Jean Paul Bronckart

Professeur honoraire de didactique des langues à l’université de Genève, Jean-Paul Bronckart a développé divers programmes de recherche portant notamment sur l’épistémologie des sciences humaines/sociales, l’analyse des discours, les processus d’acquisition du langage et la didactique des langues. 

Entretien

Dans la mesure où elles requièrent un examen rétrospectif à caractère en partie au moins autobiographique, les réponses que nous proposerons aux questions qui nous sont adressées saisiront la problématique des emprunts et usages des théories du récit dans le cadre plus large que nous nous sommes donné dans nos travaux, à savoir celui de l’investigation, sur les plans didactique et théorique, des théories du texte, des genres de textes et des types discursifs. Nos réponses seront en outre marquées par le fait que nos interventions didactiques ont, pour des raisons institutionnelles, concerné surtout l’enseignement primaire, avec néanmoins des interventions épisodiques dans l’enseignement secondaire inférieur.

1. Dans une perspective diachronique, si vous deviez retracer les grandes étapes de l’entrée dans les classes des savoirs issus de la narratologie, quels colloques, évènements pédagogiques (nouveaux programmes…) et publications citeriez-vous?

Nous amorcerons notre diachronie par l’examen d’une phase qui, si elle se situe dans la préhistoire des emprunts et usages aux théories textuelles et narratologiques, fournit néanmoins, pour cette raison même, un utile éclairage sur les raisons pour lesquelles ces emprunts se sont avérés utiles ou nécessaires. Nous remonterons à la publication, en France, du Plan Rouchette, qui a constitué le déclencheur des démarches d’adaptation/modernisation des programmes et méthodes didactiques, requises d’un côté par la volonté politique de démocratisation de l’enseignement et d’un autre par un souci de mise à jour ou de modernisation des méthodes pédagogiques et des références théoriques, en particulier linguistiques. L’accent majeur de cette réforme était d’abandonner l’hyper-centration sur un enseignement grammatical à visée orthographique, et de se donner comme objectif premier le développement et la maîtrise des capacités d’expression/communication.

Dans la mise en place de ce Plan, il s’agissait d’abord d’inciter les élèves à «libérer» leurs capacités verbales et à les adapter aux diverses situations de communication et ensuite de compléter cette démarche par des «approfondissements analytiques» structurels, qui en l’occurrence étaient inspirés des premiers écrits de grammaire générative, considérés alors comme la ressource scientifique la plus «sérieuse» dans le domaine de la structuration des connaissances langagières. 

La Suisse romande a adhéré d’emblée à cette démarche, ce qui s’est concrétisé par l’élaboration de Maîtrise du français (1979), ouvrage à la réalisation duquel le signataire a participé en effectuant une large part de la formation linguistique des auteurs. C’est dans le chapitre de cet ouvrage consacré à la morphosyntaxe du verbe qu’apparaît l’une des premières références à des notions d’ordre narratologique, en l’occurrence une présentation de l’opposition discours/récit inspirée de l’ouvrage de Weinrich (1973), qui visait essentiellement à mettre en évidence et à conceptualiser les valeurs des temps des verbes; domaine qui fut et est resté celui de l’emprunt majeur aux théories narratologiques.

Dans le canton de Genève, une réforme de l’enseignement inspirée de Maîtrise du français ayant été engagée à partir des années 1985, il a fallu préparer les enseignants du secondaire inférieur à l’accueil d’élèves ayant bénéficié de cette réforme, et leur proposer de nouveaux moyens d’enseignement; ceux-ci n’existant guère sur le marché, il a été décidé de créer une série de moyens d’enseignement, en l’occurrence les manuels Pratique de la langue, 7e, 8e et 9e, élaborés dans l’urgence en 1988-89 et publiés en 1990. Ces trois manuels comportaient un premier chapitre centré sur les propriétés d’un ou deux genres de texte et, puis de nombreux chapitres centrés sur la grammaire, et enfin un chapitre final intitulé «De la phrase au texte».

  • - Le premier chapitre du manuel de 7e portait sur les textes narratifs et les descriptions, et présentait les notions de «phases du plan» et de «narrateur» issues de l’ouvrage Le texte narratif de J.-M. Adam (1985). Le chapitre final intitulé «le fonctionnement discursif des unités» était centré sur les conditions d’usage des temps des verbes et sur les enchainements d’organisateurs temporels. 
  • - Le premier chapitre du manuel de 8e, était centré sur les textes informatifs et proposait un ensemble de notions ayant trait à la progression thématique, telle qu’elle était présentée dans l’ouvrage de Combettes (1983). Le chapitre final était centré sur les reprises anaphoriques et les modalisations dans une perspective inspirée des travaux du signataire. 
  • - Le premier chapitre du manuel de 9e était consacré à l’argumentation dans les textes, avec des références à la linguistique textuelle allemande; le chapitre final, d’inspiration pragmatique, était centré sur le fonctionnement des connecteurs et le discours rapporté.

