Introduction
Le projet de passer par des exercices de réception de l’image comme médiation pour les enseignements/apprentissages en lecture de la littérature est séduisant. Il repose sur deux présupposés: les images se liraient à la manière dont se lisent les textes; les élèves, plus familiers du visuel que du textuel, y seraient moins en difficulté. Ainsi, un rapport de l’Inspection générale, en France, affirmait, en 2000, que la «lecture de l’image» était un «détour opérant» pour apprendre à lire la littérature, «un apport méthodique indéniable, dans la mesure où la démarche d’analyse pour "déchiffrer" une image est plus spontanément reçue par les élèves» (Waysbord-Loing, 2000: 16).
Or l’institutionnalisation scolaire de l’expression lecture de l’image1 n’est pas sans poser problème, en tout cas concernant les œuvres picturales, souvent évoquées parmi les images à étudier, et auxquelles cet article se consacre plus particulièrement. D’abord, un tableau ne se lit pas, en tout cas au sens propre du mot lire, car les diverses combinaisons de teintes, de textures et de traits, pour significatives qu’elles soient, ne font pas l’objet d’un encodage de type linguistique. Si la sémiologie picturale est à l’origine de l’expression, ses propositions théoriques déconstruisent cependant aisément le présupposé d'une identité entre lecture littéraire et réception picturale: il y a forcément métaphore à parler «de vocabulaire ou de lexique picturaux, de syntaxe figurative» (Marin, 1971: 9). Ainsi faut-il prendre garde aux «assimilations hâtives que cautionne l’application au visuel de termes appartenant à la terminologie linguistique ou rhétorique.» (Vouilloux, 2006: 137). Ensuite, il est douteux que les élèves reçoivent «plus spontanément» la peinture que la littérature. Selon Bourdieu et Darbel (1966), affirmer que «l’homme de la culture de l’image serait immédiatement doté de la culture nécessaire pour déchiffrer l’œuvre picturale, image entre les images» (p. 16), c’est s’autoriser à ne pas enseigner à tous ses codes spécifiques pour la réserver aux «âmes bien nées» (p. 15). D’ailleurs, il est contestable qu’une œuvre picturale soit une image car elle n’est pas forcément figurative, et quand elle l’est, ses composantes ne peuvent se réduire à leur fonction mimétique, elles prennent sens pour le récepteur par leurs caractéristiques plastiques et pas seulement iconiques (Vouilloux, 2004).
Or, si les programmes actuels, du moins en France, soulignent plus que par le passé la spécificité des deux langages2, il est toujours question, par exemple dans les programmes de lycée, d’«éclairer la lecture des œuvres et des textes littéraires (…) par leur mise en relation avec les autres arts»3 C’est pourquoi nous souhaitons interroger ici, d’un point de vue socio-didactique, les conditions d’un passage par le commentaire4 de la peinture pour favoriser l’enseignement/apprentissage du commentaire de la littérature. Le transfert, au profit de la littérature, de compétences qui auraient été construites en travaillant sur la peinture est-il possible malgré les écarts sémiotiques entre les deux arts et les écarts herméneutiques qui en résultent? A quelles conditions? Par ailleurs, d’après les enquêtes en sociologie de la culture, par exemple celles d’Olivier Donnat (2011: 28), il demeure en France «une forte stratification sociale des pratiques culturelles». Comme en 1966 «la fréquentation des musées est presque exclusivement le fait des classes cultivées» (Bourdieu & Darbel: 35). Le commentaire pictural n’est-il accessible qu’aux élèves à qui leur parcours scolaire et extrascolaire rend familière la culture picturale 5? le projet de détour, étant alors facilitateur pour les uns et pas pour les autres, serait-il susceptible de renforcer les inégalités sociales de réussite?
1. Méthodologie et cadre théorique
Nous nous appuierons sur une recherche basée sur une double enquête (Claude, 2015, 2016a, 2016b). La première auprès de 350 élèves de troisième et de seconde scolarisés dans des établissements de l’académie de Créteil au recrutement socialement contrasté (parmi les PCS des parents – Professions et Catégories Socio-professionnelles – le taux des «Employés», «Ouvriers», «Personnes sans activité professionnelle», va de 10,7% à 51 % selon les classes enquêtées). La seconde auprès de 200 enseignants de français de la même région.
