Le présent dossier de la revue Transpositio, à nouveau consacré à la bande dessinée, fait écho au numéro précédent et le complète à plusieurs égards. Le premier volet visait à aborder l’enseignement de la bande dessinée sous les angles historiques et pratiques, en s’interrogeant, entre autres, sur les conditions nécessaires pour une scolarisation de cet objet souvent qualifié d’hybride ou d’inclassable et, de ce fait, difficile à associer à tel ou tel geste interprétatif balisé par des pratiques disciplinaires.
Ainsi, l’étude de la place précaire de la bande dessinée dans les pratiques scolaires s’explique en partie par des défis méthodologiques liés l’enseignement du médium, qui découlent autant de ses caractéristiques médiatiques que de son histoire culturelle. Il s’agissait de passer en revue les obstacles historiques à la scolarisation de la bande dessinée, mais également de décrire la fenêtre qui s’ouvre actuellement, dans un régime culturel qualifié par Rouvière d’ère de «post-légitimation». Une autre partie proposait quelques pistes pour éviter de réduire la bande dessinée à ses aspects exclusivement narratifs, littéraires, visuels ou graphiques. Ces pistes proposaient au contraire de mettre en évidence l’interrelation fondamentale entre ces différents aspects de la bande dessinée, tout en ne perdant pas de vue l’existence de caractéristiques spécifiques au médium (support, perspective narrative, sérialité de la représentation iconique, etc.). Une dernière partie examinait enfin les défis posés par l’étude du médium, tels qu’ils apparaissent à la lumière d’une observation des pratiques effectives des enseignants et des élèves.
Face à ces nombreux défis ou obstacles, Hélène Raux (2019 : §62) signale qu’il y a un vrai danger à réduire l’enseignement de la bande dessinée à l’application d’une nomenclature spécialisée (case, planche, bulle, gouttière, etc.) ou à une analyse thématique, qui ne rendrait pas justice à la richesse des récits graphiques pour le développement de compétences littératiées. Les articles que nous avons réunis dans le précédent numéro montraient que considérer la bande dessinée comme un support populaire, attrayant, facile à comprendre et qui rapprocherait les objets étudiés de la culture juvénile ou des lectures privées est à la fois réducteur et trompeur. On oublie trop souvent la complexité inhérente à la bande dessinée et ce qu’il en coûte, pour un enseignant ou une enseignante soucieuse de lui rendre justice, quand il s’agit de savoir par quel bout saisir cet objet «mal identifié» (Blanchard & Raux 2019). Marianne Blanchard et Hélène Raux suggèrent ainsi que le déficit de «légitimité scolaire de la bande dessinée» (Blanchard & Raux 2019 : §2) ne s’explique pas seulement par des raisons historiques ou culturelles, du fait de la réputation populaire ou juvénile du médium, mais aussi par un «manque de maîtrise du support par les enseignants», qu’il faudrait rattacher à une lacune dans leur formation initiale :
peu présente dans les programmes scolaires, la bande dessinée est quasiment absente des cursus universitaires, notamment dans les composantes chargées de la formation des enseignants (ESPE) – même si elle peut être abordée ponctuellement par des enseignants-chercheurs impliqués dans des recherches sur le médium, qui connaissent actuellement un important développement dans une diversité de disciplines. (Blanchard & Raux 2019 : §4)
Le présent dossier tente ainsi de combler cette lacune en faisant état d’une expérience collective débutée il y a une dizaine d’années au sein d’une université suisse. Il s’agit à la fois d’éclairer le caractère nécessairement interdisciplinaire des formations académiques portant sur la bande dessinée, mais également de montrer comment il devient possible d'approcher un objet en multipliant les angles et les cadrages interprétatifs. Loin d’offrir un éventail raisonné de l’ensemble des perspectives de recherche applicables à la bande dessinée, il s’agit plutôt de montrer quels types de savoirs peuvent être intégrés dans la formation initiale des enseignant et d’expliciter quelques gestes d’analyse qui constituent autant de regards croisés sur une œuvre classique du répertoire.
