Ce texte est basé sur la transcription, révisée par les auteur·ices, d’une table ronde qui s’est tenue le 7 mars 2025 à la HEP du canton de Vaud en Suisse romande dans le cadre du colloque international «Pour une théorie du récit impliquée», financé par le fonds national suisse de la recherche scientifique (projet n° 197612). Ce colloque marquait la dernière étape du projet «Pour une théorie du récit au service de l’enseignement» porté par l’équipe DiNarr. Cette table ronde peut être lue en complément du n° 6 de la revue Transpositio, ainsi que du dossier «La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins». Elle complète également le dossier «Comment ça s’enseigne?» consacré à la place de la narratologie dans les pratiques enseignantes romandes du primaire au secondaire 2, qui reprend les interventions de praticien·nes et de formateur·ices qui se sont exprimé·es dans le cadre de ce même colloque. On trouvera enfin le reste des contributions de ce colloque dans n° 47 des Cahiers de narratologie.
- n°1 Justifier l’enseignement de la littérature
- n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes
- n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature
- n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature
- n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée
- n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives
- n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image
- Sylviane Ahr - Entretien : "disputes" et justifications de l'enseignement de la littérature
- Bertrand Daunay - Recension : Baroni Raphaël (2017), "Les Rouages de l’intrigue"
- Judith Émery-Bruneau - D’un paradigme interprétatif à un paradigme critique : prolégomènes à une transformation des recherches en didactique de la littérature
- J.-F. Boutin, N. Denizot, J.-L. Dufay, C. Gabathuler et R. Baroni - La narratologie dans l’enseignement du français en Belgique, en France, au Québec et en Suisse romande
- La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins
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La narratologie dans l’enseignement du français en Belgique, en France, au Québec et en Suisse romande
La narratologie dans l’enseignement du français en Belgique, en France, au Québec et en Suisse romande
Table ronde animée par Raphaël Baroni, transcrite et éditée par Vanessa Depallens et Sonya Florey
Ce texte est basé sur la transcription, révisée par les auteur·ices, d’une table ronde qui s’est tenue le 7 mars 2025 à la HEP du canton de Vaud en Suisse romande dans le cadre du colloque international «Pour une théorie du récit impliquée », financé par le fonds national suisse de la recherche scientifique (projet n° 197612). Ce colloque marquait la dernière étape du projet «Pour une théorie du récit au service de l’enseignement» porté par l’équipe DiNarr. Cette table ronde peut être lue en complément du n° 6 de la revue Transpositio, ainsi que du dossier «La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins ». Elle complète également le dossier «Comment ça s’enseigne?» consacré à la place de la narratologie dans les pratiques enseignantes romandes du primaire au secondaire 2, qui reprend les interventions de praticien·nes et de formateur·ices qui se sont exprimé·es dans le cadre de ce même colloque. On trouvera enfin le reste des contributions de ce colloque dans n° 47 des Cahiers de narratologie.
Participation
- Jean-François Boutin (Québec, professeur en didactique de la littératie à l’Université du Québec, Lévis/UQAR)
- Nathalie Denizot (France, professeure des universités à Sorbonne Université – INSPE de Paris, responsable de l’équipe Prascoll du CELLF – UMR 8599)
- Jean-Louis Dufays (Belgique, professeur émérite à l’Université catholique de Louvain)
- Chloé Gabathuler (Suisse, professeure en didactique à la HEP Valais)
Modération
- Raphaël Baroni (professeur à l'École de français langue étrangère à l’UNIL, responsable de projet FNS Di Narr)
Raphaël Baroni
Nous avons le plaisir d'accueillir pour cette table ronde plusieurs chercheurs et chercheuses en didactique qui ont accompagné le projet de recherche DiNarr tout au long de son développement. Jean-François Boutin est professeur en didactique du français depuis 1999 au Campus de Lévis dans l'Unité départementale des sciences de l'éducation. Il intervient dans les programmes de formation initiales des maîtres ainsi que des maîtresses. Nathalie Denizot est professeure des universités à l’INSPE de Paris (Sorbonne Université) et responsable de l’équipe Prascoll du CELLF (UMR 8599). Ses travaux portent sur la didactique de la littérature, dans une approche épistémologique et historique. Chloé Gabathuler est professeure en didactique à la Haute École Pédagogique du Valais et responsable de l’équipe LAC. Ses recherches portent principalement sur les modalités de réception des œuvres littéraires à l'école. Elle est l'auteur d'un ouvrage tiré de sa thèse de doctorat intitulé Apprécier la littérature. Et enfin, Jean-Louis Dufays est professeur émérite à l'Université catholique de Louvain où il a enseigné pendant 28 ans après avoir conjugué la recherche universitaire et l'enseignement dans le secondaire pendant 14 ans.
J'ai préparé trois questions qui serviront de jalons à cette table ronde. La première est la suivante: à partir de votre ancrage institutionnel dans quatre régions différentes de la francophonie (Québec, France, Belgique, Suisse) quelles spécificités percevez-vous dans la manière dont la narratologie s’est scolarisée et continue d’exister dans la culture scolaire?
Chloé Gabathuler
N’étant pas spécialiste de la narratologie appliquée à l’enseignement du français, je vais m’exprimer principalement en tant que formatrice d’enseignant·es et en m’appuyant sur le Plan d’études romand (PER).
Rappelons tout d’abord que l’approche de l’enseignement du français plébiscitée par le PER est de nature communicative ou communicationnelle. C’est pourquoi la notion de “genre de texte» y occupe une place centrale: elle permet, entre autres, de travailler la dimension communicative des textes, de les envisager comme des actes de communication.
Dans cette perspective, si l’on adopte une approche baronienne de la narratologie, qui envisage le récit dans sa dimension rhétorique, on pourrait penser que cette conception communicationnelle de l’enseignement du français crée un terrain favorable au déploiement des outils narratologiques. Or, dans les faits, on remarque que les notions de narratologie sont disséminées, comme des îlots épars, dans différentes sections du PER sans lien entre elles ni réelle définition. On les retrouve soit dans les axes consacrés à la «compréhension» et la «production de l’écrit»; soit dans celui consacré à la littérature. Lorsqu’on examine de plus près les notions présentes dans les axes «compréhension» et «production de l’écrit», on remarque un véritable manque de cohérence. Pour vous donner un exemple:
- au cycle 1, il est question du “contexte d’énonciation”,
- au cycle 2, on introduit la “situation de communication”,
- et au cycle 3, on passe à la “situation d’énonciation”.
Ces termes pourtant proches ne sont ni définis, ni articulés entre eux, ce qui rend leur appropriation difficile, tant pour les enseignant·es en formation que pour les élèves. Je comprends que mes étudiant·es — en particulier celles et ceux qui se destinent à l’enseignement primaire — soient perdu.e.s face à ces concepts. Pour la plupart, ils, elles sortent du secondaire sans formation littéraire approfondie. Résultat: ces notions leur semblent abstraites, voire incompréhensibles.
Du côté de l’entrée «apprécier la littérature», d’autres éléments apparaissent: la temporalité, le rapport narrateur-auteur, le point de vue, la manipulation de l’auteur, le suspense, ou encore l’influence sur le lecteur. On y devine une certaine conception du texte littéraire comme construction visant à orienter la lecture, mais là encore, tout cela n'est pas explicité.
Et surtout, ces différentes approches –production/compréhension d’un côté, appréciation littéraire de l’autre– ne se rejoignent jamais vraiment. Les notions sont traitées de façon cloisonnée, ce qui me semble problématique.
Le cycle 1, paradoxalement, me paraît le plus intéressant. Pourquoi? Parce qu’on y met l’accent sur le lecteur, sur son ressenti, son appréciation. Dans ce cadre, le texte est envisagé en fonction des effets potentiels qu’il peut produire sur le jeune lecteur. Mais au fil de la scolarité, on délaisse le pôle du lecteur au profit de celui du texte. Est mise en avant une approche classique de la lecture littéraire dans le cadre de laquelle l’élève doit repérer ce qui dans le texte constitue sa littérarité.
Enfin, je tiens à souligner que ces outils narratologiques sont non seulement utiles aux élèves, mais aussi nécessaires aux étudiant·es en formation. Pour les futur·es enseignant·es, notamment au primaire, pouvoir analyser finement un album jeunesse (dont la narration est souvent complexe, et enrichie d’images) est crucial. Or, sans une boîte à outils solide, il leur est très difficile d’anticiper les difficultés que les élèves pourraient rencontrer et de construire des séquences d’enseignement adaptées à leurs besoins.
Jean-Louis Dufays
Alors, pour ce qui est de la Belgique francophone, ce pays a peut-être été le premier à avoir intégré dans les outils d'enseignement et dans les prescriptions l'apport de la narratologie. Dès 1975, on trouve en effet un programme d'enseignement qui demande aux enseignants d'accorder une importance significative aux "lectures nouvelles”, comme on les appelait à l'époque, et notamment à l'analyse structurelle des récits et des poèmes. Et déjà, des notions sont explicitement présentées dans les ouvrages de formation continuée et dans les outils adressés aux enseignants. Je pense tout particulièrement à un livre qui a eu un rôle assez important, Pour comprendre les lectures nouvelles (1978), qui était signé par André Fossion et Jean-Paul Laurent. Laurenta d'ailleurs continué à écrire beaucoup sur l'enseignement du français par la suite. Et donc, on trouvait déjà là une présentation très complète, dense et même créative de la narratologie, alors que les travaux de Todorov, Propp, Greimas et compagnie étaient encore en cours de diffusion. En particulier, on trouve dans l'ouvrage de Fossion et Laurent, mais aussi dans les manuels qu'ils ont dirigés, la collection Français de chez De Boeck-Duculot, des présentations très élaborées du schéma narratif, du schéma quinaire, ainsi qu’une articulation des deux schémas qui ne figurait pas dans les travaux d'origine des narratologues. S’affichait ainsi d’emblée le souci de “bricoler» une transposition renouvelée qui n'était pas simplement descendante, même si elle témoignait d’un enthousiasme évident face aux nouveaux savoirs. En outre, ces outils adressés aux écoles se voulaient adaptés au niveau et aux besoins des élèves et étaient déclinés de manière spécifique en fonction des compétences de réception, d'écriture ou de récit orale: ils témoignaient donc déjà d’une réflexion didactique intéressante.
Certes, il faut préciser que cela a surtout concerné le secondaire, beaucoup moins le primaire, et davantage aussi le réseau de l'enseignement catholique, qui représente en Belgique 60 % des écoles secondaires. Il reste que, historiquement, la Belgique semble avoir eu un rôle pionnier par rapport aux autres pays francophones: je renvoie à ce propos aux données que Luc Mahieu a rassemblées, puisque nous avons maintenant une réponse très documentée à ces questions dans sa thèse qui va être soutenue très prochainement.
Mais si les notions narratologiques ont donc été préconisées en abondance en Belgique francophone dès les années 1970, elles ont reflué assez rapidement au cours des années 80 et surtout des années 90, comme dans les autres pays. Il est clair que là, on est entré dans une période de méfiance, tant sur le plan théorique que sur le plan des discours scolaires. Certes, les outils narratologiques, comme narrateur et point de vue, apparaissent encore çà et là, mais ils sont désormais estompés par rapport à d'autres notions et d'autres approches de la littérature.
Et puis, on assiste à un retour assez clair de la narratologie dans le dernier référentiel inter-réseaux de 2021-2022, qui concerne le nouveau tronc commun des neuf premières années de l'enseignement obligatoire dont la mise en œuvre se fait progressivement. Sans doute est-on maintenant entré dans une génération qui a intégré les recherches en didactique et le dialogue qui s’est établi entre ceux qui se méfiaient des excès du formalisme et ceux qui, au contraire, se rendaient compte de l'utilité des outils narratologiques pour objectiver un peu l'analyse des textes. Et donc, la narratologie est à nouveau explicitement prescrite, avec une progression au fil des niveaux scolaires qui parait relativement bien pensée et dont je parlerai tout à l’heure, puisque c'est l'objet de la deuxième question.
Nathalie Denizot
Je ne suis pas sûre de savoir répondre non plus très précisément à la question. Et je voudrais rappeler tout d’abord que de nombreux éléments importants de réponse à cette question sont dans la thèse de Luc Mahieu (qui, je l’espère, sera bientôt publiée!), et évidemment aussi dans les entretiens avec les acteurs de la scolarisation, qui sont en ligne sur Transpositio.
Cela dit, si j’en crois le petit travail que j’ai fait (dans Transpositio) sur les manuels ou les chapitres de «méthodes», la narratologie au lycée a été scolarisée davantage à partir de la question du point de vue et du narrateur (du personnage aussi, mais de façon sans doute moins «technique»), que du schéma narratif (qui lui relève sans doute davantage du collège). Il faudrait prolonger ce travail pour comparer avec le collège, parce qu’il y a sans doute des différences collège/lycée: Reuter (dans les entretiens) évoque le succès du conte au collège pour travailler le schéma narratif; mais on peut se dire aussi que c’est sans doute parce que le conte était un genre déjà bien scolarisé que le schéma narratif a si bien pris...
Il en est de même pour l’usage de la narratologie dans les classes de lycée, et notamment à l’EAF1. Certes, comme le soulignent les «acteurs de la scolarisation» interrogés dans Transpositio, la narratologie a permis de renouveler l’approche des textes, et de sortir d’approches plus impressionnistes ou paraphrastiques. Mais il me semble que l’on peut aussi renverser la perspective, et que le succès de la narratologie est en partie lié aux exercices métatextuels caractéristiques de ce niveau. D’une certaine manière, il y a eu une forme de rencontre dans les années 1970-1980 entre l’instauration de l’EAF (à partir de 1969), qui comprend une épreuve orale d’explication de texte et une nouvelle épreuve écrite, le «commentaire», et la diffusion des théories narratologiques. C’est en effet à partir des années 1970 que la narratologie et les théories textuelles commencent à être diffusées dans les classes, à travers des revues comme Pratiques, à une époque où les revues de didactique sont adossées à des collectifs qui ne se contentent pas de publier mais qui s’impliquent dans des stages de formation continue, des universités d’été, etc., ou qui participent à des ouvrages de vulgarisation. Or, les exercices métatextuels de l’EAF (explication de texte et commentaire) partagent un point commun, celui de reposer sur des extraits, des textes courts voire très courts (certains textes officiels limitaient même assez drastiquement le format, autour de 15 lignes ou vers). Ils offrent ainsi une occasion de mettre en œuvre des outils tournés vers des lectures microtextuelles (par exemple le point de vue), et la «grammaire narratologique» prend plus facilement le relais des approches philologiques pour outiller ces lectures «de près» qui deviennent incontournables à l’écrit et à l’oral du bac de français. Quand on invente la lecture «méthodique» dans les années 1980, cette idée de «méthodes» pour la lecture des textes suggère clairement l’usage d’outils empruntés aux nouvelles approches en sciences humaines – dont la narratologie, qui fait d’ailleurs son entrée officielle dans les programmes à la fin des années 1980.
Pour le dire autrement, c’est bien sûr parce qu’elle était efficace que la narratologie est devenue un outil (ou un ensemble d’outils) utile pour les exercices métatextuels . Mais c’est aussi parce que les caractéristiques de ces exercices – en tant que genres scolaires – étaient particulièrement bien adaptées au type de lecture qu’elle permettait, que la narratologie s’est ainsi ancrée dans les pratiques. Explication de texte et commentaire ont facilité la scolarisation de la narratologie, voire en ont configuré la scolarisation, ce qui explique peut-être cette centration sur les points de vue et le narrateur.
Jean-François Boutin
Lorsque j’examine les instructions officielles du Québec, il y a peut-être effectivement une spécificité qui émane, mais je vais la contextualiser quelque peu. On est actuellement, au Québec, dans une période de transition. C'est-à-dire qu'il y a eu un rappel des instructions officielles, aussi bien celles du primaire que du secondaire, seulement pour l'enseignement du français. Ce rappel-là a été demandé en juin 2023 et on termine présentement, quand je dis «on», c'est un peu fallacieux, mais en tout cas, les didacticiens du français québécois et didacticiennes québécoises, on est à terminer notre critique de la proposition de programme. C'est un peu un exercice effectué en vain parce qu'il y a très peu de recommandations qui vont rester malgré tout parmi nos analyses.
Au Québec, il faut dire que nos programmes actuels datent du siècle dernier... Ce sont des programmes qui étaient structurés autour de compétences. Il y avait quatre compétences au primaire: oral, lecture, écriture et appréciation des textes littéraires. Et Il y avait au secondaire trois compétences: lecture, écriture et oral. Donc c'est comme ça que fonctionnaient nos programmes et qu’ils fonctionnent encore. Il y a quelque chose, une spécificité propre peut-être au Québec par rapport aux programmes de français, sur laquelle j’aimerais insister, avant d’aborder la question de la présence de la narratologie dans les programmes.
Chez nous, il y a une pression parentale typiquement nord-américaine (je ne peux pas parler pour l'Europe), qui a mené à une sorte d’hyper-pragmatisme. Et ça s'est traduit dans l'obligation, dans pratiquement toutes les disciplines scolaires, d'avoir des cahiers d'exercices. Et là, je ne parle pas de manuel, mais bel et bien de cahiers d'exercices, ceci à un tel point que l'édition scolaire a complètement basculé. Elle est passée d'une édition qui publiait des manuels scolaires vers une édition qui publie des cahiers d'exercices qui sont évidemment jetés à la fin de l'année scolaire, «brûlés lors d'un feu de la Saint-Jean» par les élèves, etc. Et ça, ça a créé une pression pour qu'on retarde le renouvellement des instructions officielles, qu'on étire au maximum l’élastique. Dans ces cahiers d'exercices, un examen minutieux permet de constater qu’on y est extrêmement fidèle à la progression des apprentissages proposée par le ministère de l'Éducation pour le français aussi bien au primaire qu'au secondaire. Et je dirais que ce qui caractérise les instructions officielles actuelles comme ces cahiers d'exercices, c'est peu d'éléments de narratologie, mais une application très radicale, très radicale et très, très, très pragmatique, voire utilitariste des éléments dont on a parlé depuis deux jours. Donc, on est très traditionnel, si je peux parler ainsi, par rapport à la narratologie. On retrouve très peu d'éléments de rénovation de la narratologie dans les programmes. Et donc, c'est une approche très «clientéliste», d'une certaine façon. Et ça oriente énormément les décisions actuelles parce qu'il n'y aura pas de changement radical. On s'en va vers quelques nouveautés, quelques intégrations. Il y a des résistances très fortes, par exemple, à l'intégration du numérique, notamment de la fiction numérique, dans les programmes. Donc dans les compétences de français revampées, il n'y aura pas d'éléments qui porteront spécifiquement sur un volet numérique du recours, de la production, de la fréquentation, etc. de la fiction en classe. Donc, on reste très, très proche de ce qui s'est fait ailleurs dans la francophonie. On était déjà à la remorque; on restera très «Greimas», très «Genette».
Raphaël Baroni
Deuxième question: en termes de progression, comment voyez-vous l’évolution des notions mobilisées aux différents degrés de la scolarité? Pourrait-on construire des progressions plus claires en ce domaine?
Chloé Gabathuler
J’ai déjà commencé à répondre à cette question en évoquant le Plan d’études romand (PER). Je précise que je ne parlerai pas du secondaire 2, car ce n’est pas mon domaine d’expertise. Je me concentre sur l’école obligatoire, et, plus précisément, sur la structure spiralaire du PER.
Lorsqu’on examine les notions présentes dans les volets «compréhension» et «production», on constate que ce sont globalement les mêmes qui reviennent d’un cycle à l’autre. Les formulations varient légèrement, mais le fond reste très similaire. La seule réelle progression apparente se situe entre le primaire et le secondaire 1, au sein de l’entrée «apprécier la littérature». À ce niveau, on voit apparaître la notion de «suspense», ou encore on parle de l’influence du narrateur sur le lecteur. Ces éléments renvoient à la manière dont un texte est construit pour agir sur le lecteur. Cela pourrait être très stimulant… sauf que ces notions sont souvent présentées dans une approche très classique de l’enseignement de la littérature. Je l’ai dit tout à l’heure, on demande aux élèves de retrouver dans le texte ce qui en fait un objet littéraire. Or on le sait bien: on n’a jamais vraiment réussi à identifier de façon définitive ce qui constitue la littérarité d’un texte. Les outils narratologiques peuvent certes soutenir les analyses des textes, mais n’oublions pas un aspect fondamental de la lecture, à savoir le lecteur et l’interaction entre le texte et celui ou celle qui le lit.
Autre point que j’aimerais souligner – notamment à la lumière de la présentation de Claire Detcheverry– c’est la question de la progression. On entend souvent que cette progression doit aller du plus simple au plus complexe. Pourtant, quand on regarde certains parcours de lecture proposés dans les nouveaux moyens d’enseignement romand, notamment celui portant sur un album sans texte à destination du cycle 1, on se rend compte qu’on est loin de la simplicité. A mon sens, certains albums jeunesse, par leur richesse narrative, sont plus denses que des romans lus au secondaire I. Même si ces romans posent aussi des questions intéressantes, ils restent relativement simples sur le plan narratif.
Alors, doit-on vraiment penser la progression selon un axe allant du simple au complexe? Ne pourrait-on pas envisager que les outils narratifs soient les mêmes tout au long de la scolarité? La seule différence résiderait dans le langage utilisé: on n’emploierait pas le terme de prolepse avec des enfants de quatre ans. Pourtant, lorsqu’on observe ce qui se passe en classe, même au tout début de la scolarité, on se rend compte que les élèves saisissent bien les phénomènes. Un enfant de maternelle peut parfaitement dire qu’un récit «commence par la fin». Il ne disposera pas des concepts, mais il aura déjà une forme d’intuition narrative.
L’enjeu serait donc de maintenir une approche articulée entre le texte et le lecteur tout au long de la scolarité, cela sans tomber d’un côté dans une lecture purement subjective centrée sur les émotions, ni de l’autre dans une analyse froide uniquement textuelle. Il s’agit d’aborder les textes narratifs dans leur dimension rhétorique, d’accompagner les élèves dans une réflexion sur la capacité des histoires à affecter ceux qui les reçoivent – ou pour le dire autrement: porter son attention sur le storytelling dont parle James Phelan et sur les effets que ce storytelling produit sur le lecteur.
C’est aussi une manière d’introduire une réflexion éthique - là je pense à Wayne C. Booth – en interrogeant les relations complexes qui se nouent entre l’auteur, le narrateur et le lecteur. Tous ces éléments mériteraient d’être davantage mis en avant: ce sont de vrais outils pour une approche esthétique de la littérature, qui est, je dois l’avouer, mon cheval de bataille.
Enfin, ce que j’ai beaucoup apprécié dans les interventions précédentes – notamment celle d’Yves Renaud ou encore dans les échanges autour des incipit – c’est la place donnée à la production écrite comme outil de compréhension. Catherine Tauveron le disait déjà dans les années 90: faire écrire les élèves les aide à mieux comprendre les mécanismes esthétiques du texte. Produire pour mieux lire, mieux interpréter, mieux apprécier. Et les outils narratologiques peuvent tout à fait servir de leviers dans cette démarche.
Jean-Louis Dufays
Pour ce qui est de la progression, je dirais qu’il s’agit d’abord de tenir compte du fait qu'il y a plusieurs compétences à travailler autour du récit. Les compétences de lecture évidemment, mais aussi les compétences d'écriture, on en a largement parlé cet après-midi, puis il y a aussi les compétences orales: écouter le récit, dire le récit. Donc, ce serait bien qu'une progression tienne compte de ces quatre compétences. C'est le cas dans le nouveau référentiel dont je parlais tout à l’heure. Je vais essayer de vous résumer en quelques mots comment cette progression y est proposée car elle a fait l'objet d'un long travail de co-construction qui m'a semblé très fécond entre des enseignants qui avaient expérimenté des choses et des didacticiens qui avaient fait des recherches autour de la question. Je précise que je n'en parlerai pas de façon totalement neutre, puisque j'ai été consulté par ceux qui ont élaboré ce programme.
Première remarque: la progression envisagée distingue cinq stades de la lecture au long de la scolarité obligatoire. Le premier est le stade du lecteur émergent, qui commence à apprendre à lire en maternelle et au tout début du primaire. Puis vient le stade de l'apprenti lecteur, qui concerne surtout la première année du primaire: l’élève y est à la fois dans le décodage et dans le début du travail de compréhension. Ce faisant, il entre déjà dans le stade du lecteur débutant, où des opérations plus complexes se mettent en place, et dès la deuxième année, il arrive au lecteur en transition, qui se poursuit jusqu’à la quatrième et où il accède déjà à une lecture littéraire. Enfin, en cinquième et sixième secondaire commence le cheminement vers le lecteur dit confirmé. Et donc les différentes notions qui relèvent de l’analyse du récit sont associées à ces différents stades de développement de la lecture et aux différents niveaux scolaires.
Plus précisément, les compétences de lecture du récit commencent à être développées à partir de la troisième primaire. Dès ce niveau-là, on demande que les enseignants amènent les élèves à identifier les cinq structures narratives majeures définies par Adam, à savoir les structures narrative, argumentative, descriptive, dialoguées et explicatives. De plus, le référentiel se distingue en reliant le travail sur les structures textuelles à la promotion d'une lecture littéraire, qu’il définit par sa double modalité, participative et distanciée: il invite à utiliser le récit d'un côté pour amener l'élève à mieux s'identifier aux situations, à vivre l'émotion d'une tension narrative, à se projeter dans l'histoire –c'est la dimension participative–, et de l'autre pour l'amener à acquérir et à mettre en œuvre des outils d'analyse, en étant capable, comme on l'a vu dans plusieurs des interventions de cet après-midi, de déjà nommer les éléments de construction du sens et du récit qui se mettent en place.
Donc, dès l'enseignement primaire, on a cette lecture littéraire qui est préconisée à propos des cinq structures génériques et en lien avec deux productions écrites qui sont demandées. Les productions attendues se complexifient ensuite au fil de la scolarité. Au secondaire, on demande que l'élève soit capable de résumer un court texte narratif et de résumer oralement un court texte narratif et de rédiger un court récit de fiction à partir d'illustrations, puis il va falloir résumer à l'écrit. Le texte sera de plus en plus substantiel, de plus en plus long. À partir de la troisième secondaire, l'élève est amené à utiliser le récit pour relater une rencontre avec une œuvre culturelle. Donc le récit ne sert plus seulement à travailler la lecture ou l'écriture de la fiction, mais aussi à relater une expérience vécue, une expérience culturelle en l'occurrence. Il sert aussi de matrice pour la réécriture (sous la forme d'amplification, de recomposition ou de transposition) de récits de fiction. S’affiche ainsi un souci de distiller au fil des années, dès la troisième primaire et jusqu'à la fin de la scolarité obligatoire, des compétences spécifiques.
Par ailleurs, la boîte à outils narratologique va progressivement s'enrichir. Dès la troisième primaire, on parle déjà d'identifier le narrateur, et puis, au fil des trois premières années du secondaire, on intègre de plus en plus d'éléments, la gestion de la temporalité et du rythme narratifs, les notions de récits parallèles et enchâssés, les différents types de focalisation, toutes ces notions inspirées de la narratologie sont explicitement intégrées dans la progression. Au cours des trois dernières années du secondaire, les outils narratologiques sont davantage présupposés comme étant déjà maitrisés, et la lecture des textes littéraires, qui doit à ce moment-là aboutir à des réécritures créatives et à l'explicitation d'une relation critique à l'œuvre, s'appuie sur des outils, notamment narratologiques, mais qui ne sont plus détaillés.
Telle est donc la progression en matière de compétences narratives qui est actuellement préconisée en Belgique francophone. Comme elle vient seulement d’être établie, il est trop tôt pour en mesurer les effets, mais elle a le mérite d’être assez précise et de résulter d’un dialogue avec des enseignants de terrain.
Nathalie Denizot
Je ne suis pas sûre de pouvoir véritablement répondre à cette question, d’abord parce que contrairement à la Belgique, les programmes français actuels sont assez peu détaillés et ne parlent pas explicitement de narratologie. Cela dit, je trouve vraiment intéressant de réfléchir aux types de progression possibles en la matière, et il est clair que ce qui est intéressant pour les notions narratologiques –comme pour bien d’autres objets de la discipline–, c’est d’envisager une progression spiralaire, qui vise des approfondissements successifs d’un même objet et qui procède par reprises et complexification - et non pas une progression linéaire. Qu’est-ce qui serait en effet «plus simple» dans les savoirs narratologiques, et que serait la «base» en narratologie?
Par ailleurs, plutôt que de chercher à opérer des progressions a priori, qui risquent de faire des outils narratologiques non plus tant justement des outils que des contenus à enseigner pour eux-mêmes (c’est une dérive souvent identifiée pour les savoirs grammaticaux), ne pourrait-on pas, comme le suggèrent justement certains didacticiens de la grammaire pour leur domaine, identifier un (très petit) noyau dur de savoirs métatextuels indispensables, et les affiner selon les niveaux mais surtout selon les textes? La notion de narrateur, par exemple, gagnerait sans doute beaucoup à une telle approche spiralaire.
Cela permettrait aussi de découpler l’appropriation du métalangage et l’appropriation des concepts, qui sont deux choses bien différentes et qu’on a parfois tendance à mélanger. Certes, il peut y avoir un vrai plaisir, même pour certains élèves, à affiner la terminologie, à distinguer «homodiégétique», «hétérodiégétique», etc. Mais est-ce que c’est un apprentissage indispensable? Je n’en suis pas sûre. On peut très bien savoir ce qu’est la prolepse ou l’analepse sans connaitre la terminologie narratologique, et cela vaut sans doute pour un certain nombre de notions. Introduisons-les de manière raisonnée et complexifions la terminologie au fur et à mesure que la lecture des textes va demander des interprétations de plus en plus fines et que les textes eux-mêmes se complexifient. Il ne faut pas oublier, comme le rappelait Alain Rabatel dans ce colloque, que tout cela doit rester au service du sens, de l'interprétation du texte. Les concepts et la terminologie sont des outils de lecture des textes avant d’être des objets d’enseignement et d’apprentissage.
Jean-François Boutin
Je vais répondre aux deux questions de cette question. La première question est très intéressante parce qu'elle nous force à constater que si on regarde en termes de progression actuelle, on reconduit dans les instructions québécoises à venir, qui devraient être en application soit à la rentrée 2025 ou plus tard à la rentrée 2026, ce qu'il y avait déjà. Il y a toutefois la disparition de la fameuse compétence «interpréter des textes littéraires» au primaire parce que la pression est venue des enseignants et enseignantes qui disaient qu'ils ne savaient pas quoi en faire... Donc vous voyez que là, on évacue quand même une partie importante de l'expérience de la fiction. On l'intègre toutefois dans les deux autres compétences -lecture et écriture- et on essaie même de l'intégrer dans l'oral, ce qui est quand même intéressant, notamment l'oral qui pourrait tendre vers la fiction. On peut penser aux balados/podcasts. Donc là, il y a une ouverture qui est intéressante. Au Québec aussi, il faut dire qu'au secondaire, il y a une pression très forte générée par l'épreuve uniforme de fin de cycle, l'épreuve de fin d'année. Les enseignants et enseignantes passent un temps fou à préparer leurs élèves à réaliser une épreuve qui est toujours organisée autour d'un type de texte particulier. Et le seul moment où on travaille systématiquement le texte narratif, c'est en troisième secondaire. Donc, vous voyez que c'est là que se concentrent beaucoup les éléments que j'oserais appeler de narratologie, qui sont davantage abordés de façon explicite en classe de français.
Maintenant, pour la deuxième partie de la question, si on se met à rêver, et là j'endosse totalement les propos de Nathalie Denizot, moi aussi j’aimerais garder mon espace critique par rapport à ce qui est proposé par le ministère de l’Éducation chez nous au Québec. Moi, je n'ajouterais rien de plus à ce que Nathalie a dit. Je pense que ça fait grand sens. Ce que j'aimerais simplement évoquer davantage, c'est qu’on a beaucoup de résultats sur les pratiques culturelles des jeunes du Québec et de l’Amérique du Nord. On s'aperçoit que les jeunes, les élèves, les adolescents, les enfants qui fréquentent l'école au Québec sont de très grands amateurs de fiction. Mais pas la fiction qu'on connaît, qui s'est instituée au fil du temps, qui est scolarisée. Ils sont dans des horizons de fiction qui sont même parfois difficiles à accepter pour des spécialistes et l'école, malheureusement, au Québec, prend très peu en considération cette dimension-là. Je pense par exemple aux univers de fan fiction, je pense aux univers de la transfiction, évidemment, le cosplay, la pratique du jeu vidéo, qui est extrêmement populaire, la consommation pratique du manga, etc. Il y a chez nous une effervescence, présentement, il y a manifestement un besoin de s'évader un peu du réel, qui est très présent et fort documenté, statistiquement parlant. Or il y a un fossé avec l'école qui ne prend pas cela en considération. Je pense que c'est là que ça fait mal parce que les élèves en viennent à considérer, par exemple, le conte comme un genre scolaire, comme une forme scolaire, alors que lorsqu'ils vont lire un conte de Tolkien, ils n'auront pas l'impression d'être dans un conte, ils vont avoir l'impression d'être ailleurs en imaginaire. Alors là, il y a, je ne dirais pas un dérapage, mais en tout cas, il y a une discordance assez forte. Et ça me préoccupe énormément. Je souhaiterais qu'on rapproche ces deux univers-là, l'univers des pratiques informelles et celui des pratiques scolaires. On a pourtant essayé de faire bouger les choses...
Raphaël Baroni
Enfin voici ma dernière question: selon vous, à quelles élaborations didactiques faudrait-il procéder aujourd’hui pour que la théorie du récit puisse (re)devenir une ressource pour l’enseignement du français? Quelles approches ou notions vous semblent les plus utiles? Quels sont les principaux obstacles à relever et les principaux dangers à éviter?
Chloé Gabathuler
Je partage entièrement l’avis de Jean-François Boutin. Pour moi, il est essentiel de prendre en compte les pratiques culturelles des élèves. On sait théoriquement qu’il faut partir des élèves, mais dans la réalité –notamment lors d’évaluations–, ce principe reste encore trop peu appliqué.
Les élèves baignent constamment dans des formes narratives: jeux vidéo, mangas, réseaux sociaux… Je pense à TikTok, par exemple. Ces vidéos utilisent souvent certains procédés narratologiques pour pouvoir susciter le plus d’effet possible sur l’audience. Il me semble donc fondamental de partir de ces pratiques-là. Cela peut surprendre ou heurter, mais pourquoi commencer directement par Balzac? On peut tout à fait établir des ponts vers les textes littéraires du secondaire 1 ou 2, à condition de partir d’abord de l’univers et des pratiques culturels des élèves.
Déjà à l’époque –lointaine!– où j’enseignais au secondaire à Genève, je m’appuyais sur des extraits de films pour aborder certaines notions narratologiques. À défaut des outils numériques d’aujourd’hui, on avait déjà besoin du visuel pour faire passer certaines notions. C’est pour ça que le travail évoqué tout à l’heure par Claire Detcheverry me semble si riche: il permet aux élèves de se focaliser d’abord sur l’image et son langage propre, ce qui est loin d’être simple, mais qui propose une autre porte d’entrée probablement plus accessible pour les élèves fragiles ou en difficulté de lecture. Toutefois, il reste à penser le passage entre ces deux modes sémiotiques. Les outils narratologiques pourraient bien servir de charnière entre ces deux modes d’expressions.
Par ailleurs, pour citer de mémoire Raphaël Baroni, l’approche narratologique met en lumière des dispositifs rhétoriques qui ont le pouvoir –ou non– d’orienter et d’affecter le lecteur. Cette approche et les différentes notions ou concepts qu’elle propose pourraient constituer, selon moi, une clef d’articulation entre les différentes dimensions du français (compréhension, réception, production) en offrant une forme de stabilité conceptuelle qu’on peut retrouver à chaque étape du travail avec les élèves.
Et même si l’on se place uniquement du point de vue de la réception, ces outils permettent justement d’éviter l’écueil d’une lecture purement subjective, comme l’a souligné Nathalie Denizot –je la rejoins tout à fait là-dessus. L’école est un espace social au sein duquel l’expression personnelle, idiosyncrasique, y gagne à être structurée. Cela me fait penser aux travaux de Marion Sauvaire, mais surtout à ceux de Lev Vygotski à partir desquelles j’ai développé cette idée de double mouvement vers soi et vers le texte. C’est-à-dire cette capacité qu’on cherche à développer chez les élèves à porter attention à ce qui se passe en eux pendant la lecture tout en étant capables de revenir au texte toujours avec attention et de pointer certaines de ses spécificités responsables de tels ou tels effets. Et c’est précisément ce que permet la nouvelle narratologie: articuler cette tension entre subjectivité et analyse textuelle, entre résonance intime et partage de significations avec les pairs. Il me semble que ce double mouvement est un moteur puissant de transformation sur le plan développemental.
Enfin, j’aimerais évoquer un point qu’on n’a pas abordé: celui des capacités transversales dans le PER. On nous demande aujourd’hui de les intégrer dans nos cours de didactique du français. Parmi elles, il y a notamment la pensée créatrice. Il me semble que c’est une formidable opportunité –une sorte d’alibi pédagogique– pour revisiter ce que l’on enseigne et ce que l’on transmet aux futur·es enseignant·es. Ce pourrait être l'occasion de démontrer l’utilité des outils narratologique (parmi d’autres) dans le développement de la pensée créatrice et de l’imagination.
Jean-Louis Dufays
Je vais peut-être commencer par la fin de ta question où tu demandais s'il y avait des dangers qui me semblaient être à éviter. Il me semble d’abord qu'il faut peut-être observer les mésusages qui ont pu être faits de la narratologie, en tenant compte notamment de la thèse de Luc Mahieu, qui nous permet de voir un certain nombre de remarques qui sont faites par des enseignants eux-mêmes ou par des chercheurs en didactique. Cela étant, je vois quatre problèmes qu'il s'agirait autant que possible d'éviter.
Le premier, ce serait de la naturalisation de la narratologie et de ses outils: il s’agirait de ne pas considérer que ceux-ci vont de soi. On a assez dit combien la trop grande évidence accordée au schéma narratif, pour ne citer que lui, a posé des tas de problèmes. Ça fait maintenant trente ans que Catherine Tauveron a signalé qu'il y avait d'autres manières de travailler les récits dès l'enseignement primaire. Donc la naturalisation me paraît un premier problème, et il va de pair avec celui de l'enseignement implicite: trop souvent, on suppose que des notions narratologiques ont été enseignées les années précédentes alors qu’elles ne l'ont pas été, ou du moins pas de la façon que l’on croyait
Le deuxième problème, ce serait la dilution des outils narratologiques ou leur évitement, c'est-à-dire le fait de les utiliser de manière floue. Tant mieux si on fait preuve de souplesse et de créativité dans leur usage, mais il me semble qu'ils requièrent aussi un minimum de rigueur, et c'est tout l'objet de ce colloque d'avoir justement essayé d'un peu remettre cette rigueur-là au premier plan. Donc, ce serait pour moi un rôle du chercheur d'essayer d'être attentif à ce que, quand on emploie les mots focalisation, narrateur, point de vue, schéma narratif ou actantiel, on essaye de le faire avec une certaine précision et avec un certain sens critique et qu'on essaie d'instiller aussi ce sens critique dans le travail même des enseignants.
Le troisième risque, qui est proche du deuxième, ce serait l'atomisation des outils narratologiques, le fait de les travailler de façon isolée, trop morcelée, sans penser à leur intégration dans un ensemble qui fait sens.
Enfin, le quatrième danger, à mon sens, ce serait celui de l'autonomisation trop grande de la narratologie, la tendance à travailler les récits uniquement sous cet angle-là, d'en faire l'unique ou le principal angle de travail pour analyser les textes. Par contraste, comme je l’évoquais tout à l'heure, certains programmes aujourd'hui insistent beaucoup sur l'importance d’aborder les récits en travaillant les différentes modalités et postures de la lecture littéraire. Il me semble que l'intégration de la narratologie, mais aussi des approches sociologique, institutionnelle, intertextuelle et autres, dans cette conception souple et dialectique de la lecture conçue comme un va-et-vient entre distanciation et participation serait un garde-fou qui permettrait d’éviter une autonomisation trop grande de certains outils, quels qu’ils soient, et partant une nouvelle dérive qui risquerait de hérisser certains observateurs.
Pour répondre à ces dangers, quelles seraient pour moi des priorités à travailler? Je vais tout d’abord avancer dans le sens de ce qui vient d'être dit par mes collègues: il me semble essentiel de travailler le récit dans la diversité de ses formes actuelles, de ses réalisations discursives actuelles, pas seulement littéraires et pas seulement traditionnelles, mais à travers la BD, le cinéma, les séries, le théâtre, la poésie, le jeu vidéo, les différentes formes de narrativité que les élèves utilisent, auxquelles ils recourent dans leur vie quotidienne. Ces différentes formes du récit sont en effet des éléments constitutifs de la culture contemporaine, me semble-t-il, et elles ne relèvent pas seulement de la culture des jeunes, mais plus largement de la culture médiatique, des différentes formes de rapports aux objets culturels. Cela me semblerait vraiment important que les classes de français s'ouvrent davantage à cette diversité des formes de récits. En même temps, elles gagneraient à s'interroger sur les enjeux de ces formes de récits, sur la place du storytelling, qui est peut-être une manifestation médiatique et politique de cette place croissante accordée au récit. Cela vaudrait la peine qu'on s'interroge sur la place que prend le récit comme genre parfois un peu totalitaire, et qu'on se demande s'il n'y a pas d'autres manières de penser le rapport au sens, le rapport à l'identité, le rapport au monde. On sait que la notion d'identité narrative a été fortement mise en évidence par Ricoeur, mais il y a aussi peut-être une identité argumentative, une identité poétique, une identité dialoguée: il n'y a pas que le narratif comme entrée. Je pense que ces questions-là ne sont pas que des questions d'universitaires, de chercheurs, d'intellectuels: elles auraient aussi éminemment leur place dans l’enseignement secondaire. Je plaiderais donc volontiers pour qu’une élaboration didactique à venir intègre cette visée un peu plus large du rapport au récit en l’abordant de manière critique.
Pour terminer, il y a des notions qui me semblent essentielles et qui sont encore très peu présentes dans les manuels ainsi que dans les préconisations officielles. Il y a d’abord l'apport de cette «nouvelle narratologie» dont Raphaël est peut-être le porte-parole le plus éminent. Pour moi, les notions de mise en intrigue et de tension narrative, mais aussi les différentes formes de nœuds narratifs -la catastrophe, le conflit, l'action planifiée- constituent des outils extrêmement opératoires que je travaille avec mes étudiants de l'université depuis une quinzaine d'années parce qu'elles offrent une entrée qui fait sens dans les textes narratifs.
J’évoquerai ensuite tout le travail possible sur les blancs du texte, cette notion que j'avais un peu travaillée à l'époque de ma thèse (Dufays 2010: 155-158)2. On peut aussi appeler cela les lieux d'indétermination, les lieux de résistance, et cela intègre les phénomènes d’ambiguïté et d'ambivalence, les ellipses, ce que le texte ne dit pas, et les résidus, ces passages qui ont l'air de ne servir à rien. Dans les récits on en a constamment, j'en avais fait une petite typologie à l’époque. Il me semble que ce travail sur les blancs serait extrêmement utile pour travailler les difficultés de lecture avec les élèves qui sont parfois bloqués devant des textes narratifs et qui disent: «Mais là, je ne comprends pas, qu'est-ce que le texte a voulu dire?» Pourquoi ne pas partir de ce repérage de ces blancs, de ces indéterminations? Cela permettrait de les nommer et d’en faire des outils d'analyse plutôt que les considérer comme des implicites, ce qui contribue à bloquer le rapport au texte.
Et puis enfin, vous ne serez pas étonnés si vous connaissez un petit peu mes travaux, de savoir que, pour moi, travailler le récit, ça suppose aussi de travailler autour des formes instituées des récits et donc les stéréotypies, qu'elles soient d'ordre micro-textuel, d'ordre narratif ou thématique ou d'ordre idéologique. Pour moi, le récit est le lieu privilégié pour travailler la stéréotypie, et en retour, la stéréotypie est un outil privilégié pour s'approprier de manière critique le rapport au récit.
Nathalie Denizot
Je vais répondre un petit peu à côté, parce que je ne sais pas vraiment quelle «élaboration didactique» il faudrait faire pour les savoirs narratologiques. Mais je trouve très intéressant que soit repris ce concept d’élaboration didactique proposé par Jean-François Halté, qui s’inscrit dans une vision praxéologique de la didactique: il s’agit, écrit Halté dans son article de 1998, de redonner à l’enseignant son rôle et sa place de protagoniste essentiel, en tant que cet enseignant va donner du sens à la transposition en «recontextualis[ant] [l]es savoirs de manière efficace» (1998: 191). Et c’est bien le projet d’enseignement qui prime: «Ce n’est pas parce qu’un savoir savant est disponible et enseignable qu’il est (doit être) enseigné: c’est parce que tel projet didactique est poursuivi que tel concept issu de telle théorie est élu et transposé» (1998: 192). Cela fait écho à ce qu’on a déjà dit plusieurs fois au cours de ces journées: c’est l’usage qui prime, et les savoirs narratologiques doivent être au service de la lecture des textes, et pas l’inverse.
En fait, pour Halté, l’élaboration didactique est du ressort des enseignants, dans un contexte (les années 1980-1990, le bouillonnement de l’INRP, les collectifs de Repères ou de Pratiques) où les didacticiens travaillent avec les enseignants pour renouveler l’enseignement du français. Et en tant que «méthodologie implicationniste», pour reprendre son expression (1998: 191), elle implique, relativement aux savoirs, des conséquences qui sans doute ne ravissent pas les spécialistes des «savoirs savants», puisqu’il faut savoir renoncer à une forme de «pureté» (pour reprendre le terme d’Halté, que je m’autorise ici à citer un peu plus longuement):
L’élaboration didactique des savoirs, parce qu’elle implique (et également par cela qu’elle implique), produit des objets d’enseignement qui n’ont pas la pureté, le tranchant, des objets scientifiques, ni, non plus, la fluidité des objets sociaux: ce sont des objets du meilleur compromis possible. (Halté 1992: 122).
Et en effet, ce que tous les travaux depuis plusieurs décennies sur la construction des savoirs scolaires nous apprennent, c’est que les savoirs scolaires ne sont pas –ne peuvent pas être– «purs». Pour ma part, je parlerai sans doute après Chervel du rôle créateur de l’école, qui ne se contente pas de relayer ou de transposer des savoirs forgés en dehors d’elle, mais qui les reconstruit, les reconfigure, pour «fabriquer de l’enseignable ».
