Alors que l’émergence d’une approche nouvelle –dite communicative– dans l’enseignement-apprentissage du français langue étrangère (FLE) succède, au début des années 1980, à des méthodologies centrées uniquement sur l’oral, le texte littéraire se trouve réintroduit en classe. Confrontés aux pratiques pédagogiques, les travaux scientifiques et didactiques menés sur l’enseignement de la littérature en FLE vont permettre une articulation entre la recherche et le terrain. Nous nous intéresserons plus précisément à celui de la formation continue, qui constitue un espace de rencontre(s) entre chercheurs et praticiens, à travers l’exemple du stage proposé par le Bureau d’études pour les langues et les cultures (BELC1), opérateur légitime du Ministère de l’Éducation nationale français pour le FLE, qui propose depuis cinquante ans des modules de formation autour de la littérature à des enseignants exerçant auprès de publics variés (enfants, adolescents, adultes) pour qui le français n’est pas la langue maternelle ou première2.
Lieu de découverte de supports, d’outils, d’activités ou de méthodes pour ces formateurs, ce stage est également, pour ses animateurs, un lieu d’expérimentation qui permet d’éprouver leurs propositions pédagogiques à travers des simulations de pratiques. Lorsque ces «formateurs de formateurs» sont également des chercheurs qui s’intéressent à la didactique de la littérature, ces stages leur permettent alors de nourrir une réflexion théorique, de les aider à mieux saisir les interactions entre contextes variés d’enseignement (du FLE et/ou du Français Langue Seconde) et textes littéraires, grâce aux échanges avec les stagiaires (témoignages, comptes rendus d’expérience, etc.). Ils peuvent également leur inspirer des activités pratiques, esquissées au cours de la formation en collaboration avec les stagiaires, en lien avec les domaines scientifiques : linguistique, sémiotique du texte, stylistique, pragmatique de la lecture ou esthétique de la réception3. Quels liens existe-t-il entre les notions, concepts et théories que ces chercheurs-formateurs déclinent ou promeuvent dans les publications scientifiques de référence du champ auxquelles il leur arrive de contribuer et les propositions pédagogiques qu’ils préconisent durant leurs formations? Quelles sont les priorités que se fixent les «formateurs de formateurs» pour la sélection des supports littéraires (genres, auteurs, types de texte, etc.) et dans l’élaboration des activités pédagogiques proposées?
S’appuyant sur l’étude des programmes des stages du BELC, sur les articles, ouvrages écrits par les formateurs eux-mêmes et les chercheurs auxquels ils se réfèrent, notre analyse permettra de nous interroger sur l’évolution du choix des corpus littéraires au regard des pratiques que les formateurs du BELC préconisent et des références théoriques sur lesquelles ceux-ci s’appuient en sciences du langage comme en didactique de la littérature, depuis plus de trente ans.
1. Contexte et corpus de référence
Initialement «Institut de recherche en linguistique appliquée», le BELC, acteur incontournable dans le domaine de la formation de formateurs en FLE, crée, il y a cinquante ans, un stage d’été4 dont l’objectif consiste à présenter et promouvoir des pratiques nouvelles aux enseignants de français du monde entier. Né à Besançon, il a été itinérant, faisant le tour des universités françaises: transféré à Aix en Provence puis à Grenoble, à Saint-Nazaire, à Marseille Luminy, au Mans, à Strasbourg, à Caen et à Nantes. Fait marquant, des modules de formation centrés sur la littérature y ont toujours été dispensés, alors même que celle-ci se trouvait délaissée au fil des approches méthodologiques dominantes dans le champ du FLE, et dans les manuels (XX, 2018). Une littérature qui, bien que «tombée de son piédestal» n’aura pas vraiment «pour autant disparu de la réalité de l’enseignement», constataient déjà Denis Bertrand et Françoise Ploquin en 1988 (Bertrand, Ploquin 1988 : 2).
