraires et d’outils d’analyse de leurs structures.
Cependant, avec le temps, ce nouveau courant a été soumis lui aussi à la contestation. On a critiqué son caractère trop analytique et abstrait, son formalisme qui risquait de rebuter les élèves et de les détourner de la lecture littéraire. Avec le courant plus récent du sujet lecteur, l’attention s’est portée vers la personne de l’élève par la valorisation de ses goûts, de ses intérêts, de ses appréciations et de ses interprétations propres.
Au cours des cinquante dernières années, l’enseignement littéraire dans la classe de français me semble donc être passé successivement de la centration sur l’auteur, sur le texte puis sur le sujet lecteur, ce qui montre que la transposition didactique est en bonne parti tributaire de l’objet d’étude auquel on accorde la priorité.
3. Quel regard rétrospectif portez-vous sur votre contribution à ce processus historique?
En toute franchise, je dois dire que je n’ai pas été un acteur important de ce processus historique. Certes, au cours de ma carrière, je me suis intéressé à l’enseignement littéraire, notamment à l’exploitation de la littérature d’enfance et de jeunesse dans la classe de français. Mais mon champ principal d’intérêt a été l’enseignement de la grammaire.
Contrairement à des auteurs comme Halté, Petitjean, Reuter, Legros ou Dufays, qui ont consacré une grande partie de leur carrière à faire progresser l’enseignement littéraire notamment par l’introduction des concepts de la narratologie, ma contribution dans le domaine a été plus modeste et s’est concentrée sur l’initiation à l’exploitation didactique des théories du récit dans le cadre des cours que j’ai donnés à l’université aux futurs enseignants.
4. Selon vous, quels sont les concepts narratologiques les plus souvent mobilisés dans les classes et pour quelle raison ont-ils connu une telle fortune ? Par ailleurs, quels autres concepts négligés auraient mérité un meilleur sort ?
Comme le Québec correspond à la communauté francophone où j’ai travaillé en tant que didacticien du français, je m’intéresserai ici surtout au Québec en me référant aux programmes d’études actuels édictés par le ministère de l’Éducation.
Le programme du primaire a une approche globale des textes et ne définit guère les caractéristiques spécifiques des divers genres textuels. On y trouve donc très peu de notions propres à la narratologie; il est question à la place de principes d’organisation générale des textes tels que la division jugée universelle en introduction/développement/conclusion. À propos du récit, il est demandé en lecture ou en écriture d’initier les élèves aux principaux genres narratifs (conte, légende, bande dessinée, roman) sans autre précision. Certains termes peu spécifiques propres à la constitution d’un récit apparaissent à quelques endroits comme personnage, intrigue, événements perturbateurs, rebondissement de l’action.
Au secondaire, la narratologie occupe une place plus importante. À la rubrique «La narration dans les textes littéraire» de la partie consacrée à la progression des apprentissages, on trouve plusieurs concepts narratologiques:
- - la distinction entre l’auteur et le narrateur;
- - les types de narrateur (ominiscient, participant à l’histoire, multiple, récit à la 1re ou à la 3e personne);
- - les personnages et leurs rôles actanciels (héros, adjuvant, opposant, bienfaiteur, victime);
- - l’intrigue : la quête d’équilibre du personnage principal, la séquence narrative (situation initiale, élément déclencheur, actions, situation finale, dénouement);
- - le déroulement des événements (ordre chronologique, retour en arrière, anticipation);
- - les séquences secondaires dans le récit (description, dialogue, explication, argumentation).
Je ne pourrais pas dire exactement pourquoi le ministère de l’Éducation du Québec a fait ces choix. Les conceptions théoriques des équipes de rédaction ont dû certainement jouer : celle du primaire adhérait manifestement une vision globalisante des textes, alors que celle du secondaire se référait davantage à la diversification des textes en genres ou en séquences.
Les notions narratologiques retenues dans le programme du secondaire me semblent couvrir les structures essentielles du récit. Cependant on pourrait regretter que la distinction fondamentale entre histoire et narration ne soit pas mentionnée, un récit étant avant tout un texte qui raconte une histoire, c’est-à-dire une forme verbale qui évoque d’une certaine manière des événements réels ou imaginaires. Pour comprendre ce qu’est un récit, il importe de départager ce qui relève du monde constitutif de l’histoire et la manière dont ce monde est représenté par la narration, car comme l’a si bien montré Queneau dans Exercices de style, une même histoire peut donner lieu à de multiples récits si on en change le mode de narration.
5. De votre point de vue, avec le recul dont vous disposez aujourd’hui, les concepts narratologiques tels qu’ils sont mobilisés dans l’enseignement ont-ils plutôt marqué un progrès ou ont-ils conduit à une détérioration de l’enseignement-apprentissage du français?
Question délicate qui ne peut pas recevoir une réponse tranchée.
On ne peut certes pas se désoler que des savoirs sérieusement élaborés comme ceux de la narratologie soient introduits dans la classe de français pour aider les élèves à mieux maîtriser la communication verbale et à s’initier avec plus de rigueur aux phénomènes littéraires. Les acquis de la narratologie comme ceux de la linguistique textuelle en général ont assurément contribué à enrichir les contenus d’apprentissage de la classe de français en la dotant d’outils conceptuels assurant une appréhension plus approfondie des entités complexes et multiformes que sont les textes.
Cependant, un savoir qui entre dans le monde de l’école n’est plus exactement le savoir qui est traité dans le monde scientifique. Il est remodelé, transposé à des fins didactiques. La question fondamentale concernant l’introduction de concepts dans l’enseignement est celle de leur visée et corollairement de leur mode de présentation en classe : pourquoi serait-il pertinent pour la formation des jeunes de leur faire connaître tel ou tel concept narratologique et, compte tenu de l’intention pédagogique poursuivie, quelle serait la meilleure approche pour les traiter dans l’institution scolaire?
En classe de littérature, la narratologie, en tant que champ du savoir, peut être étudiée pour elle-même, le but étant de faire acquérir aux élèves des notions explicites sur le fonctionnement du récit. Cette perspective didactique peut se justifier à la fois sur le plan culturel en raison de l’élargissement du bagage de connaissances des élèves qui en résulte au sujet du langage et de la littérature, mais aussi sur le plan intellectuel si l’on songe à l’étude rigoureuse des diverses structures du récit que la narratologie rend possible grâce à ses puissants outils d’analyse.
Toutefois, la classe de littérature n’est pas seulement un lieu d’acquisition de savoirs. Elle est censée aussi développer des pratiques culturelles en contribuant à former des lecteurs d’œuvres littéraires. Comme je l’ai mentionné plus haut, on a critiqué un mode d’exploitation essentiellement formaliste de la narratologie en classe ayant la tendance trop académique à n’aborder les textes littéraires que du point de vue de leur organisation interne sans prise en compte de la subjectivité et de la sensibilité du lecteur, de ses réactions personnelles, du retentissement du récit sur son esprit.
La classe de littérature devrait veiller à maintenir un équilibre entre l’intellect et l’affect, entre l’étude systématique des textes littéraires et la place à réserver à l’élève en tant que sujet lecteur. Voilà un défi à relever sans relâche en classe de littérature. Les concepts narratologiques ne devraient pas être uniquement étudiés en tant que savoirs sur la littérature, ils devraient principalement servir à la formation de lecteurs en s’intégrant le plus naturellement possible aux instruments de compréhension et d’interprétation des élèves de manière à former des lecteurs de textes littéraires à la fois fervents, plus autonomes, plus conscients et plus avertis.
6. Comment percevez-vous la place de l’analyse du récit dans le cadre des évolutions actuelles du champ de la didactique du français et de la société en général?
À mon avis, l’analyse du récit s’est intégrée à la classe de français depuis assez longtemps, déjà une cinquantaine d’années, pour faire maintenant pleinement partie du domaine de la didactique du français. Elle constitue en quelque sorte une composante incontournable de l’enseignement-apprentissage des textes et de la littérature.
Sur le plan social, il me semble que l’étude du récit est un champ de connaissance essentiel compte tenu de l’importance des genres narratifs dans l’histoire de l’humanité. Depuis des temps immémoriaux, les êtres humains ressentent le besoin de raconter des histoires. Les récits qu’ils ont produits sont constitutifs de leurs diverses cultures. Savoir comme ils sont construits m’apparaît comme une voie féconde pour mieux comprendre comment la pensée se met en forme et s’actualise dans les grandes entités sémiotiques que sont les textes.
Références citées
Adam, Jean-Michel (1984), Le récit, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je?».
Bourque, Ghislain & Monique Noël-Gaudreault (1985), L’École à fictions, Québec, Presses de l’Université du Québec.
Dumortier, Jean-Louis & Francine Plazanet (1980), Pour lire le récit : l’analyse structurale au service de la pédagogie de la lecture. Langages nouveaux, pratiques nouvelles pour la classe de langue française, Bruxelles-Paris-Gembloux, De Boeck-Duculot.
Dumortier, Jean-Louis (1986), Écrire le récit, Bruxelles-Paris-Gembloux, De Boeck-Duculot.
Dumortier, Jean-Louis (2001), Lire le récit de fiction: pour étayer un apprentissage : théorie et pratique, Bruxelles, De Boeck-Duculot, coll. «Savoirs en pratique: français».
Dumortier, Jean-Louis (2005), Tout petit traité de narratologie buissonnière : à l'usage des professeurs de français qui envisagent de former non de tout petits (et très mauvais) narratologues mais des amateurs éclairés de récits de fiction, Namur, Presses universitaires de Namur, coll. «Diptyque».
Greimas, Algirdas Julien (2002 [1966]), Sémantique structurale. Recherche de méthode, Paris, PUF.
Genette, Gérard (1972), Figures III, Paris, Seuil.
Oriol-Boyer, Claudette (dir.) (1992), Ateliers d’écriture, Grenoble, L’Atelier du texte-Ceditel.
Oriol-Boyer, Claudette (2002), Lire-écrire avec des enfants, Toulouse, CRDP Midi-Pyrénées.
Propp, Vladimir (1928/1970), Morphologie du conte, Paris, Seuil, coll. «Points».
Reuter, Yves (2016 [1997]), L'analyse du récit, Paris, Armand Colin.
Halté, Jean-François & André Petitjean (1977), Pratiques du récit, Paris, CEDIC, coll. «Textes et non textes».
Pour citer l'article
Claude Simard, "Témoignage de Claude Simard", Transpositio, La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/temoignage-de-claude-simard
Voir également :
Témoignage de André Petitjean
Votre question me donne l’occasion d’opérer un regard rétrospectif sur une partie de ma carrière professionnelle en tant qu’enseignant du secondaire, puis Professeur des universités, jusqu’à mon Éméritat présent. Je pense que j’ai contribué à la diffusion des théories du récit par mes propres publications (http://andre-petitjean.fr/), au travers de mes cours, de mes directions de thèse, de l’organisation de séminaires et de colloques ou des stages de formation des enseignants que j’ai animés tant en France qu’en Belgique ou en Suisse.
Témoignage de André Petitjean
André Petitjean
Professeur émérite en Sciences du langage à l’UFR Sciences Humaines et Sociales de l’Université de Lorraine (site de Metz). Membre du CREM (Centre de recherche sur Les médiations Communication, Langue, Art, Culture), Pôle PRAXITEXTE (Langue, Texte, Discours et Médiations) et directeur de la collection ELT (Études linguistiques et textuelles). Co-fondateur en 1974 de la revue Pratiques dont il est le directeur.
Les théories du récit et leur transposition didactique : l’exemple de la revue Pratiques.
1. Dans une perspective diachronique, si vous deviez retracer les grandes étapes de l’entrée dans les classes des savoirs issus de la narratologie, quels colloques, évènements pédagogiques (nouveaux programmes…) et publications citeriez-vous?
Votre question me donne l’occasion d’opérer un regard rétrospectif sur une partie de ma carrière professionnelle en tant qu’enseignant du secondaire, puis Professeur des universités, jusqu’à mon Éméritat présent. Je pense que j’ai contribué à la diffusion des théories du récit par mes propres publications (http://andre-petitjean.fr/), au travers de mes cours, de mes directions de thèse, de l’organisation de séminaires et de colloques ou des stages de formation des enseignants que j’ai animés tant en France qu’en Belgique ou en Suisse. J’ai eu aussi l’occasion de co-diriger la collection de manuels intitulés Maîtrise de l’écrit édités par Nathan (cf. Petitjean, n° 82)1. Pour ne prendre que l’exemple du manuel de 6e, les titres des chapitres sont significatifs (Récits brefs, Du script à l’histoire, Construire un récit, Les personnages, Nommer et désigner les personnages, Temps et récit, Faire rire, faire pleurer, faire peur). J’ai eu enfin la responsabilité de co-diriger le Plan d’Études de Français du Cycle d’Orientation du canton de Genève (1998) et, en France, les Instructions Officielles pour le lycée (2000). Dans les deux cas, les théories du récit ont largement été transposées.
Il reste que c’est la revue Pratiques que je dirige depuis 1974, qui aura largement contribué à produire et/ou diffuser les théories du récit tout en assurant leur didactisation au service des apprentissages, tant de la lecture que de l’écriture. C’est pourquoi il m’a semblé utile d’en rendre compte, à l’aide d’un examen des nombreux articles publiés sur le sujet. Ce faisant, j’ai conscience que tenter d’objectiver un espace éditorial dans lequel on est soi-même engagé peut être problématique. J’en prends le risque, néanmoins, car j’ai essayé de neutraliser les possibles effets d’oubli ou d’aveuglement, en m’appuyant sur ma connaissance des différents contextes institutionnels et des référents théoriques, qui ont présidé à leur publication.
2. Quel regard rétrospectif portez-vous sur votre contribution à ce processus historique?
Pour mesurer les modalités diverses de transposition des théories du récit, il importe de commencer par retracer brièvement le contexte dans lequel est née la revue. Elle est créée en 1974 par trois enseignants du secondaire, Jean-François Halté dont je salue la mémoire par amitié et pour le rôle qu’il a joué dans la revue Pratiques, Raymond Michel et moi-même. Quelques éléments d’explication à propos de la genèse de cette décision me semblent nécessaires. En 1971, nous venons de passer les concours, Capes et Agrégation, et suivons l’année de CPR (Centre Pédagogique Régional), année de stage obligatoire avant d’être titularisés après une inspection et affectés dans des collèges. En parallèle à notre formation académique, nous dévorons les ouvrages de linguistique (Saussure, Benveniste, Hjemslev, Jakobson, Greimas…) dont nous n’avons jamais entendu le nom au cours de nos études. Il est difficile d’imaginer dans quel état de déréliction théorique peut se trouver, à cette époque, un étudiant de Lettres dans un collège littéraire universitaire de province, et il faut avoir conscience de la situation de l’université. La linguistique, dans quelques facultés, est en débat parmi les grammairiens et les linguistes, débats souvent organisés par de jeunes assistants (Chevalier, Arrivé…), qui viennent d’être recrutés après un enseignement en lycée. En littérature, la Sorbonne, bastion du conservatisme, sous la houlette de Picard ou Deloffre, est en conflit ouvert avec l’École Pratique des Hautes Études où Barthes, Genette, Greimas élaborent les premières notions de narratologie. Quant à la formation pédagogique, point encore d’INSPÉ (Institut national supérieur du professorat et de l’éducation), mais des cours assurés par des enseignants en poste, nos «conseillers pédagogiques», et un mercredi par mois, nous sommes réunis par l’Inspection. Les recherches en didactique (on parle alors de «pédagogie du français») ont lieu à l’INRP (Institut National de Recherche Pédagogique), créé en 1970. Elles concernent le premier degré et sont quasiment inexistantes pour l’enseignement secondaire. C’est dans ce contexte que tous les trois nous assurons notre auto-formation à la nouvelle critique tout en lisant avec intérêt les premiers numéros de Langue Française (1969), Poétique (1970), Littérature (1971). Nous faisons le constat qu’en dehors du Français Aujourd’hui (1967), il n’existe pas de revue qui fasse le lien entre nos lectures théoriques et notre pratique de jeune enseignant. Ce qui, à nos yeux, différencie Pratiques de ces autres supports éditoriaux tient au fait que nous ne sommes ni universitaires ni pris en charge par un éditeur. En effet, nous préférons la liberté de l’auto-gestion, au sein d’une association que nous créons: le CRESEF (Collectif de Recherche sur l’Enseignement du Français). Mais cette différence tient surtout au fait que dans le contexte de mai 68, nous avons une culture marxisante et un engagement syndical et politique en fonction desquels nous faisons la critique du système scolaire et de l’enseignement du français, en lien avec les analyses de Bourdieu et Passeron (1971). Nous sommes convaincus, les éditoriaux des premiers numéros de Pratiques en témoignent, qu’en érigeant l’enseignement des Lettres sur des bases scientifiques, en lieu et place du «bavardage esthético-psychologico-moral» dominant, on réduirait en conséquence sa fonction idéologique de détermination et de reproduction sociale. En ce sens, l’émergence de Pratiques est révélatrice d’une double crise de la discipline qui porte atteinte à sa configuration. Elle est pour une part interne, au sens où elle correspond à l’obsolescence théorique, tant de la matrice grammaticale traditionnelle que de celle des savoirs littéraires, par rapport aux savoirs dits «savants» émergents, dont témoignent les livres et les revues de linguistique, outre les revues citées précédemment. Pour une autre part, elle est externe, au sens où les contenus et les méthodes ne sont plus en adéquation avec l’hétérogénéité progressive du public scolarisé et par rapport à la demande sociale d’instruction et d’éducation. C’est à l’aune de cette double crise que se mesure le rôle de notre discipline dans la production de l’échec scolaire. La volonté d’œuvrer à la remédiation de cette situation sera à l’origine d’une tension entre engagement militant et exigence scientifique pour longtemps assez caractéristique de Pratiques, comme le soulignent Daunay et Reuter (n°137/138).
En effet, étant à l’époque plutôt ignorants des théories de l’apprentissage et de l’enseignement, nous mettons l’accent sur les contenus à enseigner. C’est ainsi que nous diffusons pour l’essentiel les théories structurales. A titre d’exemple, dans le numéro 1/2 de Pratiques, sous la plume d’Halté, Michel et Petitjean (1974), on trouve une analyse d’un conte de Poe (Le chat noir). Chacun pourra constater qu’il s’agit, avec cette lecture interprétative du conte, d’une application des théories structurales mâtinées de psychanalyse un peu rudimentaire. Dans le numéro suivant (3/4), nous commençons la publication d’une étude au long cours (n°5 et 6) consacrée à Candide qui s’assume comme relevant de la sémiotique narrative à partir des travaux de Greimas. Le confirme un glossaire dans lequel nous précisons nos emprunts (armature du récit, séquence transformationnelle, modèle actantiel, modèle fonctionnel, objets de valeur, etc.). Référence théorique que nous croisons avec les travaux de Hjemslev, 1971 («plan du contenu et plan de l’expression; langage de connotation»), Lotman, 1970 («les principes constructifs du texte»), Barthes, 1970 («les codes culturels et le découpage en lexies»), Greimas, 1973 («Un problème de sémiotique narrative: les objets de valeur»), Genette, 1969 («la fonction de régie du narrateur»), Riffaterre, 1970 («intertextualité aléatoire et obligatoire»). Cela nous permet de mener une étude de la structuration du récit et de ses contenus, tout en rendant compte des jeux allusifs, pastichants et parodiques, auxquels se livre Voltaire. Au cours des années qui suivent, je commence une thèse intitulée «le récit en situation scolaire», sous la houlette de Jean Peytard, qui dirigera une quarantaine de thésards dont Charolles et Adam. Ces derniers vont rejoindre le collectif de rédaction de Pratiques qui s’est étoffé dans l’intervalle, et se réunit régulièrement. On doit à Charolles une analyse sémantique des verbes de communication (n°9) dont on sait la fréquence dans l’introduction des dialogues dans les récits. Quant à Adam, dans le même numéro, à partir du Conte du Graal, il propose un modèle génératif du récit articulant structure profonde et structure de surface. Au cours des réunions du collectif, nous débattons des travaux structuralistes sur le récit des années 60 et 70 en nous posant des questions qui sont à la fois d’ordre épistémologique et méthodologique mais aussi didactique. Nous passons en revue les tentatives de modélisation, inspirées par le modèle de Propp (1970), le schéma actantiel, proposé par Greimas (1966), l’analyse des actions et de leurs interactions, avancée par Bremond (1973), la macro-séquence narrative quinaire théorisée par Larivaille (1974), le modèle à intégration progressive des unités de Barthes (1970), les catégories du récit littéraire par Todorov (1966) ou la distinction histoire/récit/narration de Genette (1972). Il nous apparait que le fait d’avoir recours à une démarche schématisante risque de faire abstraction des implications culturelles et anthropologiques des récits et qu’il faut se garder de traiter les concepts structuralistes comme un ensemble de postulats normatifs. A cet égard, la table ronde intitulée «Théorie et pédagogie du récit» publiée dans le n° 14 de Pratiques, est révélatrice de nos débats internes. Ils portent sur les rapports entre macrostructure et superstructure narrative, niveau linguistique et niveau sémiotique, sur l’opposition entre séquences narratives et composantes descriptives. Au niveau didactique, on s’interroge sur le rôle des théories narratives pour la réception et/ou la production des récits, sur l’obstacle possible des études formelles selon la socio-culture des élèves, sur la place laissée à leurs investissements émotionnels et axiologiques. Pour l’heure, notre travail de réflexion se concrétise par la publication du numéro 11/12 de Pratiques. Il s’ouvre par un entretien avec Greimas et se clôt par un état des lieux de la sémiotique narrative établi par Darrault. On y trouve aussi des articles qui ont recours à la théorie greimassienne du récit au travers d’un roman policier (L’Aiguille Creuse de M. Leblanc) et d’une bande dessinée (Le Devin d’Uderzo et Goscinny). Dans ce même numéro, Maillard confronte la méthode de Propp à l’étude de trois contes populaires, Adam et Goldenstein se livrent à une analyse macro-textuelle de Mateo Falcone de Mérimée, suivie d’une étude des personnages et des enjeux de valeur du récit. Toujours dans ce numéro 11/12, Charolles met en débat la sémiotique narrative avec les grammaires de textes (Van Dijk 1972; Petöfi et Reiser 1973) et milite, par le biais de la notion de cohérence textuelle et discursive, pour une intégration de la Superstructure Narrative dans une Grammaire du Discours. Sur le plan didactique, dans le prolongement de l’article de Goldenstein intitulé «Une grammaire de texte pour la composition française» (n°10), Debyser propose des exercices d’invention de contes et de récits d’aventures à partir du canevas de Propp et des figures du Tarot des Mille et un Contes. Il y reviendra plus tard (n°50), avec des exercices de production de textes à l’aide de «matrices narratives». De façon analogue, Adam et Petitjean commencent par se servir du modèle narratif de Larivaille pour rendre compte de l’organisation d’un conte anonyme (Le Merle Blanc), puis étudient la circulation des valeurs dans le récit. Suite à quoi, articulant lecture et écriture, ils proposent des jeux d’écriture sous la forme de manipulations textuelles (imaginer une transposition spatio-temporelle, d’autre épreuves qualifiantes ou une fin déceptive). Avec le numéro 13 de Pratiques, intitulé «Textes, Linguistique», s’inaugure le déplacement théorique que nous opérons de la sémiotique narrative à la linguistique textuelle. Il a été entamé par l’article d’Adam («Langue et Texte: Imparfait/Passé simple») paru dans le n°10, complété par celui de Simonin-Grumbach (n°13). Il s’agit, à la suite de Weinrich (1973), lui-même discutant l’opposition «récit/discours» de Benveniste, de montrer que le passé simple et l’imparfait possèdent, compte-tenu de leurs traits aspectuels, une valeur narrative différente dont les notions de premier et arrière-plan et de mise en relief rendent compte. Ce faisant, Adam, au-delà de Weinrich, met en évidence le rapport qui unit un phénomène micro-structurel de surface (le changement de temps narratif), à un phénomène macro-structurel (l’organisation narrative). Ce changement de paradigme se poursuit par la tentative d’Adam de clarifier les notions de cohérence/cohésion et par la réflexion de Combettes (1983) consacrée à la progression thématique que l’on doit aux linguistes de l’École de Prague. Il est vrai que les contraintes de la discipline et les directives officielles font que l’on privilégie les récits de fiction. Néanmoins, les articles du numéro 14 apportent la preuve que le récit peut être abordé à partir d’objets discursifs et de socles théoriques différents. C’est ainsi qu’Abastado, pour traiter des récits de magazine tels que Nous deux, emprunte à Genette sa distinction entre récit et histoire et ses catégories d’ordre, de durée, et de voix. Cela lui permet d’analyser les orientations et les effets idéologiques de ce genre de récit. Quant à Maldidier et Robin, à partir du meeting politique de Charléty (mai 1968), elles étudient l’économie narrative du genre «reportage» au travers de quatre quotidiens parisiens: Le Figaro, L’Aurore, Combat et L’Humanité.
Reprenant, elles aussi, la distinction de Genette entre récit et histoire, elles opèrent un découpage des récits entre segments narratifs, descriptifs et de jugements. Selon la dominance et le contenu des segments se repère le fonctionnement idéologique des différents journaux. J’ajoute qu’avec le numéro 17, on s’intéresse au récit oral, soit qu’avec l’article de Bachmann l’attention porte sur la narration orale dans un cadre interlocutif (Labov 1972; Goffman 1974), soit qu’avec Fillol et Mouchon, on confronte les analyses de Weinrich à un corpus oral dans le but de rendre compte des éléments récurrents et organisateurs du récit. J’y reviendrai (Petitjean, n°34) en relatant une expérience menée avec une classe de 6e. Je demande aux élèves volontaires de raconter une histoire qui leur est arrivée pendant les vacances. En écoutant les enregistrements, on constate le peu d’intérêt pour les récits qui ont la forme d’une série routinière d’actions ou script d’actions (Espéret 1981; Fayol 1985). Inversement, est apprécié le savoir-faire narratif de ceux qui savent ouvrir/fermer leur récit et entrelarder les propositions narratives de plages d’orientation et d’évaluations tant internes qu’externes. Les élèves s’en souviendront quand ils auront à produire des récits écrits. Je rappelle que nous étions alors enseignants de collèges mais qu’adoptant une posture de recherche-innovation nous échangions à l’intérieur du collectif nos expériences avant de les transformer en articles. C’est ainsi que dans le numéro 22/23, je publie un travail consacré, avec une classe de 5ème, à un roman de science-fiction, mais qui a la forme d’un récit policier, que Goldenstein rend compte d’un travail réalisé dans une classe de même niveau portant sur Michel Strogoff et que Masseron et Petitjean se focalisent sur l’étude du personnage dans Germinal menée en parallèle avec une classe de 3ème et une seconde technique. Le point commun de ces articles est de montrer combien les théories narratives, à condition d’être transposées, sont efficientes tant au niveau de la lecture que de l’écriture. Pour ne prendre que mon exemple, après avoir observé les croyances et les connaissances des élèves en matière de science-fiction, l’étude du roman se déroule sous la forme de «fiches» portant sur l’énigme, les descriptions, les acteurs du roman, le monde de la fiction, les objets de valeur, la fiction et la narration. Je m’appuie pour ce faire sur Van Dijk (1977) et sa catégorie du «setting» qui subsume les éléments indiquant le temps et le lieu, Todorov (1971) pour les intrigues policières, Hamon (1972) pour la description, Greimas (1973) pour les acteurs, les figures et les objets de valeur, Genette (1969) pour le déroulement du récit. On sait par ailleurs qu’il existe une pluralité des manifestations du récit selon des substances variées, qu’elles soient uniques ou mixtes et que l’on ne raconte pas en bande dessinées comme on le fait au cinéma. C’est pourquoi sont abordés, d’un point de vue sémiologique, la bande dessinée (Picquenot, n°8, Dillies, n°18/19), le récit filmique (Chaumette, n°8, Sublet, n°37), la narration et l’image fixe (Fresnault-Deruelle, Numéro spécial). Colas-Blaise (n°181/182) abordera à nouveau le sujet en empruntant le cadre théorique de la sémiotique greimasienne et post-greimasienne, mais en y intégrant des éléments d’herméneutique et d’anthropologie, pour analyser une image fixe, en l’occurrence des tableaux de Paul Klee. De même, Duvin-Parmentier (n°187/188) fera un bilan des théories sémiotiques utilisées pour l’analyse des images dans les classes du secondaire.