Pour ce qui est des élèves, chacun d’entre eux a écrit, en deux heures, deux commentaires. Le premier sur une des six reproductions picturales et le second sur un des six extraits littéraires que nous leur avions proposés, choisis parce qu’ils présentaient d’après notre analyse des difficultés équivalentes (voir Claude, 2017)6. Les modalités d’exécution du travail étaient les mêmes pour les deux exercices et la consigne était rédigée semblablement: «écrivez dix lignes (au minimum) pour commenter (donnez quelques-unes de vos impressions)». Suivait une phrase autorisant à ne pas traiter l’un des deux objets en expliquant pourquoi. Le corpus a fait l’objet d’une double analyse comparative, entre commentaire littéraire et pictural d’une part, entre profils sociaux des élèves d’autre part. Puis des entretiens post passation ont été menés avec 11 groupes de 2 à 4 élèves, l’enquêteur les invitant à revenir sur leurs travaux et à expliquer pourquoi ils préféraient l’un ou l’autre des deux exercices ou s’y sentaient plus compétents. L’analyse des transcriptions a permis d’affiner la compréhension des conduites d’élèves dans les deux exercices.
Du côté des enseignants, nous avons soumis un questionnaire à 211 enseignants de français de l’académie de Créteil. Ils étaient interrogés sur les objectifs qu’ils se donnaient concernant chacun des deux arts, les difficultés qu’ils y rencontraient, et leurs critères pour considérer les exercices comme réussis, critères qui se sont avérés de même nature pour les deux objets. Ceci nous a permis de disposer d’une référence à l’aune de laquelle comparer les commentaires. Le but de cette recherche n’était donc pas de tester un dispositif d’enseignement, mais de comparer, au regard des attendus, les dispositions culturelles et langagières que les élèves étaient susceptibles d’importer de leur expérience antérieure au départ d’un projet de détour par la peinture.
L’appui théorique des registres de l’apprentissage, tels que les définissent Elisabeth Bautier et Patrick Rayou (2013), nous a permis d’analyser le corpus. Selon ce modèle, une activité d’apprentissage est analysable comme configurant trois registres. Le premier est celui des opérations cognitivo-langagières qui sont mises en œuvre. Le second, culturel, est constitué des savoirs généraux et spécialisés qui y sont engagés. Le troisième, identitaire symbolique, concerne les modes d’engagement de soi dans l’activité et de la prise en compte d’autrui. Nous avons cherché à comprendre, d’après les réponses des enseignants, comment ils attendaient que soient configurés les trois registres, et d’en déduire des critères pour notre analyse comparative des commentaires des élèves. Ce qui nous a permis de connaître, pour chacun des deux arts et pour les différents profils sociaux, la proportion des commentaires plus ou moins proches de la mobilisation des registres que les enseignants souhaitaient y trouver.
2. Aperçu des résultats: des commentaires picturaux plus proches des attendus que les commentaires littéraires
Les élèves ont été sensiblement plus nombreux à s’emparer de l’autorisation qui leur était donnée de ne pas faire l’exercice pour le texte (30.5%) que pour la peinture (5.5%). L’écart est plus net encore si nous ne retenons que les travaux des élèves des classes de recrutement majoritairement défavorisé (1.5% ne traitent pas la peinture et 47.5% ne traitent pas la littérature). Ils ont donc vraisemblablement le sentiment d’être plus compétents en commentaire pictural. Pour savoir s’ils l’étaient effectivement, nous avons comparé les commentaires à l’aune des attentes des enseignants.