Pourquoi choisir la fin des années 1980 comme focale de départ de cette analyse? Ce choix s’explique légitimement par le tournant méthodologique qui s’opéra à une période marquée par l’avènement d’une approche communicative en didactique du FLE ; période particulièrement féconde en publications scientifiques autour de l’enseignement de la littérature et le retour du texte littéraire en classe et dans les manuels de langue qui se réclament de cette nouvelle approche. Alors qu’une première méthodologie (XVIe siècle – 1950) dans l’histoire de la didactique du FLE avait privilégié l’écrit et le texte littéraire, en particulier en favorisant un enseignement grammatical, les méthodologies qui lui ont succédé (audio-orales, audio-visuelles et structuro-globales audio-visuelles), centrées sur le développement de compétences orales, ont renoncé à la littérature. Il faudra attendre les années 1980 et l’avènement d’une nouvelle méthodologie, l’approche communicative qui développe une compétence de communication orale et écrite, pour que soit réhabilité le texte littéraire. Il entre alors en concurrence, comme support d’apprentissage, avec d’autres documents, dits «authentiques»5, issus le plus souvent de la vie quotidienne (articles de presse, publicités, recettes de cuisine…). C’est dans ces conditions que se trouvera réintroduit le texte littéraire, permettant de «développer la compréhension de l’écrit et comme déclencheur de l’expression orale», alors même que celui-ci était considéré jusqu’à la fin du XIXe siècle, comme un corpus idéal «véhicul[ant] la norme, réuniss[ant] les objectifs linguistiques, rhétoriques et culturels d’un enseignement qui favorisait l’écrit, et offrait un regard intériorisé sur la civilisation française» (Cuq 2003 : 158).
Dans la mesure où l’histoire du stage du BELC se confond avec l’évolution de la recherche en didactique du FLE6, on peut poser l’hypothèse que les formations proposées auront été un terrain privilégié de réflexions, d’expérimentations et de confrontations entre la recherche en didactique du FLE et ses praticiens, sachant que les linguistes et «méthodologues» y intervenaient souvent en qualité de formateurs et même parfois de «formés» ; ce stage accueille non seulement des enseignants mais aussi des conseillers pédagogiques, coordinateurs institutionnels et universitaires français et étrangers7. Il s’agira d’analyser les initiatives adoptées par les formateurs, dans leur tentative de répondre aux besoins ou attentes des enseignants de FLE, à partir des contenus et objectifs des modules de formation dispensés dans les stages d’été du BELC depuis 1988 jusqu’à 2018, mais aussi des supports de formation, bibliographies et articles rédigés par les formateurs eux-mêmes dont certains revêtaient par ailleurs la «casquette» de chercheur en sciences du langage, spécialiste de littérature ou didacticien.
Pour interroger le lien entre recherche et application, deux ouvrages écrits en grande majorité par les animateurs des deux principaux centres de recherches pédagogiques et linguistiques (le BELC et le CRÉDIF8), «orchestre[ront] l’actualité de réflexions qui font pressentir des lignes de forces susceptibles d’ouvrir à la littérature les voies d’une légitimité renouvelée en didactique des langues» (Bertrand & Ploquin 1988 : 2) à partir des années 1980 et continuent d’ailleurs à faire référence aujourd’hui en didactique du FLE. Cités par les formateurs dans leur bibliographie9, dès le début des années 1990 (M1, M2, M3), il s’agit de l'ouvrage coordonné par Jean Peytard (Littérature et classe de langue, français langue étrangère, 1982) et du numéro spécial du Français dans le monde, Recherches et applications («Littérature et enseignement. La perspective du lecteur», coord. Denis Bertrand et Françoise Ploquin, 1988).
Dès octobre 1978, le CRÉDIF ouvre un champ de recherche sur l’enseignement de la littérature en classe de FLE. Sur un projet de Louis Porcher et de Jacques Cortès, un séminaire dont la direction est confiée à Jean Peytard se tiendra mensuellement durant trois années, ayant pour but «de parvenir à comprendre plus clairement la place et la fonction de la littérature dans l’enseignement du FLE» (Peytard 1988 : 10). Il donnera lieu à la publication, en 1982, de l’ouvrage, Littérature en classe de langue, «produit d’une équipe de chercheurs appartenant au CRÉDIF et au BELC, ainsi que le résultat d’une réflexion collective» (Ibid.). Coordonnée par J. Peytard, de l’université de Franche-Comté, cette publication accueille les contributions d’universitaires qui vont participer à la constitution de ce champ du FLE comme Henri Besse, Daniel Coste ou encore Louis Porcher.
