La tentation est grande, pour les enseignants de littérature, de ne voir dans la bande dessinée qu’un réservoir inépuisable d’exemples séduisants, qu’un magasin d’ «illustrations» rassurantes pour un public supposé rétif à la théorie. Ainsi, les comics (Barthes 1966: 7) ont-ils fait pendant les décennies structuralistes l’épreuve des outils d’analyse affutés par la narratologie et la grammaire du récit. Actuellement, bien que menacée de péremption par les jeux vidéo et les séries, la bande dessinée fait encore les beaux jours des théories de la lecture et de la fiction. Les zélateurs du medium n’avaient-ils pas eux-mêmes vu, dans cette heureuse disponibilité des cases et des planches, une formidable opportunité de promouvoir la dignité du 9e art? C’est ainsi qu’au gré de que l’on pourrait lire historiquement comme une instrumentalisation réciproque (la BD comme outil de promotion pédagogique des modèles descriptifs, les modèles descriptifs comme outil de promotion culturelle de la BD), se prenait, à bas bruit, l’habitude de pratiques transmédiales1 dont on mesure aujourd’hui la fertilité.
Le présent dossier, consacré à ce qui est devenu depuis sa parution un «classique», offre l’occasion de la double opération qui sera tentée dans les pages qui suivent: 1) considérer Le long voyage de Léna à la fois comme une «structure» (un système de relations) et comme un «dispositif» (un modèle ouvert sur les contextes de production et de réception2), c’est-à-dire comme une «œuvre» offerte à une expérience de lecture, depuis le moment où l’on prend en main l’album pour apprécier les détails de la couverture jusqu’au moment où on le range en se demandant s’il y aura une suite; 2) vérifier localement la robustesse des postulats transmédiaux en convoquant, quand le besoin s’en fait ressentir, des outils descriptifs empruntés aux études théâtrales (un domaine situé en marge de la narratologie, que celle-ci soit qualifiée de classique ou de postclassique).
Zone de passage (le paratexte)
Ainsi qu’en témoignent les archives génétiques que nous avons pu consulter3, le titre Le long voyage de Léna s’impose dès les premiers documents préparatoires.
Illustration 1: André Juillard, Esquisse pour la couverture du Long voyage de Léna, 2005. Archives André Juillard. © André Juillard
Relevant du péritexte auctorial4(Genette 1987), il se présente d’emblée comme un clin d’œil à son inscription dans la collection «Long courrier» des éditions Dargaud 5. Sur les pages de couverture de l’album, l’image de deux navires et celle d’une cabine avec hublot et couchette activeront les connotations maritimes de la collection. Pierre Christin et André Juillard ne sont pas les premiers à proposer un titre qui joue ainsi avec l’horizon d’attente prescrit par l’éditeur, comme en témoigne, imprimée en regard de la page de faux-titre, la liste de la quinzaine d’ouvrages parus «dans la même collection6». Sur la quatrième de couverture, une flamme d’oblitération évoque pour sa part le versant postal de la collection; les lignes ondulées sont liées à la charte graphique de cette dernière et, comme le logo à la rose de vents, appartiennent au péritexte éditorial7. Au verso de la page de faux-titre, un péritexte auctorial débute ainsi: «Cet album est issu d’un voyage à Berlin effectué par André Juillard et Pierre Christin, ainsi que des photos, de la documentation et des entretiens réalisés par Pierre Christin dans tous les autres pays où se rend Léna.» Les deux auteurs ont voyagé8; ils expédient, sous forme d’album, comme une liasse de cartes postales. Mais qu’en est-il de Léna?
Le court texte d’accroche qui figure sous l’image de la quatrième de couverture (encore un péritexte éditorial) commence par ces mots: «Qui est Léna? Que fait Léna? Le sait-elle elle-même?». Ces questions inattendues (se demande-t-on «Qui est Pierre Christin? Que fait-il? Le sait-il lui-même?») entrent en tension avec le titre dont l’évidence paraît alors trompeuse. Rapidement, le lecteur apprendra en effet que Léna «joue les touristes moyens» (p. 17, c. 10)9 et qu’elle n’est pas engagée dans «un voyage d’agrément» (p. 19, c. 6). Son nom – Muybridge10 – évoque le mouvement, mais il figure sur un «vrai-faux passeport» (p. 38, c. 1). Léna voyage sans plaisir; les paysages et les monuments sont pour elle sans attrait (il n’est que de voir son expression sur la couverture). Elle n’écrit à personne qui attende de ses nouvelles. Elle joue pourtant un «rôle de courrier» (p. 26, c. 3), ce qui ne manque pas de piquant, étant donné le nom de la collection.
Le dispositif paratextuel de l’album invite le lecteur à embarquer, c’est-à-dire à franchir la «“zone” de passage» (Del Lungo 2009: 9911) qui le sépare de l’univers fictionnel. Certains «vecteurs d’immersion» (le portrait de l’héroïne et le titre en cursives, par exemple) y sont déjà mis en œuvre (Schaeffer 1999: 25512). Les nombreuses dissonances de ce dispositif, particulièrement élaboré, éveillent immédiatement l’intérêt: la contradiction entre le mouvement et la mélancolie, la confusion entre le romanesque et le documentaire, le mélange annoncé entre «intimisme» et «fresque géopolitique». Tout attise la curiosité du lecteur, jusqu’au face à face troublant, sur la quatrième de couverture, d’un hublot ouvert et d’une photographie retournée.