2.1. Ce qui est attendu des enseignants dans les trois registres
Dans le registre cognitif, les enseignants souhaitent que les élèves appréhendent avec justesse un sens qu’on peut considérer comme consensuel, mais aussi interprètent, c’est-à-dire conçoivent d’autres directions de sens, si possible plurielles. Ils voudraient aussi que les élèves sachent montrer ces sens interprétés comme acceptables par le texte ou le tableau commenté, en s’appuyant sur une observation minutieuse de cet objet, notamment de sa forme (pour la peinture teintes, texture, composition, lignes; pour la littérature sonorités, rythmes, figures de style, composition…) mais aussi en tenant compte du contexte artistique et historique. Dans le registre culturel, ceci suppose que les élèves disposent de savoirs linguistiques et iconographiques pour accéder à la part consensuelle du sens mais aussi de savoirs leur permettant de justifier et de nourrir leur interprétation. Dans le registre identitaire symbolique, une majorité des enseignants disent attendre que les élèves s’engagent subjectivement dans une transaction avec l’œuvre, en y mettant de ce qu’ils sont vraiment, de leurs émotions, de leurs valeurs, car c’est nécessaire pour qu’ils puissent concevoir personnellement du sens. Mais comme l’interprétation produite doit être justifiée par une analyse du texte ou du tableau, il faut aussi qu’ils acceptent de ressaisir cette réception subjective, de la retravailler (ce qui rappelle le processus de va et vient dialectique défini par Jean-Louis Dufays, 2016). Ce processus est généralement perçu par les enseignants enquêtés comme successif: il faut donc s’investir puis se désinvestir, en prenant ses distances avec l’objet, tout en conservant trace des éléments interprétatifs permis par la projection de soi. C’est donc une façon très spécifique d’être soi qui est attendue dans le registre identitaire symbolique.
2.2. Les commentaires des élèves à l’aune de ces attendus
D’une analyse qualitative fine d’une trentaine de commentaires, nous avons induit des caractéristiques langagières correspondant aux différents critères que nous avons définis d'après les réponses des enseignants. Ceci nous a permis, pour l’approche quantitative, de classer chacun des 700 commentaires, pour chacun des critères, dans un type plus ou moins proche des attendus. Nous ne pouvons détailler ici les indicateurs pour chaque critère de chaque registre (voir Claude, 2015), en voici deux exemples qui pourront en donner une idée: pour déterminer, dans le registre cognitif, si l’élève concevait des directions de sens relevant d’une interprétation, nous avons observé s’il y avait écart entre le lexique objectivement attaché à la description du tableau ou à l’univers diégétique du texte et un lexique s’en abstrayant, manifestant la part prise par le récepteur dans la création de significations (par exemple, à propos de la Nativité de Georges de la Tour, le vocabulaire abstrait, «mort», «enfers», «paradis», «froideur», «crainte», qui ne relève pas de la seule observation du tableau, signale que le commentateur prend en charge la proposition d’un sens symbolique).
Autre exemple, dans le registre identitaire symbolique, certains indicateurs signalent l’investissement subjectif : marques de la première personne, modalisateurs, adverbes («personnellement, je pense que…» ; «franchement c’est un beau tableau»), formules explicitant l’activité du récepteur («il me semble…», «on dirait que…», «je comprends que…», «je propose d’y voir»….), indices lexicaux de l’appréciation ou de la dépréciation, comme des adjectifs péjoratifs ou mélioratifs (le texte ou le tableau est «intéressant», «incompréhensible», «émouvant» ; les couleurs sont «belles», «criardes», «joyeuses»….). D’autres indicateurs permettent de repérer la ressaisie de cet engagement pour le partager avec autrui, notamment les marques de l’articulation justifiée entre caractéristiques de l’œuvre et interprétation proposée (tel élément «montre que….», «donne l’impression que…». Cette impression «est le fait de…», «vient de…», «s’explique par…», «est produite par…»)
D’après notre étude, les commentaires picturaux des élèves présentent les opérations cognitivo-langagières attendues des enseignants plus souvent que leurs commentaires littéraires. 81% des commentaires picturaux sont analysables comme relevant de l’interprétation alors que c’est le cas de 60 % des commentaires sur la littérature. Dans 39% des commentaires picturaux et seulement 22% des commentaires littéraires les élèves proposent des directions de sens plurielles. 73 % des commentateurs prennent en compte les caractéristiques formelles pour la peinture alors que c’est le cas de seulement 45 % pour la littérature, où ils les traitent de surcroît plus souvent de façon purement descriptive, sans leur associer d’effets de sens. Pour chaque critère du registre cognitif, l’écart de réussite se creuse nettement en faveur de la peinture pour les élèves des établissements de recrutement défavorisé (un seul exemple: pour ce sous-groupe, des pistes interprétatives sont repérables dans 78 % des commentaires picturaux, et 34 % des commentaires littéraires seulement).