Que faire alors? Évidemment, comme Halté et ses amis du collectif Pratiques, ou comme tous ces didacticiens de cette génération, il faudrait non seulement intervenir en formation initiale (à l’université comme dans les instituts de formation des enseignants), mais aussi (et surtout?) en formation continue des enseignants –ce qui en France devient plus compliqué parce que la formation continue relève actuellement davantage du rectorat et des inspecteurs que des Inspé et de la recherche universitaire. Peut-être, comme Dumortier, Reuter, et quelques autres, il faudrait produire de nouveaux usuels, mais des usuels un peu différents, qui aident à comprendre les enjeux, les débats, qui ne figent pas des notions prêtes à l’emploi et qui s’adressent à l’intelligence des enseignant·es ou des formateurs et des formatrices, à leur culture sans doute déjà étendue sur ces questions, sans les prendre pour des élèves avec des reformulations dépersonnalisées. Non pas seulement définir les différents types de «narrateur» ou de «points de vue», mais distinguer les apports des différents théoriciens, les points de tension aussi. Il manque, me semble-t-il, la strate intermédiaire entre les manuels pour les élèves et les travaux des spécialistes. Enfin, comme Petitjean avec ses collègues de Pratiques, et bien d’autres, il faut peut-être aussi prendre sa part dans l’élaboration des manuels.
Dans tous les cas, ce qui me semble essentiel est de garder à l’esprit que si les didacticien·nes et les narratologues peuvent faire quelque chose, ce n’est surtout pas dire aux enseignant·es ce qu’il faut enseigner... Mais on peut aider les enseignant·es à choisir les notions les plus utiles et les plus opérantes pour interpréter les textes, à objectiver et à interroger les démarches ou les dispositifs, à en analyser les intérêts mais aussi les limites, à partir de données construites, pour dépasser les simples témoignages de «bonnes pratiques».
En fait, il me semble qu’il serait vraiment intéressant et utile pour tout le monde (didacticien·nes, narratologues et enseignant·es du second degré) de prolonger le travail par une ou des recherches collaboratives, pour partir des questions et des impasses telles qu’elles se présentent dans les classes, et ré-élaborer/re-construire avec les enseignant·es la boite à outils dont eux et leurs élèves ont besoin –voire, pourquoi pas, élaborer avec eux le manuel ou l’usuel dont ils auraient besoin.
Jean-François Boutin
Je dois faire une digression vers la formation continue, parce que c'est trop tentant, c'est trop «alléchant». Je pense que chez nous, au Québec, on adhère encore trop fortement au mythe que la transformation des pratiques dans les milieux scolaires vient par la relève, donc par les enseignants qu'on forme à l'université. Et c'est ce qui fait qu'on délaisse complètement la formation continue alors que je suis de plus en plus convaincu que c'est par l'inverse qu'on pourra transformer. Il va falloir se donner les moyens et ça veut dire les sous notamment pour aller jouer sur les représentations, les pratiques des maîtres actuels qui ont 20, 25 ans, 30 ans de pratique derrière eux parce qu’il n'y a qu'une reproduction, il y a un élan, oui, initial, mais qui s'éteint très rapidement.
Je pense qu'on a besoin, il me semble en tout cas, de quatre approches que je vous propose. Je crois qu'on a besoin d'une approche inductive de la narratologie. Partons des pratiques de réception, production de la fiction narrative des élèves, comme je l'évoquais tout à l'heure, mais aussi partons des pratiques scolarisées, des pratiques qui sont bien inscrites dans les inscriptions officielles en français, qui sont liées à la narratologie. Il ne faut pas évacuer, au contraire, pour découvrir progressivement la boîte à outils de la narratologie rénovée. Ça a été fait chez nous au Québec en didactique de la grammaire. On a amené tout un pan du corps enseignant à changer son rapport à l'enseignement de la grammaire. On est passé, sous l'impulsion des travaux de Suzanne Chartrand, qui a vraiment milité fortement là-dessus, à une posture beaucoup plus inductive. Alors pourquoi pas la même chose pour la narratologie? Moi, en tout cas, je pense qu'on peut commencer dans un futur projet de recherche, dans un prolongement de dix ans, on peut commencer à penser à ça.
Autre chose, je pense qu'on a besoin d'une approche communautaire de la narratologie. Et là, je pense, là, j'évoque évidemment Stanley Fish et à son principe de communauté, d'interprétation. Je pense que ça a été évacué un peu trop rapidement pour toutes sortes de raisons, notamment idéologiques liées, par exemple, à la montée du socioconstructivisme. En tout cas, chez nous, il y a eu des réactions fortes. Ça a été mal compris aussi. Or, présentement, les jeunes se réseautent comme jamais. Le réseau, ce n'est même plus un concept, c'est une façon de vivre. Déployons cette forme d'échange par réseautage autour de notre rapport à la fiction. En tout cas, moi, je pense qu'il y a là une piste intéressante pour l'école.
Une autre piste qui me semble incontournable, c'est l'approche des imaginaires contemporains, telle qu'elle est promulguée par Bertrand Gervais, et qui permet d'ancrer assez paradoxalement la rencontre de la fiction narrative dans le réel. Cette rencontre-là, elle donne tellement de sens à l'expérience humaine et individuelle et je pense que de voir ça de façon un peu plus globale, de voir la fiction comme étant quelque chose qui appartient à un tout plus grand qui s'appellerait l'imaginaire collectif et l'imaginaire individuel. En tout cas, il y a là des pistes de réflexion très intéressantes. Je vous recommande notamment son dernier ouvrage, qui est paru et porte là-dessus.
Et je pense enfin et surtout, ça a été évoqué par Jean-Louis, ça a été évoqué par Nathalie, qu'on a besoin d'une approche disciplinaire diachronique de la fiction narrative. Depuis les années 1970, il y a eu plein de travaux en didactique de la littérature qui étaient novateurs, qui étaient progressistes, qui étaient respectueux aussi de la tradition, mais qu'on a malheureusement vu passer et qui, n'ayant plus la saveur du jour, sont progressivement disparus. Le plus bel exemple de cela, et moi ce qui me fâche le plus, ce sont les travaux en stéréotypie littéraire que Jean-Louis a menés, qui sont pour moi fondamentaux. Ça fait des années que je milite pour qu'on travaille davantage, au Québec, cette notion-là, comme d’ailleurs la notion de mimesis, et ça demeure sans écho. Pourtant, il y a des résultats empiriques, on a testé, ça fonctionne. Donc retournons voir en didactique de la littérature dans notre patrimoine de savoirs, de dispositifs et d'expériences, les choses qui peuvent vraiment fonctionner en contexte contemporain. Je pense que là, on peut penser à une intégration beaucoup plus naturelle de la narratologie, non plus comme discipline scientifique de la fiction, mais plutôt comme des clés qui nous permettent de mieux comprendre pourquoi on en a tant besoin au quotidien. Et quand je dis «nous », je pense aux jeunes et moins jeunes...
Et je dirais qu'ensuite, juste pour terminer, oui à la recherche-action, oui à la recherche collaborative. Par contre, c'est compliqué, c'est complexe. J'ai piloté une recherche où on avait huit projets qu'on accompagnait sur trois ans. On avait huit chantiers de collaboration, huit chantiers de recherche-action. On est parti des besoins des jeunes, on a développé des dispositifs avec les enseignants, on est allé les tester avec les élèves. Les enseignants avaient un statut de chercheur, ce qui était fantastique, et ça a donné de superbes résultats. Le problème, c'est que ça coûte une fortune au gouvernement, et là, je ne pense pas que nos états soient prêts à accentuer le nombre d'enseignants-chercheurs. Pourtant, à l'unanimité, les enseignants qui ont obtenu ce statut-là pendant trois ans, ont métamorphosé leurs pratiques professionnelles parce qu'ils étaient dans ce que Sonya [Florey] appelait ce matin un dialogue de circulation des savoirs et des pratiques. Je pense que ce serait une avenue fantastique, mais il va falloir qu'on milite pour des subsides. Je m'arrête ici, mais je veux juste saluer la richesse de la réflexion au terme du projet Di Narr, parce qu'il y a un rapprochement extrêmement fort qui s'effectue entre ce qu'on pourrait appeler des disciplines, peut-être qui ne semblent pas toujours si proches, mais qui l’ont fondamentalement toujours été.
Références citées
Dufays Jean-Louis (2010), Stéréotype et lecture. Essai sur la réception littéraire, Bruxelles, Peter Lang.
Halté, Jean-François (1998), «L'espace didactique et la transposition », Pratiques, n°97-98, p. 171-192. DOI: https://doi.org/10.3406/prati.1998.2485
Halté, Jean-François (1992), La didactique du français, Paris, PUF.
Pour citer l'article
J.-F. Boutin, N. Denizot, J.-L. Dufay, C. Gabathuler et R. Baroni, "La narratologie dans l’enseignement du français en Belgique, en France, au Québec et en Suisse romande", Transpositio, Conversations critiques, 2025http://www.transpositio.org/articles/view/la-narratologie-dans-l-enseignement-du-francais-en-belgique-en-france-au-quebec-et-en-suisse-romande
L'aventure scolaire de la narratologie
En 1974, l’éditorial du premier numéro de Pratiques (1974: 4) regrettait «l’ascientificité dans l’enseignement […] de la littérature»:
L’enseignement de la littérature passe par la méconnaissance de son objet et se réduit à être une transmission de valeurs morales et esthétiques de la classe dominante (les manuels imposent une lecture fondée sur la psychologie «abstraite» et sur la transparence des textes).
Il s’agissait donc, poursuivait l’éditorial, de «substitu[er] au bavardage esthético-psychologico-moral un enseignement réglé sur un ensemble de références théoriques». La liste de ces références théoriques (et leur ordre) donne la ligne de la nouvelle revue: «matérialisme historique, linguistique et sémiologie, psychanalyse, enfin logique dialectique qui permet de lier les différents apports». Le programme, on le voit, était vaste.
L'aventure scolaire de la narratologie
En 1974, l’éditorial du premier numéro de Pratiques (1974: 4) regrettait «l’ascientificité dans l’enseignement […] de la littérature»:
L’enseignement de la littérature passe par la méconnaissance de son objet et se réduit à être une transmission de valeurs morales et esthétiques de la classe dominante (les manuels imposent une lecture fondée sur la psychologie «abstraite» et sur la transparence des textes).
Il s’agissait donc, poursuivait l’éditorial, de «substitu[er] au bavardage esthético-psychologico-moral un enseignement réglé sur un ensemble de références théoriques». La liste de ces références théoriques (et leur ordre) donne la ligne de la nouvelle revue: «matérialisme historique, linguistique et sémiologie, psychanalyse, enfin logique dialectique qui permet de lier les différents apports». Le programme, on le voit, était vaste.
Près de 50 ans plus tard, l’enseignement de la littérature a en partie fait sa révolution: si le matérialisme historique et dialectique ou la psychanalyse restent des cadres théoriques sans doute peu explorés dans les cours, la linguistique et la sémiologie ont laissé des traces durables dans l’approche des textes, mais plus encore la narratologie, un champ neuf dans ces années 1970 et que l’éditorial de Pratiques n’identifiait pas encore comme un domaine autonome. En effet, comme le rappellent Baroni et Dufays (2020: 83), «ce néologisme a été introduit par Todorov en 1969 dans le but d’émanciper la jeune théorie du récit du champ des études littéraires». C’est cette aventure scolaire de la narratologie en France que je me propose ici d’analyser, depuis les années 1970 jusqu’à maintenant.
Après une rapide présentation méthodologique du corpus, je m’intéresserai tout d’abord à la manière dont la narratologie est devenue hégémonique dans les publications scolaires et didactiques des années 1990. Puis j’interrogerai le statut des savoirs narratologiques dans les textes institutionnels et les manuels, des années 1980 aux années 2020, avant de passer en revue les principaux outils narratologiques privilégiés par les manuels de méthode ainsi que les usages qui en sont faits.
Corpus et méthodologie
Pour cette petite histoire de la scolarisation1 de la narratologie, je ferai appel à plusieurs types de sources: outre les «Entretiens avec les acteurs de la scolarisation» (Dossier «Entretiens», Transpositio) je m’appuierai sur les textes institutionnels publiés depuis les années 1970, ainsi que sur plusieurs publications à destination des enseignants (revues de didactique, ouvrages pédagogiques). J’ai également constitué un corpus de 31 manuels de «méthodes» publiés entre 1984 et 2020. J’ai à la fois varié les éditeurs, pour pouvoir faire des comparaisons en synchronie, mais également constitué plusieurs séries de «collections»: je désigne ainsi (voir Denizot 2016) une succession en diachronie de manuels de même type (ici des manuels de méthode), chez un même éditeur, pris en charge par les mêmes coordinateurs et/ou par une équipe relativement stable d’une édition à l’autre. Cette notion de «collection» permet de suivre les évolutions dans le temps lors des refontes des manuels, même lorsque les collectifs d’auteurs changent en partie à chaque nouvelle version du manuel. C’est le cas en particulier chez Nathan, où certains auteurs assurent la transition d’une édition à l’autre et que je signale donc dans mon article sous cette dénomination de «collection» Nathan, pour les distinguer d’autres ouvrages de méthode parus chez ce même éditeur mais avec une équipe complètement différente2.
Les manuels «de méthode» correspondent à un type d’ouvrages scolaires apparus dans les années 1980 qui visent à exercer l’élève à la littérature. Pour ce faire, ils s’organisent autour des savoirs et des savoir-faire propres à la discipline. Ils remplacent ainsi les questionnaires guidant la lecture des textes par des «exercices», dont l’objectif est bien différent de celui des questionnaires: ces derniers sont liés à un texte particulier, alors que les exercices sont liés pour leur part à des notions, des savoirs, des savoir-faire, etc. Les manuels de méthode ont ainsi mis au point de nouveaux types d’exercices, ponctuels et centrés sur des micro-objectifs, et que je nomme (en reformulant Adam et Petitjean 1989) des exercices convergents – à distinguer donc des exercices divergents (commentaire, dissertation, etc.), visant différents objectifs et eux-mêmes susceptibles de générer des exercices convergents (Denizot 2015). Les exercices convergents, anciens en ce qui concerne le travail sur la langue (exercices d’orthographe, de langue, etc.), empruntent à ces derniers la logique leçon/exercice d’application. De ce point de vue, ils témoignent d’un changement dans le rapport à la littérature et à son enseignement, en tant qu’ils attestent qu’on peut «exercer» pleinement l’élève à la lecture du texte littéraire. Dans le cadre de ce travail sur la scolarisation de la narratologie, ce corpus de manuels de méthodes permet donc d’analyser les notions mises en avant dans ces ouvrages, ainsi que ce qui est proposé en termes de savoirs, d’exercices et de textes supports: dans ces manuels, ce sont en effet les textes qui accompagnent les exercices, et non l’inverse.
Dans cette analyse des manuels et des textes institutionnels, je me centre sur le travail proposé autour du récit (en tant que la narratologie est «la science du récit et l’étude de la narrativité», Baroni et Dufays, 2020: 83), sans m’interdire cependant de regarder ce qui concerne la description, par exemple, lorsque son étude est articulée à celle du récit, ou ce qui concerne le roman (particulièrement après 2000, lorsque le «roman» devient l’un des objets d’étude au programme). Je m’en tiens essentiellement à la scolarisation de la narratologie au lycée (sections générales et technologiques), dans la mesure où c’est à ce niveau de la scolarité que la littérature est en soi un objet de travail et d’étude. Elle suscite alors ces exercices spécifiques que sont l’explication de texte et ses avatars (lecture méthodique, lecture analytique, etc. ; pour une synthèse, voir Perret 2020), grands consommateurs d’ «outils» en tout genre – pour utiliser une métaphore courante en matière d’analyse de texte, et que l’on retrouve jusque dans les manuels de méthode les plus récents (par exemple Abensour et Dumaître, 2019 et sa partie sur les «Outils d’analyse littéraire», 59-87). Et si cette contribution est centrée sur l’enseignement en France, pour des questions de format et de compétence de son autrice, elle se veut une petite pierre dans une mise en perspective historico-didactique qui dépasserait les frontières de l’hexagone, et qui reste à élaborer.
Quand la narratologie est devenue hégémonique
Une comparaison entre des publications didactiques diverses (revues, ouvrages à destination des enseignants) et les premiers manuels de méthode montre que l’on passe très vite, dès les années 1980, d’un éclectisme théorique important (sémiotique, linguistique textuelle, narratologie) dans les premières propositions des revues de didactique à une hégémonie de la narratologie dans les manuels.
Les années 1970-1980, comme le soulignent tous les «acteurs de la scolarisation» interrogés, sont en effet des années de grands bouillonnements autour du «texte» et du «récit», devenus alors des concepts à part entière3: les théoriciens élaborent différentes théories du texte, du récit, du discours, etc. ; les pédagogues (qui ne sont pas encore des didacticiens) transposent pour la classe certaines de leurs théories dans les revues qui naissent alors (par exemple l’article emblématique de Halté et alii autour du Chat noir de Poe, dans le premier numéro de Pratiques, 1974) ou dans diverses publications à destination des enseignants (voir les ouvrages pionniers de Halté et Petitjean, Pratiques du récit, en 1977 ou celui de Dumortier et Plazanet, Pour lire le récit, en 1980). Or, ces premiers travaux qui cherchent à mettre à l’épreuve du réel des classes et des élèves les «pratiques textuelles […] inspirées du structuralisme» (pour reprendre les propos de Dumortier et Plazanet, 1980: 4), empruntent à une grande variété de théoriciens et de références théoriques, et visent à retravailler – sinon à articuler – la «sémiotique narrative» et les «élaborations théoriques émanant de la critique littéraire» (pour citer cette fois l’Avant-propos de Pratiques, 1977: 3). Les deux numéros de Pratiques consacrés au Récit (1976 et 1977) témoignent bien de cette forme d’éclectisme théorique, tant par la variété des auteurs cités dans les différents articles que par l’abondante bibliographie qui clôt le second numéro: élaborée par Yvan Darrault sous le titre «Sémiotique narrative. Éléments de bibliographie», elle ne compte pas moins de 114 références pour 60 auteurs différents… Dans les «entretiens», Jean-Michel Adam, Françoise Revaz et André Petitjean le soulignent d’ailleurs chacun à leur façon en revenant sur leur parcours: Adam rappelle comment son ouvrage sur le Texte narratif «replaçai[t] […] ces travaux narratologiques dans le cadre unifié de la linguistique textuelle» (Adam & Revaz 2023 : §26), Petitjean montre la cohérence des articles de Pratiques des années 1970-1980 qui mobilisaient des savoirs «à la croisée de la narratologie linguistique et de la linguistique textuelle» (Petitjean 2023 : §9). et Revaz se définit elle-même comme «narratologue-linguiste» (Adam & Revaz 2023: §46).
À côté de cette richesse théorique, synthétisée dès 1984 par la première édition du «Que sais-je ?» d’Adam sur le récit, dont la bibliographie divisée en rubriques («narratologie et poétique», «sémiotique», «énonciation», «linguistique textuelle» et «divers») témoigne elle aussi de cette pluri-référentialité, les ouvrages scolaires de ces années-là font un choix beaucoup plus restreint. Quelques manuels spécialisés – et sans doute davantage alors à destination des enseignants que des élèves, mais qui préfigurent ce que seront les manuels de «méthode» des décennies suivantes que j’analyserai ensuite – font une petite place à ces nouvelles approches autour de quelques concepts, essentiellement narratologiques. L’un des précurseurs est celui de Pagès et Pagès-Pindon (1984) qui intitulent un chapitre «Le récit» – dont la division en deux parties, fiction et narration, est d’inspiration très narratologique – et qui consacrent deux pages au «fonctionnement de la fiction» (essentiellement autour du schéma quinaire et des fonctions des personnages) et plus de trois pages au «fonctionnement de la narration» (essentiellement autour de l’ordre de la narration et du point de vue/focalisation4). Un autre manuel de cette fin des années 1980, les Techniques littéraires de Biet, Brighelli et Rispail (1988: 392 sqq.), se contente quant à lui de quelques notions narratologiques dans son chapitre sur «la lecture d’un roman ou le jeu du pacte»: distinction entre histoire et narration, entre récit diégétique et mimétique, et entre différents points de vue à partir d’une distinction des narrateurs qui conduit les auteurs à identifier 5 types de narrateurs (et 5 points de vue ?) différents. Cette même année, l’un des premiers manuels de méthodes à destination plus explicite des élèves5 (Crépin, Loridon et Pouzalgues-Damon, 1988: 77) propose une page sur les «personnages» et reformule le schéma actanciel de Greimas (en remplaçant «adjuvant» par «auxiliaire»).
Cette tendance ne fera que s’amplifier et la narratologie stricto sensu s’installe dans les années 1990 comme le cadre d’analyse hégémonique pour travailler le récit – et donc le roman – au lycée, au détriment des autres théories du texte et de la linguistique textuelle. Si l’on excepte le «schéma actanciel» (souvent renommé dans les manuels «fonctions des personnages», par exemple dans la collection chez Nathan), issu des travaux de Greimas mais annexé depuis à la narratologie (par exemple Lavergne, 1996), surnagent surtout pour la linguistique textuelle les «types de textes», inspirés de Jean-Michel Adam6. Mais ce travail sur les types de textes, bien présent dans les manuels des années 1990, où il fait généralement l’objet d’un chapitre distinct, disparait le plus souvent dans les éditions ultérieures, comme le montre par exemple l’évolution du manuel dirigé par Claude Éterstein et Adeline Lesot: un chapitre intitulé «Les types de texte», absent de l’édition de 1984, apparait dans celle de 1996 et disparait de la suivante, en 2000.
Les nouveaux outils privilégiés dans les chapitres «récit» ou «roman» des manuels de méthode des années 1980-1990 sont donc quasi exclusivement des concepts narratologiques, au détriment des autres cadres théoriques. Or, comme le dit Petitjean dans les entretiens, on peut en effet «d’autant plus regretter l’insuffisante articulation avec les Sciences du langage qu’elles sont un adjuvant incontournable pour l’analyse des récits» (André Petitjean 2023 : §14).
Statut de ces savoirs, entre disciplinaire, para- ou protodisciplinaire
Avant de voir plus précisément quels sont les outils narratologiques scolarisés dans les manuels et les publications à destination des enseignants depuis les années 1980, je me propose d’interroger tout d’abord le statut scolaire de la narratologie et des notions qui lui sont associées à partir d’une distinction inspirée de Chevallard (1991) entre savoirs disciplinaires (des notions à enseigner et à apprendre), savoirs paradisciplinaires (des notions outils) et savoirs protodisciplinaires (des prérequis). Je le ferai en suivant le fil des refontes des programmes depuis les années 1970, refontes rythmées par les alternances politiques et les changements de ministres. Comme on le verra, si le statut de la narratologie semble fluctuer au gré des programmes, il n’en va pas de même dans les manuels de méthode où il est remarquablement stable depuis des décennies.
Années 1980-2000: du disciplinaire au paradisciplinaire
Les années 1970-1980 sont des années de grand renouvèlement des programmes: de nouveaux textes (programmes et instructions) sont publiés suite aux «réformes Haby»7 (1977-1978 pour les classes de collège, et 1981 pour les classes de lycée) ; ils sont réécrits après l’accession de la gauche au pouvoir (1985 pour le collège, 1987-1988 pour le lycée). Mais contrairement aux manuels pionniers que j’ai évoqués ci-dessus (par exemple Pagès et Pagès-Pindon, 1984), il faut attendre les programmes de première de 1988 pour voir apparaitre explicitement, au milieu de catégories plutôt classiques («figures de style ou de rhétoriques», catégories «prosodiques», «dramaturgiques», ou de «stylistiques», «logiques» et «esthétiques»), quelques «catégories linguistiques8» (énonciation, locuteur, discours/histoire, etc.) et surtout «narratologiques»: «histoire, narration, récit ; temps de l’histoire ; temps du récit ; narrateur ; héros ; focalisation ; scène, sommaire, ellipse»9.
Toutes ces catégories se veulent explicitement au service de l’étude des textes, comme le souligne ce même texte officiel de 1988: «On exerce les élèves à employer exactement un certain nombre de catégories, concepts et termes efficaces pour l’analyse des textes». Elles sont plus particulièrement au service de la «lecture méthodique», longuement définie dans le programme de seconde de 1987 et qui veut «renforcer la scientificité de l’exercice [l’explication de texte], avec l’idée qu’une approche linguistique outillée permettra de lutter contre les inégalités scolaires» (Perret, 2020). Il s’agit donc d’étudier «méthodiquement» un texte, au moyen d’outils empruntés à divers champs de savoir – dont les savoirs issus de la linguistique ou des théories littéraires. Et de ce fait, les savoirs narratologiques deviennent dans cette décennie 1990 des savoirs disciplinaires à part entière, «construits» par des définitions précises, comportant des «propriétés» et des «occasions d’emploi», pour reprendre les propositions de Chevallard (1991 : 50). Ils font donc l’objet d’exercices dans les manuels, et l’édition 1988 (par exemple) du manuel de la collection Nathan co-écrit par Crépin, Loridon et Pouzalgues-Damon (1988: 69) comporte ainsi des définitions de l’intrigue (le schéma quinaire), la distinction temps de la fiction/temps de la narration, ainsi que des exercices d’application, selon la logique des exercices convergents (voir ci-dessus). Dans les années 1990, la plupart de ces savoirs narratologiques s’ancrent clairement dans les manuels de méthodes, qui proposent tous un petit outillage narratologique conforme aux programmes de 1987-1988. Le statut «disciplinaire» de ces notions ne fait pas de doute, comme en témoignent les «index de notions» ou les «glossaires» qui fleurissent dans ces ouvrages, et qui comportent de nombreuses notions narratologiques.
Lorsque les programmes sont à nouveau revus, en 2000-2001 pour les classes de lycée10, le statut de ces notions change: en effet, si aucune des notions narratologiques listées en 1987 n’apparait cette fois dans les programmes, les «documents d’accompagnement» de 2001 qui glosent généreusement les programmes11, intègrent plusieurs de ces notions, mais au détour d’un développement sur autre chose. Par exemple, les termes de «flash-back ou analepses», «anticipations ou prolepses» ou de «scènes, sommaires et ellipses» sont convoqués à propos du travail sur l’image mobile (2001: 85) ; quant au «point de vue», il est au centre d’un exercice écrit de transposition: «Transposer […] en faisant varier le mode de narration (modification du statut du narrateur, modification du point de vue)» (Ibid.: 93), mais ne fait pas l’objet d’un développement autonome. Les notions narratologiques sont ainsi clairement devenues dans les textes institutionnels des savoirs paradisciplinaires, qui «entrent dans le champ de perception didactique» de l’enseignant (Chevallard, 1991, p. 51) mais qui ne sont pas en tant que telles des notions à enseigner.
Après 2010: des savoirs quasi invisibles dans les textes institutionnels
En 2010, les textes institutionnels changent à nouveau12: outre les programmes, le ministère publie dans les années qui suivent via le site eduscol 13 ce qu’il appelle cette fois des documents «ressources» consacrés aux nouveaux objets d’étude. Si l’on regarde le programme et le document ressource le plus susceptible de convoquer la narratologie, celui qui correspond à l’objet d’étude «Le roman et la nouvelle au XIXe siècle: réalisme et naturalisme»14 (2012), on constate qu’aucune notion narratologique n’est mentionnée dans ces textes (pas même le point de vue). Plusieurs ouvrages du domaine sont pourtant en bibliographie du document ressource, mais pas nécessairement là où on les attendrait: l’ouvrage d’Adam et Petitjean sur le texte descriptif (1989/1998), celui d’Hamon sur le même sujet (1981) et les Figures II de Genette (1969) apparaissent en effet mais dans une rubrique intitulée «Pour accompagner l’étude de la langue», qui «vis[e] à mettre en évidence des questions de langue plus particulièrement liées à l’objet d’étude» (p. 14). C’est la stylistique qui est ici le champ théorique de référence explicitement convoqué pour travailler sur la «stylistique du récit réaliste» (p. 15), et qui constitue à son tour un domaine paradisciplinaire, au service de l’étude de la langue ; quant aux savoirs narratologiques, ils sont en quelque sorte annexés à la stylistique, et restent invisibles en tant que champ théorique autonome.
La dernière réforme des programmes (à ce jour)15, en 2019, réintroduit quelques notions narratologiques dans le programme, sans les référer particulièrement à un champ théorique spécifique: la présentation générale de «L’étude de la langue au lycée» indique ainsi «l’acquisition d’un vocabulaire technique permettant de décrire le fonctionnement de la langue et des discours, en particulier le discours littéraire» ; «ces connaissances linguistiques […] sont adossées à des termes (métaphore, adjectif, subordination, focalisation, assonance, etc.) dont elles proposent des définitions.» Certains objets d’étude sont également l’occasion d’évoquer le «système des personnages» (il s’agit de l’objet d’étude en seconde sur le théâtre et celui de première sur le roman et le récit). Mais si la focalisation semble timidement érigée en savoir disciplinaire (puisqu’il faut en proposer une définition), le «système des personnages» tout comme «l’analyse de la narration» (citée dans l’objet d’étude de première sur le roman et le récit) sont clairement quant à eux des savoirs paradisciplinaires. Dans tous les cas, ces notions ne sont ni référencées ni ancrées dans un champ théorique visible qui serait la narratologie. Elles sont même, dans le cas de la focalisation, noyées au milieu de notions éclectiques dans une liste fourre-tout qui ne permet guère de construire un cadre théorique cohérent.
Des savoirs devenus indésirables ?
Comment expliquer la disparition –moins de quinze ans après leur mise au programme explicite– des quelques notions narratologiques présentes dans les programmes de 1987-1988 ? Le passage d’un statut disciplinaire à un statut paradisciplinaire –voire à des formes de disparition– peut évidemment être justifié par le fait qu’au début du XXIe siècle, ces outils narratologiques sont devenus suffisamment ordinaires au lycée (notamment parce qu’ils sont également travaillés au collège) pour que l’on n’ait pas besoin de les mettre au programme ni de les lister. Peut-être même pourrait-on y voir des savoirs «protodisciplinaires» (de simples prérequis dont on n’a même plus besoin de rappeler l’existence aux enseignants) si d’autres indicateurs ne donnaient pas une vue d’ensemble un peu moins optimiste.
Il est difficile en effet de ne pas mettre cette disparition en lien avec différents phénomènes, qui ne favorisent pas particulièrement les approches narratologiques. Sur un plan institutionnel, un recentrage de plus en plus net des textes officiels s’est d’abord effectué vers des approches d’histoire littéraire, perceptibles déjà dans le programme de 2000-2001, et que Petitjean et Viala justifient dans un numéro de Pratiques entièrement dédié à la réforme des programmes16. À cela s’ajoute à partir de 2006 un autre recentrage – plus idéologique – vers une conception plus patrimoniale de la littérature. Il n’est pas possible ici de faire une analyse exhaustive de la réécriture des programmes après 2001. Mais le passage par exemple de l’objet d’étude «Démontrer, convaincre et persuader» (en 2001) à «Genres et formes de l’argumentation: XVIIe et XVIIIe siècle» (en 2010) puis à «La littérature d’idées et la presse du XIXe au XXIe siècle» (en 2019) peut donner une idée du glissement – et du recadrage vers des corpus plus littéraires – qui s’opère. Peut-être n’est-il pas inutile non plus de souligner qu’après les programmes de 2000-2001, écrits sous un gouvernement de gauche, les refontes successives ont toutes été le fait de ministres de droite17.
Par ailleurs, comme le souligne Reuter (2000: 7), les critiques qui se multiplient à la fin des années 1990 viennent «aussi bien de la part de théoriciens que de formateurs ou d’enseignants». Certaines de ces critiques, à l’intérieur du champ de la didactique du français, portent sur la «transposition» de ces objets (Nonnon, 1998a), sur le risque de création d’«artéfacts» (Nonnon, 1994), sans forcément remettre en cause les «bénéfices indéniables» que liste notamment Reuter (2000: 11). Mais pointent également en ce début des années 2000 des critiques issues de la «didactique de la littérature» en train de se constituer alors comme champ de recherche spécifique, autour de la littérature envisagée «comme discours spécifique» et «comme objet à penser dans sa spécificité» (Daunay, 2007: 149). C’est ainsi que dans l’ouvrage issu d’un colloque tenu en 1998 à Toulouse sur les enjeux didactiques des théories du texte18, Marie-José Fourtanier et Gérard Langlade (2000: 9) dénoncent les «catalogues de notions hétéroclites à faire acquérir» et l’ «euphorie didactisante» qui conduit «à la morcellisation des savoirs et au technicisme stérile», posant une question (Ibid.: 10) toute rhétorique qui sera l’un des fils directeurs de la plupart de leurs travaux à venir19:
Paradoxalement, une construction méthodique de savoirs ne risque-t-elle pas d’éloigner les élèves de l’expérience de lecture et de la dynamique interprétative que les savoirs ont pour vocation de servir?
Si les textes officiels pour le lycée n’ont encore jamais fait une place explicite à la notion de «sujet lecteur» (Rouxel et Langlade, 2004) qui émerge au début du XXIe siècle20, des échos sont pourtant perceptibles dans certains programmes, comme ce passage du programme de première de 2010 concernant l’objet d’étude «Le personnage de roman», où il semble clair qu’entre narratologie (jamais convoquée ici) et subjectivité du lecteur (reformulée ici avec un mélange d’ancien – l’admiration – et de moderne – l’émotion –), le texte institutionnel penche du côté de la «relation personnelle au texte», opposant d’ailleurs clairement «relation personnelle» et «analyse méthodique»:
Le fait de s’attacher aux personnages permet de partir du mode de lecture qui est le plus courant. On prête une attention particulière à ce que disent les romans, aux modèles humains qu’ils proposent, aux valeurs qu’ils définissent et aux critiques dont ils sont porteurs.
Dans cette appréhension de l’univers de la fiction, on n’oubliera pas que la découverte du sens passe non seulement par l’analyse méthodique des différents aspects du récit qui peuvent être mis en évidence (procédés narratifs et descriptifs notamment), mais aussi par une relation personnelle au texte dans laquelle l’émotion, le plaisir ou l’admiration éprouvés par le lecteur jouent un rôle essentiel.
Une petite recherche sur eduscol21 semble également confirmer cette analyse: le moteur de recherche indique 20 résultats pour la requête «sujet lecteur», et aucun pour «narratologie»…
Des savoirs disciplinaires incontournables dans les manuels
La situation de la narratologie dans les manuels est très différente. Malgré ce relatif silence (mépris ?) des textes institutionnels et ces prises de position critiques venues de contrées très diverses du champ didactique, les manuels de méthode parus entre 2000 et 2019 font de certains outils narratologiques de véritables savoirs disciplinaires, avec des définitions précises, des exercices pour s’exercer à leur emploi, et ne les oublient pas dans les index, glossaires ou lexiques de fin d’ouvrage. Avant de détailler les notions en jeu (je le fais ci-dessous), il faut souligner que tous les manuels de mon corpus entre 2000 et 2019 réservent des pages entières au travail sur le récit et sur la description, avec de nombreuses «leçons» et de nombreux exercices. Ce qui peut varier, ce sont les chapitres dans lesquels ces notions sont mises en œuvre: je prendrai l’exemple de trois éditions des ouvrages dirigés chez Bordas par Denis Labouret, en 2001, 2004 et 2011. L’édition 2001 propose deux chapitres très narratologiques («28. Qui raconte ? Qui voit ? Les modes de narration», p. 182, et «29. Les composantes de l’action romanesque», p. 190), comportant chacun 3 pages de leçon et 5 pages d’exercices, dans une partie consacrée aux «genres littéraires». L’édition suivante, en 2004, se contente d’une «fiche méthode» d’une page pour «les composantes du récit» (p. 187), suivie de 4 pages d’exercices, dans un chapitre sur «le roman et la nouvelle». Quant à l’édition 2011, elle regroupe «Récit et narration» (p. 209) dans une partie à nouveau plus «méthodologique» intitulée «Les outils d’analyse: langue et discours». Récit, narration, discours narratif, genre narratif, roman, c’est l’objet de l’analyse (et donc le savoir littéraire visé) qui fluctue plus que les outils (narratologiques) de cette analyse.
Quels outils pour quels usages ?
Pour analyser les outils narratologiques scolarisés, je me centrerai sur les ouvrages scolaires puisque, comme je l’ai montré ci-dessus, très peu de notions narratologiques ont été explicitement mises au programme par les textes officiels. Je les analyse ci-dessous par ordre de fréquence dans le corpus de manuels de méthodes, et je m’intéresse à la fois à leur fréquence et aux usages qu’on en fait.
Dans l’ensemble de mon corpus et pour toutes les périodes considérées, la notion la plus présente est – sans surprise – celle des points de vue. La notion est relativement stabilisée même si la plupart des manuels hésitent souvent entre «point de vue» et «focalisation» ou proposent la double dénomination «point de vue/focalisation»: dans près des trois quarts des manuels, les deux termes sont en effet donnés comme synonymes, et Éterstein et Lesot (1995: 134) sont les seuls à ajouter comme terme équivalent une troisième notion, les «modes de vision». Depuis le milieu des années 1990, tous les manuels consacrent un point plus ou moins important à cette notion, selon la typologie de Genette. L’évolution de la collection Nathan reflète bien cette institutionnalisation de la notion. La plus ancienne édition (1988) reformule les catégories de Genette à sa façon, en proposant (sous une courte rubrique de bas de page «Le lecteur et la découverte des personnages») les trois types suivants: «La découverte “de l’intérieur”» ; «la découverte “de l’extérieur”» et «le lecteur suit le personnage à la fois “de l’intérieur et de l’extérieur”» ; l’édition suivante (1992) ajoute juste une petite parenthèse après chacune de ces trois catégories: «focalisation interne», «externe» et «zéro» ; mais l’édition de 1996 s’aligne sur les manuels concurrents en consacrant cette fois une double page au «Point de vue dans un récit», et selon des formulations bien plus canoniques.
L’usage de la notion mériterait sans doute à elle seule un article (voir sur ce sujet Nonnon, 1998b, Paveau, 1992 et Paveau et Pecheyran, 1995). Je me contenterai d’esquisser quelques remarques. Il faut tout d’abord noter que le travail sur le point de vue se trouve, selon les manuels, dans différents chapitres, l’énonciation, le récit, le roman, le personnage ou la description, ce qui induit des exercices et des objectifs un peu différents. Mais le support des exercices est quant à lui beaucoup plus homogène puisque dans la plupart des manuels, à toutes les périodes, le travail sur le point de vue porte majoritairement sur des textes du XIXe siècle: sur les 168 textes supports d’exercices autour des points de vue de l’ensemble du corpus de manuels, près de 60 % sont des textes du XIXe siècle, contre à peine un tiers du XXe siècle (l’auteur le plus représenté est ici Camus, avec 15% des extraits du XXe siècle) ; la présence de textes d’autres siècles est quasi anecdotique, de l’ordre de 2 à 3 % pour les XVIIe et XVIIIe siècle. Il faut juste noter pour le XVIIe siècle la surreprésentation de Mme de La Fayette, qui compte à elle seule 4 des 6 extraits du siècle… Et si l’on regarde les auteurs du XIXe siècle supports d’exercices, la sélection est encore plus nette: un quart des textes du XIXe siècle sont extraits d’œuvres de Flaubert ; Stendhal et Zola fournissent chacun près de 20 % des textes, suivis par Balzac (14 %) et Hugo (7 %). Le travail sur le point de vue est donc majoritairement un travail sur le roman du XIXe siècle, et même sur une petite partie de la production romanesque du siècle, celle qui est la plus facilement compatible avec ces questions, dans la mesure où ces auteurs ont justement contribué à l’histoire de la subjectivisation du récit (Philippe et Piat, 2009: 135). Il est tentant de reprendre à ce sujet les mots de Nonnon (1998a: 156) à propos de la transposition des savoirs théoriques: «l’exemple est une théorie incarnée, les notions prennent corps dans des tâches et des exemples-types».
La seule notion capable de rivaliser avec le «point de vue» est celle de «narrateur». Mais si elle est présente dans tous les manuels du corpus depuis 1984, elle est diversement traitée et c’est une des notions dont les usages sont sans doute les plus variés: dans certains manuels relativement anciens, elle est construite autour de la distinction auteur/narrateur (par exemple Klein, 1998: 119-120, qui travaille ainsi la distinction «histoires vraies» et «fictions») ; mais le plus souvent, elle est traitée dans les «modes de narration» qui permettent de distinguer «narrateur-personnage», «narrateur qui raconte à la 3e personne», «narrateur invisible» (par exemple collection Nathan, 1996), quand elle n’est pas associée aux «points de vue» (par exemple Sabbah, 2008).
«Point de vue» et «narrateur» sont les seules notions incontournables. Mais elles sont suivies de près par celle de «rythme du récit», présente dans les trois quarts des manuels, à toutes les époques, certains manuels définissant même précisément des notions comme «pause», «sommaire», «scène» (11 sur 23 pour scène/sommaire), «ellipse» mais aussi «ralenti» ou «digression» (par exemple Klein, 2000: 177). Ce point est d’ailleurs intéressant, puisque scène/sommaire/ellipse font partie des quelques notions narratologiques explicitement mises au programme de 1988 à 2000: or, seulement 2 manuels sur les 6 du corpus parus entre 1992 et 1999 les définissent plus spécifiquement, alors qu’elles sont définies dans près de la moitié des manuels du corpus parus depuis 2000. La scolarisation de la narratologie suit clairement son propre chemin dans les manuels, qui n’est pas toujours parallèle à celui des textes institutionnels.
Viennent ensuite le «schéma narratif» et les «fonctions des personnages», tous deux présents dans près de 65 % des manuels, avec une grande stabilité dans la présentation. Seules certaines éditions de la collection Nathan se distinguent (par exemple Pouzalgues-Damon et alii 2004: 171) en expliquant la différence entre «intrigue simple» (les «cinq étapes successives qu’on appelle le schéma narratif») et «intrigue complexe» («de nombreux épisodes, constituant chacun une séquence narrative, se combinent entre eux»). Peut-être faut-il voir là une volonté de complexifier pour les élèves de lycée une notion déjà bien présente au collège ? Cette présentation se retrouve dans une édition plus récente (2011: 115), avec la disparition de l’expression «schéma narratif» au profit de «séquence narrative» («L’histoire se décompose en cinq étapes qui forment une séquence narrative») et la subdivision des intrigues complexes en «enchainement» ou «enchâssement» des séquences narratives. Pour ce qui est des «fonctions des personnages», il est notable qu’elles n’apparaissent en revanche dans aucun des trois manuels de 2019 et 2020 que j’ai consultés, alors même que deux d’entre eux lui faisaient une place dans de précédentes éditions (Labouret et collection Nathan). Les derniers programmes, très centrés sur l’histoire littéraire, sont sans doute moins propices à des approches de ce type.
Il faut enfin faire un sort aux questions tenant à l’ordre du récit, présentes dans près de 60 % des manuels à toutes les périodes, mais qui sont sans doute celles qui sont traitées de la manière la plus hétérogène: les notions sont ici présentées de manière plus ou moins détaillée et à travers une terminologie qui recourt rarement aux termes de prolepse et analepse mais plus souvent à des reformulations comme flashback, retour en arrière ou anticipation (par exemple Pagès, 2004: 53).
Une dernière remarque s’impose lorsque l’on parcourt tous les exercices proposés pour travailler toutes ces notions narratologiques: les manuels de méthode dans leur grande majorité spécialisent le champ de la narratologie à l’étude des seuls textes littéraires, avec quelques exceptions pour de rares incursions dans le domaine de la bande dessinée (par exemple une analyse de quelques cases de La Marque jaune d’Edgar P. Jacobs dans le Nathan, 2004: 55). Si l’on compare avec les premiers travaux à destination des enseignants (ceux de la revue Pratiques par exemple), la différence est grande: en effet, ces travaux ne se contentaient pas de scolariser de nouveaux concepts et de nouveaux modes d’analyse des textes, mais ils ouvraient en même temps le corpus des textes étudiés, pour ne pas le cantonner aux seuls textes classiques. En témoignent par exemple les sommaires des deux numéros Récit que j’ai déjà évoqués (Pratiques, 1976 et 1977), qui portent sur des genres de textes très divers: des contes populaires, un roman policier (Arsène Lupin) et un de science-fiction, une BD (Astérix et Obélix), des nouvelles (Mérimée, Buzzati) et des récits de presse. Au contraire, l’usage scolaire de la narratologie dans les manuels, à toutes les périodes, se limite non seulement à l’étude de textes, mais aux textes littéraires – ce qui d’une part est conforme à la culture disciplinaire au lycée, organisée essentiellement autour de la littérature, mais qui d’autre part correspond également, comme le montre Raphaël Baroni (2017a), à une conception étroite du récit chez certains narratologues, et notamment Genette. Rien d’étonnant donc que Genette reste à l’école le narratologue le plus utilisé: c’est celui dont les conceptions théoriques rencontrent le mieux les objets et les finalités de la discipline.
Conclusion
En 1970, analysant le traité de Fontanier qui venait d’être réédité (Fontanier, 1968), Gérard Genette regrettait que «l’histoire de la rhétorique [soit] celle d’une restriction généralisée»22. Sans doute aurait-il pu appliquer ce propos à l’histoire scolaire de la narratologie, que l’on pourrait lire également comme celle d’une «restriction généralisée»: restriction des concepts mobilisés, restriction à la littérature, voire à une part limitée de la littérature, restriction à des usages parfois un peu myopes et technicistes. Mais on ne saura jamais comment Genette voyait la scolarisation de la narratologie: s’il a beaucoup influencé les pratiques scolaires, il s’est en revanche peu intéressé, du moins dans ses écrits publics, à l’école de son temps et au devenir scolaire de son travail23 , au contraire de Jean-Michel Adam (Adam & Revaz 2023) ou – différemment et sur un mode rétrospectif en forme d’autoflagellation –, de Tzvetan Todorov dans son petit opuscule au titre pessimiste, La littérature en péril (2007).
Cela dit, au-delà de ce constat de restriction qu’il est sans doute possible en effet de faire, il faut aussi souligner à quel point la narratologie – ou du moins quelques-uns de ses concepts phares – est devenue incontournable dans les manuels de méthode qui cherchent à «outiller» les élèves dans leur travail sur les textes. Certes, cela se fait au prix d’une forme de syncrétisme avec d’autres approches: la «boite à outils» narratologique n’est pas isolée ni réellement autonome, et ce syncrétisme est sans doute source de confusion théorique. Mais il est aussi le signe d’une forme de banalisation de la narratologie, que les accusations de formalisme et les critiques en tout genre n’ont pas véritablement ébranlée, et qui poursuit son chemin dans les manuels quelle que soit la place que lui font les textes institutionnels. À l’école, la narratologie est loin d’être «moribonde»24, même si le «figement» que pointait Reuter en 2000 reste sans doute d’actualité. Le prochain chantier théorique est donc celui de sa «rénovation» souhaitée par les narratologues contemporains et la narratologie «postclassique» (Baroni, 2017b Patron, 2018). Mais c’est là une autre aventure…
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Pour citer l'article
Nathalie Denizot, "L'aventure scolaire de la narratologie", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/l-aventure-scolaire-de-la-narratologie
Voir également :
Synthèse des entretiens avec quelques témoins de la scolarisation des théories du récit
C’est lors d’une réunion de la petite équipe DiNarr (acronyme pour didactique et narratologie), dans les débuts du projet Pour une théorie du récit au service de l’enseignement, qu’a émergé l’idée d’aller collecter les témoignages de celles et ceux qui avaient pu contribuer au processus de scolarisation de la narratologie ou du moins en être les témoins privilégiés. En effet, les personnes que nous avons sollicité ont participé aux premiers numéros des revues qui se créaient dans ce moment particulier des années 1960‑70 (Pratiques, Repères, Le Français aujourd’hui…) et certaines d’entre elles ont été à l’origine d’ouvrages de synthèse maintes fois réédités à destination plus ou moins directe du corps enseignant.
Synthèse des entretiens avec quelques témoins de la scolarisation des théories du récit