Illustration 2: Quatrième de couverture, Le Long voyage de Léna © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007.
Zone de tension (l’histoire et le récit)
«Qui est Léna?». Elle est sans conteste l’héroïne du récit (elle est présente graphiquement dans 70% des cases selon les calculs d’Alain Corbellari et Alain Boillat), mais est-elle le personnage principal de l’histoire? Le long voyage de Léna offre une belle occasion d’éprouver la différence entre le récit et l’histoire, entre ces «deux aspects de toute œuvre littéraire» (Todorov 1971: 12) et entre les deux «niveaux de description» qu’ils requièrent (Barthes 1966: 11). À cette fin, il peut être utile de tenter de résumer la séquence compositionnelle (Todorov 1981: 133) ainsi que la séquence événementielle (Baroni 2017: 8413) de l’album. Bien que l’exercice soit peu formaliste, il devrait permettre de mieux saisir comment l’écart entre histoire et récit est mis en intrigue (Baroni 2017: 39-57) – afin que cet écart soit vécu par les lecteurs comme une tension qui ne se résout qu’une fois l’album refermé. Commençons par le résumé du récit:
Léna – on reconnaît la femme de la couverture – se rend dans un quartier de Berlin-Est. Elle a rendez-vous avec un vieil homme, nostalgique de la RDA. Il lui confie une liste de contacts qu’elle apprend par cœur avant de la brûler. Aux adresses et dates qu’elle a mémorisées, elle rencontre successivement six personnes à qui elle donne l’un des objets qu’elle transporte avec elle. Elle livre ainsi une boîte de massepain à Budapest, un flacon de parfum en Roumanie, une trousse pour diabétique à Kiev; on comprend que ces objets contiennent de quoi composer et injecter un poison. Des plans sont ensuite transmis en Turquie et une lettre codée en Syrie; ces deux derniers éléments renseignent les assassins sur la localisation et l’identité de leur future victime. Au fur et à mesure, Léna marque intérieurement sa distance envers les gens qu’elle contacte. À la fin du parcours, on apprend qui est Léna: celle-ci a perdu son fils et son mari dans un attentat perpétré par ceux-là mêmes qu’elle a rencontrés. Les services secrets français lui ont proposé la mission qui doit aboutir à leur neutralisation. À Dubaï, pendant que Léna s’envole à l’autre bout de la planète, les six terroristes explosent dans un véhicule piégé. En Australie, Léna fait la rencontre d’un veuf et de son jeune garçon.
Ce petit texte ayant été rédigé avant la consultation du site internet des éditions Dargaud, on se plaira à relever sa parenté avec le résumé (partiel) proposé, en guise de teaser, à l’occasion de la réédition récente du Long voyage de Léna 14:
Elle s'appelle Léna. C'est une jeune femme brune, élégante et mystérieuse. On ignore d'où elle vient et où elle va. Son voyage commence à Berlin-Est, dans le quartier où vivent les anciens dignitaires d'un régime effacé par le vent de l'Histoire. Léna rend visite à un homme qui lui remet une liste de noms et de numéros de téléphone, qu'elle apprendra par cœur avant de la détruire. Après Berlin, il y aura Budapest et un autre rendez-vous. Et après Budapest, Kiev, Odessa, la Turquie et la Syrie. À chaque fois, une rencontre. Peu de mots prononcés, juste un objet étrange remis par Léna à son destinataire: une boîte de pâtes d'amandes, un flacon de parfum, un nécessaire pour diabétiques.
Dans les deux textes, le pronom impersonnel «on» et le présent de l’indicatif (également utilisés dans le projet de scénario établi par Christin15) se sont imposés, sous la pression manifeste de la séquence visuelle. Un autre parti était possible, qui aurait privilégié les récitatifs (les cartouches narratifs). Le résumé aurait alors pu commencer ainsi: «Léna – la femme représentée sur la couverture – raconte comment elle s’est rendue dans un quartier de Berlin-Est pour rencontrer un vieil homme, nostalgique de la RDA. Elle ne précise pas quel était son point de départ.» Cette option peut se justifier du caractère manifestement structurant des cartouches narratifs dans le crayonné de Juillard. Un tel choix contraint cependant à rappeler avec régularité la source imaginaire du récit («Léna raconte que…»). Une troisième piste pour un résumé du récit est inspirée par les «Légendes pour une exposition» rédigées par Christin. Ces légendes qui accompagnent chaque planche de l’album, sont le résultat d’une identification totale avec l’héroïne. Elles actualisent au présent (parfois en l’augmentant) la voix intérieure de Léna qui parle au passé dans les récitatifs. Par exemple, pour la Planche 1: «On m’appelle Léna, et je me trouve pour la première fois de ma vie dans cette lointaine partie de Berlin-Est. Je suis seule, absolument seule. C’est l’été. Il fait très chaud. Je dépasse une écluse immobile16». Un résumé inspiré par ces étonnantes variations autour des planches montrerait comment le plan iconique de la narration, perçu comme simultané, peut altérer la grammaire des récitatifs. L’examen de ces différents résumés, de la combinatoire des pronoms et des temps verbaux et la comparaison avec les documents préparatoires, tout cela s’avère pédagogiquement fertile pour