Au fil des années, les articles publiés dans Pratiques, qu’ils aient la forme de synthèses théoriques ou d’activités didactiques, accordent, en écho à la doxa scolaire des années 1970, une attention particulière aux récits de fiction dont les différents genres seront largement représentés : contes (n°11/12, 13, 59), fables (n°34, 91), récits de vie (n°45), nouvelles (n°107/108), romans (n°11/12, 14, 22/23, 55,78), ainsi que des études consacrées à des sous-genres : Schnedecker (n°66) pour le portrait, Amstutz (n°78) et Vernet (n°88) pour les nouvelles policières, Dezutter (n°113/114) pour l’épistolaire. Je précise, cependant, qu’ils portent aussi sur la narration dans les discours sociaux, qu’ils soient publicitaires (Adam, n°8), politiques (Adam n°30), journalistiques dont le «potin» – (Van den Heuvel n°30) ou le fait-divers (Petitjean n°50). Adam et Revaz reviendront sur les genres de la presse écrite dans le n°94 et Laborde-Milaa sur le portrait de presse (n°99). Ce choix répondait à une double exigence. D’une part théorique, au sens où il s’agit de rendre compte de la dimension pragmatique et des enjeux communicationnels de tout récit, d’autre part didactique, dans la mesure où l’introduction des discours non littéraires dans la classe correspond à l’idée d’une «Initiation à une culture accordée à la société de notre temps», aux dires des Instructions Officielles de 1977. Il est vrai qu’au cours des années 80, l’espace réservé aux textes littéraires s’est restreint car ils ont été concurrencés par d’autres discours, qu’ils relèvent du champ de la littérature de jeunesse ou proviennent de ce que l’on appelle les «discours sociaux» (presse, images, publicités). C’est ainsi qu’au grand dam des partisans des «Humanités littéraires», la revue a fortement participé à scolariser, au niveau du premier degré et du collège, les récits relevant de la littérature de jeunesse (n°47, 88) ou les textes labellisés comme étant des «mauvais genres» dont on sait qu’ils font l’objet d’une dévalorisation, tant théorique et pédagogique que culturelle. C’est ainsi que les numéros 50 et 54 accordent un intérêt particulier au roman sentimental (Cadet et Helgorsky), d’anticipation (Duhamel), policier (Reuter, Vinson) et, qu’au hasard d’autres numéros, sont abordés les romans de science-fiction (Janot n°14) ou les récits fantastiques (Ouvrard n°14; Masseron, n°34), voire les récits de rêves (Gollut, n°59). Ce qui ne signifie pas que l’on ait renoncé à l’étude des textes patrimoniaux : Chrétien de Troyes (n°9), Rabelais (n°5), Voltaire (n°59), Hugo (n°151/152), Balzac (n°3/4), Zola (n°22/23), etc.
3. Selon vous, quels sont les concepts narratologiques les plus souvent mobilisés dans les classes et pour quelle raison ont-ils connu une telle fortune ? Par ailleurs, quels autres concepts négligés auraient mérité un meilleur sort?
Les savoirs mobilisés sont à la croisée de la narratologie linguistique et de la linguistique textuelle (Adam et Lundquist (n° 169/170) en feront le bilan en 2015). Nous multiplions les analyses des formes d’organisation textuelle et de leurs fonctions telles que le dialogue (n°64 et 65), la description (n°34, 55, 66, 99), le personnage (n°5, 60) ou les scènes romanesques (n°81). Les récits étant des objets langagiers, il est aussi nécessaire d’observer, dans la surface des textes, les phénomènes micro-textuels produisant des effets de cohésion et utiles pour la compréhension comme pour la production des textes narratifs. Les études portent sur les temps verbaux (Combettes et Fresson n°6; Adam, Lugrin, Revaz n°100), la reprise des éléments d’un texte (Combettes n°49), les connecteurs dans les récits écrits (Fayol n°49), la dénomination du personnage en contexte dialogué (Schnedecker n°64), les modes de désignation des personnages (Masseron et Schnedecker n°60), les types de textes et les faits de langue (Combettes n°56). Ils concernent les types ou les genres de textes (n°62, 66, 83) et les relations textuelles (n°42, 67, 107/108). Il serait d’ailleurs intéressant d’examiner en quoi le récit varie, d’un numéro à l’autre, dans sa conceptualisation, en compréhension et en extension, selon qu’il est problématisé en tant que «type de de textes» (n°56) ou genre de textes (n°59). À ce propos, Daunay et Denizot (n°133/134) ont bien montré que le récit est, au niveau des classes du secondaire actuel, une notion fâcheusement équivoque, le même terme étant employé dans des acceptions différentes. D’un côté, il est associé aux typologies textuelles en opposition à l’argumentation et à l’explication. De l’autre, il est présenté comme une catégorie générique et s’oppose alors à théâtre et à poésie et se décline en sous-genres (récit policier, fantastique, autobiographique, etc.). Une clarification conceptuelle devrait être menée, équivalente à la réflexion sur les rapports entre contexte, texte, textualité et textualisation (n°129/130).
4. De votre point de vue, avec le recul dont vous disposez aujourd’hui, les concepts narratologiques tels qu’ils sont mobilisés dans l’enseignement ont-ils plutôt marqué un progrès ou ont-ils conduit à une détérioration de l’enseignement-apprentissage du français?
Il est indéniable que ces travaux ont fini par provoquer une reconfiguration progressive de la discipline. Mais pour savoir s’ils ont marqué un progrès, il faut prendre acte des écarts existants entre les élaborations didactiques proposées dans nombre d’articles de Pratiques et ce qu’elles sont devenues quand elles ont été transposées, en particulier sous la forme de l’exercice baptisé la «lecture méthodique». Il a été modélisé par les textes officiels (BO de 1987 et 1988) et certains ouvrages de la collection B. Lacoste (Descotes 1989; Weiland et Puygrenier-Renault 1997), avant d’être généralisé par les manuels. Pratiques en dénoncera très tôt les méfaits didactiques (Michel, n°97-98 et 101/102) avant que la critique ne soit relayée par les didacticiens de la littérature (Langlade 2001; Rouxel et Langlade 2004) au nom d’une prise en compte «de la dimension subjective de la lecture» et «des réalisations effectives des sujets lecteurs». Les partisans de la lecture méthodique ne manquent pas d’affirmer, comme le fait Descottes (1990), que l’acte de lire est «une activité de construction du sens mettant en jeu les opérations d’anticipation, d’élaboration d’hypothèses de sens» et qu’il faut partir des «représentations» des élèves, pour ensuite les confronter aux textes avec la médiation des savoirs procurés par l’enseignant. En fait, si on en juge par nombre d’ouvrages édités par les CRDP (Centre régional de documentation pédagogique), les séquences sont formelles et la compréhension du texte est réduite à la maîtrise de connaissances linguistiques et sémiotiques. Aucun fatalisme en la matière, car utilisées à bon escient, les études narratologiques ont prouvé leur validité et leur rendement analytique, à condition de se poser la question du degré de leur formalisation. En effet, il n’est pas le même selon que l’on s’adresse aux enseignants ou aux élèves, eux-mêmes à différencier selon leur âge et leur socio-culture. Avec le recul, on peut donc se demander si la «dérive techniciste» dont il est question tient nécessairement aux théories ou à l’insuffisante maîtrise des connaissances narratologiques et linguistiques des auteurs de manuels (Coirault et David 2011) et de nombre d’enseignants, compte tenu de leur formation académique initiale. C’est ainsi que la poétique et la narratologie françaises et anglo-saxonnes ont été réduites au schéma narratif ou à des problèmes de focalisation. Les grammaires de textes (Petöfi 1972; Ihwe 1972) ont engendré des typologies textuelles abstraites. Les travaux sur la cohésion et la cohérence textuelle (Bellert 1970, Halliday et Hasan 1976) ont fini sous la forme de relevés de connecteurs ou de marqueurs textuels (Pour un bilan, cf. Achard-Bayle 2010). Certes, il ne faut pas sous-estimer la part de responsabilité des Instructions Officielles de 2000 distinguant pour les «activités grammaticales», la «grammaire de texte», la «grammaire du discours» opposées à la «grammaire de phrase». Adam (2010) reconnaît que la première «est plus un obstacle méthodologique qu’un outil heuristique» et Maingueneau (1999) considère qu’il y a «bien des inconvénients à employer grammaire pour des phénomènes textuels et énonciatifs». Censés apporter un intérêt didactique pour la production de texte, les phénomènes énonciatifs et transphrastiques (type d’attitudes élocutives, opposition des plans de texte, progression thématique, chaîne de référence…), dont nombre de numéros de Pratiques ont rendu compte, sont devenus inintelligibles quand ils ont servi à élaborer des grilles d’analyse des textes. On trouvera dans Nonnon (n°97/98) une mise en garde par rapport aux modes de transposition des théories du texte en formation des enseignants (changement du statut épistémique des théories de référence, formes de simplification des savoirs scolaires élaborés, modes d’appropriation par les élèves des savoirs enseignés). J’ajouterai que nous partageons d’autant plus ce point de vue que, dans Pratiques, nous ne nous sommes pas limités aux contenus à enseigner, en l’occurrence aux théories du récit, mais avons pris en compte la culture des enseignés et réfléchi aux démarches d’enseignement, en lien avec l’apprentissage de la lecture comme de l’écriture.
Pour la lecture, comme je l’ai montré (Petitjean n°161/162), nous avons progressivement mesuré les conséquences de l’immanentisme textuel et avons pris en considération tant les travaux relevant de la sociologie de la lecture (n°80) que les théories de la réception (de l’«horizon d’attente» à la théorie des «communautés interprétatives» et aux approches herméneutiques) afin de prendre en compte la «perspective du lecteur» (n°95, 151/152). Ce qui implique de prolonger au collège, l’équivalent du coin lecture et de la bibliothèque de classe du primaire et de promouvoir le développement au sein de la classe de sociabilités autour du livre. A titre d’exemple, je citerai l’article de Duhamel (n°80), qui met en place des dispositifs d’échanges de livres et de lectures, monte des entretiens au cours desquels les élèves prennent conscience de ce qu’implique une lecture autonome. Je renvoie aussi aux activités proposées par Vinson et Lelièvre-Portalier (n°80) sur les médiations culturelles (familiarisation avec les lieux du livre et avec la culture du livre à l’aide du dispositif qu’elles appellent «la bouquinerie»). Depuis cette époque se sont généralisées les pratiques des carnets de lecture et des journaux de lecture dans lesquels les élèves notent le retentissement en eux de leurs lectures (impressions et réactions), qu’elles soient affectives, morales ou esthétiques. Ils y consignent aussi les livres lus pendant et en dehors du temps scolaire, ce qui leur permet de prendre conscience de leur passé de lecteur et de constituer une mémoire de leurs découvertes littéraires. On a aussi recours à des cercles de lecture sous la forme de forums scolaires de lecture (Moinard n°181/182 et 187/188), au cours desquels les élèves échangent leurs interprétations personnelles. Il apparaît que tout lecteur ordinaire, aussi «faible lecteur» soit-il, est nécessairement capable d’une «interprétation sémantique» (Eco 1985), car, dès l’instant où «le lecteur impliqué prend corps dans le lecteur réel» (Ricœur 1985), s’opère un acte de reconfiguration qui dépend à la fois de la compétence linguistique de ce dernier mais aussi de l’univers encyclopédique et culturel de son expérience (codes socio-culturels) et de son degré de familiarité avec les conventions esthétiques et le contrat générique du texte (codes littéraires). C’est pourquoi il est important, en situation scolaire, de diversifier les activités. Les unes reposent sur des moments d’immersion dans le monde du texte, au fil d’une lecture «courante» et «investie». Les autres sont liées à une méta-lecture impliquant des moments de réflexion, de mémoration, d’associations, de comparaisons, d’autant plus nécessaires que les récits contiennent des espaces vides que le lecteur se doit de combler (Eco 1979/1985, 1991). On rejoint ici cette «dialectique» entre des activités «relevant de la participation» et d’autres «privilégiant la distanciation» (Dufays 2005). Réflexion qui rejoint celle qu’opèrent V. Jouve (1993) entre « lecture naïve » et « lecture avertie » ou R. Rorty (1992) entre «lecture inspirée» et «lecture méthodique». En fonction de quoi il me semble judicieux, à l’encontre de la valorisation excessive du «sujet lecteur» (Langlade 2004) de rappeler, comme le fait Todorov (2007) que «le sens de l’œuvre ne se réduit pas au jugement purement subjectif de l’élève, mais relève d’un travail de connaissance». Il est assez étonnant de constater à quel point les recherches en didactique de la «lecture littéraire» font l’impasse sur les théories cognitives et psycho-linguistiques de la lecture qui se sont développées dans les années 1980 (Smith 1975; Kintsch, T. A. Van Dijk 1975; Espéret, 1981; Denhière, Legros 1983; Denhière 1984) et le numéro 35 de Pratiques) et ont continué depuis (Fayol et al. 1992; Coirier, Gaonac’h, Passerault 1996; Golder, Gaonac’h 1998. etc.). On se reportera aussi, pour un état de l’art des théories du «traitement cognitif du récit», à Schaeffer (2010) et l’on sait que plus l’œuvre est complexe, plus il est difficile d’assurer cette dialectique entre «type de compréhension» et «mode de progression» dont parle Gervais (1992). Ce qui signifie, sans ignorer ces problèmes, qu’il importe de multiplier les exercices qui développent les capacités inférentielles et interprétatives des élèves et de leur montrer que la validité de l’interprétation d’un récit se mesure aux types et aux nombres d’aspects du texte dont elle est capable de rendre compte en fonction des seules contraintes déterminées par le texte, ou en tenant compte de données contextuelles (y compris biographiques), paratextuelles, intertextuelles… A titre d’exemple, on se reportera aux analyses de type ethno-critique que l’on trouve dans différents numéros (n°76, 151/152) ou au protocole que propose Reuter (n°76). Il consiste à faire réfléchir les élèves aux informants et indices textuels sur lesquels ils s’appuient pour justifier leurs lectures («réaliste-psychologique» ou «policière») d’une nouvelle de Pascal Mérigeau.
Quant à l’écriture, il importe de donner aux élèves la possibilité de «faire» de la littérature et pas uniquement de la commenter (Schaeffer 2011). Sans confondre illusoirement ou avec démagogie «pratiques» des élèves et «métier» de l’écrivain, il s’agit de rendre leur écriture productive. Écrire avec, dans, ou contre un texte littéraire, multiplier les ravaudages scripturaux, imiter, emprunter, transposer, bref entrer dans «une coopération scripturale» concerne tout autant la lecture que l’écriture et augmente l’expertise littéraire des élèves en les incitant à se poser des questions tant cognitives, éthiques, linguistiques, narratives qu’esthétiques. Cela passe par une articulation entre lecture et écriture (n°86), que ce soit sous la forme d’aides à l’écriture narrative (n°78), d’activités d’écriture dites «longues» ou «en projet» (n°27, 36, 41, 66, 83), d’écriture «créatives» (n°89), de «jeux d'écriture» (n°26, 27) ainsi que de la pratique de la «réécriture» (n°20, 105-106). Cela passe encore par les «ateliers d’écriture» (n°26, 61, 89, 127/128, 155/156). Il serait fastidieux d’énumérer les numéros de Pratiques qui portent sur l’écriture de récits selon les genres fictionnels (n°83). À cette fin, les savoirs, qu’ils soient narratologiques ou linguistiques, sont mis à la disposition des élèves et des enseignants mais selon des logiques différentes. Tel est l’enjeu de leur transposition comme j’ai pu le montrer (Petitjean, n°97/98). Ils aident les premiers à planifier leurs écrits et à favoriser le contrôle de leur production en développant leur conscience métacognitive et ils permettent aux seconds de programmer leur enseignement, de préciser leurs consignes d’écriture et leur servent de critères d’évaluation des écrits produits. Ce renouvellement des enseignables s’est accompagné d’une réflexion portant sur les démarches d’enseignement. En témoigne l’intérêt de la notion de «séquence didactique» sous la forme d’une suite d’activités progressives, planifiées et finalisées par un objectif général d’enseignement/apprentissage et diversifiant les tâches et les supports (Masseron et Perrin, n°92).
5. Comment percevez-vous la place de l’analyse du récit dans le cadre des évolutions actuelles du champ de la didactique du français et de la société en général?
Les années passant, la totalité des membres du collectif, devenu «comité de rédaction», a intégré l’université. C’est ainsi qu’accédant en 1984 au statut de Professeur, j’ai été amené à diriger le CELTED (Centre d’Études Linguistiques des Textes et des Discours) de l’Université de Metz et à prendre la direction de collections («Didactique des Textes», «Recherches Linguistiques», «Recherches Textuelles») dans lesquelles certains livres sont plus ou moins directement liés au récit et à son enseignement : Combettes (L’organisation du texte, 1992), Glaudes et Reuter (Personnage et didactique du récit, 1996), Rabatel (Une histoire du point de vue, 1997), Revaz (Les Textes d’Action, 1997), Schnedecker (Nom propre et chaînes de référence, 1997), Leclaire-Halté (Robinsonnades et valeurs en littérature de jeunesse contemporaine, 2004), Perrin (Le sens et ses voix, Dialogisme et polyphonie dans la langue et les discours, 2006), Verselle (Faire dire, pour décrire, 2012). Ce changement de statut a eu pour conséquence que chacun s’est spécialisé dans un domaine, parfois au détriment d’une réflexion commune, induisant, de fait, des modifications de la ligne éditoriale de la revue. Est significatif, à cet égard, le remplacement du sous-titre originel («Théorie / Pratique / Pédagogie») par un nouveau triptyque («Linguistique / Littérature / Didactique») référant à des champs théoriques différents. En linguistique, nous avons participé, dans le cadre des recherches textuelles puis énonciatives et discursives, à la théorisation de notions capitales telles que «auteur» et «ethos» (n°113/114), «valeurs» (n°117/118), «genre» (n°62, 157/158), «style» (n°135/136), «registre» (n°109/110), «contexte» (n°129/130) ou «polyphonie» (n°123/124). Si j’en juge par les revues relevant de la narratologie (Poetics Today, Vox poetica, Cahiers de narratologie), assez rares sont les études des modes de verbalisation des intrigues, à la différence de Baroni (2017). On peut d’autant regretter l’insuffisante articulation avec les Sciences du langage qu’elles sont un adjuvant incontournable pour l’analyse des récits. Je pense au travail monumental de Rabatel (2008) sur le point de vue, aux études linguistiques qui s’intéressent à la manière dont les émotions sont rendues manifestes dans les textes (Kerbrat-Orecchioni, 2000), au rôle des organisations modales dans la production d’effets affectifs (Fontanille, 1999) ou à la réflexion de Rabatel (n°181/182) sur la notion de mobilité empathique. On peut, à ce propos, les compléter par les recherches cognitives qui analysent les modalités de l’immersion émotive en lien avec la compréhension des états mentaux et des comportements des personnages (Pelletier, 2010) ou des épisodes du récit (Dijkastra et al., 1994). En littérature, selon les domaines de prédilection de chacun d’entre nous, le récit connaît des approches différentes. Avec le numéro 151/152, intitulé «Anthropologie de la littérature», on se penche sur les phénomènes de mises en récit de pratiques culturelles. Aranda associant anthropologie et narratologie rend compte des héros de récits populaires merveilleux; Löcherbach montre que les travaux d’Elias permettent de comprendre en quoi les personnages de La Princesse de Clèves révèlent les rapports du récit avec la logique civilisatrice, Cnockaert, à propos de la nouvelle de Maupassant intitulé Saint-Antoine, montre qu’au travers de l’épisode du gavage de cochon s’établit une homologie structurale entre la logique anthropologique du rite et la logique narrative du récit. Dans une partie du numéro 181/182 («Le récit en questions»), il s’est agi de rendre compte du statut du récit dans les productions actuelles, qu’elles aient la forme de romans, de pièces de théâtre ou de «narrations documentaires». C’est ainsi que Lawson étudie la place qu’occupent les animaux dans nombre de fictions romanesques contemporaines, la nouveauté étant qu’ils sont considérés dans leur individualité animale. Le fait d’adopter un point de vue zoocentré nécessite l’utilisation de procédés (forme de la liste ou tableau descriptif) et de techniques narratives (point de vue, instance narratrice, monologues intérieurs) au service d’une intention à la fois éthique et esthétique des auteurs. Petitjean s’arrête sur les pièces monologuées contemporaines et montre en quoi elles ont la forme de récits fragmentés et polyphoniques. Leur intérêt est de faire advenir de nombreux personnages et c’est là un indice du processus de romanisation que connait le théâtre depuis plusieurs années. Lacoste s’intéresse à ce que d’aucuns appellent la «non-fiction», dénomination qui recouvre, au-delà de la diversité des œuvres et des auteurs, des textes qui partagent une même intention documentaire. Il s’ensuit que ces œuvres, qui privilégient la description, le fragment et la liste, prennent leur distance avec la fiction, au sens où elles remettent en question les vertus configuratrices que l’on prête ordinairement à la «mise en intrigue». Concernant la didactique, on constate un reflux des articles praxéologiques au profit de recherches à caractère historique et épistémologique. C’est ainsi que Daunay et Denizot (n°133/134), à partir des Textes Officiels et des manuels, retracent les modifications historiques qu’a connues le récit en tant qu’objet scolaire et, plus particulièrement, selon qu’il est travaillé dans le cadre de l’apprentissage de la lecture ou de l’écriture. De même, le n°109/110 est consacré à l’histoire de la description scolaire au secondaire, des manuels de rhétorique aux manuels de textes contemporains, en passant par les manuels de littérature du XIXe siècle. Notre attention s’est aussi déportée sur la place, la forme et les fonctions du récit dans d’autres disciplines scolaires que le français, que ce soient dans les enseignements scientifiques (Cohen-Azia, n°133/134), dans les classes de mathématiques (Lahanier-Reuter, n°133/134) ou en didactique de l’histoire (Delaplace, n°133/134). Pour cette dernière, alors qu’Audigier et Ronveaux (n° 133/134) s’interrogent sur le récit comme forme textuelle dans l’écriture des historiens par rapport à la fois aux récits fictionnels et à l’histoire scolaire, de leur côté, Revaz et Béguin (n°100) étudient l’usage des temps verbaux respectivement dans le discours des historiens et dans les manuels d’histoire. Au niveau des élèves, Laparra (n°69) avait déjà analysé des problèmes de lecture que posent la lecture des manuels d’histoire, quand René, dans le même numéro, montrait qu’écrire en histoire nécessite un apprentissage rédactionnel qui porte autant sur les contenus de savoirs historiques que sur la planification et la mise en texte tant global que local du devoir d’histoire.
Il est vrai qu’à partir des années 2000 la place accordée dans Pratiques aux théories du récit s’est amenuisée et que l’on a pris de la distance par rapport à l’héritage structuraliste. Celui-ci connaît une certaine défaveur, d’autant plus grande que l’on assiste au retrait des figures tutélaires de la narratologie – Todorov (1989,1991) s’est tourné vers l’éthique et Genette (1994, 1997) vers l’esthétique – quand ce n’est pas vers la régression polémique pour certains. Je pense à la charge critique de Bremond et Pavel (1999) contre le S/Z de Barthes, qui n’a rien à envier à l’ancien pamphlet de Picard. Plus généralement, on peut dire que la théorie littéraire, comme le diagnostique Viala (2000), est entrée dans les usages universitaires et se diffuse par le biais de recueils de textes théoriques (voir, par exemple, les ouvrages publiés dans la collection «Corpus» de Flammarion et dont les titres sont évocateurs: Le genre littéraire, La fiction, L’intertextualité, Le roman, Le personnage, etc.). Plus encore, comme on l’a vu, elle a été transposée dans le champ scolaire, à l’encontre de Compagnon (1998) qui n’y voit «qu’une petite technique pédagogique souvent aussi desséchante que l’explication de texte à laquelle elle s’en prenait alors avec verve.» Finis les débats, voire les polémiques, du passé. On a l’impression que la boîte à outils fonctionne, au travers des études d’un genre, d’une forme, d’un procédé ou d’une œuvre. Pour qu’advienne un renouvellement majeur des théories du récit, il faudra attendre les travaux de Baroni (2007, 2009) ou Patron (2009, 2018 et n°181/182) ainsi que ceux de Lavocat (2010, 2016) en phase avec les recherches de langue anglaise (théories des mondes possibles, narratologie cognitive, narratologie non naturelles…). Il était donc nécessaire de nous pencher à nouveau sur les outils de la narratologie. Cela d’autant plus que concernant la place du récit dans nos sociétés contemporaines, on peut interroger l’inflation d’une notion comme celle de «storytelling» et observer que la fiction est aussi en expansion, qu’elle prenne des formes aussi différentes que les romans, les films, les séries ou les écrits numériques liés la cyber-littérature. Comme nous avons rejoint le CREM (Centre de recherche sur les médiations) de l’Université de Lorraine, nous participons à son programme de recherche «Narrations de la société/sociétés de la narration» consacré au récit et à la narration sociale. Pour prendre la mesure de l’état de la narratologie dans les débats actuels des sciences humaines en France et au-delà de l’hexagone, on peut se référer au tableau que dresse Baroni (2016) dans la 30e livraison de Questions de communication et des réponses qui s’ensuivent dans le no31 de la même revue (Baetens, Fleury et Walter, Jost, Rabatel, Saurier et Vallée, Schmitt). Pour Pratiques dans ce programme du CREM, l’enjeu est de faire interagir des recherches qui mettent l’accent sur la description et la classification avec d’autres plus spéculatives et interprétatives. C’est ainsi qu’avec le n°181/182, intitulé «Le récit en questions», nous avons confronté certains paradigmes du récit, privilégiant la linguistique textuelle et discursive (Adam et Rabatel), la sémiotique narrative (Bertrand et Colas-Blaise), l’ethnocritique (Privat), la perspective cognitiviste (Fragonara). Une attention particulière a été réservée à la narratologie non naturelle (Patron et Richardson) ou polylogale (Revaz), dont l’existence nécessite l’invention de nouvelles méthodes et un outillage narratologique adapté pour en rendre compte. Il en va de même pour la narration sérielle (Boni et Martinez) et pour les récits interactifs (Compagno). Suite à quoi, nous avons lancé le numéro 197/198 de Pratiques, intitulé «Raconter (une) des histoires. Les mots de la narration». Il comporte trois volets : linguistique (cartographie des synonymes et des hyponymes de récit, étymologie et construction des deux formes «raconter»et «récit»), narratologique et discursif (comment segmenter, nommer et analyser les séquences narratives), didactique (quelle place pour le récit dans les pratiques enseignantes du premier et du second degré). À plus long terme, à propos de la fiction, nous avons en projet un numéro de Pratiques (2024) intitulé provisoirement «Territoires scolaires de la fiction de l’école à l’université». On y examinera, d’un point de vue théorique et historique, les conceptions divergentes de la fiction, tant en compréhension que dans ses domaines d’application, qu’elles soient philosophiques, psychanalytiques, anthropologiques, narratologiques, sémiotiques, cognitives, linguistiques, textuelles, stylistiques, pragmatiques, énonciatives (Schaeffer 1999; Vuillaume 1990; Kroll 2017; Hamburger 1977; Goodman 1985; Pavel 1988; Cohn 2001; Searle 1975/1982; Genette 1991; Philippe, Atlani-Voisin 2000; Schaeffer 2009; Bikialo 2014; Pelletier 2017). Sur le plan didactique, on cherchera, en fonction de ces théories, à élaborer une modélisation du sujet lecteur. Ce qui nécessitera, aussi, une enquête sociologique sur les usages non scolaires des œuvres de fiction et les représentations des élèves concernant l’intérêt qu’ils leur portent. A ce propos, on examinera ce qu’apporte l’explication de l’adhésion aux formes narratives selon qu’elle est conceptualisée en termes de ressorts pathétiques liés à différentes modalités de la tension narrative (Baroni 2007) ou d’«intérêt» narratif, herméneutique ou esthétique (Jouve 2019 ). On reviendra sur la question des modalités de l’immersion fictionnelle (notions d’identification et d’empathie, d’émotion réelle et d’émotion fictive), de la démarcation et/ou de l’hybridation entre fiction et non-fiction (marqueurs de fictionnalité, modes de référence…). Le numéro montrera surtout l'enjeu didactique des fictions, selon les apprentissages, puisqu’elles réfèrent indéniablement à nos « principaux soucis sociaux ou existentiels » (Pavel 1998; Jouve 2010) et ont des fonctions importantes, tant sur le plan cognitif (Schaeffer 1999) qu’affectif (Citton 2007). Il sera aussi intéressant d’analyser ce qui différencie les conduites d’immersion fictionnelle des conduites esthétiques (Schaeffer 1996, 2000) ou des expériences esthétiques (Dewey 1934/1997; Goodman 1996). Dit autrement, comment mesurer la différence entre jugement de fictionnalité et appréciation d’articité ou émotions de fiction et émotions eshétiques. Ce qui me semble utile à plus d’un titre : sortir du flou de la notion de «lecture littéraire», réfléchir au corpus des œuvres estimées légitimes, entretenir un vrai dialogue avec les disciplines artistiques.
Bibliographie
Pour les raisons signalées dans la note (1), je réserve la bibliographie aux références externes aux numéros de Pratiques.
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Pour citer l'article
André Petitjean, "Témoignage de André Petitjean", Transpositio, La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/temoignage-de-andre-petitjean
Voir également :
La narratologie scolaire, objet de descriptions et de critiques
Si l’on prend acte, à la suite de Baroni, de la décadence sur le plan académique de «l’empire de la narratologie» après une période faste dans la deuxième moitié du XXe siècle, et si l’on s’étonne avec lui du « contraste entre l’ampleur du ‘‘tournant narratif’’ et la place relativement dérisoire occupée par la ‘’théorie du récit’’ au sein des institutions académiques » (2016: 226), un fait reste néanmoins avéré : la narratologie figure encore dans les programmes et les plans d’étude, dans les manuels scolaires, dans des articles de recherche en didactique{{Cf. Dufays, Lisse & Meurée (2009), encore récemment Dezutter, Babin & Lépine (2020).}}.