Dans le registre culturel, la peinture met en revanche les élèves en difficulté plus souvent que la littérature: beaucoup de commentaires manifestent que leur auteur ne dispose pas de certaines connaissances dont on peut considérer qu’elles seraient nécessaires pour lui permettre d’appréhender une part du sens dont on peut considérer, en contexte scolaire, qu’elle doit faire consensus. 40 % des élèves sont mis difficulté pour leur compréhension de la peinture, contre 27% pour la littérature. Par exemple, 60% des élèves n’identifient pas les personnages comme un troupe de comédiens dans le tableau de Picasso, La Famille de Saltimbanques. 75 % de ceux qui travaillent sur La Nativité ou Le Nouveau-né de Georges de la Tour n’identifient pas les personnages évangéliques7. Pour les textes, les savoirs linguistiques, notamment lexicaux, peuvent certes faire défaut, mais plus rarement empêcher l'appréhension du sens global du texte (Cèbe, Goigoux & Thomaset, 2003). En revanche, les élèves sont sensiblement plus nombreux pour le tableau (20%) que pour le texte (10 %) à convoquer des savoirs culturels pour étayer leur interprétation, notamment des références à d’autres œuvres.
Dans le registre identitaire symbolique enfin, les élèves acceptent mieux le double mouvement d’implication subjective et de ressaisie de cette implication, d’après nos indicateurs, concernant la peinture (40% des commentaires contre 20% en commentaire littéraire; dans les établissements les plus défavorisés, l’écart se creuse nettement: 36 % pour la peinture et 5 % seulement pour la littérature).
Donc notre analyse montre que les conduites d’élèves dans les trois registres sont très différentes d’un art à l’autre. Par rapport aux commentaires littéraires, les commentaires picturaux sont plus proches des attendus des enseignants pour la majorité de nos critères; ils n’en sont plus éloignés que pour une partie des critères du registre culturel. Que les élèves s’approchent plus souvent de normes scolaires quand ils travaillent sur la peinture confirme que le projet de faire jouer un rôle de médiation à cet exercice pour enseigner le commentaire littéraire doit être pris au sérieux. Mais il faut comprendre, pour chacun des registres, ce qui explique que les conduites d’élèves soient différentes. C’est nécessaire pour tenter de définir quel accompagnement pourrait les aider à transférer ce qu’ils savent faire d’un art à l’autre, afin d’éviter que le détour soit sans retour (Claude & Rayou, 2020).
3.Propositions d’explication des différences
Si les élèves ne réussissent pas semblablement les deux activités, c’est, d’après nous, parce que les différences sémiologiques entre deux objets ont des incidences sur l’activité requise dans les trois registres; mais c’est aussi parce que les élèves ne perçoivent pas les deux objets de la même façon.
3.1. Les incidences des différences sémiologiques entre les deux objets
3.1.1. Des savoirs culturels exigeants pour la peinture.
Certes, il n’existe pas de lexique pictural. Pour autant, les signes picturaux ne font pas sens naturellement, même s’il n’y a pas de corrélation arbitraire entre signifiant et signifié (Eco, 1992). Certains motifs ou configurations plastiques sont conventionnellement dotés, préalablement à leur réalisation dans le tableau, de contenus de sens. Un exemple en est la connaissance, souvent utile pour le genre de la peinture d’histoire8 de l’iconographie9. Erwin Panofsky définit deux stades de l’appréhension d’un tableau figuratif: le premier, pré-iconographique, est celui de la reconnaissance de ce qui est figuré, c'est-à-dire des «motifs artistiques»; il permet d’appréhender les significations «primaires ou naturelles». L’«expérience pratique» (1967: 17, 18) d’un récepteur ordinaire y suffit le plus souvent (sont représentés un homme et une femme nus, un paon…). Le second stade est celui de l’iconographie, par lequel le spectateur accède aux significations conventionnelles des motifs, en reconnaissant les thèmes ou concepts (ce sont Adam et Eve, c’est l’attribut d’Héra…). Appréhender ces contenus de sens requiert des connaissances parfois savantes, d’autant que ces conventions sont variables pour le même thème d’un foyer culturel à l’autre.