une exploration des spécificités du récit en bande dessinée, mais également pour une compréhension globale, dans un esprit transmédial, des outils narratologiques. Mais revenons au premier résumé proposé ci-dessous. Dans son économie générale, ce résumé tient compte du fait que l’identité de Léna reste indécise durant les deux premiers tiers de l’album, à savoir pendant 35 pages sur 53 (862 caractères sur 1303 dans le résumé proposé). Le voyage peut donc être qualifié de «long» en raison du nombre de kilomètres parcourus et de l’archaïsme des moyens de transport (dans l’histoire), mais aussi en raison du nombre de pages (pages 3 à 38) qui attisent la curiosité du lecteur (dans le récit). Une dizaine de pages (pages 43 à 53) prennent le relais pour produire l’unique effet de suspense de l’album à propos du destin des terroristes. Quant à la surprise (qui invaliderait les diagnostics et les pronostics du lecteur), elle est moins produite par la révélation de l’identité de Léna (préparée par un semis d’indices) ou par la mort des assassins (annoncée de manière peu cryptée17) que par une scène qui dévoile l’étendue de l’ignorance de l’héroïne (mais n’anticipons pas). Alain Boillat et de Raphaël Baroni analysent ici-même les techniques compositionnelles de l’album, nous ne nous y attarderons donc pas. Certes, la tension narrative «ne dépend pas uniquement d’éléments thématiques (ce qui arrive aux personnages ou ce qui les caractérise), mais aussi d’une certaine organisation du discours» (Baroni 2017: 85), il convient néanmoins de prêter attention à ces «éléments thématiques» et de ne pas négliger, comme il est souvent d’usage18, «ce qui arrive aux personnages». Voici donc un résumé de l’histoire:
Un attentat non revendiqué fait dix-sept victimes dans le quartier de la légation française à Khartoum: parmi les victimes, figurent le mari et le fils d’Hélène Desrosières (Léna). Un ami de Desrosières, Paul-Marie de Calluire, membre des services secrets français, identifie les responsables. Il est informé de la prochaine opération «anti-impéraliste» fomentée par ce groupe de communistes dirigé par un ancien membre de la Stasi. Il s’agit d’assassiner un cheikh dont le rôle est crucial dans la signature d’un accord de paix au Moyen-Orient. Le chef du groupe accepte l’aide de Paul-Marie (qu’il a eu l’occasion de fréquenter pendant la Guerre froide). Paul-Marie propose à Léna de contribuer à la neutralisation des terroristes. Léna se présente à Berlin comme le courrier qui doit livrer à chaque membre du groupe – c’est-à-dire en Hongrie, Roumanie, Ukraine, Turquie et Syrie – une partie des moyens et des données nécessaires au nouvel attentat. De ce projet, Léna ignore la cible. Ce n’est qu’une fois sa mission achevée que Paul-Marie l’en informe. Il lui cache en revanche le sort qui les attend. À Dubaï, sur le point de commettre leur forfait, ils explosent dans un véhicule piégé, pendant que Léna est en route pour l’Australie. Sur une plage, elle rencontre un veuf et son jeune fils.
Ce résumé diffère nettement du précédent, bien que rigoureusement de la même longueur19. Alors que le résumé du récit frappait par son rapport deux tiers / un tiers (mystère / révélation), celui-ci révèle la structure symétrique d’une histoire «à clôture forte» (Schaeffer 2020: 10), une histoire «passant d’un équilibre à l’autre»:
Un récit20 idéal commence par une situation stable qu’une force quelconque vient perturber. Il en résulte un état de déséquilibre; par l’action d’une force dirigée en sens inverse, l’équilibre est rétabli; le second équilibre est semblable au premier mais les deux ne sont jamais identiques (Todorov 1980: 50).
Les deux événements qui respectivement ouvre et ferme le résumé permettent de dégager ceci:
La cellule familiale de Léna (situation stable) est fracturée par l’attentat de Khartoum (perturbation); après sa mission (force dirigée en sens inverse), la jeune femme est exfiltrée aux Antipodes; sa rencontre avec un veuf et un orphelin laisse présager la constitution d’un nouveau foyer (situation stable)21.
Décrite ainsi cependant, l’histoire de Léna ne manque pas de surprendre voire de mettre à mal la description de Todorov et le fameux schéma quinaire qui l’a clarifiée par la suite (Larivaille 1974)22. En effet, on ne peut que s’interroger sur la nature de la «force dirigée en sens inverse» supposée permettre le retour à l’équilibre affectif pour Léna. Le résumé de l’histoire permet de relever deux rendez-vous entre Léna et Paul-Marie de Calluire symétriquement situés à proximité du début et de la fin du texte. De Calluire est de fait lui aussi porteur d’une histoire à clôture forte:
Les services de renseignement français, représentés par l’expérimenté de Calluire (situation stable), ont été mis en échec par l’attentat de Khartoum qu’ils n’ont pas su anticiper (perturbation); afin de prendre sa revanche, de Calluire s’insinue, dès ses prémisses, dans l’organisation de la prochaine opération du groupe terroriste responsable de cet attentat (force dirigée en sens inverse; cette revanche mettra le groupe définitivement hors d’état de nuire (situation stable).