À cette même époque, le signataire a créé, chez l’éditeur Delachaux et Niestlé, une nouvelle collection intitulée Techniques et méthodes pédagogiques, dont le but était de «contribuer à la création de moyens didactiques efficaces, inspirés des théories nouvelles, tout en restant centrés sur les besoins pratiques des éducateurs». Le premier ouvrage de cette série, L’écriture buissonnière; pédagogie du récit (Bach 1987), était destiné à l’enseignement secondaire. Il comportait des références explicites aux écrits d’Adam, Brémond, Bronckart, Greimas et Propp; il introduisait les notions d’«acteurs-narrateur», de «schéma narratif», de «personnage» et présentait surtout une nouvelle approche de la valeur des temps des verbes, tout en considérant que «le modèle théorique choisi n’a pas grande importance; l’essentiel est qu’il y en ait un». (Bach: 25). Il y eut une suite à cette approche dans le remarquable ouvrage de Tauveron (1995) centré sur une approche du «personnage» destinée à l’enseignement primaire.

Au cours de la décennie 1990-2000, divers ouvrages à visée didactique ont introduit des notions issues de la linguistique textuelle et de la narratologie. En 1994, Genevay a publié Ouvrir la grammaire, ouvrage conçu comme document de référence de l’enseignement du français au cycle secondaire du canton de Vaud. Dans cet ouvrage sans référence théorique et sans la moindre indication bibliographique, les trois premiers chapitres traitaient de trois aspects de l’organisation textuelle: d’abord, sous l’intitulé «le cadre de l’énonciation», une présentation des valeurs des temps des verbes et des conditions d’usage des «marqueurs de lieu» et des «mots personnels»; ensuite un chapitre sur les modes de réalisation des divers actes de parole; enfin un chapitre sur les marques de modalisation et les discours rapportés. Suivaient dans cet ouvrage quatre longs chapitres de «grammaire de phrase» d’inspiration radicalement chomskyenne. Venait enfin un chapitre terminal intitulé «Cohésion et progression du texte», mais qui était de fait centré sur les modalités d’articulation, dans la textualité, des structures syntaxiques, sans prise en compte effective de la textualité même.

Au Québec, a été publié en 1999 la Grammaire pédagogique du français aujourd’hui, ouvrage dirigé par S. Chartrand, réédité en 2011 et toujours en usage, qui est destiné aux élèves du secondaire et à leurs enseignants. Cet ouvrage propose ce qui est qualifié de «grammaire du texte», long chapitre comportant d’abord une définition de cette grammaire, puis des développements ayant trait aux reprises anaphoriques, au discours rapporté et à la modalisation, et enfin une approche centrée sur les «modes de discours», consistant en l’occurrence en une reformulation des «séquences» telles que J.-M. Adam les a présentées dans diverses publications.

2. En conséquence, quelles seraient, selon vous, les modalités particulières du phénomène de transposition didactique des concepts narratologiques à l’époque de leur entrée dans les classes de français?

Issue d’une profonde analyse de Verret (1975), la théorie de la transposition didactique de Chevallard (1985/1991) pose que la confection des objets d’enseignement procède par transformation de savoirs savants en savoirs à enseigner, puis par transformation de ces derniers en savoirs tels qu’ils sont enseignés, en un processus à l’issue duquel les savoirs de référence se trouvent détachés du système théorique au sein duquel ils ont émergé, découpés et réorganisés en fonction des objectifs et de la programmation d’une matière scolaire. 

Comme Brassart & Reuter (1992) ainsi que Chervel (1998) notamment, nous avons questionné la pertinence et l’éventuelle spécificité de cette théorie pour l’enseignement du français, en raison de l’hétérogénéité des théories proposées dans le champ linguistique et du fait que divers objets de cette matière scolaire n’avaient pas d’origine proprement scientifique. Cette réserve demeure pour ce qui concerne l’exploitation didactique de notions issues de la narratologie, en raison certes de la richesse/diversité des cadres théoriques en ce domaine, mais en raison surtout de la diversité, du peu de clarté voire de la confusion des objectifs didactiques ayant trait à ces notions. Comme Veck, Fournier & Lancrey-Javal (1990) l’avaient montré à propos de la notion de thème, la transposition dans les programmes de littérature prend régulièrement la forme d’un déplacement sémantique résultant de l’insertion de ce terme nouveau dans un paradigme de termes anciens de valeurs parentes. 