3.1.2. Un langage qui ne s’appuie pas sur une langue
C’est au récepteur de la peinture de postuler des corrélations entre forme (combinaisons de teintes, de textures et de traits) et sens, sans l’appui d’un code de type linguistique (Eco, 1992). Ceci réclame de lui une participation active, mais moins contrainte, et peut expliquer que les élèves se sentent plus autorisés à produire une interprétation. Par ailleurs, les signes picturaux sont à la fois des désignants (au sens où ils représentent un figuré) et des signifiants à valeur expressive (au sens où les caractéristiques picturales produisent certaines impressions) (Marin, 1971), ils ont une double nature, iconique, du fait qu’ils participent à la figuration, et plastique, du fait qu’ils se caractérisent par une certaine qualité matérielle (Groupe µ, 1992), ce qui peut expliquer pourquoi les élèves construisent plus souvent du sens en articulant les deux aspects du signe. Pour un tableau non figuratif, les caractéristiques plastiques doivent suffire au récepteur pour concevoir sa compréhension/interprétation. Certes, dans la discipline, le lecteur doit aussi donner sens aux caractéristiques sensibles de la forme du texte: mais l’existence du code linguistique peut masquer à une partie des élèves cette modalité de production de sens.
Une autre différence réside dans la temporalité de l’appréhension. Commenter un texte selon les réquisits scolaires suppose des relectures à même de faire émerger diverses interprétations. Cependant, la successivité s’impose à la première lecture. Au contraire, si le tableau présente généralement des jalons au parcours du regard, jalons parfois très visibles, notamment dans un tableau de facture classique, il laisse néanmoins au spectateur le choix d’ordonner les composantes de diverses façons, de sorte que «le tableau n’offre pas une lecture, mais un système de lectures» (Marin, 1971: 21). Ceci peut inciter l’élève à construire une pluralité de sens. Bernard Vouilloux souligne la «labilité des indices qui autorisent l’interprétation figurative» (2006: 142): il dépend du spectateur que telle ou telle caractéristique d’un tableau soit retenue comme signifiante, ce qui peut favoriser, à l’échelle d’un groupe voire au cours de la réception d’un même sujet, des propositions interprétatives diverses.
L’élève récepteur de la peinture pourrait par conséquent se sentir plus encouragé à donner sens à l’œuvre, y compris à sa forme, à concevoir une interprétation plurielle. La peinture est donc telle, par ses caractéristiques propres, qu’elle est susceptible d’encourager les opérations cognitives attendues des enseignants. Mais c’est à la condition que l’élève s’engage effectivement dans la réception, qu’il accepte et s’autorise ce travail de récepteur actif. Ceci suppose un certain rapport à l’objet: dans le registre culturel, un certain mode de valorisation de l’objet; dans le registre identitaire symbolique, un engagement subjectif dans l’interaction avec lui.
3.2. Un rapport différent des élèves aux deux objets
Les entretiens post-passation avec les élèves font apparaître, quand on les compare avec les verbatims des enseignants, un rapport10 à l’œuvre picturale plus favorable aux attendus de ces derniers que leur rapport à l’œuvre littéraire. Nous confronterons dans cette partie des verbatims d’enseignants et d’élèves, afin de mettre en lumière des écarts de conception qui ne peuvent qu’être sources de malentendus.
3.2.1. Le texte du récepteur
Si une minorité des enseignants se réfèrent à une conception du sens des œuvres comme immanent, c’est-à-dire contenu dans l’œuvre même, réduit à l’intentio operis (Eco, 1992), pour la majorité d’entre eux, il s’agit bien de co-construire ce sens, comme l’exprime Yvon 11 (enseignant au lycée):
Il ne s'agit pas d'un matériau mort et figé (…), mais [le texte] est le résultat de deux phases créatives: celle réalisée, parfois dans la douleur, par son auteur, et la recréation, qui la complète, par l’opération de lecture.