Enfin, on remarquera également l’importance des contacts entre de Calluire et le chef des terroristes autour d’une troisième histoire à clôture forte:
Un groupe de communistes soudé par leur passé commun et dirigé par un ancien dignitaire de la Stasi (situation stable), n’acceptant pas la chute de l’URSS (perturbation), poursuit par ses actions la lutte anti-impérialiste; ainsi cherchent-ils à empêcher la signature d’un accord de paix au Moyen-Orient (force dirigée en sens inverse); au cours de cette opération, l’ensemble du groupe trouve la mort, privant l’ancien dignitaire de la Stasi de ses moyens (situation stable).
Après avoir identifié cette troisième histoire, nous pourrions être tentés de réécrire le résumé, peut-être en dégageant plus lisiblement la manière dont elles s’emboîtent: Léna / De Calluire / les terroristes / De Calluire / Léna. Une telle entreprise serait sans doute vaine. En effet, n’est-ce pas déjà un biais (dû à l’influence du récit) que de braquer, en ouverture et en fermeture, le projecteur sur Léna? Il suffit, pour s’en assurer, de réécrire le résumé en dirigeant tour à tour le même projecteur sur de Calluire (Calluire / le Berlinois / Léna / le Berlinois / de Calluire) ou sur le Berlinois (le Berlinois / de Calluire / Léna / de Calluire / le Berlinois). L’histoire resterait inchangée dans les deux cas, mais Léna y perdrait son statut de personnage principal.
Reconnaissons que l’exercice qui consiste à résumer une histoire n’est pas une mince affaire. Pour Roland Barthes, l’histoire ne «relevait pas du langage» (Barthes 1966: 11, note 4) et Tzvetan Todorov en parlait comme d’un «matériau prélittéraire». Ce dernier ajoutait: «l’histoire est une convention, elle n’existe pas au niveau des événements eux-mêmes», elle est «une abstraction car elle est toujours perçue par quelqu’un, elle n’existe pas “en soi”». Il précisait surtout: elle «est rarement simple: elle contient le plus souvent plusieurs “fils” et ce n’est qu’à partir d’un certain moment que ces fils se rejoignent» (Todorov 1966: 133)23. Dans ce texte, précurseur à bien des égard, Todorov emprunte la notion de fil au vocabulaire de la dramaturgie classique, qui a aussi fourni les termes nœud, dénouement et intrigue issus du même bain métaphorique. Rappelons en effet que la poétique classique définissait l’intrigue comme un entrelacs de «fils» dans lequel les personnages se trouvaient «empêtrés». On peut rappeler à cet égard l’amusante étymologie qui ouvre l’article «Intrigue» de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
Ce mot vient du latin intricare, & celui-ci, suivant Nonius, de triæ, entrave, qui vient du grec τρίχες [triches], cheveux: quod pullos gallinaceos involvant & impediant capilli. Tripand24 adopte cette conjecture, & assure que ce mot se dit proprement des poulets qui ont les piés empêtrés parmi des cheveux, & qu’il vient du grec Θρίξ [trix], cheveux.
Intrigue, dans ce sens, est le nœud ou la conduite d’une pièce dramatique, ou d’un roman, c’est-à-dire, le plus haut point d’embarras où se trouvent les principaux personnages, par l’artifice ou la fourbe de certaines personnes, & par la rencontre de plusieurs événements fortuits qu’ils ne peuvent débrouiller.25
En régime classique, l’entrelacs de quelques fils (entre deux et quatre) suffit à donner matière à une représentation intelligible de l’existence humaine en tant qu’elle est soumise à la contingence, aux aléas, aux renversements de situation – le malheur succédant au bonheur et le bonheur au malheur (Scherer 1950: 9626). Les scénaristes de cinéma et de bandes dessinées – ne serait-ce qu’en raison de semblables contraintes de format – ont exploité à loisir ce type de construction (sans s’astreindre aux autres exigences de l’unité d’action27). Pourtant, pendant les décennies structuralistes, le modèle de l’histoire à plusieurs fils a été totalement périmé et occulté. À l’heure où la narratologie transmédiale prend la relève, on osera se souvenir que les études théâtrales ont, pendant ces mêmes décennies, persisté à promouvoir une méthodologie concurrente à la grammaire du récit dominante. Dans Lire le théâtre, Anne Ubersfeld se servait en effet du schéma actantiel de Greimas28 comme d’ «un mode de lecture» et revendiquait le caractère artisanal de cet usage dans la mesure où il visait le niveau sémantique des œuvres analysées et non pas leur niveau linguistique (Ubersfeld 1981: 55 et 56)29. Précautions utiles, car la méthode est très loin d’être orthodoxe: au nom d’une (supposée) «spécificité de l’écriture théâtrale», Ubersfeld promeut non seulement des «modèles actantiels» multiples mais aussi dynamiques et en transformation (Ubersfeld 1989: 81).
