Depuis les années 2010, la bande dessinée connaît des mutations sociales et culturelles sans précédents. En 2017, au regard d’une légitimité devenue incontestable dans les médias, dans les musées et sur le marché de l’art, la revue Le Débat titre sur «le sacre» du médium. Dix ans après la publication de son ouvrage Un objet culturel non identifié (2006), Thierry Groensteen fait le compte des handicaps symboliques et institutionnels qui ont été levés et constate la percée de la bande dessinée dans le champ universitaire (2016). L’apparition de nouveaux genres comme l’autobiographie, la BD-reportage, l’essai scientifique, le succès de nouveaux formats éditoriaux comme le roman graphique, ainsi que la publication d’œuvres méconnues du patrimoine du XIXe et du premier XXe siècle{{Voir par exemple: Gustave Doré, Des-agréments d’un voyage d’agrément – D’après l’édition de 1851, éditions 2024, 2013; Gustave Doré, Les Travaux d’Hercule, éditions 2024, 2018; George Herriman, Intégrale Krazy Kat, tome 1 (1925-1934), tome 2 (1935-1944), 2018, éd. Les Rêveurs}}, constituent des marqueurs élitaires forts.
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Quelle didactique pour la bande dessinée? Retour sur trois tournants théoriques de la décennie 2010-2020
Quelle didactique pour la bande dessinée? Retour sur trois tournants théoriques de la décennie 2010-2020
1. Introduction
Depuis les années 2010, la bande dessinée connaît des mutations sociales et culturelles sans précédents. En 2017, au regard d’une légitimité devenue incontestable dans les médias, dans les musées et sur le marché de l’art, la revue Le Débat titre sur «le sacre» du médium. Dix ans après la publication de son ouvrage Un objet culturel non identifié (2006), Thierry Groensteen fait le compte des handicaps symboliques et institutionnels qui ont été levés et constate la percée de la bande dessinée dans le champ universitaire (2016). L’apparition de nouveaux genres comme l’autobiographie, la BD-reportage, l’essai scientifique, le succès de nouveaux formats éditoriaux comme le roman graphique, ainsi que la publication d’œuvres méconnues du patrimoine du XIXe et du premier XXe siècle1, constituent des marqueurs élitaires forts. Le passage au numérique, qui s’est accéléré à partir de 2009-2010 (Baudry 2012), a généré une interactivité nouvelle à travers les blogs BD, tandis que le turbomédia2 transforme les contours sémiotiques d’un mode d’expression qui se réinvente avec une plasticité et des propositions multimodales inédites (Robert 2016).
L’ensemble de ces transformations a conduit la recherche sur la bande dessinée à réinterroger ses catégories et ses paradigmes d’analyse. Je souhaiterais ainsi revenir sur trois tournants théoriques importants survenus dans la décennie 2010-2020. Le premier concerne un changement de conception dans la sociologie des champs culturels, avec le passage d’une théorie de la légitimation à celle d’une culture post-légitime de la BD. Le second tournant concerne la sémiologie et l’histoire du médium, à travers le passage d’une théorie de la BD comme littérature séquentielle à la conception élargie d’une généalogie polygraphique du médium. Enfin le troisième tournant concerne la réflexion pédagogique et didactique sur la bande dessinée. La légitimation culturelle de la bande dessinée, ainsi que son intégration scolaire ne se sont pas accompagnées d’une théorisation didactique éclairant les enjeux et les modalités de son étude en classe. Après avoir assigné à la BD, dans les années 1970 et 1980, un rôle de démocratisation de la lecture, voire un rôle de remédiation aux difficultés pour lire et écrire (sans véritablement questionner ce présupposé), on s’est ponctuellement avisé des difficultés spécifiques et des malentendus sociocognitifs qui pouvaient accompagner son étude. Au début des années 2010, la réflexion s’est surtout développée dans une perspective programmatique et ingéniérique, alors que manquait encore une description précise et compréhensive des pratiques effectives. Dans les situations ordinaires de classe, quelles finalités chaque discipline scolaire assigne-t-elle au médium? Comment ce dernier est-il reconfiguré comme objet disciplinaire? Ce chaînon manquant d’une didactique descriptive semble désormais en passe de se combler pour la discipline du français. Or cette évolution intervient au moment même où les tournants théoriques dans la compréhension culturelle, sémiotique et historique de l’objet BD pourraient bien rebattre les cartes.
2. Du paradigme de la légitimation au paradigme de la culture post-légitime
L’histoire de la reconnaissance socio-culturelle et socio-institutionnelle de la bande dessinée a été en premier lieu décrite et analysée par les spécialistes comme un processus de légitimation prenant naissance dans les années 1960. En 1975, dans un article intitulé «La Constitution du champ de la bande dessinée», le sociologue Luc Boltanski décrit un phénomène d’autonomisation, «sur le modèle des champs de la culture savante», selon un processus à quatre niveaux: changement dans les caractéristiques des producteurs, conquête d’un nouveau public, apparition d’un nouveau rapport avec les œuvres débouchant sur des instances de médiation et de célébration, enfin double polarisation entre grande production et production restreinte, conservateurs et novateurs. Les faits semblent donner raison à cette théorie classique de la légitimité culturelle d’inspiration bourdieusienne (1979; 1992), qui voit la création d’un centre d’intérêt commun se transformer en champ, à travers un transfert de légitimité et d’habitus académique par les producteurs majeurs et les intellectuels. Les grandes étapes en ont été largement décrites pour la sphère francophone (Groensteen 2006; Ory et al. 2012; Heinich 2017; Raux 2019): créations en 1962 d’un club de collectionneurs, d’une revue spécialisée, ainsi que d’un «Centre d’étude des littératures graphiques» animé par le journaliste Francis Lacassin, le cinéaste Alain Resnais et la sociologue Evelyne Sullerot; classification de la BD comme neuvième art en 1964 par le critique de cinéma Claude Beylie; première anthologie des Chefs d’œuvre de la bande dessinée et première exposition au musée des arts décoratifs en 1967; apparition d’une génération d’avant-garde (souvent issue du journal Pilote) revendiquant des ambitions artistiques, et création d’une édition indépendante (L’Echo des savanes en 1972, Futuropolis en 1974, Métal Hurlant en 1975); création en 1974 du salon d’Angoulême et de la collection «les maîtres de la bande dessinée» chez Hachette; apparition en 1978 du Mensuel A suivre, ambitionnant de faire concurrence à la littérature à travers de grands romans graphiques en noir et blanc. Durant la décennie 1970, la bande dessinée francophone européenne se recompose ainsi complètement dans ses styles, ses genres, ses supports, ses formats et ses publics. Elle ne s’adresse plus exclusivement à la jeunesse et s’affranchit progressivement de la presse pour devenir un phénomène de librairie à destination d’un public de connaisseurs plus adultes. La polarisation du champ analysée par Boltanski semble se vérifier avec l’apparition d’un «modèle de lecture savante et distanciée» (Lesage 2019): l’année 1984 en marque sans doute la date symbolique avec la création des Cahiers de la bande dessinée (sur le modèle des Cahiers du cinéma) et celle de l’ACBD, l’association des critiques de bandes dessinées, regroupant journalistes et essayistes spécialisés. Différentes enquêtes sur les pratiques culturelles des français (BPI & DEPS 20113) mettent non seulement en évidence le fait que les lecteurs de BD sont aussi des lecteurs de littérature en général, mais associent également cette pratique au capital culturel des classes moyennes et supérieures (Evans 2015; Maigret 2015). La dernière étape du processus de légitimation est l’entrée dans les musées (l’exposition d’Hugo Pratt au Grand Palais en 1986 ouvrant la voie à la multiplication des expositions dans les années 2000 et 2010), l’intégration de la BD par l’art contemporain (FIAC 2009) et la cotation sans cesse à la hausse des auteurs de référence sur le marché de l’art. Pour Nathalie Heinich (2017), il ne s’agit plus d’une simple ascension linéaire dans la hiérarchie des genres, mais d’un changement profond, qu’elle nomme «artification».
Ce paradigme interprétatif d’un processus continu de légitimation a pu être nuancé et complété. Harry Morgan (2003; 2012) a montré comment une première théorie du médium s’est en réalité construite en négatif dans les discours de réaction, dès le début du XXe siècle, et situe dans le courant des années 1950 les toutes premières analyses légitimantes en ce qui concerne la France. Matteo Stefanelli, dans son archéologie internationale des discours sur la BD (2012), rappelle que le médium devient un objet de discours intellectuel et scientifique dès les années 1920 aux États-Unis et que la sédimentation s’est interrompue dans les années 1950 à cause de la psychiatrisation des discours de réaction.
Cependant ce paradigme bourdieusien de la légitimation fait désormais l’objet de critiques de la part des historiens et des sociologues, en ce qu’il constitue un cadre limité voire contre-productif pour appréhender le phénomène social et culturel de la bande dessinée. Éric Maigret et Matteo Stefanelli (2012) constatent qu’il a engendré une critique «légitimiste» qui s’est enferrée dans un discours essentialiste, excessivement sémio-centré, sur la BD «en soi» et ses caractéristiques. Ce sont les débats sur son statut «séquentiel» (Eisner 1985; Mc Cloud 1993), son appartenance à la littérature (Morgan 2003), sa multimodalité (Frezza 1999; Boutin 2012), ou les discours sur son «ontologie visuelle» (Lefèvre 2007). Éric Maigret constate de surcroît que cette quête d’un langage BD s’est doublée de la recherche historique d’un point de départ originel (Töpffer chez Thierry Groensteen et chez Benoît Peeters), pour définir et légitimer «un quasi-invariant» sémiotique (2012: 7).
Une seconde critique porte sur les effets d’exclusion de la critique «légitimiste». Nathalie Heinich (2017) note que la reconnaissance pleine et entière de la BD au titre d’art est ralentie voire bloquée par deux facteurs: le maintien d’un large secteur destiné à la jeunesse et d’autre part un mode de production et de diffusion industriel. Chaque étape de la consécration d’une certaine bande dessinée adulte novatrice s’accompagne alors de la reconduction de discours de dévalorisation à l’égard de productions émanant du pôle opposé du marché éditorial, celui de l’industrie culturelle. Éric Maigret invite à ne jamais sous-estimer cette «stratégie de minoration» (Maigret 2012b: 143), la plus spectaculaire ayant été les discours de condamnation des mangas durant les années 1990, dans des polémiques, note Sylvain Lesage, «qui ne sont pas sans rappeler celles des années 1940» sur l’encadrement des lectures pour la jeunesse (2018: 20). A l’autre bout de l’échelle, la valorisation éditoriale du «roman graphique» procède elle aussi d’une pure logique de distinction, afin de considérer inversement une certaine bande dessinée comme de la littérature à part entière (Groensteen 2012: 12). Pour l’historien Sylvain Lesage, ces mécanismes de sélection et de distinction de la critique ont conduit à fabriquer un canon qui finit par déformer la connaissance historique du neuvième art, en déniant l’intérêt de certaines productions: par exemple les publications «trop communistes» comme Vaillant, ou «trop populaires» comme Le Journal de Mickey, ou les «petits formats» type Comics pocket (2018: 14).
Plusieurs auteurs montrent du reste que la réalité du champ contredit en partie cette vision classique d’un processus linéaire de légitimation, où la BD serait appelée au sein de la hiérarchie des arts, à rejoindre les champs dominants. Thierry Groensteen (2006; 2017), pointe des déficiences persistantes en médiation, qu’elles soient institutionnelles ou culturelles, en particulier dans le domaine scolaire. Jean-Matthieu Méon (2015) montre que la légitimation médiatique de la BD consiste encore à la défendre pour ce qu’elle n’est pas, en lui prêtant les qualités de la littérature, du cinéma ou de la peinture, c’est à dire en important les critères de domaines artistiques plus légitimes. Eric Maigret pointe les «retours de bâtons» violents dont elle fait l’objet de la part de fractions culturelles qui se sentent menacées par la montée d’un nouveau régime multiculturel. Il montre aussi comment la réalité contredit les hiérarchisations au sein du champ: des chefs de file de l’avant-garde, à l’instar d’Art Spiegelman, sapent délibérément les effets d’hermétisme du schéma distinctif classique et revendiquent l’héritage de la bande dessinée populaire; réciproquement des séries jeunesse grand public (Astérix, Titeuf, Le Petit Spirou) subvertissent certains discours idéologiques, que ces derniers portent sur l’enfance, l’identité nationale ou le choc des civilisations.
