Quels usages des adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires dans les manuels de français pour le collège?



Les adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires constituent une importante porte d’entrée pour le cinéma dans les manuels de français: un dépouillement des manuels en vigueur en France pour le collège1 fait en effet apparaitre que plus d’une activité sur deux consacrées à un film concerne une adaptation d’œuvre littéraire. 

Cette situation ne trouve pas son explication dans les programmes: les indications de corpus dans les prescriptions «proposent des ouvertures vers l’éducation aux médias et vers d’autres formes d’expression artistique (particulièrement des oeuvres picturales et cinématographiques)»2, et sur quatre occurrences du cinéma parmi les pistes plus précises ouvertes pour les classes de collège, une seule suggère qu’on peut «s’appuyer sur une adaptation cinématographique ou télévisuelle d’un roman ou d’une nouvelle réaliste ou naturaliste»3. Parmi les compétences visées pour les classes de collège, la compétence «lire et comprendre des images fixes ou mobiles variées empruntées à la peinture, aux arts plastiques, à la photographie, à la publicité et au cinéma en fondant sa lecture sur quelques outils d’analyse simples» figure par ailleurs au même niveau que celles qui concernent la lecture de textes littéraires («lire des œuvres littéraires et fréquenter des œuvres d’art» et «élaborer une interprétation de textes littéraires»). Les programmes prévoient donc un travail à part entière sur le cinéma, sans donner de priorité en termes de corpus à des adaptations d’œuvres littéraires. 

Cette forte présence des adaptations dans les manuels traduirait-elle alors l’affirmation d’un mode de traitement des films, qui répondrait au besoin identifié par Le Français aujourd’hui en 2009, d’une «didactique à inventer» en ce qui concerne les relations texte / film? Les pages consacrées à ces adaptations feraient-elles écho à des réflexions et propositions de didacticiens de la littérature, comme Langlade (2012) qui invite à prendre au sérieux les interprétations proposées par des adaptations pour ouvrir le jeu interprétatif dans la lecture des textes,ou Louichon (2015) qui établit l’intérêt d’aborder des œuvres patrimoniales à partir de leurs relectures et réécritures contemporaines, notamment au cinéma? Dans quelle mesure les activités organisées s’attachent-elles aux spécificités des compétences que doivent respectivement mobiliser le lecteur d’œuvres littéraires et le spectateur de films (Lacelle, 2011)?

Cet article propose d’explorer les usages que les manuels font de ces adaptations: quels objectifs sont assignés au travail sur, ou avec, des adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires? Comment est organisée la mise en relation entre texte et film? Dans quelle mesure l’un est-il exploité au service de la lecture de l’autre? À quelles conditions la confrontation se fait-elle l’occasion d’un dialogue dynamique entre les œuvres? 

Corpus et méthode 

L’analyse s’appuie sur le dépouillement de six collections françaises de manuels pour le collège, qui regroupe les quatre premières années du cycle secondaire en France: Fleurs d’encre (Hachette), Colibris (Hatier), Jardin des Lettres (Magnard), Terre des Lettres (Nathan), Envol des Lettres (Belin) et Passeurs de textes (Robert).
L’ensemble des questionnaires consacrés à une séquence filmique dans ces vingt-quatre manuels a d’abord été repéré: ont été retenus les questionnaires portant sur un ensemble de photogrammes, sur un extrait ou dans certains cas sur la bande-annonce, à l’exclusion de questions parfois proposées sur un photogramme isolé mis en regard d’un texte, car dans ce cas les questions n’engagent pas la narration par séquences d’images animées, et à l’exclusion des pages souvent placées en fin de groupements de textes, invitant à visionner des bande-annonce pour suggérer des films en prolongement de la séquence, car ils ne présentent pas de questionnement spécifique adapté à l’œuvre concernée. Ce dépouillement aboutit à un total de 66 questionnaires parmi lesquels la part des adaptations est très importante puisqu’elle s’élève à 39 questionnaires, soit bien plus de la moitié du corpus. 