S’autoriser à dessiner plusieurs modèles actantiels et à y reporter les changements constatés en cours d’action (les actants se déplaçant en particulier d’une fonction à l’autre), c’était leur donner la possibilité de représenter les fils (et avant cela de les extraire du récit dramatique). Chaque fil est par ailleurs descriptible grâce à un schéma quinaire – mais on remarque alors aisément que sa séquence événementielle ne peut se passer des apports des autres fils (ainsi, Léna ne rencontrerait pas le veuf australien si Paul-Marie de Calluire n’avait pas cherché à se venger du «vieux maître berlinois»). Si l’on en croit l’article «Action» de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (Mallet 1751: 171a), toute action dramatique comporte plusieurs «desseins», des «efforts contraires» et la «solution des obstacles30». Plusieurs, car les «efforts contraires» ne sont dus qu’à la pluralité des fils. Ainsi inspirés, nous reconnaîtrions, dans Le long voyage de Léna, trois fils qu’il serait aisé de les valider en dessinant trois schémas actantiels, autour de trois Sujets: 1) Les services secrets français représentés par Paul-Marie Calluire; 2) Le «vieux maître berlinois», à la tête de son petit groupe d’anciens agents communistes; 3) Hélène Desrosières dite «Léna». Trois Sujets qui recherchent trois Objets: 1) Éliminer le groupe terroriste qui a tué des compatriotes et attenté à l’image de la France; 2) Empoisonner le cheikh Mohammed Al-Fahim pour faire échouer la signature d’un traité voulu par les «impérialistes»; 3) Surmonter la mort de son mari et de son fils afin d’envisager un avenir.
Reste à décrire l’entrelacs. Le plus évident est le croisement entre le fil 1 et le fil 2: c’est en enquêtant sur l’attentat de Khartoum que De Calluire remonte jusqu’au Berlinois. Comme leurs routes se sont déjà croisées par le passé, il n’a aucun mal à prendre contact avec lui et à se proposer de collaborer à son prochain projet (l’assassinat de Dubaï). Plus obscur est le croisement entre le fil 1 et le fil 3. De Calluire propose à Léna d’être l’instrument de sa «collaboration» au projet du Berlinois, mais aucune raison explicite n’est donnée à cette initiative bizarre. Léna ne fait pas partie de ses troupes, elle n’est nullement nécessaire à une mission que n’importe quel agent peut exécuter à sa place et sa personnalité est plutôt voyante (ce que les terroristes se feront fort de commenter chacun à sa façon). Pour comprendre cet aspect de l’entrelacs, il faut sans doute en revenir au récit et en particulier à ses caractéristiques visuelles. On se risquera à supposer que les raisons de Paul-Marie de Calluire ne peuvent être que symboliques: c’est parce que Léna est la jeune veuve d’un diplomate mort dans l’attentat qu’elle pourra incarner la vengeance – avec une robe noire et une allure de Némésis qui sont le fait du dessinateur31 – et réparer aux yeux des services français l’irrémédiable blessure de Khartoum32.
Illustration 3: Synopsis de Christin, p.1. © André Juillard & Pierre Christin 2005.
La vertu opératoire de cet exercice de reconstitution des fils réside dans le fait que celui-ci contraint à se concentrer sur l’histoire et rien que sur elle. L’exercice vaut aussi par les difficultés rencontrées et par les interrogations qu’il soulève. Pour continuer dans cette direction, on cherchera en vain, dans Le long voyage de Léna, la trace de véritables «efforts contraires», c’est-à-dire un obstacle ou un conflit avec des opposants. Léna ne court aucun danger d’être démasquée33, quand bien même elle peut irriter ses contacts avec ses réactions de «petite-bourgeoise». Hors l’explosion finale, tout se passe pour l’ensemble des personnages «comme prévu», «sans problème»; personne n’est amené à improviser, à s’écarter du plan. Ce défaut d’obstacle fait semble-t-il l’objet de l’une des deux remarques générales apportées par Juillard sur le synopsis de Christin: «pourquoi est-elle menacée?», écrit-il au sujet de Léna. Pour remédier à ce qui paraît un défaut, l’accrochage entre une vedette de la police et un navire écologiste est développé dans le projet de scénario. Bien que monté en épingle par le commentaire de l’Ukrainien (page 23, c. 5 à 9) et par celui de Paul-Marie de Calluire (p. 40, c. 2 à 6), «l’épisode dans le delta du Danube» se règle néanmoins en quelques cases (p. 21) sans avoir le temps d’inquiéter le lecteur. On remarquera également qu’aucun des trois desseins (à l’origine des trois fils) n’est explicité avec précision en termes de causes ou de raisons (on s’en aviserait au moment de tenter de nommer les actants occupant les fonctions de destinateur et de destinataire34). Il est par exemple difficile de savoir dans quelle mesure la signature d’un traité à Dubaï (désigné comme un accord de paix israëlo-palestinien uniquement dans les documents préparatoires) représente un enjeu, qu’il s’agisse de le favoriser ou de l’entraver. Au-delà de la vie du cheikh Mohammed Al-Fahim35, l’objectif principal des services secrets français semble bien de prendre une revanche, et celui du «vieux maître berlinois» de continuer d’entretenir un combat hors d’âge contre les puissances de l’Ouest. Paul-Marie agirait ainsi par vanité et le chef terroriste par «Ostalgie». Enfin, il s’avère que les échecs comme les réussites ne sont que des résultats provisoires dans le contexte de la «nébuleuse du terrorisme international» (p. 40, c.6). Quant à Léna, il est bien difficile de comprendre quel profit elle tire de cette histoire. Le synopsis prévoyait un scénario à la Monte-Cristo, mais André Juillard, pris d’un scrupule à sa lecture, note à la main: «nous ne sommes pas pour la peine de mort, n’est-ce pas? ni pour la vengeance personnelle? Ne faudrait-il pas que Léna ne sache pas vraiment le but ultime de ses commanditaires?». Si Léna ne poursuit pas la mort des coupables, que fait-elle?