Le sociologue propose ainsi de revisiter l’histoire socio-culturelle et socio institutionnelle de la BD à l’aune d’un second paradigme, celui de la post-légitimité, pensé sur le mode des théories postcoloniales. Pour lui l’émancipation des nouveaux arts ne peut être qu’en «demi-teinte», dans un monde ou l’enjeu de légitimité culturelle est moins central. Car les sociétés occidentales contemporaines ne croient plus entièrement au mythe moderniste du XIXe siècle fondé sur le grand partage entre «Haute Culture» et «culture de masse». Le nouveau régime multiculturel ne signifie pas pour autant un abandon de la hiérarchisation, mais «sa translation progressive vers une distinction intra-genre […] reposant sur une pluralité des ordres culturels» (Maigret 2012b: 140). Il prône ainsi un «travail de défense des multiples cultures» qui composent la culture de la BD, «notamment celles qu’on labellise comme "populaires", "juvéniles", "féminines", voire "étrangères", en distinguant non plus seulement des valeurs, mais des mondes et des échelles.» (Maigret 2012b: 146-147)
Une seconde recommandation de Maigret, qui s’adresse aux comics studies, est de cesser de «réclamer l’instauration d’un champ autonome, sur le mode dur, dix-neuviémiste», mais d’accepter au contraire «l’incomplétude, l’impossibilité de se délimiter, d’être un Art, c’est-à-dire une entité quasi-métaphysique» (2012b: 146). Car une conséquence paradoxale du nouveau régime multiculturel est que si la reconnaissance des ex-cultures populaires se généralise, elle ne peut advenir que partiellement, en l’absence d’une clé de voûte unique à la légitimation. Si le champ de la BD doit faire le deuil d’une complète légitimité, il y gagne en retour une transitivité nouvelle pour être pensé comme processus vivant de l’échange culturel. Éric Maigret prend ainsi acte du passage à la BD numérique, de la culture participative qu’elle entraîne, brouillant les frontières de la création et de la réception, ainsi que du décloisonnement des activités artistiques qui touche tous les ensembles historiquement constitués. De même Matteo Stefanelli considère la marginalité de la BD comme une ressource stratégique pour son développement en tant que «cas paradigmatique de la culture de la participation» (2012: 256). La finalité dernière du champ, dans le paradigme d’une culture post-légitime, c’est-à-dire ayant dépassé le stade premier du différentialisme, étant de «permettre à un nombre toujours croissant d’individus, de vivre mieux et de s’accepter» (Maigret 2012b: 147).
Le paradigme de la post-légitimité place ainsi au centre des considérations la plasticité culturelle de la BD, plutôt que sa plastique propre et son rapport aux arts légitimes. Ce déplacement théorique, qui est intervenu dans le courant des années 2010, s’est accompagné d’une autre modification d’importance dans la compréhension de sa nature médiatique. Afin d’en cerner toute la portée, il convient de retracer les différentes approches des liens entre BD et littérature.
3. La BD, une littérature dessinée? De la paralittérature à la culture polygraphique
Les travaux théoriques qui envisagent les relations de la bande dessinée et de la littérature peuvent être résumés autour de quatre orientations principales.
La première est de considérer la BD comme une production littéraire de masse. C’est dans ce cadre qu’elle est abordée en 1967 dans le colloque de Cerisy dirigé par Noël Arnaud, ou encore en 1992 dans l’ouvrage de Daniel Couégnas sur la paralittérature. Selon cette catégorisation, la BD serait le vecteur de formes textuelles dégradées ainsi que d’un imaginaire moins domestiqué. La classification comme «littérature populaire» accrédite l’idée d’une hiérarchisation entre une lecture «dominante» distanciée, celle du public cultivé, et une lecture «dominée», celle du grand public, conçue comme un délassement sans recul critique. Elle ne prend pas en compte la bande dessinée élitaire de production restreinte ni ne permet de s’intéresser au fonctionnement spécifique du média considéré. Pour sortir de cette impasse, les recherches sur la littérature de grande diffusion4, dans les années 1990, ont repensé l’approche du champ littéraire en l’élargissant à la notion de «culture médiatique». Il s’agit de considérer que l’imaginaire narratif d’une collectivité s’inscrit autant dans les fictions de masse que dans la production restreinte de la littérature légitimée, en puisant dans un répertoire commun de pratiques symboliques, d’événements culturels, historiques, politiques, sociaux, appréhendé selon des schèmes spécifiques (Quéfellec-Dumasy 1997). De nombreuses études ont ainsi donné une résonance nouvelle aux récits en bande dessinée, pour en montrer la portée inédite dans des champs aussi variés que la psychanalyse (Tisseron 2000; Rouvière 2014), la sociologie historique (Gabilliet 2005) ou l’anthropologie politique (Rouvière 2006). Parallèlement, le développement d’œuvres exigeantes, de même que l’apparition de genres nouveaux (autobiographie, romans graphiques, BD-reportage, essais) ont définitivement sorti la BD du cadre conceptuel des paralittératures.
La seconde approche, essentiellement sémiotique, est de considérer la BD comme une forme de langage médiatique visuel, successivement appréhendé comme une grammaire dérivée de modèles linguistiques (Eco 1964; 1972; Fresnault-Deruelle 1972), comme un «art séquentiel» (Eisner 1985; Mc Cloud 1993), comme un «système» narratif spatialisé (Groensteen 1999) ou comme une «littérature dessinée» (Morgan 2003). La longue histoire de ces recherches sémiotiques a bien été résumée par Stefanelli et Maigret (2012), avec ses premières impasses (rechercher des unités élémentaires de l’image qui relèveraient d’une double articulation, comme dans la langue) et ses différents concepts (arthrologie, spatio-topie, multicadre, site, graphiation, récitant, monstrateur, etc.). S’appuyant sur les travaux de Groensteen, Harry Morgan définit ainsi la bande dessinée selon les caractéristiques suivantes:
- - la présence d’un dispositif spatio-topique, comme une distribution de vignettes en bandeaux, ou une page compartimentée distribuant texte et images, impliquant un travail de mise en page spécifique et surtout un ancrage permanent de la lecture par l’image (contrairement à la littérature illustrée où l’ancrage demeure le texte écrit);
- - le caractère volontiers narratif des images, lorsque celles-ci induisent en elles-mêmes un avant et un après, un lien de causalité et de consécution;
- - enfin la séquentialité, c’est à dire la présence de ce même lien de causalité et de consécution dans une séquence d’au moins trois images par page. La triade constituée par la vignette en train d’être lue, celle qui précède et celle qui suit, constitue une micro-chaîne qui se déplace tout au long de la lecture. C’est un plan de signifiance à part entière, au même titre que la vignette isolée et le dispositif spatio-topique à l’échelle de la page ou de la double-page.
Cette définition minimale, qui écarte les notions de bulle, de case ainsi que les rapports texte-image, considérés comme non définitoires, a le mérite d’ouvrir les représentations du médium en intégrant une très grande variété de dispositifs graphiques. Elle donne toute sa place au pilotage par l’image et rompt avec l’influence des théories du cinéma, pour affirmer clairement que la maîtrise du temps par le récepteur place la BD dans le monde de la lecture. C’est à ce titre que le médium bande dessinée est considéré comme l’une des branches des « littératures dessinées », au côté des cycles de dessins ou de gravures, auxquels on peut ajouter les albums pour enfant (Rouvière 2008a).
La troisième façon d’envisager les liens entre BD et littérature se développe à travers une approche comparative, fondée sur l’idée que les deux arts ont en commun le fait de raconter une histoire (Groensteen 1999; 2010) et qu’ils partagent des liens intertextuels. L’étude de l’adaptation occupe alors une place privilégiée (Gaudreault & Groensteen 1998; Rouvière 2008; Baetens 2009; Mitaine et al. 2015). Plusieurs auteurs s’inquiètent d’un usage «marchepied» de la BD, au service de la compréhension du texte source. Jean-Paul Meyer (2012) s’affranchit du débat sur la fidélité des adaptations, pour montrer combien l’intérêt d’une transposition en bande dessinée est de «donner à voir», littéralement, les particularités sémiotiques, narratives et énonciatives selon lesquelles une BD raconte une histoire. De même, Jan Baetens (2009) invite à analyser les œuvres adaptées en elles-mêmes pour juger de l’utilisation qu’elles font du langage BD et de ses potentialités «médiagéniques» (Gaudreault et Marion, 2013). C’est alors que peuvent s’éclairer comparativement, dans un second temps, les ressources propres à chaque médium. Une sémiotique comparative peut faire apparaître par exemple une plus grande polyphonie de l’instance énonciative en bande dessinée (qui se partage entre récitant, monstrateur et narrateur fondamental) que dans le texte littéraire d’origine. Sur le plan axiologique, cette polyphonie peut conduire à créer des contrastes, voire des renversements de système de valeurs par rapport à l’œuvre source (Rouvière 2008b; Garric 2014). Enfin, dans une perspective métaculturelle, la bande dessinée peut en profiter aussi pour dire quelque chose de sa position dans le champ artistique à l’égard de la littérature et développer un discours ironique et critique sur son statut d’œuvre seconde (Garric 2014).
Cependant, comme le regrette Hélène Raux, «une certaine inféodation de la bande dessinée à la littérature semble toujours à l’œuvre dans le domaine des études littéraires» (2019: 22). Elle critique ainsi le fait que l’essai de Jacques Dürrenmatt, Bande dessinée et littérature (2013), soit structuré autour d’intitulés trahissant un dialogue asymétrique entre les deux arts: «être ou ne pas être de la littérature», «s’emparer de la littérature», «représenter la littérature», «rivaliser avec la littérature». Plus problématique encore, l’auteur cèderait selon elle à une logique de segmentation au sein du champ de la BD, usant du qualificatif de «littéraire» comme d’une marque de distinction plutôt que comme une véritable catégorie d’analyse.
La quatrième façon d’envisager les liens entre BD et littérature est de réinscrire la BD dans une généalogie culturelle croisée. Cette approche, qui est celle de Thierry Smolderen (2010), rompt avec la vision de David Kunzle (1990), Benoît Peeters et Thierry Groensteen (1994), selon laquelle Rodolphe Töpffer, dans les années 1830, serait l’inventeur de la bande dessinée, parce qu’il aurait créé à la fois l’album autographié, le dispositif spatial de la planche et le héros graphique moderne. Pour Peeters, les «histoires en estampes» de Töpffer s’affranchiraient ainsi de la prééminence du littéraire, en ce que l’histoire naîtrait entièrement de la logique propre engendrée par le dessin. Pour Smolderen (2012) il s’agit là d’une vision rétrospective qui procède d’une définition contemporaine purement axiomatique de la BD comme art séquentiel. Elle empêche de comprendre le rapport de la bande dessinée avec le très riche passé des histoires en images au XVIIIe et au XIXe siècle. Pour lui, la croyance dans une essence ontologique du médium conduit à un contresens sur le projet de Töpffer, qui n’est pas de promouvoir l’art séquentiel, mais au contraire de critiquer les théories de Lessing prétendant refonder la poésie comme description d’une action progressive. Töpffer s’emploie à donner une traduction graphique caricaturale de ces principes, en s’appuyant sur les illustrations des manuels de gestualité dramatique, qu’il parodie et enchaîne. Il invente cette forme pour se moquer de la mécanique stupide à laquelle aboutirait la rhétorique du progrès. En s’inspirant des écrits de Bakhtine sur la polyphonie et le dialogisme, Smolderen montre comment le dispositif de Töpffer s’inscrit dans une culture polygraphique antérieure beaucoup plus vaste, contemporaine du caricaturiste William Hogarth et des romans d’avant-garde anglais humoristiques du XVIIIe siècle. Hogarth, dans ses cycles narratifs de gravures, détourne et télescope des diagrammes visuels appartenant à différents registres, populaires ou archaïsants. Il s’inscrit dans une veine parallèle au «roman arabesque», dont le Tristram Shandy de Laurence Sterne est emblématique. Le novel humoristique anglais et la caricature procèderaient ainsi du même creuset culturel fondé sur l’hybridation stylistique, la parodie d’idiomes préexistants, l’ironie, la mise en abyme. Pour les contemporains de Töpffer, comme Goethe, ou pour ses successeurs comme Cham ou Gustave Doré, les récits séquentiels du Genevois relèvent à l’évidence des dispositifs ironiques du roman excentrique, à la fois polyphonique et polygraphe.
A travers le prisme de la culture polygraphique proposé par Smolderen, c’est soudain une généalogie de la BD beaucoup plus complexe qui apparaît, où la linéarité visuelle de la bande n’est pas première. Ce dispositif séquentiel ne trouve de postérité, dans les décennies suivantes, qu’à la faveur du support presse et d’autres gestes polygraphiques, comme la transposition de scripts sociaux, la schématisation inspirée des recherches chronophotographiques sur la décomposition du mouvement, le détournement de la fonction emblématique du phylactère (détournement concomitant à l’invention du phonographe), l’attraction de l’affiche publicitaire, ou encore la reprise de la culture foraine des images déformantes. Le travail d’historien de Smolderen, en rompant avec un «cycle essentialiste» sémio-centré (Stefanelli, 2012) au profit d’une approche culturaliste, a entraîné dans son sillage un déplacement prometteur des questions théoriques au sein des recherches sur la BD.
Le premier est porté par Henri Garric (2013) et concerne «l’engendrement des images en bande dessinée». Il s’agit de réfléchir aux moyens par lesquels une BD se constitue à partir de la seule répétition et métamorphose des formes et des objets, selon un jeu libre de l’image avec elle-même. Toute bande dessinée illustre une «plasticité métamorphique des images» (Garric 2013: 44), des jeux de genèse et de combinaisons des dessins, selon un bricolage qui se nourrit aux sources les plus éclectiques. Ce processus «déborde» la séquentialité chronologique des cases, pour s’exercer à l’échelle de la planche, de l’album, voire d’un genre tout entier. Il s’exerce également dans la BD numérique, à travers le déroulement vertical et la circulation hypertextuelle. Henri Garric fait ainsi une relecture des gags de Gaston Lagaffe à l’aune de l’opposition entre raideur et souplesse, entre trait rectiligne et ligne serpentine, diagrammes mécaniques et jeux d’arabesques (2013b). Il montre comment ces formes sont frappées de valeurs (la raideur mécanique et productiviste d’un côté, la liberté subjectivante du vivant de l’autre), dans un jeu d’échange dialectique qui engendre littéralement le scénario du gag. Cet axe de lecture permet de saisir simultanément, dans le mouvement de naissance de l’image, l’imaginaire particulier de l’auteur qui le porte, mais aussi le pouvoir de perturbation critique du dessin, «ouvrant à partir de n’importe quel prémice, n’importe quelle situation narrative, un récit qui vient défaire la cohérence et la linéarité temporelles» (Garric 2013b: 14-15). On toucherait là un noyau central de l’expression en bande dessinée, au point que «l’engendrement des images est ce qui reste de la BD quand elle tente une radicalisation et une concentration expérimentale de ses moyens», et constituerait pour certains un «idéal créatif» (Garric 2013b: 14).