Ce corpus de questionnaires a été examiné pour identifier les objectifs du travail envisagé sur ces adaptations et la nature des activités attendues de la part des élèves. Cette analyse a été ponctuellement complétée par la consultation des guides à destination des enseignants («livre du professeur»), pour confirmer certaines hypothèses ou éclairer les attentes liées à certaines questions ou activités. Les propositions de manuels ne sont évidemment pas un reflet des pratiques effectives dans les classes, mais elles témoignent de logiques disciplinaires et sont révélatrices de représentations et d’usages prégnants (Perret-Truchot, 2015). L’étude du corpus a permis d’établir une typologie, qui s’organise autour des manières de constituer (ou non) l’adaptation comme une ressource didactique pour mieux appréhender textes et films et/ou d’en faire un objet de réflexion à part entière. 

Typologie des usages d’adaptations cinématographiques

Des adaptations invisibles: un paradoxe?

Un premier constat étonne: dans plus du tiers des questionnaires organisant un travail sur une adaptation cinématographique d’une œuvre littéraire, aucune mise en relation entre le film et le texte n’est établie (cette situation concerne 15 des 39 questionnaires du corpus). Le fait que le film soit une adaptation apparaît pourtant systématiquement parmi les informations fournies, titre et auteur du roman figurant aux côtés du nom du réalisateur, de l’année de création et d’éventuelles autres précisions, sur l’obtention d’un prix par exemple. Le statut d’adaptation est même mentionné quand le lien à l’œuvre est ténu, par exemple dans le cas du Roi et l’oiseau (Grimaut et Prévert), dont le manuel Terre des Lettres 5e précise qu’il est «tiré du conte d’Andersen La Bergère et le ramoneur». Dans un seul cas, l’œuvre littéraire que le film adapte n’est pas citée (Fantastic Mr Fox de Wes Anderson, dont Passeurs de textes 6e ne signale pas qu’il adapte un roman de Roald Dahl), mais un autre lien est curieusement instauré avec la littérature: la troisième et dernière activité proposée, intitulée «du livre au film d’animation», demande aux élèves de «retrouve[r], pour chaque élément du récit, l’élément correspondant du film», en remplissant dans un tableau la colonne consacrée au film en regard d’une colonne listant les personnages et péripéties du Roman de Renart (par exemple, «Renart et Hermeline» ou «Renart et Chantecler le coq»). Le film se voit ainsi traité comme une réécriture du Roman de Renart, sans considération pour le roman de Roald Dahl qui constitue le chaînon manquant entre cette œuvre patrimoniale et le film de Wes Anderson. Ce cas atypique associe invisibilité du processus d’adaptation de l’œuvre littéraire et travail explicite sur des enjeux intertextuels, avec une œuvre autre que celle adaptée par le film. Mais dans les autres cas, l’invisibilité de l’adaptation prend la forme d’un travail centré sur le film sans mise en relation explicite avec l’œuvre littéraire. Le processus d’adaptation peut ne faire l’objet d’aucun travail spécifique quand bien même la page porte un titre orientant l’attention vers cet enjeu – «l’adaptation cinématographique: Germinal de Claude Berri» (Colibris 4e) ou «Cinéma: adapter une nouvelle réaliste à l’écran» (Passeurs de textes 4e à propos de La Parure de Claude Chabrol) –, situation qui se présente quand le texte littéraire figure dans les pages qui précèdent l’activité consacrée au film. La double page sur l’adaptation de Germinal par Claude Berri dans Colibris 4e conclut ainsi un chapitre sur le récit réaliste au XIXe siècle, comportant notamment un extrait du roman, mais la séquence du film retenue pour l’analyse ne concerne pas le même passage et aucune question ou commentaire n’invite à mettre en relation ces deux extraits d’œuvres, traités indépendamment l’un de l’autre. 