La narratologie scolaire, objet de descriptions et de critiques
Pour Bertrand Daunay1
1. La narratologie scolaire est-elle périmée?
Si l’on prend acte, à la suite de Baroni, de la décadence sur le plan académique de «l’empire de la narratologie» après une période faste dans la deuxième moitié du XXe siècle, et si l’on s’étonne avec lui du « contraste entre l’ampleur du ‘‘tournant narratif’’ et la place relativement dérisoire occupée par la ‘’théorie du récit’’ au sein des institutions académiques » (2016: 226), un fait reste néanmoins avéré : la narratologie figure encore dans les programmes et les plans d’étude, dans les manuels scolaires, dans des articles de recherche en didactique2. L’enquête mise en œuvre par le groupe DiNarr sur les usages déclarés par les enseignant·e·s atteste en effet que la narratologie scolaire reste d’actualité – ce que corroborent d’ailleurs, même si leur objectif premier était différent, d’autres travaux effectués à partir de données recueillies dans des classes (Gabathuler 2014, Franck 2017, Védrines 2017, Ronveaux & Schneuwly 2018). La persistance de la narratologie scolaire représenterait-elle donc un archaïsme, une nouvelle illustration du décalage entre les forces vives du savoir et la sempiternelle lenteur d’une institution rigide inapte à les intégrer? À écouter les critiques formulées à son encontre, qui ne manquent pas, on peut se demander si l’enseignement de la narratologie a encore du sens3.
Nous proposerons pour notre part de considérer que l’élaboration de dispositifs intégrant des concepts narratologiques conserve une pertinence didactique. Au-delà du constat, certes non négligeable, mais qui ne saurait tout justifier, que la narratologie ne cesse de s’enseigner, nous voulons souligner l’importance de sa médiation dans le développement intellectuel des élèves et – ce qui peut paraitre à première vue paradoxal – dans les rapports de ce développement avec leurs émotions. Ce sera l’occasion de revenir sur le double intérêt que quelques didacticiens, dès les années 70-80, avaient pu reconnaitre aux méthodes d’analyse, alors nouvelles, dont faisait partie la narratologie. Ce double intérêt, presque un demi-siècle plus tard, a sans doute été un peu perdu de vue. Pourtant, à notre sens, la narratologie conserve sa puissance critique à l’encontre d’une certaine mystique littéraire reposant sur des notions implicites conniventes de goût, de sensibilité, d’impression, de conception idéaliste de la subjectivité4, autrement dit, à l’encontre de cette «idéologie de la grâce culturelle et de la communion lectorale» dont parle Petitjean (2014: 51). Et la narratologie contribue aussi, par l’action même de la verbalisation des effets du texte, par sa commodité à être évaluée, par son approche méthodique, technique de l’exercice d’explication des textes (pas seulement littéraires d’ailleurs), à l’étayage de l’apprentissage des élèves qui, pour en être les plus éloigné·e·s, ont le plus besoin de comprendre les codes de l’école.
2. Critiques littéraires et didactiques
L’introduction que Compagnon rédige pour son livre Le démon de la théorie (1998) peut nous servir à exemplifier les difficultés que rencontre une certaine critique littéraire lorsqu’elle entreprend de commenter des enjeux scolaires, ou même de parabole, tant les personnages qu’elle met en scène, en particulier celui de l’École, relèvent davantage de la fantaisie allégorique que de la description. Lorsque, fort de sa position académique et de son autorité savante, Compagnon évoque l’école, (au sens où il la fait apparaître comme par magie, avec ses mots et son esprit), il commence par souligner la pauvreté de la théorie littéraire en France avant les années 60 en regard de l’intense productivité internationale: «formalisme russe, […]cercle de Prague, […]New Criticism anglo-américain, […]stylistique de […]Spitzer, […]topologie de […]Curtius, […]antipositivisme de […]Croce […]critique des variantes de […]Contini, […]école de Genève et […] critique de la conscience […]antithéorisme […]de […]Leavis et de ses disciples de Cambridge» (1998: 7). Pour expliquer ce retard, Compagnon mentionne une explication donnée par Spitzer : en seraient autant de causes un sentiment de supériorité français dû à un passé littéraire éminent auquel s’ajoutent le positivisme scientifique et enfin la prédominance de la pratique scolaire de l’explication de texte. Mais Compagnon note que cette interprétation a été rapidement démentie par une évolution que Spitzer ne pouvait pas deviner: «par un très curieux renversement qui peut donner à réfléchir, la théorie française s’est trouvée momentanément portée à l’avant-garde des études littéraires dans le monde» (9) et s’est implantée dans l’enseignement littéraire, bouleversant la méthode de l’explication de texte. L’affirmation de Spitzer s’est donc trouvée contredite par les faits, et son appréciation quant à la cause scolaire s’est avérée, en réalité, peu clairvoyante. Ceci donne effectivement à réfléchir, mais n’empêche pas pour autant Compagnon d’écrire quelques lignes plus loin :
La théorie s’est institutionnalisée, elle s’est transformée en méthode, elle est devenue une petite technique pédagogique souvent aussi desséchante5que l’explication de texte à laquelle elle s’en prenait alors avec verve. La stagnation semble inscrite dans le destin scolaire de toute théorie.
Et il ajoute:
La nouvelle critique […] s’est solidement implantée dans l’Éducation nationale, notamment dans l’enseignement secondaire. C’est même probablement cela qui l’a rendue rigide. Il est impossible de réussir aujourd’hui à un concours sans maîtriser les distinguos subtils et le parler de la narratologie. (10)6.
Ainsi, à quelques lignes d’écart, Compagnon relève-t-il l’erreur de Spitzer avant de reproduire le travers qui s’en trouve à l’origine: son affirmation sur les effets supposés délétères de l’institutionnalisation d’une théorie se passe de toute justification empirique; elle trahit une méconnaissance de la pratique réelle des exercices scolaires et de leurs raisons d’être (le «probablement» mériterait à lui seul un long commentaire). Et d’ailleurs, de quel enseignement secondaire parle-t-on : collège, lycée, lycée technique, professionnel, lycée Henri IV ou lycée fréquenté par des élèves socialement défavorisés? Et qu’en est-il des établissements francophones hors de France, etc.? Relevons également au passage la pétition de principe associant les concours et les pratiques réelles d’enseignement, et qui omet que, jusqu’à preuve du contraire, les concours sont préparés à l’université, de même que les jurys sont composés en majorité d’universitaires et non d’enseignants du secondaire. Finalement, supposer que le futur enseignant appliquerait sans désemparer dans ses classes ce qu’il a appris pour les concours revient ni plus ni moins à ignorer tout à la fois les processus de transposition didactique et les conditions réelles de l’enseignement, et donc, le fait que tout rapport au texte réfracte nécessairement les paramètres sociaux orientant le contexte d’interaction (Vuillet 2018).
Le parti-pris assumé (notamment) par Compagnon se fonde sur une image de l’enseignement secondaire qui répliquerait plus ou moins laborieusement des recherches menées dans les laboratoires, les universités, les grandes écoles, etc. Il est alors facile de déplorer la déperdition en rigueur et en finesse due au transfert de certains concepts de la narratologie depuis les forces vives de la pensée – celle de Genette principalement, dont une partie de l’œuvre théorique a été transposée à partir des années 70 avec une grande constance – vers la classe, où ils ne pourraient que se dévaluer, voire se fossiliser.
Pour résister aux réductions de ce type, les connaissances qui relèvent d’un positionnement didactique standard, et donc en particulier les questions concernant la transposition s’avèrent utiles (Bronckart 2017)7. Une telle perspective demande de se départir d’une conception des savoirs scolaires comme copie plus ou moins fidèle des savoirs dits savants, et en fin de compte dominants8. Rappelons que les impasses applicationnistes de la transposition didactique sont critiquées depuis longtemps par Chevallard (1985) et par Schneuwly (1990, 1995) – le second, plus nettement peut-être que le premier, s’opposant à une vision passive de l’école et insistant au contraire sur sa puissance créatrice dans le traitement des savoirs, quels qu’ils soient, pour les transformer en objets à enseigner et enseignés9. Schneuwly l’exprime de manière explicite: «le savoir enseigné doit être considéré comme une création hautement originale, collective, souvent séculaire» (2009: 18), ce qui équivaut à accorder un rôle central aux disciplines et à la formalisation des savoirs10. C’est d’ailleurs l’un des arguments que Daunay oppose à Compagnon lorsque ce dernier met en cause le formalisme des disciplines: «une discipline scolaire peut-elle s’affranchir d’un tel formalisme? Ce serait une position audacieuse, au regard de l’histoire des disciplines…» (2010: 29).
Pour prendre un exemple caractéristique en didactique du français, le concept de narrateur est un peu «plus11», au secondaire, que le narrateur dans Figures III. Il est un peu «plus», car il entre en relation avec d’autres pratiques propres à l’enseignement, en l’occurrence, avec l’exercice de l’explication de texte littéraire. Ce «plus» le transforme en fonction de la situation, ce que ne semblent pas prendre en compte certains théoriciens, car de leur point de vue, il est inadmissible qu’il se situe un peu «moins» par rapport à leur propre système et leurs propres pratiques. Le problème tient à ce qu’ils prétendent légitimer leur discours comme une norme à partir de laquelle devrait être évaluée l’école.
Le narrateur de Genette n’est donc pas celui du cours de français; qu’y a-t-il de «plus»? Eh bien, précisément, qu’il soit transposé avec toutes les conséquences propres aux systèmes didactiques. Par exemple, que signifie le fait que les concepts narratologiques entrent avec beaucoup d’autres dans une «boite à outils» méthodologique12 ? Les observations de leçons montrent que l’enseignement d’une méthode (parfois appelée technique) est indissociable de la volonté des enseignant·e·s d’expliciter cours après cours les conditions requises pour réussir des exercices, dont certains sont évalués aux examens. On constate que cette technique trouve du sens dans la mesure où elle donne des repères aux élèves et procède d’un entrainement régulier à l’usage d’instruments leur permettant de ne pas rester sans voix face à l’exercice complexe d’explication. Ils suivent un protocole. Et il n’est peut-être pas inutile à ce propos d’insister sur ce principe: «L'ordre didactique, qui ne se plie pas à nos désirs, vient […] rappeler qu’un enseignement, avant d’être bon, doit être tout simplement possible» (Chevallard 1991: 37). Une précaution consisterait à penser que si les enseignant·e·s agissent ainsi, techniquement, c’est sans doute qu’il y a des raisons qui ne relèvent pas fatalement de la routine, de la paresse intellectuelle, mais plutôt de contraintes inhérentes aux paramètres qui orientent leurs pratiques: la mise en œuvre quotidienne du métier et de ses propres techniques spécifiques expérimentées régulièrement durant l’exercice de leur travail.
C’est ici l’occasion de mentionner que la didactique du français, à son origine, s’est fédérée, y compris de manière polémique, contre les pratiques de certaines formes d’enseignement littéraire. À cet effet, il est intéressant de citer le bilan que Petitjean propose en 2014:
L’intérêt affiché et revendiqué de l’apport structural immanentiste était double, à la fois critique et propositionnel.
Critique, voire polémique, au sens où les approches poétiques et linguistiques des textes ont rendu problématiques certains présupposés théoriques de la version scolaire de l’histoire littéraire: l’évidence des intentions de l’auteur, la monosémie des textes et leur transparence référentielle, l’instrumentalisation psychologique et moralisatrice des œuvres […]. Pratiques reviendra par la suite sur ces exercices canoniques liés à la pratique du commentaire, qui vont certes évoluer, mais demeurent discutables sur le fond (voir Charolles, 1990, et l’ensemble du numéro 68 de Pratiques ; Daunay, 1997; Delcambre, 1989, 1990; Denizot, 2013). Ces critiques des différents aspects de la "forme scolaire" (Vincent, 1994; Reuter et al., 2007) de l’enseignement de la littérature sont d’autant plus justifiées dans le contexte des années 70 que l’on assiste à un début de rapprochement des deux ordres (primaire et secondaire) d’enseignement […]. Ce qui signifie que cet enseignement de la littérature, destiné à "une élite de jeunes bourgeois cultivés", comme l’écrit S. Delesalle, ne saurait être adapté au nouveau public qui va progressivement, des CEG (collèges d’enseignement généraux) aux futurs CES (collèges d’enseignement secondaire), accéder à ce niveau d’études et qu’il faudra repenser en profondeur la discipline […].
Propositionnels, les premiers travaux de didactique et les théories auxquelles ils réfèrent l’ont été dans la mesure où ils ont servi d’antidote à l’impressionnisme […] censé permettre d’accéder à la "pensée indéterminée" ou à la "conscience profonde" qu’expriment les œuvres. Pour ce faire, l’accent sera mis sur les indices formels susceptibles d’étayer les interprétations et qui ont l’avantage de fournir à la discipline des savoirs objectivables et des exercices évaluables, procurant, de ce fait, un regain de légitimité aux études de lettres par rapport aux disciplines scientifiques. (Petitjean 2014: 19)13
On notera que ce discours de la méthode ne peut être dissocié de la volonté de s’adapter à un nouveau public d’élèves, corollaire de cette massification que la sociologie scolaire a bien documentée. Petitjean relève très justement le lien entre cette massification et les positionnements militants de la recherche en didactique:
Comme l’attestent les premiers numéros de Pratiques, il s’est agi, sur des bases militantes d’une revendication de scientificité conjointe à une volonté d’innovation pédagogique, de tenter de répondre à un nouveau public scolaire, à la suite des bouleversements démographiques. (2014: 13)
L'évolution des rapports scolaires aux textes réputés littéraires est donc une réponse au besoin de faciliter l’apprentissage des élèves n’entrant pas spontanément dans leur célébration. Dans cette perspective, il est utile de rappeler encore l’observation de Schneuwly sur la création hautement originale de la transposition. Combien d’idées justes théoriquement ont été prêchées dans le désert parce qu’il n’était pas tenu compte de la matérialité du travail que l’on prétendait amender! On peut d’ailleurs douter que l’enjeu fondamental se trouve uniquement dans une recherche de fidélité scrupuleuse au savoir savant. Tout d’abord, existe-t-il réellement un savoir savant stabilisé dans les sciences linguistico-discursives? Le cas de la narratologie est parlant. Quelle est la narratologie la plus savante, la plus incontestable, qui pourrait servir de parangon à une transposition digne de ce nom: celle de Genette, de Patron, de Rabatel, de Baroni? On peut aussi rappeler que tandis que la science débat, polémique, affine et progresse, enseignant·e·s et élèves travaillent en classe en fonction d’autres finalités. C’est pourquoi, il serait sans doute bienvenu de contextualiser les approximations et reformulations dues à la transposition.
Cela ne signifie pas pour autant que les pratiques existantes soient intangibles, mais qu’il vaut mieux partir d’un réel état des choses, sous peine de rêver la réalité plutôt que la décrire. Ce n’est qu’à partir de là, nous semble-t-il, qu’une réflexion peut être menée sur d’éventuelles propositions d’améliorations, d’amendements ou de confirmations. C’est la voie dans laquelle s’engage l’équipe DiNarr, et Baroni (2020) donne un bon exemple d’une réflexion savante qui s’intéresse, dans une perspective scolaire, à la qualité scientifique des concepts. Il s’inscrit ainsi dans une démarche d’éclaircissement terminologique au service des enseignant·e·s et des élèves, tout en prenant la peine de préciser (avec Reuter 2000: 9) qu’il est nécessaire de se demander à qui s’adressent les savoirs et dans quels buts14. À ce titre, Baroni mentionne les rapports réciproques propres à la transposition entre les champs de la théorie narratologique et de l’enseignement:
De telles situations posent la question de la pertinence d’acquérir ou d’enseigner un appareillage critique dont la définition apparaît obscure ou le gain pour l’interprétation discutable. Mais ces difficultés peuvent aussi avoir une valeur heuristique, dans la mesure où elles devraient être considérées comme le symptôme d’un défaut de la théorie, ce qui devrait nous encourager à la réformer. Théorie et enseignement ne sont pas deux champs d’activités liés par un rapport de transfert unilatéral, mais bien deux pratiques qui se nourrissent mutuellement, dans un cercle que l’on peut espérer vertueux pour autant que l’on accepte de ne pas figer les concepts hérités du passé. (2020: §18)
En complément de ces observations, il nous semble notamment utile de retenir une particularité de l’organisation de l’enseignement par degrés: les élèves changent d’enseignant·e·s d’une année à l’autre et rencontrent régulièrement des empêchements lorsque la nomenclature des concepts change sans que cela ne soit enseigné explicitement. Faut-il pour autant renoncer à tout changement ? Non, bien sûr, mais sur le plan de la progression curriculaire comme sur celui des rapports entre contenus d’enseignement et théorie de référence de ces contenus, la question de la sédimentation gagne à être prise en compte. Il convient dès lors de se demander en quoi une proposition nouvelle s’intègre au système ancien, comment elle peut compléter, éventuellement contribuer à une approche diversifiée, et si réellement elle entre en contradiction, en expliciter la différence et la productivité.
Notre propos ne soutient pas – ce serait absurde – que les effets de la transposition ne puissent pas faire l’objet de critiques et nombre d’articles didactiques s’y emploient, mais il s’agit d’une question de méthode. Et la didactique peut à son tour être objet de critique (Daunay 2007b : 160).
3. Le rôle du concept pour l’apprentissage et le développement
La réflexion sur l’introduction de la narratologie à l’école a déjà été documentée, mais nous souhaitons insister sur le rôle de cet apprentissage pour le développement de l’élève, afin d’en estimer le coût s’il devait être abandonné. Notre réflexion sur les rapports entre apprentissage et développement est redevable à la thèse du psychologue L. S. Vygotskij qui soutient que, contrairement à la maturation des instincts et des tendances innées, la force motrice qui provoque le processus du développement psychique
Est située non pas au-dedans de l'adolescent, mais au-dehors et en ce sens les tâches que le milieu social propose à l'adolescent en développement et qui sont liées à son insertion dans la vie culturelle, professionnelle et sociale des adultes sont véritablement un élément fonctionnel d'une extrême importance, qui indique une nouvelle fois la détermination réciproque, la liaison organique et l'unité interne du contenu et de la forme dans le développement de la pensée. (1934 / 1997 : 208)
Vygotskij mentionne «un fait depuis longtemps établi par l'observation scientifique» et qui nous semble capital pour une réflexion didactique :
Là où le milieu ne suscite pas les tâches voulues, ne présente pas d'exigences nouvelles, n'encourage pas ni ne stimule à l'aide de buts nouveaux le développement intellectuel, la pensée de l'adolescent ne cultive pas toutes les possibilités qu'elle recèle réellement, n'accède pas à ses formes supérieures ou y parvient avec un très grand retard. (1934 / 1997 : 208)
L’enjeu est considérable : il s’agit tout simplement de réfléchir aux potentialités des objets enseignés, des activités, des dispositifs en termes d’accès à des formes supérieures de pensée – et bien sûr la narratologie n’échappe pas à la règle. Ainsi, le raisonnement de Vygotskij le conduit à défendre la nécessité de ne pas laisser le développement de l’enfant uniquement à sa propre logique, car elle ne se transformera alors jamais en développement culturel (1931/2014 : 500) :
L'apprentissage n'est valable que s'il devance le développement. Il suscite alors, fait naître toute une série de fonctions qui se trouvent au stade de la maturation, qui sont dans la zone prochaine de développement. C'est là le rôle capital que joue l'apprentissage dans le développement [...]. L'apprentissage serait parfaitement inutile s'il ne pouvait utiliser que ce qui est déjà venu à maturité dans le développement, s'il n'était pas lui-même la source du développement, la source du nouveau. (1934/1997 : 358)
C’est ce qui explique que la zone de développement potentiel15 soit un facteur essentiel des processus à l’œuvre au sein des systèmes didactiques, et la narratologie peut jouer, par son outillage conceptuel, un rôle moteur dans le fonctionnement de cette zone de développement potentiel. Le processus de conceptualisation se réalisant au cours d’un programme d’apprentissage contribue en effet de manière fondamentale au développement psychique. Voici, en quelques mots, le raisonnement de Vygotskij : partant d’observations empiriques, il constate d’abord qu’à un premier stade l’enfant confond la liaison entre ses propres impressions avec une liaison entre les choses (1934/1997 : 211); ces concepts dits syncrétiques sont suivis d’une deuxième étape qu’il nomme «pensée par complexes» dont les généralisations réunissent les objets ou les choses «non plus sur la base des seules liaisons subjectives», mais sur «une liaison concrète et de fait entre les différents éléments qui [les] composent» (1934/1997 : 216); la liaison, et c’est important pour la suite de notre propos, est alors essentiellement empirique. Vygotskij explique que c’est comme si l’enfant pensait par noms de famille. Comme le nom propre «Pétrov» rassemble les divers membres d’une même famille, la pensée par complexes réunit des objets singuliers par leurs aspects concrets. Il ajoute que c’est un progrès incontestable, mais ce n’est pas encore véritablement la pensée conceptuelle proprement dite – tant réunir des personnes par leur nom de famille ne nécessite aucunement une connaissance exacte du concept même de «famille».
Il est crucial de comprendre que le concept n’est pas seulement un savoir verbal, mais qu’il est dans un rapport essentiel avec la réalité expérimentée (1934/1997 : 190). Il s’inscrit également dans un processus vivant, c’est-à-dire qu’il contribue à la communication, à la manifestation du sens, aux résolutions de problèmes et qu’il est évolutif (1934/1997 : 192). Ce n’est donc pas seulement un rapport à la réalité, mais un rapport problématisé à la réalité et dès lors le concept n’est pas envisagé dans sa substance, mais dans sa fonction : il se trouve nécessaire quand le rapport au monde pose problème, et doit être pensé; ce problème peut alors être surmonté grâce à la formation des concepts (195). Il est d’ailleurs notable dans les observations de leçon que, souvent, l’intérêt ou le désintérêt manifesté par les élèves est lié au sens qu’ils peuvent donner aux concepts, c’est-à-dire à l’aide que ces derniers leur apportent potentiellement dans la résolution des problèmes qui leur sont posés : «Le concept apparaît lorsqu'une série de traits distinctifs qui ont été abstraits est soumise à une nouvelle synthèse et que la synthèse abstraite ainsi obtenue devient la forme fondamentale de la pensée, permettant à l'enfant de saisir la réalité qui l'environne et de lui donner un sens» (258). Si ce rapport n’existe pas ou est trop distendu, le fonctionnement de la pensée est interrompu et entraine un décrochage, avec les conséquences que l’on connait.
Ajoutons que le caractère évolutif du concept apparait d’autant plus fondamental qu’il signifie des degrés d’accès à la conceptualisation dans l’apprentissage pour l’apprenant, mais aussi des degrés à prendre en compte par l’enseignant·e. Le problème ne réside pas uniquement dans le degré d’abstraction du concept lui-même, mais aussi dans l’étendue du système auquel il donne accès et c’est pourquoi sa compréhension et son acquisition, en milieu scolaire du moins, dépendent pour partie de l’explicitation des propriétés du concept, telles qu’organisées à travers le temps de l’enseignement et de l’apprentissage, et pour partie des conditions données à l’élève pour lui permettre de lier le concept à des objets situés à l’extérieur de lui-même (autrement dit, des propriétés du milieu didactique qui, à travers des tâches structurées en dispositifs, médient l’élaboration d’un rapport entre les actions de l’élève, le concept à apprendre, et les problèmes auxquels le concept donne accès et contribue à résoudre). Si l’on se fixe pour objectif de conduire un élève à un point x, ce qui importe, c’est de comprendre les étapes qui manquent, les sauts trop importants qui l’empêchent d’y parvenir, en d’autres termes les concepts manquants et les liaisons manquantes entre les concepts dans le système des concepts d’une part, et les liaisons entre les concepts et les problèmes concrets qui sont à résoudre d’autre part. Et il est donc nécessaire, pour que fonctionne la zone de développement potentiel, que dans une interaction didactique l’un des acteurs ait non seulement une connaissance plus vaste du système conceptuel que l’autre, mais aussi, une connaissance des conditions permettant l’apprentissage de ce système.
Toutefois, enseignant·e·s et apprenant·e·s peuvent tout à fait utiliser les mêmes mots, sans pour autant les insérer dans les mêmes systèmes conceptuels, et c’est ici qu’intervient ce que Vygotskij appelle des pseudo-concepts. Il note que dans ce cas la généralisation exprimée par l’apprenant·e rappelle par son apparence celle du concept que l'enseignant·e utilise, mais qu’elle demeure d’une nature psychique différente. Il s’agit
D'une réunion sous forme de complexe d'une série d'objets concrets, qui phénotypiquement, c'est-à-dire par son apparence extérieure, par l'ensemble de ses particularités externes, coïncide parfaitement avec le concept, mais qui par sa nature génétique, par les conditions de son apparition et de son développement, par les liaisons causales-dynamiques qui en sont la base, n'est nullement un concept. Extérieurement, c'est un concept, intérieurement, c'est un complexe. C'est pourquoi nous l'appelons pseudo-concept. (225)
Ce phénomène joue bien sûr un rôle décisif dans les malentendus cognitifs fréquemment observés par les recherches en didactique, puisque dans un cours, l’élève passe en alternance d’une pensée par complexes à une pensée par concepts en fonction de sa progression, de sa place dans les degrés scolaires ou dans les filières, et de la nature des tâches qui lui sont proposées. Nous insistons sur le fait que cette alternance entre pensée par complexes et pensée par concepts traduit des rapports fondamentalement différents à la réalité.
Pour mieux comprendre cet enjeu, ce raisonnement doit être complété par une autre distinction éclairante pour l’analyse du phénomène de l’abstraction conceptuelle, et qui apparait par ailleurs utile à la description des fonctions éventuelles de la narratologie dans un système didactique. Dans le chapitre 6 de Pensée et langage, Vygotskij différencie les concepts qu’il qualifie de quotidiens «spontanés» et ceux qu’il qualifie de scientifiques16. Pour expliciter son propos, il donne l’exemple du nœud : nouer de manière consciente ne signifie pas pour autant prendre conscience de l’action de nouer «parce que [l’] attention [est] dirigée sur l’acte même de nouer et non sur la manière dont[il est accompli]» (1934/1997 : 316). La prise de conscience consiste donc à ce que l’activité même de la conscience, qui «représente toujours un certain fragment de réalité», devienne objet pour prendre place dans une «généralisation des processus psychiques qui conduit à leur maîtrise» (317). Vygotskij précise ainsi que ce sont les concepts scientifiques qui «ouvrent la porte à la prise de conscience» (317)17. C’est la connaissance des opérations psychiques qui permet donc de les maitriser, les réitérer pour la résolution de problèmes posés par de nouvelles activités analogues ou différentes. La différence avec le concept quotidien est primordiale :
[L’enfant] sait ce qu’est un frère, mais il doit gravir dans le développement de cette connaissance de nombreux échelons avant d’apprendre à définir ce mot, si jamais l’occasion s’en présente. Le développement du concept de «frère» n’a pas eu pour point de départ une explication du maître ni une formulation scientifique du concept. En revanche il est saturé de la riche expérience personnelle de l’enfant. (1934/1997 : 292)
Cette dernière phrase sur la saturation par l’expérience contribue de manière passionnante à la compréhension de l’apprentissage tel qu’on peut l’observer dans les classes. En effet, Vygotskij considère que les deux types de conceptualisation sont antagonistes, n’obéissent pas à la même logique, suivent une voie opposée et «c’est là [d’ailleurs] le point cardinal de [son] hypothèse». Leur nature différente tient au fait «que l'élément principal dans [le] développement des concepts scientifiques est la définition verbale initiale, qui dans les conditions d'un système organisé descend jusqu'au concret, jusqu'au phénomène, alors que la tendance des concepts quotidiens est de se développer en dehors d'un système déterminé et de s'élever, d'aller vers les généralisations» (274). Vygotskij précise alors :
La faiblesse des concepts quotidiens se manifeste […] par une incapacité à l'abstraction, une inaptitude au maniement volontaire; ce qui domine dans ces conditions, c'est leur utilisation incorrecte. La faiblesse du concept scientifique, c'est son verbalisme, qui constitue le principal danger pour son développement, c'est son insuffisante saturation en concret; sa force est dans la capacité qu'a l'enfant d'utiliser volontairement sa disponibilité à l'action. (1934 /1997 : 275)
En d’autres termes, concrètement, si l’enseignant·e se cantonne dans une activité qui ne requiert que des concepts quotidiens, il n’y a pas de développement possible, mais si à l’inverse l’enseignement se focalise sur des concepts scientifiques abstraits, un autre risque est encouru :
L'enseignement direct de concepts s'avère toujours pratiquement impossible et pédagogiquement sans profit. Le maître qui tente de suivre cette voie n'obtient habituellement rien d'autre qu'une vaine assimilation des mots, un pur verbalisme, simulant et imitant chez l'enfant l'existence des concepts correspondants, mais masquant en réalité le vide. L'enfant assimile alors non pas des concepts, mais des mots, il acquiert par la mémoire plus que par la pensée et s'avère impuissant dès qu'il s'agit de tenter d'employer à bon escient la connaissance assimilée. Au fond, cette façon d'enseigner les concepts est précisément le défaut fondamental de la méthode d'enseignement […] purement scolastique, purement verbale, qui substitue à la maîtrise d'une connaissance vivante l'assimilation de schémas verbaux vides et morts. (1934 / 1997 : 277)
Même si l’on relève qu’ici Vygotskij parle d’enfants, sa remarque reste juste pour le secondaire, mais à des degrés différents. Le risque de verbalisme est bien sûr possible avec l’enseignement de la narratologie, surtout s’il se fait pour lui-même, indépendamment de son usage instrumental pour analyser des œuvres, en d’autres termes s’il demeure insuffisamment saturé de concret – cette insuffisance étant évidemment relative aux degrés et aux filières. C’est dans la mesure où la narratologie est un moyen au service d’une fin qu’elle a une chance de trouver du sens aux yeux des élèves, et ceci, en particulier, parce qu’elle contribue efficacement à réussir des exercices, comme nous l’avons déjà mentionné.