À notre avis, le problème majeur en ce domaine n’a pas trait à la richesse ou même à l’hétérogénéité des données théoriques, mais plutôt au fait que les visées et objectifs didactiques en ce domaine, et en conséquence la place et le statut que peuvent y prendre les notions et/ou concepts narratologiques, ne sont aujourd’hui pas clarifiés. Ce qui n’est pas le cas dans le domaine proprement grammatical où l’histoire de l’enseignement, quelle que soit sa lourdeur (ou en raison de sa richesse), a fourni des éléments de réflexion sur la base desquels peuvent être plus aisément élaborés des objectifs, des programmations et des principes de progression.

3. Quel regard rétrospectif portez-vous sur votre contribution à ce processus historique ?

Dans mon parcours de didacticien, ayant été formé à la grammaire générative par Nicolas Ruwet à l’Université de Liège, dès mon arrivée à Genève au début des années 1970, j’ai pu œuvrer pendant quatre décennies à la transposition des notions de grammaire de phrase; tâche au fond assez simple quant à la construction d’un système de notions qui soit cohérent et assez clairement structuré. Cependant, si les objectifs de maitrise notionnelle voire conceptuelle étaient clairs en ce domaine, l’utilité même de ces connaissances formelles pour une maitrise de l’usage de la langue l’était beaucoup moins. 

Sur le plan discursif/textuel, nous avons proposé dans deux ouvrages (Bronckart et al. 1985; Bronckart 1997), des constructions théoriques puisant à divers cadres théoriques et y mettant notre grain de sel, et nous demeurons convaincu de la pertinence globale de notre mode d’analyse des valeurs des temps des verbes, ainsi que de notre analyse des types discursifs. Quant à la transposition didactique, nous avons été confronté aux difficultés globales énoncées plus haut pour les concepts narratologiques; en ce domaine nous avons eu, et nous avons encore, le souci majeur de ne pas saisir les entités textuelles dans une perspective dogmatique, comme c’est le cas pour certaines approches centrées sur les genres textuels et leurs propriétés présumées. La situation reste donc difficile en ce domaine notamment faute d’une clarté sur le lieu de cette transposition dans la structure technique et signifiante des programmes didactiques actuels, et de leur histoire. 

4. Selon vous, quels sont les concepts narratologiques les plus souvent mobilisés dans les classes et pour quelle raison ont-ils connu une telle fortune ? Par ailleurs, quels autres concepts négligés auraient mérité un meilleur sort?

Comme indiqué plus haut, c’est dans le domaine des temps des verbes que les concepts narratologiques ont été les plus utilisés, primairement pour fournir une conceptualisation de leurs valeurs, jusque-là manquantes ou d’une pertinence plus que discutable, et secondairement (ou comme conséquence) pour conceptualiser les cadres structurels qui orientent ou conditionnent la distribution de ces valeurs.

5. De votre point de vue, avec le recul dont vous disposez aujourd’hui, les concepts narratologiques tels qu’ils sont mobilisés dans l’enseignement ont-ils plutôt marqué un progrès ou ont-ils conduit à une détérioration de l’enseignement-apprentissage du français?

Réponse simple; au vu des ressources théoriques et conceptuelles antérieurement à disposition dans l’enseignement du français, l’introduction de concepts narratologiques ne pouvait que constituer un progrès ou en tout cas ne pas faire de mal, même si un travail important reste à faire en ce domaine, qui, comme indiqué plus haut, concerne certes le choix des cadres et notions théoriques, mais surtout la constitution de programmes didactiques qui soient utiles et pertinents pour les objectifs de maîtrise textuelle; ce qui implique à nos yeux que soient poursuivies et/ou mises en place des recherches proprement didactiques susceptibles de mettre en évidence les utilités et pertinences évoquées.

Comment percevez-vous la place de l’analyse du récit dans le cadre des évolutions actuelles du champ de la didactique du français et de la société en général?

Pour la société en général, nous n’avons pas d’éléments de réponse. Pour la didactique du français, les travaux de narratologie sont utiles, voire indispensables, pour autant que leur mobilisation au service de la didactique, ni ne s’effectue dans une perspective unilatéralement descendante, ni ne soit reçue dans le champ éducatif dans la perspective figée et dogmatique qui toujours guette.