Le rapport que les élèves ont au tableau apparaît bien plus compatible avec cet attendu que le rapport qu’ils ont au texte. Sarah (élève de seconde) explique par exemple en entretien: «le tableau, c’est notre opinion, alors qu’un texte, c’est l’opinion de l’auteur… C’est ça qu’il faut dire en commentaire… Dans une peinture c’est plus facile, on est libre». Pour Amélie (élève de troisième): «Sur le tableau il y a rien d’écrit, c’est à nous d’écrire, alors que sur le texte il y a ce qu’il y a déjà écrit». Commentaire et objet du commentaire étant de nature linguistique, elle les perçoit comme concurrents, et ne se sent de ce fait pas autorisée à produire son texte de lectrice (Mazauric, Fourtanier & Langlade, 2011). Cette idée est exprimée par plusieurs élèves de notre corpus. Au contraire, pour la peinture, le langage de l’objet et le métalangage du commentaire sont hétérogènes, ce qui autoriserait le texte de réception. Dayane (élève de seconde) explique par exemple: «une peinture… il y a pas de texte… je veux dire c’est nous on imagine… alors qu’un poème il y a des textes, alors…».
Une partie des enseignants aimeraient que leurs élèves s’appuient sur un investissement subjectif entier (au sens du paradigme du sujet lecteur, Langlade & Rouxel, 2004), sur leurs émotions notamment. Chloé (enseignante en lycée) écrit par exemple: «Je leur demande: - de formuler, d’exprimer leurs émotions – de repérer comment l’émotion a été possible, par quels procédés l’auteur a réussi à la faire naître.». Ils font même parfois de l’émotion une condition incontournable de la compréhension/interprétation des oeuvres, comme Pascal (enseignant en lycée):
Je souhaite qu’ils comprennent que [le texte] est un lieu vivant, de pure émotion, de plaisir, qui doit faire réagir très vite. Si l’émotion n’est pas transmise, il faut savoir faire un sort expéditif à ce texte en expliquant pourquoi (même rapidement), puis tendre les bras à un autre auteur.
Or les élèves, quant à eux, dénient souvent à la littérature tout pouvoir de les émouvoir, au contraire de la peinture:
Hafza: Les émotions du texte moi je les sens pas!
Dayane : Émotifs on n’est pas trop émotifs (rires)
Enquêtrice: Et sur les tableaux ça vous fait quelque chose davantage?
Sarah: Oui parce que il y a des couleurs (…)
Selim: Bien sûr on voit si on voit quelqu’un de mort ça va nous faire quelque chose bien sûr.
Si tous ne sont pas aussi péremptoires, aucun, dans nos entretiens, n’exprime son émotion de lecteur, alors qu’ils sont nombreux à se dire sensibles à la peinture.
3.2.2. La pluralité de l’interprétation
Adrien (enseignant en lycée), comme beaucoup de ses collègues, insiste sur la pluralité de sens qui fait la richesse de l’œuvre littéraire:
Avec mes élèves, je compare volontiers le texte à un mille-feuille. Tous les deux se savourent, et tous les deux ont une multitude de strates. Et plus il y a de strates, meilleur c’est. Les strates d’un chef d’œuvre sont infinies…
Pour les élèves au contraire, si c’est possible de donner plusieurs sens à un tableau, ce n’est pas le cas pour un texte. Ainsi, selon Amélie (élève de troisième): «le texte il peut avoir qu’un seul sens et un tableau il peut avoir plusieurs sens». Dans un autre entretien, Sarah, Hafza et Dayane débattent de l’interprétation de La Nativité de George de la Tour. Pour Hafza: «c’est la naissance de Jésus». Mais pour Sarah: «Non moi j’aurais vu n’importe quelle naissance». Hafza affirme alors la possibilité de la pluralité interprétative: «Ça dépend de la personne qui regarde…» Les deux élèves iront jusqu’ à dépasser leur désaccord interprétatif: non pas un sens ou l’autre, mais une intégration des deux directions de sens :
Hafza: C’est les deux. C’est un commencement.
Sarah: C’est l’espoir… c’est un espoir…
L’enquêtrice tentant alors de les amener au même type d’échanges à propos d’un texte se heurte à une fin de non-recevoir:
Enquêtrice.… mais il n’y a pas deux manières de comprendre?