C’est lors d’une réunion de la petite équipe DiNarr (acronyme pour didactique et narratologie), dans les débuts du projet Pour une théorie du récit au service de l’enseignement1, qu’a émergé l’idée d’aller collecter les témoignages de celles et ceux qui avaient pu contribuer au processus de scolarisation de la narratologie ou du moins en être les témoins privilégiés. En effet, les personnes que nous avons sollicité ont participé aux premiers numéros des revues qui se créaient dans ce moment particulier des années 1960‑70 (Pratiques, Repères, Le Français aujourd’hui…) et certaines d’entre elles ont été à l’origine d’ouvrages de synthèse maintes fois réédités à destination plus ou moins directe du corps enseignant. Le plus souvent enseignant·e·s elles·eux-mêmes à leurs débuts (ou faut-il dire militant·e·s pédagogiques?), ces chercheur·e·s ont ensuite investi le domaine académique et/ou le champ de ce qu’on n’appelait pas encore la didactique du français. D’une manière ou d’une autre ils ou elles sont donc les signatures toujours convoquées quand on parle de théories du récit et de ses usages scolaires.
Il nous a semblé ainsi intéressant de procéder à des entretiens pour documenter le processus complexe qui voit l’école s’approprier des notions théoriques, auréolées alors d’un halo de scientificité et de nouveauté, qualités particulièrement attrayantes dans un contexte de volonté de rénovation de l’enseignement du français et d’effervescence théorique. L’époque voit ainsi Barthes coordonner en 1966 le numéro 8 de Communications consacré à l’analyse structurale du récit, Todorov proposer le néologisme «narratologie» dans sa Grammaire du Décaméron (1969), Greimas poser les fondements de la sémiotique narrative (1970) et Genette signer en 1972 l’essai «Discours du récit», qui deviendra la pierre angulaire de la théorie narratologique dans sa forme classique et l’un des piliers inamovibles de la narratologie enseignée.
Dès 1969, un futur acteur de la didactique du français, Jean Verrier – qui sera longtemps le rédacteur en chef de la revue de l’AFEF –, pouvait ainsi témoigner, dans une page du Monde consacrée à «la théorie de la littérature», de l’émergence «d’autres méthodes d’enseignement» au lycée:
Plusieurs professeurs de français appartenant au groupe de recherche Enseignement 70 utilisent depuis quelques années les travaux relatifs à la théorie de la littérature pour aborder en classe l’étude d’œuvres romanesques ou poétiques.
À partir des articles sur l’analyse structurale du récit, dans Communications 8, on a fait noter par les élèves une chronologie très détaillée d’Eugénie Grandet en utilisant les indications données par l’auteur «Vers la mi-novembre… le lendemain… à 16 heures Charles descendit… huit jours plus tard…». En regard de cette chronologie, on relève la pagination et l’on établit un rapport entre ces deux échelles.
Nombreux sont alors celles et ceux qui s’enthousiasment pour ces «autres méthodes d’enseignement», les notions narratologiques apparaissant comme les instruments légitimes d’une meilleure école en ces temps de massification scolaire: plus explicites, plus scientifiques et plus démocratiques. Comme l’écrit Yves Reuter dans un article-bilan (2000: 12) intitulé «Narratologie, enseignement du récit et didactique du français», «on a sans doute fonctionné à cette époque sur l'illusion qu'une "meilleure" théorie engendrerait un meilleur enseignement qui, lui-même engendrerait un meilleur apprentissage.»
En 2001 déjà, Jean-Louis Dumortier lui aussi jetait, à l’occasion de la publication de sa thèse sous le titre Lire le récit de fiction, un regard rétrospectif sur cette «scolarisation» de la narratologie:
Il faut le reconnaître, ces pionniers de la didactique du français, hérétiques compte tenu de la tradition académique, hérétiques encore compte tenu de la tradition pédagogique dans l'enseignement secondaire, se sont parfois abandonnés au «démon de la théorie», comme dit Antoine Compagnon (1998), et l'on a vu quelques diablotins assez effrayants hanter les classes de français. Il est facile, à une vingtaine d'années de distance, de dénoncer les dérives d'innovations sans encadrement institutionnel, mais il n'est utile de déplorer les errances que pour les éviter à l'avenir. Et pour les éviter, il convient de s'aviser des risques que l'on court en adaptant, au niveau secondaire, des démarches caractéristiques de la recherche scientifique. (Dumortier 2001: 456)
Dans la continuité de ces regards en arrière, il nous a paru utile de donner la parole à celle et ceux qui furent de ces pionniers, que ce soit en proposant des ouvrages de synthèse dont les enseignant·e·s se sont souvent inspirés, en dirigeant des ouvrages et des revues où la scolarisation de la théorie du récit était promue ou discutée, ou encore en allant jusqu’à proposer des utilisations didactiques des notions narratologiques. Leurs témoignages nous ont paru représenter une source de données particulièrement précieuse dans l’effort pour documenter cet ensemble de processus complexes aboutissant à la scolarisation (Denizot 2021) de la narratologie.
On découvrira donc ici six contributions de noms bien connus dans le champ de la didactique du français et issus des différents coins de la francophonie: Yves Reuter, Jean-Louis Dumortier, Claude Simard, André Petitjean, Jean-Paul Bronckart ainsi que Jean-Michel Adam et Françoise Revaz dans un témoignage à deux voix. Sollicité·e·s par écrit, ces sept chercheur·euse·s ont accepté de nous livrer leur regard rétrospectif et critique en revenant sur leur parcours et leur propre contribution à la scolarisation de la narratologie. Des témoignages où se mêlent, on le verra, quelques regrets (Dumortier évoque l’intérêt qu’il aurait eu à se «casser un poignet» plutôt que de commettre certains de ses travaux), des critiques parfois (pour défendre un héritage face à des évolutions vues comme des dérives), des prudences beaucoup, et une invitation, surtout, à poursuivre la réflexion sur ces acquis théoriques, le plus souvent jugés fructueux.
Six questions leur ont été posées:
1. Dans une perspective diachronique, si vous deviez retracer les grandes étapes de l’entrée dans les classes des savoirs issus de la narratologie, quels colloques, évènements pédagogiques (nouveaux programmes…) et publications citeriez-vous?
2. En conséquence, quelles seraient, selon vous, les modalités particulières du phénomène de transposition didactique des concepts narratologiques à l’époque de leur entrée dans les classes de français?
3. Quel regard rétrospectif portez-vous sur votre contribution à ce processus historique?
4. Selon vous, quels sont les concepts narratologiques les plus souvent mobilisés dans les classes et pour quelle raison ont-ils connu une telle fortune? Par ailleurs, quels autres concepts négligés auraient mérité un meilleur sort?
5. De votre point de vue, avec le recul dont vous disposez aujourd’hui, les concepts narratologiques tels qu’ils sont mobilisés dans l’enseignement ont-ils plutôt marqué un progrès ou ont-ils conduit à une détérioration de l’enseignement-apprentissage du français?
6. Comment percevez-vous la place de l’analyse du récit dans le cadre des évolutions actuelles du champ de la didactique du français et de la société en général?
En interrogeant ainsi des acteurs dont la plupart commencent leur carrière académique dans le milieu des années 70, nous proposons donc une plongée dans la préhistoire de ce qu’on n’appelle pas encore la didactique du français. Ou dans son néolithique plutôt, puisque les outils se forgent et que, sans le titre encore, le champ est en train de se constituer. Chacun, avec sa sensibilité, y retourne pour évoquer, fort du temps écoulé, ce qui fut finalement leur jeunesse. Ainsi, pour André Petitjean:
En parallèle à notre formation académique, nous dévorons les ouvrages de linguistique (Saussure, Benveniste, Hjemslev, Jakobson, Greimas…) dont nous n’avons jamais entendu le nom au cours de nos études. Il est difficile d’imaginer dans quel état de déréliction théorique peut se trouver, à cette époque, un étudiant de Lettres dans un collège littéraire universitaire de province, et il faut avoir conscience de la situation de l’université.
Bertrand Daunay (2007: 21) rappelle à ce propos les intéressants questionnements de Ropé (1990: 149), à la suite des analyses de Bourdieu (1984), sur «le lien entre l’engouement de certains professeurs de lettres pour le structuralisme et le fait qu’ils sont souvent provinciaux, non normaliens et issus de disciplines "inférieures"». Il ajoute qu’embrasser la théorie structuraliste, c’était une manière de "se rétablir sur le terrain de la science"».
Mais au-delà des parcours individuels, c’est surtout la spécificité d’une époque de réformes profondes de l’enseignement du français qu’on lit en filigrane de ces témoignages. Ce processus se caractérise notamment par la volonté de démocratiser l’enseignement avec le «plan Rouchette» en France (évoqué par Jean-Paul Bronckart), le plan de «rénovation des programmes» en Belgique (ainsi que le rappelle Jean‑Louis Dumortier), et «l’enseignement rénové» du français en Suisse (comme le détaille Françoise Revaz.
Dans ce mouvement, et dans une époque que Claude Simard qualifie, à la suite de Sarraute, d’«ère du soupçon», les savoirs de l’enseignement littéraire traditionnel apparaissent comme obsolètes et renvoyant au subjectivisme, à l’encyclopédisme et à une historicité arbitraire et élitiste. André Petitjean précise quant à lui que ce rejet est alors rendu possible par l’émergence de nouveaux savoirs dits «savants» contrastant avec les méthodes fondées sur l’érudition et l’intuition. Les rapports entre ces différentes approches des textes littéraires prennent parfois le tour conflictuel de «luttes symboliques et institutionnelles assez violentes entre "modernistes" et traditionalistes», souligne Yves Reuter en citant l’ouvrage publié en 1978 Assez décodé de René Pommier, professeur à la Sorbonne.
Dumortier voit dans cette «effervescence pédagogique» une conjonction favorable issue «des ruptures dans le champ de la recherche, dans les programmes et dans le rapport des maitres à l’institution», de sorte que s’opère une transposition rapide des propositions théoriques émanant de ce que le didacticien belge appelle la première narratologie (Genette, Barthes, Bremond). À l’inverse, selon lui, cette conjonction ne s’est pas reproduite pour les travaux ultérieurs intégrant les apports de la psychologie cognitive (Fayol) ou se centrant plus sur l’interaction entre récit et lecteur (Iser, Eco, Marghescou…) alors que ceux-ci étaient susceptibles,
au prix d’une transposition didactique accessible, avalisée par l’institution et largement diffusée par l’édition scolaire, d’ébranler et, à terme, de ruiner les pratiques de lecture excessivement «formalistes» auxquelles avait donné lieu la réception scolaire de la première narratologie. Est-ce que c’est ce qui s’est passé? Je pense que non et je le déplore.
De transposition didactique, il est naturellement beaucoup question dans ces témoignages. La conceptualisation proposée par Chevallard (1985/1991) n’était évidemment pas encore disponible lorsque nos témoins signaient, pour la plupart, leurs premiers travaux, tout comme n’avaient pas eu lieu encore les intenses débats sur l’adéquation de cette perspective théorique à la didactique du français2. Dans leurs réponses à la question qui convoquait ce concept, Reuter et Bronckart précisent d’ailleurs leurs réserves quant à l’approche de Chevallard: le premier pour rappeler que la notion d’élaboration didactique, alternative proposée par Jean-François Halté (1992), a sa préférence pour décrire la complexité de la construction des contenus scolaires; le second pour fonder ces réserves sur l’hétérogénéité des domaines auxquels renvoient les savoirs narratologiques, «mais en raison surtout de la diversité, du peu de clarté voire de la confusion des objectifs didactiques ayant trait à ces notions». En abordant ainsi la question des finalités associées à l’enseignement des théories du récit, Bronckart pointe, nous semble-t-il, une leçon du passé importante dans les réflexions sur la place et les usages de notions narratologiques alternatives potentiellement intéressantes pour le monde scolaire:
Comme Veck, Fournier & Lancrey-Javal (1990) l’avaient montré à propos de la notion de thème, la transposition dans les programmes de littérature prend régulièrement la forme d’un déplacement sémantique résultant de l’insertion de ce terme nouveau dans un paradigme de termes anciens de valeurs parentes.
À notre avis, le problème majeur en ce domaine n’a pas trait à la richesse ou même à l’hétérogénéité des données théoriques, mais plutôt au fait que les visées et objectifs didactiques en ce domaine, et en conséquence la place et le statut que peuvent y prendre les notions et/ou concepts narratologiques, ne sont aujourd’hui pas clarifiés.
Simard abonde dans le même sens et invite ainsi à une réflexion sur les modalités d’une transposition tenant compte des configurations disciplinaires:
Au cours des cinquante dernières années, l’enseignement littéraire dans la classe de français me semble donc être passé successivement de la centration sur l’auteur, sur le texte puis sur le sujet lecteur, ce qui montre que la transposition didactique est en bonne partie tributaire de l’objet d’étude auquel on accorde la priorité.
Quand il est question d’interroger les modalités de scolarisation de la narratologie, les évolutions plus ou moins récentes des approches didactiques de la littérature sont également envisagées par certains de nos témoins, parfois de manière assez critique. Reuter semble ainsi vouloir remettre en perspective quelques présupposés souvent énoncés comme des évidences:
j’étais surpris par la manière dont certains avancent deux idées sans grand fondement pour moi (je ne connais pas véritablement d’études précises sur ces questions): la narratologie aurait envahi le champ de l’enseignement du français et ses usages auraient été néfastes, notamment en ce qu’elle aurait généré des récits plus stéréotypés qu’auparavant.
De son côté, Dumortier affirme que «la plupart des contempteurs du formalisme dans l’enseignement littéraire se sont acharnés sur ces savoirs au lieu de s’intéresser aux plus récents, qu’il y avait bien des raisons de promouvoir». Quant à Petitjean, il regrette également le peu de prise en compte des théories cognitives et psycholinguistiques de la lecture développées depuis les années 1980.
En contrepoint, à partir de l’exemple du parcours scolaire de sa fille «sanctionnée pour la rédaction d’un récit d’imagination dont le seul défaut était qu’il ne comportait pas toutes les phases du schéma», Revaz témoigne du caractère dominant du schéma quinaire, transformé en outil normatif par ce que la didacticienne suisse appelle sa «grammaticalisation». De manière plus lapidaire encore, Bucheton ne disait pas autre chose déjà en 2002 quand elle incriminait les «sempiternels schémas quinaire ou actanciel (…) introduit[s] dans les manuels du primaire sans être véritablement des objets d'étude spécifiés par les programmes» (Bucheton 2002: 8).
La plupart de nos témoins rangent en effet le schéma quinaire dans le haut d’une liste restreinte de notions narratologiques ayant connu le succès dans les pratiques scolaires. S’y retrouvent également le schéma actantiel de Greimas, les notions de narrateur ou de personnage, ainsi que les typologies genettiennes (voix, mode et temps du récit). Notons que Petitjean, dans son exploration du corpus de Pratiques, établit une liste plus longue d’apports théoriques discutés dans la revue, tandis que Bronckart évoque la question des tiroirs verbaux et de leur valeur pragmatique, dont il s’est lui-même occupé dans ses travaux.
Pourquoi cette fortune dans l’enseignement, demandions-nous? Reuter, outre la nature des exemples qui servent de corpus d’exemplification dans les travaux des théoriciens3 et dans les manuels, voit la raison de ce succès dans l’apparente simplicité de maniement de ces notions. Néanmoins, il évoque également le risque d’une illusion quant à la possibilité d’un transfert direct de ces outils d’analyse vers les classes. Dumortier note à cet égard que:
La fortune de ces mots tient, selon moi, notamment au fait que la plupart d’entre eux peuvent entrer dans des oppositions binaires aisément mémorisables («situation initiale» vs «situation finale», «sujet» vs «objet», «focalisation interne» vs «focalisation externe», «analepse» (rétrospection) vs «prolepse» (prospection), «factuel» vs «fictionnel», etc.) et servent à opérer ces distinctions élémentaires devenues un nec plus ultra dans un enseignement piloté par le contrôle des acquis d’apprentissage.
Parallèlement, pour ce qui est des concepts ou des notions qui auraient pu (ou dû) mieux retenir l’attention du monde de l’enseignement, nos témoins font un certain nombre de propositions qui ne manqueront pas d’inspirer. Revaz et Adam invitent à reconsidérer le couple récit-discours ainsi que les notions de scène ou d’épisode, et ils proposent de voir dans les travaux sur les gradients de narrativité une piste productive pour envisager l’hétérogénéité textuelle et les effets liés à la dominance de certains traits. Dumortier estime de son côté qu’il serait prioritaire d’exploiter les modes de réception du personnage par le sujet lisant en se fondant sur les travaux de Vincent Jouve (1992), ainsi que les affects tels que théorisés par Raphaël Baroni (2007). Ces deux leviers permettent en effet de s’interroger sur la pragmatique du récit et sur les effets potentiels des procédés identifiés par Genette. Parmi les figures genettiennes qui ont été peu ou pas scolarisées, le didacticien belge propose également de retenir la métalepse, notion productive «pour susciter une bien nécessaire réflexion des élèves sur la fiction et le rapport du lecteur aux mondes fictionnels».
Reuter regrette pour sa part la place congrue accordée aux concepts «qui renvoyaient aux questions fondamentales de la textualisation des savoirs ou des valeurs, ou encore de l’énonciation». Plus fondamentalement encore, Simard, en partant de l’analyse des prescrits de l’école québécoise, déplore qu’on n’y trouve pas la distinction essentielle entre histoire et narration, indispensable selon lui pour appréhender ce qu’est un récit. Revenant justement sur le caractère «fâcheusement équivoque» de la notion de récit4, Petitjean estime pour sa part nécessaire une clarification conceptuelle, «équivalente à la réflexion sur les rapports entre contexte, texte, textualité et textualisation».
Pour clôturer cette introduction à des témoignages qui peuvent prendre des accents de bilan comptable – teinté parfois de regret mâtiné de persévérance (Dumortier) ou de défense d’un domaine de recherche menacé (Adam) – il nous semble utile de mettre en exergue une considération semble-t-il centrale qui porte sur la confusion entre savoirs pour l’enseignant et savoirs pour les élèves (Reuter 2000). Ce point avait déjà été soulevé il y a vingt-cinq ans par Elisabeth Nonnon (1998) dans le numéro que la revue Pratiques consacrait à la transposition didactique en français. Rappelant cette contribution, Petitjean insiste:
Aucun fatalisme en la matière, car utilisées à bon escient, les études narratologiques ont prouvé leur validité et leur rendement analytique, à condition de se poser la question du degré de leur formalisation. En effet, il n’est pas le même selon que l’on s’adresse aux enseignants ou aux élèves, eux-mêmes à différencier selon leur âge et leur socio-culture.
Bronckart est du même avis quant aux apports de la théorie du récit:
Réponse simple: au vu des ressources théoriques et conceptuelles antérieurement à disposition dans l’enseignement du français, l’introduction de concepts narratologiques ne pouvait que constituer un progrès ou en tout cas ne pas faire de mal, même si un travail important reste à faire en ce domaine, qui, comme indiqué plus haut, concerne certes le choix des cadres et notions théoriques, mais surtout la constitution de programmes didactiques qui soient utiles et pertinents pour les objectifs de maîtrise textuelle; ce qui implique à nos yeux que soient poursuivies et/ou mises en place des recherches proprement didactiques susceptibles de mettre en évidence les utilités et pertinences évoquées.
Sur ces inspirantes recommandations, il nous reste à remercier les auteurs et l’autrice de ces témoignages pour ce coup d’œil dans le rétroviseur, opération de conduite toujours nécessaire pour aller, un peu plus consciemment, de l’avant sur les voies tortueuses de la didactique du français.
Références
Baroni, Raphaël (2007), La tension narrative: suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, coll. «Poétiques».
Bourdieu, Pierre (1984), Homo academicus, Paris, Minuit.
Bronckart, Jean-Paul & Itziar Plazaola Giger (1998), «La transposition didactique. Histoire et perspectives d'une problématique fondatrice», Pratiques, n° 97 (1), p. 35-58. URL: https://dx.doi.org/10.3406/prati.1998.2480
Bucheton, Dominique (2002), «Lire, comprendre, interpréter, sans expliquer», Tréma, n°19, p. 67-76. URL: https://journals.openedition.org/trema/1586
Chevallard, Yves (1985/1991), La transposition didactique du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, La Pensée Sauvage, coll. «Recherches en didactique des mathématiques».
Cohn, Dorrit (2001), Le propre de la fiction, Paris, Seuil, coll. «Poétique».
Daunay, Bertrand (2007), Invention d’une écriture de recherche en didactique du français, Habilitation à diriger des recherches, Université Lille 3.
Daunay, Bertrand & Nathalie Denizot (2007), «Le récit, objet disciplinaire en français?», Pratiques, n° 133-134, p. 13-32. URL: https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_2007_num_133_1_2136
Denizot, Nathalie (2021), La culture scolaire: perspectives didactiques, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, coll. «Études sur l'éducation».
Halté, Jean-François (1992), La didactique du français, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je? ».
Nonnon, Elisabeth (1998), «Transposition des théories du texte en formation des enseignants?», Pratiques, n° 97 (1), p. 153-170. URL: https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_1998_num_97_1_2484
Reuter, Yves (2000), «Narratologie, enseignement du récit et didactique du français», Repères, recherches en didactique du français langue maternelle, n° 21, p. 7-22. URL: https://www.persee.fr/doc/reper_1157-1330_2000_num_21_1_2325
Ropé, Françoise (1990), Enseigner le français. Didactique de la langue maternelle, Paris, Éditions universitaires.
Védrines, Bruno (2017), L'assujettissement littéraire, thèse de doctorat, Université de Genève.
Pour citer l'article
Luc Mahieu, "Synthèse des entretiens avec quelques témoins de la scolarisation des théories du récit", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/synthese-des-entretiens-avec-quelques-temoins-de-la-scolarisation-des-theories-du-recit
Voir également :
La narratologie en classe de français: premiers résultats d’une enquête internationale
Cette contribution vise à partager les premiers résultats de l’enquête lancée en 2021 pour documenter les pratiques enseignantes relatives à l’outillage narratologique. Issues d’une enquête par questionnaire menée en Belgique francophone, en France, au Canada francophone / Québec et en Suisse romande{{Par facilité, je ferai, dans la suite du texte, l’économie des adjectifs «francophone» pour la Belgique et «romande» pour la Suisse. Pour la même raison, j’omettrai la mention Canada francophone, ce qui correspondra au cadre finalement étudié, même si l’ambition initiale était de récolter également des données issues d’autres provinces que le Québec. }}, ces données permettent une première approche de la question qui guide ma recherche doctorale: quelle place accordent les enseignant·e·s aux outils narratologiques? Et pour quelles finalités d’apprentissage chez leurs élèves?
La narratologie en classe de français: premiers résultats d’une enquête internationale
Cette contribution vise à partager les premiers résultats de l’enquête lancée en 2021 pour documenter les pratiques enseignantes relatives à l’outillage narratologique. Issues d’une enquête par questionnaire menée en Belgique francophone, en France, au Canada francophone / Québec et en Suisse romande1, ces données permettent une première approche de la question qui guide ma recherche doctorale: quelle place accordent les enseignant·e·s aux outils narratologiques? Et pour quelles finalités d’apprentissage chez leurs élèves?
Cette recherche vise donc à établir, dans une perspective synchronique, un état des lieux des pratiques enseignantes relatives à l’outillage narratologique. Il s’agit ainsi de répertorier aussi précisément que possible les outils enseignés mais également d’en évaluer la place dans les pratiques et dans les conceptions des enseignant·e·s.
En s’attachant aux niveaux secondaires I et II (élèves de 12 à 18 ans), cette recherche ambitionne d’étudier les situations observables dans les quatre terrains susnommés, permettant ainsi une dimension comparatiste qui me semble profitable dans la discussion des résultats. Dans ces différents pays, en effet, la plupart des nouveaux programmes introduisent dès le plus jeune âge le texte littéraire (dans une acception très large du terme, allant jusqu’à l’album sans mots) afin d’exercer des compétences interprétatives de haut niveau pour améliorer in fine les compétences littératiées.
Avant d’exposer les premiers résultats de cette enquête, il n’est pas inutile de rappeler que cette entreprise de large consultation constitue la concrétisation d’une recherche qu’Yves Reuter appelait de ses vœux en 2000 dans le bilan qu’il proposait sur les rapports entre «Narratologie, enseignement du récit et didactique du français» (titre de son article). Le didacticien y notait:
Depuis quelques années, les critiques se sont multipliées à rencontre de la narratologie et de ses utilisations dans le champ de la didactique aussi bien de la part de théoriciens que de formateurs ou d'enseignants. D'une certaine manière, ce numéro de Repères en constitue un écho. Serait-ce à dire qu'après une période d'enthousiasme, il serait urgent de jeter le bébé avec l'eau du bain? Cela me paraîtrait pour le moins hâtif. (Reuter 2000: 7)
Depuis son point de vue de chercheur, Reuter énumérait également (Reuter 2000: 11) un certain nombre d’acquis d’apprentissage qu’il s’agissait ainsi de mettre au crédit d’une narratologie scolarisée: analyses plus précises des textes donnés à lire, explicitation possible des notions adoptées, possibilité de décloisonnement entre analyse des textes et analyses des phrases, création d’activités et d’exercices renouvelant les pratiques d’apprentissage du récit… Mais le didacticien de souligner dans le même temps la nécessité d’une plus large enquête de terrain pour vérifier ces considérations. Ces bénéfices présumés ont ainsi constitué une source pour la section du questionnaire consacrée au «rapport à la théorie du récit» des enseignant·e·s. On verra ce que les enseignant·e·s en pensent donc, 20 ans plus tard…
1. Aspects méthodologiques
Cette part de l’étude, par la diffusion la plus massive possible d’un questionnaire autoadministré, ambitionnait donc de récolter un maximum de témoignages de pratiques déclarées en ce qui concerne la boite à outils narratologique des enseignant·e·s. Différentes sous-questions de recherche ont ainsi dirigé la construction de cet instrument d’enquête:
- - Quelle place accordent les enseignant·e·s aux outils narratologiques? Et pour quelles finalités d’apprentissage chez leurs élèves?
- - Quelles sont les notions enseignées? Au sein de quelles activités plus ou moins formalisées? Avec quelle terminologie?
- - Quels rapports particuliers entretiennent les enseignant·e·s à ces savoirs disciplinaires?
- - Observe-t-on des différences entre différentes traditions/cultures scolaires?
- - En quoi la connaissance des notions narratologiques est-elle considérée comme partie intégrante de la compétence d'analyse littéraire ou de la maitrise par l'élève de la discipline français?
- - Quels besoins expriment les enseignant·e·s en termes d’outils d’analyses du récit?
Le questionnaire et sa construction (octobre 2021 – mars 2022)
Ce questionnaire a d’abord bénéficié du projet pilote réalisé par Raphaël Baroni et Gaspard Turin dans le cadre d’une recherche exploratoire financée par la Faculté des Lettres de l’Université de Lausanne2. L’élaboration de cet instrument d’enquête a également reçu le soutien des partenaires internationaux du projet qui en ont assuré une lecture attentive aux spécificités des différents terrains d’enquête3.
Afin de s'assurer du caractère le plus inclusif possible du questionnaire dans le respect des sensibilités des répondant·e·s, le bureau de l'égalité de l’Université de Lausanne a été également été consulté. D'abord sollicité uniquement sur la question de la variable d'identification classiquement libellée «homme/femme», ce bureau de soutien à la communauté universitaire dans la prévention des discriminations a pu finalement opérer une relecture intégrale du questionnaire et proposer des modifications intéressantes pour rendre ce dispositif d’enquête le plus inclusif possible.
Sur les aspects méthodologiques enfin, la Plateforme technologique de Support en Méthodologie et Calcul Statistique (SMCS) de l’UCLouvain a fourni un soutien précieux dans l’architecture et la mise en forme des questions.
Suite à la transposition sur la plateforme de sondage en ligne LimeSurvey par le Centre informatique de l’UNIL, une version bêta du questionnaire a ensuite été testée par au moins deux enseignant·e·s dans chaque terrain afin de s’assurer de son bon fonctionnement et de sa compréhensibilité.
Parallèlement à ces différentes étapes d’élaboration, un double travail conséquent de certification éthique de la recherche a été mené en Suisse et au Québec, suivi d’intenses prospections de partenaires potentiels afin de soutenir la diffusion de l’enquête dans les quatre terrains investigués. Suivant en cela l’exemple de Lépine (2017), une longue liste d’organismes pouvant relayer l’annonce de cette recherche a été constituée avec l’aide des correspondants académiques: associations et revues professionnelles, groupes d’intérêt sur les réseaux sociaux, Centres de services scolaires au Québec, réseaux d’enseignement en Belgique, services cantonaux de l’enseignement en Suisse…4
L’enquête (avril 2022 – février 2023)
À l’instar d’autres enquêtes relatives aux pratiques déclarées des enseignant·e·s au moyen d’un questionnaire auto-administré (Brunel 2021; Dezutter & Morissette 2007; Lépine 2017), il a été fait usage d’un échantillon non probabiliste, dit «de convenance», devant le caractère utopique de la constitution d’un échantillon représentatif, qui plus est dans les quatre terrains envisagés. On gardera donc en tête les limites d’une telle méthode de recueil de données dont celle que les répondants ne sont que des enseignant·e·s volontaires, pouvant donc se révéler atypiques par rapport à la population cible (Fortin & Gagnon 2022).
La diffusion du questionnaire, soutenue par de très nombreuses prises de contact, s’est effectuée par phases: en Belgique, France et Suisse d’avril à juillet 2022 et ensuite, mettant à profit un séjour de recherche à Montréal, au Québec de novembre 2022 à février 2023.
Le traitement des données (mars-juin 2023)
Avec le soutien méthodologique du SMCS, le traitement des données s’est traduit par la constitution d’un large document Excel et de nombreux tableaux croisés dynamiques avant d’importer, en une synthèse générale, tableaux et graphiques, en suivant la structure du questionnaire en sept parties:
- Utilisation des outils narratologiques
- Focus sur le narrateur et la focalisation
- Matériel didactique utilisé
- Rapport à la littérature et à son enseignement
- Rapport à la théorie du récit
- Formation et sentiment de maitrise des outils narratologiques
- Expériences professionnelles et contexte d’enseignement
Titres, sous-titres, et questions du questionnaire ont été réaménagés ou reformulés afin d’améliorer la lisibilité de cette note présentant les données.
Des catégorisations et regroupements ont par ailleurs dû être effectués: les différents niveaux d’enseignement aux appellations diverses ont ainsi été regroupés dans trois catégories: secondaire I, secondaire II et post-secondaire (tableau 1).