Références citées

Adam, Jean-Michel (1985), Le texte narratif - précis d'analyse textuelle, Paris, Nathan-Université.

Bach, Pierre (1987), L'écriture buissonnière: pédagogie du récit, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, coll. «Techniques et méthodes pédagogiques».

Besson, Marie-Josèphe, Marie-Rose Genoud, Bertrand Lipp & Roger Nussbaum (1979), Maîtrise du français: méthodologie pour l'enseignement primaire, Lausanne, Office romand des éditions et du matériel scolaires.

Besson, Marie-Josèphe, Jean-Paul Bronckart, Sandra Canelas-Trevisi & Isabelle Nicolazzi-Turian (1990), Français 7e. Pratique de la langue, Genève, Cycle d'Orientation.

Besson, Marie-Josèphe, Jean-Paul Bronckart, Sandra Canelas-Trevisi & Isabelle Nicolazzi-Turian (1990), Français 8e. Pratique de la langue, Genève, Cycle d'Orientation.

Besson, Marie-Josèphe, Jean-Paul Bronckart, Sandra Canelas-Trevisi, Isabelle Nicolazzi-Turian & E. Rougemont (1990), Français 9e. Pratique de la langue, Genève, Cycle d'Orientation.

Brassart, Dominique-Guy & Yves Reuter (1992), «Former des maîtres en français: éléments pour une didactique de la didactique du français», Études de linguistique appliquée, n° 87, p. 11. 

Brassart, Dominique-Guy & Yves Reuter (1992), «Former des maîtres en français: éléments pour une didactique de la didactique du français», Études de linguistique appliquée, n° 87, p. 11-24. 

Bronckart, Jean-Paul, Daniel Bain, Bernard Schneuwly, Clairette Davaud & Auguste Pasquier (1985), Le fonctionnement des discours: un modèle psychologique et une méthode d’analyse, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé.

Bronckart, Jean-Paul (1997), Activité langagière, textes et discours. Pour un interactionnisme socio-discursif, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé.

Chartrand, Suzanne-Geneviève & François Morin (1999), Grammaire pédagogique du français d'aujourd'hui, Montréal, Graficor.

Chervel, André (1988), «L'histoire des disciplines scolaires. Réflexions sur un domaine de recherche», Histoire de l'éducation, n° 38, p. 59-119.  URL: https://www.persee.fr/doc/hedu_0221-6280_1988_num_38_1_1593

Chevallard, Yves (1985), La transposition didactique du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, La Pensée Sauvage, coll. «Recherches en didactique des mathématiques» [Réédition augmentée en 1991].

Chiss, Jean-Louis & Jacques David (2018 [2012]), Didactique du français: enjeux disciplinaires et étude de la langue, Paris, Armand Colin, coll. «Collection U, Lettres».

Combettes, Bernard (1983), Pour une grammaire textuelle: la progression thématique, Bruxelles-Paris-Gembloux, De Boeck-Duculot, coll. «Pratiques. Série formation continuée».

Combettes, Bernard & Roberte Tomassone (1988), Le texte informatif: aspects linguistiques, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, coll. «Prisme. Problématiques».

Genevay, Éric (1994), Ouvrir la grammaire : interlocuteur, énoncé, communication, phrase, Lausanne, Loisirs et Pédagogie, coll. «Langue et parole».

Tauveron, Catherine (1995), Le personnage: une clef pour la didactique du récit à l'école élémentaire, Lausanne, Delachaux et Niestlé, coll. «Techniques et méthodes pédagogiques».

Lancray-Javal, Romain, Jean-Marie Fournier & Bernard Veck (1990), «Un cas de transposition didactique en français: la notion de thème», Revue française de pédagogie, n° 93, p. 41-49.  URL: https://www.persee.fr/doc/rfp_0556-7807_1990_num_93_1_1372

Verret, Michel (1975), Le temps des études, Paris, Honoré Champion.

Weinrich, Harald (1973), Le temps: le récit et le commentaire, Paris, Seuil, coll. «Poétique».


Pour citer l'article

Jean Paul Bronckart, "Témoignage de Jean-Paul Bronckart", Transpositio, La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins, 2023

http://www.transpositio.org/articles/view/temoignage-de-jean-paul-bronckart


Voir également :
Enseignement secondaire
tension narrative
narratologie
enseignement
discipline français
enseignants

Sur Facebook