Zone de troubles (l’interprétation)
«Que fait Léna?». À la fin de l’album, la tension narrative prend fin, mais la tension interprétative ne fait que commencer: «non pas l’incertitude sur l’issue, mais l’incertitude sur le sens» (Jouve 2019: 46-47). «Que fait Léna?». La question reste entière, et cela malgré l’artifice qui consiste à lui prêter, dans les deux premiers tiers de l’album, la voix d’un narrateur (d’une narratrice) homodiégétique. Que dire de cette voix, si ce n’est d’abord sa réticence (sa «retenue», écrit Alain Boillat)? Cette voix n’est pas comme on pourrait peut-être le croire une anticipation du «debriefing» de sa mission36 (dans ce cas, tout le voyage aurait basculé dans l’analepse). Bien que prenant en charge des descriptions d’actions au passé, cette voix ne témoigne d’aucune «ultériorité». Elle affecte plutôt un caractère «intercalé» (Genette 1972: 229), à la manière d’un journal de bord, un journal intériorisé puisque l’écriture est évidemment exclue par les circonstances. Reste à comprendre la réticence de la narratrice, que certains critiques n’hésiteraient pas à qualifier de «non fiable» (Booth 1977). Sans entrer dans les débats ouverts par cette notion, retenons qu’une narration non fiable «réoriente l’attention du lecteur sur les processus mentaux du narrateur» (Wall 1994: 23, cité par Nünning 2018: 127). Le passé composé – frappant dans les récitatifs – contribuerait quant à lui à maintenir une distance avec le lecteur. L’usage de ce temps verbal rendrait en effet «cognitivement plus difficile d’oublier complètement la médiation du discours narratif et de se replacer dans la perspective temporelle du personnage» (Baroni 2017: 122-123)37. On peut ainsi faire l’hypothèse que ce temps permet à Léna de prendre elle-même de la distance.
De même que Léna voyage et ne voyage pas, on pourrait donc dire qu’elle narre et ne narre pas, qu’elle simule la narration comme elle simule le voyage. En effet, le «monologue intérieur38», qui se poursuit jusqu’à la page 38, occulte le principal: une biographie fracturée par la perte et le deuil. Léna ne se contente pas d’assumer avec réticence la position de narrateur de sa propre vie (Ricœur 2008), elle s’efforce de tuer dans l’œuf tout processus qui relèveraient du «proto-narratif» (Schaeffer 2020: 46-59): 1) elle se refuse à toute mémoire épisodique en se voulant «lisse et sans mémoire» (p. 10, c. 4, p. 32, c. 4); 2) elle répète qu’elle passe des nuits sans rêve (p. 15, p. 4, p. 20, c. 6); 3) elle évite toute planification d’action et se déclare incapable de projection dans l’avenir (p. 16, c. 6). Ainsi Léna s’exile-t-elle volontairement des «territoires originaires du récit», c’est-à-dire de son «vaste continent narratif intérieur» (Schaeffer 2020: 43 et 44).
Cet exil est susceptible d’expliquer bien des choses: en acceptant la mission proposée par Paul-Marie, Léna se met au service d’un projet exogène qui la dispense de tout dessein personnel. La page où elle apprend par cœur la liste des «noms, numéros de téléphones et adresses» (p. 5) est parlante à cet égard: Léna se remplit la mémoire avec le plan élaboré par l’ancien agent de la Stasi39. Simple exécutante, elle cesse provisoirement d’être le sujet de sa propre biographie.
Illustration 4: , p.5 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007.
Illustration 5: Storyboard, planche 4, © André Juillard & Pierre Christin 2005
Ainsi, l’un des principaux moteurs de la curiosité du lecteur est-il interprétable diégétiquement. Léna se présente comme un instrument sans souvenirs, sans désirs et, autant que faire se peut, sans affects: «Toujours rester au-delà de la colère», «calmer des pensées qui tournaient un peu trop vite», «Ne pas penser à ça, aller de l’avant […].» (p. 19, c. 1)40. Se bornant à manifester une sorte d’attention flottante, elle avance sans crainte de s’égarer, d’être en retard ou de rater un rendez-vous. On pense alors à James Bond, dont Umberto Eco avait en son temps montré comment, à partir de la fin du premier volume (Casino Royale), il avait été libéré par son auteur de toute «névrose», de toute interrogation morale, c’est-à-dire que ce dernier avait abandonné toute «psychologie en tant que moteur de la narration». Ayant cessé de s’interroger sur les motivations de ses ennemis et celles de ses supérieurs41, Bond n’est plus qu’une «merveilleuse machine» (Eco 1981: 84). Suite au traumatisme émotionnel qu’elle a vécu, c’est à cet état que semble aspirer Léna. Elle ne s’interroge pas sur la finalité de sa mission, il lui suffit d’avoir un plan. Sa mission lui donne l’occasion de se mettre – paradoxalement – «à l’abri du chaos», après avoir fait l’expérience de l’imprévisible et de l’incontrôlable (Rimé 2005: 297 et 305).