Cette attention au jeu des auteurs sur l’apparition des images, en particulier à partir du creuset que constituent la mémoire, les rêves et les fantasmes (Rostam 2013), trouve son pendant dans un questionnement renouvelé sur les images que se forme le lecteur. Ce déplacement vers la réception est déjà présent dans la théorie de l’art invisible de Mc Cloud (1993), qui s’intéresse au jeu mental du lecteur avec l’espace inter-iconique (le blanc entre les cases), mais dans un paradigme où l’activité imageante du récepteur est prédéterminée, par les effets de cadrage, d’ellipse et de temporalité du récit. De même, les différentes théories sémio-structurales qui s’intéressent à la navigation du regard, traitent la page comme un objet statique en relation avec la théorie de la narration (Taylor 2004; Nakazawa 2005; Ingulsrud & Allen 2009), où l’ordonnancement est supposé introduire un balisage du sens de lecture. Or, si l’on considère que le processus d’engendrement des images fuit, déborde ou échappe en réalité à cet ordonnancement, leur puissance de surgissement invite à considérer autrement l’expérience lectorale. Eric Maigret, qui se dit particulièrement attaché aux principes d’autonomie de la réception, refuse de réduire les cheminements internes du lecteur au seul décodage ou pré-cadrage d’un parcours du regard. Il invite au contraire à considérer que les assemblages de sens effectués par le lecteur peuvent être «décentrés, faiblement cohérents, non hiérarchiques, sans but narratif ultime, partager des frontières floues avec d’autres formes d’expression» (2012a: 57). Matteo Stefanelli (2011; 2012) questionne quant à lui les relations entre réception et corporalité. Tout d’abord l’énonciation graphique, définie comme «graphiation» par Philippe Marion (1993: 31) est une trace idiosyncrasique, une empreinte-signature qui entraîne une relation subjective, fantasmatique du lecteur avec un corps-dessinant. Cette corporéité permet d’embrasser sur un plan idéel et mental le regard de l’artiste comme corps visionnaire. D’autre part, l’interface matérielle de la page et des écrans dépasse la modalité de la simple vision et appelle à prendre en compte l’engagement corporel du lecteur dans l’expérience de lecture. La matérialité de cette expérience immersive est du reste également prise en compte par les études sociologiques qui s’intéressent aux usages sociaux des comics ou des mangas, comme le cosplay 5 ou le scanlation6. La BD s’insère alors dans la vie quotidienne comme ressource identitaire, à travers un réseau de pratiques performatives et de communautés online, comme le montrent les recherches sur la dimension participative des médiacultures (Jenkins 2006; Ito 2008; Lunning, 2010).
Enfin les premières recherches sur la bande dessinée numérique remettent en cause le partage établi par Harry Morgan (2003) entre les arts qui pilotent la durée et qui l’imposent au récepteur (en particulier les arts audiovisuels), et les arts de la lecture qui laissent le récepteur gérer le temps (peinture, gravure, dessins, littérature dessinée). Anthony Rageul (2014) propose le concept de «lectacture» pour indiquer que la modalité de réception n’est plus seulement la lecture:
«lire» une bande dessinée numérique, c’est lire et agir ou lire et visionner. La lecture et l’action ou la lecture et le visionnage peuvent apparaître alternativement (ex: bande dessinée entrecoupée de passages jouables ou animés) ou se faire en même temps et ne faire qu’une (ex: explorer l’image avec la souris ou l’écran tactile). C’est une nouvelle modalité que j’appelle lectacture, en détournant la notion de Weissberg. En bande dessinée numérique, il y a deux axes, un qui va chercher du côté de l’animation, l’autre du côté du jeu vidéo. (cité dans Baudry 2015)
Rageul reprend le concept de «narrateur-arbitre» issu des recherches de Dominique Arsenault sur le jeu vidéo (2006), pour concilier une approche narratologique et une approche ludologique. Il établit ainsi un embryon de narratologie de la bande dessinée numérique qui tient compte de la participation du «lectacteur». Pour lui l'expérience de l'œuvre se joue sur le mode du gameplay et cela a des répercussions sur la narration, qui doit intégrer ces modalités particulières. Le récit ne reposerait plus seulement sur les mécanismes de la narration. Il exhiberait toute sa matérialité au lectacteur et reposerait en grande partie sur des mécanismes d'ordre poétique.
L’état des lieux qui précède sur les réflexions et les connaissances au sein des comics studies, dessine un objet culturel complexe et permet de mieux cerner les spécificités et les décalages avec la situation scolaire du médium dans les classes de français, telle qu’en rend compte la littérature pédagogique et didactique.
4. La reconfiguration scolaire de la BD
4.1. Un processus parallèle à celui de la légitimation culturelle
L’intégration scolaire de la BD s’est développée en parallèle de son intégration sociale, de façon assez autonome et sans recouper tout à fait cette dernière. Plusieurs synthèses historiques (Rouvière 2012; Raux 2019) en ont retracé en France les étapes successives, qui ont abouti à une forme de normalisation dans le courant des années 2000. À partir des programmes de 1972 pour l’école primaire, l’intégration de la BD se fait de façon d’abord résignée et méfiante. La volonté de valoriser les intérêts des élèves coexiste avec un discours de réprobation des mauvaises lectures, ce qui reflète les tensions qui entourent la rénovation de la discipline et plus largement de l’école. La BD reste alors en marge de ce qui est pleinement considéré comme lecture. Par la suite un deuxième mouvement se fait à la croisée des disciplines, par la lecture de l’image dans les programmes de collège de 1985 puis de 1996. De même, dans les programmes de 2008, la BD est évoquée au titre de l’histoire des arts (sans toutefois que les objectifs d’apprentissage soient clairement définis dans le cadre d’un dialogue interdisciplinaire). Le troisième mouvement est celui d’une intégration progressive aux lectures scolaires à partir des programmes de 1996 pour le collège. On passe d’une perspective d’exploitation instrumentale au service de la maîtrise de la langue et des discours (1996) à la reconnaissance de la BD comme support de la lecture interprétative, en particulier grâce au saut décisif des programmes de 2002 pour l’étude de la littérature jeunesse à l’école primaire. On note à ce titre la diversification croissante, depuis 1996, des œuvres conseillées pour l’école et le collège, sur le plan des genres, des styles, des univers fictionnels et des auteurs.
Ce processus n’est pas linéaire. Ainsi, les programmes de français de 2008 pour le collège tendent à évacuer la BD en recentrant la lecture sur la littérature classique et patrimoniale. De même, le réaménagement en 2018 des programmes de 2015 retire la BD de la liste des «genres» pour la compétence «comprendre un texte littéraire» en fin de cycle 3. Par ailleurs l’intégration de la BD reste segmentée selon les niveaux de classe et les filières. Comme le rappelle Hélène Raux, alors que la référence au médium dans les programmes de français du lycée professionnel est continue depuis 1987, celle-ci reste extrêmement marginale dans ceux du lycée général et technologique (malgré l’ouverture qu’avaient constitué les programmes de 1970 et 1981). Pour la chercheuse, c’est le signe que l’institution scolaire continue de conférer à la BD un rôle de remédiation ou de marchepied vers la lecture. Plusieurs auteurs pointent ainsi les limites du processus d’intégration, évoquant une forme de «trompe-l’oeil» (Rouvière 2012), de «réversibilité» (Aquatias 2017), ou de «décalage» avec les pratiques (Depaire 2019). Plusieurs enquêtes tendent à montrer que l’on n’étudie pas de BD en œuvre intégrale à l’école et au collège (Louichon 2008; Massol & Plissonneau 2009; Bonnéry et al. 2015). Pour Hélène Raux (2019), les usages scolaires de la bande dessinée restent minoritaires, périphériques et possiblement sujets à des malentendus sociocognitifs, tandis que manque une véritable théorisation didactique du médium.
Ce paradoxe pourrait s’expliquer selon le paradigme de la culture post-légitime développé par Eric Maigret (1994): à l’image de ce qui se produit en dehors de la sphère scolaire, l’intégration de la BD serait vouée à demeurer partielle et contradictoire, l’école reproduisant en interne, dans le choix et l’étude des corpus, des logiques de distinction extérieures. Cependant, les travaux sur l’histoire de l’enseignement (Chervel 1998) et la scolarisation des genres (Denizot 2013) offrent un autre modèle explicatif: en effet, la culture scolaire a la particularité de reconfigurer ses objets de façon autonome pour ses besoins propres.
Hélène Raux (2019) en fait la démonstration pour la bande dessinée à travers l’étude historico-didactique de 120 articles mentionnant la BD, qui ont été publiés entre 1968 et 2018 dans trois revues didactiques de référence (Repères, Pratiques, Le français aujourd’hui) ainsi que dans une revue professionnelle plus ancrée sur les pratiques enseignantes (la Nouvelle Revue Pédagogique). Durant la période de rénovation de l’enseignement et jusqu’au milieu des années quatre-vingt, la BD est appréhendée comme mass média, étant donné que, dans une logique communicationnelle, tout est discours parmi les langages présents dans l’environnement social. De façon inattendue, certains discours hostiles à la BD émanent alors de rénovateurs de l’enseignement, pour des raisons essentiellement idéologiques: en tant que production de masse, la BD est soupçonnée de diffuser les valeurs de la classe dominante et de véhiculer des stéréotypes sociaux. S’il faut l’étudier, c’est alors comme support propédeutique pour développer l’esprit critique face aux médias. Lorsque la BD est appréhendée de façon complètement positive par les rénovateurs, c’est cette fois-ci au détriment de sa spécificité médiatique, le plus souvent comme support d’une analyse structurale du récit. Dans les deux cas, Raux pointe le risque de renforcer les hiérarchies culturelles et les effets d’exclusion à l’égard de la culture privée qu’on prétend intégrer.
À partir de la fin des années 1980, Raux décrit une période marquée par une transition vers la reconnaissance de la BD comme lecture à part entière. Avant les années 1990, le support est pensé comme facilitateur pour la lecture, puis reconnu comme art complexe après les années 2000. De la paralittérature (Reuter 1986) à la lecture littéraire, la chercheuse retrouve les logiques de distinction qui conduisent à prendre en considération surtout des œuvres éloignées des lectures prisées des élèves (Bruno 1995), voire de minorer la complexité de ces lectures. L’ouverture aux lectures privées est toujours ambivalente, avec la volonté de leur faire prendre une distance critique par rapport aux productions qu’ils plébiscitent et de valoriser des œuvres fortement mises à distance des productions les plus populaires. Par ailleurs, la lecture de BD évolue, d’une lecture narratologique à une lecture sémiotique, via la lecture de l’image, jusqu’à esquisser une lecture didacticienne de productions d’élèves, par le travail sur l’adaptation. Raux montre surtout à quel point la didactisation de la BD est quasiment absente des articles. La présence de la BD reste incidente au profit d’objectifs variés. Elle n’est pas interrogée comme objet disciplinaire et son rôle supposé de remédiation n’est guère questionné. Rares sont les articles qui mettent en garde contre une sous-estimation de sa complexité (Huyhn 1991; Bautier et al. 2012). On s’en tient à des esquisses de pistes pédagogiques possibles (Bomel-Rainelli & Demarco 2011), tandis que l’analyse de productions d’élèves reste l’exception (Hesse-Weber 2017). Par ailleurs, la production de planches n’est pas mise en relation avec la lecture d’œuvre. Pour expliquer ce déficit, la chercheuse évoque la position «satellitaire» du médium par rapport à la littérature et fait le constat plus général d’un retard de la réflexion didactique sur l’image. Dans ce domaine, elle pointe les limites d’une approche qui est restée formaliste et elle critique un isomorphisme supposé entre image et texte (Raux 2019: 109-113).
4.2. Lever des présupposés non questionnés: d’une didactique programmatique à une didactique descriptive et compréhensive
Lorsqu’en 2010 est organisé à Grenoble le colloque international «Lire et produire des bandes dessinées à l’école», il s’est agi d’impulser dans le champ de la didactique de la littérature une réflexion pédagogique qui, depuis la fin des années 1970 et le colloque de la Roque d’Anthéron «Bande dessinée et éducation» (1977), ne s’était poursuivie de loin en loin que dans le champ disciplinaire de l’histoire. Les actes Bande dessinée et enseignement des humanités, publiés en 2012, proposent ainsi un état des lieux et une perspective programmatique pour envisager comment la BD pourrait contribuer à la construction de compétences de lecture. Ces actes incluent aussi des récits d’expériences de classe, principalement orientés vers l’ingénierie. Rétrospectivement, en 2020, apparaissent les limites de certains discours fondés sur des présupposés non toujours démontrés. Certains reposent sur des déclarations d’intention qui n’ont pas été suivis par des expérimentations attendues; d’autres prônent des mises en œuvre, qui n’ont pas été suivies de recueils et d’analyses de données suffisants, sur la situation scolaire du médium et la représentation comme objet disciplinaire que s’en font les acteurs institutionnels. D’autres enfin relèvent d’une praxéologie empirique, sans que l’on puisse véritablement tirer de conclusion générale sur les effets de cette dernière.