Après une description de la place actuelle du littéraire dans les ensembles pédagogiques, les méthodes d’enseignement et les choix d’apprentissage, la deuxième partie de cet ouvrage pose un regard plus sociologique et étudie des discours d’enseignants sur leurs pratiques. Enfin, une troisième partie, propose divers instruments et exemples d’analyse sémiotiques pour une pratique des textes littéraires en classe de langue, du poème à la nouvelle et au roman. (Peytard 1982a : 4e couv.)
On retrouve également dans le Numéro spécial du Français dans le monde une partie des chercheurs ayant contribué à l’ouvrage de 1982: Henri Besse, Jean Peytard mais aussi Denis Bertrand qui est, comme Marie-Laure Poletti, formateur dans le stage du BELC.
L’axe directeur de cet ouvrage est le contact entre le texte et son lecteur. Autour de cet axe, les notions clés utilisées par les auteurs sont celles de «culture», de «plaisir du texte», de «sujet lecteur» et d’«intersubjectivité», rappelant et soulignant que cette méthodologie en vigueur plaide pour la «centration sur l’apprenant», qui cesse d’être perçu comme un simple objet de formation, mais comme un acteur de son apprentissage. Les théories convoquées sont la «pragmatique de la lecture, l’esthétique de la réception et la sémiotique du texte» (Bertrand, Ploquin 1988 : 3).
Notre corpus de références théoriques est également composé d’articles rédigés par des formateurs au BELC, comme M.-L. Poletti10 qui sont pour certains devenus des universitaires (Abdelmadjid Ali Bouacha, D. Bertrand) mais aussi d’écrits de chercheurs cités en bibliographie dans les programmes des modules sur l’enseignement de la littérature en FLE qui n’ont pas - ou furtivement — participé au BELC, à l’instar de Francine Cicurel11. Plusieurs articles publiés dans la version du Français dans le monde destinée aux enseignants de FLE ont été convoqués dans la mesure où les personnels de rédaction faisaient partie du BELC, mais «[…] avai[ent] une très large autonomie pour qu[e la revue] ne soit ni l’expression officielle, ni l’organe du BELC ; et pour qu’elle s’ouvre à tous les courants, à tous les groupes travaillant sur la didactique du français» (Debyser 2007 : 14).
2. Des modules centrés sur le choix des supports littéraires
2.1. Des classiques aux œuvres contemporaines
Outre la question des pratiques pédagogiques à partir des textes littéraires, celle du choix du corpus apparaît comme centrale dans l’ensemble des formations qui semblent naviguer entre deux visions : une perspective ségrégationniste qui repose sur un corpus exclusif, ancien et stable et une perspective intégrationniste qui accueille des textes d’appartenance générique variée, de différents siècles et prend en compte la littérature dans sa sphère de production large. Le chercheur J.-P. Goldenstein en résume ainsi les enjeux qui pourraient correspondre aux questions que semblent se poser les formateurs du BELC :
Notre enseignement va-t-il s’attacher à la transmission d’un corpus reconnu qui répondrait à une sorte de SMIG culturel? Un Savoir Minimum Intellectuel Garanti donc. Privilégierons-nous les grandes œuvres du passé jugées incontournables, l’étude des Grandes-Têtes-Molles pour parler comme Isidore Ducasse*12, ou bien tenterons-nous d’aborder des productions moins valorisées mais reconnues elles aussi comme littéraires? (Goldenstein 1991 : 5)
Après une période durant laquelle la littérature est présentée dans sa généralité - on remarque d’ailleurs que les termes de «littérature», «texte littéraire» (M4, M1, M5, M6, M7) sont les dénominations privilégiées dans les titres des modules des années 1980 et au début des années 1990 -, des genres littéraires spécifiques vont peu à peu apparaître avec un accent mis sur la littérature contemporaine notamment à travers des modules qui lui sont exclusivement consacrés (M8 à M12). On relève ainsi, au fil des années de nouveaux supports, parfois destinés à un public spécifique, alors que l’offre de formation du BELC se diversifie et se précise à travers un nombre croissant de modules. Certains formateurs mettent l’accent sur les genres canoniques (poésie, théâtre, roman (M1 et M13)) et des sous-genres (contes, le genre autobiographique (M14, M15 et M16)), d’autres, moins nombreux, privilégient des mouvements littéraires (M17). Le recours à la littérature contemporaine ne s’accompagne pas pour autant d’une disparition des classiques. Certains formateurs les réunissent d’ailleurs sans les distinguer ou les hiérarchiser: des fragments de Chateaubriand, Flaubert et Zola côtoient ainsi un extrait du Chercheur d’or de Le Clézio et un texte de Sefrioui (M1).