Le désarroi existentiel et moral de Léna refait surface à la page 38, une fois la mission terminée. Il est alors temps d’en venir à l’étrange scène où l’héroïne, emportée par une colère subite, adopte un comportement tout à fait surprenant: elle devient pour la première fois vulgaire («espion de merde», «salopard de manipulateur»), agressive (elle saisit Paul-Marie par le col) et en proie à des stéréotypes de classe (elle s’en prend à sa «particule de merde»). Cet épisode – qui n’est pas développé dans le synopsis – paraît invraisemblable à la première lecture puisqu’il repose sur le soupçon que Paul-Marie aurait décidé de ne pas empêcher l’assassinat du cheikh. Fallait-il produire un peu d’agitation dans un album jusque-là fort calme ou animer le visage trop placide de l’héroïne? S’agissait-il seulement de souligner – au prix d’une invraisemblance – l’ignorance de Léna quant à l’issue de sa mission et son innocence? Ne serait-ce pas plutôt que la machine du scénario d’espionnage cesse alors de fonctionner et que Léna, à l’instar du premier James Bond42, est à nouveau «mûr[e] pour la crise, pour la reconnaissance salutaire de l’ambiguïté universelle» (Eco 1981: 84)? Il est vrai que les explications de Paul-Marie ont de quoi troubler celle qu’il appelle Hélène.
Illustration 6: Le Long voyage de Léna, p.45 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007.
N’apprend-on pas qu’il hésite à qualifier le «vieux maître berlinois» d’ami ou d’ennemi (p. 40, c. 10), que le cheikh a été proche de tous les ceux qui sont chargés de le tuer (pp. 43-44) et que Léna elle-même – elle vient de l’admettre – n’a pas vu en ceux-ci «que des monstres»?
Il y a plus troublant peut-être. Tout au long de son «voyage», le deuil énigmatique de Léna est sans cesse mis en parallèle avec l’effondrement des utopies socialistes. La photographie encadrée de noir qu’elle transporte avec elle entre en écho graphique, dès les premières pages, avec le portrait de Trotsky et le buste de Lénine qui ornent la salle à manger berlinoise, puis, dans d’autres intérieurs, avec des images de Staline, Hafez el-Assad, Mustafa Kemal Atatürk... Croisant les «vestiges» d’un «monde disparu» de Berlin-Est (p. 9), sa voix intérieure dit: «j’ai eu sentiment curieux qu’il n’y avait presque plus rien de vivant autour de moi». Au centre de la ville, sans que l’on puisse savoir de quel passé il est question: «en longeant un pan du mur tout moche, j’aurais pu penser au passé… je ne l’ai pas fait» (p. 10). En Roumanie, l’analogie est encore plus explicite: «je sais qu’il est impossible de faire revivre le passé. Aussi impossible que de faire repartir les usines dévastées de l’époque communiste» (p. 16). Peu après, elle se donnera du courage en prenant pour exemple les statues des «vieux héros prolétariens» (p. 19, c. 1). Elle remarquera, à Kiev, les chantiers abandonnés du port (p. 23), le bâtiment officiel désaffecté devenu un «tombeau» (p. 25). De «l’ancienne Trébizonde», elle soulignera qu’ «il ne restait plus grand-chose de la magie passée» (p. 27). Le plus frappant dans cette lignée sémantique (comment croire que Léna se soit «amusée» en esquissant ce dessin, comme le prétend le projet de scénario) est sans doute la substitution, dans le carnet de croquis, de son mari Antoine en lieu et place de Staline; elle-même, affublée de tresses, se figure assise avec son fils sur les genoux du petit père des peuples (p. 31, c. 6 p. 24, c. 6).Illustration 7: Le Long voyage de Léna, p.31, © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
L’effondrement des pays communistes est bel et bien mis en équivalence avec le désastre de son existence. Est-ce exagéré de remarquer que sa vie reposait, elle-aussi, sur une utopie dominée par la figure «paternelle» d’Antoine Desrosières? N’était-elle pas contrainte de suivre son mari, de poste en poste, avec l’unique fonction d’atténuer les effets des déménagements sur le développement de leur fils Sylvain43? Bien qu’ils soient responsables de son deuil, les terroristes que Léna va rencontrer au cours de sa mission ne sont-ils pas comme elle, les orphelins d’une utopie, privés comme elle d’identité (p. 5, c. 1), de rôle (p. 25, c. 2), d’amis (p. 18, c. 1-2)?
C’est alors bien le voyage qui importe à Léna (le chemin) plus que le but (la vengeance). Un voyage qui relie des personnes et non des villes. Il s’agit pour Léna d’expérimenter ce que cela lui fait de parler, de boire un café ou un thé, de serrer la main à ces frères (et sœur) dévoyés. Dès les premières étapes, elle avoue – sans que le lecteur puisse à ce moment comprendre la portée de la remarque – qu’il est «dur» de rencontrer ces «gens» (p. 19, c. 3). On doit alors relire l’album, et s’intéresser à chacune de ces rencontres «éprouvantes» (p. 18, c. 7) et à sa tonalité affective propre: antipathie réciproque envers Imre Sambor et le professeur Danitça — teintée d’agressivité pour le premier, d’ironie pour la seconde; «difficulté à trouver antipathique» Iouri Repitski doublée d’une «joie mauvaise» à le tromper: sympathie possible mais non formulée envers Adnan Beyamoglu qui devine que Léna est séparée des siens et qui partage son goût des baignades solitaires (ce que Paul-Marie ne manquera pas de souligner); méfiance envers les deux frères d’Alep qui ne cachent pas leur mépris. Il n’est rien dit de cet arc-en-ciel affectif dans le synopsis. Rendu perceptible par le «monologue intérieur», il aboutit à ce constat communiqué à Paul-Marie: «Tous ceux que j’ai rencontrés n’étaient pas des monstres» (p. 40, c. 1).