Tableau 1: équivalence des années et degrés scolaires observés
Une seconde phase de validation statistique est en cours (automne 2023), avec le soutien technique du SMCS, pour établir le caractère significatif au point de vue statistique des quelques résultats saillants qui l’exigeraient.
Données relatives au questionnaire
1385 personnes ont donc accédé au questionnaire en ligne et en ont ainsi découvert au moins la première page (page «0» dans la figure 1). Sur celle-ci étaient succinctement présentés le projet de recherche, la nature de la participation à celui-ci ainsi que les objectifs poursuivis.

Figure 1: Niveau de complétion du questionnaire (dernière page complétée, de 0 à 9) (n=1385)
Pour constituer la base de données n’ont été prises en compte que les réponses complétées jusqu’à la page 8 ou 9. Cette dernière page ne récoltant que des informations relatives aux suites de la recherche (possibilité de s’inscrire à une infolettre ou de participer à un entretien…), il était donc possible de constituer le corpus définitif de 529 réponses utilisables en prenant en compte ces deux sous-ensembles.
2. Une enquête par questionnaire sur 4 terrains
En lançant cette enquête, nous nous donnions l’objectif de récolter 600 réponses réparties comme suit: 100 en Belgique, 200 en France, 200 au Québec et 100 en Suisse. À cette fin, un important travail de contact avec les personnes, les institutions et organismes pouvant diffuser le questionnaire – sur les 4 terrains – a été réalisé en parallèle de la création de celui-ci. En bout de course, nous avons pu récolter 529 réponses (figure 2), soit un objectif atteint à 86% au niveau global, dépassé pour ce qui est de la Belgique et de la Suisse, atteint à 80% pour la France et, non atteint, pour le Québec avec 49% de l’objectif fixé.