Cette situation apparaît paradoxale: pourquoi tant d’adaptations parmi les films présentés, si, en l’absence de mise en relation explicite avec l’œuvre adaptée, ces films ne sont pas traités en tant qu’adaptations? La proximité avec la littérature peut sans doute produire un effet de légitimation d’œuvres cinématographiques dans une discipline prioritairement tournée vers l’acquisition de compétences de lecture littéraire. Mais aucun discours explicite ne vient à l’appui de cette hypothèse, difficile à étayer. Sans être exclusif de cet enjeu de légitimité, un autre paramètre est plus objectivable: en France, le cinéma a fait son entrée dans les examens de la discipline français avec l’introduction de films au programme de l’enseignement de littérature pour les classes de terminale de spécialité littéraire, entre 1995 et 2019; or les œuvres mises au programme ont été très majoritairement des adaptations d’œuvres littéraires, figurant conjointement au programme. Quelles que soient les raisons de cette situation, cette place faite au cinéma dans les épreuves certificatives de la fin du lycée sous la forme prioritaire d’adaptations n’a pas pu ne pas modeler des habitudes de travail des enseignants de français, qui se sont ainsi familiarisés avec des films comme objets d’enseignement dans le cadre d’un travail de confrontation entre des œuvres littéraires et leur adaptation filmique. Cela peut contribuer à expliquer la familiarité des enseignants de français avec un corpus d’adaptations cinématographiques, qui se voient alors sans surprise surreprésentées parmi les films envisagés pour un travail en classe de français. Cet éclairage par un pan important de l’histoire de l’entrée du cinéma dans les objets de la discipline n’explique cependant pas le paradoxe qui demeure, de la non mise en relation des films avec les textes. Le travail de mise en relation entre texte et film paraît peut-être suffisamment familier aux enseignants pour que les auteurs de manuels présupposent qu’ils sauront s’emparer s’ils le souhaitent de cette piste pour compléter le travail proposé sur le film? Rien n’étant spécifié dans ce sens dans les livres de l’enseignant, il est difficile d’aller plus loin que ces quelques hypothèses explicatives. Mais la fréquente invisibilité du processus d’adaptation mérite d’être remarquée et interrogée.

L’adaptation comme ressource pour faciliter l’accès au texte

Une deuxième situation regroupe les cas dans lesquels un rôle de médiation est confié aux adaptations cinématographiques, mobilisées pour faciliter l’accès des élèves à un texte. Cette approche se voit parfois formulée de manière très explicite à travers le titre des pages consacrées aux films concernés: deux manuels abordent ainsi des adaptations de Cyrano de Bergerac avec l’objectif explicite d’»entrer dans la pièce grâce à des adaptations filmiques» (Fleurs d’encre 4e) ou de «découvrir la pièce avec le film de Jean-Paul Rappeneau» (Terre des Lettres 4e). Cette intention est parfois moins explicite mais on l’identifie aussi dans un questionnaire sur une scène de Topaze qui commence par une question sur deux photogrammes de la version filmée, et où un extrait du film vient ponctuellement à l’appui de la compréhension du texte, en donnant l’occasion d’observer la gestuelle qui accompagne les paroles des personnages (Jardin des Lettres 5e). Même si la fonction d’auxiliaire à la lecture reste ici plutôt implicite, on identifie dans ce questionnaire la même intention que celle explicitée dans le livre du professeur de ce manuel quand un extrait du film La Planète des singes précède deux extraits du roman de Pierre Boulle, à savoir que «l’entrée dans le roman par le film permet de comprendre immédiatement la confrontation des deux espèces». 

Cette situation est bien différente de la première décrite puisque ces films se voient ici attribuer un rôle en tant qu’adaptations d’œuvres littéraires; toutefois, ce travail avec plutôt que sur les adaptations les place dans une situation de quasi-transparence, leur rôle d’auxiliaire à la lecture n’étant pas l’occasion d’un travail sur ce qui ferait par exemple l’originalité ou l’intérêt de l’œuvre cinématographique.

Cette situation est assez peu représentée dans le corpus, à quatre reprises seulement, et il est notable que trois de ces quatre occurrences concernent des adaptations de textes dramatiques: il semble bien que les adaptations de pièces de théâtre soient utilisées prioritairement pour faciliter une représentation mentale de personnages et/ou de contextes culturels qui ne sont pas décrits dans les extraits lus, tout en donnant à entendre un texte conçu pour être mis en voix. Une comparaison avec l’usage que les mêmes manuels font d’images ou d’extraits de captations de représentations théâtrales serait utile pour savoir si le même usage est fait de ces images ou si le travail s’organise davantage en direction d’une ouverture des interprétations possibles du texte joué, mais cela demanderait de constituer un autre corpus que celui étudié ici. Les manuels investigués permettent encore de distinguer trois types d’usages de l’adaptation qui constituent celle-ci en ressource pour mieux outiller la lecture des textes et/ou des films.

La comparaison au service d’un approfondissement de la lecture

Le travail de mise en relation entre les œuvres littéraires et leurs adaptations cinématographiques prend la forme de diverses approches comparatives dont les objectifs varient, allant de l’évaluation de la fidélité de l’adaptation à une confrontation dynamique des interprétations proposées ou suggérées par chaque œuvre, en passant par une approche plus orientée vers l’appréhension des procédés visuels propres au médium cinéma. 