Les données recueillies dans les classes (on le verra un peu plus bas) attestent de l’importance du rapport au concret. Or, pour Vygotskij, la période de l’adolescence marque le moment d’une «profonde discordance entre la formation du concept et sa définition verbale» (1934/1997 : 260); et ce dissensus entre le concept et sa prise de conscience génère une complication notable dans l’acquisition des apprentissages : «L’adolescent forme un concept, l’emploie correctement dans une situation concrète, mais, dès qu’il s’agit de définir verbalement ce concept, sa pensée se heurte alors aussitôt à d’extrêmes difficultés et la définition qu’il en donne est beaucoup plus étroite que l’emploi vivant qu’il en fait» (1934/1997 : 260). Ce faisant, l’adolescent expérimente la complexité de définir un concept en se détachant de la situation concrète à partir de laquelle il a été élaboré : pour expliquer le concept
Il se met à énumérer les différents objets concrets que ce concept englobe dans la situation donnée. Ainsi, l'adolescent utilise le mot comme un concept, mais le définit comme un complexe. Cette forme qui hésite entre la pensée par complexes et la pensée par concepts est extrêmement caractéristique de la pensée à cette époque de transition. Mais la difficulté majeure, que l'adolescent ne surmonte habituellement qu'au terme même de cet âge de transition, est le transfert ultérieur du sens ou de la signification d'un concept élaboré à des situations concrètes nouvelles qu'il pense elles-mêmes en termes abstraits. La voie de l'abstrait au concret s'avère ici non moins ardue que ne l'était en son temps la voie ascendante du concret à l'abstrait. (1934 / 1997 : 262)
Pour insérer le concept dans un système de concepts, l’adolescent doit peu à peu se familiariser avec une généralisation de deuxième ordre, le premier ordre étant celui de la pensée par complexes. L’âge de transition qui correspond de nos jours grosso modo à l’enseignement secondaire suggère donc que les enseignements tiennent compte de ce double mouvement du concret et de l’abstrait. Face à un texte, l’élève peut très bien en rester à une forme de pensée par complexes, par exemple au niveau du déchiffrage de ce que le texte dit éventuellement du monde et de ce qu’il est capable de mettre en lien avec son expérience de ce monde, ou encore, dans une perspective plus narratologique, au niveau du repérage des points de vue explicites ou implicites qui orientent la production des discours qu’il lit. Cependant, seul un autre degré de conceptualisation lui permettra de prendre conscience des moyens par lesquels le texte a un effet sur lui. De la sorte, on comprend mieux le rôle décisif que peut jouer un ensemble conceptuel comme celui de la narratologie. L’élève, avec ces concepts, pose un regard tout à fait différent sur le texte : il n’est plus «spontané», mais analytique. On peut donc avancer que c’est ce rapport complexe, ce va-et-vient entre étude immanente qui porte l’accent sur le fonctionnement d’un texte et étude référentielle qui traite du rapport au monde qui est formateur et joue pleinement son rôle pour un développement psychique potentiel. Comment soutenir que cette capacité nuirait au plaisir du texte ? Il s’agit de deux postures différentes, également susceptibles d’être plaisantes, et d’ailleurs les lecteurs experts prouvent qu’ils sont capables de passer facilement de l’une à l’autre, avec ce bénéfice que l’attitude conceptuelle critique est susceptible de contribuer à une prise de conscience des manipulations que peuvent générer les effets puissants des procédés d’immersion.
Prenons un exemple qui renvoie à dessein à l’une des tendances les plus marquées du formalisme narratologique selon Todorov : la théorie du conte de Propp. Elle s’est diffusée en particulier sous la forme du schéma quinaire théorisé par Larivaille (1974). Son usage dans les classes relève indéniablement de la transposition didactique d’une recherche formaliste, en tant qu’elle a donné lieu à la production de concepts dont il a pu être estimé qu’ils demeuraient valides pour décrire des fonctionnements textuels observables dans d’autres genres que le conte russophone. Du point de vue de l’apprentissage, moyennant une transposition didactique, le processus mental requis par le schéma quinaire demande à l’élève de se placer dans une posture réflexive et critique. Cette posture fait partie de la diversité des rapports aux textes, de même qu’une diversité du rapport à la langue se pratique par la grammaire et par de nombreuses activités d’écriture. L’analogie avec la grammaire nous est d’ailleurs suggérée par Vygotskij quand il explique que l’enfant conjugue quotidiennement, sans savoir qu’il le fait, et ce n’est que par le passage au plan volontaire, conscient, intentionnel programmé par l’école que le développement intellectuel devient possible (1934/1997: 344). Pour illustrer ce point, on peut évoquer cette situation didactique:
Imaginons [écrit Daunay] un dialogue en CM2 (que j’emprunte en fait à B. Lahire) : «Dans la phrase Le train est grand, qu’est-ce que grand ? – C’est le train». Dans la réponse de l’élève, c’est bien une subjectivité qui s’exprime, qui dit un rapport au langage… Si les effets de cette subjectivité sont scolairement rejetés comme une erreur, c’est à juste titre, parce qu’ils signalent un rapport non distancié, non scolaire (non scriptural-scolaire, pour employer les mots de B. Lahire) à la langue. (2007a : 48)
L’aspect marquant de cet exemple réside dans le fait que l’élève pense avant tout au référent, il est saturé par son expérience, alors qu’on lui demande de s’en détacher pour accéder à un stade de conceptualisation grammaticale, c’est-à-dire de manifester un intérêt pour le fonctionnement de la langue. Si sa réponse n’est pas acceptée, et qu’elle rompt le contrat didactique sous-jacent, c’est en fonction d’un but didactique qui consiste à enseigner un métalangage lui permettant d’avoir un rapport conceptuel à la langue. Dans un autre contexte, celui d’une explication de texte, la réponse sur la dimension du train pourrait être pertinente. La discipline enseignée par la diversité de ses catégories offre précisément une pluralité de rapports à la langue et au texte, et c’est là sa richesse. De la même façon, l’élève par la médiation de la narratologie adopte une posture conceptuelle abstraite : il n’éprouve plus seulement le fait d’être captivé par une lecture, car les tâches préparées par l’enseignant·e lui permettent d’acquérir et de s’approprier un système conceptuel susceptible de l’aider à prendre conscience des raisons pour lesquelles il est captivé, de les verbaliser, par exemple grâce au concept de tension narrative – la tension suggérant une dynamique de mise en intrigue qui joue sur les attentes du destinataire, suscitant son intérêt, et qui peut prendre la forme de la curiosité, du suspens, etc. (Baroni 2007).
4. Concepts et affects
Il nous reste à développer un élément essentiel qui est demeuré jusqu’à présent en filigrane : le concept doit être aussi pensé dans son lien avec les affects18. Concepts quotidiens et concepts scientifiques sont étroitement liés à des façons différentes d’expérimenter des émotions provoquées par la lecture et l’étude d’une œuvre et Vygotskij nous invite à prendre en considération le fait que l’émotion produite parune œuvre engage une action spécifique de connaissance, car elle façonne un matériau qui a été pris dans la vie, mais qui a été transformé (1925/2005 : 78).
Même le sentiment le plus authentique n'est pas en soi capable de créer de l'art. […] La perception même de l’art requiert de la création, parce que pour percevoir l'art il ne suffit pas tout bonnement d'éprouver en toute sincérité le sentiment qui s'est emparé de l'auteur, il ne suffit pas de s'y reconnaître aussi dans la structure de l'œuvre elle-même, il faut encore surmonter de manière créatrice son propre sentiment, trouver sa catharsis, et seulement alors l'action de l'art s'exercera dans sa plénitude. (1925/2005 : 345)
Or, dans le contexte de l’enseignement, cette manière créatrice de surmonter son propre sentiment se pratique régulièrement avec l’exercice de l’explication de texte. Dans ce type d’activité, on attend que l’élève soit capable d’exprimer des émotions, mais qu’en outre sa verbalisation répond aux normes de la disciplination. La classe devient ainsi le lieu où l’on régule selon des modalités codées l’expression des émotions.
Voici un très bref exemple de transcription d’une leçon effectuée dans une classe de 3e de collège19 qui comporte l’usage d’un concept narratologique courant, celui de narrateur20. L’enseignante a proposé à ses élèves l’étude de deux textes de témoins de la Première Guerre mondiale21 :
Ens : donc le narrateur / lui / il réagit comment face à ce qu’il voit
El : il est étonné parce qu’on peut penser que si des gens meurent à côté de nous / on sera choqués / traumatisés / […] alors que même si des amis sont morts / [dans le texte] ils sont heureux /, mais après si on réfléchit vraiment à ça / on peut se dire que si on était dans la même situation / on serait aussi heureux parce que ça aurait pu être moi / alors que moi je suis vivant à côté / donc au début ça provoque l’étonnement /, mais après on prend conscience que peut-être on réagirait de la même manière.
Ens : oui /, mais c’est vrai que ce qui est intéressant aussi c’est que le narrateur il a l’air de vraiment comprendre seulement autour de la ligne 135 / «je comprends trois points de suspension / si ces instants sont heureux malgré tout au sortir de l’enfer / c’est que justement ils s’en sortent / etc.22» / donc on a ici un narrateur qui intervient considérablement dans le récit pour un peu commenter ce qu’il vient de voir /
On peut relever ici dans la réaction de l’élève la manière dont s’effectue l’interprétation par la médiation du concept de narrateur introduit dans la tâche par la question de l’enseignante. La tentation personnalisante est nettement marquée, d’autant plus qu’elle est associée à l’identification («si on était dans la même situation »). Ce n’est donc pas la nature du foyer énonciatif qui est mise en évidence, mais la compréhension du texte par l’expérience personnelle. Se donne ici à voir une sorte de syncrétisme entre différentes approches du texte : à la fois un indice d’une pensée par complexes, mais aussi un indice d’une voie vers l’abstraction (mention de la prise de conscience). Mais la manière dont l’enseignante régule l’interaction est tout aussi significative. Elle valide de manière très succincte la dimension référentielle (oui) pour revenir aussitôt au concept narratologique. Fidèle à la méthode de l’explication de texte, elle mentionne de manière précise l’occurrence (ligne 135), la commente en soulignant l’emploi de la ponctuation (trois points de suspension), pour ouvrir sur une remarque plus générale d’interprétation.
On voit ici ce qui est sous-jacent à la démarche de l’enseignante : elle met en place les conditions permettant aux élèves d’expérimenter le mouvement vers le concret, et le mouvement vers l’abstrait. Ainsi par cet exercice, les élèves sont invités à dépasser un premier état de l’affect pour accéder à un affect médié par un processus simultané de disciplination. Cela leur permet par la suite (les transcriptions le montrent) de comparer la manière dont deux témoins de la guerre relatent leur expérience, et dont le travail formel d’écriture (qui peut être en partie analysé grâce à la narratologie) joue sur la qualité d’authenticité de leurs témoignages respectifs23 :
El : il y a des moments où c’est / il y a des dialogues / un moment où c’est écrit comme un roman
Ens : oui
El : avec la littérature qui va avec / les tournures de phrase
Ens : oui ça c’est vraiment une bonne observation / effectivement dans les dialogues / on est plus dans une optique / essayer de rendre les choses comme elles se sont passées / et puis typiquement dans les descriptions là on retrouve des éléments plus typiques du roman / du romanesque / etc. / donc ça implique quoi / l’utilisation de quoi / comme style
El : quelles figures de style
Ens : oui par exemple quelles figures de style / de certains effets / etc.
Signe de la manière dont la classe entre dans une conceptualisation complexe, celle-ci apparait lorsque les élèves débattent et comparent leurs préférences pour le texte de Lintier ou pour celui de Barbusse24 :
El : [Dans le texte de Barbusse] tout est construit pour nous montrer que c’est vraiment horrible / par rapport à l’autre texte [celui de Lintier] c’est beaucoup moins vrai / aussi les morts comme ils sont décrits / déjà je ne suis pas sûr que quand tu es sur un champ de bataille / tu passes autant de temps à observer comment les gens sont morts / et puis ils sont dans des positions qui ne font pas très réalistes [T_Coll III_l. 3779-3783]
Le texte de Barbusse est abordé sous l’angle de sa construction, c’est-à-dire non pas comme un donné, mais par son intention énonciative qui oriente la signification du texte, ce qui permet de poser la question de la véracité, capitale pour la compréhension du genre des textes de témoignage. La réponse est encore approfondie :
El : il y en a un qui était coupé en deux / et une partie du corps qui était en quelque sorte debout / il me semble / ça ne fait pas très réaliste [T_Coll III_l. 3788-3793]
Cependant, un autre élève argumente en sens opposé :
El : je pense qu’il n’y a rien de plus réel que comment c’est retranscrit / ça ressemblait plus ou moins à ça
L’enseignant profite alors du débat pour proposer une synthèse qui contribue à la formation générale des élèves en cours de français :
Ens : la valeur de témoignage de ce texte / je conçois totalement que certains d’entre vous le reçoivent comme quelque chose d’hyperréaliste et d’autres comme quelque chose/ on va dire de totalement exagéré / maintenant du point de vue littéraire / […] on peut dire qu’il y a un certain nombre de procédés qui sont utilisés et qui suscitent des images en nous / ces procédés ce sont les comparaisons / ce sont les procédés d’exagération / des termes comme extraordinairement / avec des termes qui relèvent de l’hyperbole qu’on retrouve à la fin du texte aussi / donc ça au niveau littéraire […] / après est-ce que ça correspond à une réalité ? / ce serait plutôt un autre travail à effectuer.
De même que cet extrait d’interaction fait apparaitre la mise à profit, en classe, de concepts variés (valeur de témoignage, hyperréalisme, divers procédés littéraires), il est permis de considérer par extension que, dans une analyse de texte, ce n’est pas de la surprise face à l’horreur de la guerre qui est ressentie, mais de la surprise face à cette horreur décrite de façon plus ou moins réaliste, ce n’est pas de la tristesse qui est éprouvée, mais de la tristesse lyrique, non pas du courage, mais du courage épique, non pas de la pitié, mais de la pitié tragique, non pas un état d’attente anxieux, mais un état d’attente anxieux narrativisé, etc. Dans cette optique, l’exercice d’explication de texte peut être considéré comme un instrument psychologique qui offre la capacité de verbaliser la pensée émotionnelle inhérente à la spécificité esthétique de l’œuvre, telle qu’elle est étudiée dans un contexte institutionnel donné. Vygotskij précise que son plein potentiel en termes de développement intellectuel tient à un double facteur : non seulement laisser l’œuvre produire son émotion, mais encore en prendre conscience, sinon l’émotion risque de rester confuse et incompréhensible. Son interprétation, dont l’une des formes les plus élaborées se manifeste précisément dans les diverses pratiques de l’herméneutique, doit permettre d’éviter ses effets potentiellement perturbants, voire dommageables (1925/2005, p. 354). C’est alors que Vygotskij peut parler d’émotions devenues intelligentes, émotions qui «au lieu de se manifester sous la forme de poings serrés ou de tremblements […] se résolvent principalement dans les images de l’imagination» (1925/2005: 293).
Les observations de leçons montrent que l’enseignant·e guide les élèves, conscientise méthodiquement leur activité, et oriente leur attention vers des dimensions abstraites de leur expérience de lecture, ce qui du point de vue du développement revêt un aspect fondamental. Identifier un procédé n’est pas seulement utile en soi comme critère de réussite de l’exercice, mais il conduit l’élève à une prise de distance avec l’émotion première, et il peut alors expérimenter le fait que la conceptualisation ouvre la possibilité de s’en rendre maitre, de l’étoffer et de l’affiner, et de communiquer pour la partager. Loin de réduire, compromettre, gâcher la réception de l’art, la conceptualisation y contribue donc de manière décisive, et elle s’apprend dans notre société pour une part essentielle à l’école par une systématisation disciplinaire qui se forme cours après cours. L’apprentissage des émotions esthétiques se fait donc de manière collective ou, plus précisément, la manière d’apprendre à vivre subjectivement une émotion dépend fondamentalement d’une interaction collective. Il est ainsi possible dans des conditions très précises, à l’intérieur d’un espace bien spécifique, protégé institutionnellement, celui de la classe, d’expérimenter les émotions et les passions sans s’exposer aux sanctions immédiates que pourraient entrainer ces émotions et ces passions dans la réalité. C’est possible parce qu’elles sont transformées grâce à une double médiation : celle de l’art et celle de la culture didactique.
5. Les concepts, les méthodes et les outils
Dans un article intitulé Défense et illustration de "l’honnête homme". Les hommes de Lettres contre la sociologie, Sapiro (2004) analyse le conflit qui s’est ouvert, à la fin du XIXe siècle, entre le champ littéraire et le champ académique. La polémique visait surtout la sociologie (Durkheim), mais aussi son application par Lanson à l’histoire littéraire. Sapiro observe que
Dans le champ littéraire, l’argumentation contre le scientisme prend appui sur une triple antinomie qui condense trois séries d’oppositions : entre créateur et professeur (auctor/lector, invention/répétition, intuition/raison, don/application, génie/habileté, élégance/pédantisme, l’inné/l’acquis); entre homme de lettres et savant (humanités/sciences, culture générale/spécialisation, «idées générales»/positivisme, spiritualisme/matérialisme, désintéressement/utilitarisme); et, enfin, entre «héritiers» et «boursiers» […]. Les arguments pour la défense des humanités, contre les sciences, recoupent très largement ceux qui valorisent le génie de l’écrivain, l’universalité de l’homme de lettres contre le pédantisme du professeur, la spécialisation du savant coupé du réel. (2004 : 16)
Elle ajoute que ces systèmes de classification fonctionnent comme
Des opérateurs axiologiques, sortes de catégories éthiques de l’entendement scolastique qui confèrent aux systèmes d’opposition culturelle leur «sens», dans la double acception de signification et d’orientation dans l’espace, en l’occurrence, le haut et le bas, c’est-à-dire le digne et l’indigne. L’efficacité sociale de ces opérateurs tient aussi […] dans leur capacité à réaliser l’unification symbolique de systèmes de classement ou de types de hiérarchies hétérogènes, dans l’ordre des valeurs et dans l’ordre institutionnel. Il n’est donc pas étonnant qu’ils soient un enjeu majeur des luttes symboliques dans les moments de transformation sociale. (2004 : 21)
Dans cette perspective historique, les diverses critiques formulées à l’encontre de la narratologie scolaire ont un air de déjà-vu. À tout le moins ne renouvellent-elles pas particulièrement les opérateurs axiologiques dont Sapiro décrit l’activation, par des hommes de lettres d’un autre temps, contre les sciences sociales naissantes.
Ce qui a changé pourrait être recherché, en revanche, dans certains éléments qui servent de décor à l’adaptation contemporaine de la tragicomédie, devenue classique, du digne et de l’indigne. Entre les tirades de Péguy qui défend, en 1906 déjà, la probité de l’homme contre les instruments et les méthodes issues des disciplines de l’histoire et de la sociologie, et les accusations portées contre la narratologie scolaire lors d’un procès imaginaire plus récent (où la verve dramatique et la connivence des plaidoyers compensent mal l’absence de preuves, et surtout de victimes), la structuration du champ académique et l’orientation des approches didactiques des textes réputés littéraires ont en effet évolué. Côté cour : des représentants de la recherche littéraire francophone, qui a entretemps su répondre de façon remarquable à l’injonction académique de scientificité par la formalisation de systèmes conceptuels rigoureux, cèdent à la fétichisation de la Théorie en déplorant qu’elle puisse être transposée en méthodes et en techniques dites desséchantes (Compagnon 1998 : 10). Côté jardin : certains travaux se réclamant de la didactique de la littérature prennent à contre-pied le processus de dénaturalisation des objets d’enseignement (Chevallard 1991 : 17), tout coextensif de la scientifisation de la didactique du français qu’il soit, et bien que l’on ne cesse de rappeler son importance à l’endroit du littéraire (Reuter 1995; Daunay 2007b; Vuillet 2017). Ne pourrait-on pas soutenir que nous sommes dès lors très proches d’une démarche tendant à minimiser le rôle des disciplines et de leurs médiations? Dans l’histoire des idées sur l’éducation, deux traditions de pensée peuvent en effet être distinguées, avec des nuances certes importantes, mais malgré tout cohérentes : l’une, naturaliste, cherche à protéger la nature de l’enfant contre les atteintes de l’institution (Rousseau, Tolstoï, l’éducation nouvelle, etc.); l’autre, dénaturalisante, constructiviste, historico-culturelle (Vygotskij, l’interactionnisme socio-discursif, etc.25), conduit à concevoir d’une façon significativement différente l’expérience de la subjectivité dans un milieu didactique26. Or, dans le courant important de la didactique de littérature de ces vingt dernières années, celui du «sujet lecteur», la revendication d’un accès à la sensibilité ou à l'implication émotionnelle de ce «sujet» somme tout abstrait se concrétise, logiquement, par une minimisation, voire par un refoulement des conditions propres au fonctionnement des systèmes didactiques – qu’il s’agisse de celles issues de la discipline «français», ou de celles plus génériquement liées aux contextes institutionnels des activités. C’est donc par des voies différentes, mais entre lesquelles des chemins de traverse existent, qu’un ensemble hétérogène de spécialistes de la littérature parvient au même point de vue : celui qui consiste à dévaloriser les déclinaisons scolaires d’appareillages conceptuels (parmi lesquels la narratologie). Cependant, même si la robustesse de l’outillage conceptuel observé dans les classes demeure toujours questionnable, force est de constater que les enseignant·e·s l’utilisent avec l’intention de servir l’apprentissage et de contribuer potentiellement au développement des élèves – potentiellement puisque les élèves peuvent bien sûr, pour de multiples raisons, ne pas entrer dans la conceptualisation enseignée.
Telle que nous avons tenté d’en donner un aperçu dans cet article, et comme les journées d’études organisées par le groupe DiNarr en juillet de cette année en ont fourni un exemple, la rencontre des approches didactiques de la littérature et de la narratologie offre l’occasion d’interroger scientifiquement les rapports entre des théories (ici : didactiques ou textuelles), des techniques (en l’occurrence : relatives à l’enseignement ou aux procédés narratifs) et des pratiques (dans notre cas : scolaires ou savantes). À elles seules, ces trois composantes et leurs déclinaisons rendent pertinente la mention d’une réflexion développée par Habermas dans un texte datant de 1966, Progrès technique et monde vécu social – mais il se trouve, de surcroit, que les deux ensembles de reproches adressés à la narratologie scolaire y sont comme invalidés par avance. Pour Habermas :
Les informations strictement scientifiques […] ne peuvent pénétrer dans le monde vécu social que par le biais de leur mise en valeur technique, c’est-à-dire en tant que savoir technologique : et là elles servent à développer notre pouvoir de disposer techniquement des choses. [….] . Elles ne se situent donc pas sur le même plan que la conception que les groupes sociaux se font d’eux-mêmes et qui oriente leurs actions […]. (2015 : 78)
Dans cette perspective, les techniques, les méthodes et les outils transposés et stabilisés au sein de la narratologie scolaire apparaissent comme un moyen tout indiqué pour favoriser la pénétration, dans le «monde vécu social», des élaborations plus strictement scientifiques des théories narratives, et ce, en vue d’augmenter le pouvoir de chacun·e à disposer techniquement ou méthodiquement des procédés narratifs. Et nous avons pour notre part voulu illustrer qu’avec cet outillage ce ne sont pas seulement les conceptions que les élèves se font des textes, mais aussi celles qu’ils se font leurs propres émotions qui peuvent s’en trouver étoffées, reconfigurées, rapprochées des produits culturels de notre sociohistoire.
Ce développement appelle à notre sens deux compléments. D’une part, il doit être tenu pour réducteur de considérer que la technique, la méthode et l’outil descendraient uniquement de la science comme semble le penser Habermas (2015 : 87) : c’est omettre qu’ils peuvent procéder conjointement, dans un mouvement cette fois ascendant, de la pratique elle-même – ce que démontre nettement le cas des sciences de l’éducation qui se sont justement scientificisées et disciplinarisées à partir de pratiques préexistantes (Hofstetter & Schneuwly, 2014). D’autre part, il convient de noter que l’affiliation de contenus de savoir aux catégories respectives de la praxéologie ou du modèle référable/référé à une théorie relève inévitablement d’«un classement de type culturel, ou plus précisément, de type institutionnel» (Johsua 1994 : 103). Autrement dit : les paramètres spécifiques d’un contexte institutionnel, en tant qu’ils orientent les manières de penser, de dire et d’agir de ses représentants, contribuent en large part à la catégorisation de contenus de savoirs comme relevant de savoirs pratiques, ou de modèles référables/référés à une théorie – ce dont on peut se convaincre en songeant au fait que l’élaboration de théories constitue, elle-même, une pratique parmi d’autres. Moyennant ces compléments, il nous semble que la réflexion introduite par Habermas aide à décrire comment les approches didactiques de la littérature et la narratologie peuvent, ensemble, renforcer le cercle vertueux entre théorie textuelle et enseignement qu’avec Baroni (2020 : § 18) nous appelons de nos vœux. Approcher scientifiquement les processus de transposition didactique des techniques narratologiques au sein des pratiques d’enseignement et d’apprentissage répond, en effet, à l’invitation d’Habermas de «[reprendre la] technique au sein du monde vécu de la pratique» (2015 : 87). De la sorte, plusieurs écueils peuvent être évités, parmi lesquels :
- - Celui de la (re)production et de la diffusion d’un «rapport rituel-fétichiste à des œuvres moribondes» (Chevallard, 1997, § 9) tout d’abord. À ce propos, soulignons le fait que si ces «œuvres» peuvent relever de textes ou de systèmes théoriques, cette différence n’empêche pas que leur transposition puisse soulever des problèmes analogues. L’essentialisation des normes et des valeurs qui président, sur un plan axiologique, à la réputation littéraire de (corpus de) textes peut être mise en correspondance avec ce qui, sur un plan cette fois scientifique, prend la forme d’une conception applicationniste des rapports entre théories du texte, concepts, techniques et pratiques d’enseignement.
- - Corrélativement, approcher scientifiquement les processus de transposition didactique des techniques narratologiques au sein des pratiques d’enseignement et d’apprentissage peut aider à éviter l’écueil de la dichotomie entre «science des objets» et «science des sujets» (Ligozat et al., 2014, p. 107) dont la didactique ne s’est pas (encore ?) systématiquement défaite. Notons ici que les deux termes de cette dichotomie peuvent fonctionner comme des analyseurs des critiques adressées à la narratologie scolaire : du côté de la science des objets, on situera les positionnements savants qui appliquent sans grande précaution, sur des contenus scolaires, des considérations théoriques issues d’un autre champ; du côté de la science des sujets, on situera cette fois les positionnements caractéristiques d’une éducation à la littérature qui, s’intéressant avec raison à la question de la subjectivité, préfère néanmoins les agencements notionnels vagues (sujet lecteur, bibliothèque intérieure, texte du lecteur, etc.) à la précision formelle de concepts.
Les concepts narratologiques et les concepts didactiques, de même que les méthodes et les outils qu’ils permettent d’affiner, aident à se départir de rapports plus ou moins spontanés où s’encourt toujours le risque de confondre l’objet que l’on souhaite décrire avec l’effet qu’il a sur nous. Dans cette perspective, que l’on soit chercheur·e en didactique ou en narratologie, enseignant·e de français ou élève, le concept, la méthode et l’outil font donc partie des moyens que nous avons à disposition pour nous déplacer à travers les dimensions personnelles, interpersonnelles, transpersonnelles et impersonnelles qui structurent l’ensemble des activités humaines (Clot 2008 : 180). Ainsi peut-on apprendre à contribuer, chacun·e à sa manière, ainsi qu’à la manière d’autrui, à leur histoire – à notre histoire.
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«Je comprends…
Si ces hommes sont heureux, malgré tout, au sortir de l’enfer, c’est que, justement, ils en sortent. Ils reviennent, ils sont sauvés. Une fois de plus, la mort, qui était là, les a épargnés» Barbusse ([1917] 2014 : 108).
Pour citer l'article
Bruno Védrines & Yann Vuillet, "La narratologie scolaire, objet de descriptions et de critiques", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/la-narratologie-scolaire-objet-de-descriptions-et-de-critiques
Voir également :
L'aventure scolaire de la narratologie
En 1974, l’éditorial du premier numéro de Pratiques (1974: 4) regrettait «l’ascientificité dans l’enseignement […] de la littérature»:
L’enseignement de la littérature passe par la méconnaissance de son objet et se réduit à être une transmission de valeurs morales et esthétiques de la classe dominante (les manuels imposent une lecture fondée sur la psychologie «abstraite» et sur la transparence des textes).
Il s’agissait donc, poursuivait l’éditorial, de «substitu[er] au bavardage esthético-psychologico-moral un enseignement réglé sur un ensemble de références théoriques». La liste de ces références théoriques (et leur ordre) donne la ligne de la nouvelle revue: «matérialisme historique, linguistique et sémiologie, psychanalyse, enfin logique dialectique qui permet de lier les différents apports». Le programme, on le voit, était vaste.
L'aventure scolaire de la narratologie
En 1974, l’éditorial du premier numéro de Pratiques (1974: 4) regrettait «l’ascientificité dans l’enseignement […] de la littérature»:
L’enseignement de la littérature passe par la méconnaissance de son objet et se réduit à être une transmission de valeurs morales et esthétiques de la classe dominante (les manuels imposent une lecture fondée sur la psychologie «abstraite» et sur la transparence des textes).