Si certains modules restent exclusivement centrés sur la littérature patrimoniale, d’autres supports qui sont le plus souvent perçus comme paralittéraires font leur apparition comme la bande dessinée (M19) et la littérature de jeunesse (M20 à M24). L’introduction de ces deux corpus comme celui de l’album pour enfants s’explique par la présence des images qui en fait «un support motivant pour un public d’enfants ou d’adolescents» tout en facilitant l’entrée dans le texte et l’accès à son sens. Autres arguments invoqués : la littérature jeunesse «associe, le plus souvent avec beaucoup d’inventivité et de réussite, texte et illustration», et la brièveté de ses ouvrages offre «l’occasion d’aborder la lecture individuelle de textes complets» et représente une «passerelle» vers d’autres textes littéraires (M20).
En 1997, M.-L. Poletti plaide pour l’introduction de ce qu’elle nomme les «mauvais genres» littéraires en classe de FLE ; genres plébiscités dans ses modules du BELC «qui appartiennent à la littérature traditionnellement non reconnue par l’institution scolaire- littérature de jeunesse ou littérature policière par exemple». Elle justifie ce choix qui témoigne d’une conception «extensive»13et «intégrationniste» ou «relativiste» de la culture, considérant la littérature dans sa sphère de production large incluant aussi bien les genres mineurs que les genres traditionnellement reconnus : «parce que le " mauvais " livre peut, quelquefois, être le plus important pour déclencher un désir de lecture ou comprendre une autre culture» (Poletti 1997 : 38).
La tendance intégrationniste est accentuée par l’ouverture de certains modules à la littérature internationale. Si l’accent est effectivement mis sur les auteurs et textes français, certains formateurs élargissent leur corpus à celui des littératures francophones (M25 à M29) ou internationales traduites (M30), comme l’album pour enfant d’Anthony Brown, Une Histoire à quatre voix (M24).
Les termes «approches», «entrées», «panorama» (M19, 22, 31) présents dans le titre du module ou dans celui des différentes séances qui le composent dévoilent l’objectif que se fixent les formateurs en introduisant des supports littéraires variés. Leur priorité est de faire découvrir des textes méconnus par les enseignants notamment parce qu’ils ne sont guère diffusés dans les outils pédagogiques proposés par les éditeurs spécialisés en FLE : manuels de langue ou collections d’œuvres littéraires réécrites en français facile, dans une version abrégée adaptée aux différents niveaux linguistiques des apprenants de FLE14(M9 2000).
Plutôt que de se limiter à quelques textes, certains formateurs souhaitent présenter aux stagiaires un «large corpus d’ouvrages» (M20 1996). Ils ne se contentent pas toutefois de leur fournir une «banque de textes» (M16), mais cherchent à leur donner des éléments critiques sur un corpus contemporain qu’ils méconnaissent et pour lequel «les ouvrages de synthèse en langue française sont presque inexistants, [et] même les revues ne l’aident guère» (M8 1994) comme c’est le cas pour le Nouveau Roman durant les quinze dernières années (M11).
Tout en permettant de «mieux se repérer dans la littérature contemporaine», la visée du formateur est également d’inciter les apprenants, et peut-être les enseignants, à lire cette littérature qui n’est pas transmise dans les manuels, tout en s’interrogeant à partir de l’ouvrage de Pierre Bayard cité en bibliographie et paru l’année du module, «comment parler des livres qu’on n’a pas lus?» (M32)
Aider les enseignants à se détacher des manuels de langue apparaît comme une vocation partagée par les formateurs du BELC, comme le rappelle D. Bertrand évoquant un article marquant de F. Debyser en 1973 dans lequel était annoncée la mort du manuel de langue15. Dans le sillage de cet article16, les formateurs se démarquent des auteurs de manuels, qui introduisent le texte littéraire à un niveau intermédiaire ou avancé d’apprentissage, et invitent les enseignants à l’exploiter dès un niveau débutant (M30, M33, M34).J. Peytard prône également d’en faire usage «dès l’origine du cours de langue» car celui-ci constitue «un document d’observation et d’analyse des effets polysémiques» (Peytard 1982b : 102). Les formateurs critiquent parfois les dialogues fabriqués dans les manuels et incitent les enseignants à les remplacer par d’autres, issus de la littérature contemporaine «de bonne qualité, parfois aussi linguistiquement plus simples que ceux des manuels» (M35).