La question de la fidélité traverse de nombreux questionnaires, sans jamais en constituer l’orientation principale ou unique. Elle est l’occasion d’un trajet qui mène du film vers une relecture approfondie du texte. Pour évaluer si telle représentation est conforme au texte ou laquelle de deux représentations y serait la plus fidèle, les élèves sont invités à se lancer dans un travail de compréhension et de relevé des passages du texte qui correspondraient, ou non, à divers éléments des films. Le livre du professeur accompagnant le Jardin des Lettres 3e explicite cette attente liée à une question sur la «conformité» au texte de plusieurs représentations de Frankenstein au cinéma: 

La question vise à écouter les réponses des élèves et à juger de l'acribie de leur lecture du texte, à l'épreuve de représentations visuelles [...]. Faire travailler les élèves sur le rapport entre texte et image implique de questionner la justesse de leur lecture du texte, le degré d'adaptation qu'il permet et la fidélité des interprétations.

Ainsi, les représentations visuelles mettent à l’épreuve et exercent la rigueur de lecteurs qui doivent être attentifs à ce qui est indiqué, ou non, par le texte. Le repérage des points communs et différences est plus ou moins guidé selon les questionnaires: certains pointent précisément un élément à observer («quels objets magiques Jean Cocteau a-t-il ajoutés au conte?», Jardin des Lettres 6e), quand d’autres posent la question de manière plus ouverte (« D’après la bande-annonce et les documents de cette double page, le film vous semble-t-il fidèle au récit de J.D. Bauby? Justifiez». Fleurs d’encre 3e). Il est important de préciser que ce repérage constitue une étape dans un parcours qui qui ne s’en tient jamais à évaluer la fidélité de l’adaptation au texte, mais se prolonge dans deux directions distinctes.

La comparaison pour appréhender des procédés cinématographiques

Le travail initial d’observation des écarts et d’évaluation de la fidélité prépare dans certains questionnaires un travail de lecture des images cinématographiques, dont l’objectif est l’acquisition de notions sur des procédés visuels courants au cinéma. La double page d’Envol des Lettres 4e consacrée à La Parure, qui annonce ainsi l’ objectif de «comparer une œuvre littéraire et son adaptation télévisuelle», fournit comme ressource pour traiter les questions un encadré de vocabulaire comportant les définitions du fondu enchainé, du gros plan, du travelling et du zoom avant. Une partie des questions invite à mettre en relation les choix de procédés de Claude Chabrol avec les éléments de la nouvelle qu’ils transposent à l’écran: par exemple,

quand mme Loisel se regarde dans le miroir, quelles autres images d’elle apparaissent? Comment appelle-t-on ce procédé? En quoi illustre-t-il l’extrait de la nouvelle de Maupassant p. 26?

La comparaison devient confrontation intermédiale et sert, autant sinon plus qu’à vérifier la rigueur de la lecture du texte, à favoriser l’observation des procédés cinématographiques utilisés pour «restituer»4 les éléments du texte en les faisant passer à l’écran. Cette orientation de la lecture vers un outillage technique de la lecture des images cinématographiques est présente (sans être exclusive) dans 10 questionnaires sur les 24 qui organisent une mise en relation entre film et texte. Les procédés abordés sont variés et il semble que l’appui sur la confrontation avec le texte adapté favorise une approche des films attentive à la diversité des ressources cinématographiques exploitées et à l’originalité de chaque création: les procédés examinés dans les pages n’établissant pas de mise en relation avec l’œuvre littéraire présentent en effet moins de diversité (elles sont centrées sur les angles de vue et cadrages et ne proposent que rarement l’analyse d’effets liés au montage, aux éléments sonores ou autres caractéristiques qui distinguent les images cinématographiques d’images fixes) que dans celles qui s’appuient sur la confrontation au texte, où se voient abordés plus régulièrement ces enjeux propres à la création de séquences d’images animées accompagnées de sons. Fleurs d’encre 3e développe ainsi un dossier en plusieurs doubles pages où une confrontation intermédiale entre des extraits d’autobiographies et leur adaptation en BD ou en film est systématiquement organisée; à l’appui de ce travail, une fiche méthode distingue explicitement les niveaux d’analyse entre étude de photogrammes et de séquences filmiques, et précise quels procédés sont propres à ce deuxième niveau: 

Pour analyser une séquence filmique, observer et interpréter: 

- l’organisation des plans (succession linéaire des plans, parallélismes, jeux d’opposition, effet de champ/contre-champ, effet de pause, ralenti, accélération, zoom, etc.);

- les effets créés au montage pour enchainer les séquences (fondu au noir, fondu enchaîné, coupe franche, etc.)

