Pourquoi et comment enseigner la littérature aujourd'hui 1? J’aborderai cette question à travers un grand écart instaurant une double distance envers la définition canonique de «la littérature», telle que cette définition s'est imposée dans nos cultures occidentales aux XIXe et XXe siècles. En aval de cette période, je réfléchirai à la façon dont les évolutions médiologiques des trois dernières décennies ont induit des pratiques interprétatives que nos catégories encore dominantes au sein de larges segments de l'université refusent souvent de reconnaître comme littéraires – alors qu’il me semble au contraire important d’y repérer une mutation de «la littérature» hors d’elle-même 2. En amont, je remonterai brièvement à un usage du mot «littérature» qui était prévalente jusque vers 1750 – et qui peut, par-dessus les siècles, nous indiquer une direction d'avenir pour repenser la fonction des études de lettres.
Ce grand écart quelque peu acrobatique trouve appui sur un certain nombre de théories des media malheureusement peu connues et peu diffusées dans le domaine francophone en général, et parmi ceux qui réfléchissent à la littérature et à sa didactique en particulier. La pertinence de ces théories ne prenant son sens qu'à la lumière des problèmes écopolitiques auxquels nous devons faire face à l'âge de l'anthropocène, je commencerai par quelques remarques très générales, avant de présenter très sommairement quelques idées-clés reprises de ces théories des media, qui me semblent indispensables pour articuler le problème central posé à l'enseignement de la littérature aujourd'hui, qui est précisément un problème de cadrage, c'est-à-dire d'adaptation à un certain contexte socio-historique, et plus particulièrement médiologique.
L'orientation générale de ce propos – qui relèvera donc plutôt de «prolégomènes» que d’un traitement direct et pragmatique des questions posées – visera à esquiver le double écueil de la lamentation catastrophiste et de la technophilie naïve qui se font fréquemment face dans les débats concernant ces problèmes. Les élégies sur la mort de la littérature et des lettrés, sur l'indifférence prétendue de «la jeunesse» envers «les classiques», sur la distraction abrutissante induite par les (in)cultures numériques – tout cela me paraît à la fois aussi (partiellement) fondé et aussi (largement) leurrant que les espoirs de voir chaque enfant muni d'une tablette profiter spontanément d'une intelligence collective sur laquelle il suffirait de se brancher à travers l’appareillage approprié (si possible user-friendly). Je suis convaincu que les expériences littéraires restent plus précieuses, plus nécessaires, et plus jouissives que jamais à l'ère des media numériques – pour peu qu'on apprenne à les chercher là où elles peuvent se trouver aujourd'hui, et pour autant qu'on se donne les moyens de les cultiver et de les valoriser comme telles.
Mon propos commencera donc par dresser un tableau très large de quelques grands bouleversements médiologiques repérables au cours du dernier siècle, avant de proposer quelques gestes par lesquels les études littéraires peuvent se repositionner dans les nouveaux contextes induits par ces bouleversements.
Figures d'écriture et retours de fond à l'âge de l'anthropocène
L'intuition de base développée, entre autres, par des penseurs comme Vilém Flusser (1920-1991) ou Friedrich Kittler (1943-2011) – approfondissant les formules lancées par Marshall McLuhan (1911-1980) dès les années 1960 et faisant échos parfois à une «médiologie» française qui s'est malheureusement développée dans un certain isolationnisme national – est qu'une nouvelle culture a commencé à se déployer à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, sous l'impulsion de l'invention et de la diffusion des moyens techniques d'enregistrement automatique de l'image (photographie) et du son (phonographe). Le nouvel «univers des techno-images» 3, qui a mis plus d'un siècle à s'imposer progressivement, qui devient clairement hégémonique depuis quelques décennies, mais dont nous commençons à peine à entrevoir les conséquences, se comprend par contraste avec la phase précédente, qui se caractérisait par une domination de l'écriture, qui a elle aussi mis plusieurs siècles à s'infiltrer dans nos pratiques, et qui continue bien entendu à les structurer en profondeur.
Dans la description qu'en donne Flusser, le régime historique de l'écriture se caractérise par la réduction de la complexité de nos perceptions du réel à un défilement linéaire de symboles alphabétiques, conçus pour manifester des rapports de causalités également formalisés comme linéaires. L'énorme puissance de l'écriture, remarquablement analysée par Michel de Certeau dans «L’économie scripturaire» (1990: 195-224), tient à ce qu'elle nous donne une emprise pratique considérable sur le façonnement de notre réalité, en faisant passer celle-ci par le fil de causalités linéaires sur lesquelles nous pouvons agir après les avoir isolées et identifiées comme telles.
Cette opération fondamentale assurée par l'écriture ne date bien entendu pas de la modernité. Toutes les cultures écrites ont formalisé des chaînes de causalité de façon à pouvoir intervenir sur elles. À travers son idéal et son idéologie de «la science», la modernité a seulement poussé à ses extrêmes conséquences cette virtualité possible du régime de l'écriture: n'existe «réellement» pour nous aujourd'hui que ce qui peut être transcrit à travers des séquences linéaires d'enchaînements causaux. Cet énorme travail d'élucidation des relations de causalité mené depuis des siècles s'appuie sur au moins deux types de réduction qui apparaissent aujourd'hui dans toute leur clarté.
D'une part, le règne de l'écriture linéaire présuppose l'isolation de certaines chaînes causales au sein du tissu complexe de multi-causalités qui trame nos existences quotidiennes: c'est le travail qu'on mène dans des laboratoires, dont la fonction est justement d'isoler certains fils, séparés de façon parfaitement artificielle du tissu de corrélations causales au sein desquelles ils opèrent à l'extérieur des murs aseptisés du laboratoire. D'autre part, de façon intimement liée au point précédent, ce règne s'appuie sur tout un travail souterrain d'analyse segmentant les objets composés en objets composants, selon des opérations de discrétisation (ou de «grammatisation») qui se sont imposés aussi bien à la physique (les particules) et à la chimie (le tableau des éléments) qu’à la biologie (l'ADN) et à la linguistique (les unités de base), aboutissant à des «éléments» discrets, censés être «premiers», dont les multiples recombinaisons permettront de récréer le monde «par synthèse».