Figure 2: Pourcentage et nombre de répondant·e·s par terrain (n=529)
Pour mesurer l’ampleur de la tâche qu’a représentée travail de diffusion dans les 4 terrains, on peut prendre en considération le nombre de personnes ayant accédé à la première page du questionnaire (1385) et considérer que celui-ci représente environ 10% des personnes5 ayant eu accès à l’information, soit près de 14 000 enseignant·e·s.
Cet échantillon de convenances s’avère globalement équilibré en ce qui concerne l’expérience professionnelle des répondant·e·s, ainsi que pour les niveaux d’enseignements6 (figure 3):

Figure 3: Niveau d'enseignement des répondant·e·s (nombre et pourcentage / n = 529)
Il faut néanmoins noter une plus forte représentation d’enseignant·e·s du secondaire II en Belgique (67%) et au Québec (40%). Dans ce dernier terrain, plus d’un tiers des répondant·e·s est également issu du niveau des CEGEP (post-secondaire).
Dans les différences notables entre les terrains étudiés, deux éléments me paraissent devoir encore être relevés. D’une part, les enseignant·e·s déclarent, selon leur pays et leur niveau d’enseignement, une proportion variable dans le temps consacrée à la littérature dans leur enseignement (figure 4).

Figure 4: En moyenne, temps consacré à la littérature dans le cours de français selon le terrain ( % de temps hebdomadaire / n = 529)
Atteignant 67% du temps hebdomadaire parmi les répondant·e·s français, le temps consacré à la littérature est de 50% pour les répondant·e·s de Belgique. Le résultat québécois doit en revanche prendre en compte la part importante de réponses issues du niveau collégial où 83% du temps de cours de français est, selon les répondant·e·s, consacré à la littérature7. Notons que si n’était pris en considération que le niveau secondaire, ce temps hebdomadaire serait comparable au Québec à celui qui prévaut chez les répondant·e·s de Belgique.
En écho à cette caractéristique de l’échantillon, il est sans doute utile de mentionner que la très grande majorité des participant·e·s à l’enquête – mais faut-il s’en étonner? – déclarent aimer enseigner la lecture/appréciation des œuvres littéraires (figure 5):

Figure 5: Est-ce que vous aimez enseigner la lecture/appréciation des œuvres littéraires? (n = 529 / nombre et pourcentage)
D’autre part, la formation initiale, dont on sait l’influence sur les enseignements, varie sensiblement d’un terrain à un autre. Si toustes les enseignant·e·s de Suisse passent, pour un bachelor ou un master, par une faculté de lettres avant de suivre les enseignements d’une haute-école pédagogique (HEP)8, la plupart de leurs homologues québécois – pour enseigner au secondaire – fréquentent les facultés de sciences de l’éducation pour un baccalauréat en enseignement secondaire (français langue première). Les enseignant·e·s du CÉGEP sont en revanche le plus souvent issu·e·s de formations disciplinaires en lettres.
En Belgique, les enseignant·e·s du secondaire I sont formé·e·s en haute école (Agrégation de l’enseignement secondaire inférieur – bachelier en 3 ans9) alors que leurs collègues du secondaire II poursuivent un cursus à l’université: bachelier en langue et lettres françaises et romanes avant un master à finalité didactique, toujours en faculté des lettres. En France, enfin, toustes les enseignant·e·s actif·ve·s au secondaire sont détenteur·rice·s, après concours, d’un CAPES ou d’une agrégation en lettres classiques ou modernes, le plus souvent après une licence en lettres.
Dans notre échantillon, ces différences de cursus se marquent donc par une formation (ou un concours) disciplinaire différenciée: 97% des répondant·e·s français disposent d’une telle formation ou concours, 85% en Suisse, 58% en Belgique et 39% au Québec. Notons également que 10% des répondant·e·s français sont titulaires d’un doctorat, 6% en Suisse, 1 personne en Belgique, aucune au Québec.
3. Quelle place pour les outils narratologiques dans l’enseignement?
Le «top 8» des notions narratologiques en classe de français
Sur base des données recueillies, il est possible d’établir un classement des notions les plus fréquemment utilisées. Ainsi, en calculant les moyennes de fréquence d’utilisation (de 0 «jamais» à 5 «toujours») pour chacune des 28 notions interrogées, on obtient le classement suivant (tableau 2):

Tableau 2: moyennes de fréquence d'utilisation des notions narratologiques (de 0 «jamais» à 5 «toujours» / n = 529)
Une validation statistique (test T de comparaison à la moyenne) permet d’établir que les 8 premières notions du classement sont significativement supérieures au score de 3 («assez souvent»). Suivent trois notions pour lesquelles la différence à cette moyenne de 3 n’est pas significative (valeur de test supérieure à 0,05): ellipse, focalisation et tension narrative. Les autres notions sont, quant à elles significativement, moins utilisées.
Selon le mode de traitement, il est possible d’obtenir un classement légèrement différent, mais, pour l’essentiel, se dessine donc une boite à outils des enseignant·e·s qui comprend d’abord des notions relatives aux personnes de la narration, aux séquences textuelles et aux modes de discours (direct, indirect…); cette boite à outils inclut ensuite des notions peut-être plus proprement narratologiques telles que le point de vue, le schéma narratif, l’analepse et l’intrigue. Cet ensemble forme alors ce que j’appellerais le «top 8» des notions narratologiques régulièrement utilisées.
De façon intéressante, notons que les guillemets de protestation qu’utilise explicitement Genette dans Figures III (1972: 251) pour condamner «ces locutions courantes» que sont «récit à la première – ou à la troisième – personne» n’y font donc rien: la notion narratologique la plus utilisée, selon cette enquête, est celle renvoyant à l’énonciation adoptée dans le texte: «Narration à la 1ère, 2ème ou 3ème personne». Sans doute faut-il y voir l’influence du caractère extrêmement courant de celle-ci dans les consignes de rédaction (courts récits, continuation de début de nouvelles…)10? Ce hiatus entre la condamnation du narratologue, plus intéressé par la narrativité du récit que par sa textualité et l’intérêt inverse de l’enseignant·e a été ainsi pointé par Dumortier (2001: 73) qui remarque:
Si le texte en tant que formation linguistique a été négligé, c'est en outre parce que, d'une part, envisagé comme tel, il n'a plus grand-chose de spécifiquement narratif, et parce que, d'autre part, la linguistique textuelle était encore balbutiante. Le didacticien ne peut cependant pas ignorer que certains problèmes de compréhension du récit tiennent plus à sa «textualité» qu'à sa «narrativité».
Au «top 8» des notions régulièrement utilisées s’ajoutent des notions moins fréquemment usitées: ellipse, focalisation, tension narrative, les notions relatives au temps et rythme du récit (prolepse, pause, sommaire, scène), la notion de narrateur (avec ses différentes déclinaisons terminologiques – on y reviendra) et le schéma actantiel.
Ensuite, ne sont plus qu’occasionnellement ou que très rarement citées des notions qui appartiennent au champ de la narratologie postclassique – auteur implicite, narrateur non fiable, narrateur optionnel – ou des notions manifestement plus oubliées de l’héritage structuraliste: schéma des possibles narratifs, narrataire, métalepse11 mise en relief…
Des fréquences d’utilisation différenciées selon les terrains?
Les différences entre terrains étudiés sont de différents ordres, comme permet de le voir le tableau 3:

Tableau 3: moyennes de fréquence d'utilisation des notions narratologiques par terrain (de 0 «jamais» à 5 «toujours» / n = 529)
Les résultats recueillis montrent tout d’abord des moyennes d’utilisation globalement plus importantes parmi les répondant·e·s français et suisses et, dans l’ensemble, plus faibles en Belgique et au Québec.
À cette tendance générale s’opposent – ce ne serait pas sérieux sinon – des exceptions. Dans les résultats belges, les notions suivantes sont plus utilisées qu’en moyenne générale: Narration en «je», «il», «vous», Focalisation, Narrateur et Schéma actantiel. Au Québec, les deux schémas (quinaire et actantiel) et la perspective connaissent, de manière intéressante, les utilisations les plus élevées de notre corpus.
Ces différences sont de faible ampleur, mais sans doute faut-il y voir une influence, en France et en Suisse, d’une formation initiale plus disciplinaire et celle d’une place plus importante accordée à la littérature dans les cours de français. Cette tendance différenciée se remarque également sur l’importance accordée à la maitrise des outils narratologique dans le cadre de l’épreuve certificative finale dans ces deux terrains (voir infra).
Ensuite, si l’on se limite aux 10 notions les plus utilisées selon les terrains, on obtient des boites à outils qui se différencient, mais à la marge:

Tableau 4: Les 10 notions les plus utilisées selon les terrains observés (classement par la moyenne de fréquence d'utilisation / n = 529)
À la lecture des tableaux ci-dessus (ainsi que les autres croisements possibles avec les différentes variables telles que le niveau d’enseignement, les voies d’enseignement, les opérations de lectures priorisées…), plusieurs constats et questions émergent.
Le schéma narratif/quinaire est, à la différence des autres terrains, absent de ce «top 10» chez les répondant·e·s français (il occupe la 12e position), tout comme est absent le schéma actantiel, relégué en 18e place (fréquence: occasionnellement). Au contraire, le schéma narratif est le 2e outil plus utilisé au Québec, terrain qui place également le schéma hérité de Greimas parmi les 10 notions les plus utilisées.
L’utilisation globalement plus faible de l’outillage narratologie au niveau post-secondaire renvoie à la composition de cette catégorie, presque exclusivement constituée de répondant·e·s issus des CÉGEP québécois et à la nécessité pour ceux-ci de préparer leur public à la certification finale, l’épreuve uniforme de français qui s’apparente à une dissertation littéraire (Cellard & Goulet 2022) pour laquelle les notions narratologiques ne sont pas – ou très peu – mobilisées.
Le schéma des possibles narratifs de Bremond, qui apparait dans des séquences didactiques dans les années 70’ et 80’, n’est manifestement plus attesté dans les usages actuels. Influence des manuels qui ne s’en emparent pas? Voilà un point qui devra être investigué dans l’analyse diachronique, encore à venir, d’un corpus de manuels scolaires…
De légères variations des résultats d’utilisation apparaissent dans le croisement des fréquences d’utilisation avec les variables suivantes:
- - le gout à enseigner la lecture/appréciation des œuvres littéraires: augmentation de l’utilisation des outils narratologiques quand augmente ce gout;
- - voie d’enseignement au secondaire II: plus faible utilisation des notions dans la voie professionnelle;
- - contexte socioéconomique des établissements: plus faible utilisation des notions narratologiques dans les écoles moins favorisées.
Le caractère peu significatif de ces variations ne permet néanmoins pas de s’emparer plus loin de ces croisements de données.
Il faut noter que la question de la terminologie apparait comme une source éventuelle de complexité dans l’interprétation des résultats. Ainsi qu’en témoigne un·e enseignant·e belge, l’entrée dans le «jargon» de la théorie du récit et son utilisation sont éventuellement pensées par les acteurs de terrains dans une progression des apprentissages; un·e même répondant·e peut ainsi articuler différents usages terminologiques dans son enseignement:
J'adapte les termes en fonction des années d'enseignement. Par exemple, en 4ème année, je parle de "rétrospection" et d’"anticipation", mais en 6ème générale, j'utilise le terme "analepse" et "prolepse".
Conjugué à cet élément, il me semble que la faiblesse des écarts sur de nombreux croisements de variables doit ainsi inviter à la prudence dans l’interprétation des résultats au-delà des tendances globales énumérées ci-dessus.
4. Quelles finalités?
Afin d’approcher les finalités associées à l’apprentissage des notions narratologiques, un certain nombre d’activités ou de productions (s’identifiant souvent à des genres scolaires) a été proposé aux participant·e·s.
En production orale, la première activité-production dans le cadre de laquelle les enseignant·e·s estiment que leurs élèves sont amené·e·s à réinvestir des notions narratologiques est ainsi l’explication de texte, suivie par le débat interprétatif. Ce format classique de l’explication de texte est, on le voit dans le tableau 5, plus fréquemment cité par les répondant·e·s français et suisses (83% et 84%) que par leurs homologues belges (66%) et québécois (56%). En revanche, ces derniers tranchent par leur mention prioritaire (61%) des cercles et comités de lecture comme lieu de réinvestissement des notions issues de la théorie du récit.

Tableau 5: Activités ou productions dans lesquelles l’élève est amené·e, dans votre enseignement, à réinvestir des notions narratologiques (PRODUCTION ORALE)
En production écrite (tableau 6), la première activité-production dans le cadre de laquelle les enseignant·e·s estiment que leurs élèves sont amené·e·s à réinvestir des notions narratologiques est le test de lecture destiné à vérifier la compréhension de l’histoire. Suit l’explication de texte, à nouveau premier objet dans les contextes français et suisse, avec un écart d’environ 30 point par rapports aux terrains belges et québécois.
L’objectif de vérification de la compréhension en réinvestissant ces notions est en revanche plus marqué dans les trois contextes non hexagonaux, puisque plus de 7 enseignant·e·s sur 10 y considèrent cette activité comme un lieu de réinvestissement.
Dans ce classement, suit un groupe de genres s’éloignant de l’activité de commentaire métatextuel incarné par l’explication de texte, le commentaire composé, la dissertation et cie. Le troisième objet le plus cité est ainsi la rédaction de récits de fiction, suivi par deux autres genres «créatifs»: les ateliers d’écriture et les suites de textes.
Il semble enfin intéressant de noter que la plupart des genres qu’on peut qualifier d’écrits de la réception (journal de lecture, de lecteur ou de personnage, autobiographie de lecteur…) sont manifestement considérés par moins de répondant·e·s comme d’éventuels lieux de réinvestissements des notions narratologiques (bas du tableau).

Tableau 6: Activités ou productions dans lesquelles l’élève est amené·e, dans votre enseignement, à réinvestir des notions narratologiques (PRODUCTION ÉCRITE)
Dans le registre des finalités d’apprentissage et des perspectives de réinvestissement dans le cadre scolaire des notions narratologiques, il n’est pas inutile d’observer ce que déclarent les répondant·e·s sur la question du poids de l’épreuve certificative finale (CESS en Belgique, épreuve anticipée de français du baccalauréat en France12, épreuve uniforme de français au Québec, bac de français en Suisse13).

Figure 6: Réponse à la question "La maitrise de notions narratologiques est nécessaire pour réussir l’épreuve certificative finale" (répartition par terrain / n = 529)
Comme on le voit dans la figure 6, les répondant·e·s belges estiment majoritairement que la maitrise des notions narratologiques n’est pas nécessaire à la réussite de cette épreuve finale14 (50% tout à fait ou plutôt en désaccord), au contraire d’une forte majorité de leurs collègues suisses (61% plutôt ou tout à fait d’accord). Une majorité de répondant·e·s français (54% plutôt ou tout à fait d’accord) suit leurs homologues suisses dans cette nécessité de maitrise des notions narratologiques. La distribution homogène des résultats pour le terrain québécois ne permet pas de tirer de conclusion définitive.
En ce qui concerne plus spécifiquement les notions de narrateur et de focalisation, une question ouverte a permis de recueillir plus de 300 courtes justifications de l’importance, selon les répondant·e·s, d’enseigner ces notions. Si une analyse systématique doit encore être menée, il s’agit néanmoins de relever plusieurs ensembles perceptibles à la lecture de ces réponses:
- - la meilleure compréhension des récits:
«comprendre le récit de façon plus approfondie, de comprendre que l'effet n'est pas le même selon le statut du narrateur et que l'auteur peut même jouer sur la quantité d'informations donnée au lecteur.» (Belgique, secondaire II)
- - la perception de la «subtilité» des choix narratifs:
«Comprendre et apprécier la finesse de certains récits (Flaubert par exemple, d’autres auteurs plus expérimentaux) et leur faire prendre conscience des différences entre auteur/narrateur/personnage.» (France, secondaire I et II)
- - la découverte de la polyphonie narrative, propice à l’apprentissage d’un esprit critique, voire d’un décentrement bénéfique face à l’altérité:
«La place du narrateur influe sur "l'esprit critique" du lecteur. Ces distinctions dépassent donc le cadre strict de la littérature pour s'insérer dans une perspective plus complète: l'éducation à la citoyenneté» (Belgique, secondaire I).
5. Quelles difficultés?
Différentes questions étaient posées afin de cerner les difficultés ressenties dans l’enseignement – apprentissage des notions narratologiques. Ainsi, du point de vue des enseignant·e·s ayant participé à l’enquête, les notions dont la définition est jugée peu claire et peu adaptée à l’enseignement sont, par ordre:

Tableau 7: Classement des notions dont la définition est jugée peu claire et peu adaptée à l'enseignement (n = variable selon l’utilisation des notions, cf. colonne 5 renseignant ce nombre d’utilisateur de la notion)
Comme on le voit en s’attardant à la fréquence d’utilisation en dernière colonne de ce tableau 7, seules deux notions – la focalisation et la question du narrateur – constituent à la fois des notions fréquemment utilisées et considérées comme difficiles pour l’enseignement par environ 1 enseignant·e sur 5. Pour le reste, s’observe une corrélation entre sentiment de difficulté et faiblesse de l’utilisation de la notion.
En isolant les 14 notions disposant d’une moyenne de fréquence d’utilisation supérieure à 2,5 afin d’interroger spécifiquement un ensemble d’outils à l’utilisation avérée, on obtient le classement suivant en se basant cette fois sur le pourcentage de «oui» (tableau 8):

Tableau 8: Classement des 14 notions fréquemment utilisées et dont la définition est jugée peu claire et peu adaptée à l'enseignement (n = variable selon l’utilisation des notions, cf. colonne 5 renseignant ce nombre d’utilisateur de la notion)
Après la focalisation (en deuxième rang), on voit que le pourcentage de répondant·e·s considérant ces notions comme difficiles d’appréhension pour leurs élèves est de moins de 10%. Notons tout de même que la tension narrative semble représenter une source de difficulté pour 1 utilisateur sur 10.
Lorsqu’on demande par contre aux participant·e·s quelles sont les notions les plus difficiles à maitriser pour leurs élèves, les résultats changent sensiblement. En sélectionnant également les 14 notions disposant d’une moyenne de fréquence d’utilisation supérieure à 2,5, on obtient le classement suivant (tableau 9):

Tableau 9: Classement des 14 notions fréquemment utilisées et jugées difficilement maitrisables par les élèves (n = variable selon l’utilisation des notions, cf. colonne 5 renseignant ce nombre d’utilisateur de la notion)
De ces deux sources de données, on retient donc que 20% des enseignant·e·s jugent la notion de focalisation peu claire, peu adaptée à l’enseignement et que selon eux, 60% de leurs élèves éprouvent des difficultés à maitriser celle-ci. Le point de vue suit, source de difficultés pour 4 élèves sur 10 selon les enseignant·e·s.
Les différentes catégories de discours rapporté constituent la troisième source de difficulté pour les élèves – toujours de l’avis des enseignant·e·s – alors que, de façon intéressante, elles ne sont jugées problématiques au niveau de leur définition que par 2,5 % de leurs utilisateurs.
Enfin, selon les enseignant·e·s, la notion de narrateur (et vraisemblablement en lien avec les questions de focalisation/point de vue) représente une difficulté pour 1 élève sur 3.
Focus sur le narrateur et la focalisation
Un focus proposé dans le questionnaire sur le narrateur et la focalisation permet d’en apprendre un peu plus sur ces notions considérées comme importantes par la grande majorité des répondant·e·s. En effet, 86% d’entre eux estiment important ou très important d’enseigner ces notions de narrateur et de focalisation.
La difficulté à appréhender la notion de focalisation peut se retrouver dans les résultats obtenus à la question «Pour vous, quelle est la définition qui correspond le mieux à la notion de focalisation interne?». L’ambigüité notionnelle qui mêle filtrage par la subjectivité d’un personnage, quantité d’information ou focalisation sur un personnage se retrouve dans l’option la plus sélectionnée par les répondant·e·s (tableau 10):

Tableau 10: Réponses à la question «Pour vous, quelle est la définition qui correspond le mieux à la notion de focalisation interne?» (pourcentages du total et par terrain / n=529)
La diversité terminologique quant à la notion de narrateur a été explorée au travers d’une question interrogeant les termes utilisés pour décrire aux élèves «un narrateur qui raconte une histoire à laquelle il a pris part» (tableau 11).

Tableau 11: Réponses à la question «Avec quelle terminologie décririez-vous à vos élèves un narrateur qui raconte une histoire à laquelle il a pris part?» (pourcentages du total et par terrain / n = 529)
Au-delà du très répandu «narrateur-personnage» utilisé par 2 enseignant·e·s sur 3 (par influence des publications françaises?), se constatent ici des variations par terrains: en Belgique et en Suisse, c’est le «narrateur interne» qui est le plus répandu, au Québec le «narrateur participant» fait jeu égal avec la variante la plus répandue. À noter: l’utilisation de la terminologie genettienne «homodiégétique» par environ 20 % des répondant·e·s belges et suisses.
D’autres variantes ont été encore proposées par les répondant·e·s:

Tableau 12: Propositions alternatives soumises à la question «Avec quelle terminologie décririez-vous à vos élèves un narrateur qui raconte une histoire à laquelle il a pris part?»
6. Quel rapport à la théorie du récit?
Afin d’approcher le «rapport à» la théorie du récit15, le questionnaire proposait aux enseignant·e·s de marquer leur degré d’accord sur un ensemble de propositions, de 1. Tout à fait en désaccord à 5. Tout à fait d'accord.
À la lecture du tableau ci-dessous (tableau 13), on constate un accord global des répondant·e·s aux propositions que pouvait énumérer Reuter (2000) quant aux bénéfices présumés de la narratologie dans l’enseignement du récit (signalées en gras dans le tableau). Mise à part celle relative au décloisonnement entre analyse des textes et analyse des phrases (moyenne de 3,8), les enseignant·e·s des quatres terrains envisagés abondent ainsi dans le sens du didacticien quant aux apports de la théorie du récit telle que scolarisée, et, au premier chef, celui «de produire des analyses plus précises et mieux étayées des textes donnés à lire, écrire et analyser».
Parmi les autres atouts de l’outillage narratologique retenus par les participants, citons également l’amélioration des compétences de compréhension (accord le plus important: 4,3), l’intérêt pour discuter des effets de lecture (4,2) l’augmentation des compétences de réflexivité des élèves (4,1), ou encore une approche des textes qui s’inscrit dans un enseignement explicite de la lecture (4,0).