- les bruitages et la bande-son.

Ces aspects de la narration filmique5 ne se voient qu’exceptionnellement abordés quand les adaptations ne sont pas mises en relation avec l’œuvre littéraire. De manière complémentaire, trois questionnaires invitent les élèves à consulter des documents sur la réalisation du film pour découvrir soit une technique d’animation particulière (l’imitation de l’esthétique du vitrail par papier découpé dans l’adaptation de Bisclavret de Marie de France par Emilie Mercier, Envol des Lettres 5e), soit la diversité des métiers et des enjeux techniques de la réalisation d’un film autour du tournage de La Bête humaine par Jean Renoir (Jardin des Lettres 4e), soit l’accueil critique du film (Fleurs d’encre 4e sur La Parure). Sans que cette approche résulte du travail de mise en relation entre texte et film, il s’avère que les trois dossiers qui présentent des éléments sur le «making-of» des films se trouvent dans des questionnaires fortement structurés autour d’une approche comparative des deux œuvres.

Une autre approche du langage cinématographique, rare dans le corpus, se trouve également exclusivement associée au prolongement d’une confrontation entre texte et film: il s’agit d’activités plaçant les élèves en situation de manier le langage cinématographique pour planifier une séquence adaptée d’un extrait de l’œuvre – Fleurs d’encre 4e propose de créer un storyboard en dessinant schématiquement les plans qui permettraient de transposer un passage de La Parure; pour la 4e également, Le Jardin des Lettres propose un travail équivalent en conclusion du travail sur La Bête humaine

Dans l’ensemble du corpus, on observe donc que les approches comparatives vont de pair avec une appréhension plus approfondie du langage cinématographique que lorsque les adaptations ne sont pas traitées en rapport avec l’œuvre source. Ce constat ne permet pas de conclure qu’une approche comparative serait une condition pour déployer une étude rigoureuse du  cinéma en classe de français, mais il est intéressant de relever cette corrélation qui suggère que la situation de confrontation entre texte et film, en même temps qu’elle fournit des supports d’activités familiers aux enseignants, est peut-être aussi de nature à clarifier le projet de lecture dans lequel le film trouve sa place et à favoriser l’identification des spécificités de l’écriture cinématographique pertinentes à analyser au regard de ce projet.

Des interprétations mises en dialogue

Outre l’approche des procédés cinématographiques, le travail de comparaison prévu dans une première étape des questionnaires prépare également une réflexion sur les écarts interprétatifs entre les œuvres littéraires et leurs adaptations. Cette réflexion dépasse le cadre strict de la comparaison examinée plus haut en ce qu’il ne s’agit pas seulement de repérer les différences, mais d’engager une réflexion à un autre niveau.

A un premier niveau, dans plusieurs questionnaires le travail de comparaison aboutit à une question orientée vers une appréciation personnelle, comme dans cette question «bilan» qui suit la comparaison de deux versions cinématographiques de La Belle et la Bête, entre elles et avec le conte qui en est la source: 

Lequel de ces deux films vous semble le plus fidèle au conte? Lequel préférez-vous? Justifiez vos réponses. (Envol des Lettres 6e).

Ce type de questions vise non pas un jugement de gout mais un «jugement de valeur» construit et argumenté, selon la distinction de Dumortier (2012): c’est après une observation rigoureuse des différences entre les œuvres et une réflexion sur les effets produits par les choix opérés que les élèves ont à exprimer et justifier une préférence, qui a vocation à être mise en discussion. 