D'un point de vue phénoménologique, tout ce processus consiste à isoler des figures au sein d'un fond (en fonction de la pertinence des traits envisagés selon les observations de causalités), pour analyser ces figures en éléments minimaux (générant par grammatisation l'alphabet du domaine envisagé), de façon à pouvoir produire de nouvelles figures (selon des procédures de recombinaisons synthétiques), plus désirables que celles offertes spontanément par la nature. Comme l'avait bien relevé Gilbert Simondon dès 1958 avec sa description Du mode d'existence des objets techniques, cette attitude focalisée sur l'identification, l'analyse et la recombinaison de figures tend à laisser dans l'ombre le statut et le rôle des fonds, dont la prise en charge incombait aux religions qu’une certaine modernité a reléguées au domaine des superstitions – comme si la perception (généralement «intuitive») de ces phénomènes de fond, n'avait pas son importance dans la façon dont les subjectivités humaines s'orientent dans l'existence 4.
Au moment où de plus en plus larges segments de nos populations humaines commencent à prendre une conscience de plus en plus vive de «l'événement anthropocène» 5 – c’est-à-dire du changement de perspective induit par notre prise en compte des dommages irréparables infligés à notre environnement planétaire (biologique, géologique, climatique) par la furie productiviste caractéristique de la modernité industrielle – une fierté légitime envers les gains de maîtrise acquis grâce à ces procédures d'écriture ne peut plus s'aveugler aux conséquences fâcheuses, voire catastrophiques, entraînées par la domination exclusive de ce mode opératoire. Face à des problèmes locaux comme l'amiante, face à des hydres incontrôlables comme le nucléaire ou les pesticides, ou face à des emballements globaux comme le dérèglement climatique, force est de constater la pauvreté des lignes de causalités analysées et recomposées dans nos laboratoires par notre façon linéaire d'écrire le monde en régime de modernité impérialiste et extractiviste. Notre ignorance du fond environnemental sur lequel s'inscrivaient les figures que nous y avons isolées (par analyse causale, grammatisation et recombinaisons de synthèse) se paie au prix d'un retour potentiellement très douloureux (pour nous humains) de ce fond imprudemment refoulé 6. Le règne moderne des figures – dont la science économique orthodoxe assure aujourd'hui l'emprise en imposant la loi des seules figures chiffrées, désormais traitées à la vitesse de la lumières par les algorithmes du high-speed trading – s'avère de moins en moins soutenable face à la multiplication des retours de feu que sont les retours de fond sous leurs multiples formes, depuis la fonte des glaciers, le dégel du permafrost, la pollution atmosphérique des villes chinoises, jusqu'au regain de vigueur des courants les plus intégristes de certaines pratiques religieuses.
Pratiques artistiques et critique de l'immédacie
Chacun à sa façon, Marshall McLuhan, Vilém Flusser et Friedrich Kittler nous invitent à sortir de l'aveuglement qui caractérise notre rapport habituel aux media, entendus ici dans leur sens le plus large, celui des médiations qui assurent les communications entre les différents composants de notre monde humain. En affirmant que «le message, c'est le medium lui-même» ou que les media constituent un environnement que nous ne voyons pas davantage que l'air que nous respirons, le premier ouvrait une brèche où se sont engagés les seconds, lorsqu'ils soulignent à quel point nos subjectivités se trouvent aujourd'hui intimement programmées par les appareils dont nous croyons nous servir, alors même qu'ils sont en passe de nous asservir. Leurs enseignements les plus fondamentaux peuvent se formuler en quatre propositions qu'ils formulent tous trois avec leurs nuances propres.
1. En même temps qu'il semble parachever le règne de l'écriture linéaire, l'avènement du numérique risque (ou permet) d'en miner les bases, en nous immergeant dans l'univers analogique des techno-images. La numérisation en cours de notre monde matériel et mental constitue bien entendu le triomphe des opérations d'écriture linéaire qui ont assuré la puissance de la modernité. Tout se voit analysé (grammatisé) en ces unités de base que sont le 0 et le 1, à partir desquelles différents algorithmes s'efforcent à la fois de formaliser les chaînes causales observées dans la réalité et de créer de nouvelles figures de synthèse par le jeu des recombinaisons.
Tout cela repose bien entendu sur des procédures d'écriture de programmes logiciels qui restent de nature linéaire (sur le mode si... alors...). Cette réalité du fonctionnement profond des appareils numériques ne doit toutefois pas cacher leurs effets de surface, qui est de permettre aux humains de communiquer directement entre eux par l'enregistrement et la transmission de blocs de perceptions sensorielles captés par des appareils court-circuitant l'intervention d'une subjectivité. La nouveauté de ces «techno-images» (photographies, enregistrements sonores, cinéma, vidéo) est en effet que, contrairement à ce qui se passait depuis l'époque de la Grotte Chauvet jusqu'au début du XIXe siècle, des appareils peuvent saisir, enregistrer et communiquer automatiquement des blocs de perceptions qui n’ont pas été préalablement filtrés par une subjectivité humaine (celle de l’écrivain, de l’enseignant, du peintre, du musicien, etc.). Même si, bien entendu, un humain doit poser un appareil photo devant une certaine portion de réalité, choisir un certain cadrage, une certaine focale, un certain temps d'exposition, etc., lorsqu'il appuie sur le déclencheur, l'appareil capte tout ce qui est dans son champ en court-circuitant tout filtre subjectif humain. Il en va de même pour l'enregistreur de sons, pour la caméra du cinéma ou de vidéo (ainsi d’ailleurs que pour les transactions du high-speed trading, qui opèrent sur des chiffres plutôt que sur du sensible). Une des particularités de nos nouveaux gadgets numériques est justement d'automatiser intégralement ces processus de captations de perceptions sensibles, en laissant les appareils faire tous les réglages à la place des humains.