Tableau 13: Moyennes du degré d'accord (1. Tout à fait en désaccord - 5. Tout à fait d'accord) sur différentes propositions relatives au rapport à la théorie du récit (n = 529)
Un accord assez faible porte sur les propositions suivantes: permettre de construire des compétences d’analyse transmédiatique (3,7), de fonder l’appréciation esthétique ou éthique (3,8), de favoriser une lecture distanciée chez les élèves (3,7). Le schéma narratif est quant à lui considéré, toujours avec cet accord faible, comme un incontournable pour l’exercice du résumé de texte narratif (3,8).
A contrario, les répondant·e·s rejettent en majorité la vision de notions narratologiques éloignant les élèves de la lecture-plaisir (2,7). De la même façon, l’hypothèse selon laquelle l’utilisation du métalangage narratologique constituerait un outil de distinction au sein de la classe est rejetée (2,5)16.
Par ailleurs, on ne constate que très peu de variation en croisant ces données avec les différentes variables récoltées (origine géographique, niveau socio-économique des établissements…).
Le rapport à la théorie du récit peut également être approché par le mode d’évaluation que déclarent adopter les enseignant·e·s. On le voit à la lecture du tableau 14, la très grande majorité des répondant·e·s (92%) évaluent la maitrise des notions dans des utilisations en contexte. Un tiers néanmoins évaluent également cette maitrise en sollicitant une restitution de type théorique (être capable de définir, expliquer la notion). Cette dernière modalité est en revanche distribuée différentiellement selon les terrains: France et Suisse d’un côté (38% et 36%), Belgique et Québec de l’autre (23% chacun).
Tableau 14: Modalités d’évaluation employées par les répondants afin d’évaluer la maitrise des notions narratologiques par leurs élèves (pourcentages du total et par terrain / n = 529)
Le rapport à la théorie du récit des enseignant·e·s ayant pris part à cette enquête est donc marqué par un sentiment global de productivité de ces outils narratologiques. Tout en répétant la prudence quant à un échantillon ainsi constitué sur base volontaire, il faut souligner que la très grande majorité des répondant·e·s (94%) considèrent ainsi utile ou très utile que leurs élèves soient formés sur le plan de la théorie du récit.
7. Des besoins?
Quelques items du questionnaire permettent enfin d’approcher les besoins que peuvent exprimer les enseignant·e·s quant à l’enseignement des notions narratologiques.
Comme on le voit à l’aide de la figure 7, quand il s’agit de juger du soutien reçu pour l’enseignement de la théorie du récit dans le cadre de sa formation, la satisfaction est plutôt de mise parmi les répondant·e·s français et suisses. Le constat est légèrement plus nuancé en Belgique et au Québec, dernier terrain où l’option la plus choisie est insuffisant (35%).

Figure 7: Réponses à la question «Comment estimez-vous le soutien dont vous avez bénéficié pour l’enseignement de la théorie dans le cadre de votre formation académique et/ou pédagogique?» (pourcentages selon le terrain / n = 529)
En ce qui concerne les manuels (figure 8), la majorité des répondants (bien qu’une petite majorité en Suisse: 48%) trouve «juste suffisant» le soutien qu’apportent les manuels ou les ouvrages de synthèse destinés aux enseignant·e·s. Une minorité (de 13 à 23% selon les terrains) juge cet apport des manuels insuffisant.