Mais plus souvent qu’à exprimer leur «préférence», des questions invitent les élèves à s’interroger sur les représentations des personnages ou les modifications apportées:

Que penses-tu de la façon dont Gwynplaine est représenté? (Jardin des Lettres 5e)

Quels personnages du film n’existent pas ou presque pas dans le livre? Quel est l’intérêt d’avoir créé ces personnages? (Terre des Lettres 6e)

Relevez ce que le réalisateur a ajouté par rapport au roman. Ces ajouts vous semblent-ils respecter l'esprit du roman? Justifiez votre point de vue. (Fleurs d’encre 5e)

Proposez des hypothèses pour expliquer les choix du réalisateur et échangez vos points de vue. (Fleurs d’encre 3e)

Les réponses attendues reposent sur une confrontation des adaptations avec l’œuvre littéraire, mais à la différence des questions portant sur la fidélité ou pointant les écarts et transpositions à repérer pour étayer la compréhension littérale du texte, la réflexion, ici plus ouverte, porte sur le sens qui peut être donné aux œuvres: les éventuelles divergences entre texte et adaptation(s) créent un espace dans lequel chaque lecteur est encouragé à s’interroger sur le sens qu’il donne à l’œuvre, l’effet qu’elle produit sur lui, et ainsi à préciser sa propre interprétation – «l’esprit du roman» pouvant faire l’objet de différentes lectures et d’échanges de points de vue argumentés. 

A un second niveau, quelques dossiers engagent un travail explicite sur la dynamique interprétative des réécritures et constituent le processus de l’adaptation en objet de réflexion. Cette orientation est surtout saillante dans les manuels de la collection Fleurs d’encre. Le travail sur La Parure pour des 4e se prolonge ainsi en un débat sur la question «Pourquoi adapter un texte littéraire au cinéma?» et se termine avec une activité de rédaction d’un projet d’adaptation filmique «de la nouvelle de Maupassant en la transposant dans le monde d’aujourd’hui». Le processus d’adaptation est aussi constitué en objet de réflexion dans le manuel de 3e qui consacre un chapitre d’une vingtaine de pages aux «récits autobiographiques et réécritures», le sous-titre «atelier lecture et cinéma» précisant qu’il s’agit d’étudier des adaptations cinématographiques de récits autobiographiques. Chaque étape du chapitre organise une analyse comparative d’extraits du texte et du film, de manière assez conforme à ce que la plupart des autres manuels proposent, mais quelques questions atypiques font écho au débat proposé dans l’édition destinée aux 4e, comme les suivantes qui accompagnent la lecture d’une critique du Scaphandre et le Papillon adapté par Julien Schnabel et une étude de passages de L'Enfant noir:

Pourquoi la fidélité du film à l’esprit du livre revêt-elle une telle importance pour le critique? Proposez des hypothèses explicatives. 

Quels liens les réécritures de L’Enfant noir entretiennent-elles avec le roman de C. Laye? Définissez le terme «réécriture» à partir des réponses précédentes.

Ces questions qui émaillent les différents questionnaires préparent une activité finale de débat sur le sujet: «Regarder l’adaptation cinématographique d’une œuvre littéraire peut-il remplacer la lecture de cette œuvre?». Ce chapitre, certes unique du point de vue de l’ampleur donnée à ce travail, se montre soucieux à la fois de l’approche des procédés cinématographiques et de l’ouverture des interprétations, et il approfondit la réflexion en problématisant explicitement ce qu’engage l’adaptation d’une œuvre littéraire en film. Ce cas particulier illustre comment une problématisation explicite du statut des adaptations est favorable à l’articulation des différents objectifs décrits précédemment.  

Conclusion 

L’étude des pages de manuels consacrées à des adaptations cinématographiques a permis de distinguer différentes approches de ces films et différentes manières de travailler sur les liens qu’ils entretiennent avec une œuvre littéraire. À partir de ces usages et de leur catégorisation, on peut identifier quelques caractéristiques de la place accordée au cinéma par la discipline français dans le secondaire en France.

D’abord, on constate que le cinéma est pleinement entré parmi les objets d’étude de la discipline. Par rapport à la situation décrite par Archat-Tatah en 2013, force est de constater que les manuels proposent bien plus de travailler sur les films qu’avec eux. Même si la situation d’invisibilité dans laquelle sont placées une grande partie des adaptations traitées dans les manuels suggère que les enjeux liés au choix des films et à la définition des objectifs d’apprentissage restent en partie implicites voire impensés, cette situation traduit en même temps une certaine autonomisation des œuvres cinématographiques, appréhendées indépendamment d’une relation privilégiée avec la littérature.