Ensemble: Un texte? Ben non… un texte, non…
3.2.2. Une forme signifiante
Autre composante du rapport aux œuvres d’art qui sous-tend les attendus scolaires, la forme de l’expression doit être appréhendée comme riche de virtualités connotatives à actualiser: «j’attends qu’ils parviennent à montrer que l’écriture fait sens» (Emma, enseignante en lycée). Presque tous les enseignants regrettent que leurs élèves se contentent souvent de décrire des caractéristiques formelles sans rien en faire, comme l’écrit Maria (enseignante en lycée): «Je voudrais éviter le formalisme sans construction du sens (les élèves décrivent la forme, relèvent des figures de style, des champs lexicaux, décrivent la prosodie mais n’en font rien)». Cet échange entre des élèves à propos de «Stances à Marquise» de Corneille12 nous semble illustrer ce que Maria souhaite éviter: pendant qu’Hafza tente de construire du sens, Sarah et Dayane s’évertuent à décrire la versification:
Sarah: C’est un poème… (à propos de Stances à Marquise de Corneille)
Dayane: Il y a des rimes… Des rimes plates ou des rimes embrassées…
Hafza: Mais c’est un vieux…
Sarah: Croisées… je crois?
Dayane: Ah oui croisées
Hafza: …une personne âgée qui fait une déclaration…
Sarah: Il y a des strophes…des… quatre… quatrains.
En revanche, concernant la peinture, ils évoquent très souvent les caractéristiques plastiques, notamment les couleurs, pour expliquer comment ils s’y prennent pour commenter, comme Akim (élève de seconde): «Dans le tableau il y a les couleurs qui nous annoncent… les sentiments, la joie ou… et comme il y a des couleurs chacun fait des hypothèses…».
Au-delà des caractéristiques sémiologiques de la peinture, le rapport des élèves à cet art peut donc expliquer que leurs productions écrites sont plus proches de ce que valorisent les enseignants quand il s’agit de peinture que quand il s’agit de littérature. Le statut des deux exercices dans les évaluations, très différent, y contribue sans doute. En effet, si les programmes français prescrivent la «lecture de l’image» à tous les niveaux du secondaire, elle est beaucoup moins présente que la littérature dans les épreuves certificatives, ce qui fait que les élèves sont moins souvent soumis à des exercices d’entraînement notés. Or, plusieurs nous disent en entretien, comme Fatiha, que «si dans un commentaire on dit quelque chose qui nous plaît et qu’on développe, peut-être que Mme E (son enseignante) c’est pas ça qu’elle voulait comme idée et on n’aura pas une bonne note». Cette crainte contribue sans doute à construire leur rapport différent aux deux arts. Certains des enseignants qui ont répondu à notre enquête le soulignent, comme Pascal (enseignant en lycée): «ils parlent plus facilement devant un tableau (…) que devant un texte dont la forme écrite rappelle immédiatement la contrainte de la copie, du devoir sanctionné par une note».
Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que les enseignants cherchent à faire de la peinture une médiation pour la littérature. Une enseignante en collège dit en entretien: «Ce travail les aide à revenir au texte: ils comprennent enfin ce que j’attends!» Or, si nous sommes en mesure de confirmer que les élèves, notamment dans les collèges les plus défavorisés, y rencontrent moins de difficultés, nous constatons que cette facilitation provient des écarts entre les deux arts: l’activité de compréhension/interprétation ne peut donc être transposée à l’identique, son transfert d’un art à l’autre nécessite une adaptation.
4. L'accompagnement didactique nécessaire
Notre enquête auprès des enseignants fait apparaître trois types de posture concernant le transfert des apprentissages d’un art à l’autre.
Quelques enseignants font le choix délibéré de cacher à leurs élèves la finalité du travail qu’ils proposent aux élèves sur la peinture: comme ce travail plaît aux élèves, ils craignent de perdre leur implication en faisant explicitement le lien avec la littérature. Ainsi Delphine (enseignante en collège) écrit-elle: «Ils aiment tellement ça que j’essaie de ne pas casser l’ambiance en leur rappelant qu’en réalité on fait du français». Marie (enseignante en lycée) se réjouit quant à elle que les élèves «sont comme Monsieur Jourdain, avec la peinture ils apprennent le commentaire sans le savoir!». Il s’agirait donc, en somme, pour préserver l’engagement des élèves dans l’exercice quand il porte sur la peinture, d’invisibiliser la finalité du retour à la littérature.