Une première conséquence de notre immersion dans un univers de techno-images est que nous pouvons désormais communiquer directement par des transmissions d'images-sons captées automatiquement par des appareils – comme lorsque nous voyons en direct sur CNN des bombes occidentales frapper une ville comme Bagdad, ou lorsque des Africain-Américains peuvent diffuser sur Internet des scènes de brutalités policières, dynamisant le mouvement Black Lives Matter. La grammatisation intégrale de nos perceptions en séquences algorithmées de 0 et de 1 court-circuite (apparemment) l'intervention d'un travail subjectif d'écriture, permettant de nous affecter «immédiatement» par des captations automatiques de blocs de réalité perçus par nous sur le mode analogique (imaginaire) du continu, plutôt que sur le mode linaire (symbolique) du numérique ou «digital». Cette numérisation s’inscrivant par ailleurs dans un régime mass-médiatique (qu’elle altère profondément quoique marginalement), elle renforce une situation déjà dénoncée par Adorno, Debord ou Baudrillard dès la seconde moitié du XXe siècle, où, au sein de nos régimes marchands et électoraux structurés par les mass-médias, n'existe «effectivement» que ce qui peut être transmis à travers des images et des récits frappants.
2. En tant qu'elles relèvent de modes de perception analogiques, les techno-images sont porteuses d’un inévitable «bruit», qui communique un «fond» en excès sur le signal-figure visé par l'acte de communication. Friedrich Kittler aimait à rappeler que c'est le gramophone qui a rendu possible l'apparition du «bruit» comme objet de perception humaine. La particularité de la captation automatique pratiquée à travers les appareils est justement de ne pas sélectionner «subjectivement» ce qui est saisi (enregistré/transmis). Anything goes : tout passe. C'est ce qui fait la difficulté d'un tournage de film (argentique) en extérieur: un bruit d'avion, un lapsus de l'acteur, un fil électrique en arrière-plan, quoique non voulus par le réalisateur, se trouvent fixés sur la pellicule une fois pour toutes – sans que la distinction fondamentale entre ce qui est visé (le «signal» intentionnel) et ce qui le parasite (le «bruit») ne soit pertinente du point de vue de l'appareil.
Dans le domaine de la musique – en particulier de la musique «noise», depuis John Cage jusqu'aux drones («bourdonnements») de guitares en distorsion – comme dans celui des théories esthétiques 7, cette capacité des appareils à saisir et à transmettre du bruit est de la première importance: elle réinjecte du «fond» en excès sur les figures isolées par les intentions humaines. En même temps qu'il assure un triomphe de la grammatisation, le déploiement des techno-images numériques permet donc un retour du fond analogique qui hante (et enrichit) nos perceptions des figures au sein de l'univers matériel 8.
3. En proportion de l’amélioration de la définition des techno-images qui circulent entre nous, s'accroissent l'impression de transparence et l'illusion d'immédiacie qui dominent notre rapport aux appareils de médiation. Vilém Flusser est l'un des premiers à avoir pris la mesure des enjeux de la présence cachée des programmes sous la surface des illusions d'immédiacie donnée par les techno-images. Lorsque je crois voir des bombes qui s'abattent sur une ville ou un policier brutalisant un concitoyen africain-américain, j'ignore le très grand nombre de médiations qui ont rendu possibles la captation et la diffusion de ces techno-images. Flusser montre que lorsque nous prenons une photo, ce sont les ingénieurs qui ont développé l'appareil, les marketeurs qui en ont diffusé l'usage, les circuits de circulation des clichés commandant nos attentes et nos goûts esthétiques qui prennent la photo – bien davantage que notre singularité individuelle 9. Plus l'appareil dont on se sert est apparemment simple à utiliser, plus nombreux sont les programmes (et les réseaux) qui en conditionnent l'usage en sous-main, et plus ce sont ces programmes, censés nous servir, qui se servent de l'utilisateur pour se répandre dans nos usages sociaux.
Flusser et Kittler (et avec eux la grande majorité des théoriciens et archéologues des media) nous appellent donc à un recul critique face à l'impression de transparence (ou d’«immédiacie»10) véhiculée par certains media. Contrairement aux discours vulgaires sur «la civilisation de l'image», ils soulignent que le danger n'est pas à situer dans les techno-images elles-mêmes, mais dans l'illusion d'immédiacie qu'elles peuvent contribuer à répandre, ainsi que dans les différents types de «modes protégés» qui rendent opaques les programmations opérées par les médias 11. Leur travail consiste non pas à dénoncer le règne des images, mais à faire mieux comprendre et mieux sentir les procédés d'écriture sous-jacents à nos modes de perception et de communication.
4. Ré-envisagées dans cette perspective, les pratiques artistiques et les pratiques herméneutiques convergent en faisant porter notre attention sur les médiations elles-mêmes, aidant ainsi à briser l'emprise de l'illusion d'immédiacie. Que l'on identifie toutes les pratiques artistiques à une attention portée sur le «style» du signal (sa «forme» propre) plutôt que sur son «contenu», ou que l'on réserve à l'art moderne – qui s’est déployé en même temps que les techno-images – la particularité d'induire une attitude réflexive envers les «moyens» (media) de la communication, en nous donnant ainsi un certain recul face à ses fins (le message, le sens), dans les deux cas, l'expérience artistique apparaît comme un dispositif attentionnel prenant pour objet privilégié le travail parallèle des médiations et des interprétations qui contribuent à produire une certaine expérience esthétique.