2.2. Du fragment à l’œuvre complète
Si, pour des raisons pratiques, qui relèvent à la fois de contraintes temporelles et de la tradition scolaire, certains formateurs privilégient le fragment, issu d’un roman moderne ou d’une pièce de théâtre, on perçoit également une volonté de renoncer au format scolaire du texte littéraire tel qu’on peut le trouver dans les manuels scolaires (c’est-à-dire à l’extrait d’une dizaine de lignes). Cette tendance fait écho aux préconisations d’Isabelle Gruca (2004) et de Francine Cicurel, chercheuses en Didactique du FLE qui plaident pour le recours au texte bref complet. Comme à une époque antérieure dans l’enseignement secondaire du français langue maternelle (FLM), dans le chapitre consacré à la lecture littéraire de son ouvrage Lectures interactives, F. Cicurel (1991) recommande aux enseignants de FLE de préférer aux «morceaux choisis» les «textes intégraux», non tronqués ou simplifiés, non détachés de l’œuvre, ne privant pas l’apprenant du début et/ou de la fin du texte. Elle se fonde alors sur les théories de la lecture –en particulier celle de la coopération du lecteur d’Umberto Eco– pour décrire l’implication du lecteur et les manières dont il participe à la construction du monde qu’il est en train de lire (Godard 2015 : 41). «Un véritable apprentissage de la lecture passe par une lecture intégrale afin que l’apprenant puisse suivre le déroulement du récit et s’appuyer sur les indices successifs du texte pour en voir la signification» (Cicurel 1991 : 130), explique-t-elle.
À la recherche de formats adaptés aux cours de français langue étrangère, l’utilisation d’œuvres littéraires brèves «dont la durée de lecture ne risque pas de démotiver l’étudiant comme pour le roman» (Cicurel 1983 : 62) sera privilégiée dans les stages du BELC (1992-1994 particulièrement).
Au-delà des extraits, des fragments pour lesquels «l’artifice scolaire» sera évoqué par I. Gruca et F. Cicurel, le livre représente également un support de choix pour les formateurs. «Lire un livre, c’est investir toutes nos habitudes et nos comportements de lecture, y compris les plus inavouables en situation scolaire : sauter des pages, aimer, ne pas aimer…» (M36)
Comparé à l’extrait qui, détaché de l’œuvre, prive le lecteur du début et/ou de la fin du texte, le livre représente un véritable document authentique qui, dès le survol de sa couverture, offre des informations précieuses sur l’œuvre, permettant d’anticiper son contenu et de faciliter l’entrée dans le texte. L’un des objectifs, qui représente parfois la visée principale du module, consiste à faire découvrir des textes, à permettre aux stagiaires de «se repérer dans le vaste champ de la littérature» mais la finalité première de la majorité des formations est en réalité d’ordre méthodologique. Il s’agit en effet de permettre aux stagiaires de construire des séquences pédagogiques autour d’un texte littéraire.
3. Les fonctions de la littérature
Jean Peytard explique en 1988 que «deux attitudes, adverses apparemment, mais en réalité complémentaires, font figure dominante dans le champ didactique de la littérature en classe de FLE : une ‶attitude fondatrice″ et des ‶attitudes libérées″» (Peytard 1988 : 12); ces deux attitudes se retrouvent dans les programmes du BELC à travers des propositions pédagogiques centrées soit sur le texte soit sur l’apprenant qui est perçu avant tout comme un lecteur ou un écrivain,voire un créateur.