Les enseignants d’un second groupe, majoritaires, explicitent la finalité du retour à la littérature mais considèrent que le passage d’un art à l’autre va de soi. Julien (enseignant en collège), écrit: «Ils voient bien que le principe est le même: être à l’écoute de ses réactions à l’œuvre et en faire quelque chose.» La médiation par la peinture risque fort de rester lettre morte si l’enseignant n’aide pas ses élèves à prendre conscience, d’une part des apprentissages qu’ils ont réalisés et, d’autre part, des transformations qu’il est nécessaire de faire subir à ces apprentissages pour les adapter à un objet de nature différente. On peut craindre que seuls ceux qui disposent déjà du rapport à la littérature requis par l’exercice ne soient en mesure de prendre en charge par eux-mêmes le retour du détour, les autres restant tributaires de représentations qui font obstacle à leur réussite.
Les enseignants d’un dernier groupe disent s’attacher à accompagner le travail de recontextualisation, au profit du commentaire littéraire, des compétences acquises par la pratique du commentaire pictural. Ainsi Emma, enseignante en lycée, détaille en entretien l’accompagnement didactique qu’elle a opéré suite à une remarque fortuite d’un de ses élèves:
J’ai travaillé sur le Radeau de la Méduse; il fallait observer, réagir, construire une interprétation à partir de là. Quand je leur ai demandé de faire le bilan de ce que nous avions fait un élève a dit: ‘’c’était bien aujourd’hui, ce qu’on a fait était mieux que d’habitude’’. Un autre a répondu: ‘’on a fait exactement la même chose que d’habitude’’. J’étais ravie, je les ai fait travailler à partir de là: ce que nous avions fait, les points communs et les différences avec ce que nous faisons sur la littérature (…) pour que ça serve à quelque chose il faut arriver à ce qu’ils fassent le lien.
Pour ces enseignants, il est nécessaire de faire identifier aux élèves l’opération intellectuelle qui leur a permis de commenter la peinture, de manière à ce qu’ils puissent la décontextualiser et la recontextualiser au profit de la littérature. Compte tenu de ce que notre recherche nous a appris du rapport très différent des élèves aux deux arts, qui s’ajoute aux différences sémiotiques, on peut affirmer que c’est une condition pour faire jouer à la peinture un rôle de médiation vers la littérature.
Conclusion
Passer par la peinture pour favoriser les apprentissages en commentaire de la littérature (au sens large que nous donnons au mot commentaire) est un projet légitime. En effet, par rapport à la littérature, les élèves s’approchent davantage de ce qui est attendu des enseignants quand on leur demande, en amont de tout dispositif didactique, d’écrire leur compréhension/interprétation d’un tableau. Ils partent de moins loin des normes scolaires en commentaire pictural qu’en commentaire littéraire. Ce sont, d’après nos analyses, les écarts sémiotiques et surtout le rapport différent des élèves aux deux arts qui expliquent cette meilleure réussite: beaucoup d’élèves que nous avons rencontrés en entretien manifestent un rapport à la peinture qui est compatible avec les réquisits scolaires; au contraire, concernant la littérature de nombreux malentendus apparaissent, qui affectent nos trois registres. On peut considérer ces malentendus comme socio-scolaires (Rayou, 202O), du fait que les écarts entre réussite en commentaire pictural et en commentaire littéraire s’accroissent, dans notre recherche, pour les élèves des établissements de recrutement très populaire. Par conséquent, la préconisation d'une médiation par la peinture peut être illusoire si elle présuppose l’évidence d’un transfert entre les deux processus de compréhension/interprétation: si l’enseignant considère que c’est la même activité, donc qu’il n’y aucune difficulté à transposer à la littérature ce qu’on sait faire sur la peinture, les malentendus risquent de rester entiers. Les inégalités de réussite concernant la littérature ont de ce fait peu de chances de diminuer. En revanche, le détour par la peinture est prometteur si l’enseignant prend en charge, dans les trois registres que nous avons définis, l’étayage du retour à la littérature, c’est-à-dire qu’il accompagne ses élèves dans le transfert, au profit du commentaire littéraire, de ce qu’ils sont capables de faire en commentaire pictural.
Bibliographie
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«Marquise, si mon visage / A quelques traits un peu vieux, / Souvenez-vous qu'à mon âge / Vous ne vaudrez guère mieux.»