Le choix de l’objet qui sert de support à ces regards croisés s’est imposé aux auteurs dans le contexte d’une Master-class organisée entre plusieurs universités. La série choisie se veut représentative d’une bande dessinée scolarisable, c’est-à-dire que l’on peut qualifier à la fois de formellement «classique» tout en la rattachant à des auteurs reconnus au sein de la production franco-belge, tant du fait de la collection dans laquelle elle s’insère qu’en raison de la réputation du scénariste et du dessinateur qui appartiennent au panthéon des auteurs canonisés. Le troisième opus n’ayant pas encore été publié au moment de la création de la Master-class, il n’en sera fait mention que de manière marginale dans les articles réunis dans ce dossier. En revanche, pour les deux premiers volumes de la série, Le Long Voyage de Léna (qui était d’abord pensée pour être un one-shot) et Léna et les trois femmes, il a été possible de recueillir des entretiens avec l’éditeur1 et les auteurs, et ces derniers ont donné un accès inédit à de riches documents génétiques, qui ont permis d’ouvrir le capot de l’œuvre et d’offrir un rare aperçu de son processus de production. Le public auquel s’est adressé le séminaire de master, qui est à l’origine des contributions réunies dans ce dossier, était composé d’étudiant·e·s inscrits dans plusieurs disciplines du Master ès lettres, en particulier en histoire et esthétique du cinéma, en français moderne et en histoire de l’art. Les textes que nous avons réunis sont le produit d’un groupe de recherche lié à diverses sections de la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne et il nous a semblé intéressant de retracer rapidement comment cette collaboration a pu se nouer. Il s’agit d’éclairer sous quelles conditions l’enseignement académique peut être stimulé, de sorte que les futurs enseignants puissent acquérir une meilleur «maîtrise du support», ainsi que le suggèrent de Raux et Blanchard.
Les prémices du Groupe d’étude sur la bande dessinée (GrEBD) bénéficièrent d’une conjonction de planètes favorable. Les auteurs et l’autrice ici rassemblés avaient déjà manifesté leur intérêt pour la bande dessinée en participant aux mêmes publications et aux mêmes colloques consacrés au «neuvième art». Certains avaient, dans le cadre de recherches soutenues par le FNS, glissé la bande dessinée parmi les médiums étudiés ; ce fut le cas par exemple du projet «Les Usages de Jésus au XXe siècle» (2006-2009), qui a permis de renforcer la collaboration avec le Centre BD de la Bibliothèque municipale de Lausanne (créé dix ans plus tôt), notamment à l’occasion d’un débat public organisé en marge d’un colloque international à l’Hôtel de Ville de Lausanne en mai 2009. En février 2011, grâce à l’acquisition par le Centre BD du fonds du collectionneur genevois Pierre-Yves Ghebali, un nouveau projet consacré à la sérialité dans les périodiques de bande dessinée de l’après-guerre («Le découpage de l'action») est conçu (Université de Fribourg et Université de Lausanne), puis financé par le FNS (2012-2015). C’est à cette même époque qu’Olivier Christin, professeur à l’Université de Neuchâtel, invite les universités romandes à se joindre à un cycle de rencontres intitulé «La bande dessinée à l'université». Soutenu par les éditions Dargaud, le cycle débute à Lyon, le 5 décembre 2011, avec Enki Bilal et Pierre Christin. Les universités de Neuchâtel et de Grenoble 3 prévoient d’inviter Jean-Claude Mézières, l’Université de Lausanne opte pour le duo André Julliard et Pierre Christin.
Très vite, les Lausannois s’entendent sur le constat qu’une rencontre animée par un·e professeur·e ne suffit pas à répondre à la question ouverte par «La bande dessinée à l’université ?!». En particulier, la participation des étudiant·e·s leur paraît indispensable. Le contact est alors pris avec André Julliard et Pierre Christin autour d’un l’album qu’ils ont publié ensemble en 2006 : Le Long Voyage de Léna. Grâce à Clotide Palluat, des éditions Dargaud, les deux auteurs acceptent de mettre à disposition les documents préparatoires de l’album. Alain Boillat, Raphaël Baroni, Danielle Chaperon et Philippe Kaenel décident alors d’organiser ensemble, pour le semestre de printemps 2012, un séminaire de niveau Master ayant pour objectif le montage d’une exposition pour le compte du Centre BD de la Ville de Lausanne. Frédéric Sardet, directeur de la Bibliothèque municipale, valide le projet, et Cuno Affolter, conservateur au Centre BD, se propose pour intervenir dans le séminaire et superviser la réalisation de l’exposition dans l’espace de la Bibliothèque.