3.1 Centration sur le texte comme document authentique et/ou objet d’analyse
«L’attitude fondatrice», la plus ancienne «est homologue absolument aux pratiques de l’école et de l’université françaises: la lecture est régie par l’exercice d’explication de texte; l’écriture, par celui de la dissertation.» (Peytard 1988 : 12). Dans ce sillage, certains modules affichent leur centration sur les exercices de lecture analytique issus de l’enseignement du FLM - l’analyse méthodique des textes ou du commentaire de texte -, avec pour objectifs d’«approfondir et [de] partager différentes méthodes d’analyse de textes littéraires» (M3) avec les stagiaires. Leur dessein est dès lors d’adapter ces exercices à l’enseignement du FLE. Une formatrice choisit d’«inscrire l’apprentissage de la grammaire dans les objectifs de lecture analytique» (M27), la décrivant dans son programme comme un outil souple et efficace. Une autre s’interroge sur la manière de l’évaluer et propose aux stagiaires d’élaborer un questionnement efficace.
Jusqu’au début des années 1990, on constate la prédominance de la linguistique et plus précisément de la sémiotique dans les modules centrés sur la littérature. Cette tendance fait écho aux principes partagés par Michel Benamou (1971), J.Peytard (1982a)et une grande majorité des auteurs ayant contribué au numéro spécial du Français dans le monde (1988).
Dès 1971, M. Benamou, dans ses propositions pédagogiques, mettait en garde les enseignants de FLE contre «la pédagogie d’autorité de l’explication de texte» en prônant une pédagogie de la découverte. Convoquant Greimas et proposant néanmoins de conduire une analyse structurale d’un texte, il évoquait «le ̏risque de dogmatisme̋ que courait l’enseignant en choisissant un texte n’ayant qu’une structure possible» (Benamou 1971 : 26-27). Quelques années plus tard, J. Peyard cherche également à se détacher de la pratique scolaire du texte littéraire en FLM en proposant pour l’enseignement du FLE une démarche de découverte fondée sur le repérage des «entailles»17 du texte, en lien avec les propositions didactiques de l’approche globale ou approche communicative de la lecture, exposées par Sophie Moirand dans Situations d’écrits en 1979. Centrée sur la sémiotique, la démarche de J. Peytard «n’est pas de conduire les praticiens à l’usage d’une méthode d’analyse du texte littéraire mais de les inciter à une réflexion –marquée par la prise en compte d’une sémiotique de l’écriture– sur la spécificité langagière de la littérature, pour trouver en elle un stimulant à pratiquer la langue en son fonctionnement optimal.» (Peytard 1988 : 11).
«L’attitude fondatrice» est plus rarement suivie par les formateurs du BELC que la deuxième attitude, qualifiée de «libérée», qui apparaît dans l’usage du texte littéraire comme «authentique» ou ressenti comme tel. Reprenant l’expression utilisée par J. Peytard dans l’ouvrage qu’il coordonne en 1982 et en 1988, certains formateurs (M37) considèrent le texte littéraire comme un «laboratoire langagier, où l’on a la chance d’observer et de comprendre ce que c’est qu’une langue» (Peytard 1988 : 11). Support prétexte à la réalisation d’activités «techniques» de la langue, il offre aux apprenants des modèles de régularité morphosyntaxique. Mais en le considérant comme «fournisseur de mots et de phrases, pour une exploitation du lexique et de la syntaxe», J. Peytard affirme que l’enseignant court le risque de le banaliser en en faisant l’égal de tout document non littéraire authentique (journal, affiche ou notice) que l’on sollicite «par extraction échantillonnée […] afin de soutenir une analyse de la langue. Ce faisant tout caractère propre du texte littéraire est gommé. Toute "littérarité" est occultée.» (Ibid. : 14). Appelée par l’auteur «effet réservoir», cette tendance que l’on retrouve fréquemment dans les manuels de FLE semble partagée par certains formateurs du BELC pour qui «le texte littéraire recèle des trésors langagiers que l’enseignant peut exploiter, même avec un public de débutants» et qui «utilise[nt] les genres littéraires les plus connus, non pour en étudier la spécificité, mais plutôt comme prétextes à un grand nombre d’activités de langue» (M33 2000).