Les études qui se sont poursuivies dans la décennie 2010-2020 se sont appuyées sur une méthodologie et des données plus conséquentes pour lever un certain nombre de méprises sur la lecture de BD en classe. Tout d’abord, l’étude de Beaudoin et al. (2015), qui porte sur l’enseignement explicite de stratégies de compréhension en lecture, tend à montrer qu’il n’y a pas d’effet significatif du recours à la BD sur l’habileté à produire des inférences ou à développer la conscience métacognitive. Par ailleurs, le postulat selon lequel la bande dessinée serait facile d’accès est battu en brèche par plusieurs recherches. Sur des supports aussi variés que la BD historique ou le roman graphique, Virginie Martel et Jean-François Boutin (2015), ainsi que Nathalie Lacelle (2015), montrent que la prise d’information visuelle fait souvent défaut, en articulation avec la modalité textuelle, pour produire une interprétation générale. Les auteurs plaident donc pour une formation spécifique des élèves aux compétences de lecture multimodale. La bande dessinée peut même nuire aux apprentissages, lorsque les difficultés de réception du médium sont sous-estimées, comme le montrent Bautier et al. (2012) dans une séance de lecture en CP, à partir d’une planche présentant une pluralité de codes sémiotiques. Polo et Rouvière (2019) montrent qu’en classe de Première Sciences économiques et sociales, le choix d’un récit biographique de sept planches, donné comme support d’évaluation sans travail préalable sur les compétences spécifiques de lecture, suscite des erreurs de compréhension imputables au médium choisi, quel que soit le ressenti positif ou négatif des élèves. Le décalage qu’ils pointent entre l’effet subjectif plutôt positif du médium sur les élèves et les effets objectifs sur leur compréhension recoupe sur ce plan les analyses de Beaudoin et al. (2015).
Par ailleurs, loin de faciliter la compréhension et les apprentissages, la persistance de malentendus peut réduire l’étude de la bande dessinée à un simple vecteur de motivation. Hélène Raux (2019), qui a mené une étude sur les pratiques ordinaires des enseignants, incluant une série d’entretiens avec les praticiens, montre que la BD est essentiellement perçue comme une lecture plaisir, susceptible de raccrocher les petits lecteurs, a fortiori dans des démarches de projet supposées créer de la motivation et bonifier le climat de classe. La méconnaissance du domaine BD par les enseignants surdétermine le choix de corpus connus au graphisme accessible. Hélène Raux montre par ailleurs le décalage entre les premières représentations des professeurs et les fragilités qu’ils éprouvent ensuite face à l’objet. Ils disent leur manque d’outils pour travailler la BD dans le champ de la littérature. De fait, l’étude par la chercheuse de vingt-six séquences de français au sein du réseau «communauté des profs blogueurs» montre une très faible didactisation du médium dans la discipline. En l’absence d’une approche interdisciplinaire qui articule texte et image dans une démarche interprétative, l’usage de la BD oscille d’une part entre un outillage technique sur les codes sémiotiques, sans mise en relation avec l’effet de sens, et d’autre part une focalisation sur le texte et les enjeux globaux du récit, au détriment de la dimension visuelle.
Hélène Raux montre malgré tout que certaines pratiques «ordinaires» qu’elle a observées mettent en œuvre, avec la BD, des modalités de lecture interprétative et de questionnement ouvert, à partir d’éléments «résistants» dans des compositions visuelles polysémiques. Le cadre de l’observation, qui est celui du projet TALC (Du texte à la classe), est cependant spécifique7. Il s’agit d’enseignants volontaires sollicités à l’occasion d’une formation consacrée à l’enseignement de la littérature, tandis que le choix de la BD a été imposé. De façon significative, elle met cependant en évidence des embarras liés à l’intégration du médium, par exemple le besoin de faire un cadrage liminaire sur les codes de la BD, ou encore des logiques centrifuges symptomatiques à travers des activités de langue extérieures aux activités de lecture. Comparativement aux autres «genres» proposés dans le projet TALC, les enseignants demandent surtout très peu aux élèves de justifier leur lecture par des prises d’indices dans la BD.
Il en va différemment lorsque l’expérimentation en classe vise à tester un scénario pédagogique spécialement conçu par un didacticien pour embrasser les différentes composantes du médium et mettre les élèves en situation de questionnement (Rouvière 2012b; 2013). A travers la mise en évidence d’analogies de composition, les élèves peuvent parvenir à quitter le simple niveau de la fiction pour passer à l’examen plus distancié de procédés narratifs «littéralement visibles». Ils découvrent alors que le pilotage du récit par l’image est lourd d'effets implicites, ouvrant la voie à une lecture symbolique.
Il est à noter dans les recherches de Raux et Rouvière que ce sont les planches ou les scènes muettes qui donnent lieu à un travail interprétatif mobilisant l’analyse de compositions visuelles «résistantes». Cela rejoint le paradoxe pointé par Baetens (2012) à propos du roman graphique: le rapprochement avec la lecture dite «littéraire» serait plus grand lorsque le pilotage du récit n’est pas d’abord textuel.
Alors qu’un déplacement vers la question de la réception subjective s’amorce dans les comics studies et que les théories du sujet-lecteur informent depuis 2004 les réflexions en didactique de la littérature, il est à noter qu’aucune recherche d’envergure n’a été menée sur ce plan avec la BD, contrairement à d’autres genres et médium (album pour enfants, poésie, théâtre, genres narratifs).
4.3. La production de planches de BD en classe: de l’observation de pratiques «ordinaires» à l’expérimentation d’un dispositif spécifique
On doit à nouveau à Hélène Raux (2019) d’avoir mené un travail descriptif et compréhensif des pratiques ordinaires de production de BD en classe. La chercheuse a ainsi observé différents ateliers en CE2 et en classe de sixième dans le cadre d’une pédagogie de projet assortie, dans l’un des cas, de l’intervention d’une artiste. Son analyse s’appuie sur un ensemble de productions d’élèves des différentes classes et des entretiens menés avec chacune des enseignantes. La chercheuse retrouve dans les modalités de travail inspirées de la pédagogie de projet un certain nombre de limites déjà pointées par des sociologues de l’apprentissage comme Bonnéry (2007) ou Bautier et Rochex (2007): un investissement variable des élèves, des phénomènes de division du travail, une finalisation étroite des activités, une réduction chez certains élèves de la compréhension des enjeux de la tâche. L’atelier BD est valorisé par les enseignants au nom d’une pédagogie de la réussite supposée restaurer l’estime de soi, selon le présupposé d’un pouvoir remédiant du médium ou des vertus mêmes du détour. Mais cette réalité ne vaut que pour une poignée d’élèves, tandis que la démobilisation des autres est acceptée par les professeurs au nom de l’inédit, l’essentiel étant de sortir des sentiers battus de la discipline.
Les enjeux cognitifs passant au second plan, non seulement les résultats décevants entretiennent les difficultés, mais paradoxalement, l’activité s’avère surtout porteuse pour les bons élèves. Sur un plan plus technique, la chercheuse constate que la capacité à créer un enchaînement narratif visuel n’est pas enseignée comme une compétence. Le découpage du récit en images est pensé comme naturel et allant de soi. Pour y parvenir, les élèves sentent qu’il serait possible de faire un découpage dessiné, mais comme il leur est demandé de faire un découpage écrit, l’activité se mue au mieux en une segmentation de texte à illustrer, où le dessin ne pilote pas le récit. Hélène Raux montre le flou des représentations enseignantes sur la notion de scénario, elle montre comment une partie des élèves dessine malgré tout et insère du texte transformé, enfin comment le découpage scénaristique peut se trouver délégué à un intervenant extérieur, annihilant l’intérêt pédagogique de l’activité pour les élèves.
De fait, si l’écriture d’un synopsis mobilise des compétences d’écriture scolaires traditionnelles, le découpage, en revanche, suppose que les élèves aient la capacité spécifique de pré-visualiser ce qu’ils racontent et mettent en scène: le site, la taille et la forme des cases, les types de plans, le contenu figuratif, etc. Or, cette compétence particulière, qui consiste véritablement à «penser en images» devrait faire l’objet d’un apprentissage préalable. Ainsi, des élèves performants dans l’écriture du synopsis peuvent-ils se trouver démunis lorsqu’il s’agit de passer à l’étape suivante. C’est pour remédier à ce problème qu’a été inventé le dispositif collaboratif de «l’écriture post-it», qui a été expérimenté avec succès (Rouvière 2015; 2017). Le principe «1 post-it = 1 action» permet de créer une histoire pré-découpée selon l’équivalence implicite «1 post-it = 1 case». A quoi s’ajoute ensuite deux autres couches de post-it de deux couleurs différentes, l’une pour le texte, l’autre pour décrire le visuel. Le synopsis s’invente ainsi ou se réinvente en même temps que le scénario s’écrit, case après case. Planification, mise en texte et révision ne sont plus des étapes chronologiques, mais se fondent dans un seul et même processus dynamique. Ainsi certains élèves en difficulté dans des productions écrites traditionnelles se découvrent une capacité à pré-visualiser et mettre en scène avec ces petits papiers ce qu’ils veulent raconter.
4.4. L’étude des adaptations: une porte d’entrée incontournable de la BD en classe?
Dans son étude historico-didactique, Hélène Raux (2019) montre que l’étude de l’adaptation en BD des classiques de la littérature se situe à un point d’équilibre des tensions culturelles qui entourent la légitimation du médium et, à ce titre, constitue une porte d’entrée possible pour une didactique de la BD en classe. C’est ce que pourrait laisser espérer l’article de Hesse-Weber (2017), qui s’appuie sur l’analyse de productions d’élèves pour étudier les enjeux de l’adaptation d’une pièce de théâtre en bande dessinée. La place donnée à la BD reste cependant celle d’un «satellite gravitant autour des œuvres littéraires» (Raux 2019: 107). D’autres études confirment que la production en classe d’adaptation en BD reste subordonnée pour le professeur à des objectifs d’appropriation subjective, de compréhension et d’interprétation du texte littéraire (Lacelle & Lebrun 2015). Il en ressort tout de même que l’adaptation par les élèves peut donner une réelle impulsion à l’exploration du texte source pour construire la compréhension (Rouvière 2015). Elle oblige les élèves à plonger dans le texte, à le découper, à distinguer les différentes factures de discours et les instances énonciatives, à séquencer les actions, les dialogues ou les passages descriptifs. Le processus engage par ailleurs chez les élèves un effort d'élucidation lexicale et de représentation mentale pour se forger des images. Effort qui est souvent étayé par des recherches documentaires pour enrichir la lecture et nourrir le projet.
Cependant, en ce qui concerne la lecture proprement littéraire, le bénéfice pour l’interprétation du texte source semble limité. Dans une expérimentation que j’ai pu mener (Rouvière 2017), il est apparu qu’une fois que les élèves ont dégagé une note d’intention, le texte source servait de réservoir utile à d'autres fins qu'à sa propre lecture, dans le sens d’'une réduction et d'une simplification. Lors de la présentation ultérieure des planches, le travail comparatif s’est avéré également assez pauvre et n'a pas enrichi véritablement la lecture littéraire. Les élèves ont vu le texte original à travers le prisme de leur propre adaptation, pour étayer leur projet. L'activité fictionnalisante du lecteur (Langlade 2004) a certes été mise en mouvement, mais en amont du processus de l’adaptation lui-même, après la lecture-découverte, lorsqu’était suscité par exemple un jeu d’images associatives. La transmodalisation a apporté en aval peu de gain supplémentaire sur ce plan. Par contre l'analyse que les élèves ont faite de leur planche a montré le plus souvent une articulation explicite entre une intention signifiante, des procédés de composition et des effets de sens (même s’il s’agissait d’un discours reconstruit). La BD m’apparaît comme un médium particulièrement propice à l'adoption de cette posture, pour peu que l’on exerce le regard des élèves sur quelques procédés (choix d’un multicadre, taille, forme et site des vignettes, jeux d’échelle sur l’échelle des plans ou sur les angles de vue, etc.). Ce résultat peut du reste être obtenu en lui-même, sans le détour par l’adaptation d’un texte littéraire.
En ce qui concerne la lecture en classe de bandes dessinées adaptées d’œuvres littéraires, la réflexion didactique, quoi qu’elle en dise, parvient également difficilement à s’affranchir d’une approche «marche-pied», car l’objectif est de contribuer à la formation d’une lecture littéraire de l’œuvre source. Les adaptations BD sont envisagées comme des «textes de lecteurs», et à ce titre, fournissent l’exemple de lectures subjectives (Fourtanier 2012) et sensibles (Ahr 2012). Cependant Brigitte Louichon (2012) montre que l’étude de la reproduction intégrale du texte source peut aussi avoir pour effet de questionner les particularités sémiotiques du langage BD et s’avère une modalité porteuse pour problématiser la lecture.
4.5. Vers une didactique de la culture polygraphique?
Le paradigme de la culture polygraphique proposé par Thierry Smolderen (2009; 2012) pour cerner le creuset où prend naissance et se réinvente la bande dessinée, invite sans doute à élargir les perspectives pour une didactique du médium.