Dans les années 1960, pendant que Roland Barthes questionnait l’apparente «transparence» de Racine pour y voir un jeu réflexif de miroirs où chaque époque, chaque interprète projette ses problématisations propres – c’est-à-dire comme un fond de relations dans lequel chaque génération peut construire des figures relativement nouvelles – Marshall McLuhan théorisait la façon dont les media, conçus comme des prolongements sensoriels et nerveux de l’humain, généraient de nouveaux «environnements» où nous ne repérons certaines figures (des informations, des messages) qu’en restant aveugles à cet environnement médiatique lui-même. Il présentait les pratiques artistiques comme proposant des «anti-environnements» qui nous rendent capables de percevoir des fonds environnementaux habituellement inaperçus comme tels:
[S]euls le petit enfant et l’artiste ont cette immédiateté d’approche qui permet la perception de l’environnemental. L’artiste nous fournit des anti-environnements qui nous rendent capables de voir l’environnement. Ces moyens anti-environnementaux doivent être constamment renouvelés pour être efficaces. (McLuhan 2011: 24)
Quelques années plus tard, Vilém Flusser concevait une «philosophie de la photographie» qui attribuait à l’artiste la capacité rare de déjouer le jeu automatique des appareils, en injectant des «images contemplatives» au sein du déferlement des techno-images qui constituent notre environnement quotidien:
la partie de beaucoup la plus grande des photographies (qui sont innombrables) témoigne de l’intention préprogrammée dans l’appareil qui les fait. […] De telles photos auraient aussi bien pu, au fond, être faites sans l’intervention d’un photographe, au moyen d’un déclencheur automatique, car leurs véritables producteurs sont le technicien qui a conçu l’appareil et l’industrie qui a engagé ce technicien. Cela apparaît clairement sur les photos dites d’amateur. […] Il y a cependant un très petit nombre de photos dont l’intention est visiblement inverse: on y tente d’être encore plus rusé que le programme de l’appareil, et de contraindre celui-ci à faire quelque chose pour quoi il n’est pas construit. L’intention de ceux qui les prennent est de produire des images qui se mettent en travers du déferlement [des clichés], qui forcent l’appareil à fonctionner contre le progrès de l’appareillage qu’il représente. […] Ces acrobates qui en produisent au sein même du déferlement des images et se maintiennent avec constance en dehors, ils méritent le nom d’«artistes» au vrai sens du mot: leur tour de main habile, rusé, contourne l’effroyable flot des images crachées par les appareils. (Flusser 2006: 64-65).
Des études littéraires aux études de media comparés
Les lecteurs familiers avec la façon dont les études littéraires ont théorisé leurs enjeux, leurs fonctions et leurs méthodes au cours du dernier demi-siècle auront certainement reconnu au passage toute une série de thèmes largement banalisés depuis des décennies. La littérature – conçue comme un cas particulier des pratiques artistiques en contexte de modernité – y apparaît comme un masque qui se pointe du doigt (le larvatus prodeo si souvent évoqué par Roland Barthes), comme une certaine «forme d’attention» (Frank Kermode) produisant des effets de «défamiliarisation» (Victor Chlovski) qui accroissent, raffinent, intensifient notre sensibilité à notre environnement (Nelson Goodman, Arthur Danto), parfois dans la perspective politique de reconfigurer notre «partage du sensible» (Jacques Rancière). L’appel flussérien à mettre en lumière réflexive les «programmes» qui «écrivent par avance» ce que nous croyons inventer subjectivement ne donne-t-il pas une définition parfaite de l’entreprise structuraliste qui a dominé la recherche et l’enseignement de la littérature pendant quelques décennies? Qu’est-ce donc que l’exercice de l’explication de texte, tel que le pratiquent quotidiennement les enseignants de littérature, sinon activer cette «immédiateté d’approche» que McLuhan conférait au «petit enfant et à l’artiste», pour nous rendre attentifs et sensibles au medium même du texte, que les interprétations non-littéraires tendent à occulter en discutant ses significations (contenus, idées, informations) plutôt que ses effets de forme? Loin d’être hors sujet, les paragraphes précédents n’ont fait que généraliser en termes de media ce que la théorie littéraire avait établi de longue date en termes de régime interprétatif.
Tel pourrait justement être l’enjeu historique de l’enseignement de la littérature en notre début de troisième millénaire. Des méthodes de sensibilisation, d’analyse et de réflexion se sont mises en place depuis plusieurs décennies dans le domaine restreint des études littéraires, qui méritent aujourd’hui d’être reprises, développées, adaptées pour s’étendre à l’ensemble de nos rapports aux media, au-delà des seuls «textes» sur lesquels s’est focalisée l’attention littéraire, pour se porter désormais sur le vaste domaine des techno-images. N’est-ce pas là un mouvement déjà en place, lui aussi, depuis plusieurs décennies, dont témoigne la croissance des inscriptions d’étudiants en programmes d’études cinématographiques ou d’arts du spectacle, alors même que les filières (étroitement) littéraires ont de plus en plus de difficultés à attirer les foules?
Cette nécessaire extension du domaine de la littérature est toutefois appelée à s’opérer dans un contexte difficile, dont les lamentations sur la mort de la littérature et des lettrés sont le symptôme superficiel. On sait que ce que nous appelons «la littérature», avec sa constellation unique de dimensions nationale, culturelle, existentielle, sociale et politique, est apparu vers le début du XIXe siècle, autour de Germaine de Staël, puis des Romantiques, pour dominer nos paysages intellectuels pendant un peu plus d’un siècle – avec ses conséquences multiples sur le paysage scolaire, universitaire, médiatique. En un paradoxe temporel fréquent dans l’histoire des régimes médiologiques, un certain culte d’une certaine forme d’utilisation de l’imprimé est devenu dominant alors même que l’univers des techno-images commençait à se mettre en place et à monter en puissance, au point de faire clamer aujourd’hui l’obsolescence de l’imprimé et la mort de la littérature. La perte de prestige et le délitement du statut hégémonique de «la littérature» dans le paysage culturel se prépare – et se proclame! – en réalité depuis plus d’un siècle. Au lieu de nous consumer en regrets du bon vieux temps, nous gagnerions à identifier plus précisément et plus pragmatiquement la façon dont ce que les études littéraires nous ont appris à faire depuis des siècles peut se traduire en termes de pratiques créatives, interprétatives et didactiques pertinentes
– voire indispensables – au sein du paysage médiatique actuel. En s’inspirant de plusieurs enseignants-chercheurs ancrés dans la double tradition (souvent jumelle) des études littéraires et des études de media, on gagnerait à envisager l’avenir de l’enseignement de la littérature dans le cadre d’»études de media comparés» permettant de redéployer au sein de l’univers des techno-images le savoir particulier (et infiniment précieux) développé sur les textes littéraires12.