De la même manière, le texte littéraire est également perçu comme un support permettant d’aborder des objectifs culturels et anthropologiques. Les formateurs le perçoivent comme un «miroir de la société» (M2), un «formidable réservoir de documentation culturelle» (Bertrand, Ploquin 1988 : 4). Certains d’entre eux choisissent ainsi des œuvres contemporaines (romans, BD ou littérature de jeunesse) parce qu’elles offrent «une vision de la société française» à une période donnée (M9 1999). Cherchant à multiplier les approches interdisciplinaires, ils s’appuient dès lors sur l’anthropologie culturelle ou suivent une approche sociolinguistique, «à partir des notions de dialogisme, d’hétérogénéité, de plurilinguisme, d’hétérolinguisme et de métissage textuel» (M28).
Outre l’effet réservoir, J. Peytard évoque «l’effet communion», autre conséquence de la désacralisation du texte littéraire qui repose sur la notion de plaisir. Dépouillée d’appareil pédagogique, non guidée par l’enseignant qui ne cherche pas à conduire une analyse de texte, la lecture du fragment littéraire représente un temps de repos pour les enseignants et de récréation pour les apprenants (Peytard 1988 : 14). Cette tendance se retrouve dans plusieurs manuels édités dans les années 1980 et 1990 qui proposent en fin d’unité un texte littéraire sans consignes ni questions ni activités, invitant ainsi l’apprenant à réaliser une lecture autonome proche d’une pratique privée, non médiatisée18.
3.2 Centration sur l’apprenant, pour le plaisir de lire, écrire et créer
Les formateurs choisissent le texte littéraire avant tout comme support pour mener des activités de lecture et travailler donc des compétences en «compréhension écrite». L’accent n’est ainsi plus mis sur le texte mais sur l’apprenant que l’enseignant doit «apprivoiser», dont il doit «soutenir la motivation» et la compétence de lecture sans oublier la compétence linguistique. Les approches proposées doivent avant tout faciliter la lecture, l’accès au sens (M6 1992).
Conformément à ce que recommande F. Cicurel dans Lectures interactives (1991), ouvrage fréquemment cité dans les bibliographies des formateurs, l’accent est mis sur l’apprentissage de «stratégies» pour apprivoiser «les obstacles, en particulier lexicaux, [qui] y sont effrayants» (M36). Alléger la lecture en donnant ou en faisant découvrir des indices visuels, la structuration du texte, la reconnaissance du thème permet de maintenir la motivation de l’apprenant, de le rendre actif car il coopère avec l’enseignant et avec les autres apprenants pour construire un sens. Déjà en 1979, S. Moirand dans Situations d’écrits encourageait les enseignants à offrir aux élèves les moyens de parvenir à une compréhension non pas exhaustive, mais globale du texte, reposant sur le repérage d’indices et non sur le déchiffrage intégral du document19 : jeux de rôles, simulations, dramatisations ou jeux de créativité langagière, notamment issus de l’Oulipo dont F. Debyser, formateur et directeur du BELC (1967-1987), était membre, car ils considèrent que ceux-ci peuvent servir les objectifs d’enseignement-apprentissage du littéraire en classe de langue.
Dans son célèbre article de 1973, F. Debyser défendait l’introduction d’«une pédagogie de la simulation» qui était alors peu familière des enseignants mais déjà présentée dans les formations du BELC car, «impliquante pour les participants», elle avait pour «but de permettre l’action (simulée) et l’expérimentation (réelle)» (Debyser 1973 : 67-68) en s’appropriant les situations de communication.
Dans la tradition des modules animés par F. Debyser, Jean-Marc Caré et Christian Estrade et dans le sillage de leurs publications20, un module de simulation globale21 adapté au fait littéraire en 2004 (M39) puis un autre, trois ans plus tard centré sur les jeux de rôle, sont ainsi proposés, ayant pour objectif de développer la créativité des enseignants face aux textes littéraires tout «en conservant une rigueur didactique», cherchant ainsi à concilier analyses littéraires et techniques de créativité en «montr[ant] que certaines techniques […] permettent, à travers la création de situations cadre, de désenclaver le littéraire de son académisme pour en faire un objet d’apprentissage vivant et interactif» (M40). Faire naître le plaisir d’apprendre apparaît également comme un facteur déterminant qui justifie l’utilisation des jeux de langage en 2001 (M41) comme en 2007 (M40).