Pendant le semestre, chaque étudiant·e présentera un exposé sur un aspect de l’album et sera chargé de concevoir, à partir de ses résultats, un «poster». Dix panneaux d’exposition seront ainsi composés (Margot Daeppen, Justine Duay, Bige Öcal, Marina Popea, Valérie Rohrbach, Fabien Schneider, Sarah Studer, Maëlle Tappy) et mis en page par l’un d’eux (Rodolfo Garcia). Les étudiant·e·s procéderont également à l’accrochage et à l’installation des vitrines présentant des documents originaux, sous l’œil bienveillant de Cuno Affolter. L’exposition Autour de Léna est inaugurée le 16 avril 2012. Pierre Christin, malheureusement souffrant, sera interviewé ultérieurement à Paris par Alain Boillat et Philippe Kaenel. Le 27 avril, la conférence publique avec André Julliard et Philippe Ostermann, directeur général des éditions Dargaud de l’époque, est précédée d’une rencontre sur le site de l’Université avec les enseignant·e·s et les étudiant·e·s, qui avaient développé une lecture experte de l’album, et préparé des questions pointues, voire épineuses, portant sur les aspects commerciaux ou sur les stéréotypes de genre : questions auxquelles les deux invités répondirent sans tabou et avec force détails.
Montage de l’exposition Autour de Léna à la Bibliothèque municipale de la ville de Lausanne, en présence de Cuno Affolter.
C’est à la suite de ce semestre de printemps 2012 qu’est né à l’Université de Lausanne le Groupe d’étude sur la bande dessinée (GrEBD), dont le site internet offre de nombreuses ressources aux enseignants, notamment une bibliographie et un lexique en ligne. Il s’est formé à partir de trois constats : celui de la présence dans le corps professoral de la Faculté des lettres de l’UNIL d’un nombre relativement élevé de personnes passionnées par la BD ; celui de la place décidément introuvable dévolue à l’étude de ce média dans les structures universitaires francophones ; celui, enfin, de l’existence à la Bibliothèque municipale de Lausanne, grâce à Cuno Affolter, de l’un des plus riches fonds de bandes dessinées en Europe. Alors que le cinéma possède aujourd’hui des départements d’enseignement et de recherche qui lui sont entièrement consacrés, la bande dessinée, même dans un pays comme la Belgique, traditionnellement considérée comme la patrie de cet art, n’est étudiée que par des chercheur·se·s émargeant à d’autres foyers disciplinaires. Un spécialiste de narratologie (Raphaël Baroni), un théoricien du cinéma (Alain Boillat), une moderniste férue de dramaturgie (Danielle Chaperon), un médiéviste (Alain Corbellari), un historien de l’art (Philippe Kaenel) et un germaniste (Alexander Schwarz) ont décidé de créer une structure grâce à laquelle la recherche sur le «neuvième art» pourrait être développée en tenant précisément compte de la variété et de la complémentarité des approches. Ajoutons à ce comité de base, une équipe très active de doctorant·e·s (Justine Favre, Gaëlle Kovaliv, Raphaël Oesterlé, Camille Schaer et Olivier Stucky), dont les thèses couvrent différents domaines de recherche, allant de la didactique des langues et de la littérature à l’histoire des supports, des magazines pour la jeunesse d’après-guerre et à la transition numérique.
Le projet de rédaction du présent dossier s’inscrit dans la continuité du cours, de l’exposition et de l’invitation d’André Juillard en 2012, mais il n’a pu se concrétiser, dans l’esprit pédagogique qui était à l’origine de notre démarche, qu’avec l’opportunité offerte par la revue Transpositio, et grâce à l’autorisation des auteurs et de l’éditeur portant sur l’usage du matériel iconographique et documentaire à la base de cet enseignement et de cette recherche.
Comment travailler sur la bande dessinée? Sur quelles prémices? À partir de quelles sources documentaires? Et surtout, à quelles fins? Les études de type monographique sont en règle générale tournées vers des «classiques» du genre, de Rodolphe Töpffer à nos jours, en passant par les aventures de Little Nemo ou de Tintin, dont l’historiographie est sans équivalent. Il est par conséquent rare de rencontrer des travaux centrés sur un ou deux albums spécifiques appartenant à ce que l’on pourrait qualifier, sans jugement de valeur aucun, la bande dessinée mainstream. Tel est la singularité de ce recueil d’études consacrées à un album inaugurant un triptyque déployé entre 2009 et 2020. Les extensions ultérieures, qui n’avaient pas été prévues à l’origine par les deux auteurs, se sont développées autour d’une figure forte, d’une héroïne en l’occurrence. En effet, les personnages principaux sont les moteurs de nombre de collections : ils permettent de leur donner une cohérence et de les labéliser dans la masse des albums publiés chaque année.
Il faut dire que Léna avait tout pour plaire à ses deux créateurs, qui comptent parmi les plus importants de la bande dessinée francophone aujourd’hui. André Juillard trouvait en cette aventurière séduisante l’occasion non seulement de mettre en scène (en abyme même) la pratique du dessin, tout en croquant des nus féminins qui constituent l’une des marques distinctives de son œuvre. Pierre Christin, quant à lui, pouvait construire autour de ce personnage énigmatique une intrigue hitchcockienne, toute en tensions et parsemée d’indices.