Il s’agissait donc, poursuivait l’éditorial, de «substitu[er] au bavardage esthético-psychologico-moral un enseignement réglé sur un ensemble de références théoriques». La liste de ces références théoriques (et leur ordre) donne la ligne de la nouvelle revue: «matérialisme historique, linguistique et sémiologie, psychanalyse, enfin logique dialectique qui permet de lier les différents apports». Le programme, on le voit, était vaste.
Près de 50 ans plus tard, l’enseignement de la littérature a en partie fait sa révolution: si le matérialisme historique et dialectique ou la psychanalyse restent des cadres théoriques sans doute peu explorés dans les cours, la linguistique et la sémiologie ont laissé des traces durables dans l’approche des textes, mais plus encore la narratologie, un champ neuf dans ces années 1970 et que l’éditorial de Pratiques n’identifiait pas encore comme un domaine autonome. En effet, comme le rappellent Baroni et Dufays (2020: 83), «ce néologisme a été introduit par Todorov en 1969 dans le but d’émanciper la jeune théorie du récit du champ des études littéraires». C’est cette aventure scolaire de la narratologie en France que je me propose ici d’analyser, depuis les années 1970 jusqu’à maintenant.
Après une rapide présentation méthodologique du corpus, je m’intéresserai tout d’abord à la manière dont la narratologie est devenue hégémonique dans les publications scolaires et didactiques des années 1990. Puis j’interrogerai le statut des savoirs narratologiques dans les textes institutionnels et les manuels, des années 1980 aux années 2020, avant de passer en revue les principaux outils narratologiques privilégiés par les manuels de méthode ainsi que les usages qui en sont faits.
Corpus et méthodologie
Pour cette petite histoire de la scolarisation1 de la narratologie, je ferai appel à plusieurs types de sources: outre les «Entretiens avec les acteurs de la scolarisation» (Dossier «Entretiens», Transpositio) je m’appuierai sur les textes institutionnels publiés depuis les années 1970, ainsi que sur plusieurs publications à destination des enseignants (revues de didactique, ouvrages pédagogiques). J’ai également constitué un corpus de 31 manuels de «méthodes» publiés entre 1984 et 2020. J’ai à la fois varié les éditeurs, pour pouvoir faire des comparaisons en synchronie, mais également constitué plusieurs séries de «collections»: je désigne ainsi (voir Denizot 2016) une succession en diachronie de manuels de même type (ici des manuels de méthode), chez un même éditeur, pris en charge par les mêmes coordinateurs et/ou par une équipe relativement stable d’une édition à l’autre. Cette notion de «collection» permet de suivre les évolutions dans le temps lors des refontes des manuels, même lorsque les collectifs d’auteurs changent en partie à chaque nouvelle version du manuel. C’est le cas en particulier chez Nathan, où certains auteurs assurent la transition d’une édition à l’autre et que je signale donc dans mon article sous cette dénomination de «collection» Nathan, pour les distinguer d’autres ouvrages de méthode parus chez ce même éditeur mais avec une équipe complètement différente2.
Les manuels «de méthode» correspondent à un type d’ouvrages scolaires apparus dans les années 1980 qui visent à exercer l’élève à la littérature. Pour ce faire, ils s’organisent autour des savoirs et des savoir-faire propres à la discipline. Ils remplacent ainsi les questionnaires guidant la lecture des textes par des «exercices», dont l’objectif est bien différent de celui des questionnaires: ces derniers sont liés à un texte particulier, alors que les exercices sont liés pour leur part à des notions, des savoirs, des savoir-faire, etc. Les manuels de méthode ont ainsi mis au point de nouveaux types d’exercices, ponctuels et centrés sur des micro-objectifs, et que je nomme (en reformulant Adam et Petitjean 1989) des exercices convergents – à distinguer donc des exercices divergents (commentaire, dissertation, etc.), visant différents objectifs et eux-mêmes susceptibles de générer des exercices convergents (Denizot 2015). Les exercices convergents, anciens en ce qui concerne le travail sur la langue (exercices d’orthographe, de langue, etc.), empruntent à ces derniers la logique leçon/exercice d’application. De ce point de vue, ils témoignent d’un changement dans le rapport à la littérature et à son enseignement, en tant qu’ils attestent qu’on peut «exercer» pleinement l’élève à la lecture du texte littéraire. Dans le cadre de ce travail sur la scolarisation de la narratologie, ce corpus de manuels de méthodes permet donc d’analyser les notions mises en avant dans ces ouvrages, ainsi que ce qui est proposé en termes de savoirs, d’exercices et de textes supports: dans ces manuels, ce sont en effet les textes qui accompagnent les exercices, et non l’inverse.
Dans cette analyse des manuels et des textes institutionnels, je me centre sur le travail proposé autour du récit (en tant que la narratologie est «la science du récit et l’étude de la narrativité», Baroni et Dufays, 2020: 83), sans m’interdire cependant de regarder ce qui concerne la description, par exemple, lorsque son étude est articulée à celle du récit, ou ce qui concerne le roman (particulièrement après 2000, lorsque le «roman» devient l’un des objets d’étude au programme). Je m’en tiens essentiellement à la scolarisation de la narratologie au lycée (sections générales et technologiques), dans la mesure où c’est à ce niveau de la scolarité que la littérature est en soi un objet de travail et d’étude. Elle suscite alors ces exercices spécifiques que sont l’explication de texte et ses avatars (lecture méthodique, lecture analytique, etc. ; pour une synthèse, voir Perret 2020), grands consommateurs d’ «outils» en tout genre – pour utiliser une métaphore courante en matière d’analyse de texte, et que l’on retrouve jusque dans les manuels de méthode les plus récents (par exemple Abensour et Dumaître, 2019 et sa partie sur les «Outils d’analyse littéraire», 59-87). Et si cette contribution est centrée sur l’enseignement en France, pour des questions de format et de compétence de son autrice, elle se veut une petite pierre dans une mise en perspective historico-didactique qui dépasserait les frontières de l’hexagone, et qui reste à élaborer.
Quand la narratologie est devenue hégémonique
Une comparaison entre des publications didactiques diverses (revues, ouvrages à destination des enseignants) et les premiers manuels de méthode montre que l’on passe très vite, dès les années 1980, d’un éclectisme théorique important (sémiotique, linguistique textuelle, narratologie) dans les premières propositions des revues de didactique à une hégémonie de la narratologie dans les manuels.
Les années 1970-1980, comme le soulignent tous les «acteurs de la scolarisation» interrogés, sont en effet des années de grands bouillonnements autour du «texte» et du «récit», devenus alors des concepts à part entière3: les théoriciens élaborent différentes théories du texte, du récit, du discours, etc. ; les pédagogues (qui ne sont pas encore des didacticiens) transposent pour la classe certaines de leurs théories dans les revues qui naissent alors (par exemple l’article emblématique de Halté et alii autour du Chat noir de Poe, dans le premier numéro de Pratiques, 1974) ou dans diverses publications à destination des enseignants (voir les ouvrages pionniers de Halté et Petitjean, Pratiques du récit, en 1977 ou celui de Dumortier et Plazanet, Pour lire le récit, en 1980). Or, ces premiers travaux qui cherchent à mettre à l’épreuve du réel des classes et des élèves les «pratiques textuelles […] inspirées du structuralisme» (pour reprendre les propos de Dumortier et Plazanet, 1980: 4), empruntent à une grande variété de théoriciens et de références théoriques, et visent à retravailler – sinon à articuler – la «sémiotique narrative» et les «élaborations théoriques émanant de la critique littéraire» (pour citer cette fois l’Avant-propos de Pratiques, 1977: 3). Les deux numéros de Pratiques consacrés au Récit (1976 et 1977) témoignent bien de cette forme d’éclectisme théorique, tant par la variété des auteurs cités dans les différents articles que par l’abondante bibliographie qui clôt le second numéro: élaborée par Yvan Darrault sous le titre «Sémiotique narrative. Éléments de bibliographie», elle ne compte pas moins de 114 références pour 60 auteurs différents… Dans les «entretiens», Jean-Michel Adam, Françoise Revaz et André Petitjean le soulignent d’ailleurs chacun à leur façon en revenant sur leur parcours: Adam rappelle comment son ouvrage sur le Texte narratif «replaçai[t] […] ces travaux narratologiques dans le cadre unifié de la linguistique textuelle» (Adam & Revaz 2023 : §26), Petitjean montre la cohérence des articles de Pratiques des années 1970-1980 qui mobilisaient des savoirs «à la croisée de la narratologie linguistique et de la linguistique textuelle» (Petitjean 2023 : §9). et Revaz se définit elle-même comme «narratologue-linguiste» (Adam & Revaz 2023: §46).
À côté de cette richesse théorique, synthétisée dès 1984 par la première édition du «Que sais-je ?» d’Adam sur le récit, dont la bibliographie divisée en rubriques («narratologie et poétique», «sémiotique», «énonciation», «linguistique textuelle» et «divers») témoigne elle aussi de cette pluri-référentialité, les ouvrages scolaires de ces années-là font un choix beaucoup plus restreint. Quelques manuels spécialisés – et sans doute davantage alors à destination des enseignants que des élèves, mais qui préfigurent ce que seront les manuels de «méthode» des décennies suivantes que j’analyserai ensuite – font une petite place à ces nouvelles approches autour de quelques concepts, essentiellement narratologiques. L’un des précurseurs est celui de Pagès et Pagès-Pindon (1984) qui intitulent un chapitre «Le récit» – dont la division en deux parties, fiction et narration, est d’inspiration très narratologique – et qui consacrent deux pages au «fonctionnement de la fiction» (essentiellement autour du schéma quinaire et des fonctions des personnages) et plus de trois pages au «fonctionnement de la narration» (essentiellement autour de l’ordre de la narration et du point de vue/focalisation4). Un autre manuel de cette fin des années 1980, les Techniques littéraires de Biet, Brighelli et Rispail (1988: 392 sqq.), se contente quant à lui de quelques notions narratologiques dans son chapitre sur «la lecture d’un roman ou le jeu du pacte»: distinction entre histoire et narration, entre récit diégétique et mimétique, et entre différents points de vue à partir d’une distinction des narrateurs qui conduit les auteurs à identifier 5 types de narrateurs (et 5 points de vue ?) différents. Cette même année, l’un des premiers manuels de méthodes à destination plus explicite des élèves5 (Crépin, Loridon et Pouzalgues-Damon, 1988: 77) propose une page sur les «personnages» et reformule le schéma actanciel de Greimas (en remplaçant «adjuvant» par «auxiliaire»).
Cette tendance ne fera que s’amplifier et la narratologie stricto sensu s’installe dans les années 1990 comme le cadre d’analyse hégémonique pour travailler le récit – et donc le roman – au lycée, au détriment des autres théories du texte et de la linguistique textuelle. Si l’on excepte le «schéma actanciel» (souvent renommé dans les manuels «fonctions des personnages», par exemple dans la collection chez Nathan), issu des travaux de Greimas mais annexé depuis à la narratologie (par exemple Lavergne, 1996), surnagent surtout pour la linguistique textuelle les «types de textes», inspirés de Jean-Michel Adam6. Mais ce travail sur les types de textes, bien présent dans les manuels des années 1990, où il fait généralement l’objet d’un chapitre distinct, disparait le plus souvent dans les éditions ultérieures, comme le montre par exemple l’évolution du manuel dirigé par Claude Éterstein et Adeline Lesot: un chapitre intitulé «Les types de texte», absent de l’édition de 1984, apparait dans celle de 1996 et disparait de la suivante, en 2000.
Les nouveaux outils privilégiés dans les chapitres «récit» ou «roman» des manuels de méthode des années 1980-1990 sont donc quasi exclusivement des concepts narratologiques, au détriment des autres cadres théoriques. Or, comme le dit Petitjean dans les entretiens, on peut en effet «d’autant plus regretter l’insuffisante articulation avec les Sciences du langage qu’elles sont un adjuvant incontournable pour l’analyse des récits» (André Petitjean 2023 : §14).
Statut de ces savoirs, entre disciplinaire, para- ou protodisciplinaire
Avant de voir plus précisément quels sont les outils narratologiques scolarisés dans les manuels et les publications à destination des enseignants depuis les années 1980, je me propose d’interroger tout d’abord le statut scolaire de la narratologie et des notions qui lui sont associées à partir d’une distinction inspirée de Chevallard (1991) entre savoirs disciplinaires (des notions à enseigner et à apprendre), savoirs paradisciplinaires (des notions outils) et savoirs protodisciplinaires (des prérequis). Je le ferai en suivant le fil des refontes des programmes depuis les années 1970, refontes rythmées par les alternances politiques et les changements de ministres. Comme on le verra, si le statut de la narratologie semble fluctuer au gré des programmes, il n’en va pas de même dans les manuels de méthode où il est remarquablement stable depuis des décennies.
Années 1980-2000: du disciplinaire au paradisciplinaire
Les années 1970-1980 sont des années de grand renouvèlement des programmes: de nouveaux textes (programmes et instructions) sont publiés suite aux «réformes Haby»7 (1977-1978 pour les classes de collège, et 1981 pour les classes de lycée) ; ils sont réécrits après l’accession de la gauche au pouvoir (1985 pour le collège, 1987-1988 pour le lycée). Mais contrairement aux manuels pionniers que j’ai évoqués ci-dessus (par exemple Pagès et Pagès-Pindon, 1984), il faut attendre les programmes de première de 1988 pour voir apparaitre explicitement, au milieu de catégories plutôt classiques («figures de style ou de rhétoriques», catégories «prosodiques», «dramaturgiques», ou de «stylistiques», «logiques» et «esthétiques»), quelques «catégories linguistiques8» (énonciation, locuteur, discours/histoire, etc.) et surtout «narratologiques»: «histoire, narration, récit ; temps de l’histoire ; temps du récit ; narrateur ; héros ; focalisation ; scène, sommaire, ellipse»9.
Toutes ces catégories se veulent explicitement au service de l’étude des textes, comme le souligne ce même texte officiel de 1988: «On exerce les élèves à employer exactement un certain nombre de catégories, concepts et termes efficaces pour l’analyse des textes». Elles sont plus particulièrement au service de la «lecture méthodique», longuement définie dans le programme de seconde de 1987 et qui veut «renforcer la scientificité de l’exercice [l’explication de texte], avec l’idée qu’une approche linguistique outillée permettra de lutter contre les inégalités scolaires» (Perret, 2020). Il s’agit donc d’étudier «méthodiquement» un texte, au moyen d’outils empruntés à divers champs de savoir – dont les savoirs issus de la linguistique ou des théories littéraires. Et de ce fait, les savoirs narratologiques deviennent dans cette décennie 1990 des savoirs disciplinaires à part entière, «construits» par des définitions précises, comportant des «propriétés» et des «occasions d’emploi», pour reprendre les propositions de Chevallard (1991 : 50). Ils font donc l’objet d’exercices dans les manuels, et l’édition 1988 (par exemple) du manuel de la collection Nathan co-écrit par Crépin, Loridon et Pouzalgues-Damon (1988: 69) comporte ainsi des définitions de l’intrigue (le schéma quinaire), la distinction temps de la fiction/temps de la narration, ainsi que des exercices d’application, selon la logique des exercices convergents (voir ci-dessus). Dans les années 1990, la plupart de ces savoirs narratologiques s’ancrent clairement dans les manuels de méthodes, qui proposent tous un petit outillage narratologique conforme aux programmes de 1987-1988. Le statut «disciplinaire» de ces notions ne fait pas de doute, comme en témoignent les «index de notions» ou les «glossaires» qui fleurissent dans ces ouvrages, et qui comportent de nombreuses notions narratologiques.
Lorsque les programmes sont à nouveau revus, en 2000-2001 pour les classes de lycée10, le statut de ces notions change: en effet, si aucune des notions narratologiques listées en 1987 n’apparait cette fois dans les programmes, les «documents d’accompagnement» de 2001 qui glosent généreusement les programmes11, intègrent plusieurs de ces notions, mais au détour d’un développement sur autre chose. Par exemple, les termes de «flash-back ou analepses», «anticipations ou prolepses» ou de «scènes, sommaires et ellipses» sont convoqués à propos du travail sur l’image mobile (2001: 85) ; quant au «point de vue», il est au centre d’un exercice écrit de transposition: «Transposer […] en faisant varier le mode de narration (modification du statut du narrateur, modification du point de vue)» (Ibid.: 93), mais ne fait pas l’objet d’un développement autonome. Les notions narratologiques sont ainsi clairement devenues dans les textes institutionnels des savoirs paradisciplinaires, qui «entrent dans le champ de perception didactique» de l’enseignant (Chevallard, 1991, p. 51) mais qui ne sont pas en tant que telles des notions à enseigner.
Après 2010: des savoirs quasi invisibles dans les textes institutionnels
En 2010, les textes institutionnels changent à nouveau12: outre les programmes, le ministère publie dans les années qui suivent via le site eduscol 13 ce qu’il appelle cette fois des documents «ressources» consacrés aux nouveaux objets d’étude. Si l’on regarde le programme et le document ressource le plus susceptible de convoquer la narratologie, celui qui correspond à l’objet d’étude «Le roman et la nouvelle au XIXe siècle: réalisme et naturalisme»14 (2012), on constate qu’aucune notion narratologique n’est mentionnée dans ces textes (pas même le point de vue). Plusieurs ouvrages du domaine sont pourtant en bibliographie du document ressource, mais pas nécessairement là où on les attendrait: l’ouvrage d’Adam et Petitjean sur le texte descriptif (1989/1998), celui d’Hamon sur le même sujet (1981) et les Figures II de Genette (1969) apparaissent en effet mais dans une rubrique intitulée «Pour accompagner l’étude de la langue», qui «vis[e] à mettre en évidence des questions de langue plus particulièrement liées à l’objet d’étude» (p. 14). C’est la stylistique qui est ici le champ théorique de référence explicitement convoqué pour travailler sur la «stylistique du récit réaliste» (p. 15), et qui constitue à son tour un domaine paradisciplinaire, au service de l’étude de la langue ; quant aux savoirs narratologiques, ils sont en quelque sorte annexés à la stylistique, et restent invisibles en tant que champ théorique autonome.
La dernière réforme des programmes (à ce jour)15, en 2019, réintroduit quelques notions narratologiques dans le programme, sans les référer particulièrement à un champ théorique spécifique: la présentation générale de «L’étude de la langue au lycée» indique ainsi «l’acquisition d’un vocabulaire technique permettant de décrire le fonctionnement de la langue et des discours, en particulier le discours littéraire» ; «ces connaissances linguistiques […] sont adossées à des termes (métaphore, adjectif, subordination, focalisation, assonance, etc.) dont elles proposent des définitions.» Certains objets d’étude sont également l’occasion d’évoquer le «système des personnages» (il s’agit de l’objet d’étude en seconde sur le théâtre et celui de première sur le roman et le récit). Mais si la focalisation semble timidement érigée en savoir disciplinaire (puisqu’il faut en proposer une définition), le «système des personnages» tout comme «l’analyse de la narration» (citée dans l’objet d’étude de première sur le roman et le récit) sont clairement quant à eux des savoirs paradisciplinaires. Dans tous les cas, ces notions ne sont ni référencées ni ancrées dans un champ théorique visible qui serait la narratologie. Elles sont même, dans le cas de la focalisation, noyées au milieu de notions éclectiques dans une liste fourre-tout qui ne permet guère de construire un cadre théorique cohérent.
Des savoirs devenus indésirables ?
Comment expliquer la disparition –moins de quinze ans après leur mise au programme explicite– des quelques notions narratologiques présentes dans les programmes de 1987-1988 ? Le passage d’un statut disciplinaire à un statut paradisciplinaire –voire à des formes de disparition– peut évidemment être justifié par le fait qu’au début du XXIe siècle, ces outils narratologiques sont devenus suffisamment ordinaires au lycée (notamment parce qu’ils sont également travaillés au collège) pour que l’on n’ait pas besoin de les mettre au programme ni de les lister. Peut-être même pourrait-on y voir des savoirs «protodisciplinaires» (de simples prérequis dont on n’a même plus besoin de rappeler l’existence aux enseignants) si d’autres indicateurs ne donnaient pas une vue d’ensemble un peu moins optimiste.
Il est difficile en effet de ne pas mettre cette disparition en lien avec différents phénomènes, qui ne favorisent pas particulièrement les approches narratologiques. Sur un plan institutionnel, un recentrage de plus en plus net des textes officiels s’est d’abord effectué vers des approches d’histoire littéraire, perceptibles déjà dans le programme de 2000-2001, et que Petitjean et Viala justifient dans un numéro de Pratiques entièrement dédié à la réforme des programmes16. À cela s’ajoute à partir de 2006 un autre recentrage – plus idéologique – vers une conception plus patrimoniale de la littérature. Il n’est pas possible ici de faire une analyse exhaustive de la réécriture des programmes après 2001. Mais le passage par exemple de l’objet d’étude «Démontrer, convaincre et persuader» (en 2001) à «Genres et formes de l’argumentation: XVIIe et XVIIIe siècle» (en 2010) puis à «La littérature d’idées et la presse du XIXe au XXIe siècle» (en 2019) peut donner une idée du glissement – et du recadrage vers des corpus plus littéraires – qui s’opère. Peut-être n’est-il pas inutile non plus de souligner qu’après les programmes de 2000-2001, écrits sous un gouvernement de gauche, les refontes successives ont toutes été le fait de ministres de droite17.
Par ailleurs, comme le souligne Reuter (2000: 7), les critiques qui se multiplient à la fin des années 1990 viennent «aussi bien de la part de théoriciens que de formateurs ou d’enseignants». Certaines de ces critiques, à l’intérieur du champ de la didactique du français, portent sur la «transposition» de ces objets (Nonnon, 1998a), sur le risque de création d’«artéfacts» (Nonnon, 1994), sans forcément remettre en cause les «bénéfices indéniables» que liste notamment Reuter (2000: 11). Mais pointent également en ce début des années 2000 des critiques issues de la «didactique de la littérature» en train de se constituer alors comme champ de recherche spécifique, autour de la littérature envisagée «comme discours spécifique» et «comme objet à penser dans sa spécificité» (Daunay, 2007: 149). C’est ainsi que dans l’ouvrage issu d’un colloque tenu en 1998 à Toulouse sur les enjeux didactiques des théories du texte18, Marie-José Fourtanier et Gérard Langlade (2000: 9) dénoncent les «catalogues de notions hétéroclites à faire acquérir» et l’ «euphorie didactisante» qui conduit «à la morcellisation des savoirs et au technicisme stérile», posant une question (Ibid.: 10) toute rhétorique qui sera l’un des fils directeurs de la plupart de leurs travaux à venir19:
Paradoxalement, une construction méthodique de savoirs ne risque-t-elle pas d’éloigner les élèves de l’expérience de lecture et de la dynamique interprétative que les savoirs ont pour vocation de servir?
Si les textes officiels pour le lycée n’ont encore jamais fait une place explicite à la notion de «sujet lecteur» (Rouxel et Langlade, 2004) qui émerge au début du XXIe siècle20, des échos sont pourtant perceptibles dans certains programmes, comme ce passage du programme de première de 2010 concernant l’objet d’étude «Le personnage de roman», où il semble clair qu’entre narratologie (jamais convoquée ici) et subjectivité du lecteur (reformulée ici avec un mélange d’ancien – l’admiration – et de moderne – l’émotion –), le texte institutionnel penche du côté de la «relation personnelle au texte», opposant d’ailleurs clairement «relation personnelle» et «analyse méthodique»:
Le fait de s’attacher aux personnages permet de partir du mode de lecture qui est le plus courant. On prête une attention particulière à ce que disent les romans, aux modèles humains qu’ils proposent, aux valeurs qu’ils définissent et aux critiques dont ils sont porteurs.
Dans cette appréhension de l’univers de la fiction, on n’oubliera pas que la découverte du sens passe non seulement par l’analyse méthodique des différents aspects du récit qui peuvent être mis en évidence (procédés narratifs et descriptifs notamment), mais aussi par une relation personnelle au texte dans laquelle l’émotion, le plaisir ou l’admiration éprouvés par le lecteur jouent un rôle essentiel.
Une petite recherche sur eduscol21 semble également confirmer cette analyse: le moteur de recherche indique 20 résultats pour la requête «sujet lecteur», et aucun pour «narratologie»…
Des savoirs disciplinaires incontournables dans les manuels
La situation de la narratologie dans les manuels est très différente. Malgré ce relatif silence (mépris ?) des textes institutionnels et ces prises de position critiques venues de contrées très diverses du champ didactique, les manuels de méthode parus entre 2000 et 2019 font de certains outils narratologiques de véritables savoirs disciplinaires, avec des définitions précises, des exercices pour s’exercer à leur emploi, et ne les oublient pas dans les index, glossaires ou lexiques de fin d’ouvrage. Avant de détailler les notions en jeu (je le fais ci-dessous), il faut souligner que tous les manuels de mon corpus entre 2000 et 2019 réservent des pages entières au travail sur le récit et sur la description, avec de nombreuses «leçons» et de nombreux exercices. Ce qui peut varier, ce sont les chapitres dans lesquels ces notions sont mises en œuvre: je prendrai l’exemple de trois éditions des ouvrages dirigés chez Bordas par Denis Labouret, en 2001, 2004 et 2011. L’édition 2001 propose deux chapitres très narratologiques («28. Qui raconte ? Qui voit ? Les modes de narration», p. 182, et «29. Les composantes de l’action romanesque», p. 190), comportant chacun 3 pages de leçon et 5 pages d’exercices, dans une partie consacrée aux «genres littéraires». L’édition suivante, en 2004, se contente d’une «fiche méthode» d’une page pour «les composantes du récit» (p. 187), suivie de 4 pages d’exercices, dans un chapitre sur «le roman et la nouvelle». Quant à l’édition 2011, elle regroupe «Récit et narration» (p. 209) dans une partie à nouveau plus «méthodologique» intitulée «Les outils d’analyse: langue et discours». Récit, narration, discours narratif, genre narratif, roman, c’est l’objet de l’analyse (et donc le savoir littéraire visé) qui fluctue plus que les outils (narratologiques) de cette analyse.
Quels outils pour quels usages ?
Pour analyser les outils narratologiques scolarisés, je me centrerai sur les ouvrages scolaires puisque, comme je l’ai montré ci-dessus, très peu de notions narratologiques ont été explicitement mises au programme par les textes officiels. Je les analyse ci-dessous par ordre de fréquence dans le corpus de manuels de méthodes, et je m’intéresse à la fois à leur fréquence et aux usages qu’on en fait.
Dans l’ensemble de mon corpus et pour toutes les périodes considérées, la notion la plus présente est – sans surprise – celle des points de vue. La notion est relativement stabilisée même si la plupart des manuels hésitent souvent entre «point de vue» et «focalisation» ou proposent la double dénomination «point de vue/focalisation»: dans près des trois quarts des manuels, les deux termes sont en effet donnés comme synonymes, et Éterstein et Lesot (1995: 134) sont les seuls à ajouter comme terme équivalent une troisième notion, les «modes de vision». Depuis le milieu des années 1990, tous les manuels consacrent un point plus ou moins important à cette notion, selon la typologie de Genette. L’évolution de la collection Nathan reflète bien cette institutionnalisation de la notion. La plus ancienne édition (1988) reformule les catégories de Genette à sa façon, en proposant (sous une courte rubrique de bas de page «Le lecteur et la découverte des personnages») les trois types suivants: «La découverte “de l’intérieur”» ; «la découverte “de l’extérieur”» et «le lecteur suit le personnage à la fois “de l’intérieur et de l’extérieur”» ; l’édition suivante (1992) ajoute juste une petite parenthèse après chacune de ces trois catégories: «focalisation interne», «externe» et «zéro» ; mais l’édition de 1996 s’aligne sur les manuels concurrents en consacrant cette fois une double page au «Point de vue dans un récit», et selon des formulations bien plus canoniques.
L’usage de la notion mériterait sans doute à elle seule un article (voir sur ce sujet Nonnon, 1998b, Paveau, 1992 et Paveau et Pecheyran, 1995). Je me contenterai d’esquisser quelques remarques. Il faut tout d’abord noter que le travail sur le point de vue se trouve, selon les manuels, dans différents chapitres, l’énonciation, le récit, le roman, le personnage ou la description, ce qui induit des exercices et des objectifs un peu différents. Mais le support des exercices est quant à lui beaucoup plus homogène puisque dans la plupart des manuels, à toutes les périodes, le travail sur le point de vue porte majoritairement sur des textes du XIXe siècle: sur les 168 textes supports d’exercices autour des points de vue de l’ensemble du corpus de manuels, près de 60 % sont des textes du XIXe siècle, contre à peine un tiers du XXe siècle (l’auteur le plus représenté est ici Camus, avec 15% des extraits du XXe siècle) ; la présence de textes d’autres siècles est quasi anecdotique, de l’ordre de 2 à 3 % pour les XVIIe et XVIIIe siècle. Il faut juste noter pour le XVIIe siècle la surreprésentation de Mme de La Fayette, qui compte à elle seule 4 des 6 extraits du siècle… Et si l’on regarde les auteurs du XIXe siècle supports d’exercices, la sélection est encore plus nette: un quart des textes du XIXe siècle sont extraits d’œuvres de Flaubert ; Stendhal et Zola fournissent chacun près de 20 % des textes, suivis par Balzac (14 %) et Hugo (7 %). Le travail sur le point de vue est donc majoritairement un travail sur le roman du XIXe siècle, et même sur une petite partie de la production romanesque du siècle, celle qui est la plus facilement compatible avec ces questions, dans la mesure où ces auteurs ont justement contribué à l’histoire de la subjectivisation du récit (Philippe et Piat, 2009: 135). Il est tentant de reprendre à ce sujet les mots de Nonnon (1998a: 156) à propos de la transposition des savoirs théoriques: «l’exemple est une théorie incarnée, les notions prennent corps dans des tâches et des exemples-types».