Un tel redéploiement tient en partie du business as usual. Les enseignants de lettres n’ont nullement à se reconvertir en experts ès jeux vidéo pour survivre: contrairement à ce qu’on entend souvent dire, les humains n’ont jamais autant lu de textes écrits qu’à l’heure actuelle, et apprendre à interpréter ce qu’on lit sous forme de discours écrit restera une pratique centrale de toute éducation. Rien de plus stimulant que d’interpréter ensemble une page d’Ovide, Christine de Pisan, Montaigne, Isabelle de Charrière, Proust ou Nathalie Quintane 13. On peut toutefois penser à au moins trois domaines – parmi bien d’autres – dans lesquels les nouvelles pratiques médiales rendues possibles (et, dès lors, souvent imposées) par internet peuvent nous conduire à réaménager quelque peu le champ et les pratiques de l’enseignement littéraire. J’évoquerais très brièvement ces trois domaines, en me contentant à chaque fois de repérer des pratiques inédites et de signaler des manières possibles d’en tenir compte dans nos conceptions de l’enseignement littéraire.
L’interprétation littéraire à l'âge du faire
L’emprise d’une certaine vulgate des sciences de l’information et de la communication, adossée à la critique (justifiée) des industries culturelles par les philosophes de l’École de Francfort, a fait apparaître le lecteur dans une position passive: un message est préparé, composé, «encodé», peaufiné, envoyé, diffusé par un émetteur, pour être simplement «décodé» par un «récepteur», comme si, dès lors qu’on disposait du bon code, le déchiffrage était une opération mécanique allant de soi. La traduction pédagogique en est que le travail de l’enseignant consiste à apprendre le bon code aux étudiants, à leur transmettre les informations servant de clés à la bonne compréhension du texte. Les cinquante dernières années de théorie de la littérature se sont ingéniées à montrer au contraire à quel point l’activité du lecteur était à proprement parler «déterminante» dans la construction (toujours quelque peu nouvelle) de la signification d’un texte. Un des apports principaux des études littéraires aux études de media tient justement à la puissance et au raffinement des outils dont elles disposent pour établir une distinction essentielle – plus importante que jamais à l’ère numérique – entre «information» (mesurable en bits au sein de dispositifs machiniques) et «signification» (toujours suspendue à des pertinences, et donc à des pratiques humaines, incarnées dans des corps matériels sensibles au plaisir et à la douleur). Reconnaître l’importance et les enjeux de cette activité propre au pôle de la réception est au cœur de «l’économie de l’attention» ainsi que de toute une série d’entreprises intellectuelles inspirées aussi bien par des penseur devenus classiques comme Peirce, Gadamer, Barthes, de Certeau ou Fish, que par des théoriciens plus récents aussi divers que Maurizio Lazzarato, Tiziana Terranova, Tim Ingold, Michael Goldhaber, Chris Anderson ou Michel Lallement – lequel résume bien l’engouement actuel pour les do-it-yourself, fablabs, hackers’ spaces et autres formes d’»économie de la contribution» dans le titre de son dernier ouvrage, L’Âge du faire (Lallement 2015).
Enseigner la littérature à l’âge du faire implique de prendre la mesure des multiples façons dont la lecture est créative. Si la dimension herméneutique de cette créativité a déjà été finement balisée depuis longtemps, d’autres formes plus récentes méritent d’être prises en compte et utilisées dans nos activités d’enseignement, plutôt que refoulées hors de nos salles de classe. Pour beaucoup d’enseignants, le monde des fans-fictions n’a rien à voir avec celui l’enseignement littéraire, sinon comme objet d’étude pour sociologues en quête de «cultures populaires». En restreignant l’enseignement au seul domaine d’un savoir objectivable, et en excluant les dimensions affectives et hédoniques de ce qui se partage dans un enseignement de littérature, une certaine idéologie scientiste a dangereusement mutilé ce qui fait la puissance propre de nos expériences esthétiques, comme le montre bien l’ouvrage récent de Jean-Marie Schaeffer (2015)14. Prendre le relais de l’auteur en poursuivant le développement d’une fiction au-delà de son point final, que ce soit sous la forme savante d’une théorie des textes possibles, d’adaptations transmédiales ou de fan-fictions, constitue bel et bien un travail littéraire sur un matériau littéraire (pour autant qu’on n’étrangle pas la définition de «la littérature» au point de lui ôter toute respiration vitale)15.
La question – à la fois évidente mais souvent perçue comme scandaleuse – est bien celle que pose Rita Felski (2011) dans un ouvrage récent: que faire de la littérature? Qu’en faisons-nous en classe, pour que nos étudiants en fassent quoi, lorsqu’ils sortent de nos cours et séminaires? Qu’en font-ils déjà, pour quoi en ont-ils besoin, et comment pouvons-nous les aider à mieux faire ce qu’ils en font? Au-delà d’un retour bien intentionné mais quelque peu superficiel vers une conception de la lecture comme source de morale pratique délivrée des envoûtements du démon de la théorie (Compagnon 2007; Nussbaum 2015), cette attitude pragmatiste mérite surtout de se traduire en nouvelles modalités d’enseignement. La salle de classe littéraire gagnerait à devenir un hackers’ lab où chacun(e), riche de ses ressources propres, aide les autres à bricoler des interprétations qui nous aident à vivre ensemble sur notre petit bout de Terre en train de surchauffer. Si l’enseignant(e) a bien accumulé une expertise à transmettre, celle-ci relève davantage de sensibilisations, de raffinements attentionnels, de gestes de recherche, d’ajustement, de collaboration et d’autocorrection que de contenus informationnels à transmettre prédigérés.