Conclusion
En privilégiant une perspective intégrationniste plutôt que ségrégationniste par l’introduction d’œuvres contemporaines aussi bien que de classiques, de genres mineurs (bande dessinée, littérature de jeunesse, romans policiers…) et de genres reconnus, les formations dispensées dans les stages du BELC tout au long de ces trente dernières années auront, sans aucun doute, chercher à renouveler, à modifier les représentations parfois réductrices de la littérature et du traitement pédagogique qui en est fait dans les manuels de langue.
Si ces stages ont reflété les orientations didactiques qui étaient mentionnées dans les articles publiés notamment entre 1971 et 1991 en didactique de la littérature en FLE (accent mis sur la sémiotique littéraire à travers les écrits de J. Peytard et D. Bertrand, sur les théories de la lecture en FLE de S. Moirand ou F. Cicurel, et sur le plaisir de jouer et de créer en classe de langue défendu notamment par J-M. Caré, F. Debyser), il est plus difficile d’affirmer que c’est encore le cas aujourd’hui, notamment parce qu’il ne reste désormais de cet «Institut de recherche en linguistique appliquée», qu’un stage bi-annuel dans lequel peu de chercheurs interviennent. Au regard des bibliographies sur lesquelles s’appuient les modules de littérature actuels, on constate que des références très diverses sont centrées davantage sur les outils pour enseignants que sur les publications de chercheurs. La réflexion sur la didactique de la littérature est pourtant bien vivante comme en témoigne le numéro de Recherches et applications de janvier 201922. Les stages de formation en FLE sont aujourd’hui certes moins des lieux de circulation entre théories et pratiques, chercheurs et formateurs qu’il y a vingt ou trente ans ; mais cette circulation se déploie à présent au sein d’équipes de recherche, dans les universités, qui conduisent des projets collaboratifs avec les acteurs du terrain (enseignants, inspecteurs, conseillers pédagogiques, formateurs) et dans des espaces de dialogues comme les colloques scientifiques dédiés à l’enseignement/apprentissage des langues. Autrefois centrée sur l’enseignement du français langue première, conformément à son ancienne dénomination (DFLM), l’Association internationale pour la recherche en didactique du français (AIRDF) a accueilli, au fil des années, un nombre croissant de chercheurs en FLE dans les Rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature qu’elle organise chaque année depuis 2000. Dans le cadre de recherches sur la formation des enseignants et en prolongement de notre étude, peut-être conviendrait-il de se focaliser désormais sur la manière dont l’expérience que les enseignants-stagiaires, de formations et de contextes divers internationaux, apportent dans la construction et le développement de ces stages, nourrit et/ou influence aujourd’hui l’articulation entre réflexions théoriques et pratiques de classes opérée par les «formateurs de formateurs».
Bibliographie
Benamou, Michel (1971), Pour une nouvelle pédagogie du texte littéraire, Paris, Hachette/Larousse (Le français dans le monde/BELC).
Bertrand, Denis & Françoise Ploquin (1988), « Présentation : la perspective du lecteur », Le Français dans le monde. Recherches et applications, n° spécial : « Littérature et enseignement, la perspective du lecteur », p. 2-4.
Bertrand, Denis & Juliette Salabert (2018), « Le BELC, un laboratoire du langage. Entretien » dans H. Portine et alii, (coord.), Expertise au service des acteurs du français dans le monde. Mélanges pour les 50 ans du Belc, Sèvres, CIEP, p. 43-52 [réédité en 2019 dans Le BELC 50 ans d’expertise au service de l’enseignement du français dans le monde, Paris, Hachette Français langue étrangère, pp. 45-58.]
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La lecture est également étroitement liée à l’écriture dans «un va-et-vient» (M22) où sont intégrées des activités créatives et artistiques comme la fabrication d’un livre destiné à la jeunesse (M21). Dans un autre module, l’objectif est en quelque sorte de désacraliser la littérature en découvrant et en acquérant «de multiples techniques d’écriture spécifiquement liées au roman, à la nouvelle, au conte, afin d’explorer sa propre créativité» (M7 2000). Des formateurs introduisent dans leurs modules différentes techniques de créativité{{«[…] cette créativité est devenue une sorte de label maison» pour D. Bertrand (Bertrand & Salabert 2018 : 47).