La seule notion capable de rivaliser avec le «point de vue» est celle de «narrateur». Mais si elle est présente dans tous les manuels du corpus depuis 1984, elle est diversement traitée et c’est une des notions dont les usages sont sans doute les plus variés: dans certains manuels relativement anciens, elle est construite autour de la distinction auteur/narrateur (par exemple Klein, 1998: 119-120, qui travaille ainsi la distinction «histoires vraies» et «fictions») ; mais le plus souvent, elle est traitée dans les «modes de narration» qui permettent de distinguer «narrateur-personnage», «narrateur qui raconte à la 3e personne», «narrateur invisible» (par exemple collection Nathan, 1996), quand elle n’est pas associée aux «points de vue» (par exemple Sabbah, 2008).
«Point de vue» et «narrateur» sont les seules notions incontournables. Mais elles sont suivies de près par celle de «rythme du récit», présente dans les trois quarts des manuels, à toutes les époques, certains manuels définissant même précisément des notions comme «pause», «sommaire», «scène» (11 sur 23 pour scène/sommaire), «ellipse» mais aussi «ralenti» ou «digression» (par exemple Klein, 2000: 177). Ce point est d’ailleurs intéressant, puisque scène/sommaire/ellipse font partie des quelques notions narratologiques explicitement mises au programme de 1988 à 2000: or, seulement 2 manuels sur les 6 du corpus parus entre 1992 et 1999 les définissent plus spécifiquement, alors qu’elles sont définies dans près de la moitié des manuels du corpus parus depuis 2000. La scolarisation de la narratologie suit clairement son propre chemin dans les manuels, qui n’est pas toujours parallèle à celui des textes institutionnels.
Viennent ensuite le «schéma narratif» et les «fonctions des personnages», tous deux présents dans près de 65 % des manuels, avec une grande stabilité dans la présentation. Seules certaines éditions de la collection Nathan se distinguent (par exemple Pouzalgues-Damon et alii 2004: 171) en expliquant la différence entre «intrigue simple» (les «cinq étapes successives qu’on appelle le schéma narratif») et «intrigue complexe» («de nombreux épisodes, constituant chacun une séquence narrative, se combinent entre eux»). Peut-être faut-il voir là une volonté de complexifier pour les élèves de lycée une notion déjà bien présente au collège ? Cette présentation se retrouve dans une édition plus récente (2011: 115), avec la disparition de l’expression «schéma narratif» au profit de «séquence narrative» («L’histoire se décompose en cinq étapes qui forment une séquence narrative») et la subdivision des intrigues complexes en «enchainement» ou «enchâssement» des séquences narratives. Pour ce qui est des «fonctions des personnages», il est notable qu’elles n’apparaissent en revanche dans aucun des trois manuels de 2019 et 2020 que j’ai consultés, alors même que deux d’entre eux lui faisaient une place dans de précédentes éditions (Labouret et collection Nathan). Les derniers programmes, très centrés sur l’histoire littéraire, sont sans doute moins propices à des approches de ce type.
Il faut enfin faire un sort aux questions tenant à l’ordre du récit, présentes dans près de 60 % des manuels à toutes les périodes, mais qui sont sans doute celles qui sont traitées de la manière la plus hétérogène: les notions sont ici présentées de manière plus ou moins détaillée et à travers une terminologie qui recourt rarement aux termes de prolepse et analepse mais plus souvent à des reformulations comme flashback, retour en arrière ou anticipation (par exemple Pagès, 2004: 53).
Une dernière remarque s’impose lorsque l’on parcourt tous les exercices proposés pour travailler toutes ces notions narratologiques: les manuels de méthode dans leur grande majorité spécialisent le champ de la narratologie à l’étude des seuls textes littéraires, avec quelques exceptions pour de rares incursions dans le domaine de la bande dessinée (par exemple une analyse de quelques cases de La Marque jaune d’Edgar P. Jacobs dans le Nathan, 2004: 55). Si l’on compare avec les premiers travaux à destination des enseignants (ceux de la revue Pratiques par exemple), la différence est grande: en effet, ces travaux ne se contentaient pas de scolariser de nouveaux concepts et de nouveaux modes d’analyse des textes, mais ils ouvraient en même temps le corpus des textes étudiés, pour ne pas le cantonner aux seuls textes classiques. En témoignent par exemple les sommaires des deux numéros Récit que j’ai déjà évoqués (Pratiques, 1976 et 1977), qui portent sur des genres de textes très divers: des contes populaires, un roman policier (Arsène Lupin) et un de science-fiction, une BD (Astérix et Obélix), des nouvelles (Mérimée, Buzzati) et des récits de presse. Au contraire, l’usage scolaire de la narratologie dans les manuels, à toutes les périodes, se limite non seulement à l’étude de textes, mais aux textes littéraires – ce qui d’une part est conforme à la culture disciplinaire au lycée, organisée essentiellement autour de la littérature, mais qui d’autre part correspond également, comme le montre Raphaël Baroni (2017a), à une conception étroite du récit chez certains narratologues, et notamment Genette. Rien d’étonnant donc que Genette reste à l’école le narratologue le plus utilisé: c’est celui dont les conceptions théoriques rencontrent le mieux les objets et les finalités de la discipline.
Conclusion
En 1970, analysant le traité de Fontanier qui venait d’être réédité (Fontanier, 1968), Gérard Genette regrettait que «l’histoire de la rhétorique [soit] celle d’une restriction généralisée»22. Sans doute aurait-il pu appliquer ce propos à l’histoire scolaire de la narratologie, que l’on pourrait lire également comme celle d’une «restriction généralisée»: restriction des concepts mobilisés, restriction à la littérature, voire à une part limitée de la littérature, restriction à des usages parfois un peu myopes et technicistes. Mais on ne saura jamais comment Genette voyait la scolarisation de la narratologie: s’il a beaucoup influencé les pratiques scolaires, il s’est en revanche peu intéressé, du moins dans ses écrits publics, à l’école de son temps et au devenir scolaire de son travail23 , au contraire de Jean-Michel Adam (Adam & Revaz 2023) ou – différemment et sur un mode rétrospectif en forme d’autoflagellation –, de Tzvetan Todorov dans son petit opuscule au titre pessimiste, La littérature en péril (2007).
Cela dit, au-delà de ce constat de restriction qu’il est sans doute possible en effet de faire, il faut aussi souligner à quel point la narratologie – ou du moins quelques-uns de ses concepts phares – est devenue incontournable dans les manuels de méthode qui cherchent à «outiller» les élèves dans leur travail sur les textes. Certes, cela se fait au prix d’une forme de syncrétisme avec d’autres approches: la «boite à outils» narratologique n’est pas isolée ni réellement autonome, et ce syncrétisme est sans doute source de confusion théorique. Mais il est aussi le signe d’une forme de banalisation de la narratologie, que les accusations de formalisme et les critiques en tout genre n’ont pas véritablement ébranlée, et qui poursuit son chemin dans les manuels quelle que soit la place que lui font les textes institutionnels. À l’école, la narratologie est loin d’être «moribonde»24, même si le «figement» que pointait Reuter en 2000 reste sans doute d’actualité. Le prochain chantier théorique est donc celui de sa «rénovation» souhaitée par les narratologues contemporains et la narratologie «postclassique» (Baroni, 2017b Patron, 2018). Mais c’est là une autre aventure…
Bibliographie
Dossier «Entretiens avec les acteurs de la scolarisation»
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Pour citer l'article
Nathalie Denizot, "L'aventure scolaire de la narratologie", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/l-aventure-scolaire-de-la-narratologie
Voir également :
Synthèse des entretiens avec quelques témoins de la scolarisation des théories du récit
C’est lors d’une réunion de la petite équipe DiNarr (acronyme pour didactique et narratologie), dans les débuts du projet Pour une théorie du récit au service de l’enseignement, qu’a émergé l’idée d’aller collecter les témoignages de celles et ceux qui avaient pu contribuer au processus de scolarisation de la narratologie ou du moins en être les témoins privilégiés. En effet, les personnes que nous avons sollicité ont participé aux premiers numéros des revues qui se créaient dans ce moment particulier des années 1960‑70 (Pratiques, Repères, Le Français aujourd’hui…) et certaines d’entre elles ont été à l’origine d’ouvrages de synthèse maintes fois réédités à destination plus ou moins directe du corps enseignant.
Synthèse des entretiens avec quelques témoins de la scolarisation des théories du récit
C’est lors d’une réunion de la petite équipe DiNarr (acronyme pour didactique et narratologie), dans les débuts du projet Pour une théorie du récit au service de l’enseignement1, qu’a émergé l’idée d’aller collecter les témoignages de celles et ceux qui avaient pu contribuer au processus de scolarisation de la narratologie ou du moins en être les témoins privilégiés. En effet, les personnes que nous avons sollicité ont participé aux premiers numéros des revues qui se créaient dans ce moment particulier des années 1960‑70 (Pratiques, Repères, Le Français aujourd’hui…) et certaines d’entre elles ont été à l’origine d’ouvrages de synthèse maintes fois réédités à destination plus ou moins directe du corps enseignant. Le plus souvent enseignant·e·s elles·eux-mêmes à leurs débuts (ou faut-il dire militant·e·s pédagogiques?), ces chercheur·e·s ont ensuite investi le domaine académique et/ou le champ de ce qu’on n’appelait pas encore la didactique du français. D’une manière ou d’une autre ils ou elles sont donc les signatures toujours convoquées quand on parle de théories du récit et de ses usages scolaires.
Il nous a semblé ainsi intéressant de procéder à des entretiens pour documenter le processus complexe qui voit l’école s’approprier des notions théoriques, auréolées alors d’un halo de scientificité et de nouveauté, qualités particulièrement attrayantes dans un contexte de volonté de rénovation de l’enseignement du français et d’effervescence théorique. L’époque voit ainsi Barthes coordonner en 1966 le numéro 8 de Communications consacré à l’analyse structurale du récit, Todorov proposer le néologisme «narratologie» dans sa Grammaire du Décaméron (1969), Greimas poser les fondements de la sémiotique narrative (1970) et Genette signer en 1972 l’essai «Discours du récit», qui deviendra la pierre angulaire de la théorie narratologique dans sa forme classique et l’un des piliers inamovibles de la narratologie enseignée.
Dès 1969, un futur acteur de la didactique du français, Jean Verrier – qui sera longtemps le rédacteur en chef de la revue de l’AFEF –, pouvait ainsi témoigner, dans une page du Monde consacrée à «la théorie de la littérature», de l’émergence «d’autres méthodes d’enseignement» au lycée:
Plusieurs professeurs de français appartenant au groupe de recherche Enseignement 70 utilisent depuis quelques années les travaux relatifs à la théorie de la littérature pour aborder en classe l’étude d’œuvres romanesques ou poétiques.
À partir des articles sur l’analyse structurale du récit, dans Communications 8, on a fait noter par les élèves une chronologie très détaillée d’Eugénie Grandet en utilisant les indications données par l’auteur «Vers la mi-novembre… le lendemain… à 16 heures Charles descendit… huit jours plus tard…». En regard de cette chronologie, on relève la pagination et l’on établit un rapport entre ces deux échelles.
Nombreux sont alors celles et ceux qui s’enthousiasment pour ces «autres méthodes d’enseignement», les notions narratologiques apparaissant comme les instruments légitimes d’une meilleure école en ces temps de massification scolaire: plus explicites, plus scientifiques et plus démocratiques. Comme l’écrit Yves Reuter dans un article-bilan (2000: 12) intitulé «Narratologie, enseignement du récit et didactique du français», «on a sans doute fonctionné à cette époque sur l'illusion qu'une "meilleure" théorie engendrerait un meilleur enseignement qui, lui-même engendrerait un meilleur apprentissage.»
En 2001 déjà, Jean-Louis Dumortier lui aussi jetait, à l’occasion de la publication de sa thèse sous le titre Lire le récit de fiction, un regard rétrospectif sur cette «scolarisation» de la narratologie:
Il faut le reconnaître, ces pionniers de la didactique du français, hérétiques compte tenu de la tradition académique, hérétiques encore compte tenu de la tradition pédagogique dans l'enseignement secondaire, se sont parfois abandonnés au «démon de la théorie», comme dit Antoine Compagnon (1998), et l'on a vu quelques diablotins assez effrayants hanter les classes de français. Il est facile, à une vingtaine d'années de distance, de dénoncer les dérives d'innovations sans encadrement institutionnel, mais il n'est utile de déplorer les errances que pour les éviter à l'avenir. Et pour les éviter, il convient de s'aviser des risques que l'on court en adaptant, au niveau secondaire, des démarches caractéristiques de la recherche scientifique. (Dumortier 2001: 456)
Dans la continuité de ces regards en arrière, il nous a paru utile de donner la parole à celle et ceux qui furent de ces pionniers, que ce soit en proposant des ouvrages de synthèse dont les enseignant·e·s se sont souvent inspirés, en dirigeant des ouvrages et des revues où la scolarisation de la théorie du récit était promue ou discutée, ou encore en allant jusqu’à proposer des utilisations didactiques des notions narratologiques. Leurs témoignages nous ont paru représenter une source de données particulièrement précieuse dans l’effort pour documenter cet ensemble de processus complexes aboutissant à la scolarisation (Denizot 2021) de la narratologie.
On découvrira donc ici six contributions de noms bien connus dans le champ de la didactique du français et issus des différents coins de la francophonie: Yves Reuter, Jean-Louis Dumortier, Claude Simard, André Petitjean, Jean-Paul Bronckart ainsi que Jean-Michel Adam et Françoise Revaz dans un témoignage à deux voix. Sollicité·e·s par écrit, ces sept chercheur·euse·s ont accepté de nous livrer leur regard rétrospectif et critique en revenant sur leur parcours et leur propre contribution à la scolarisation de la narratologie. Des témoignages où se mêlent, on le verra, quelques regrets (Dumortier évoque l’intérêt qu’il aurait eu à se «casser un poignet» plutôt que de commettre certains de ses travaux), des critiques parfois (pour défendre un héritage face à des évolutions vues comme des dérives), des prudences beaucoup, et une invitation, surtout, à poursuivre la réflexion sur ces acquis théoriques, le plus souvent jugés fructueux.
Six questions leur ont été posées:
1. Dans une perspective diachronique, si vous deviez retracer les grandes étapes de l’entrée dans les classes des savoirs issus de la narratologie, quels colloques, évènements pédagogiques (nouveaux programmes…) et publications citeriez-vous?
2. En conséquence, quelles seraient, selon vous, les modalités particulières du phénomène de transposition didactique des concepts narratologiques à l’époque de leur entrée dans les classes de français?
3. Quel regard rétrospectif portez-vous sur votre contribution à ce processus historique?
4. Selon vous, quels sont les concepts narratologiques les plus souvent mobilisés dans les classes et pour quelle raison ont-ils connu une telle fortune? Par ailleurs, quels autres concepts négligés auraient mérité un meilleur sort?
5. De votre point de vue, avec le recul dont vous disposez aujourd’hui, les concepts narratologiques tels qu’ils sont mobilisés dans l’enseignement ont-ils plutôt marqué un progrès ou ont-ils conduit à une détérioration de l’enseignement-apprentissage du français?
6. Comment percevez-vous la place de l’analyse du récit dans le cadre des évolutions actuelles du champ de la didactique du français et de la société en général?
En interrogeant ainsi des acteurs dont la plupart commencent leur carrière académique dans le milieu des années 70, nous proposons donc une plongée dans la préhistoire de ce qu’on n’appelle pas encore la didactique du français. Ou dans son néolithique plutôt, puisque les outils se forgent et que, sans le titre encore, le champ est en train de se constituer. Chacun, avec sa sensibilité, y retourne pour évoquer, fort du temps écoulé, ce qui fut finalement leur jeunesse. Ainsi, pour André Petitjean:
En parallèle à notre formation académique, nous dévorons les ouvrages de linguistique (Saussure, Benveniste, Hjemslev, Jakobson, Greimas…) dont nous n’avons jamais entendu le nom au cours de nos études. Il est difficile d’imaginer dans quel état de déréliction théorique peut se trouver, à cette époque, un étudiant de Lettres dans un collège littéraire universitaire de province, et il faut avoir conscience de la situation de l’université.
Bertrand Daunay (2007: 21) rappelle à ce propos les intéressants questionnements de Ropé (1990: 149), à la suite des analyses de Bourdieu (1984), sur «le lien entre l’engouement de certains professeurs de lettres pour le structuralisme et le fait qu’ils sont souvent provinciaux, non normaliens et issus de disciplines "inférieures"». Il ajoute qu’embrasser la théorie structuraliste, c’était une manière de "se rétablir sur le terrain de la science"».
Mais au-delà des parcours individuels, c’est surtout la spécificité d’une époque de réformes profondes de l’enseignement du français qu’on lit en filigrane de ces témoignages. Ce processus se caractérise notamment par la volonté de démocratiser l’enseignement avec le «plan Rouchette» en France (évoqué par Jean-Paul Bronckart), le plan de «rénovation des programmes» en Belgique (ainsi que le rappelle Jean‑Louis Dumortier), et «l’enseignement rénové» du français en Suisse (comme le détaille Françoise Revaz.
Dans ce mouvement, et dans une époque que Claude Simard qualifie, à la suite de Sarraute, d’«ère du soupçon», les savoirs de l’enseignement littéraire traditionnel apparaissent comme obsolètes et renvoyant au subjectivisme, à l’encyclopédisme et à une historicité arbitraire et élitiste. André Petitjean précise quant à lui que ce rejet est alors rendu possible par l’émergence de nouveaux savoirs dits «savants» contrastant avec les méthodes fondées sur l’érudition et l’intuition. Les rapports entre ces différentes approches des textes littéraires prennent parfois le tour conflictuel de «luttes symboliques et institutionnelles assez violentes entre "modernistes" et traditionalistes», souligne Yves Reuter en citant l’ouvrage publié en 1978 Assez décodé de René Pommier, professeur à la Sorbonne.
Dumortier voit dans cette «effervescence pédagogique» une conjonction favorable issue «des ruptures dans le champ de la recherche, dans les programmes et dans le rapport des maitres à l’institution», de sorte que s’opère une transposition rapide des propositions théoriques émanant de ce que le didacticien belge appelle la première narratologie (Genette, Barthes, Bremond). À l’inverse, selon lui, cette conjonction ne s’est pas reproduite pour les travaux ultérieurs intégrant les apports de la psychologie cognitive (Fayol) ou se centrant plus sur l’interaction entre récit et lecteur (Iser, Eco, Marghescou…) alors que ceux-ci étaient susceptibles,
au prix d’une transposition didactique accessible, avalisée par l’institution et largement diffusée par l’édition scolaire, d’ébranler et, à terme, de ruiner les pratiques de lecture excessivement «formalistes» auxquelles avait donné lieu la réception scolaire de la première narratologie. Est-ce que c’est ce qui s’est passé? Je pense que non et je le déplore.
De transposition didactique, il est naturellement beaucoup question dans ces témoignages. La conceptualisation proposée par Chevallard (1985/1991) n’était évidemment pas encore disponible lorsque nos témoins signaient, pour la plupart, leurs premiers travaux, tout comme n’avaient pas eu lieu encore les intenses débats sur l’adéquation de cette perspective théorique à la didactique du français2. Dans leurs réponses à la question qui convoquait ce concept, Reuter et Bronckart précisent d’ailleurs leurs réserves quant à l’approche de Chevallard: le premier pour rappeler que la notion d’élaboration didactique, alternative proposée par Jean-François Halté (1992), a sa préférence pour décrire la complexité de la construction des contenus scolaires; le second pour fonder ces réserves sur l’hétérogénéité des domaines auxquels renvoient les savoirs narratologiques, «mais en raison surtout de la diversité, du peu de clarté voire de la confusion des objectifs didactiques ayant trait à ces notions». En abordant ainsi la question des finalités associées à l’enseignement des théories du récit, Bronckart pointe, nous semble-t-il, une leçon du passé importante dans les réflexions sur la place et les usages de notions narratologiques alternatives potentiellement intéressantes pour le monde scolaire:
Comme Veck, Fournier & Lancrey-Javal (1990) l’avaient montré à propos de la notion de thème, la transposition dans les programmes de littérature prend régulièrement la forme d’un déplacement sémantique résultant de l’insertion de ce terme nouveau dans un paradigme de termes anciens de valeurs parentes.
À notre avis, le problème majeur en ce domaine n’a pas trait à la richesse ou même à l’hétérogénéité des données théoriques, mais plutôt au fait que les visées et objectifs didactiques en ce domaine, et en conséquence la place et le statut que peuvent y prendre les notions et/ou concepts narratologiques, ne sont aujourd’hui pas clarifiés.
Simard abonde dans le même sens et invite ainsi à une réflexion sur les modalités d’une transposition tenant compte des configurations disciplinaires:
Au cours des cinquante dernières années, l’enseignement littéraire dans la classe de français me semble donc être passé successivement de la centration sur l’auteur, sur le texte puis sur le sujet lecteur, ce qui montre que la transposition didactique est en bonne partie tributaire de l’objet d’étude auquel on accorde la priorité.
Quand il est question d’interroger les modalités de scolarisation de la narratologie, les évolutions plus ou moins récentes des approches didactiques de la littérature sont également envisagées par certains de nos témoins, parfois de manière assez critique. Reuter semble ainsi vouloir remettre en perspective quelques présupposés souvent énoncés comme des évidences:
j’étais surpris par la manière dont certains avancent deux idées sans grand fondement pour moi (je ne connais pas véritablement d’études précises sur ces questions): la narratologie aurait envahi le champ de l’enseignement du français et ses usages auraient été néfastes, notamment en ce qu’elle aurait généré des récits plus stéréotypés qu’auparavant.
De son côté, Dumortier affirme que «la plupart des contempteurs du formalisme dans l’enseignement littéraire se sont acharnés sur ces savoirs au lieu de s’intéresser aux plus récents, qu’il y avait bien des raisons de promouvoir». Quant à Petitjean, il regrette également le peu de prise en compte des théories cognitives et psycholinguistiques de la lecture développées depuis les années 1980.
En contrepoint, à partir de l’exemple du parcours scolaire de sa fille «sanctionnée pour la rédaction d’un récit d’imagination dont le seul défaut était qu’il ne comportait pas toutes les phases du schéma», Revaz témoigne du caractère dominant du schéma quinaire, transformé en outil normatif par ce que la didacticienne suisse appelle sa «grammaticalisation». De manière plus lapidaire encore, Bucheton ne disait pas autre chose déjà en 2002 quand elle incriminait les «sempiternels schémas quinaire ou actanciel (…) introduit[s] dans les manuels du primaire sans être véritablement des objets d'étude spécifiés par les programmes» (Bucheton 2002: 8).
La plupart de nos témoins rangent en effet le schéma quinaire dans le haut d’une liste restreinte de notions narratologiques ayant connu le succès dans les pratiques scolaires. S’y retrouvent également le schéma actantiel de Greimas, les notions de narrateur ou de personnage, ainsi que les typologies genettiennes (voix, mode et temps du récit). Notons que Petitjean, dans son exploration du corpus de Pratiques, établit une liste plus longue d’apports théoriques discutés dans la revue, tandis que Bronckart évoque la question des tiroirs verbaux et de leur valeur pragmatique, dont il s’est lui-même occupé dans ses travaux.
Pourquoi cette fortune dans l’enseignement, demandions-nous? Reuter, outre la nature des exemples qui servent de corpus d’exemplification dans les travaux des théoriciens3 et dans les manuels, voit la raison de ce succès dans l’apparente simplicité de maniement de ces notions. Néanmoins, il évoque également le risque d’une illusion quant à la possibilité d’un transfert direct de ces outils d’analyse vers les classes. Dumortier note à cet égard que:
La fortune de ces mots tient, selon moi, notamment au fait que la plupart d’entre eux peuvent entrer dans des oppositions binaires aisément mémorisables («situation initiale» vs «situation finale», «sujet» vs «objet», «focalisation interne» vs «focalisation externe», «analepse» (rétrospection) vs «prolepse» (prospection), «factuel» vs «fictionnel», etc.) et servent à opérer ces distinctions élémentaires devenues un nec plus ultra dans un enseignement piloté par le contrôle des acquis d’apprentissage.
Parallèlement, pour ce qui est des concepts ou des notions qui auraient pu (ou dû) mieux retenir l’attention du monde de l’enseignement, nos témoins font un certain nombre de propositions qui ne manqueront pas d’inspirer. Revaz et Adam invitent à reconsidérer le couple récit-discours ainsi que les notions de scène ou d’épisode, et ils proposent de voir dans les travaux sur les gradients de narrativité une piste productive pour envisager l’hétérogénéité textuelle et les effets liés à la dominance de certains traits. Dumortier estime de son côté qu’il serait prioritaire d’exploiter les modes de réception du personnage par le sujet lisant en se fondant sur les travaux de Vincent Jouve (1992), ainsi que les affects tels que théorisés par Raphaël Baroni (2007). Ces deux leviers permettent en effet de s’interroger sur la pragmatique du récit et sur les effets potentiels des procédés identifiés par Genette. Parmi les figures genettiennes qui ont été peu ou pas scolarisées, le didacticien belge propose également de retenir la métalepse, notion productive «pour susciter une bien nécessaire réflexion des élèves sur la fiction et le rapport du lecteur aux mondes fictionnels».
Reuter regrette pour sa part la place congrue accordée aux concepts «qui renvoyaient aux questions fondamentales de la textualisation des savoirs ou des valeurs, ou encore de l’énonciation». Plus fondamentalement encore, Simard, en partant de l’analyse des prescrits de l’école québécoise, déplore qu’on n’y trouve pas la distinction essentielle entre histoire et narration, indispensable selon lui pour appréhender ce qu’est un récit. Revenant justement sur le caractère «fâcheusement équivoque» de la notion de récit4, Petitjean estime pour sa part nécessaire une clarification conceptuelle, «équivalente à la réflexion sur les rapports entre contexte, texte, textualité et textualisation».
Pour clôturer cette introduction à des témoignages qui peuvent prendre des accents de bilan comptable – teinté parfois de regret mâtiné de persévérance (Dumortier) ou de défense d’un domaine de recherche menacé (Adam) – il nous semble utile de mettre en exergue une considération semble-t-il centrale qui porte sur la confusion entre savoirs pour l’enseignant et savoirs pour les élèves (Reuter 2000). Ce point avait déjà été soulevé il y a vingt-cinq ans par Elisabeth Nonnon (1998) dans le numéro que la revue Pratiques consacrait à la transposition didactique en français. Rappelant cette contribution, Petitjean insiste:
Aucun fatalisme en la matière, car utilisées à bon escient, les études narratologiques ont prouvé leur validité et leur rendement analytique, à condition de se poser la question du degré de leur formalisation. En effet, il n’est pas le même selon que l’on s’adresse aux enseignants ou aux élèves, eux-mêmes à différencier selon leur âge et leur socio-culture.
Bronckart est du même avis quant aux apports de la théorie du récit:
Réponse simple: au vu des ressources théoriques et conceptuelles antérieurement à disposition dans l’enseignement du français, l’introduction de concepts narratologiques ne pouvait que constituer un progrès ou en tout cas ne pas faire de mal, même si un travail important reste à faire en ce domaine, qui, comme indiqué plus haut, concerne certes le choix des cadres et notions théoriques, mais surtout la constitution de programmes didactiques qui soient utiles et pertinents pour les objectifs de maîtrise textuelle; ce qui implique à nos yeux que soient poursuivies et/ou mises en place des recherches proprement didactiques susceptibles de mettre en évidence les utilités et pertinences évoquées.
Sur ces inspirantes recommandations, il nous reste à remercier les auteurs et l’autrice de ces témoignages pour ce coup d’œil dans le rétroviseur, opération de conduite toujours nécessaire pour aller, un peu plus consciemment, de l’avant sur les voies tortueuses de la didactique du français.
Références
Baroni, Raphaël (2007), La tension narrative: suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, coll. «Poétiques».
Bourdieu, Pierre (1984), Homo academicus, Paris, Minuit.
Bronckart, Jean-Paul & Itziar Plazaola Giger (1998), «La transposition didactique. Histoire et perspectives d'une problématique fondatrice», Pratiques, n° 97 (1), p. 35-58. URL: https://dx.doi.org/10.3406/prati.1998.2480
Bucheton, Dominique (2002), «Lire, comprendre, interpréter, sans expliquer», Tréma, n°19, p. 67-76. URL: https://journals.openedition.org/trema/1586
Chevallard, Yves (1985/1991), La transposition didactique du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, La Pensée Sauvage, coll. «Recherches en didactique des mathématiques».
Cohn, Dorrit (2001), Le propre de la fiction, Paris, Seuil, coll. «Poétique».
Daunay, Bertrand (2007), Invention d’une écriture de recherche en didactique du français, Habilitation à diriger des recherches, Université Lille 3.
Daunay, Bertrand & Nathalie Denizot (2007), «Le récit, objet disciplinaire en français?», Pratiques, n° 133-134, p. 13-32. URL: https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_2007_num_133_1_2136
Denizot, Nathalie (2021), La culture scolaire: perspectives didactiques, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, coll. «Études sur l'éducation».
Halté, Jean-François (1992), La didactique du français, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je? ».