Figure 8: Réponse à la question «Comment estimez-vous le soutien dont vous pouvez bénéficier actuellement dans les manuels ou les ouvrages de synthèse destinés aux enseignant·e·s?» (pourcentages selon le terrain / n = 529)
Enfin, nous n’obtenons pas de réponse tranchée sur la place accordée à l’apprentissage de la théorie du récit dans la formation pédagogique des enseignant·e·s: 44% des répondants ne la jugent pas assez importante, 52% suffisante. Cette tendance se retrouve dans l’ensemble des terrains, exception faite du Québec où une légère majorité des enseignant·e·s (53%) ne juge pas cette place assez importante.
8. En guise de conclusion
Voulant ainsi prendre le pouls des pratiques déclarées par les enseignant·e·s, cette enquête menée en Belgique, en France, en Suisse et au Québec permet déjà quelques constats intermédiaires.
Tout d’abord, la narratologie et ses principales notions constituent – 50 ans après la publication des principaux travaux théoriques la fondant – des objets d’enseignement dans les pratiques des répondant·e·s. Une large majorité d’entre eux estiment ainsi cet outillage théorique important et utile pour leurs élèves. Associées principalement à des activités canoniques telles que le test de lecture et l’explication de texte, ces notions sont donc plus liées à des approches analytiques des textes littéraires et sont moins rapprochées, dans les réponses obtenues, à des écrits de la réception.
Quelques différences apparaissent entre les terrains: des moyennes d’utilisation globalement plus élevées en France et Suisse des notions narratologiques invitent donc à interroger la formation initiale des enseignant·e·s de ces deux pays ainsi que l’influence de l’épreuve finale (EAF en France, bac de français en Suisse) marquée par le format de l’explication de texte.
Par ailleurs, quand il s’agit des ressources privilégiées pour aborder ces contenus d’enseignements, les répondant·e·s déclarent utiliser en priorité des fiches-outils personnalisées17, ce qui peut être rapproché de la diversité terminologique constatée pour nombre de ces notions narratologiques et la nécessité d’alors adapter ces outils au contexte d’enseignement et aux vocables utilisés parfois très localement (la classe, le niveau, l’établissement…).
Enfin, l’outillage narratologique est largement considéré comme utile aux compétences de compréhension des élèves et aux compétences d’analyse, et ce sans éloigner les élèves du plaisir de lire. Mais au rang des principales difficultés émerge le fait que des notions pourtant souvent utilisées, celle de narrateur ou celle de focalisation, suscitent des difficultés dans leur maniement, participant sans doute à cette inflation terminologique18.
L’ensemble de ces constats, issus de cette large enquête internationale, doit maintenant s’enrichir de la confrontation à un autre grand ensemble de données recueillies. Parallèlement à la diffusion du questionnaire dont sont exposés ici les principaux enseignements, 34 entretiens ont en effet été conduits avec des enseignant·e·s en Belgique, en France, en Suisse et au Québec. Ces témoignages ne manqueront pas d’affiner et de complexifier les quelques constats établis ici quant à place de l’outillage narratologique dans les classes de français.
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Dumortier, Jean-Louis (2001), Lire le récit de fiction: pour étayer un apprentissage: théorie et pratique, Bruxelles, De Boeck-Duculot, coll. «Savoirs en pratique: français».
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Reuter, Yves (2000), «Narratologie, enseignement du récit et didactique du français», Repères, Recherches en didactique du français langue maternelle, n° 21, p. 7-22. URL: https://www.persee.fr/doc/reper_1157-1330_2000_num_21_1_2325
Vuillet, Yann & Bruno Védrines (2021), «Science didactique et réputation littéraire: le sujet en question», Pratiques, n° 189-190. URL: https://journals.openedition.org/pratiques/9609
Pour citer l'article
Luc Mahieu, "La narratologie en classe de français: premiers résultats d’une enquête internationale", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/la-narratologie-en-classe-de-francais-premiers-resultats-d-une-enquete-internationale
Voir également :
Comment un théoricien du récit pourrait-il contribuer à améliorer l’outillage narratologique scolarisé?
En tant que narratologue travaillant en contexte académique, je suis arrivé il y a quelques années à un point où il m’a semblé légitime, et même nécessaire, de me pencher sur l’utilité des notions théoriques élaborées et débattues dans mon domaine de recherche{{Cet article s’inscrit dans le projet «Pour une théorie du récit au service de l’enseignement» financé par le fonds national suisse (FNS n° 197612). Le groupe DiNarr, qui pilote ce projet, est dirigé par Raphaël Baroni et réunit également Vanessa Depallens, Luc Mahieu, Fiona Moreno et Gaspard Turin. Ce projet se fonde sur une enquête de terrain visant à cartographier les usages déclarés de la narratologie dans l’enseignement du français comme langue de scolarisation. Il vise également la création d’un site de ressources en ligne visant à faire évoluer l’outillage narratologique en répondant aux besoins des enseignants. Le projet inclut la collaboration de plusieurs partenaires dans le domaine de la didactique, dont plusieurs ont participé à ce numéro: Jean-François Boutin, Vincent Capt, Bertrand Daunay, Jérôme David, Nathalie Denizot, Jean-Louis Dufays et Chloé Gabathuler}}.
Comment un théoricien du récit pourrait-il contribuer à améliorer l’outillage narratologique scolarisé?
En tant que narratologue travaillant en contexte académique, je suis arrivé il y a quelques années à un point où il m’a semblé légitime, et même nécessaire, de me pencher sur l’utilité des notions théoriques élaborées et débattues dans mon domaine de recherche1. Il est en effet presque inévitable de se poser, à un moment ou à un autre de sa vie, la question de la valeur sociale de sa pratique professionnelle. Heureusement, si l’on en croit les travaux qui évoquent, depuis une trentaine d’années, le «tournant narratif» opéré dans les sciences sociales et les sciences humaines (Kreiswirth, 1992), on peut supposer que les notions narratologiques devraient être utiles pour un grand nombre de personnes impliquées dans des contextes sociaux variés. On constate en effet que la théorie du récit est souvent mobilisée dans les domaines du marketing et de la communication, mais aussi du droit, des sciences de l’éducation ou de la médecine, avec le retour des approches biographiques que l’on associe à l’empowerment et les théories concernant la dimension narrative de nos identités (Baroni, 2016a). Il semble néanmoins évident que la première utilité de la narratologie, du moins la plus visible socialement, réside dans l’outillage scolaire mis au service de l’étude des textes littéraires. Dans la formation obligatoire, la familiarisation avec les notions de focalisation, d’intrigue ou de narrateur passe en effet, dans les pays francophones du moins, par la classe de français, où cette «boite à outils» (Dawson, 2017) est non seulement mobilisée par les enseignants2, mais constitue aussi souvent un objet d’enseignement dès le collège en France, le premier degré du secondaire en Belgique et en Suisse, et le premier cycle secondaire au Québec.
Toutefois, un certain vertige existentiel saisit le narratologue soucieux de se mettre au service de la société civile quand il constate que cet outillage n’a pratiquement pas évolué en un demi-siècle, c’est-à-dire, précisément, depuis la parution de la «bible narratologique» (ou plus exactement du Livre de la Genèse de cette discipline) que constitue l’essai de Gérard Genette «Discours du récit», publié en 1972. Les institutions scolaires et la didactique du français auraient ainsi totalement ignoré les efforts consentis par celles et ceux qui ont tenté, au cours des dernières décennies, de faire évoluer la narratologie en la pensant au plus près des phénomènes verbaux, médiatiques, rhétoriques ou cognitifs qui sous-tendent les notions dégagées par les pères fondateurs3 de la discipline.
S’il fallait blâmer quelqu’un de cette indifférence à la théorie contemporaine, sait-on bien à qui il conviendrait d’adresser la critique? Est-il du devoir des enseignants ou des didacticiens d’aller traquer les actualités de la narratologie contemporaine mondialisée (c’est-à-dire anglicisée), quand cette discipline de recherche est à peine présente dans les formations initiales des pays francophones? Pour être tout à fait honnête, il faudrait ajouter que les théoriciens du récit se sont pour la plupart assez peu préoccupés des usages sociaux ou scolaires des notions dont ils débattent. Cette narratologie appliquée (comme il existe, en science du langage, un courant identifié comme relevant de la linguistique appliquée) reste ainsi souvent cantonnée dans les marges de la recherche, où elle consiste essentiellement, dans le droit fil de la critique platonicienne, à dénoncer (souvent à juste titre) les dérives d’un mécanisme de persuasion fondé sur la «contagion» ou la «séduction» (Salmon, 2007; Mäkelä et al., 2021; Brooks, 2022). La scolarisation de la théorie du récit semble quant à elle avoir presque toujours été exclue du champ de réflexion de la narratologie, comme si la théorie risquait de se dégrader au contact de son instrumentalisation scolaire. La tendance est plutôt à la dénonciation d’une approche réduite à une «boite à outil» (Dawson, 2017) ou à une critique condescendante et convenue du processus de scolarisation, dont certains estiment qu’il aurait transformé la théorie littéraire en une «petite technique pédagogique […] desséchante» (Compagnon, 1998, p. 11). Face à ce constat pour le moins discutable4, le risque serait d’en tirer la conséquence qu’aucune intervention significative orientée vers les milieux de l’éducation ne peut être envisagée, comme si les théoriciens avaient fait le job et que le «problème» émanait des milieux de la didactique ou de l’enseignement.
Ce constat de départ n’était à l’origine qu’une vague intuition, une hypothèse formulée par un narratologue qui avait été tenu éloigné de l’école obligatoire et post-obligatoire depuis plus de trente ans. Pour la confirmer ou l’infirmer, il fallait entreprendre une vaste enquête de terrain, ce qui impliquait de trouver des fonds permettant de recruter une équipe de recherche. Les fonds réunis, il a fallu conduire des dizaines d’entretiens avec des enseignants du secondaire I et II dans quatre pays francophones (la Suisse, la Belgique, la France et le Québec), ces données étant recoupées par un questionnaire en ligne auquel ont répondu plus de cinq cents enseignants de français5. Après un premier défrichage de ces données, le constat est bien là: la narratologie est toujours enseignée et parmi les notions les plus fréquemment mobilisées, on retrouve sans surprise les différentes instances de la narration, le point de vue, la focalisation, le schéma narratif ou quinaire, l’intrigue, l’analepse et l’ellipse.
Ajoutons, ce point est crucial, que les questionnaires et les entretiens semi-directifs font également ressortir le fait que certaines notions, bien que régulièrement mobilisées dans l’enseignement, sont jugées problématiques, que ce soit au niveau de leur transmission ou en raison de difficultés dans leur maniement par les élèves. Il s’agit en particulier des notions de focalisation, de point de vue et les distinctions entre différents types de narrateurs (homo-, hétérodiégétiques). Il est également intéressant de constater que suivant la terminologie employée, les difficultés ne sont pas les mêmes. Par exemple, les questionnaires analysés par Luc Mahieu montrent que les enseignants mobilisant la notion de focalisation rencontrent plus de difficultés que ceux mobilisant la notion de point de vue; la différence est encore plus marquée quand on compare les notions de narration à la première ou à la troisième personne (jugées peu problématiques) avec les notions de narrateur homo- ou hétérodiégétiques, jugées plus ardues, alors qu’elles renvoient plus ou moins aux mêmes phénomènes.
Trouver des fonds, mettre en place une enquête de terrain et analyser les données prend du temps. Trois années après sa crise existentielle, le narratologue est donc arrivé à ce constat qui ne fait que soulever de nouveaux dilemmes à mesure qu’il prend conscience, avec son équipe de recherche, de la complexité du domaine dans lequel il a eu l’impudence de s’aventurer. La question se pose ainsi en ces termes: sur la base de cet état des lieux, est-il possible d’intervenir pour tenter d’améliorer l’outillage narratologique mobilisé dans l’enseignement du français? Cette première interrogation entraine de nombreuses questions subsidiaires: que signifie améliorer l’outillage narratologique en contexte scolaire? Un narratologue est-il seulement apte à saisir les enjeux d’une narratologie scolarisée? Est-il légitime pour suggérer telle ou telle amélioration? Comment pourrait-il intervenir pour que ses suggestions aient la moindre chance de modifier les pratiques scolaires? Ne vaudrait-il pas mieux limiter ses ambitions à une approche purement descriptive de la narratologie scolarisée plutôt que de tenter d’agir sur la base de ce constat?
Derrière ces interrogations, il y a de nombreux enjeux qui dépassent le domaine de la narratologie. Critiquer les amalgames conceptuels inhérents à la théorie genettienne de la focalisation (Jost, 1989; Jesch & Stein, 2009; Niederhoff, 2009; Baroni, 2023a) ou souligner les angles morts du schéma narratif quand il s’agit de saisir la dimension rhétorique de la mise en intrigue (Baroni, 2017a) ne vous permet en aucun cas de conclure que l’analyse stylistique de la construction textuelle du point de vue ou l’étude des mécanismes présidant à la création de la tension narrative constitueraient des approches plus intéressantes pour aborder les textes littéraires dans le contexte scolaire d’un enseignement du français. On pourra par exemple opposer l’argument que le schéma narratif est un excellent outil pour construire des compétences en lecture au niveau du primaire, où la compréhension de la chronologie des événements et des liens de causalité entre les actions est un enjeu essentiel. Ce schéma constitue par ailleurs une aide efficace pour élaborer les grandes lignes d’une histoire dans une activité visant la production d’un récit cohérent et complet. Quant à la focalisation, en dépit des difficultés liées à son maniement, cette notion incontournable de l’explication de texte est un outil fortement «discipliné» et «sédimenté» dans les pratiques scolaires (Ronveaux & Schneuwly, 2018). On peut ainsi faire l’hypothèse que la constitution progressive d’une «culture scolaire» (Denizot, 2021, p. 191) – avec ses relais habituels: plans d’étude et manuels, mais aussi échanges informels entre pairs, création et transmission de moyens d’enseignement, etc. – compense largement les éventuels défauts de la théorie et font obstacle à toute velléité de réforme qui serait imposée de l’extérieur. Enfin, c’est la pertinence même de la narratologie comme outil scolaire qui peut être contestée, notamment par les milieux de la didactique qui l’assimilent parfois à des «dérives technicistes» (Langlade, 2004, p. 85), de sorte qu’une évolution des pratiques devrait, aux yeux de certains, conduire à un abandon pur et simple de l’outillage narratologique plutôt qu’à son perfectionnement6.
Bref, un narratologue n’est pas forcément la personne la mieux placée pour fournir l’impulsion qui pourrait faire évoluer la théorie enseignée et le danger est grand que ses suggestions en la matière apparaissent totalement infondées, car déconnectées des réalités du terrain et des enjeux disciplinaires qui constituent la réalité quotidienne des enseignants. Dans le pire des cas, on pourrait même le suspecter de vouloir faire du prosélytisme pour assurer une postérité à son œuvre ou à sa chapelle.
En dépit de ces limitations évidentes, il me semble malgré tout possible de souligner la nature spécifique de ce que pourrait être la contribution d’un théoricien du récit à une élaboration didactique de l’outillage narratologique. Tout d’abord, rappelons que la scolarisation de la narratologie a été en grande partie le résultat de l’enthousiasme spontané des enseignants eux-mêmes, qui ont embrassé cette approche renouvelée des textes littéraires à une époque où la théorie du récit bénéficiait d’une grande visibilité sociale7. On peut donc supposer que le décalage entre la narratologie enseignée et la théorie du récit contemporaine est dû en grande partie à la perte de visibilité de ce champ de recherche en constante évolution, raison pour laquelle je ne manque jamais une occasion de répéter un mantra: la narratologie n’est pas et n’a jamais été un moment structuraliste de la théorie littéraire. Si l’affirmation peut surprendre, elle invite surtout à dépasser un aveuglement (ou une invisibilité, suivant l’angle adopté) qui conduirait à une naturalisation ou un figement des concepts enseignés.
Le premier devoir du narratologue devrait donc être de prendre son bâton de pèlerin et de rappeler, dans le domaine de l’éducation et de la didactique, que la théorie du récit est née d’un intérêt pour toutes les formes médiatiques de la narrativité (pas seulement pour la littérature8), qu’elle est toujours bien vivante et que ses évolutions récentes sont porteuses de potentiels pour l’enseignement du français. Le travail de scolarisation pourrait alors reposer essentiellement, comme ce fut le cas il y a une quarantaine d’années, sur les épaules d’enseignants ou de didacticiens curieux et désireux d’explorer ces nouveaux outils susceptibles de répondre à leurs besoins. Porter cette parole ne va cependant pas sans difficultés, car la perte de visibilité de la narratologie est également sensible dans un contexte académique en crise, qui continue d’accorder le privilège aux approches historiques. Il s’agit donc d’intervenir aussi bien dans le domaine de la formation initiale des enseignants, en luttant sur le terrain des études académiques pour défendre la place des approches théoriques de la narrativité et de la fiction, que d’agir par le biais de formations continues en collaborant aussi étroitement que possible avec les lieux de formation pédagogiques.
Une autre raison qui pourrait justifier l’intervention d’un narratologue est lié à un aspect plus symbolique, à savoir l’extrême déférence envers quelques figures titulaires de la narratologie, en particulier Gérard Genette. Les entretiens que nous avons menés dans la phase préparatoire de notre enquête ont souvent fait ressortir la forte impression laissée par la lecture de Figures III, voire le fait que cette référence est la seule qui soit encore proposée dans le parcours de formation des enseignants, et parfois dans celle des élèves sous la forme d’extraits choisis:
J’étais une enthousiaste de la narratologie, j’étais éblouie par Figures III – j’ai fait mes études dans les années 80, hein, donc c’était vraiment une découverte géniale, et puis peut-être… pas une facilité, mais quelque chose qui est rassurant, qui est assez rassurant pour le prof.
Je connais les outils de Genette, principalement, et s’il y a eu de nouvelles choses, enfin tout ce qui vient après, je suis assez ignorant, parce que ma formation à l’université était, il me semble, surtout centrée là-dessus, en narratologie9.
L’indéniable puissance descriptive de ce modèle théorique et l’élégance du style de son auteur10 risquent ainsi d’induire une attitude de déférence excessive envers les typologies genettiennes, qui ont été largement adoptées par les milieux scolaires, tout en engendrant parfois des difficultés interprétatives liées à des phénomènes mal circonscrits ou abordés exclusivement dans une perspective classificatoire, en laissant dans l’ombre une réflexion sur les fonctions discursives des dispositifs identifiés. Or, s’il partage la même admiration, le narratologue sait quant à lui qu’il n’y a pas une seule notion introduite par Genette dans cette œuvre majeure qui n’ait fait l’objet de critiques ou de débats, parfois assez féroces11. Son rôle pourrait alors être de rappeler cette évidence: les typologies genettiennes ne représentent qu’un état de la question, une approche des phénomènes narratifs parmi d’autres concurrentes, et il n’est pas absolument certain qu’elle soit toujours la plus efficace quand il s’agit de discuter dans la classe de français du statut du narrateur, du régime de focalisation, de la construction temporelle d’un récit ou de sa mise en intrigue.
Il ne s’agit pas ici de céder à un simple effet de mode, mais simplement rappeler le statut historique de toute notion théorique et la nécessité de penser l’outillage scolaire au plus près de ses finalités et de ses usages. Le rôle essentiel d’un chercheur qui s’inscrit dans le champ de la narratologie consiste alors à rappeler que sa discipline est perfectible et que personne, aussi charismatique soit-elle, ne peut prétendre avoir élaboré un modèle définitif et parfait de la narrativité (ce qui serait un cas unique dans l’histoire des sciences humaines). Il y a toujours moyen de saisir le phénomène sous un autre angle, d’en révéler des aspects différents, voire de mettre au jour des problèmes de conceptualisation et des manières plus exactes (ou, disons, plus intéressantes, c’est-à-dire utiles) de rendre compte du fonctionnement d’un récit.
Un narratologue pourrait ainsi s’adresser aux usagers de sa boite à outils en leur prodiguant quelques conseils: par exemple si vous cherchez un outil qui vous permette de montrer comment le langage verbal produit un effet de subjectivation de la représentation en ancrant un récit dans le point de vue d’un personnage, alors vous feriez peut-être mieux de recourir à la conceptualisation stylistique de ce phénomène que propose Alain Rabatel (1998) plutôt que de vous appuyer sur la triple focalisation telle que définie par Gérard Genette. En revanche, si vous voulez montrer comment un récit peut créer un effet de suspense en informant le lecteur d’un danger ignoré par le protagoniste, ou comment il peut, alternativement, susciter de la curiosité en mettant en scène un personnage détenant des secrets, alors la typologie genettienne sera la plus efficace. Et si vous voulez jouer sur les deux tableaux, alors rien ne vous empêche d’articuler ces deux approches très différentes, mais peut-être aurez-vous alors besoin de recourir à une synthèse de ces deux modèles. Et si le besoin se fait sentir d’élargir la réflexion à la représentation de la subjectivité dans d’autres médiums que le texte littéraire, alors le cadre conceptuel offert par la narratologie transmédiale sera probablement le plus approprié, ce qui exigera quelques efforts de décentration des modèles logocentriques hérités du structuralisme (Baroni, 2016a).
Ce qui est en revanche assez questionnant pour un narratologue, c’est de constater que l’enseignement de la perspective narrative puisse avoir été identifiée depuis des lustres, par les enseignants aussi bien que par les didacticiens12, comme posant problèmes, sans que les ressources pour y remédier, pourtant disponibles depuis plusieurs décennies, ne soient mobilisées. Ce questionnement ne met pas en cause l’attitude des enseignants – qui remédient souvent, avec beaucoup d’ingéniosité, aux défauts de la théorie dont ils ont hérité durant leur formation initiale – ni celle des didacticiens – auxquels il n’est pas demandé de transposer les dernières théories à la mode, mais de décrire les pratiques effectives et de mettre au jour leurs logiques propres –, mais il invite surtout les narratologues eux-mêmes à s’impliquer dans les débats portant sur les usages scolaires de leurs modèles théoriques pour tenter de trouver des solutions pragmatiques en échangeant avec les acteurs qui président à la scolarisation des savoirs disciplinaires, qu’il s’agisse de praticiens, de formateurs, de prescripteurs ou de créateurs de manuels...
Reste qu’il n’est pas facile de cibler les objets pour lesquels une intervention est nécessaire, ni de définir précisément comment on passe de la réélaboration d’une théorie à sa mise au service de l’enseignement. Sur ce dernier point, il me semble que l’effort que devrait fournir le narratologue – parmi d’autres interventions émanant des enseignants, des didacticiens, des prescripteurs, etc. – consiste à penser la manière dont une notion théorique, généralement instable et soumise aux débats contradictoires de sa discipline, est susceptible de se transformer en outil-concept pour l’enseignement, de sorte que sa définition et sa dénomination se stabilisent (au moins provisoirement) tout en se soumettant à une finalité explicitement liée à des usages déterminés par des enjeux disciplinaires (Schneuwly, 2000; Reuter, 2013).
Ce processus qui conduit de la notion théorique à l’outil-concept pour l’enseignement dépend d’une élaboration didactique qui ne peut reposer entièrement sur les épaules du narratologue, dans la mesure où son action doit être orientée par des enjeux externes à son champ de recherche. Il ne s’agit pas d’un processus descendant qui consisterait à simplifier des savoirs de référence pour les rendre assimilables en contexte scolaire. Il s’agit, au contraire, de partir des besoins du terrain, de l’identification de manques ou de difficultés, pour fournir ensuite des solutions basées sur des outils-concepts forgés sur mesure pour des usages scolaires avérés. Il faut également être à l’écoute des solutions construites par les enseignants eux-mêmes et rester ouvert à des réélaborations conceptuelles ou des reconfigurations terminologiques fondées sur leurs expériences.
Quant à la manière de cibler les objets concernant lesquels une intervention est prioritaire, plusieurs voies sont possibles. La plus simple consiste à demander aux enseignants quels éléments de l’outillage narratologique leur paraissent incontournables tout en leurs posant des difficultés. Si ces difficultés ont aussi été identifiées dans les théories de référence et si des alternatives existent, alors une didactisation de ces nouveaux modèles pourrait être proposée, tout en portant attention aux solutions élaborées sur le terrain, quand ces dernières existent. En ce sens, il pourrait aussi être utile d’interroger les enseignants sur le rendement qu’ils attribuent à tel ou tel aspect du récit, avec parfois des jugements assez contrastés, à l’instar de ces deux enseignants:
Je trouve que… un premier aspect, celui qui me vient tout de suite à l’esprit, c’est ce que fait Propp ou le schéma quinaire, c’est à dire qu’ils permettent de… la théorie permet d’aiguiller un nombre très important voire la majorité des œuvres. Parce que c’est applicable – le schéma du conte, il est applicable à la majorité des contes. Donc ça tout d’un coup, c’est intéressant, parce que c’est une théorie qui résume, en fait, et qui est applicable après dans la majorité des textes.
Alors le schéma narratif, mais j’en ai soupé, franchement. Ils [les élèves] en tirent rien…13
Dans ce cas, on constate qu’une notion dont l’intérêt repose sur son applicabilité à une très grande diversité de récits peut contraster avec la difficulté, pour une autre enseignante, d’en saisir l’intérêt lorsqu’elle est mise au service de l’interprétation. Dans ce cas, le rôle du narratologue pourrait être de signaler l’existence de modèles alternatifs, et de montrer quels usages potentiels peuvent en être tirés pour l’interprétation des récits. Si l’activité consiste à mettre en lumière une parenté entre un grand nombre de récits, ou de favoriser l’activité de «résumé», alors le «schéma quinaire» semble particulièrement approprié. En revanche, s’il s’agit de montrer comment un récit s’y prend pour nouer son intrigue et pour intéresser le lecteur, alors d’autres conceptualisation que le «schéma narratif» pourraient être proposées, à l’instar de l’approche de la mise en intrigue sous l’ange des mécanismes textuels présidant à la création de la «tension narrative» (Baroni, 2017a). Étant informés de ces alternatives, les enseignants pourraient simplement choisir le modèle le plus approprié aux finalités qui sont les leurs, et qui peuvent d’ailleurs différer sensiblement aux différents degrés de la scolarité et en fonction des objectifs de telle ou telle phase du cours.
Un autre aspect spécifique, déjà évoqué plus haut, concerne la question de l’élargissement des corpus étudiés au-delà des textes littéraires, et même au-delà des formes assimilables à une narrativité dite «monomodale» (Lebrun, Lacelle & Boutin, 2015). Sur ce plan, des enseignants amenés à aborder en classe un récit en bande dessinée peuvent se découvrir passablement désarmés face à la narrativité des récits graphiques. S’ils peuvent avoir tendance à se rabattre sur des notions narratologiques bien huilées, il n’est pas sûr qu’une typologie des narrateurs ou un modèle textualiste de la construction d’un point de vue se révéleront efficaces pour analyser une planche (cf. Schaer, 2023). Un effort de réarticulation transmédiale des notions narratologiques et la mise en évidence des effets des supports sur la forme des récits pourraient ainsi s’avérer nécessaire dès le stade de la formation initiale des enseignants.
Par ailleurs, s’il est relativement facile d’identifier les outils devenus incontournables, ceux qui se sont profondément ancrés dans les pratiques scolaires depuis des décennies quels que soient les difficultés inhérentes à leur maniement, il est en revanche beaucoup plus difficile de définir ceux qui font encore défaut, c’est-à-dire ceux qui manquent au répertoire des enseignants, sans que ces derniers n’en aient forcément conscience. Ainsi, quand on les interroge sur les lacunes de la théorie narrative, certains enseignants ne peuvent que se questionner sur l’existence de notions hypothétiques, à l’instar de cet enseignant:
Je pense qu’une grande difficulté des élèves, c’est l’ironie. De comprendre des fois les distances que l’auteur crée avec ou entre son personnage, ou le fait qu’il faut pas prendre de manière littérale… Alors je pense que s’il y avait des outils pour comprendre ce genre de distances, ça m’aiderait beaucoup14.
Une manière simple d’élargir le domaine des outils-concepts dont la valeur scolaire est plus ou moins garantie pourrait consister à élargir le spectre de l’enquête de terrain à des enseignements qui s’inscrivent dans d’autres langues ou cultures, dont certaines s’appuient sur des traditions narratologiques très différentes mais aussi durablement ancrées dans les pratiques scolaires. Les enseignants de français ignorent souvent que l’outillage narratologique de leurs collègues anglophones ou germanistes diffère profondément du modèle genettien, lequel parait si familier qu’il a fini par se naturaliser. À côté des narrateurs homo- ou extra-hétérodiégétiques, il existe ainsi des personnages-réflecteurs, des narrateurs auctoriaux ou non fiables, et même des auteurs implicites, qui font partie de la vulgate enseignée dans la formation initiale des enseignants d’allemand ou d’anglais15. Ce n’est pas le moindre des résultats de notre enquête que d’avoir constaté par exemple que les notions d’auteur implicite et de narrateur non fiable – qui permettent précisément de décrire les effets d’«ironie» ou de «distance» évoqués par l’enseignant que nous avons interrogé – sont pratiquement inconnues des enseignants de français dans les quatre pays que nous avons investigués, alors que cette approche est au cœur de la théorie anglo-saxonne initiée par les travaux de Wayne C. Booth (1983; 1977). Serait-il possible que les narrateurs francophones soient plus fiables que les autres? La question de la proximité ou de la distance entre les valeurs portées par l’écrivain et celles incarnées par son narrateur ou ses personnages serait-elle moins intéressante quand on lit Flaubert que quand on lit Nabokov? Il me semble qu’un tel décalage culturel mériterait pour le moins d’être identifié et problématisé dans la formation initiale ou continuée des enseignants.
Sur la base de ces différentes stratégies, il me semble possible de dégager quelques pistes susceptibles d’améliorer l’ergonomie de l’outillage narratologique pour le mettre véritablement au service des besoins des enseignants et des élèves. Sans entrer dans le détail de propositions encore en chantier, je dresserai ci-dessous un inventaire provisoire de quelques lieux d’intervention susceptibles de renouveler la narratologie scolaire en répondant aux besoins du terrain. Sans surprise, on retrouvera les grandes catégories narratologiques dont l’ancrage scolaire est le plus fort, notamment les catégories genettiennes de la voix (problématiques liées à la figure du narrateur), du mode (problématiques liées à la perspective narrative) et du temps (reconfiguration temporelle de l’histoire par le récit), mais aussi les notions d’intrigue et de personnage, qui entrent en correspondance avec certains des schémas la plus enseignés («schéma narratif» de Larivaille et «schéma actantiel» de Greimas). Pour chaque catégorie, j’indiquerai quelques évolutions possibles, en les associant à quelques références incontournables et, quand cela est possible, à des synthèses de ces travaux que j’ai proposées en vue d’en faciliter la scolarisation:
- Narrateur: en ce qui concerne la catégorie du narrateur, il pourrait être utile de considérer cette instance comme un élément optionnel du récit (Patron, 2009). Non seulement un film ou une bande dessinée peuvent s’en passer complètement, mais un récit mené à la troisième personne peut également faire l’économie d’un narrateur «scénographié» par le discours (Maingueneau, 2004). Le travail sur les traces énonciatives que laisse un éventuel narrateur permettrait de mieux articuler l’analyse de cette instance narrative avec ses manifestations verbales ou médiatiques. Définir le mode énonciatif du récit en s’appuyant sur les personnes de la narration (narration à la première personne vs. à la troisième personne, mais aussi éventuellement narration à la deuxième ou à la quatrième personne) pourrait aussi permettre de mieux saisir les spécificités de différentes manières de raconter. De toute évidence, la dichotomie entre intra- et extradiégétique est plus ou moins inenseignable en raison des confusions avec la dichotomie homo- et hétérodiégétique, alors que la notion d’enchâssement semble ne poser aucun problème conceptuel particulier. La question des «niveaux narratifs» devrait plutôt orienter la discussion sur les effets de transgression de ces niveaux liés par la figure de la «métalepse», aussi fréquente dans la littérature d’Ancien Régime ou contemporaine que dans la culture populaire (Wagner, 2002; Schaeffer & Pier, 2005; Klimek & Kukkonen, 2011; Lavocat, 2020). Par ailleurs, en se basant sur l’approche de Booth (1977), il pourrait être très productif d’introduire la problématique de la fiabilité du narrateur, et plus généralement, celle de la distance entre un auteur implicite, parfois ironique, et les différentes instances mises en scène par le récit (narrateurs et personnages), notamment pour aborder la littérature contemporaine (Wagner, 2016).
- Perspective (mode): Comme l’ont montré différents chercheurs (Jost, 1989; Paveau & Pecheyran, 1995; Niederhoff, 2001; Jesch & Stein, 2009; Baroni, 2021; 2023a), la focalisation genettienne semble particulièrement difficile à enseigner ou à manipuler pour analyser des récits, car sa théorisation amalgame des paramètres hétérogènes: a. les ancrages éventuels dans la subjectivité de différents personnages; b. des enjeux relevant d’une stylistique dite «de l’omniscience», face aux narrations dites «béhavioristes» ou «en flux de conscience»; c. l’orientation sélective du récit sur différentes parties prenantes de l’histoire et ses effets (empathie, focalisations multiples, etc.); d. l’extension du savoir mis à disposition du public quand on le compare à ce que savent différents personnages, dont dépendent différents effets de curiosité ou de suspense. D’un côté, pour faciliter les étayages interprétatifs par la mise en évidence d’indices formels, il pourrait être utile de mieux expliciter les procédés qui produisent un ancrage du récit dans la subjectivité d’un personnage, ce que Rabatel désigne comme la «construction textuelle du point de vue» (Rabatel, 1998) et ce que Jost (1989) rattache aux procédés audiovisuels d’ocularisation et d’auricularisation. Sur ce plan, il pourrait être utile également de sensibiliser les élèves aux spécificités médiatiques de ces processus de subjectivation de la représentation, par exemple en procédant à des comparaisons intermédiales entre cinéma et littérature, ou entre bande dessinée et littérature (Jost, 1989; Baroni, 2023a). Il peut aussi être utile de souligner les rapports étroits que l’on peut établir entre la dynamique de l’intrigue et différents régimes de savoir (restreint, équivalent ou élargi) ou de subjectivité (Baroni, 2017a; 2020a).
- Temps: les catégories liées au temps pourraient également être mieux articulées aux expériences immersives des lecteurs ou des spectateurs. En ce qui concerne les anachronies, on pourrait ainsi mieux distinguer, comme dans les études cinématographiques, le flashback (ou analepse «dramatisée») de l’analepse allusive (simple évocation du passé par un personnage ou par le narrateur), ainsi que les procédés stylistiques qui permettent un réancrage du récit dans le passé (Baroni, 2016b). On éclairerait ainsi une asymétrie entre l’analepse et la prolepse, cette dernière se limitant le plus souvent à une simple allusion à un futur possible ou avéré. Si le récit consiste bien à «monnayer un temps dans un autre temps» (Metz, 2013, p. 31), c’est surtout autour des anachronies «dramatisées» (flashbacks et flashforwards) ainsi que des changements de rythmes dans le récit que cette propriété des artefacts narratifs peut être explorée. L’opposition entre scène et sommaire devrait également être repensée sur la base de l’expérience immersive: tandis que la scène est une représentation qui nous replace dans la perspective temporelle de l’événement raconté, le sommaire se manifeste au contraire comme une narration distanciée, qui n’offre pas de points d’ancrage pour se représenter les événements dans l’actualité de leur développement (Baroni, à paraitre). Des travaux récents invitent aussi à repenser la question du «rythme» en se fondant sur les effets d’accélération et de ralentissement qui découlent d’une certaine organisation formelle du récit. Kathryn Hume a ainsi montré qu’un effet d’accélération du roman contemporain peut, paradoxalement, découler d’un effacement des sommaires (Hume, 2005), similaire à une succession rapide de plans courts dans le montage d’un film.
- Intrigue: le succès scolaire de la notion de schéma narratif fait écran à des formes alternatives d’organisation séquentielles des récits. Ce découpage de l’histoire en cinq phases, dérivé des travaux de Paul Larivaille (1974) et popularisé par la linguistique textuelle de Jean-Michel Adam (1997), demeure de toute évidence très utile pour soutenir des opérations de compréhension ou de résumé, ainsi que pour structurer la production de récits en donnant un cadre pour déterminer les actions principales qui constitueront la trame de l’histoire. En revanche, l’approche par la mise en intrigue permet de saisir des procédés narratifs visant à créer une tension dans la lecture (Baroni, 2017a; 2020b), offrant ainsi une approche susceptible d’articuler l’analyse des mécanismes textuels, graphiques ou audiovisuels avec la production d’un intérêt narratif. Il importe donc de clairement différencier trois manières très différentes d’envisager la séquence narrative: 1. comme trame de l’histoire (schéma narratif); 2. comme passage narratif contrastant, par exemple, avec la description ou le dialogue (séquence textuelle); 3. comme mise en intrigue par la création d’une tension lorsque le public progresse dans le récit (Baroni, 2020a; 2023b). Étudier la mise en tension du récit permet non seulement d’éclairer les actions racontées, mais aussi de mesurer leur valeur en les comparant avec les virtualités qui se dégagent du fil de l’histoire. Les possibles narratifs engagent non seulement un désir de progression vers le dénouement, mais ils soulèvent aussi des enjeux éthiques pour les personnages engagés dans des événements inextricables (Laugier, 2006; Baroni, 2023b).
- Personnage: il ne fait guère de doute que les personnages ne sauraient se limiter aux rôles actantiels qu’ils endossent dans l’intrigue. Parmi les pistes les plus intéressantes, il y a naturellement l’approche de Vincent Jouve sur l’effet du personnage, qui ménage une place fondamentale aux fonctions de support pulsionnel et d’identification (Jouve, 1992). Un cadre conceptuel potentiellement productif pour l’enseignement pourrait aussi être emprunté aux travaux du narratologue américain James Phelan, qui distingue trois fonctions fondamentales pour les personnages: la fonction mimétique (épaisseur, crédibilité du personnage envisagé comme personne), la fonction synthétique (prise en compte du rôle du personnage dans l’intrigue, lequel recouvre, entre autres choses, les rôles actantiels) et la fonction thématique (le personnage en tant que porteur de valeurs ou de symboles) (Phelan, 1989). D’une manière générale, il peut être utile de rappeler que l’épaisseur, mais aussi la relative opacité ou l’imprévisibilité d’un personnage sont des éléments essentiels de l’intérêt qu’on leur porte (Baroni, 2017a, p. 85-90; 2017c). Enfin, c’est évidemment en prenant le personnage au sérieux, c’est-à-dire en le considérant comme étant davantage qu’un simple «signe», qu’il devient possible de lui associer des enjeux de nature éthique, restituant ainsi à l’interprétation des formes narratives son plein potentiel pour une «éducation morale» (Laugier, 2006).
Si l’une ou l’autre de ces propositions devait susciter l’intérêt des enseignants, il faudrait alors procéder à une conceptualisation des propositions théoriques jugées en phase avec les finalités de l’enseignement du français, c’est-à-dire à une réduction du caractère instable de notions encore débattues dans le champ de la narratologie de manière à en fixer la terminologie et à produire des définitions intelligibles pour les élèves. Il y a de fortes chances que ce travail d’élaboration didactique soit le fait des enseignants eux-mêmes, pour autant qu’ils estiment que l’effort en vaut la chandelle. Ils sont en effet les mieux placés pour répondre, par exemple, aux questions relatives aux progressions curriculaires: faut-il commencer en fournissant des outils spécifiquement profilés pour l’enseignant, de sorte que ce dernier soit en mesure de sensibiliser les élèves aux enjeux narratologiques dès les premiers cycles, sans pour autant faire de ces outils des objets d’enseignement? Faut-il envisager des terminologies différenciées entre les degrés du secondaire 1 et du secondaire 2? Quel sont les outils-concepts les plus essentiels, ceux qu’il faudrait introduire en premier et ceux qui devraient être abordés ultérieurement? La métalepse et la narration à la deuxième personne doivent-ils être enseignés avant le stade de la formation post-obligatoire ou académique?
Du côté du narratologue, le problème tient surtout à la manière de faire entendre ses propositions, ce qui passe avant tout par la défense de la place de la théorie du récit dans la formation initiale et continuée des enseignants. Il faudrait également pouvoir entamer un dialogue autour des prescrits, proposer de nouveaux manuels, impliquer didacticiens et enseignants pour élaborer et mettre à l’épreuve de la classe ces nouveaux outils-concepts et évaluer leurs effets sur la formation des élèves. J’ajoute que cette épreuve du terrain est une chance extraordinaire pour la théorie elle-même, dans la mesure où les modèles narratologiques, la plupart élaborés dans une démarche purement hypothético-déductive, ont trop rarement été confrontés à des tests empiriques, de sorte que leur validité demeure le plus souvent douteuse. Pour ma part, c’est souvent lorsque j’étais confronté à ma perplexité d’enseignant ou aux résistances de mes étudiants que j’ai réalisé la nécessité de faire évoluer la théorie (je précise: faire évoluer non seulement la théorie enseignée, mais la théorie elle-même, dont on découvre les aspérités). Ainsi que le suggère Karl Canvat, le renouvellement des modèles narratologiques pourrait donc bien impliquer une confrontation plus étroite avec les pratiques scolaires:
L’applicationnisme est la forme que prend ordinairement la transposition didactique lorsqu’elle adopte un mouvement descendant. L’implicationnisme est la forme qu’elle prend lorsqu’elle injecte dans les savoirs enseignés de nouveaux savoirs issus des savoirs de référence, mais aussi qu’elle met ces nouveaux savoirs en relation avec les pratiques scolaires, voire que celles-ci interrogent les savoirs de référence et les incitent à se renouveler. (Canvat, 2000, p. 64)
Par ailleurs, le théoricien du récit ne peut demeurer entièrement sourd aux critiques qui ont été formulées envers sa discipline, parfois mêmes relayées par certains narratologues de la première heure (Todorov 2007); mais plutôt que de se défendre en affirmant qu’il serait dommage de «jeter le bébé avec l’eau du bain» (Reuter, 2000, p. 7), il pourrait être intéressant de tenter de mieux comprendre ce qui constitue la résilience de l’appareil narratologique en dépit des reproches qui lui sont adressés depuis une bonne vingtaine d’années16. En outre, il faudrait explorer les éventuelles convergences observables entre l’évolution de la didactique du français et les changements qui ont affecté parallèlement la théorie du récit, qui se présente aujourd’hui sous une forme assez éloignée du modèle structuraliste. Cette comparaison pourrait ainsi faciliter le repérage des modèles théoriques en phase avec les enjeux actuels de l’enseignement du français, que ce soit en mettant en lumière les mécanismes qui président aux expériences immersives, esthétiques et éthiques des lecteurs, en montrant comment l’étude des textes narratifs permet de mieux comprendre le fonctionnement du langage verbal ainsi que celui d’autres médias (le théâtre, la bande dessinée, le cinéma, voire le jeu vidéo…), ou qu’il s’agisse simplement de contribuer à un enseignement explicite, l’outillage narratologique ayant au moins la vertu d’objectiver les procédures par lesquelles il est possible d’interpréter un texte narratif.