Il convient ensuite de souligner à quel point la mise en relation d’une adaptation avec l’œuvre littéraire qui l’a inspirée ne se réduit pas à donner aux films une fonction ancillaire. Les cas où des adaptations sont mobilisées pour faciliter l’entrée dans un texte sans autre attention portée à son intérêt en tant qu’œuvre originale sont en effet rares dans le corpus, et concernent quasiment exclusivement des textes de théâtre qu’ils permettent de faire entendre aux élèves. Mais la plupart des questionnaires déploient une approche bien différente, dans laquelle la confrontation du texte et du film est l’occasion d’une certaine réciprocité des éclairages. Le travail de comparaison consistant à repérer les points communs et les différences, qui apparaît comme un passage obligé de la mise en relation des deux œuvres dans un premier temps des questionnaires, prépare un autre niveau de lecture, dans deux directions: le travail peut se tourner vers l’appréhension des procédés cinématographiques éclairés par la confrontation aux passages du texte «traduits» à l’écran, ou orienter la réflexion vers les choix et déplacements opérés dans le film, pour mettre en évidence l’ouverture interprétative permise par l’œuvre et encourager les élèves à élaborer leur propre interprétation. Ces deux orientations sont plus ou moins articulées l’une avec l’autre selon les questionnaires et semblent être d’autant mieux mises en cohérence que le projet de lecture problématise le statut d’adaptation du film et son inscription dans une dynamique de réécriture. 

Ainsi, loin d’apparaitre comme le signe que le cinéma resterait dans l’enseignement du français inféodé à la littérature, l’importance donnée au travail sur des adaptations semble bien plutôt correspondre à une forme de didactisation du cinéma qui se stabiliserait dans la discipline – mais qui ne peut concerner qu’un pan du cinéma: restent alors à questionner d’autres formes de didactisation qui pourraient convenir pour le répertoire cinématographique avec lequel cette voie ne peut pas être empruntée.

Bibliographie

Archat-Tatah, Caroline (2013), Ce que l’école fait avec le cinéma, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Dumortier, Jean-Louis (2012), «Contribuer à la formation d’amateurs éclairés», in La Rencontre avec l’œuvre. Éprouver, pratiquer, enseigner les arts et la culture, J.-C. Chabanne, M. Parayre et E. Villagordo, Paris, L’Harmattan, p. 159-172.

Le Français aujourd’hui (2009), Films et textes: une didactique à inventer.

Lacelle, Nathalie (2011), «Modèle de lecture-spectature, à intention didactique, de l'œuvre littéraire et de son adaptation filmique», La Lettre de l'AIRDF, n°49, p. 32-36.

Langlade, Gérard. (2012). «Lectures cinématographiques comparées d’une œuvre patrimoniale: La Princesse de Clèves», in Les patrimoines littéraires à l’école, Usages et enjeux, Ahr S. et Denizot N., Namur, Presses universitaires de Namur, p. 17-31.

Louichon, Brigitte (2015). «Le patrimoine littéraire: du passé dans le présent», in Les patrimoines littéraires à l’école. Tensions et débats actuels, M.-F. Bishop, et A. Belhadjin (dir.), Paris, Honoré Champion, p. 93-106.

Perret-Truchot, Laetitia (2015), Analyser les manuels scolaires, Rennes, Presses universitaires de Rennes.


Le collège français correspond aux quatre premières années du secondaire et accueille l’ensemble des élèves de 11 (classe de 6e) à 16 ans (classe de 3e). Le corpus des manuels étudiés fait l’objet d’une présentation détaillée plus bas.
Ministère de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Bulletin officiel spécial n°11 du 26 novembre 2015, p. 237.
Ibid., p. 249.
«Par quels moyens visuels l’énumération des exemples est-elle restituée? S’agit-il des mêmes exemples?», interroge le Jardin des Lettres 3e sur un extrait de l’adaptation en dessin animé de la Ferme des animaux par Halas et Batchelor.
Que les programmes de français invitent pourtant bien à aborder puisque les élèves doivent être capables de «lire des images fixes et mobiles» empruntées notamment au cinéma «en fondant [leur] lecture sur quelques outils d’analyse simples», et qu’à ce titre il convient de prévoir le «visionnage de quelques grandes œuvres marquantes du patrimoine cinématographique» en l’accompagnant d’un «repérage de procédés et [de] recherche du sens». Ministère de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Bulletin officiel spécial n°11 du 26 novembre 2015, p. 237.

Pour citer l'article

Hélène Raux, "Quels usages des adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires dans les manuels de français pour le collège? ", Transpositio, n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image, 2024

http://www.transpositio.org/articles/view/quels-usages-des-adaptations-cinematographiques-d-oeuvres-litteraires-dans-les-manuels-de-francais-pour-le-college

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