Pierre Christin a voulu que Le Long Voyage de Léna traverse une partie de la planète marquée, au début du XXIe siècle, par les ruines du bloc de l’Est et hantée les spectres de la Guerre froide. André Juillard a pour sa part désiré apporter plus de complexité au personnage principal. Alors que le scénariste assumait la volonté de vengeance de l’héroïne ainsi que sa fonction artificielle de «porte-regard» (Hamon 1981: 185), le dessinateur insiste pour que la finalité de la mission de Léna lui soit obscure et pour que sa détresse soit plus intéressante. Ce faisant, ce dernier accentue le paradoxe originel du caractère de la jeune femme: décidée et intrépide, elle n’en regrette pas moins un passé de femme au foyer dépendante; alternativement, elle se soumet et se révolte contre le scénario de son commanditaire. À vrai dire, aveuglement et paradoxe, soumission et révolte, frisent pareillement l’invraisemblance, mais ils permettent à Juillard de réaliser ce nouage de «l’intimisme» et de la «fresque géopolitique» qui est spécifique au duo qu’il forme avec Christin44. Ce nouage touche peu le niveau de l’histoire; l’articulation des fils étant déjà assurée dans le scénario de Christin, les apports de Juillard à la construction du personnage de Léna seront surtout déterminants pour la construction du récit. D’ordre analogique bien plus que logique, ils consistent à faire entrer en résonance affective la biographie individuelle et la grande Histoire45. La contradiction interne du personnage de Léna, tout à la fois émancipée et nostalgique, entre ainsi en écho avec la situation politique de l’ancienne zone d’influence de la Russie soviétique. Ce réseau d’analogies étant tissé sans souci particulier de l’intrigue, il augmente singulièrement, et de manière à coup sûr inattendue, les difficultés que rencontre toute tentative d’interprétation.
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Annexe
Résumé de l’histoire
Un attentat non revendiqué fait dix-sept victimes dans le quartier de la légation française à Khartoum: parmi les victimes, figurent le mari et le fils d’Hélène Desrosières (Léna). Un ami de Desrosières, Paul-Marie de Calluire, membre des services secrets français, identifie les responsables. Il est informé de la prochaine opération «anti-impéraliste» fomentée par ce groupe de communistes dirigé par un ancien membre de la Stasi. Il s’agit d’assassiner un cheikh dont le rôle sera crucial dans la signature d’un accord de paix au Moyen-Orient. Le chef du réseau accepte l’aide de Paul-Marie (qu’il a eu l’occasion de fréquenter pendant la Guerre froide). Paul-Marie propose à Léna de contribuer à la neutralisation des terroristes. Léna se présente à Berlin comme le courrier qui doit livrer à chaque membre du groupe – c’est-à-dire en Hongrie, Roumanie, Ukraine, Turquie et Syrie – une partie des moyens et des données nécessaires au nouvel attentat. De ce projet, Léna ignore la cible. Ce n’est qu’une fois sa mission achevée que Paul-Marie l’en informe. Il lui cache en revanche le sort qui les attend. À Dubaï, sur le point de commettre leur forfait, ils explosent dans un véhicule piégé, pendant que Léna est en route pour l’Australie. Sur une plage, elle rencontre un veuf et son jeune fils.
Résumé du récit
Léna – on reconnaît la femme de la couverture – se rend dans un quartier de Berlin-Est. Elle a rendez-vous avec un vieil homme, nostalgique de la RDA. Il lui confie une liste de contacts qu’elle apprend par cœur avant de la brûler. Aux adresses et dates qu’elle a mémorisées, elle rencontre successivement six personnes à qui elle donne l’un des objets qu’elle transporte avec elle. Elle livre ainsi une boîte de massepain à Budapest, un flacon de parfum en Roumanie, une trousse pour diabétique à Kiev; on comprend que ces objets contiennent de quoi composer et injecter un poison. Des plans sont ensuite transmis en Turquie et une lettre codée en Syrie; ces deux derniers éléments renseignent les assassins sur la localisation et l’identité de leur future victime. Au fur et à mesure, Léna marque intérieurement sa distance envers les gens qu’elle contacte. À la fin du parcours, on apprend qui est Léna: celle-ci a perdu son fils et son mari dans un attentat perpétré par ceux-là mêmes qu’elle a rencontrés. Les services secrets français lui ont proposé la mission qui doit aboutir à leur neutralisation. À Dubaï, pendant que Léna s’envole à l’autre bout de la planète, les six terroristes explosent dans un véhicule piégé. En Australie, Léna fait la rencontre d’un veuf et de son jeune garçon.