Cela concerne d’abord les frontières d’une acculturation générale au média: ouvrir les représentations des élèves à la diversité des univers de fiction, des genres, des styles graphiques et des esthétiques semble une nécessité, de même que les ouvrir au processus de création, à l’histoire du médium et à ses différentes sphères culturelles à travers le monde. Mais il semblerait fructueux également de questionner en classe les frontières sémiotiques du médium avec d’autres formes d’expression: le dessin de presse, les caricatures séquentielles, le roman-photo, la peinture d’images itératives (profanes ou religieuses), les albums pour enfants, les recueils d’illustrations ou de caricatures, l’art de l’affiche, du vitrail ou de la fresque, dans une approche véritablement interdisciplinaire avec les arts plastiques.
Lorsqu’il s’agit d’étudier le «langage» de la BD, le concept de culture polygraphique invite également à décloisonner l’approche des codes formels. Rencontrer un même procédé (cadre, site, plan, angle de vue…) dans des contextes stylistiques et compositionnels diversifiés éviterait de figer les représentations sur les effets induits, tout en développant la culture du regard et la sensibilité.
En ce qui concerne la production de planches par les élèves, l’intégration d’éléments composites (photogrammes, détails grossis ou inversés de reproductions de tableaux, diagrammes divers) apparaît comme une pratique légitime, de même que le détournement, le collage et l’invention patchwork de planches à partir d’emprunts à d’autres BD ou différentes banques d’images disponibles (Rouvière 2015; 2017). A ce titre, les directions de recherche impulsées depuis 2016 par l’association Stimuli et le laboratoire de didactique André-Revuz de l’Université Denis-Diderot, dans le champ de la didactique des sciences, s’avèrent tout à fait prometteuses. Les enseignants et les chercheurs qui utilisent les arts narratifs et visuels pour faire vivre la science dans leur classe ou médiatiser leurs recherches en laboratoire, utilisent des dispositifs icono-textuels qui s’inspirent de la BD autant qu’ils la nourrissent: par exemple certains organisent la page comme un champ panoptique et insèrent des photogrammes qu’ils traitent comme des vignettes de BD (avec récitatifs et bulles), en les recadrant, en estompant les éléments non discutés, en épurant les éléments importants avec des dessins aux lignes claires, et en les complétant d’annotations graphiques (Goujon 2020); d’autres font produire aux élèves des narrations graphiques codées à partir d’albums pour enfant (Moulin & Hache 2020) et des cartes dites «sensibles» (Gaujal 2020), pour favoriser l’appropriation de savoirs disciplinaires en cours d’acquisition8.Thierry Smolderen (2012) rappelle à quel point toute forme de modélisation théorique peut se révéler stimulante pour l’imagination d’un dessinateur polygraphique. Il y voit l’une des clés du dynamisme de la bande dessinée, qui trouve historiquement sa source dans un imaginaire diagrammatique et spéculatif. Ce propos est confirmé par différentes expériences universitaires récentes, qui invitent les jeunes chercheurs à transposer leur recherche en BD9.
Sur le plan de la lecture, la notion de culture polygraphique invite par ailleurs à sortir d’une approche strictement séquentielle du médium. En contrepoint d’une approche scénaristique de la BD (telle qu’induite par exemple par la narratologie ou le dispositif de l’écriture post-it), il est sans doute possible de promouvoir une approche non linéaire axée sur l’engendrement des images. A la suite des approches tracées par Marion Rostam et Henri Garric à propos des œuvres de David B. et de Franquin, il s’agirait par exemple de rechercher avec les élèves, parmi le flux et l’entrelacement des formes et des figures au sein de certaines œuvres graphiques, un possible dispositif dialectique. Tout se passe parfois comme si la tension entre certaines formes ou certains motifs (la droite vs la courbe, le contour vs le détour, le noir vs le blanc, le vide vs le plein, le texte vs l’image, le figuratif vs l’emblématique) recouvrait un conflit de valeurs et se prêtait à des jeux de combinaison réversibles.
Une autre source d’engendrement des images est l’imaginaire linguistique. Roland Barthes (1982) l’avait montré à propos de l’art du peintre Arcimboldo fondé sur un jeu de métaphores, de métonymies et d’expressions langagières transposés dans une composition visuelle. On retrouve cette direction dans une proposition de Tatiana Blanco Cordon (2012), en classe d’espagnol langue étrangère, qui consiste à effectuer une lecture «littérale» de certains motifs, pour en déduire des expressions linguistiques. Cette méthode semble approcher d’assez près le nœud d’imaginaire où la création iconique parfois s’origine. Il est possible en effet que l’image ait sa source dans un «texte souterrain», qu’elle procède de certaines expressions de la langue qui la parle à l’avance (Rouvière 2012a: 373). On sait par exemple qu’il s’agit chez René Goscinny de l’un des ressorts de l’invention du gag visuel (Kaufmann 1983) ou du cryptage symbolique (le sang-lier). On aboutit alors à des énoncés littéraux, une «lettre» de l’image qui redonne toute leur profondeur aux mises en scène par la bande.
Enfin, au regard de l’hybridation stylistique et de la distanciation ironique partagées par le roman comique et la culture polygraphique, les travaux de Thierry Smolderen légitimeraient d’inscrire dans les programmes de Lycée la culture du roman arabesque et du récit excentrique, au XVIIIe et au XIXe siècle, en incluant les œuvres de Töpffer, Cham ou Doré. Ce serait là le signe d’un saut véritablement «post-légitime» dans l’appréhension du médium BD.
5. Conclusion
Les trois champs théoriques qui ont été mis en regard peuvent sembler relativement hermétiques les uns vis-à-vis des autres, en particulier celui de la recherche en éducation. Intuitivement, on pourrait penser à l’inverse qu’il existe socialement une logique descendante, qui va de la légitimation culturelle du médium à la connaissance savante de son langage et de son histoire, pour aboutir à son intégration scolaire. Mais en raison de logiques de scolarisation propres à la discipline (Chervel 1998; Denizot 2013; Raux 2019), la trajectoire scolaire de l’objet BD tend à se développer en parallèle de son histoire sociale, sans la recouper totalement. Par ailleurs, alors que l’on semble progresser vers une théorisation didactique du médium, jamais la plasticité culturelle de ce dernier n’est apparue aussi grande, du roman arabesque au jeu vidéo, bouleversant les catégories préexistantes à travers lesquelles l’objet était pensé. La notion de culture polygraphique ou encore de dispositif d’images en flux, pourrait à moyen terme faire apparaître comme daté le dispositif de la bande dessinée tel qu’il s’est stabilisé au XXe siècle sur support papier. A moins que cette muséification progressive soit précisément l’une des conditions culturelles et institutionnelles d’une intégration scolaire à venir plus forte encore. L’inscription d’une bande dessinée au programme de Lettres du baccalauréat constituerait sans doute une étape majeure en ce sens. Mais la recherche en didactique sur l’étude de la BD doit encore progresser, en s’intéressant en particulier à la lecture subjective, pour répondre aux besoins qui se feraient jour et accompagner favorablement les pratiques de classe.
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Pour citer l'article
Nicolas Rouvière, "Quelle didactique pour la bande dessinée? Retour sur trois tournants théoriques de la décennie 2010-2020", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021http://www.transpositio.org/articles/view/quelle-didactique-pour-la-bande-dessinee-retour-sur-trois-tournants-theoriques-de-la-decennie-2010-2020
Voir également :
Enseigner les mémoires graphiques au degré post-obligatoire: réflexions et pistes didactiques
L’étude de la bande dessinée, pour elle-même et en tant qu’objet d’enseignement et d’apprentissage à part entière, peine à se développer, particulièrement en contexte scolaire post-obligatoire (Rouvière 2012). Envisagée par certain·e·s comme une sous-littérature, la bande dessinée est en revanche, par d’autres, considérée comme faisant partie intégrante du panorama des productions littéraires contemporaines (Bomel-Rainelli & Demarco 2011). Pourtant, à l’heure où les pratiques culturelles ordinaires sont marquées par une forte présence de l’image, particulièrement en ce qui concerne la lecture, l’écriture et l’expression de soi des adolescent·e·s, l’enseignement d’objets littéraires hybrides en classe se justifie plus que jamais. En l’occurrence, par sa caution à la fois littéraire et artistique, le roman graphique présente un intérêt particulier pour l’enseignement du français. En effet, le choix de cet avatar de la bande dessinée répond à une conception dynamique des corpus scolaires qui, comme le suggère François Bon, gagnent à être renouvelés afin de permettre aux élèves de se construire et de se situer en tant que sujets contemporains.
Enseigner les mémoires graphiques au degré post-obligatoire: réflexions et pistes didactiques
Il faut renouveler le corpus de textes abordés dans les classes: se saisir de ce que la littérature peut avoir de plus contemporain (pour que résonne une expérience présente du monde) et de plus radical (pour que puissent advenir frictions, secousses, courts-circuits).
François Bon, Apprendre l’invention
L’étude de la bande dessinée, pour elle-même et en tant qu’objet d’enseignement et d’apprentissage à part entière, peine à se développer, particulièrement en contexte scolaire post-obligatoire (Rouvière 2012). Envisagée par certain·e·s comme une sous-littérature, la bande dessinée est en revanche, par d’autres, considérée comme faisant partie intégrante du panorama des productions littéraires contemporaines (Bomel-Rainelli & Demarco 2011). Pourtant, à l’heure où les pratiques culturelles ordinaires sont marquées par une forte présence de l’image, particulièrement en ce qui concerne la lecture, l’écriture et l’expression de soi des adolescent·e·s, l’enseignement d’objets littéraires hybrides en classe se justifie plus que jamais. En l’occurrence, par sa caution à la fois littéraire et artistique, le roman graphique présente un intérêt particulier pour l’enseignement du français. En effet, le choix de cet avatar de la bande dessinée répond à une conception dynamique des corpus scolaires qui, comme le suggère François Bon, gagnent à être renouvelés afin de permettre aux élèves de se construire et de se situer en tant que sujets contemporains.
Le terme «roman graphique» (graphic novel), en tant que label, s’installe dans les années 1980, dans un premier temps dans la culture anglo-saxonne, pour légitimer une production caractérisée par des récits longs non sériels (one shot), destinés à un public adulte, et qui se démarque de la bande dessinée américaine (comics1), à connotation souvent enfantine et divertissante. Le label désigne dès lors une bande dessinée d’auteur·trice, traitant de thématiques plus sérieuses et qui, pour ce faire, s’affranchit de certains standards éditoriaux pour se rapprocher du format plus libre du roman (Baetens 2012). À cela s’ajoute un style plus personnel, souvent en noir et blanc, soit une recherche d’authenticité par le biais du dessin. Les propriétés matérielles du roman graphique et son mode de diffusion poursuivent également une volonté de démarcation, puisque le format, la qualité du papier et le type de couverture s’éloignent des formes de publication traditionnellement associées à la bande dessinée, notamment par le choix de maisons d’éditions littéraires ou de microstructures d’autoédition (Baetens 2012: 204). Sans entrer dans le débat portant sur la légitimation littéraire de la bande dessinée, qui a été sans conteste atteinte avec Maus d’Art Spiegelman (Prix Pulitzer 1992), l’intérêt du roman graphique se situe dans sa manière de tisser des liens étroits entre bande dessinée et littérature, notamment par un régime narratif caractérisé par un dédoublement de l’énonciation. L’acte d’énonciation verbal est en effet accompagnéd’une énonciation graphique qui élargit les possibles en matière de narration, en dotant les images d’un pouvoir narratif aussi, voire plus, important (Baetens 2012: 214). Ainsi, l’instance narrative du roman graphique est davantage polysémique que celle d’un texte littéraire «classique», non visuel (Baetens 2009: 6).
En outre, il y a une prééminence de l’autobiographie au sein de la catégorie «roman graphique» (Baetens 2012). Les auteurs·trices s’en emparent en effet pour exploiter les subtilités narratives offertes par le support composite et ainsi enrichir le récit verbal d’un récit visuel porteur d’une authenticité autobiographique inédite. L’étiquetage roman graphique pose dès lors problème, dans le sens où l’appellation générique «roman» renvoie à une part fictionnelle qui n’est pas centrale dans ce type de production. Hillary Chute suggère d’user de l’appellation «récit graphique». Cette dernière a l’avantage de mettre en avant la dimension narrative de ces œuvres, en y incluant leur part non fictionnelle, ceci tout en les liant au label générique, plus vaste, du roman graphique (Chute 2008: 453). Elle ajoute notamment que la particularité des récits graphiques est leur manière de tisser des liens entre ce qui est dit et ce qui est montré, ceci en explorant les frontières entre histoire collective et histoire singulière. Nancy Pedri (2013) propose, quant à elle, l’usage du terme «mémoire graphique», qui reflète la dimension non fictionnelle, en même temps qu’il renvoie à la complexité de toute représentation graphique de soi (autoréflexivité, mémoire, identité). Notre proposition abordant un corpus de roman graphiques autobiographiques, dont la part non fictionnelle est assumée et revendiquée par les auteurs·trices, l’hyperonyme récit graphique et l’appellation plus spécifique mémoire graphique nous paraissent être les plus à même de rendre compte de leur richesse et singularité.