Les responsables de la présente recherche ont eu par ailleurs l’immense chance de disposer d’archives inédites : le témoignage oral des auteurs, un dialogue avec l’éditeur et les archives personnelles, généreusement transmises par le dessinateur et le scénariste : script, scénario, crayonné, photographies. Cette documentation a permis de nouer les fils de la genèse d’une bande dessinée reposant sur la complicité de deux artistes. De plus en plus, les scientifiques qui se spécialisent dans le domaine de la bande dessinée s’intéressent aux conditions matérielles, contractuelles et médiatiques de production des œuvres et exploitent les archives d’édition, tandis que les auteurs et autrices prennent de plus en plus soin de leurs propres archives, veillant à leur patrimonialisation. Les études réunies dans ce recueil participent de cette démarche générale qui vise à articuler les choix esthétiques et les pratiques narratives avec tout ce qui entoure l’œuvre, qu’on l’appelle contexte, conditions de production ou encore, avec Gérard Genette, péritexte et paratexte. Cette articulation entre ces «mondes» ou ces «espaces» n’est évidemment pas nouvelle. Elle se fonde sur les études dans le domaine des littératures et des arts de très longue date et obéissent en définitive à une finalité : donner à comprendre le processus de création d’œuvres le plus souvent collectives résultant de médiations diverses et proposant des fictions qui sont autant de regards portés sur le monde.
Sur le plan didactique, ce dossier, qui complète le numéro précédent intitulé «Lire la bande dessinée comme (de la) littérature ?», met en évidence la manière dont la diversité des regards, inhérente à une approche académique résolument interdisciplinaire, permet d’enrichir notre compréhension de la bande dessinée. Sur le plan historique et artistique, on retiendra l’intérêt de prendre en compte le contexte éditorial et la manière dont l’œuvre s’inscrit dans la trajectoire des auteurs. Le regard du médiéviste, sensible à l’entrelacement du texte et de l’image, nous rend attentif aux choix esthétiques qui président à la représentation des personnages et à leur impact sur la lecture. Le spécialiste du cinéma éclaire pour sa part les paramètres relatifs au point de vue et à la focalisation dans un récit en régime de monstration, qui partage de ce fait certains de ses mécanismes avec les dispositifs cinématographiques. L’horizon des études théâtrales, en s’appuyant sur une conception dynamique des schémas narratifs, nous aide en outre à démêler les intrigues complexes qui s’entrelacent dans les scénarios de Pierre Christin et dans les compositions d’André Juillard. Enfin, une analyse fondée sur les principes de la narratologie transmédiale, soucieuse de mettre en évidence les spécificités médiatiques des récits graphiques, conduit à reconsidérer les typologies des mises en page de manière à saisir les nuances d’une organisation tabulaire du récit.
Ainsi que l’illustre ce numéro, le GrEBD se conçoit comme un lieu de convergence interdisciplinaire mu par la conviction que la manière la plus efficace de contribuer à la formation initiale des futur·e·s enseignant·e·s consiste à tenter de ne laisser dans l’ombre aucune des principales caractéristiques d’une forme d’expression mixte inventée et théorisée par un écrivain, dramaturge et artiste, Rodolphe Töpffer. Ce genre, cette pratique a permis, en quelque sorte, de renouer avec un goût très médiéval pour le mélange du texte et de l’image, renouvelé plus tard par les récits cinématographiques. Si la bande dessinée étudiée en contexte scolaire constitue sans nul doute un instrument idéal pour le développement d’une littératie intermédiale, sa vraie richesse s’affirme dans la mesure où on ne l’assimile pas trop hâtivement à l’une ou l’autre de ces perspectives. Ni littérature graphique, ni storyboard proto-filmique, ni théâtre en estampes, ni récit enluminé, ni architecture narrative, la bande dessinée est un peu tout cela en même temps. C’est à cette diversité d’expériences médiatiques que reconduit presque inéluctablement l’étude approfondie des récits en bande dessinée, et au sein de ceux-ci, Le Long Voyage de Léna.
Références
Blanchard, Marianne & Hélène Raux (2019), «La bande dessinée, un objet didactique mal identifié», Tréma, n° 51. En ligne, consulté le 6 août 2021, DOI : https://doi.org/10.4000/trema.4818
Raux, Hélène (2019), «Ce que les blogs d’enseignants disent de la lecture de bandes dessinées à l’école», Tréma, n° 51. En ligne, consulté le 6 août 2021, DOI : https://doi.org/10.4000/trema.4826