Je pense que sans un changement profond de la réputation de la narratologie dans les domaines des études littéraires, de la didactique et de l’enseignement du français, tout changement de fond demeurera impossible. L’image figée d’une discipline qui a fait son temps, continue souvent de faire obstacle à l’exploration du potentiel des modèles actuels. Seule la construction d’un véritable dialogue interdisciplinaire fondé sur la reconnaissance de l’existence d’une narratologie contemporaine (qu’on acceptera d’appeler «postclassique» si cela contribue à faire comprendre qu’il existe autre chose que les typologies structuralistes des années 1960-1970) pourra ouvrir un horizon pour une amélioration de l’outillage narratologique dans la classe de français. Pour terminer sur une note optimiste, on peut entrevoir un signe encourageant dans le fait que la 24ème rencontre des chercheurs en didactique de la littérature ait récemment choisi comme thématique «les territoires de la fiction», son appel à contribution mentionnant trois fois la narratologie, non pour en dénoncer des dangers, mais pour envisager l’apport des «outils de la narratologie post-classique».
Références
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Pour citer l'article
Raphaël Baroni, "Comment un théoricien du récit pourrait-il contribuer à améliorer l’outillage narratologique scolarisé?", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/comment-un-theoricien-du-recit-pourrait-il-contribuer-a-ameliorer-l-outillage-narratologique-scolarise
Voir également :
Introduction n°6: Pour une théorie du récit au service de l’enseignement
Le présent dossier trouve son origine dans une journée d’étude organisée en juillet 2023 à l’Université de Lausanne dans le cadre d’un projet de recherche financé par le fonds national suisse (n° 197612) intitulé «Pour une théorie du récit au service de l’enseignement». Cet évènement regroupait l’équipe qui porte le projet – le groupe DiNarr, pour «didactique et narratologie», qui inclut R. Baroni, V. Depallens, L. Mahieu, F. Moreno et G. Turin – ainsi que ses partenaires scientifiques – J.-F. Boutin, V. Capt, B. Daunay, N. Denizot, J.-L. Dufays et C. Gabathuler. Parmi le public, cette journée accueillait également Y. Vuillet et B. Védrines, qui participent à ce numéro.
Introduction n°6: Pour une théorie du récit au service de l’enseignement
Introduction
Le présent dossier trouve son origine dans une journée d’étude organisée en juillet 2023 à l’Université de Lausanne dans le cadre d’un projet de recherche financé par le fonds national suisse (n° 197612) intitulé «Pour une théorie du récit au service de l’enseignement». Cet évènement regroupait l’équipe qui porte le projet – le groupe DiNarr, pour «didactique et narratologie», qui inclut R. Baroni, V. Depallens, L. Mahieu, F. Moreno et G. Turin – ainsi que ses partenaires scientifiques – J.-F. Boutin, V. Capt, B. Daunay, N. Denizot, J.-L. Dufays et C. Gabathuler. Parmi le public, cette journée accueillait également Y. Vuillet et B. Védrines, qui participent à ce numéro. En amont de cette journée, l’équipe DiNarr avait mené une enquête portant sur la scolarisation de la narratologie impliquant le recueil de témoignages de témoins privilégiés ayant peu ou prou accompagné ce processus, et un recueil de données mené par L. Mahieu sous la forme d’un questionnaire en ligne auquel ont répondu plus de 500 enseignant·e·s du secondaire dans quatre pays francophones, les participant·e·s de la journée d’étude ayant été informé·e·s de nos premiers résultats.
Avant d’en venir plus précisément aux contenus des communications et des échanges ayant eu lieu durant cette rencontre et auxquels font écho les articles réunis dans ce numéro, il nous parait utile de présenter brièvement le projet dans lesquels s'inscrivent ces réflexions. Notre recherche se situe au croisement de la didactique du français et de la théorie du récit. En retraçant rapidement l’évolution de la narratologie parallèlement à celle de la didactique du français, le but sera de mettre en évidence un espace d’opportunités pour un renouvèlement de ce que nous appellerons la boite à outils narratologique. Par cette métaphore1, nous entendons définir un éventail de concepts issus de la narratologie, articulés entre eux et orientés vers un usage instrumental en contexte éducatif, que ce soit dans le cadre d’activités d’analyse, d’interprétation ou de production de récits. Nous évoquerons ainsi les liens qui peuvent être établis entre un outillage conceptuel issu des efforts de théorisation des récits, cette perspective étant ressaisie ici dans toute son épaisseur historique, et ses usages scolaires envisagés dans une perspective socioconstructiviste de l’apprentissage. À l’intérieur de ce cadre, l’objectif de notre recherche consiste à documenter l’histoire de la scolarisation de la narratologie, d’esquisser les contours des outils mobilisés dans les classes de français, de mieux connaitre leurs usages effectifs pour en évaluer l’ergonomie – autrement dit, l’efficience éducative – de sorte qu’il devient possible de réfléchir à la pertinence d’une éventuelle mise à jour de certaines ressources pour l’enseignement du français.
1. Du moment structuraliste de la théorie littéraire à la narratologie «postclassique»
La théorie du récit a pris son essor en France à la fin des années 1960 dans une atmosphère de contestation des approches traditionnelles basées sur l’histoire littéraire et la biographie des auteur·e·s. Elle s’est fondée notamment sur la redécouverte et la traduction des travaux des formalistes russes ainsi que sur la vogue du structuralisme en sciences du langage. En 1969, Tzvetan Todorov invente le terme narratologie pour décrire cette jeune «science du récit», dont le champ devait s’étendre bien au-delà du périmètre de la théorie littéraire, puisque cet acte de baptême est justifié par le constat que les récits se rencontrent «dans d’autres domaines qui pour l’instant relèvent, chacun, d’une discipline différente (ainsi contes populaires, mythes, films, rêves, etc.)» (Todorov 1969: 10). Cette discipline émergente s’est attachée dans un premier temps à décrire les «structures narratives» sous la forme de schématisations de l’histoire racontée (Bremond 1964; Adam 1984) et de typologies des modalités du «discours du récit» (Genette 1972) liées à la «voix» (théorie du narrateur), au «mode» (théorie de la focalisation) et au «temps» (théorie des rapports entre temps raconté et temps du discours).
Les concepts issus de ces travaux se sont rapidement institutionnalisés à travers leur adoption dans les classes de français, leur scientificité entrant en résonance avec un désir de réforme de l’enseignement traditionnel2. En revanche, au niveau de la théorie littéraire, la vague structuraliste est rapidement retombée pour faire place à de nouveaux paradigmes: théories de la réception, histoire culturelle, analyse du discours, sociologie de la littérature, etc. On pourrait ainsi avoir l’impression que la narratologie n’a représenté qu’un «moment structuraliste» dans l’histoire de la théorie littéraire, et que sa survivance actuelle se résume à un corpus limité de notions fossilisées que l’on rencontre dans différents lieux de formation visant une maitrise des codes du récit (cours de littérature, cours d’écriture scénaristique, formations marketing, etc.). À rebours de cette idée, il faut rappeler que la théorie du récit n’a jamais cessé d’évoluer: elle s’est surtout internationalisée et s’est diversifiée, ses multiples courants actuels se rattachant peu ou prou à une narratologie qui a été qualifiée de «postclassique» (Herman 1997; Prince 2008; Patron 2018). L’identité disciplinaire de la théorie du récit se définit aujourd’hui davantage par sa finalité (décrire les structures, les fonctions et le fonctionnement des récits) que par une méthode spécifique pour atteindre cet objectif. Des progrès significatifs ont ainsi été accomplis pour mieux articuler l’analyse raisonnée des formes narratives (exprimées par des schémas ou des classements typologiques) à leurs fonctions discursives et à leurs matérialisations médiatiques. Autrement dit, la narratologie contemporaine se préoccupe autant des formes invariantes dans lesquelles se moulent tous les «avatars» de la narrativité (Ryan 2006) que de la manière dont ces dispositifs donnent naissance à une expérience narrative en se fondant sur des spécificités médiatiques qui les caractérisent, évoluant vers ce que Marie-Laure Ryan et Jan-Noel Thon ont appelé une «media-conscious narratology» (Ryan & Thon 2014).
Par rapport aux approches de la période 1960-1970, qui visaient à décrire les structures des récits littéraires, ces nouvelles orientations ont permis d’étendre le champ de la recherche pour inclure l’étude d’artefacts non-littéraires ou non-verbaux. Ces approches permettent de mieux saisir les mécanismes engendrant l’immersion et le désir de progresser dans le récit, ainsi que les processus cognitifs qui en découlent: phénomènes de simulation mentale ou d’incarnation dans le plan de l’histoire, construction mentale du monde raconté, recyclage ou reconfiguration des stéréotypes culturels, anticipations sous forme de réseaux de probabilités ou de cadrages interprétatifs conditionnant la négociation des valeurs. Ces nombreux développements soulignent l’existence de compléments et parfois d’alternatives pour tous les concepts hérités de la période structuraliste.
2. La théorie du récit dans la didactique du français
Il y a une vingtaine d’années déjà, Yves Reuter rappelait, à un moment où elle commençait à faire l’objet de critiques assez virulentes3, que l’entrée de la narratologie dans les pratiques enseignantes s’est faite à une période antérieure à l’essor de la didactique du français, ce qui aurait eu selon lui quelques conséquences fâcheuses. Il souligne en particulier une dogmatisation de la théorie, une tendance à l’applicationnisme, des confusions notionnelles et une occultation des débats internes et externes à la discipline aboutissant à un figement des concepts (Reuter 2000: 10). Ce constat semble rejoindre en partie celui dressé par Antoine Compagnon, qui affirmait qu’à la suite de son intégration dans les pratiques scolaires, la théorie serait «devenue une petite technique pédagogique souvent aussi desséchante que l’explication de texte à laquelle elle s’en prenait alors avec verve» (1998: 11). Il faut noter cependant que, contrairement à Compagnon, Reuter explique que la logique d’un tel figement ne met pas en cause seulement l’école, mais les conditions mêmes de la transmission des savoirs initiaux à l’école. Ainsi que l’a montré Bertrand Daunay (2010), ce qui est en jeu dans cette différence, c’est la relation entre savoirs de référence et savoirs scolaires, les premiers étant un peu rapidement exemptés par Compagnon de leur responsabilité dans le figement de leurs propres concepts. Dans un article retraçant l’histoire de la didactique, Daunay rappelle que lorsqu’elles ont été introduites, ces méthodes «avaient le mérite d’adosser l’enseignement de la littérature à une approche scientifique des textes, au risque d’une illusion scientiste très vite dénoncée d’ailleurs par la plupart des acteurs de l’époque» (Daunay 2007: §75, italiques d’origine).
Le risque était grand dès le départ – il s’est notamment vérifié plus tard dans les manuels et dans les instructions officielles –, d’un surcroît de formalisme et de technicisme dans l’approche scolaire des textes littéraires et de la construction d’une nomenclature théorique, passablement hétérogène d’ailleurs, devenue et restée encore aujourd’hui incontournable – qu’il s’agisse particulièrement de l’analyse des structures du récit (du repérage du schéma narratif dès les premières années du primaire à l’étude structurale du récit dans les plus grandes classes, via Propp, Greimas, Barthes, Larivaille, Bremond, Adam, etc.), des modalités de la narration (via la narratologie de Genette, essentiellement), des caractéristiques formelles de la poésie (via les nombreuses études inspirées des principes de Jakobson) ou, pour clore une liste non exhaustive, du fonctionnement du texte théâtral (via Ubersfeld, particulièrement). (Daunay 2007: §80)
En réaction à ce «technicisme», la notion qui a renouvelé en profondeur la didactique de la littérature dès les années 90 est celle de lecture littéraire. Malgré la modélisation dialectique inspirée de Picard (1986) que Dufays et d'autres en ont proposée (Dufays, Gemenne & Ledur 2015), cette notion a parfois été naturalisée et réduite à une pratique lettrée soumise aux droits du texte, comme l’observent Daunay (1999) et Daunay & Dufays (2016). En complément à cette approche, certain·e·s didacticien·ne·s – en particulier Rouxel & Langlade (2004) – ont alors jugé nécessaire de la préciser en l’orientant davantage du côté de la subjectivité, l’accent étant mis sur l’agentivité et la diversité potentielle des expériences esthétiques du lecteur ou de la lectrice, au risque de faire basculer la notion vers une pratique idiosyncrasique. Au-delà de leurs divergences, ces travaux permettent de concevoir la lecture des récits comme unva-et-vient entre lectures participative et distanciée, et l’interprétation est envisagée comme une démarche essentiellement inductive et dialogique, au lieu de se fonder sur des procédures normalisées par des cadres imposés, parmi lesquels l’outillage narratologique apparait comme l’une des ressources les plus saillantes.
En dépit de ces limites imposées aux approches mobilisant la théorie du récit dans la classe de français, Reuter – qui a lui-même rédigé un ouvrage de vulgarisation de la narratologie maintes fois réédité (Reuter 2016) – suggérait de ne pas «jeter le bébé avec l’eau du bain» (2000: 7), mais plutôt d'aborder la question dans une perspective proprement didactique en se demandant: «Quels savoirs pour qui? (chercheurs? formateurs? enseignants? élèves?) et pour quoi?» (2000: 7). Daunay ajoute que
mettre en cause une entreprise de négation de certains rapports au texte littéraire n’est pas prôner un retour à un subjectivisme empiriste dans l’approche scolaire des textes littéraires: un danger guette toujours, qui est celui d’un empirisme spontanéiste, qui négligerait la nécessité didactique de la construction d’outils conceptuels pour la lecture. (Daunay 2007: 46-47)
En effet, dans le prolongement des recherches de Lev Vygotski sur le développement des fonctions langagières (2019 [1934]), de nombreux travaux en didactique du français se sont intéressés aux outils mobilisés dans l’apprentissage du français. Dans le cadre d’une approche socioconstructiviste (Schneuwly & Bronckart 1985), ces outils sont pensés comme des médiatisations socialement construites qui élargissent la capacité du sujet d’interagir avec son environnement, et l’apprentissage est alors conçu comme un processus d’intégration:
L’action de l’homme sur la nature, le travail, n’est jamais immédiate, mais médiatisée par des objets spécifiques, socialement élaborés, fruits des expériences des générations précédentes et par lesquels, entre autres, se transmettent et s’élargissent les expériences possibles. […] Un outil médiatise une activité, lui donne une certaine forme. Mais ce même outil représente aussi cette activité, la matérialise. Autrement dit: les activités ne sont plus seulement présentes dans leur seule exécution. Elles existent en quelque sorte indépendamment d’elles dans les outils qui les représentent et par là-même signifient. L’outil devient ainsi le lieu privilégié de la transformation des comportements: explorer leurs possibilités, les enrichir, les transformer, les compléter sont autant de manières de transformer l’activité qui est liée à leur utilisation. L’existence matérielle, extérieure des médiateurs de l’activité est le présupposé de l’élargissement des possibilités. (Schneuwly 2008: 15-16)
Dans une telle perspective, «la construction d’outils conceptuels pour la lecture» (Daunay 2007: 47), qu’incarne, entre autres, l’outillage narratologique, ne fournit pas seulement un étayage de l’interprétation sous forme de procédures objectivables, cette médiatisation s’inscrit également dans un processus de socialisation, de construction du sens et d’élargissement des capacités du sujet d’interagir dans un monde tissé de récits.
Les dérives scientistes ou applicationnistes que les didacticien·ne·s associent parfois à la théorie du récit ne sont donc pas imputables à l’outillage narratologique en tant que tel, mais à certains usages institutionnels ou disciplinaires et, c’est là que nous proposons d’intervenir, à un défaut d’ergonomie de tel ou tel outil en particulier appelant à sa reconceptualisation en s’appuyant sur les ressources offertes par les théories contemporaines de la narrativité. Mais de tels défauts ne pourront être corrigés que lorsqu’aura été reconnue la valeur potentielle de l’outillage en général, en tant que médiatisation permettant le développement de compétences interprétatives, critiques ou rédactionnelles, ainsi que nous y invitent dans ce numéro Yann Vuillet et Bruno Védrine. Cette valeur explique certainement l’étonnante résilience de la narratologie enseignée, laquelle semble inusable en dépit des critiques répétées dont elle a fait l’objet dans les milieux de l’éducation, ainsi que le constatent Bertrand Daunay et Nathalie Denizot dans leurs articles respectifs.
Mais, alors que de nombreuses recherches en didactique se sont penchées sur les outils langagiers ou informatiques, et même sur le mobilier dont il est fait usage dans la classe de français (Plane & Schneuwly 2000), elles négligent le plus souvent l’examen de la boite à outils narratologique, qui continue pourtant d’être largement utilisé par les enseignant·e·s, ainsi que le montre l’étude de terrain présentée dans ce numéro par Luc Mahieu. Dufays et Brunel déplorent ainsi, dans un récent état des lieux, «le peu d’impact visible chez les didacticien·ne·s des derniers travaux de la narratologie» (Dufays & Brunel 2016: 252) et ce constat suggère que les questions adressées à la narratologie il y a plus de vingt ans par Reuter n’ont pas encore trouvé de réponses satisfaisantes, voire qu’elles n’ont en réalité presque jamais été posées.
Cette absence de dialogue entre narratologie et didactique apparait d’autant plus regrettable si l’on considère les convergences entre sciences du récit et sciences de l’éducation. La revalorisation d’une lecture «au premier degré» (David 2014), qui ménage une place aux expériences immersives des lecteurs et à la dynamique d’une progression aimantée par la mise en intrigue, n’est plus jugée incompatible avec un travail scolaire sur la forme du discours, les idées de l’écrivain ou son contexte historique. Cette remise au premier plan d’un rapport à la littérature autrefois méprisé ou négligé entraine en même temps la nécessité de renouveler les outils à même de construire une réflexion sur les mécanismes narratifs qui sont à la base de l’immersion, de la consistance des univers narratifs ou de l’engendrement d’une tension narrative. Comme l’explique Jérôme David:
On comprend qu’il faille s’appuyer dans cette démarche sur des savoirs historiques, mais également narratologiques ou poétiques. On devine également ce qui nous manque encore en termes de ressources analytiques pour décrire adéquatement les diverses façons dont la littérature sollicite le lecteur, l’attire dans chacun de ses univers, le constitue en sujet d’une expérience esthétique et, surtout, lui propose une ontologie inédite et l’inscrit dans une communauté de lecteurs avant de prendre congé de lui après un nombre de pages fixé d’avance. Ces lacunes (savoirs encore exploratoires, transposition didactique embryonnaire) rendent presque impossible, à l’heure actuelle, la transmission scolaire d’un savoir en la matière. (Raison de plus, je crois, pour s’y atteler sans retard). (David 2014: §37)
Dans le cas présent, la «lacune» évoquée découle surtout d’un manque de visibilité et d’accessibilité des ressources existantes, puisque les narratologies d’orientation rhétorique, stylistique ou cognitiviste offrent un attirail conceptuel très riche pour décrire les mécanismes textuels présidant à l’immersion dans le monde raconté ou à la dynamique de la tension narrative (Phelan 1989; Rabatel 1998; Patron 2009; Baroni 2017b; Caracciolo & Kukkonen 2021). Si David appelle de ses vœux une théorisation des phénomènes impliqués par un rapport à la littérature «au premier degré», le principal obstacle à la transmission scolaire d’un tel «savoir» consiste donc plutôt en un défaut de transposition de concepts narratologiques déjà disponibles. Par ailleurs, à un second degré également, de nombreuses approches narratologiques alternatives aux approches structuralistes (par exemple les théorisations portant sur les textes possibles, la construction textuelle du point de vue, la fiabilité des instances narratives, la polyphonie ou les virtualités actionnelles) permettraient d’éclairer la nature équivoque, plurivoque ou justement parfois trop univoque des situations mises en scènes par les fictions, offrant des leviers pour mieux en saisir les soubassements argumentatifs et idéologiques.
Il faut ajouter enfin, ainsi que le soulignent notamment Monique Lebrun, Nathalie Lacelle et Jean-François Boutin (2012), que l’évolution du contexte médiatique invite à repenser les «compétences littératiées» faisant l’objet d’un travail scolaire. Jacques Migozzi résume ce renouvèlement dans la didactique du français de la manière suivante:
[C]ertaines recherches de grande ampleur menées depuis une dizaine d’années au Québec […] ont conduit à la stabilisation théorique (et à la reconnaissance institutionnelle via la création récente d’une chaire à l’UQAM) de la notion de «littératie médiatique multimodale», définie […] comme la capacité d’un individu médiaculturel à recevoir, interpréter, évaluer mais aussi élaborer, créer et diffuser des messages articulant de manière diversifiée les modes iconiques, linguistiques, gestuels et auditifs, autrement qualifiés de «multitextes». (Migozzi 2019: §19)
Sur ce point également, il nous semble que l’orientation transmédiale de la narratologie contemporaine permet de réfléchir à la transférabilité des compétences mobilisées en classe pour l’analyse et la production de récits littéraires, vers une meilleure compréhension des incarnations non-verbales de la narrativité (Baroni 2017a). Les approches transmédiales n’ont pas seulement étendu l’applicabilité des concepts à d’autres médias, mais elle a également permis d’éclairer les effets induits par la matérialité des supports sur la construction des récits, mettant par exemple en lumière les caractéristiques des formes sérielles ou déployées sur des supports visuels, audiovisuels, graphiques ou composites. Du côté de la narrativité verbale, cela a également permis d’intégrer de manière beaucoup plus conséquente les approches stylistiques, qui ont considérablement enrichi la compréhension de phénomènes aussi essentiels que la construction du point de vue (Rabatel 1998) ou le statut optionnel d’un narrateur verbal (Patron 2009).
3. Le dossier
Notre recherche vise en premier lieu à inventorier aussi précisément que possible le corpus des outils habituellement enseignés au secondaire I et II dans les classes de français comme langue de scolarisation, tout en documentant les difficultés ou les limites que rencontrent les enseignant·e·s quand ils ou elles tentent de s’en servir. Il s’agit aussi, dans un deuxième temps, d’envisager la possibilité d’une amélioration de l’ergonomie de l’outillage narratologique en le pensant au plus près de ses usages scolaires et des réalités du terrain de l’enseignement. Cette seconde étape, à laquelle est liée l’organisation de la journée d’étude évoquée plus haut, passe par la reconstruction d’un dialogue entre narratologues et didacticien·ne·s du français, en surmontant un cloisonnement disciplinaire qui a trop longtemps prévalu et en se fondant sur des témoignages avérés de praticiens de la boite à outils dont il s’agit de discuter de la pertinence. Le dossier présenté dans ce numéro constitue ainsi un premier jalon dans cette enquête et dans ce dialogue interdisciplinaire dont on peut espérer qu’il contribuera à construire une réflexion productive sur la narratologie enseignée.
Le premier volet de ce dossier est donc consacré à quelques «grand·e·s témoins», acteur·rice·s de la scolarisation de la narratologie, à qui nous devons l’honneur d’un partage d’expérience de première ligne. Bien que leurs parcours soient distincts, un aspect commun apparait pour la majeure partie de ces témoins ; aspect qui étonne s’agissant de personnalités que nous pensions solliciter pour leur participation essentiellement théorique à la recherche narratologique: nombre d’entre eux font valoir avant tout une expérience de terrain, d’enseignement au niveau secondaire, voire primaire, ainsi qu’au niveau des formations continues. On remarque aussi à quel point l’époque a changé et combien l’ancienne porosité entre les mondes de la recherche et de l’enseignement s’est réduite. Pour le dire avec les termes de Dumortier: «Trente ans plus tard, les “courroies de transmission” du savoir narratologique que sont les revues pédagogiques, les ouvrages de vulgarisation scientifiques, la formation en cours de carrière, les programmes, les manuels, les conseils de l’inspection se sont distendues ou ont tout bonnement disparu». Un tel constat confirme en partie la pertinence de notre projet, puisqu’il s’agit pour nous de réactiver ou de reconstruire de telles «courroies de transmission».
Pour ce qui est de leurs constats communs, les contributeurs et la contributrice de ce dossier tombent d’accord sur une série importante d’observations qui retissent le fil de l’histoire récente de la discipline. Tous·tes reviennent sur les raisons historiques de l’apparition et de la fortune scolaire de la narratologie, souvent associées à un enjeu politique de démocratisation du littéraire, à un dégout de la «doxa commentative» (Reuter) alors au centre des pratiques universitaires, et à la volonté de renouvèlement de l’enseignement qui accompagne mai 68. Dans cette logique, Tous·tes mettent en avant l’importance des revues, en particulier Pratiques.
Cette revue est perçue comme un poste d’observation privilégié permettant de retracer avec nuance l’entrée de la narratologie dans les programmes éducatifs. Si nos témoins reviennent sur le danger d’une théorisation qui apparaisse comme directement applicable à ces programmes, ils reconnaissent aussi que ce danger n’a pas toujours été évité. D’où la reconnaissance, généralement partagée, d’une mise en crise de la narratologie issue du structuralisme, via l’accusation de technicisme, et la forte présence dans les programmes de concepts tels que le schéma quinaire, le schéma actantiel, ou d’autres étiquettes facilement exportables. On trouve enfin, pour beaucoup de nos spécialistes, le rappel d’un idéal visant la libération de la parole des élèves, cette émancipation impliquant une utilisation réfléchie des concepts.
Pour ce qui est des constats individuels, on observe chez Jean-Michel Adam et Françoise Revaz l’importance et la prééminence de catégories attachées au récit (les «gradients de narrativité») plutôt que le récit en tant qu’objet – une objectification coupable de fournir des structures immuables et réutilisables à des fins douteuses: le révisionnisme des fake news, ou plus généralement la perspective d’un tout-récit qui menace d’englober l’ensemble de nos expériences en nous coupant de la saine distance dont nous avons besoin pour les appréhender.
Dans sa contribution, Jean-Paul Bronckart met en garde contre l’usage des méthodes classiques de transposition didactique (théorisée par Chevallard) face à un objet hétérogène, et donc non unifié. Il appelle de ses vœux un cadrage didactique renouvelé et pertinent de la narratologie.
Jean-Louis Dumortier pose quant à lui un regard nuancé sur le problème, presque toujours soulevé par ses collègues, de la technicisation de la narratologie scolarisée. Si le didacticien belge relève bien entendu les accusations de dérive formaliste adressées à la narratologie, il précise aussi les avantages et les conséquences de la scolarisation de ces techniques d’analyse. Selon lui, nombre de notions narratologiques sédimentées dans l’institution scolaire doivent leur longévité à leur inscription dans des oppositions binaires, les rendant facilement mémorisables, donc évaluables. Si la critique est évidente, elle se double aussi d’une réévaluation, voire d’une réhabilitation, de ces «moyens» de la formation littéraire si souvent conspués.
Par un regard historique très exhaustif orienté sur la revue Pratiques qu’il a contribué à fonder et dirige depuis bientôt cinquante ans, André Petitjean offre une ouverture passionnante sur un monde en partie disparu mais dont demeurent certaines survivances. Disparues sans doute les années où enseignement dans le secondaire, activités intenses à l’avant-garde de la recherche et activisme politique pouvaient se conjuguer harmonieusement. Mais heureusement, une réflexion sur les enjeux de l’enseignement du français reste actuelle, à l’heure où l’importance de la narratologie se mesure à celle de faire écrire: «il importe de donner aux élèves la possibilité de "faire" de la littérature et pas uniquement de la commenter».
Yves Reuter, quant à lui, rappelle que cet engouement propre aux années post-68 n’était pas propre à la théorie des textes et que la narratologie naissante travaillait sur ce plan en concurrence avec la philosophie ou la politique. Partageant en cela l’avis de Bronckart, il ajoute qu’il faudrait mieux parler d’«élaboration» plutôt que de «transposition» didactique, le modèle chevallardien ne convenant pas, car pouvant être suspecté d’applicationnisme. Mais il remarque également, comme Dumortier, que c’est le caractère relativement autonome des exemples de la première narratologie qui a valu à celle-ci sa fortune scolaire. En conclusion, il estime que la mauvaise réputation de la narratologie est d’autant plus regrettable que les récits restent plus que jamais au centre de l’enseignement littéraire.
Enfin Claude Simard, représentant le versant outre-Atlantique de cette série de témoignages, rappelle que l’importance historique de la narratologie à l’école trouve aussi son explication dans les programmes ministériels québécois. À l’époque comme de nos jours, les directives institutionnelles ont eu beaucoup de poids dans le développement des programmes. Simard préconise en conclusion un équilibre «entre l’intellect et l’affect» pour développer via l’étude de la littérature une conscientisation des phénomènes narratifs, dans un monde où notre besoin de récits n’est pas près de s’éteindre.
Pour présenter plus en détail ces entretiens, Luc Mahieu propose une introduction à ceux-ci et rappelle le dispositif adopté pour recueillir la parole de ces grand·e·s témoins. Forme synthétique des réponses proposées, cette contribution permet également de percevoir au fil de ces discours des lignes de convergence (notamment autour de l’importance attribuée à un contexte de changement de configuration disciplinaire et d’émergence de la didactique en tant que champ de recherche) et de divergence (retours réflexifs contrastés sur les rôles joués par ces acteur·rice·s ou évaluations diverses sur les notions narratologiques qui auraient pu connaitre un autre sort en contexte scolaire).
Afin de compléter ces regards sur le passé de la scolarisation des théories du récit, Nathalie Denizot partage un regard sur «l’aventure scolaire de la narratologie» au lycée. La chercheuse y exploite les instructions officielles françaises publiées depuis les années 1970, un corpus de manuels publiés entre 1984 et 2020, ainsi que les entretiens présentés ci-dessus. Cette analyse historico-didactique lui permet de montrer que la narratologie devient dans les années 1990 le cadre d’analyse hégémonique pour travailler le récit, et ce aux dépens des autres théories du texte et de la linguistique textuelle. Mais l’analyse parallèle des programmes et des manuels permet également de voir qu’après une présence explicite des notions narratologiques dans les prescrits (de 1987-88) et dans les manuels scolaires, suit, à partir de 2000-2001, une période durant laquelle la théorie du récit disparait des instructions officielles, alors que les outils narratologiques perdurent dans les méthodes d’enseignement en tant que «véritables savoirs disciplinaires, avec des définitions précises, des exercices pour s’exercer à leur emploi». Plongeant plus en profondeur dans les manuels, Denizot montre que la notion la plus présente est sans conteste celle de «point de vue», tout en précisant que l'institutionnalisation des catégories genettiennes autour de celle-ci s’accompagne d’un travail d’exercisation sur des corpus d’extraits majoritairement issus de la production romanesque du XIXe siècle, et plus précisément de certains auteurs, tels que Flaubert, Stendhal ou Zola, qui ont «justement contribué à l’histoire de la subjectivation du récit». Si la chercheuse s’intéresse également aux autres notions présentes dans les manuels – narrateur, schéma narratif, fonction des personnages, catégorie relatives à l’ordre du récit –, c’est pour remarquer qu’à de rares exceptions près (lesquelles intègrent quelques bandes dessinées), le travail d’exercice proposé sur les notions narratologiques se fait sur la base exclusive des textes littéraires, se conformant ainsi à une conception étroite du récit partagée par certains narratologues, dont Gérard Genette. Banalisée, restreinte à des corpus littéraires et des exercices «parfois un peu myopes et technicistes», la narratologie n’en est pas moins devenue, selon Denizot, «incontournable dans les manuels de méthode qui cherchent à "outiller" les élèves dans le travail sur les textes».
Après avoir scruté le passé scolaire de la narratologie, deux contributions permettent d’explorer le présent des pratiques enseignantes. Dans une synthèse des premiers résultats de son enquête, Luc Mahieu propose d’exploiter les données issues d’un questionnaire complété par 529 enseignant·e·s du secondaire (élèves de 12 à 18 ans) en Belgique, en France, en Suisse et au Québec. S’en dégage une «boite à outils» narratologique relativement partagée dans les pratiques enseignantes, même s’il faut constater quelques différences (notamment dans la terminologie, la fréquence d’utilisation des notions ou l’importance de celles-ci dans la réussite de l’épreuve finale) qui renvoient à des configurations disciplinaires elles-mêmes différenciées selon les pays. Les répondant·e·s français·es et suisses semblent ainsi accorder une place plus importante à l’outillage narratologique que leurs homologues belges et québécois·es, ce qui renvoie parallèlement, dans ces deux ensembles, à des places différenciées accordées à la littérature dans les cours de français (plus importante en France et Suisse). Au-delà des fréquences d’utilisation, le sentiment d’utilité associé aux notions d’analyse du récit a également été sondé, conduisant à la constatation (est-ce une surprise?) que 94% des répondant·e·s estiment utile ou très utile que leurs élèves soient ainsi formés sur le plan de la théorie du récit. Parmi les nombreux résultats obtenus permettant de dresser un état des lieux des pratiques actuelles, il est en revanche plus surprenant de voir que les enseignant·e·s n’estiment pas que les notions narratologiques et leur utilisation éloignent les élèves de la lecture-plaisir.
La question narratologique est également envisagée par Jean-Louis Dufays à l’aune du projet Gary, une enquête qui éclaire en particulier l’implication des enseignant·e·s et la performance de lecture des élèves concerné·e·s. Dans le cadre de ce projet, on a fait lire une nouvelle de Romain Gary à près de 2000 élèves encadrés par 70 enseignant·e·s. À partir de ces observations, Dufays constate entre autres que le travail sur la construction narrative du texte se présente comme une base très sédimentée dans les pratiques scolaires. Si, dans l’ensemble, les compétences de lecture apparaissent étayées par l’approche narratologique, les compétences interprétatives semblent moins sollicitées. Dans le second volet de sa contribution, Dufays préconise la mise en parallèle de la compréhension et de l’interprétation, envisageant les «outils comme moyens d’enrichir le sens plutôt que comme conditions d’accès à celui-ci». Il ajoute à ces observations qu’il serait nécessaire de prendre en charge la question de l’appréciation des récits, la validation du rapport affectif qui lie les textes aux élèves, même s’il reste difficile à évaluer, pouvant représenter un aspect essentiel du travail scolaire.
Enfin, les derniers contributeurs à ce dossier nous invitent à nous tourner vers le futur de la narratologie enseignée.
Bertrand Daunay propose une contribution en deux parties, oscillant comme son titre l’indique entre scepticisme et optimisme quant à la possibilité d’améliorer les pratiques enseignantes relatives à l’outillage narratologique. Dans un premier temps, il revient sur les processus de construction des savoirs scolaires en distinguant deux conceptions – l’une transpositionniste et verticale (Chevallard 1985), l’autre créationniste et horizontale (Chervel 1988) – qu’il propose de croiser pour mieux envisager les processus complexes de scolarisation qui finissent par constituer ce que Denizot (2021) appelle la culture scolaire. Ce cadre planté, Daunay s’attache plus particulièrement aux contenus narratologiques en voyant justement dans leurs modalités de scolarisation un facteur d’explication de leur succès: l’école se saisit en effet d’autant mieux, en les remodelant, «de savoirs qui peuvent se combiner à ceux qu’elle transmet déjà». La narratologie a donc pu remplacer l’histoire littéraire comme socle épistémologique légitime d’une approche scolaire de la littérature. Sur ces bases, s’il juge difficile de préjuger de l’avenir de la narratologie scolaire, Daunay estime que «rien n'empêche que son règne se poursuive», voyant un indice de la présence continuée de la narratologie à l’école dans un extrait d’un récent programme du lycée (2019) évoquant la nécessaire «acquisition d’un vocabulaire technique» et mentionnant explicitement la focalisation.
Raphaël Baroni s’interroge quant à lui sur les raisons pour lesquelles un théoricien du récit s’est mis en tête d’améliorer l’outillage narratologique scolarisé et sur la complexité de cette quête ardue, si ce n’est impossible. Dans ce retour réflexif sur son propre parcours, Baroni envisage certains acquis du projet DiNarr lancé voici deux ans, dont les premiers résultats ont été publiés dans des revues de didactique du français (Baroni 2023a; 2023b). Puisque se confirme à la fois la résilience de la narratologie dans les pratiques scolaires et les difficultés dans le maniement de certaines notions (voir la contribution de Luc Mahieu), il s’agit dès lors de mesurer quelles peuvent être les contributions spécifiques d’un narratologue pour améliorer «l’ergonomie de l’outillage narratologique pour le mettre véritablement au service des besoins des enseignants et des élèves». Dans cette perspective, Baroni estime que le narratologue doit a minima légitimer une remise en question salutaire des modèles hérités, qui ont été parfois sacralisés sous la figure tutélaire de Gérard Genette, et il peut aussi informer enseignant·e·s et didacticien·ne·s de l’existence de débats autour des modèles hérités et d’alternatives à ceux-ci. Il termine son article en dressant un inventaire des éventuels lieux d’intervention en passant en revue les notions traditionnellement enseignées et la manière dont elles pourraient être renouvelées: narrateur, focalisation, temps du récit, intrigue, personnage. Si ces propositions doivent aller à la rencontre du terrain de la classe et du monde de l’école en général (prescrits, manuels, formations initiale et continue des enseignant·e·s…), il espère qu’en retour, c’est la théorie elle-même qui en sera enrichie par cette confrontation avec les usages qui peuvent en être faits. Il regrette en effet que les modèles narratologiques, souvent élaborés dans une démarche purement hypothético-déductive, aient «trop rarement été confrontés à des tests empiriques, de sorte que leur validité demeure le plus souvent douteuse».
Yann Vuillet et Bruno Védrines partent du constat selon lequel la narratologie reste d’actualité à l’école. Reste à interroger son sens, qui pour eux est double: le développement intellectuel de l’élève et sa compréhension des émotions. Il s’agit d’abord de renverser la hiérarchie académie-école: ce n’est pas la seconde qui doit ses matériaux et leurs développements à la première, ce serait bien plutôt à la scolarisation de leurs théories que les universitaires doivent la vitalité de celles-ci. Et de procéder ensuite à une explicitation par le terrain scolaire, afin de tordre le cou aux idées reçues selon lesquelles enseigner les techniques d’analyse du récit serait le signe d’une autosatisfaction théorique. À rebours de cette idée, ils estiment qu’«il vaut mieux partir d’un réel état des choses, sous peine de rêver la réalité plutôt que la décrire». Les auteurs s’appuient sur le modèle élaboré par Lev Vygotski pour rappeler la valeur des «concepts» enseignés, en particulier narratologiques. Dans une telle approche, ils soulignent que la question émotionnelle n’est pas absente de l’apprentissage conceptuel, tout simplement parce que l’émotion se conceptualise aussi, ce qui permet de la conscientiser et de la partager. L’enjeu central, rappellent-ils en conclusion, consiste à «se départir de rapports plus ou moins spontanés où s’encourt toujours le risque de confondre l’objet que l’on souhaite décrire avec l’effet qu’il a sur nous».
Jean-François Boutin se propose quant à lui d’élargir les corpus enseignés pour y inclure les productions transmédiatiques, jusqu’ici peu traitées dans le contexte scolaire, la narratologie contemporaine pouvant servir de levier pour permettre ce désenclavement. La nécessité d’adopter de nouveaux outils aptes à rendre compte de la nature hybride de ces productions transmédiatiques se pose en particulier au Québec, où les programmes scolaires semblent encore fortement alignés avec une narratologie classique très verbo-centrée. Assouplir le rapport à la théorie du récit implique-t-il aussi de remettre en question nos propres méthodologies? L’auteur le suggère en quittant les rivages prudents de l’analyse critique pour mettre en scène un sujet empêtré dans le labyrinthe des fictions transmédiatiques. Il s’agit dès lors d’en appeler à une plus forte adaptabilité des concepts théoriques face à une réalité fictionnelle qui se présente de plus en plus sous la forme d’expériences hybrides, foisonnantes et ultra-immersives, qui se révèlent réfractaires à une analyse fondée sur des outils critiques traditionnels. En somme, le rapport distancié (on pourrait dire: moderne) au concept est aujourd’hui insuffisant pour rendre compte de telles expériences, qui doivent se munir d’outils – y compris narratologiques – capables de répondre de cette hybridité en l’intégrant.
4. En guise de conclusion
Si la narratologie cesse d’être un épouvantail dans le domaine des recherches en didactique de la littérature, c’est sans doute parce que l’on commence à s’intéresser sérieusement à la notion de «réputation», en observant que celle de la narratologie n’est peut-être pas assez bonne, tandis que celle de la littérature l’est trop. Comme le montrent de récents travaux (Ronveaux et Schneuwly, 2018, et jusqu’à l’intervention de Y. Vuillet et B. Védrines dans ce dossier), l’enseignement de la littérature a été longtemps conditionné par la réputation littéraire des textes enseignés, et par son corollaire d’une fausse universalité, naturalisée, conduisant à une collusion d’initiés. Le rééquilibrage que ces travaux appellent de leurs vœux, pour s’émanciper d’une «sacralisation» de la littérature (Meizoz, 2023), rejoint la nécessité de réévaluer la réputation de la narratologie. Sans un changement profond de l’image de ce domaine de recherche dans les études littéraires, la didactique et l’enseignement du français, tout changement de fond demeurera impossible. L’ambivalence de Tzvetan Todorov est révélatrice sur ce point, car, comme le rappellent certains articles réunis dans ce dossier, il n’est pas seulement l’un des pionniers de la narratologie, il est aussi l’auteur de La littérature en péril (2007), ouvrage qui cumule ce double déséquilibre réputationnel: celui d’une littérature sanctifiée et d’une narratologie conspuée. Et si le «péril» est justement reconnu par quelques-uns des contributeur·ice·s de notre dossier comme étant lié à cette «analyse structurale» dont Torodov fut l’un des promoteurs (Todorov 2007: 23), «la littérature» serait à plaindre selon lui à cause d’une approche qui la priverait de «sens»:
Le lecteur ordinaire, qui continue de chercher dans les œuvres qu’il lit de quoi donner sens à sa vie, a raison contre les professeurs, critiques et écrivains qui lui disent que la littérature ne parle que d’elle-même, ou qu’elle n’enseigne que le désespoir. (Todorov 2007: 72)
Or ce «sens» évoqué par Todorov semble aujourd’hui bien difficile à admettre de manière unilatérale. Il le justifie par un principe téléologique hérité de Kant, selon lequel toute production narrative s’apparenterait à «un pas obligé de la marche vers un sens commun, autant dire vers notre pleine humanité» (p. 78). Il semble bien, plutôt, que l’on ait affaire à un effet implicite et inavoué de connivence (Gabathuler, Védrines & Vuillet 2019), dont on ne peut se satisfaire comme d’un donné universel, équitablement partagé. Délivré de cette connivence, le sens peut se remettre à exister, à condition de faire l’objet d’une reconstruction constante et communautaire dans les domaines de la scolarisation et de la médiation de la littérature. Ajoutons à cela le fait que Todorov, comme nombre d’universitaires spécialistes de critique littéraire (Gabriel, Gillain & Vrydaghs, 2020: 242), ne démontre aucune connaissance des travaux de didactique de la littérature, et nous pourrons en conclure que, sur le plan des rapports entre enseignement de la littérature et des théories du récit, ni la première ni les secondes ne sont en péril.
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Pour citer l'article
Gaspard Turin, Luc Mahieu, Raphaël Baroni, "Introduction n°6: Pour une théorie du récit au service de l’enseignement", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/introduction-n-6-pour-une-theorie-du-recit-au-service-de-l-enseignement
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