Dans la mesure où il s’agit de gestes (à incorporer par imitation) plutôt que de connaissances (à comprendre abstraitement), leur enseignement passe moins par l’explication d’une « méthode » que par l’exercice répété d’une pratique. L’enjeu crucial de l’enseignement est aujourd’hui d’inculquer les gestes qui sauvent ce qu’il y a de précieux dans la vie, au sein d’un univers numérique qui sauve (et fraie) indifféremment les traces du meilleur comme du pire. Les études littéraires ont développé toute une tradition de gestes interprétatifs dont nous ne sommes que les passeurs et dont l’importance est plus cruciale que jamais, au sein de ce qu’un philosophe comme Andy Clark nous a appris à considérer comme la « cognition étendue » (extended cognition) qui enchevêtre de plus en plus étroitement le fonctionnement de notre système nerveux physiologique avec celui du système médiologique électronique. Apprendre à être « lettré », qu’est-ce d’autre qu’apprendre où et comment mobiliser les puissances des lettres qui peuplent les livres (c’est-à-dire des media et des médiations), au sein d’une circulation plus large, transindividuelle, des signes et des significations ? Les humanités ont un rôle central à jouer en tant que moment réflexif au sein de cette circulation systémique, hybridant de façon inextricable nos cerveaux biologiques (wetware), nos systèmes symboliques (software) et nos infrastructures matérielles de computation (hardware) – comme l’illustre bien cette citation de Michael Wheeler :
Quand des apprenants s’attendent à ce que l’information soit accessible de façon aisée et fiable de la part d’un support externe (tel qu’internet), ils sont davantage susceptibles de se rappeler où trouver l’information que les détails de l’information elle-même. Un tel profil cognitif paraît entièrement adéquat pour un monde dans lequel la capacité à trouver en temps réel les bonnes informations en réseau (non seulement des faits, mais de quoi résoudre les problèmes) peut être considérée comme plus importante que la capacité de retenir ces informations dans sa mémoire organique. Dans un tel monde, qui est bien notre monde, le cerveau apparaît comme un lieu de plasticité adaptative, un système contrôlant les compétences et capacités incarnées qui rendent possible la mobilisation temporaire de certaines technologies au sein des scénarios visant à résoudre certains problèmes. Du point de vue de la cognition étendue, la conceptualisation la plus éclairante du cerveau y voit un élément – un élément certes crucial et persistant – dans des séquences de systèmes cognitifs étendus qui se construisent de façon dynamique et s’assemblent de façon temporaire. Ce sur quoi nous devrions nous concentrer, ce devrait donc être sur l’éducation de ces assemblages hybrides – tâche qui est pleinement consistante avec le but de conférer au cerveau les compétences dont il a besoin pour être un contributeur effectif à de tels assemblages (Wheeler 2015: 97) 16.
L’écart littéraire dans l'univers des techno-images
En réinsérant le sujet (apprenant, lecteur, interprète) dans un «système cognitif étendu» fait d’»assemblages hybrides» où neurones et circuits intégrés se connectent de façon fluide et indistincte, la citation précédente a sans doute poussé aussi loin que possible le sentiment d’aliénation et d’inconfort qu’un littéraire normalement constitué peut ressentir au milieu d’un alignement de technolâtres entichés de cyborgs et d’efficacité. À la question Que faire de la littérature?, il ne saurait suffire de répondre: un super-entraînement pour super-athlète cérébral capable de dialoguer au mieux avec nos super-ordinateurs… Si l’enseignement littéraire apporte une spécificité à la circulation de l’information au sein de nos sociétés, c’est sans doute bien davantage en en détournant qu’en en accélérant les flux. Trop de cognition trop dangereusement étendue tourne à vide ou à rebours du bon sens (cf. ici aussi l’exemple emblématique du high-speed trading) pour qu’on veuille enrôler la pauvre littérature dans la démence suicidaire d’une efficacité dévoyée 17. Si la littérature peut nous aider à vivre (ensemble), c’est dans la mesure où elle nous invite à contrefaire autant qu’à faire, à déjouer le jeu productiviste autant qu’à le jouer, à subvertir les obstacles autant qu’à résoudre les problèmes. Sa façon d’instaurer des écarts au sein de circulations menaçant toujours de nous enfermer dans leurs boucles répétitives repose en bonne partie sur le même déplacement attentionnel qui nous fait regarder la lettre plutôt que de nous ruer sur le sens.
Derrière la question aujourd’hui passablement éculée des «rapports de la forme et du fond», qui posait les problèmes à travers une opposition entre forme et matière, entre expression et contenu, l’heure est peut-être venue de repenser les rapports entre figures et fonds. Un des enjeux centraux (et particulièrement complexe) des cultures numériques est en effet, comme on l’a évoqué plus haut, d’une part, de pousser la grammatisation à son comble en réduisant toute notre vie relationnelle (avec les humains et les non-humains) à des séquences discrètes de 0 et de 1, mais aussi, de façon apparemment contradictoire, de permettre, par cette numérisation même, à des captations audio-visuelles d’opérer parmi nous sur le mode de l’analogique (continu, nuancé) et non seulement du digital (discontinu, discret). Indépendamment des pratiques artistiques qui en font un enjeu explicite de leur travail 18, cette remontée du fond est liée à au moins deux types de phénomènes qui méritent d’être pris en compte dans la façon dont nous concevons l’enseignement littéraire.