Nonnon, Elisabeth (1998), «Transposition des théories du texte en formation des enseignants?», Pratiques, n° 97 (1), p. 153-170. URL: https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_1998_num_97_1_2484
Reuter, Yves (2000), «Narratologie, enseignement du récit et didactique du français», Repères, recherches en didactique du français langue maternelle, n° 21, p. 7-22. URL: https://www.persee.fr/doc/reper_1157-1330_2000_num_21_1_2325
Ropé, Françoise (1990), Enseigner le français. Didactique de la langue maternelle, Paris, Éditions universitaires.
Védrines, Bruno (2017), L'assujettissement littéraire, thèse de doctorat, Université de Genève.
Pour citer l'article
Luc Mahieu, "Synthèse des entretiens avec quelques témoins de la scolarisation des théories du récit", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/synthese-des-entretiens-avec-quelques-temoins-de-la-scolarisation-des-theories-du-recit
Voir également :
Comment un théoricien du récit pourrait-il contribuer à améliorer l’outillage narratologique scolarisé?
En tant que narratologue travaillant en contexte académique, je suis arrivé il y a quelques années à un point où il m’a semblé légitime, et même nécessaire, de me pencher sur l’utilité des notions théoriques élaborées et débattues dans mon domaine de recherche{{Cet article s’inscrit dans le projet «Pour une théorie du récit au service de l’enseignement» financé par le fonds national suisse (FNS n° 197612). Le groupe DiNarr, qui pilote ce projet, est dirigé par Raphaël Baroni et réunit également Vanessa Depallens, Luc Mahieu, Fiona Moreno et Gaspard Turin. Ce projet se fonde sur une enquête de terrain visant à cartographier les usages déclarés de la narratologie dans l’enseignement du français comme langue de scolarisation. Il vise également la création d’un site de ressources en ligne visant à faire évoluer l’outillage narratologique en répondant aux besoins des enseignants. Le projet inclut la collaboration de plusieurs partenaires dans le domaine de la didactique, dont plusieurs ont participé à ce numéro: Jean-François Boutin, Vincent Capt, Bertrand Daunay, Jérôme David, Nathalie Denizot, Jean-Louis Dufays et Chloé Gabathuler}}.
Comment un théoricien du récit pourrait-il contribuer à améliorer l’outillage narratologique scolarisé?
En tant que narratologue travaillant en contexte académique, je suis arrivé il y a quelques années à un point où il m’a semblé légitime, et même nécessaire, de me pencher sur l’utilité des notions théoriques élaborées et débattues dans mon domaine de recherche1. Il est en effet presque inévitable de se poser, à un moment ou à un autre de sa vie, la question de la valeur sociale de sa pratique professionnelle. Heureusement, si l’on en croit les travaux qui évoquent, depuis une trentaine d’années, le «tournant narratif» opéré dans les sciences sociales et les sciences humaines (Kreiswirth, 1992), on peut supposer que les notions narratologiques devraient être utiles pour un grand nombre de personnes impliquées dans des contextes sociaux variés. On constate en effet que la théorie du récit est souvent mobilisée dans les domaines du marketing et de la communication, mais aussi du droit, des sciences de l’éducation ou de la médecine, avec le retour des approches biographiques que l’on associe à l’empowerment et les théories concernant la dimension narrative de nos identités (Baroni, 2016a). Il semble néanmoins évident que la première utilité de la narratologie, du moins la plus visible socialement, réside dans l’outillage scolaire mis au service de l’étude des textes littéraires. Dans la formation obligatoire, la familiarisation avec les notions de focalisation, d’intrigue ou de narrateur passe en effet, dans les pays francophones du moins, par la classe de français, où cette «boite à outils» (Dawson, 2017) est non seulement mobilisée par les enseignants2, mais constitue aussi souvent un objet d’enseignement dès le collège en France, le premier degré du secondaire en Belgique et en Suisse, et le premier cycle secondaire au Québec.
Toutefois, un certain vertige existentiel saisit le narratologue soucieux de se mettre au service de la société civile quand il constate que cet outillage n’a pratiquement pas évolué en un demi-siècle, c’est-à-dire, précisément, depuis la parution de la «bible narratologique» (ou plus exactement du Livre de la Genèse de cette discipline) que constitue l’essai de Gérard Genette «Discours du récit», publié en 1972. Les institutions scolaires et la didactique du français auraient ainsi totalement ignoré les efforts consentis par celles et ceux qui ont tenté, au cours des dernières décennies, de faire évoluer la narratologie en la pensant au plus près des phénomènes verbaux, médiatiques, rhétoriques ou cognitifs qui sous-tendent les notions dégagées par les pères fondateurs3 de la discipline.
S’il fallait blâmer quelqu’un de cette indifférence à la théorie contemporaine, sait-on bien à qui il conviendrait d’adresser la critique? Est-il du devoir des enseignants ou des didacticiens d’aller traquer les actualités de la narratologie contemporaine mondialisée (c’est-à-dire anglicisée), quand cette discipline de recherche est à peine présente dans les formations initiales des pays francophones? Pour être tout à fait honnête, il faudrait ajouter que les théoriciens du récit se sont pour la plupart assez peu préoccupés des usages sociaux ou scolaires des notions dont ils débattent. Cette narratologie appliquée (comme il existe, en science du langage, un courant identifié comme relevant de la linguistique appliquée) reste ainsi souvent cantonnée dans les marges de la recherche, où elle consiste essentiellement, dans le droit fil de la critique platonicienne, à dénoncer (souvent à juste titre) les dérives d’un mécanisme de persuasion fondé sur la «contagion» ou la «séduction» (Salmon, 2007; Mäkelä et al., 2021; Brooks, 2022). La scolarisation de la théorie du récit semble quant à elle avoir presque toujours été exclue du champ de réflexion de la narratologie, comme si la théorie risquait de se dégrader au contact de son instrumentalisation scolaire. La tendance est plutôt à la dénonciation d’une approche réduite à une «boite à outil» (Dawson, 2017) ou à une critique condescendante et convenue du processus de scolarisation, dont certains estiment qu’il aurait transformé la théorie littéraire en une «petite technique pédagogique […] desséchante» (Compagnon, 1998, p. 11). Face à ce constat pour le moins discutable4, le risque serait d’en tirer la conséquence qu’aucune intervention significative orientée vers les milieux de l’éducation ne peut être envisagée, comme si les théoriciens avaient fait le job et que le «problème» émanait des milieux de la didactique ou de l’enseignement.
Ce constat de départ n’était à l’origine qu’une vague intuition, une hypothèse formulée par un narratologue qui avait été tenu éloigné de l’école obligatoire et post-obligatoire depuis plus de trente ans. Pour la confirmer ou l’infirmer, il fallait entreprendre une vaste enquête de terrain, ce qui impliquait de trouver des fonds permettant de recruter une équipe de recherche. Les fonds réunis, il a fallu conduire des dizaines d’entretiens avec des enseignants du secondaire I et II dans quatre pays francophones (la Suisse, la Belgique, la France et le Québec), ces données étant recoupées par un questionnaire en ligne auquel ont répondu plus de cinq cents enseignants de français5. Après un premier défrichage de ces données, le constat est bien là: la narratologie est toujours enseignée et parmi les notions les plus fréquemment mobilisées, on retrouve sans surprise les différentes instances de la narration, le point de vue, la focalisation, le schéma narratif ou quinaire, l’intrigue, l’analepse et l’ellipse.
Ajoutons, ce point est crucial, que les questionnaires et les entretiens semi-directifs font également ressortir le fait que certaines notions, bien que régulièrement mobilisées dans l’enseignement, sont jugées problématiques, que ce soit au niveau de leur transmission ou en raison de difficultés dans leur maniement par les élèves. Il s’agit en particulier des notions de focalisation, de point de vue et les distinctions entre différents types de narrateurs (homo-, hétérodiégétiques). Il est également intéressant de constater que suivant la terminologie employée, les difficultés ne sont pas les mêmes. Par exemple, les questionnaires analysés par Luc Mahieu montrent que les enseignants mobilisant la notion de focalisation rencontrent plus de difficultés que ceux mobilisant la notion de point de vue; la différence est encore plus marquée quand on compare les notions de narration à la première ou à la troisième personne (jugées peu problématiques) avec les notions de narrateur homo- ou hétérodiégétiques, jugées plus ardues, alors qu’elles renvoient plus ou moins aux mêmes phénomènes.
Trouver des fonds, mettre en place une enquête de terrain et analyser les données prend du temps. Trois années après sa crise existentielle, le narratologue est donc arrivé à ce constat qui ne fait que soulever de nouveaux dilemmes à mesure qu’il prend conscience, avec son équipe de recherche, de la complexité du domaine dans lequel il a eu l’impudence de s’aventurer. La question se pose ainsi en ces termes: sur la base de cet état des lieux, est-il possible d’intervenir pour tenter d’améliorer l’outillage narratologique mobilisé dans l’enseignement du français? Cette première interrogation entraine de nombreuses questions subsidiaires: que signifie améliorer l’outillage narratologique en contexte scolaire? Un narratologue est-il seulement apte à saisir les enjeux d’une narratologie scolarisée? Est-il légitime pour suggérer telle ou telle amélioration? Comment pourrait-il intervenir pour que ses suggestions aient la moindre chance de modifier les pratiques scolaires? Ne vaudrait-il pas mieux limiter ses ambitions à une approche purement descriptive de la narratologie scolarisée plutôt que de tenter d’agir sur la base de ce constat?
Derrière ces interrogations, il y a de nombreux enjeux qui dépassent le domaine de la narratologie. Critiquer les amalgames conceptuels inhérents à la théorie genettienne de la focalisation (Jost, 1989; Jesch & Stein, 2009; Niederhoff, 2009; Baroni, 2023a) ou souligner les angles morts du schéma narratif quand il s’agit de saisir la dimension rhétorique de la mise en intrigue (Baroni, 2017a) ne vous permet en aucun cas de conclure que l’analyse stylistique de la construction textuelle du point de vue ou l’étude des mécanismes présidant à la création de la tension narrative constitueraient des approches plus intéressantes pour aborder les textes littéraires dans le contexte scolaire d’un enseignement du français. On pourra par exemple opposer l’argument que le schéma narratif est un excellent outil pour construire des compétences en lecture au niveau du primaire, où la compréhension de la chronologie des événements et des liens de causalité entre les actions est un enjeu essentiel. Ce schéma constitue par ailleurs une aide efficace pour élaborer les grandes lignes d’une histoire dans une activité visant la production d’un récit cohérent et complet. Quant à la focalisation, en dépit des difficultés liées à son maniement, cette notion incontournable de l’explication de texte est un outil fortement «discipliné» et «sédimenté» dans les pratiques scolaires (Ronveaux & Schneuwly, 2018). On peut ainsi faire l’hypothèse que la constitution progressive d’une «culture scolaire» (Denizot, 2021, p. 191) – avec ses relais habituels: plans d’étude et manuels, mais aussi échanges informels entre pairs, création et transmission de moyens d’enseignement, etc. – compense largement les éventuels défauts de la théorie et font obstacle à toute velléité de réforme qui serait imposée de l’extérieur. Enfin, c’est la pertinence même de la narratologie comme outil scolaire qui peut être contestée, notamment par les milieux de la didactique qui l’assimilent parfois à des «dérives technicistes» (Langlade, 2004, p. 85), de sorte qu’une évolution des pratiques devrait, aux yeux de certains, conduire à un abandon pur et simple de l’outillage narratologique plutôt qu’à son perfectionnement6.
Bref, un narratologue n’est pas forcément la personne la mieux placée pour fournir l’impulsion qui pourrait faire évoluer la théorie enseignée et le danger est grand que ses suggestions en la matière apparaissent totalement infondées, car déconnectées des réalités du terrain et des enjeux disciplinaires qui constituent la réalité quotidienne des enseignants. Dans le pire des cas, on pourrait même le suspecter de vouloir faire du prosélytisme pour assurer une postérité à son œuvre ou à sa chapelle.
En dépit de ces limitations évidentes, il me semble malgré tout possible de souligner la nature spécifique de ce que pourrait être la contribution d’un théoricien du récit à une élaboration didactique de l’outillage narratologique. Tout d’abord, rappelons que la scolarisation de la narratologie a été en grande partie le résultat de l’enthousiasme spontané des enseignants eux-mêmes, qui ont embrassé cette approche renouvelée des textes littéraires à une époque où la théorie du récit bénéficiait d’une grande visibilité sociale7. On peut donc supposer que le décalage entre la narratologie enseignée et la théorie du récit contemporaine est dû en grande partie à la perte de visibilité de ce champ de recherche en constante évolution, raison pour laquelle je ne manque jamais une occasion de répéter un mantra: la narratologie n’est pas et n’a jamais été un moment structuraliste de la théorie littéraire. Si l’affirmation peut surprendre, elle invite surtout à dépasser un aveuglement (ou une invisibilité, suivant l’angle adopté) qui conduirait à une naturalisation ou un figement des concepts enseignés.
Le premier devoir du narratologue devrait donc être de prendre son bâton de pèlerin et de rappeler, dans le domaine de l’éducation et de la didactique, que la théorie du récit est née d’un intérêt pour toutes les formes médiatiques de la narrativité (pas seulement pour la littérature8), qu’elle est toujours bien vivante et que ses évolutions récentes sont porteuses de potentiels pour l’enseignement du français. Le travail de scolarisation pourrait alors reposer essentiellement, comme ce fut le cas il y a une quarantaine d’années, sur les épaules d’enseignants ou de didacticiens curieux et désireux d’explorer ces nouveaux outils susceptibles de répondre à leurs besoins. Porter cette parole ne va cependant pas sans difficultés, car la perte de visibilité de la narratologie est également sensible dans un contexte académique en crise, qui continue d’accorder le privilège aux approches historiques. Il s’agit donc d’intervenir aussi bien dans le domaine de la formation initiale des enseignants, en luttant sur le terrain des études académiques pour défendre la place des approches théoriques de la narrativité et de la fiction, que d’agir par le biais de formations continues en collaborant aussi étroitement que possible avec les lieux de formation pédagogiques.
Une autre raison qui pourrait justifier l’intervention d’un narratologue est lié à un aspect plus symbolique, à savoir l’extrême déférence envers quelques figures titulaires de la narratologie, en particulier Gérard Genette. Les entretiens que nous avons menés dans la phase préparatoire de notre enquête ont souvent fait ressortir la forte impression laissée par la lecture de Figures III, voire le fait que cette référence est la seule qui soit encore proposée dans le parcours de formation des enseignants, et parfois dans celle des élèves sous la forme d’extraits choisis:
J’étais une enthousiaste de la narratologie, j’étais éblouie par Figures III – j’ai fait mes études dans les années 80, hein, donc c’était vraiment une découverte géniale, et puis peut-être… pas une facilité, mais quelque chose qui est rassurant, qui est assez rassurant pour le prof.
Je connais les outils de Genette, principalement, et s’il y a eu de nouvelles choses, enfin tout ce qui vient après, je suis assez ignorant, parce que ma formation à l’université était, il me semble, surtout centrée là-dessus, en narratologie9.
L’indéniable puissance descriptive de ce modèle théorique et l’élégance du style de son auteur10 risquent ainsi d’induire une attitude de déférence excessive envers les typologies genettiennes, qui ont été largement adoptées par les milieux scolaires, tout en engendrant parfois des difficultés interprétatives liées à des phénomènes mal circonscrits ou abordés exclusivement dans une perspective classificatoire, en laissant dans l’ombre une réflexion sur les fonctions discursives des dispositifs identifiés. Or, s’il partage la même admiration, le narratologue sait quant à lui qu’il n’y a pas une seule notion introduite par Genette dans cette œuvre majeure qui n’ait fait l’objet de critiques ou de débats, parfois assez féroces11. Son rôle pourrait alors être de rappeler cette évidence: les typologies genettiennes ne représentent qu’un état de la question, une approche des phénomènes narratifs parmi d’autres concurrentes, et il n’est pas absolument certain qu’elle soit toujours la plus efficace quand il s’agit de discuter dans la classe de français du statut du narrateur, du régime de focalisation, de la construction temporelle d’un récit ou de sa mise en intrigue.
Il ne s’agit pas ici de céder à un simple effet de mode, mais simplement rappeler le statut historique de toute notion théorique et la nécessité de penser l’outillage scolaire au plus près de ses finalités et de ses usages. Le rôle essentiel d’un chercheur qui s’inscrit dans le champ de la narratologie consiste alors à rappeler que sa discipline est perfectible et que personne, aussi charismatique soit-elle, ne peut prétendre avoir élaboré un modèle définitif et parfait de la narrativité (ce qui serait un cas unique dans l’histoire des sciences humaines). Il y a toujours moyen de saisir le phénomène sous un autre angle, d’en révéler des aspects différents, voire de mettre au jour des problèmes de conceptualisation et des manières plus exactes (ou, disons, plus intéressantes, c’est-à-dire utiles) de rendre compte du fonctionnement d’un récit.
Un narratologue pourrait ainsi s’adresser aux usagers de sa boite à outils en leur prodiguant quelques conseils: par exemple si vous cherchez un outil qui vous permette de montrer comment le langage verbal produit un effet de subjectivation de la représentation en ancrant un récit dans le point de vue d’un personnage, alors vous feriez peut-être mieux de recourir à la conceptualisation stylistique de ce phénomène que propose Alain Rabatel (1998) plutôt que de vous appuyer sur la triple focalisation telle que définie par Gérard Genette. En revanche, si vous voulez montrer comment un récit peut créer un effet de suspense en informant le lecteur d’un danger ignoré par le protagoniste, ou comment il peut, alternativement, susciter de la curiosité en mettant en scène un personnage détenant des secrets, alors la typologie genettienne sera la plus efficace. Et si vous voulez jouer sur les deux tableaux, alors rien ne vous empêche d’articuler ces deux approches très différentes, mais peut-être aurez-vous alors besoin de recourir à une synthèse de ces deux modèles. Et si le besoin se fait sentir d’élargir la réflexion à la représentation de la subjectivité dans d’autres médiums que le texte littéraire, alors le cadre conceptuel offert par la narratologie transmédiale sera probablement le plus approprié, ce qui exigera quelques efforts de décentration des modèles logocentriques hérités du structuralisme (Baroni, 2016a).
Ce qui est en revanche assez questionnant pour un narratologue, c’est de constater que l’enseignement de la perspective narrative puisse avoir été identifiée depuis des lustres, par les enseignants aussi bien que par les didacticiens12, comme posant problèmes, sans que les ressources pour y remédier, pourtant disponibles depuis plusieurs décennies, ne soient mobilisées. Ce questionnement ne met pas en cause l’attitude des enseignants – qui remédient souvent, avec beaucoup d’ingéniosité, aux défauts de la théorie dont ils ont hérité durant leur formation initiale – ni celle des didacticiens – auxquels il n’est pas demandé de transposer les dernières théories à la mode, mais de décrire les pratiques effectives et de mettre au jour leurs logiques propres –, mais il invite surtout les narratologues eux-mêmes à s’impliquer dans les débats portant sur les usages scolaires de leurs modèles théoriques pour tenter de trouver des solutions pragmatiques en échangeant avec les acteurs qui président à la scolarisation des savoirs disciplinaires, qu’il s’agisse de praticiens, de formateurs, de prescripteurs ou de créateurs de manuels...
Reste qu’il n’est pas facile de cibler les objets pour lesquels une intervention est nécessaire, ni de définir précisément comment on passe de la réélaboration d’une théorie à sa mise au service de l’enseignement. Sur ce dernier point, il me semble que l’effort que devrait fournir le narratologue – parmi d’autres interventions émanant des enseignants, des didacticiens, des prescripteurs, etc. – consiste à penser la manière dont une notion théorique, généralement instable et soumise aux débats contradictoires de sa discipline, est susceptible de se transformer en outil-concept pour l’enseignement, de sorte que sa définition et sa dénomination se stabilisent (au moins provisoirement) tout en se soumettant à une finalité explicitement liée à des usages déterminés par des enjeux disciplinaires (Schneuwly, 2000; Reuter, 2013).
Ce processus qui conduit de la notion théorique à l’outil-concept pour l’enseignement dépend d’une élaboration didactique qui ne peut reposer entièrement sur les épaules du narratologue, dans la mesure où son action doit être orientée par des enjeux externes à son champ de recherche. Il ne s’agit pas d’un processus descendant qui consisterait à simplifier des savoirs de référence pour les rendre assimilables en contexte scolaire. Il s’agit, au contraire, de partir des besoins du terrain, de l’identification de manques ou de difficultés, pour fournir ensuite des solutions basées sur des outils-concepts forgés sur mesure pour des usages scolaires avérés. Il faut également être à l’écoute des solutions construites par les enseignants eux-mêmes et rester ouvert à des réélaborations conceptuelles ou des reconfigurations terminologiques fondées sur leurs expériences.
Quant à la manière de cibler les objets concernant lesquels une intervention est prioritaire, plusieurs voies sont possibles. La plus simple consiste à demander aux enseignants quels éléments de l’outillage narratologique leur paraissent incontournables tout en leurs posant des difficultés. Si ces difficultés ont aussi été identifiées dans les théories de référence et si des alternatives existent, alors une didactisation de ces nouveaux modèles pourrait être proposée, tout en portant attention aux solutions élaborées sur le terrain, quand ces dernières existent. En ce sens, il pourrait aussi être utile d’interroger les enseignants sur le rendement qu’ils attribuent à tel ou tel aspect du récit, avec parfois des jugements assez contrastés, à l’instar de ces deux enseignants:
Je trouve que… un premier aspect, celui qui me vient tout de suite à l’esprit, c’est ce que fait Propp ou le schéma quinaire, c’est à dire qu’ils permettent de… la théorie permet d’aiguiller un nombre très important voire la majorité des œuvres. Parce que c’est applicable – le schéma du conte, il est applicable à la majorité des contes. Donc ça tout d’un coup, c’est intéressant, parce que c’est une théorie qui résume, en fait, et qui est applicable après dans la majorité des textes.
Alors le schéma narratif, mais j’en ai soupé, franchement. Ils [les élèves] en tirent rien…13
Dans ce cas, on constate qu’une notion dont l’intérêt repose sur son applicabilité à une très grande diversité de récits peut contraster avec la difficulté, pour une autre enseignante, d’en saisir l’intérêt lorsqu’elle est mise au service de l’interprétation. Dans ce cas, le rôle du narratologue pourrait être de signaler l’existence de modèles alternatifs, et de montrer quels usages potentiels peuvent en être tirés pour l’interprétation des récits. Si l’activité consiste à mettre en lumière une parenté entre un grand nombre de récits, ou de favoriser l’activité de «résumé», alors le «schéma quinaire» semble particulièrement approprié. En revanche, s’il s’agit de montrer comment un récit s’y prend pour nouer son intrigue et pour intéresser le lecteur, alors d’autres conceptualisation que le «schéma narratif» pourraient être proposées, à l’instar de l’approche de la mise en intrigue sous l’ange des mécanismes textuels présidant à la création de la «tension narrative» (Baroni, 2017a). Étant informés de ces alternatives, les enseignants pourraient simplement choisir le modèle le plus approprié aux finalités qui sont les leurs, et qui peuvent d’ailleurs différer sensiblement aux différents degrés de la scolarité et en fonction des objectifs de telle ou telle phase du cours.
Un autre aspect spécifique, déjà évoqué plus haut, concerne la question de l’élargissement des corpus étudiés au-delà des textes littéraires, et même au-delà des formes assimilables à une narrativité dite «monomodale» (Lebrun, Lacelle & Boutin, 2015). Sur ce plan, des enseignants amenés à aborder en classe un récit en bande dessinée peuvent se découvrir passablement désarmés face à la narrativité des récits graphiques. S’ils peuvent avoir tendance à se rabattre sur des notions narratologiques bien huilées, il n’est pas sûr qu’une typologie des narrateurs ou un modèle textualiste de la construction d’un point de vue se révéleront efficaces pour analyser une planche (cf. Schaer, 2023). Un effort de réarticulation transmédiale des notions narratologiques et la mise en évidence des effets des supports sur la forme des récits pourraient ainsi s’avérer nécessaire dès le stade de la formation initiale des enseignants.
Par ailleurs, s’il est relativement facile d’identifier les outils devenus incontournables, ceux qui se sont profondément ancrés dans les pratiques scolaires depuis des décennies quels que soient les difficultés inhérentes à leur maniement, il est en revanche beaucoup plus difficile de définir ceux qui font encore défaut, c’est-à-dire ceux qui manquent au répertoire des enseignants, sans que ces derniers n’en aient forcément conscience. Ainsi, quand on les interroge sur les lacunes de la théorie narrative, certains enseignants ne peuvent que se questionner sur l’existence de notions hypothétiques, à l’instar de cet enseignant:
Je pense qu’une grande difficulté des élèves, c’est l’ironie. De comprendre des fois les distances que l’auteur crée avec ou entre son personnage, ou le fait qu’il faut pas prendre de manière littérale… Alors je pense que s’il y avait des outils pour comprendre ce genre de distances, ça m’aiderait beaucoup14.
Une manière simple d’élargir le domaine des outils-concepts dont la valeur scolaire est plus ou moins garantie pourrait consister à élargir le spectre de l’enquête de terrain à des enseignements qui s’inscrivent dans d’autres langues ou cultures, dont certaines s’appuient sur des traditions narratologiques très différentes mais aussi durablement ancrées dans les pratiques scolaires. Les enseignants de français ignorent souvent que l’outillage narratologique de leurs collègues anglophones ou germanistes diffère profondément du modèle genettien, lequel parait si familier qu’il a fini par se naturaliser. À côté des narrateurs homo- ou extra-hétérodiégétiques, il existe ainsi des personnages-réflecteurs, des narrateurs auctoriaux ou non fiables, et même des auteurs implicites, qui font partie de la vulgate enseignée dans la formation initiale des enseignants d’allemand ou d’anglais15. Ce n’est pas le moindre des résultats de notre enquête que d’avoir constaté par exemple que les notions d’auteur implicite et de narrateur non fiable – qui permettent précisément de décrire les effets d’«ironie» ou de «distance» évoqués par l’enseignant que nous avons interrogé – sont pratiquement inconnues des enseignants de français dans les quatre pays que nous avons investigués, alors que cette approche est au cœur de la théorie anglo-saxonne initiée par les travaux de Wayne C. Booth (1983; 1977). Serait-il possible que les narrateurs francophones soient plus fiables que les autres? La question de la proximité ou de la distance entre les valeurs portées par l’écrivain et celles incarnées par son narrateur ou ses personnages serait-elle moins intéressante quand on lit Flaubert que quand on lit Nabokov? Il me semble qu’un tel décalage culturel mériterait pour le moins d’être identifié et problématisé dans la formation initiale ou continuée des enseignants.
Sur la base de ces différentes stratégies, il me semble possible de dégager quelques pistes susceptibles d’améliorer l’ergonomie de l’outillage narratologique pour le mettre véritablement au service des besoins des enseignants et des élèves. Sans entrer dans le détail de propositions encore en chantier, je dresserai ci-dessous un inventaire provisoire de quelques lieux d’intervention susceptibles de renouveler la narratologie scolaire en répondant aux besoins du terrain. Sans surprise, on retrouvera les grandes catégories narratologiques dont l’ancrage scolaire est le plus fort, notamment les catégories genettiennes de la voix (problématiques liées à la figure du narrateur), du mode (problématiques liées à la perspective narrative) et du temps (reconfiguration temporelle de l’histoire par le récit), mais aussi les notions d’intrigue et de personnage, qui entrent en correspondance avec certains des schémas la plus enseignés («schéma narratif» de Larivaille et «schéma actantiel» de Greimas). Pour chaque catégorie, j’indiquerai quelques évolutions possibles, en les associant à quelques références incontournables et, quand cela est possible, à des synthèses de ces travaux que j’ai proposées en vue d’en faciliter la scolarisation:
- Narrateur: en ce qui concerne la catégorie du narrateur, il pourrait être utile de considérer cette instance comme un élément optionnel du récit (Patron, 2009). Non seulement un film ou une bande dessinée peuvent s’en passer complètement, mais un récit mené à la troisième personne peut également faire l’économie d’un narrateur «scénographié» par le discours (Maingueneau, 2004). Le travail sur les traces énonciatives que laisse un éventuel narrateur permettrait de mieux articuler l’analyse de cette instance narrative avec ses manifestations verbales ou médiatiques. Définir le mode énonciatif du récit en s’appuyant sur les personnes de la narration (narration à la première personne vs. à la troisième personne, mais aussi éventuellement narration à la deuxième ou à la quatrième personne) pourrait aussi permettre de mieux saisir les spécificités de différentes manières de raconter. De toute évidence, la dichotomie entre intra- et extradiégétique est plus ou moins inenseignable en raison des confusions avec la dichotomie homo- et hétérodiégétique, alors que la notion d’enchâssement semble ne poser aucun problème conceptuel particulier. La question des «niveaux narratifs» devrait plutôt orienter la discussion sur les effets de transgression de ces niveaux liés par la figure de la «métalepse», aussi fréquente dans la littérature d’Ancien Régime ou contemporaine que dans la culture populaire (Wagner, 2002; Schaeffer & Pier, 2005; Klimek & Kukkonen, 2011; Lavocat, 2020). Par ailleurs, en se basant sur l’approche de Booth (1977), il pourrait être très productif d’introduire la problématique de la fiabilité du narrateur, et plus généralement, celle de la distance entre un auteur implicite, parfois ironique, et les différentes instances mises en scène par le récit (narrateurs et personnages), notamment pour aborder la littérature contemporaine (Wagner, 2016).