En y réfléchissant du point de vue de l’enseignement, il nous semble que le récit graphique, par la vision vivifiante qu’il offre de thématiques touchant à la fois au singulier et au collectif, a une certaine légitimité à figurer parmi les lectures qui permettent «de découvrir, dans toute sa diversité, la relation de l’homme à lui-même, à autrui, à la réalité sociale, politique et culturelle» (Plan d’étude vaudois pour l’école de maturité: 16). En outre, la narration simultanée et multimodale (modes textuel et iconique) demande au lecteur·trice «[d’opérer] des allers-retours entre lecture et contemplation du sens» (Chute 2008: 452). Il·elle est en effet appelé·e à interpréter le sens à partir de la combinaison simultanée des différents modes, en même temps qu’il·elle entre dans un plaisir contemplatif développant sa sensibilité esthétique à l’hybridation entre littérature et arts visuels (Schaeffer 2016). En ce sens, la littérarité du récit graphique dépasse une simple volonté de transposer certains procédés textuels présents dans les autobiographies littéraires. Au contraire, elle repose sur un pouvoir narratif nouveau accordé aux images, qui renverse la hiérarchie entre représentation textuelle et représentation visuelle, pour décloisonner et renouveler le genre de l’autobiographie (Baetens 2012).
Aborder le récit graphique au degré post-obligatoire est d’autant plus pertinent si l’on considère que la nature multimodale (Lebrun, Lacelle & Boutin 2012; 2017) du support fait écho aux pratiques culturelles ordinaires des adolescent·e·s. L’omniprésence de l’image dans leur quotidien – que ce soit dans la consommation de séries ou de plateformes vidéo, dans leurs moyens de communication ou de socialisation – légitime l’enseignement d’une production, qui en plus d’être extrêmement riche en possibilités de développer des compétences propres à la lecture littéraire (Simard, Dufays, Dolz & Garida-Debanc 2010), permet également de favoriser l’acquisition d’une compétence critique de l’image (Lewis 2001).
Ainsi, l’enseignement du récit graphique, peu présent en classe de littérature, permet de se rapprocher de la culture adolescente, pour favoriser le développement de la littératie multimodale, mais également pour forger une sensibilité esthétique problématisant l’exhibition de soi encouragée par le numérique (Han 2017). Face aux problèmes d’immersion ressentis par certain·e·s élèves à la lecture d’œuvres du patrimoine littéraire (Vandendorpe 2012), le récit graphique est un intermédiaire foisonnant, facilitant une lecture engagée et créant des ponts entre littérature, arts et usages ordinaires, enjeux soulignés notamment par Marianna Missiou:
Enseigner la bande dessinée est un défi que l’enseignement scolaire doit relever, en particulier pour établir les liens entre la littératie traditionnelle et les nouvelles formes de la culture médiatique. Mais il ne s’agit pas seulement de former des lecteurs experts et critiques, aussi bien à l’aise dans le monde des lettres que celui des représentations figuratives, pour démêler les productions discursives combinant des codes variés. Il s’agit aussi de former des lecteurs sensibles, impliqués, entrant en résonance symbolique avec les œuvres, pour s’accomplir à part entière comme sujets-interprètes. (Missiou 2012: 98)
Nous mènerons une réflexion sur l’apport du récit graphique à l’enseignement du français au degré post-obligatoire. Écrits à la première personne, avec une identification assumée entre auteur·trice, narrateur·trice et personnage, ce qui implique clairement la présence d’un pacte autobiographique (Lejeune 1975), ces récits abordent l’intime et des thématiques contemporaines complexes, qui résonnent avec l’expérience du monde actuel. De plus, les dimensions langagières et visuelles lient et confrontent les pratiques adolescentes de mise en scène de soi à un pendant littéraire qui dépasse les formes exhibitionnistes pour viser, au contraire, une esthétisation du vécu par un processus d’auto-construction de soi. Dans les pages qui suivent, nous tenterons d’explorer les richesses des mémoires graphiques dans une volonté d’en saisir le potentiel pour l’enseignement de la littérature, ceci en esquissant quelques pistes didactiques à partir d’un corpus composé de Fun Home (Bechdel 2006), Persepolis (Satrapi 2000-2003) et Wonderland (Tirabosco 2015)2.
Les spécificités du mémoire graphique
Pour comprendre l’intérêt du mémoire graphique pour l’enseignement de la littérature, il convient d’en expliciter les composantes narratives et les caractéristiques, par rapport à un récit autobiographique «traditionnel». En mettant en évidence ses éléments constitutifs3, nous souhaitons montrer la manière dont celui-ci engage les élèves dans une posture active de lecteur·trice·s-interprètes. Dès lors, nous abordons le récit graphique à la fois comme une lecture stimulante et motivante pour les élèves (lecture plaisir) et comme une lecture permettant de développer des compétences en lecture et interprétation littéraires (lecture savante) (Simard, Dufays, Dolz & Garida-Debanc 2010).
Figure 1: Les composantes narratives du mémoire graphique
La bulle bleue regroupe les caractéristiques principales de la narration autobiographique traditionnelle. En plus du pacte autobiographique, déjà mentionné, ce genre se démarque par l’adoption d’une perspective rétrospective. Le narrateur homodiégétique (Genette 1972) est à la fois l’instance énonciative cadrant le récit et le personnage principal des événements relatés. Le «je» revient sur son passé pour y puiser souvenirs, anecdotes et expériences intimes vécues. Son récit est en outre fondé sur un pacte référentiel avec le lecteur·trice, par lequel est affirmée l’authenticité des faits narrés.
Le mémoire graphique (encadré vert) repose sur les mêmes rouages, qui sont augmentés et enrichis par le support graphique de la bande dessinée (en violet). Ainsi, en plus d’éléments descriptifs renvoyant aux perceptions, pensées et émotions – présentes ou passées – du «je» auteur·trice/narrateur·trice/personnage, le support graphique inclut également sa représentation physique à travers le temps (autoportrait du «je» enfant/adolescent·e/adulte). Cette instance cadre notamment le récit par le biais de récitatifs, tout en apparaissant sur les planches (représentation visuelle) et en étant le personnage principal des souvenirs exposés. Sur une même planche peuvent donc coexister un «je narrant» (auteur·trice/narrateur·trice) et un «je narré» (personnage). En ce sens, le support graphique permet de réunir les différents temps du récit, présent et passé, dans un espace-temps partagé (ou «spatio-topie» selon Groensteen 1999: 25-26). Lors de la lecture, la présence simultanée de textes et d’images a le potentiel de créer des effets de temporalité inédits où narrateur·trice et personnage coexistent au sein de l’espace-temps de la planche, tout en renvoyant chacun à une temporalité propre. Par ailleurs, le récit graphique permet l’imbrication ou la reproduction d’autres médias, tels que des photographies ou des extraits de sources secondaires (journal, page de livre, etc.), qui enrichissent le pacte référentiel ou la dimension historique du récit, par la présence d’éléments ayant une valeur documentaire. Au sein du support graphique, l’apparition visuelle d’autres médias crée des strates de significations originales et riches, identifiables et interprétables par le lecteur·trice, indépendamment des bulles (intradiégétiques) et des récitatifs (extradiégétiques) contenant du texte.
La particularité de la narration graphique, et plus largement de la bande dessinée, est donc qu’elle s’appuie autant sur le code textuel que sur le code iconique, les deux modes s’imbriquant dans une relation d’interdépendance pour produire le récit. Ainsi, les deux contribuent à la création d’effets de sens saisissables pour le lecteur·trice qui navigue, hiérarchise et interprète les images en même temps que le texte. En ce sens, le support de la bande dessinée place l’interprète dans une posture active, puisqu’il est appelé: à comprendre les enjeux de la narration multimodale, soit la combinaison intrinsèque de deux modes distincts produisant du sens (textuel et visuel); à décoder les effets du récit à partir du tissage entre les différentes unités de la bande dessinée intégrées dans une séquence (case, bande, planche, album); ainsi qu’à produire du sens sur la base des qualités esthétiques et expressives du dessin.
Les enjeux de la narration multimodale
Pour illustrer l’imbrication de différents modes au sein du récit graphique, nous proposons de partir d’un exemple de double planche tiré de Fun home: une tragicomédie familiale. Il s’agit d’un récit sur le passage de l’enfance à l’âge adulte (récit d’apprentissage ou coming-of-age) de l’autrice et illustratrice Alison Bechdel, qui retrace plus particulièrement les liens complexes entretenus avec son père, décédé à l’âge de quarante-quatre ans des suites d’un accident, aux allures de suicide. Ayant appris à l’âge adulte l’homosexualité cachée de son père, cette dernière part à la recherche des traces de ce secret familial dans ses souvenirs d’enfance et d’adolescence. Fun home est une autobiographie familiale aux thématiques multiples, telles que l’identité, la complexité des liens familiaux ou la découverte de la sexualité.
Cette double planche se situe au cœur du récit et se présente par le biais d’une mise en page «décorative», à l’intérieure de laquelle prime une organisation esthétique du contenu narratif (Peeters 2003). Elle intervient dans le récit d’un souvenir où la narratrice, alors étudiante, revient dans la maison de famille et découvre, dans une boîte, une photographie prise par son père, à un moment où l’orientation sexuelle de ce dernier lui était encore inconnue. La photographie représente Roy, l’ancien jardinier et baby-sitter de la famille, dans une posture dénudée permettant de comprendre la relation intime qui le liait à son père. Ce moment du récit est particulièrement intéressant à aborder: d’abord, parce qu’il se démarque de la mise en page rhétorique habituelle de Fun Home, composée de cases de tailles différentes dans le reste de l’album; mais également parce qu’il thématise l’homosexualité du père par l’incrustation et la reproduction visuelle du médium de la photographie, ainsi que par la juxtaposition de strates de temporalité au sein du même espace spatio-topique. La voix présente dans les récitatifs renvoie à Alison-adulte et au temps de la narration; la main à la temporalité du souvenir raconté, où le personnage Alison-adolescente découvre la boîte; et la photographie à une période antérieure où la protagoniste était une enfant. Ce feuilletage temporel est par ailleurs hiérarchisé, les récitatifs apparaissant au premier plan. Par le biais de l’organisation esthétique du contenu, la temporalité de l’instance narrative prend le dessus sur les temporalités racontées, montrant ainsi visuellement la primauté de la voix d’Alison-narratrice pour la compréhension et la perception des événements racontés.
Alison Bechdel, Fun Home: une tragicomédie familiale, p.104-105 © Éditions Denoël 2006.
À travers cette double planche, on peut s’attarder sur les effets d’immersion possibles à partir de l’hybridation entre le texte et l’image, impliquant les lecteur·trice·s dans une activité interprétative importante. L’immersion en question repose d’abord sur le cadrage, qui signale une rupture narrative. Cette double planche étant précédée et succédée par des planches «classiques» (avec une articulation entre plusieurs cases comprenant des dialogues), cet effet de rupture permet au lecteur·trice de comprendre qu’il s’agit d’un épisode central du récit. À cela s’ajoutent les trois strates de temporalités, lors de la lecture conjointe des illustrations et des récitatifs, qui cadrent le récit du souvenir en même temps qu’ils reproduisent les pensées et émotions de la narratrice. Il y a en effet une plongée dans la temporalité de la photographie, par le biais d’une technique d’«ocularisation interne primaire», plaçant le lecteur·trice dans la vision subjective du personnage (Jost 1989). L’ocularisation interne primaire «renvoie au point de vue interne du personnage sur lequel le récit est focalisé» (Baroni 2020: 9), soit dans cet exemple la main du personnage, qui permet au lecteur·trice de comprendre qu’il·elle est placé·e dans la subjectivité d’Alison-étudiante. Cette forme de complicité entre le lecteur·trice et le personnage est également encouragée par le plan rapproché et le placement physique de la main du lecteur·trice sur celle du personnage lors de la lecture de cette double planche.
Sur cette base, on peut entamer un travail de repérage, d’analyse et interprétation, en mettant l’accent sur les capacités inférentielles des élèves, convoquées par l’hybridation texte-image (multimodalité), ainsi que sur les codes spécifiques de la bande dessinée. En l’occurrence, cet exemple illustre les enjeux de l’utilisation co-dépendante des deux codes sémiotiques, invitant le lecteur·trice à interpréter l’homosexualité secrète du père. La rupture dans le tissage iconique (double planche, absence de cases et de dialogues, cadrage, etc.), la reproduction visuelle du médium de la photographie et le commentaire de la narratrice-adulte sur «la façon dont [son père] jonglait entre sa personne publique et sa réalité privée» se nourrissent simultanément pour suggérer le secret du père, sans que celui-ci soit verbalement explicité à ce moment du récit. Par ailleurs, la mise en page, et les multiples strates de profondeurs qu’elle recèle, suggèrent également la complexité de la thématique de l’homosexualité, qui se situe au cœur de l’œuvre.
Explorer les enjeux de l’utilisation conjointe des modes visuel et textuel dans Fun Home, et plus largement, dans le système de la bande dessinée, permet de saisir la manière unique dont ce médium produit du sens. En effet, la compréhension du système de la narration graphique ouvre la voie à une richesse interprétative spécifique au support, permettant de développer des compétences en analyse et interprétation inédites, que la littérature «classique» ne pourrait exprimer avec des moyens exclusivement verbaux. L’élève aurait dès lors le potentiel de développer à la fois des compétences en interprétation de texte et en interprétation d’images. L’album permet en ce sens de travailler à l’acquisition d’une littératie multimodale, à partir de la compréhension et de l’analyse des mécanismes énonciatifs du récit graphique.