D’une part, nos nouveaux modes numériques de figuration permettent aux fonds de circuler plus facilement entre nous: au lieu de décrire l’aspect physique d’une personne à l’aide de quelques phrases qui schématisent sa figure en quelques caractéristiques discontinues (son âge, sa taille, ses couleurs d’yeux, de cheveux), j’envoie une photographie qui inclut les nuances indescriptibles de son sourire et de sa complexion. Ce faisant, je laisse au récepteur le travail de faire émerger ce qui fait «figure» (signifiante) au sein de ce qui reste en «fond» (bruit insignifiant), et je lui transmets du même coup une riche réserve de traits potentiellement pertinents à explorer et utiliser différemment que je ne l’aurais fait moi-même. Je lui transmets une richesse de fond (le medium comme «milieu») en même temps qu’un instrument d’identification d’une figure (le medium comme «moyen»). L’écart consiste ici à regarder autre chose que la figure qui crève l’écran, à trouver dans le fond, dans le bruit, dans le non-sens, dans l’insignifiant, dans le surplus de matière sensorielle offert par le continuum analogique, de quoi faire émerger de nouvelles figures de sens, ce qui implique de regarder plus longtemps, plus intensément – tâche que le dernier Roland Barthes attribuait à la fois au cinéaste (en l’occurrence Antonioni), à l’artiste en général et au critique littéraire (qu’il dépeint dans le miroir que lui offre le réalisateur italien) 19.
Mais cette remontée du fond peut aussi, d’autre part, s’entendre dans un sens très différent, qui tient à ce que, grâce à la numérisation, tant de documents (très riches sensoriellement) peuvent circuler ou être accessibles (très facilement). Pour quiconque a accès à internet (ce que certaines prédictions estiment devoir être le cas de 80% de la population mondiale d’ici 2020), toute donnée s’entoure instantanément d’un nuage de données apparentées, pour peu que je l’insère dans un moteur de recherche. Un étudiant qui a pour tâche d’étudier un poème, un personnage ou un épisode d’un roman dispose en quelques fractions de seconde de toute une constellation de rapprochements qui re-contextualisent son objet d’étude dans un univers intrinsèquement multimédiatique, induisant des approches de plus en plus inter- ou trans-médiales. Des images, des sons, des vidéos, des adaptations, des reprises, des réécritures, des articles savants, des commentaires impressionnistes, des lubies idiosyncrasiques, des chansons, des réappropriations idéologiques plus ou moins violentes: tout ce halo associatif généré algorithmiquement par nos appareils attentionnels numériques constitue une nouvelle réserve de fond que l’étudiant peut solliciter de façon plus ou moins systématique et réfléchie, enrichissant (ou appauvrissant) sa propre perception de l’œuvre étudiée. L’écart consiste ici à se laisser détourner de sa quête première pour se laisser surprendre et stimuler par des effets de sérendipité, qui nous conduisent à trouver ce qu’on ne cherchait pas, à résoudre des problèmes qu’on ne se posait pas. En s’ouvrant à la fécondité de tels détournements de notre intention initiale, l’attitude littéraire fait dérailler des «systèmes cognitifs étendus» qui ont toujours trop tendance à tourner en rond. De telles errances, qu’on réduirait trop facilement à des erreurs ou à des aberrations, sont en réalité une condition de survie des systèmes vivants au sein d’environnements instables et évolutifs – selon la logique du «crapaud fou» qui part dans la direction opposée à celle de ses congénères, mais qui en perpétue l’espèce lorsque le trajet grégaire des premiers trouve une autoroute sur son chemin.
Le cheminement littéraire à l'âge de l'accès
Ces dernières remarques commencent à répondre à la question centrale: si l’enseignement de la littérature doit apprendre à intégrer les nouvelles pratiques médiales à ce qui se fait et se discute en classe, qu’a-t-il à leur apporter en retour? On pourrait en effet considérer que nos étudiants n’ont pas besoin de cours de littérature (ni de media comparés) pour rédiger des fan-fictions, écouter des chansons, regarder des vidéos ou surfer sur internet: ils le font déjà suffisamment sans notre aide! Pourtant, si l’idéal d’instruction correspond à quelque chose, c’est justement à aider les étudiants à construire une capacité intérieure à développer des habitudes de recherche plus adéquates à une meilleure orientation dans l’existence – ce qui implique de savoir se laisser désorienter ponctuellement au besoin. Ce sont donc ces pratiques spontanées, dirigées par leurs désirs et par leurs besoins extra-curriculaires, qu’il nous faut essayer de rendre plus efficaces, plus réflexives et plus émancipantes. Si l’enjeu est bien d’apprendre à «se faire un chemin» – de chercheur discipliné et de crapaud fou, puisque les deux doivent nécessairement aller de pair 20 – au sein des constellations associatives qui apparaissent comme le halo algorithmique des objets culturels numérisés, cette tâche implique au moins trois gestes que l’enseignement littéraire peut aider à former, puisqu’ils sont au cœur de nos activités interprétatives depuis des siècles.
Un geste de sélection critique, sur lequel les pédagogues du web insistent depuis pas mal de temps, réinjecte un peu du vieux principe d’autorité au sein de l’horizontalité (largement imaginaire) du numérique. Une des angoisses récurrentes des internetophobes est que tout arriverait sur l’écran de l’étudiant au même niveau et avec le même statut, dans une sorte d’accès direct («désintermédié») qui exposerait sa naïveté à tomber aussi bien sur le «savoir» autorisé d’un site «sérieux» (universitaire, gouvernemental), que sur les «délires» d’illuminés conspirationnistes ou sur les «dérives sectaires» d’intégristes poussant au «terrorisme». Même si l’ensemble des catégorisations qui sous-tendent ces angoisses mériterait d’être discuté, il faut remarquer d’emblée que si une certaine horizontalité anarchique a pu se déployer dans un moment précoce du développement d’internet, on a aujourd’hui basculé dans une phase où les dynamiques d’agrégation et de commercialisation conduisent au contraire à des rapports de forces très verticaux entre, d’une part, de grosses plateformes dominantes, qui agencent la visibilité algorithmique selon leurs intérêts propres, et, d’autre part, des myriades d’invisibilités diffuses qui existent certes, mais en marge des flux significatifs de circulation. Rêve ou cauchemar, l’anarchie appartient surtout à un trop éphémère passé 21.