- Perspective (mode): Comme l’ont montré différents chercheurs (Jost, 1989; Paveau & Pecheyran, 1995; Niederhoff, 2001; Jesch & Stein, 2009; Baroni, 2021; 2023a), la focalisation genettienne semble particulièrement difficile à enseigner ou à manipuler pour analyser des récits, car sa théorisation amalgame des paramètres hétérogènes: a. les ancrages éventuels dans la subjectivité de différents personnages; b. des enjeux relevant d’une stylistique dite «de l’omniscience», face aux narrations dites «béhavioristes» ou «en flux de conscience»; c. l’orientation sélective du récit sur différentes parties prenantes de l’histoire et ses effets (empathie, focalisations multiples, etc.); d. l’extension du savoir mis à disposition du public quand on le compare à ce que savent différents personnages, dont dépendent différents effets de curiosité ou de suspense. D’un côté, pour faciliter les étayages interprétatifs par la mise en évidence d’indices formels, il pourrait être utile de mieux expliciter les procédés qui produisent un ancrage du récit dans la subjectivité d’un personnage, ce que Rabatel désigne comme la «construction textuelle du point de vue» (Rabatel, 1998) et ce que Jost (1989) rattache aux procédés audiovisuels d’ocularisation et d’auricularisation. Sur ce plan, il pourrait être utile également de sensibiliser les élèves aux spécificités médiatiques de ces processus de subjectivation de la représentation, par exemple en procédant à des comparaisons intermédiales entre cinéma et littérature, ou entre bande dessinée et littérature (Jost, 1989; Baroni, 2023a). Il peut aussi être utile de souligner les rapports étroits que l’on peut établir entre la dynamique de l’intrigue et différents régimes de savoir (restreint, équivalent ou élargi) ou de subjectivité (Baroni, 2017a; 2020a).
- Temps: les catégories liées au temps pourraient également être mieux articulées aux expériences immersives des lecteurs ou des spectateurs. En ce qui concerne les anachronies, on pourrait ainsi mieux distinguer, comme dans les études cinématographiques, le flashback (ou analepse «dramatisée») de l’analepse allusive (simple évocation du passé par un personnage ou par le narrateur), ainsi que les procédés stylistiques qui permettent un réancrage du récit dans le passé (Baroni, 2016b). On éclairerait ainsi une asymétrie entre l’analepse et la prolepse, cette dernière se limitant le plus souvent à une simple allusion à un futur possible ou avéré. Si le récit consiste bien à «monnayer un temps dans un autre temps» (Metz, 2013, p. 31), c’est surtout autour des anachronies «dramatisées» (flashbacks et flashforwards) ainsi que des changements de rythmes dans le récit que cette propriété des artefacts narratifs peut être explorée. L’opposition entre scène et sommaire devrait également être repensée sur la base de l’expérience immersive: tandis que la scène est une représentation qui nous replace dans la perspective temporelle de l’événement raconté, le sommaire se manifeste au contraire comme une narration distanciée, qui n’offre pas de points d’ancrage pour se représenter les événements dans l’actualité de leur développement (Baroni, à paraitre). Des travaux récents invitent aussi à repenser la question du «rythme» en se fondant sur les effets d’accélération et de ralentissement qui découlent d’une certaine organisation formelle du récit. Kathryn Hume a ainsi montré qu’un effet d’accélération du roman contemporain peut, paradoxalement, découler d’un effacement des sommaires (Hume, 2005), similaire à une succession rapide de plans courts dans le montage d’un film.
- Intrigue: le succès scolaire de la notion de schéma narratif fait écran à des formes alternatives d’organisation séquentielles des récits. Ce découpage de l’histoire en cinq phases, dérivé des travaux de Paul Larivaille (1974) et popularisé par la linguistique textuelle de Jean-Michel Adam (1997), demeure de toute évidence très utile pour soutenir des opérations de compréhension ou de résumé, ainsi que pour structurer la production de récits en donnant un cadre pour déterminer les actions principales qui constitueront la trame de l’histoire. En revanche, l’approche par la mise en intrigue permet de saisir des procédés narratifs visant à créer une tension dans la lecture (Baroni, 2017a; 2020b), offrant ainsi une approche susceptible d’articuler l’analyse des mécanismes textuels, graphiques ou audiovisuels avec la production d’un intérêt narratif. Il importe donc de clairement différencier trois manières très différentes d’envisager la séquence narrative: 1. comme trame de l’histoire (schéma narratif); 2. comme passage narratif contrastant, par exemple, avec la description ou le dialogue (séquence textuelle); 3. comme mise en intrigue par la création d’une tension lorsque le public progresse dans le récit (Baroni, 2020a; 2023b). Étudier la mise en tension du récit permet non seulement d’éclairer les actions racontées, mais aussi de mesurer leur valeur en les comparant avec les virtualités qui se dégagent du fil de l’histoire. Les possibles narratifs engagent non seulement un désir de progression vers le dénouement, mais ils soulèvent aussi des enjeux éthiques pour les personnages engagés dans des événements inextricables (Laugier, 2006; Baroni, 2023b).
- Personnage: il ne fait guère de doute que les personnages ne sauraient se limiter aux rôles actantiels qu’ils endossent dans l’intrigue. Parmi les pistes les plus intéressantes, il y a naturellement l’approche de Vincent Jouve sur l’effet du personnage, qui ménage une place fondamentale aux fonctions de support pulsionnel et d’identification (Jouve, 1992). Un cadre conceptuel potentiellement productif pour l’enseignement pourrait aussi être emprunté aux travaux du narratologue américain James Phelan, qui distingue trois fonctions fondamentales pour les personnages: la fonction mimétique (épaisseur, crédibilité du personnage envisagé comme personne), la fonction synthétique (prise en compte du rôle du personnage dans l’intrigue, lequel recouvre, entre autres choses, les rôles actantiels) et la fonction thématique (le personnage en tant que porteur de valeurs ou de symboles) (Phelan, 1989). D’une manière générale, il peut être utile de rappeler que l’épaisseur, mais aussi la relative opacité ou l’imprévisibilité d’un personnage sont des éléments essentiels de l’intérêt qu’on leur porte (Baroni, 2017a, p. 85-90; 2017c). Enfin, c’est évidemment en prenant le personnage au sérieux, c’est-à-dire en le considérant comme étant davantage qu’un simple «signe», qu’il devient possible de lui associer des enjeux de nature éthique, restituant ainsi à l’interprétation des formes narratives son plein potentiel pour une «éducation morale» (Laugier, 2006).
Si l’une ou l’autre de ces propositions devait susciter l’intérêt des enseignants, il faudrait alors procéder à une conceptualisation des propositions théoriques jugées en phase avec les finalités de l’enseignement du français, c’est-à-dire à une réduction du caractère instable de notions encore débattues dans le champ de la narratologie de manière à en fixer la terminologie et à produire des définitions intelligibles pour les élèves. Il y a de fortes chances que ce travail d’élaboration didactique soit le fait des enseignants eux-mêmes, pour autant qu’ils estiment que l’effort en vaut la chandelle. Ils sont en effet les mieux placés pour répondre, par exemple, aux questions relatives aux progressions curriculaires: faut-il commencer en fournissant des outils spécifiquement profilés pour l’enseignant, de sorte que ce dernier soit en mesure de sensibiliser les élèves aux enjeux narratologiques dès les premiers cycles, sans pour autant faire de ces outils des objets d’enseignement? Faut-il envisager des terminologies différenciées entre les degrés du secondaire 1 et du secondaire 2? Quel sont les outils-concepts les plus essentiels, ceux qu’il faudrait introduire en premier et ceux qui devraient être abordés ultérieurement? La métalepse et la narration à la deuxième personne doivent-ils être enseignés avant le stade de la formation post-obligatoire ou académique?
Du côté du narratologue, le problème tient surtout à la manière de faire entendre ses propositions, ce qui passe avant tout par la défense de la place de la théorie du récit dans la formation initiale et continuée des enseignants. Il faudrait également pouvoir entamer un dialogue autour des prescrits, proposer de nouveaux manuels, impliquer didacticiens et enseignants pour élaborer et mettre à l’épreuve de la classe ces nouveaux outils-concepts et évaluer leurs effets sur la formation des élèves. J’ajoute que cette épreuve du terrain est une chance extraordinaire pour la théorie elle-même, dans la mesure où les modèles narratologiques, la plupart élaborés dans une démarche purement hypothético-déductive, ont trop rarement été confrontés à des tests empiriques, de sorte que leur validité demeure le plus souvent douteuse. Pour ma part, c’est souvent lorsque j’étais confronté à ma perplexité d’enseignant ou aux résistances de mes étudiants que j’ai réalisé la nécessité de faire évoluer la théorie (je précise: faire évoluer non seulement la théorie enseignée, mais la théorie elle-même, dont on découvre les aspérités). Ainsi que le suggère Karl Canvat, le renouvellement des modèles narratologiques pourrait donc bien impliquer une confrontation plus étroite avec les pratiques scolaires:
L’applicationnisme est la forme que prend ordinairement la transposition didactique lorsqu’elle adopte un mouvement descendant. L’implicationnisme est la forme qu’elle prend lorsqu’elle injecte dans les savoirs enseignés de nouveaux savoirs issus des savoirs de référence, mais aussi qu’elle met ces nouveaux savoirs en relation avec les pratiques scolaires, voire que celles-ci interrogent les savoirs de référence et les incitent à se renouveler. (Canvat, 2000, p. 64)
Par ailleurs, le théoricien du récit ne peut demeurer entièrement sourd aux critiques qui ont été formulées envers sa discipline, parfois mêmes relayées par certains narratologues de la première heure (Todorov 2007); mais plutôt que de se défendre en affirmant qu’il serait dommage de «jeter le bébé avec l’eau du bain» (Reuter, 2000, p. 7), il pourrait être intéressant de tenter de mieux comprendre ce qui constitue la résilience de l’appareil narratologique en dépit des reproches qui lui sont adressés depuis une bonne vingtaine d’années16. En outre, il faudrait explorer les éventuelles convergences observables entre l’évolution de la didactique du français et les changements qui ont affecté parallèlement la théorie du récit, qui se présente aujourd’hui sous une forme assez éloignée du modèle structuraliste. Cette comparaison pourrait ainsi faciliter le repérage des modèles théoriques en phase avec les enjeux actuels de l’enseignement du français, que ce soit en mettant en lumière les mécanismes qui président aux expériences immersives, esthétiques et éthiques des lecteurs, en montrant comment l’étude des textes narratifs permet de mieux comprendre le fonctionnement du langage verbal ainsi que celui d’autres médias (le théâtre, la bande dessinée, le cinéma, voire le jeu vidéo…), ou qu’il s’agisse simplement de contribuer à un enseignement explicite, l’outillage narratologique ayant au moins la vertu d’objectiver les procédures par lesquelles il est possible d’interpréter un texte narratif.
Je pense que sans un changement profond de la réputation de la narratologie dans les domaines des études littéraires, de la didactique et de l’enseignement du français, tout changement de fond demeurera impossible. L’image figée d’une discipline qui a fait son temps, continue souvent de faire obstacle à l’exploration du potentiel des modèles actuels. Seule la construction d’un véritable dialogue interdisciplinaire fondé sur la reconnaissance de l’existence d’une narratologie contemporaine (qu’on acceptera d’appeler «postclassique» si cela contribue à faire comprendre qu’il existe autre chose que les typologies structuralistes des années 1960-1970) pourra ouvrir un horizon pour une amélioration de l’outillage narratologique dans la classe de français. Pour terminer sur une note optimiste, on peut entrevoir un signe encourageant dans le fait que la 24ème rencontre des chercheurs en didactique de la littérature ait récemment choisi comme thématique «les territoires de la fiction», son appel à contribution mentionnant trois fois la narratologie, non pour en dénoncer des dangers, mais pour envisager l’apport des «outils de la narratologie post-classique».
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Pour citer l'article
Raphaël Baroni, "Comment un théoricien du récit pourrait-il contribuer à améliorer l’outillage narratologique scolarisé?", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/comment-un-theoricien-du-recit-pourrait-il-contribuer-a-ameliorer-l-outillage-narratologique-scolarise
Voir également :
Du scepticisme à l’optimisme: penser les contenus d’enseignement
En 1977, dans son ouvrage sur l’histoire de la grammaire scolaire au XIXe siècle, qui faisait suite à sa thèse, André Chervel consacrait un court dernier chapitre (p. 255-274) à «la grammaire scolaire depuis un siècle», qu’il concluait par une petite section (de quatre pages) sur «la grammaire dite “moderne”». Voici ce qu’on peut lire, à la toute fin de cette section(p. 273):
Du scepticisme à l’optimisme: penser les contenus d’enseignement
En 1977, dans son ouvrage sur l’histoire de la grammaire scolaire au XIXe siècle, qui faisait suite à sa thèse, André Chervel consacrait un court dernier chapitre (1977: 255-274) à «la grammaire scolaire depuis un siècle», qu’il concluait par une petite section (de quatre pages) sur «la grammaire dite “moderne”». Voici ce qu’on peut lire, à la toute fin de cette section (1977: 273):
Que restera-t-il, dans dix ou vingt ans, de l’actuelle grammaire moderne? Aura-t-elle, comme certains le pensent, laissé la place à un enseignement beaucoup plus «scientifique»? Ou s’effacera- t-elle graduellement en laissant à l’enseignement scolaire quelques souvenirs de son passage, comme les groupes nominaux et les niveaux de langue? Il est un peu tôt pour le dire. Mais l’histoire de la grammaire scolaire incite à la circonspection.
Ce propos témoigne – en creux – d’une époque: deux ans plus tard devait paraitre le livre d’Hélène Romian, Pour une pédagogie scientifique du français (1979), à la fin d’une décennie marquée à son début (1971) par la publication d’un «Plan de rénovation» visant, comme le proclame son introduction, «à fonder plus scientifiquement la rénovation profonde de cet enseignement que de nombreux pionniers de la pédagogie moderne avaient, il faut le dire, déjà entreprise1». Dans cette proclamation d’un document issu d’une «commission de rénovation de la pédagogie pour le premier degré» en France2 comme dans le titre de l’ouvrage d’une de ses membres les plus ardentes, résident quelques ingrédients importants de l’esprit de la «rénovation» de l’époque, qui a concerné de nombreux pays francophones: d’abord, il est réputé nécessaire de rénover l’enseignement; d’autre part, les enseignants, majoritairement, ne le font pas (seuls les pionniers s’y emploient, il faut le dire); par ailleurs, les contenus ne sont pas scientifiquement fondés, puisque leur rénovation doit l’être; enfin, il existe une science qui soit susceptible de fonder les contenus. Une telle conception est celle d’une époque, qui ne concernait pas que le primaire, mais aussi le secondaire, dans le sillage des travaux de la Commission Pierre Emmanuel3.
C’est dans ce contexte de forte incitation et d’adhésion à la rénovation sur une base scientifique – celui de la naissance d’une nouvelle génération de didactique du français, selon Bronckart (19894) – que prend place le relatif scepticisme de Chervel. Et il n’est pas difficile de reconnaitre qu’il s’est avéré assez juste. Il me semble que, comme souvent avec cet auteur, son propos peut se généraliser et nous aider à nous interroger sur le devenir de tout savoir de référence rénové, dans quelque domaine de connaissance que ce soit, y compris la narratologie, qui ne manque pas d’accointances avec la grammaire.
J’ouvre mon propos par un accès de scepticisme: la rénovation des contenus par une voie descendante semble avoir peu d’avenir; de ce fait, un projet qui envisagerait un «outillage narratologique» pensé dans une logique théorique pour supposer une amélioration de l’existant me semble ne pas pouvoir «répondre aux enjeux actuels de l’enseignement du français», pour reprendre les termes de l’appel à contribution de ces journées (Baroni dir. 2023). Et je crois qu’il faut encore se méfier de l’illusion qu’il y aurait à supposer possible d’améliorer les choses en modifiant le savoir disponible: certes, ce n’est pas la même illusion que celle de l’applicationnisme contre lequel la didactique s’est finalement construite, lequel pensait précisément suppléer aux manques scolaires, mais elle peut vite revenir…
Je poursuis cependant tout de suite par un accès d’optimisme, lié à la conception même du projet DiNarr, qui, dès le départ, s’est interrogé sur les liens possibles entre théorie de référence et pratiques d’enseignement: il ne s’agissait pas (seulement) d’interroger les insuffisances des contenus scolaires par rapport aux outils théoriques disponibles, ni de revisiter la théorie dans le (seul) but de faciliter la sélection et l’enseignement de savoirs scolaires. Le projet était plus ambitieux, car plus complexe: c’est sur l’esprit critique et la créativité des enseignants que se fonde le projet de penser une amélioration de la «boite à outils narratologique» (Baroni dir. 2020 – orthographe rectifiée). L’article récent de Baroni (2023) dans Recherches fait ainsi apparaitre comment l’ingéniosité des enseignants peut permettre à la fois de diagnostiquer les manques de la théorie et d’envisager, pour y suppléer, quelques «bricolages» – au sens de Lévi-Strauss (1962), adapté à l’école par Perrenoud (1983)5.
Il est de fait nécessaire de prendre en compte le processus de construction des savoirs scolaires, dans leur double conception, verticale et horizontale… J’entends par là, de façon commode et quelque peu caricaturale, les deux conceptions de la construction des contenus scolaires, qu’on pourrait qualifier plaisamment de transpositionniste et de créationniste, en référence aux conceptions issues des apports initiaux respectifs de Chevallard (1991 [1985], 1996) et de Chervel (1977, 1988, 1992). Ces auteurs dialoguent bien peu6, alors que nombre de didacticiens les font dialoguer – et c’est ce que je me propose de faire ici encore.
Figure 1
Schématisons ainsi (figure 1) la logique verticale de la transposition didactique, dans une version large qui concernerait tous les contenus (au sens de Daunay, 2015), au-delà des savoirs (savants ou experts, pour emprunter les termes respectifs de Chevallard 1985/1991, et de Johsua 1997), au-delà des savoir-faire ou autres pratiques sociales de référence (Martinand 1986). Ce schéma veut illustrer la transformation d’un contenu de référence en un contenu scolaire, du fait de contraintes propres au système d’enseignement, qui expliquent les phénomènes d’apprêt didactique (Chevallard 1991: 58), autrement dit de mise en texte (ibid.) du contenu.
On peut, tout aussi schématiquement, supposer que chaque changement de contenu de référence peut produire un changement de contenu scolaire, selon le même processus. Pour autant, une des caractéristiques du contenu scolaire est de garder, comme une empreinte, les traces des contenus scolaires antérieurs, qu’on y voie un processus de «feuilletage» (Veck 1994), de «sédimentation» (Schneuwly 2007), de «couches successives» (Chervel 1988), de «réemploi» ou de «recyclage» (Denizot 2013: 2687). Cette faculté de création de contenus «par l’école elle-même, dans l’école et pour l’école» (Chervel 1988: 66), que j’ai nommée plus haut créationniste représente la part horizontale du processus de construction des savoirs scolaires.
C’est du reste cette dernière qui peut expliquer la plasticité des contenus scolaires et qui explique, au moins en partie, le phénomène de transposition-transformation des contenus de référence – même si Chevallard, qui identifiait pourtant, dès le premier chapitre de son ouvrage, des «créations didactiques, suscitées par les “besoins de l’enseignement”» (1991: 39), n’établissait pas de lien entre ces dimensions transpositionniste ou créationniste. Or c’est ce lien que veut essayer de rendre la figure 2:
Figure 2
Bien sûr, une telle schématisation est discutable, ne serait-ce que parce qu’elle donne à penser un contenu de référence qui serait totalement intact, sans lien avec l’histoire de son élaboration ou avec le contexte de sa diffusion, négligeant que le processus de dogmatisation des savoirs s’observe dès leur phase d’élaboration, de la part des savants autant que des enseignants (Rumelhard 2011). À cet égard, rappelons que Guy Brousseau, d’un point de vue didactique, avait mis en avant la dimension communicative de la diffusion du savoir dans le monde savant, qui engendre notamment un travail de sélection (1986: 270):
L’organisation des connaissances dépend, dès leur origine, des exigences imposées à leur auteur par leur communication. Elle ne cesse pas d’être ensuite modifiée pour les mêmes motifs, au point que leur sens change assez profondément: la transposition didactique se déroule en grande partie dans la communauté scientifique et se poursuit dans les milieux cultivés (la noosphère plus exactement).
Il me semble cependant, malgré son imperfection, que cette schématisation permet de rendre compte du processus de construction des savoirs scolaires, compatible, je crois, avec l’analyse qu’en fait Nathalie Denizot (2013, 2021) à qui l’on doit la synthèse didactique la plus complète de ce processus, qu’elle appelle scolarisation et dont elle fait la source de la culture scolaire. Dans son dernier ouvrage (2021), elle montre avec une grande netteté les effets théoriques des conceptions principales (au premier rang desquels ceux dont s’inspirent mes schémas ci-dessus) qui ont contribué – y compris dans les discussions qu’elles ont suscitées et dans leurs avatars – à la compréhension didactique de la construction des contenus disciplinaires – même quand ces conceptions étaient issues d’autres champs théoriques que la didactique.
Pour en venir aux contenus qui nous concernent, les contenus narratologiques, ne seraient-ce précisément pas les modalités de construction des contenus disciplinaires scolaires qui expliquent le succès de la narratologie à l’école dans les années 1980 et qui peuvent aider à parier sur sa longévité dans les années qui viennent? Cela est assez vraisemblable, notamment parce que, dans sa fonction de «fabriquer de l“enseignable”» (Chervel 1988: 88), l’école se saisit assez facilement, en les modelant à sa manière, des savoirs qui peuvent se combiner à ceux qu’elle transmet déjà; et ce qui n’est pas exactement du savoir le devient vite, du fait même que le savoir est une «condition de “l’enseignabilité”», comme le dit Schneuwly (2014: 51), dans une référence implicite à Verret (1975) et pour argumenter dans le sens de la pertinence du concept de transposition didactique de savoirs savants au sens de Chevallard (1991).
Certes, a-t-on pu objecter, les savoirs ne font pas le tout d’une discipline comme le français, et moins encore de la littérature, comme se complaisent à le penser certains croyants en l’ineffable. Mais Bernard Schneuwly a montré que les objections faites au concept par ceux qui le jugeaient insuffisant pour rendre compte d’autres contenus, des savoir-faire aux savoir-être, ne tenaient pas au regard du principe scolaire suivant (2014: 51): si «tout enseignement vise en dernière instance toujours des savoir-faire, ou plus précisément vise à transformer la capacité d’agir dans des situations grâce à des savoirs utiles», il faut comprendre que
ces savoir-faire, ou plutôt ces manières d’être, de penser et de faire, pour devenir objet d’enseignement, passent nécessairement par une étape qu’on pourrait appeler de modélisation. Ce n’est jamais la pratique en tant que telle de l’écriture, du dessin, du chant ou du calcul qui devient objet d’enseignement, mais le savoir de l’écriture, du dessin, du chant ou du calcul. Pour être enseigné, un objet doit être su, sinon nécessairement dans le sens de savoir chanter au moins dans le sens de savoir ce qu’est chanter; sinon dans le sens de savoir écrire au moins dans le sens de savoir ce qu’est écrire.
Or que faire pour transformer un objet complexe comme la littérature en contenu(s) d’enseignement? Eh bien construire des savoirs… L’histoire littéraire avait parfaitement rempli ce rôle pendant près d’un siècle (et le joue encore) mais a subi une critique en règle dans les années 1960 et 1970, pour ce qu’elle charriait d’idéologie, comme les instruments pédagogiques qui l’accompagnaient: le «morceau choisi» et l’«explication de texte»; on ne reviendra pas sur cette histoire, maintes fois faite (pour une synthèse ancienne, voir Daunay 2007), mais il est intéressant de noter que ce n’était pas tant l’école qui était mise en cause que le savoir en jeu en amont de l’école, dont les contenus scolaires pouvaient être considérés comme le reflet: il était alors possible de poser soit que c’est à partir du «discours de l’école» que «se constitue, en fait, pour la plupart des usagers, la notion de littérature» (Kuentz 1972), soit que ce discours scolaire est révélateur d’une conception sociale de la littérature, largement partagée, jusqu’à l’université (Halté & Petitjean 1974). Mais, dans les deux cas, la question de la construction des contenus scolaires est négligée.
On peut supposer que c’est parce que l’histoire littéraire ne remplissait plus sa fonction de socle épistémologique légitime à une approche scolaire de la littérature que ce rôle a pu être rempli par un autre corps de savoir, opportunément apparu alors: la narratologie. Par la logique formaliste et taxonomique qu’elle autorisait (sans pour autant s’y réduire, malgré les critiques dont elle a été l’objet assez vite), par le lien étroit qu’elle entretenait avec les approches linguistiques (qui étaient précisément alors les référents théoriques de la rénovation du français), la narratologie a pu facilement s’imposer comme théorique de référence des contenus d’enseignement et d’apprentissage de la littérature au lycée, au collège et, plus tard mais avec force, jusqu’au primaire.
Mais elle a subi le destin que Chervel supposait à cette époque à la grammaire dite «moderne»: elle a disséminé ses contenus dans l’existant et s’est fondue dans la discipline telle qu’elle s’adaptait aux logiques contradictoires qu’elle connaissait alors – entre démocratisation des publics et origine élitaire des contenus, entre unification croissante du système scolaire et spécialisation accrue des enseignants du secondaire inférieur (le collège), entre transversalité grandissante et spécification des contenus des programmes.
Les rappels qui précèdent sur les modalités de construction des contenus scolaires évitent de prendre la position confortable mais ignorante d’un Antoine Compagnon dans Le Démon de la théorie (1998: 11):
La théorie s’est institutionnalisée, elle s’est transformée en méthode, elle est devenue une petite technique pédagogique souvent aussi desséchante que l’explication de texte à laquelle elle s’en prenait alors avec verve. La stagnation semble inscrite dans le destin scolaire de toute théorie […]. La nouvelle critique, même si elle n’a pas fait tomber les murs de la vieille Sorbonne, s’est solidement implantée dans l’Éducation nationale, notamment dans l’enseignement secondaire. C’est même probablement cela qui l’a rendue rigide.
Ce propos est athéorique non seulement par la reprise sans distance d’un propos de sens commun, que son ouvrage avait pour but pourtant d’interroger, mais aussi par la teneur nostalgique de sa description de l’aventure intellectuelle qu’il a cru vivre dans sa jeunesse8. Une telle position permet d’éviter d’avoir à se demander si les concepteurs des théories que privilégie Compagnon n’avaient pas eux-mêmes une certaine propension à la naturalisation des notions qu’ils élaboraient ou travaillaient.
Que va devenir la narratologie scolaire? Il est évidemment difficile d’en préjuger, mais il semble que rien n’empêche que son règne se poursuive. Un indice pourrait être la manière (contournée) dont elle est évoquée dans les nouveaux programmes des deux premières classes du secondaire supérieur en France (seconde et première du lycée); on peut lire en effet parmi les «aspects» que recouvre la «maitrise de la langue» (MÉN 2019):
L’acquisition d’un vocabulaire technique permettant de décrire le fonctionnement de la langue et des discours, en particulier le discours littéraire (connaissances linguistiques) et d’accéder à l’implicite. Ces connaissances linguistiques portent sur les classes grammaticales, les différents rapports qui s’établissent entre les mots au sein de la phrase et du texte, ainsi que sur les notions relatives au fonctionnement du discours littéraire. Elles sont adossées à des termes (métaphore, adjectif, subordination, focalisation, assonance, etc.) dont elles proposent des définitions.
Dans ce passage, il n’est pas fait mention explicite de la narratologie, mais il est question de faire acquérir aux élèves un «vocabulaire technique permettant de décrire le fonctionnement de la langue et des discours, en particulier le discours littéraire» et des «notions relatives au fonctionnement du discours littéraire», parmi lesquels peuvent prendre place les notions narratologiques. De fait, dans la courte liste illustrative des «termes» auxquels ces notions sont «adossées», on trouve la focalisation…
Certes, cette liste à la Prévert ramasse, sous la dénomination générique de «connaissances linguistiques», des concepts grammaticaux, rhétoriques et narratologiques, mais c’est précisément cet amalgame qui peut donner aux items de la liste une réelle destinée: accolés aux notions grammaticales, ils peuvent bénéficier du succès ancestral de ce contenu scolaire, même si l’insistance sur «l’étude de la langue au lycée» est une nouveauté dans les programmes du lycée français, en contrepoint d’une approche globalement historique et générique de la littérature.
Il n’est pas anodin que le seul concept proprement narratologique cité dans la liste soit la focalisation, dont Baroni (2023: 15 sq.) a montré le statut paradoxal: à la fois «l’acquis le plus important des études de narratologie pour l’explication des textes» (Bergez 2021: 38), mais dont la «belle carrière comme outil scolaire de lecture des textes littéraires» coexiste avec des «difficultés dans l’exploitation du concept par les enseignants et son maniement par les élèves», difficultés qui demandent à interroger la théorie comme sa version scolaire (Paveau & Pécheyran 1995: 72). Ces citations que fait Baroni rappellent que le destin scolaire d’un contenu ne dépend pas nécessairement de sa cohérence théorique ni de sa facilité de maniement pratique mais ressortit à des nécessités dont l’oubli peut être à la fois le motif et la cause d’échec de toutes les tentatives de bonne volonté, qui ressemblent bien souvent – pour emprunter les mots de Bernard Lahire (1993: 88) – à une entreprise d’«annulation magique des contraintes effectives».
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