Construction du sens à partir de la séquence
En parallèle des enjeux liés à sa nature plurisémiotique, nous souhaitons montrer comment le récit graphique construit des effets de sens à partir de la disposition spatio-topique, plus spécifiquement à partir des liens entre les images fixes et la séquence dans laquelle elles apparaissent (interrelations entre vignette, bandeau, planche, double planche, etc.). Afin d’illustrer cette dimension, nous proposons de commenter deux planches tirées de Persepolis de Marjane Satrapi (2000-2003). Persepolis est un mémoire graphique en noir et blanc, retraçant les étapes marquantes de la vie de la narratrice, Marji, de son enfance vécue à Téhéran durant la révolution islamique, jusqu’à son adolescence et début de vie d’adulte en Autriche. Cet extrait, qui apparaît dans la deuxième partie du récit (tome 2), se situe dans le contexte de la révolution iranienne. L’épisode retrace un souvenir d’enfance, en l’occurrence le retour de Marji-enfant et de sa mère dans leur quartier de Téhéran, après une série de bombardements. Découvrant les ruines de maisons et bâtiments détruits par les bombes, l’enfant questionne sa mère au sujet d’amis de la famille dont la maison a été visiblement détruite. Tandis que la mère tente de l’éloigner des lieux (les personnages se dirigent à droite, hors case), cette dernière découvre un bracelet appartenant à son amie Néda, qui lui confirme la mort probable de cette dernière.
Marjane Satrapi, Persepolis © L’Association 2007.
La narration, homodiégétique, est entièrement prise en charge par les récitatifs de la narratrice-adulte, qui raconte un épisode marquant de son enfance en Iran, en tentant de verbaliser son ressenti au moment des faits. Dans ce but, le foyer perceptif évolue pour adopter progressivement le point de vue du personnage (Marji-enfant). Le lecteur·trice passe donc d’un point de vue externe, qui correspond aux cadrages adoptés dans les quatre premières cases, vers un point de vue interne dans la toute dernière case (Baroni 2017b). Tandis que le développement du récit des cinq premières vignettes repose principalement sur les récitatifs de la narratrice-adulte, que les images illustrent, les trois cases en fin de séquence opèrent un glissement progressif vers le point de vue interne de l’enfant, d’abord en montrant ses émotions par des plans rapprochés sur son visage, puis par le biais d’une case noire, qui correspond à une ocularisation interne, puisque la fillette cache ses yeux pour ne pas voir le spectacle, l’image étant accompagnée du commentaire «aucun cri du monde n’aurait suffi à soulager ma souffrance et ma colère.». Par ailleurs, le moment où le récit adopte le point de vue interne du personnage, la prise en charge du récit est davantage déléguée à l’expressivité du dessin. Dès lors que l’héroïne (Marji-enfant) place ses mains sur les yeux, le lecteur·trice est invité à s’immerger dans le point de vue de l’enfant, par le biais d'une case noire qui exprime en quelque sorte l’indicible et incite à interpréter et ressentir ses émotions (souffrance, deuil, etc.). En d’autres termes, il s’agit d’un moment de débrayage du point de vue de la narratrice pour se réancrer dans le point de vue du personnage. La case noire, qui clôt le récit du souvenir, est située à la fin de la séquence et du chapitre «Le Shabbat» (tome 2). Elle peut être interprétée comme une ellipse, dont l’effet est de créer une rupture narrative servant, d’une part, à renforcer l’importance de ce souvenir traumatisant, d’autre part, à focaliser l’attention du lecteur·trice sur les émotions de Marji-enfant. Agissant comme un support immersif, l’adoption du point de vue du personnage favorise une lecture affective, à partir d’une démarche analytique visant à déceler et à interpréter les effets de sens présents dans le tissage iconique de cette séquence. Il y a donc de la part du lecteur·trice un va-et-vient entre une lecture participative et une lecture distancée, ce qui correspond à la lecture littéraire, telle qu’elle a été développée dans les recherches en didactique du français (Dufays, Gemenne & Ledur 2015).
Le deuxième exemple est tiré de la dernière partie du récit (tome 4, chapitre «Les Chaussettes»), dans laquelle Marjane quitte l’Autriche et revient en Iran. Bien que la guerre soit terminée, Téhéran est toujours aux prises avec le fanatisme religieux, qui se manifeste notamment par une restriction importante des libertés individuelles. En l’occurrence, c’est un passage où la narratrice revient sur la nécessite, pour une femme, en Iran dans les années 1980, de maintenir une séparation entre une identité privée et une identité publique. La planche thématise la pression exercée par l’État islamique d’Iran, sur la liberté et l’identité féminines.
Marjane Satrapi, Persepolis © L’Association 2007.
Alors que les récitatifs explicitent les enjeux entre l’identité publique et l’identité privée, la disparité entre les deux étant associée à une forme de schizophrénie, c’est par le biais de la comparaison visuelle entre les deux vignettes que le lecteur·trice peut interpréter cette problématique centrale. En ce sens, les récitatifs cadrent et guident le récit, tandis que l’implication du lecteur·trice est activée par l’organisation et les choix graphiques de la planche. Le dispositif «en miroir» incite en effet à s’arrêter sur les deux images pour les comparer et réfléchir à la question de l’identité féminine aux prises avec la religion. En outre, la protagoniste n’est reconnaissable que sur la bande inférieure, dans son identité privée. Le dispositif graphique encourage dès lors une forme de suspension réflexive, visant à comparer les deux images de près. Sur la vignette du haut, les femmes sont représentées debout, et portent toutes la même tenue. Seuls certains attributs, les lunettes par exemple, et les expressions du visage (colère, sourire, perplexité) permettent une forme d’identification ou de différentiation. En comparaison, sur la bande inférieure, les femmes sont représentées dans des postures plus hétérogènes (assise, debout). De plus, la diversité des coupes de cheveux et des tenues vestimentaires (robes, décolletés, etc.), la présence d’attributs tels que le rouge à lèvres ou les bijoux, ainsi que la variété d’expressions faciales connotant de la joie, ce qui permet au lecteur·trice de produire certaines inférences au sujet de l’emprise des autorités iraniennes sur l’existence et l’identité sociales, sans que cela soit explicité par la narratrice. La mise en œuvre d’une compétence critique de l’image permet dès lors de comprendre les valeurs véhiculées par le dessin, que le texte seul ne permet pas de construire. En effet, l’appropriation des codes multimodaux de la narration graphique encourage le développement «d’une compréhension beaucoup plus explicite du sens porté par l’image en elle-même comme dans ses interactions avec le texte» (Boutin 2015: 35).
Plus généralement, la familiarisation avec les mécanismes narratifs et immersifs propres à la bande dessinée favorise l’élaboration d’une appréciation argumentée des œuvres. En travaillant l’analyse et la compréhension des procédés impliqués dans la narration graphique, notamment en lien avec le tressage iconique entre les images, les élèves sont invité·e·s à adopter une distance critique qui, en retour, favorise une lecture plus affective des œuvres. L’actualisation d’une lecture engagée passe en ce sens par une première phase, analytique – processus que nous avons tenté d’illustrer en convoquant les deux exemples de Persepolis. C’est précisément dans ce passage délicat entre lecture savante et lecture plaisir qu’intervient l’enseignant·e, d’une part en proposant des œuvres renvoyant à l’histoire contemporaine, d’autre part en guidant les élèves dans l’approche d’un nouvel objet, intrinsèquement multimodal, ayant ses propres codes de lecture, d’analyse et d’interprétation.
Sensibilisation aux dimensions esthétiques
L’une des spécificités de la narration graphique étant la rencontre entre littérature et arts visuels, dans cette partie, il s’agira d’explorer l’esthétique visuelle du mémoire graphique dans sa capacité, d’une part, à engager le lecteur·trice dans l’activité d’analyse et d’interprétation à partir de l’image, d’autre part, à laisser une place importante à sa subjectivité, qui puisse mener au développement d’une relation esthétique aux objets littéraires (Schaeffer 2016). En d’autres termes, il s’agit de sensibiliser les élèves aux dimensions artistiques des albums afin de stimuler leur «immersion mimétique dans l’univers représenté» (Schaeffer 2016: 17). Nous souhaitons donc réfléchir à l’actualisation du récit par le sujet-lecteur·trice (Rouxel 1996; Rouxel et Langlade 2004) à partir de la monstration visuelle, en tâchant «d’objectiver les vecteurs immersifs et intrigants mobilisés par l’auteur» (Baroni 2017a: 83), en l’occurrence par l’intermédiaire du dessin.
Notre argument sera illustré par une double planche du mémoire graphique Wonderland de Tom Tirabosco (2015). Celui-ci relate l’enfance et les liens familiaux du narrateur Tommaso – allant de la rencontre de ses parents à la naissance de son frère Michel, physiquement handicapé – en même temps qu’il dévoile les multiples influences ayant façonné l’imaginaire de l’auteur et illustrateur. Wonderland est donc un mémoire graphique centré à la fois sur les relations familiales et sur la relation esthétique à différents univers littéraires et artistiques. En ce sens, le récit graphique se présente comme une mise en abyme de l’univers créatif de Tirabosco, qui transparaît par le biais de l’expressivité et de la valeur métaphorique du dessin. La double planche qui nous intéresse plus particulièrement apparaît au début du récit. Elle thématise le rapport privilégié que l’auteur/narrateur entretient avec la lecture, en l’occurrence celle de bandes dessinées.
Tom Tirabosco, Wonderland © Atrabile 2015.
Le présent de la narration, qui mêle le narrateur adulte au personnage Tommaso-enfant, fournit un cadre à partir duquel le lecteur·trice plonge dans le point de vue de l’enfant: «Béni[e] soit la période de Noël. Il fait froid dehors, et j’ai la permission de traîner des jours entiers dans ma chambre où je lis et re-lis mes albums de bande dessinée préférés». Il s’agit d’un récit focalisé sur le «je» enfant (entrée dans son imagination) et d’un récit à focalisation élargie, cadré par le narrateur-adulte (Baroni 2017b: 6-8). La gestion de l’information est en effet gérée par le narrateur-adulte, tandis que le foyer perceptif mélange le point de vue externe de ce narrateur, qui s’exprime verbalement, à son point de vue interne de personnage, dont les perceptions sont rendues visibles par le biais du dessin. À cela s’ajoute l’éclatement de la mise en page de l’album (absence de vignettes), puisque le dessin envahit la double planche et acquiert ainsi une dimension métaphorique. La liberté dans l’organisation spatio-topique peut être interprétée comme une manifestation visuelle de la liberté d’imagination découlant de la lecture de bandes dessinées. Dès lors, le remplacement progressif d’éléments du monde réel par l’univers maritime rend visible la puissance de l’imaginaire fictionnel et l’immersion intense qu’elle engendre. Le lit se transforme en bateau, la chambre en océan, tandis que le monstre à tentacules, renvoyant au monde imaginaire, cherche à s’emparer du monde réel – représenté dans les bulles de dialogue «Tom, à table !!!» et «J’arrive ! …», échangé entre Tom et sa mère – en attirant l’enfant vers le bas, dans l’univers de la fiction. Ainsi, l’envahissement de la planche par le dessin crée une rupture narrative visant ici à thématiser la puissance de la littérature et son pouvoir d’immersion fictionnelle, intense au point d’éloigner Tommaso-enfant de la situation diégétique qui l’entoure. La prise en charge du récit par l’image rompt en effet avec la temporalité linéaire pour reproduire les représentations mentales de l’enfant. Elle métaphorise en ce sens la suspension du temps engendrée par une immersion fictionnelle intense. Ceci explique d’ailleurs le choix de la planche de droite comme couverture de l’album, et donc comme support visuel du titre Wonderland (pays des merveilles).
L’interprétation de cette double planche demande un travail d’analyse de ces différentes dimensions (organisation spatio-topique, effets de cadrage, place du dessin, etc.), qui a le potentiel de sensibiliser les élèves à la dimension esthétique inhérente aux œuvres graphiques. En l’occurrence, il est intéressant d’aborder la manière dont cette double planche rompt avec le rythme linéaire du récit et encourage les lecteur·trice·s à s’attarder de manière quasi contemplative sur le dessin, pour en dégager les effets et saisir l’importance de la monstration visuelle au sein du médium de la bande dessinée. Plus généralement, la prise en compte de leur subjectivité devient l’occasion de réfléchir à l’immersion fictionnelle – en tant que source d’émotions et de plaisir – et à l’apport de la littérature dans la création d’univers mentaux.
Conclusion
En convoquant des exemples tirés de trois œuvres particulièrement riches, tant d’un point de vue littéraire qu’esthétique, nous avons cherché à montrer l’engagement du lecteur·trice dans l’activité d’analyse critique, d’interprétation et d’immersion affective, rendu possible par le médium de la bande dessinée. Nous avons illustré, par le biais de trois axes différents, la convocation du récit graphique comme support d’une lecture littéraire «comprise comme un va-et-vient maximal entre les modalités la «participation» psychoaffective (dominante dans la lecture dite «ordinaire») et la «distinction» critique (qui domine, quant à elle, la «lecture savante»)» (Simard, Dufays, Dolz & Garida-Debanc 2010: 242). À l’issue de cette réflexion, l’approche du récit graphique en classe de littérature nous apparaît particulièrement porteuse à plusieurs niveaux. La nature plurisémiotique du support facilite l’acquisition de compétences et d’une littératie multimodale, par la compréhension des mécanismes de mise en intrigue propres à l’utilisation conjointe des modes textuel et graphique (partie 2). De plus, le travail sur les codes spécifiques à la narration séquentielle et l’approche critique de l’énonciation graphique soutiennent le développement de compétences nouvelles, en lien avec les procédés propres à la narration par l’image, en même temps qu’elles élargissent le bagage analytique des élèves en sémiotique visuelle (partie 3). Enfin, la sensibilisation aux dimensions esthétiques du récit graphique, favorisant une posture contemplative pour la création de sens, encourage une lecture affective et permet de travailler les œuvres à partir de leurs actualisations subjectives par les élèves (partie 4).