La logique agrégative des algorithmes de recherche opère un premier tri sélectif utile (parce que basé en partie sur notre intelligence collective), mais néanmoins très envahissant, qui relaie parfois les sources les plus intéressantes loin derrière les acteurs les mieux dotés en finances et/ou en capital attentionnel. Si les études universitaires ont quelque chose à nous apprendre, c’est justement à se faire un chemin de chercheur au sein de (et parfois contre) les propositions de sources qui nous sont suggérées par le halo algorithmique. Ce geste de sélection critique passe par différentes phases que l’étudiant apprend à respecter lorsqu’il rédige un mémoire de recherche: citer ses sources, pour pouvoir les réexaminer avec un regard mieux informé; suspecter ses sources, pour tempérer l’intérêt de ce qu’on trouve par sérendipité; filtrer ses sources, c’est-à-dire savoir que toutes ne se valent pas. On est bien ici au cœur de l’activité d’inter-prétation : une activité collective où l’on s’emprunte et s’inter-prête des idées et des enchaînements de mots, mais où le cheminement vers l’idée compte autant que le point d’arrivée.
Le deuxième geste que la pratique des études littéraires aide à incorporer est celui du freinage réflexif. La culture d’internet, miroir des anticipations dont se nourrit le profit capitaliste, enjoint à la rapidité. Aller ou faire plus vite est un bien en soi, qui rapporte gros – avec ici aussi à l’horizon la démence du high-speed trading. L’une des choses les plus précieuses que nous apprenons dans nos séminaires littéraires est le ralentissement de lecture inhérent à l’exercice de l’explication de texte. Que l’on prenne pour objet un poème, un paragraphe extrait d’un texte narratif, un raisonnement philosophique, une scène de tragédie, mais aussi bien un texte de loi, un tableau, une photographie, un mouvement chorégraphique, une séquence filmique ou une situation tirée d’un jeu vidéo, dans tous les cas, l’important est de freiner pour discerner les éléments constitutifs de l’objet analysé, pour réfléchir à leurs fonctions et à leurs effets en leur substituant des équivalents possibles, bref pour décomposer une sensation originellement perçue comme immédiate afin d’en faire sentir les médiations multiples ainsi que leur entrejeu dynamique.
Ce ralentissement permet le déploiement d’un troisième geste, qui relève de la suspension flâneuse. Il s’agit en effet moins de «concentrer» son attention que de lui permettre de se redéployer différemment, en se donnant les moyens d’explorer des bifurcations inaperçues en régime de précipitation coutumière. Freiner ne vise pas tant à l’immobilité qu’à un autre type de mouvement que celui imposé par les contraintes extérieures de la vitesse: mouvement latéral de crapaud fou, de traverse, de promenade, d’exploration hasardeuse, de tâtonnements hésitants, de frayages erratiques, d’allers-retours sans progression évidente – mouvement de «cheminement» (wayfaring) dont l’anthropologue Tim Ingold a bien montré qu’il constituait l’alternative (pré- et post-moderne) au régime de «transport» qui nous pousse aujourd’hui à aller aussi vite que possible d’un point A vers un point B et qui nous fait considérer comme «perdu» le temps du déplacement lui-même, vécu à travers une éclipse d’insensibilité momentanée envers l’environnement traversé 22. Si ces trois gestes esquissent une «méthode», c’est moins au sens d’une série de règles inculquées à partir de formalisations abstraites (selon le modèle d’écriture linéaire de la programmation algorithmique) qu’au sens étymologique d’un art du cheminement (hodos) au sein d’un espace continu, perçu dans sa continuité analogique et dans les richesses de ses fonds, plutôt que dans les figures pré-paramétrées pour démarquer ses étapes opérationnelles.
Si les sections précédentes poussaient la littérature en aval de son moment hégémonique romantico-moderne en la plongeant dans l’univers des techno-images, nous remontons ici en amont de ce moment, en retrouvant l’usage du mot « littérature » qui prédominait encore au XVIIIe siècle, lorsqu’« avoir de la littérature » signifiait pouvoir se repérer dans un monde de discours autorisés et de références canoniques (généralement gréco-latines). Dans le bref article qu’il lui consacre dans l’Encyclopédie, le chevalier de Jaucourt en fait un « terme général, qui désigne l'érudition, la connaissance des Belles-Lettres et des matières qui y ont rapport », permettant à celui ou celle qui écrit ou parle de « se parer à propos de ses lectures, de sa critique et de son érudition ».
Que peut donc signifier « avoir de la littérature » à l’heure où quelques fractions de seconde font apparaître des dizaines de citations (latines ou autres) par la seule grâce des moteurs de recherche ? Derrière cette conception apparemment obsolète, la littérature et son enseignement mettent en lumière le besoin de porter son attention sur les cheminements qui nous conduisent à certaines conclusions, d’interroger les propriétés de media (moyens, appareils, documents, canaux, milieux) qu’on a utilisés pour arriver là où l’on est, de réfléchir au fonctionnement de ces media en termes de valeurs, et d’imaginer des alternatives possibles aux cheminements effectivement suivis. L’immédiacie numérique généralise le mode du « transport » dans notre rapport aux objets culturels : PageRank, l’algorithme de recherche de Google, fonctionne comme un avion supersonique qui nous envoie là où nous voulions aller avant même que nous ne le sachions nous-mêmes. Son utilité courante est indéniable et admirable. Mais, comme le souligne Tim Ingold, les appareils de transport nous font parfois payer le prix fort pour leur rapidité. En pouvant si facilement être transporté presque partout instantanément, on risque de ne plus « habiter » nulle part (dwelling), puisqu’on n’habite un territoire qu’en l’arpentant par des cheminements qui nous sensibilisent à son environnement. Les études littéraires ne sauraient aujourd’hui être conçues contre l’univers numérique des algorithmes et des techno-images, mais dans cet univers – comme un moyen-medium pour mieux l’habiter, de façon moins automatique et plus autonome, par des mouvements moins rapides mais mieux orientés.
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