Notre but était d’esquisser quelques pistes didactiques illustrant les richesses du récit graphique, tant dans une perspective de décloisonnement disciplinaire, que du point de vue d’un alignement curriculaire avec les objectifs du plan d’étude de la formation post-obligatoire. En ce sens, des œuvres telles que Fun Home, Persepolis ou Wonderland répondent aux exigences et objectifs disciplinaires présents dans le plan d’étude, en lien avec l’étude des genres littéraires, des outils narratologiques et des procédés propres à la création littéraire (objectifs explicités dans le Plan d’étude pour l’école de maturité: 17). En même temps, il nous semble que l’enseignement de mémoires graphiques permet de familiariser les élèves avec une création littéraire contemporaine très peu abordée en classe, en les faisant notamment réfléchir à des thématiques importantes, liées à leur expérience actuelle du monde. De plus, la narration plurisémiotique a le potentiel d’entrer en résonnance avec leurs pratiques ordinaires, qui font abondamment usage de l’image. L’approche du genre autobiographique par le roman graphique, quant à elle, ouvre la voie, non seulement à un travail sur les spécificités génériques de l’autobiographie «traditionnelle» (pacte, thématiques, narration rétrospective), mais permet également le développement de nouvelles compétences d’analyse et d’interprétation mono- et multimodales. Certains apprentissages et enjeux poursuivis en travaillant sur le récit graphique sont de ce fait également transposables à l’analyse de textes littéraires classiques, en particulier l’autobiographie.
Il va de soi que l’enseignement de récits graphiques nécessite de la part des enseignant·e·s un investissement conséquent4, en termes de travail sur les spécificités du support (histoire littéraire/caractéristiques) et de transmission d’un lexique technique nécessaire à l’analyse et à l’interprétation. Le médium nous semble néanmoins être une ressource indéniable pour le renouvellement de l’enseignement post-obligatoire de la littérature, notamment pour la création de séquences didactiques inédites. Notre visée n’était pas de prôner un remplacement des lectures du patrimoine, qui ont comme valeur irremplaçable de permettre aux adolescent·e·s d’acquérir des codes communs pour lire le monde et la culture, en même temps que de se situer dans le champ culturel et historique de la littérature (Dufays 2007). Notre but était plutôt d’illustrer les manières d’impliquer les élèves dans la lecture et l’interprétation actives, motivées par les richesses narratives et esthétiques du médium graphique. Pourquoi oser le récit graphique dans l’enseignement de la littérature au degré post-obligatoire? voilà la question à laquelle nous souhaitions réfléchir et dont nous espérions partager la réponse avec les enseignant·e·s et didacticien·ne·s de la littérature.
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Pour citer l'article
Violeta Mitrovic, "Enseigner les mémoires graphiques au degré post-obligatoire: réflexions et pistes didactiques", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021http://www.transpositio.org/articles/view/enseigner-les-memoires-graphiques-au-degre-post-obligatoire-reflexions-et-pistes-didactiques
Voir également :
La lecture dialectique de bandes dessinées historiques: étude de treize parcours de lecture
Dans cet article, nous nous intéresserons aux qualités multimodales et narratives (temporalité, stéréotypie, hypermédia) qui font de la bande dessinée (BD) un véritable prototype multimodal du récit. Dans ce sens, il nous apparaît évident que la BD a droit de cité à l’école au même titre que toute autre forme scolaire de narration. Une première partie, d’orientation épistémologique, mettra en évidence les composantes plurisémiotiques – multimodales – des récits graphiques, puis nous reviendrons sur les questions relatives à la temporalité narrative (Baroni 2010; Ricœur; 1984) et à la stéréotypie (Dufays 2010) pour en définir la littérarité (par exemple historique) (Boutin & Martel 2018; Louichon 2016).
La lecture dialectique de bandes dessinées historiques: étude de treize parcours de lecture
1. Introduction
Dans cet article, nous nous intéresserons aux qualités multimodales et narratives (temporalité, stéréotypie, hypermédia) qui font de la bande dessinée (BD) un véritable prototype multimodal du récit. Dans ce sens, il nous apparaît évident que la BD a droit de cité à l’école au même titre que toute autre forme scolaire de narration. Une première partie, d’orientation épistémologique, mettra en évidence les composantes plurisémiotiques – multimodales – des récits graphiques, puis nous reviendrons sur les questions relatives à la temporalité narrative (Baroni 2010; Ricœur 1983; 1984) et à la stéréotypie (Dufays 2010) pour en définir la littérarité (par exemple historique) (Boutin & Martel 2018; Louichon 2016). Nous nous intéresserons plus précisément aux potentialités didactiques de la BD en regard, certes, de l’enseignement proprement dit de la littérature, mais aussi de celui d’autres disciplines scolaires, en l'occurrence l’histoire, tout cela dans une démarche dite de lecture dialectique (Boutin & Martel 2018; Martel 2018) qui met en dialogue des savoirs dits profanes et les savoirs de référence, ou savoirs savants.
Dans un second temps, nous illustrerons de façon empirique ces propositions conceptuelles par le partage d’une démarche de recherche – étude de cas multiples – nous ayant permis d’accompagner en lecture dialectique de la BD historique (BDH) des élèves québécois du primaire et du secondaire. L’étude de ces réceptions différenciées du récit de fiction historique confirme la pertinence, voire le besoin, de poursuivre la démarche de transposition didactique d’une lecture dialectique, certes en classe d’histoire, mais aussi en classe de littérature comme en classe de langue.
2. Narration multimodale, temporalité narrative et lecture dialectique
La BD, en tant que récit, s’avère un exemple explicite d’objet plurisémiotique. Par ailleurs, elle constitue une véritable mimèsis, ce qui signifie qu’elle opère une reconfiguration du réel, qui prend forme grâce à la stéréotypie littéraire. Un regard sur la place de l’histoire en BD permet de consolider empiriquement ces postulats.
2.1. La bande dessinée comme prototype de la fiction multimodale
La montée en force des approches multimodales au cours des vingt-cinq dernières années, d’abord dans le monde anglo-saxon (Kress 1997; Kress & Von Leeuwen 2006; Kress 2010; Jewitt, Bezemer & O’Hallaran 2016, etc.), puis dans l’espace francophone (Lebrun, Lacelle & Boutin 2012; 2013; Lacelle, Boutin & Lebrun 2017; Martel 2018, etc.) s’est concrétisée sous l’égide du paradigme de la multimodalité. L’influence de ce dernier s’est surtout fait sentir en communication et en éducation, mais sa nature éminemment sémiotique le destine de plus en plus à irriguer le champ de la littérature et, surtout, de son enseignement/apprentissage.
Par multimodalité, on entend le recours, en situation de communication (réception et/ou émission), à au moins deux modes sémiotiques1 qui interagissent pour incarner le sens porté par un message donné (Jewitt, Bezemer & O’Halloran 2016; Kress 1997, 2010; Kress & van Leeuwen 2001; Lebrun, Lacelle & Boutin 2012):
on définit la multimodalité comme l’usage, en contexte réel de communication médiatique, de plusieurs modes sémiotiques pour concevoir [et réaliser] un objet ou un événement sémiotique, ce que constitue par exemple, en didactique de la littérature, un texte, son interprétation en direct, son adaptation, sa transformation, etc. (Lacelle & Boutin 2020).
La narration multimodale, pourtant des plus répandues dans l’espace de la fiction littéraire (théâtre, cinéma de fiction, série télévisuelle, websérie, baladodiffusion2, BD, etc.) obtient depuis peu une plus grande attention de la part du champ de la didactique de la littérature, notamment à l’université (Boutin 2015; Gallego 2015; Rouvière 2012). La BD3 constitue, en quelque sorte, un prototype multimodal (Boutin 2012; 2015): il ne peut y avoir de BD sans narration (textuelle et/ou graphique), pas plus qu’il ne peut y en avoir sans représentation illustrée (Mitchell 2006). Ici, l’interaction modale, fondamentale au récit, est inévitable (Kress 2010; Boutin & Martel 2018): les modalités textuelle et visuelle, voire sonore et cinétique, sont explicitement ou implicitement sollicitées – inférées – afin d’incarner dans ses moindres rouages, même par effet elliptique, la séquence narrative.
2.2.Une mimèsis (stéréotypie et hypermédia)
Ricœur formule dans son triptyque Temps et récit (1983; 1984) une actualisation intéressante de la conception antique de la mimèsis qui, aujourd’hui, trouve écho dans l’analyse des formes multimodales du récit de fiction, notamment celui qui aborde frontalement ou de manière croisée l’histoire, donc le passé de l’humanité. Baroni (2010) précise que la mimèsis, en tant que processus créatif, consiste à enrichir l’expérience du temps par sa reconfiguration narrative. La BD est l’une des formes du récit qui, de façon intrinsèque, permet de faire l’expérience du temps préfiguré dans l’expérience, configuré par le récit, puis refiguré par la lecture, bref de cette triple mimèsis (Ricœur 1983; Baroni 2010). La BD dite historique4 accentue alors ce phénomène en intégrant à l’expérience du temps individuel celle du temps historique, inscrit socialement et soumis aux traces documentaires.
Comment, alors, peut s’incarner concrètement la mimèsis au sein de tout récit? Dufays (2010) propose une explication pragmatique, fondée sur la stéréotypie littéraire. On peut dire de cette dernière qu’elle est à la fois imitation de la nature et stylisation: elle sous-tend en simultané la reproduction du réel et sa métamorphose par une mise en discours, elle-même fondée sur d’innombrables stéréotypes littéraires5, c’est-à-dire sur tous ces différents signes narratifs perçus par le lecteur et qui, toujours, en réfèrent à d’autres les pré-datant, nourrissent la mimèsis et assurent donc l’expérience de la temporalité narrative (Baroni 2010; Boutin & Martel 2018; Dufays 2010). Ce fonctionnement peut s’observer aussi bien dans le roman moyenâgeux que dans la série policière d’inspiration scandinave, dans une chanson de Brassens comme dans le cinéma de Leone, dans l’Antigone de Sophocle comme dans un récit en bande dessinée. La stéréotypie littéraire fait de toute fiction, a fortiori historique6, une reconfiguration de la réalité basée sur la mobilisation de stéréotypes, et l’expérience du temps narratif s’y conjugue avec celle du temps historique.
2.3. Une approche didactique novatrice de la fiction: la lecture dialectique
On constate que la BD, parmi de nombreuses autres formes de fiction, possède des caractéristiques narratives qui demeurent rarement mises en relief en didactique, quelle que soit la discipline scolaire interpellée (littérature, histoire, sociologie, etc.): 1. son essence multimodale; 2. sa fonction stéréotypique qui permet d’expérimenter la mimèsis. L’actualisation attendue des pratiques didactiques disciplinaires (Éthier, Lefrançois & Joly-Lavoie 2018; Lebrun & Dias-Chiaruttini 2020; Martel 2018) offre dès lors une occasion difficilement contournable d’examiner ces caractéristiques et de soutenir une perspective innovante en réception du récit de fiction à l’école: la lecture dialectique (Boutin & Martel 2018). Cette approche participe du débat plus générique autour du rapport ambigu de l’humain au réel (Barthes 1982a; 1982b; Ricœur 1983; 1985; Baroni 2010; Gallego 2015), qui se traduit de façon plus pragmatique par la question de l’usage profane et savant du savoir, notamment historique, en classe (Éthier, Lefrançois & Joly-Lavoie 2018; Jablonka 2014).
À l'instar de toute représentation culturelle du monde, réelle ou fictive, la BD est un objet inscrit dans un usage public – profane – du savoir (Éthier & Lefrançois 2021). Les représentations – multimodales – du vraisemblable / crédible en fiction historique (Bordage 2008; Louichon 2016; Martel & Boutin 2015, Nokes 2013), bien que destinées à première vue à un usage informel, donc profane, sont pourtant le produit d’un inévitable dialogue critique qui les confronte invariablement aux usages stabilisés et formels de la connaissance, donc aux usages savants du savoir (Éthier & Lefrançois 2021). Dans une telle dialectique, les discours profane et savant se croisent, se fécondent et se remodèlent dans des œuvres qui, conséquemment, reposent alors «sur un construit vraisemblable (représentations, conceptions et croyances issues de la vérifiabilité d’un faisceau de preuves crédibles) du social et du culturel soutenu par des traces, des artefacts, des sources» (Boutin & Martel 2018: 298) d’une indéniable richesse comparative et réflexive pour la classe.
La lecture dialectique consiste à placer les élèves dans un dialogue critique tenant compte des représentations, des symboles, des codes, des modes, des langages et des valeurs qu’ils rencontrent à l’occasion de la réception (lecture) d’œuvres littéraires multimodales (Boutin & Martel 2018), en tenant compte de la manière dont chaque œuvre s’inscrit dans une représentation du réel, qu’il contribue en même temps à déplacer et à reconfigurer (cf. Ricœur 1983).
Collective, dialogale et critique, la lecture dialectique, en tant que pratique engagée de réception du littéraire, permet aux élèves de déchiffrer, comprendre (traiter et interpréter) et intégrer le sens porté par le récit et ses modalités sémiotiques (Cartier 2007; Lacelle, Boutin & Lebrun 2017; Martel 2018; Martel & Boutin 2015). Appliquée à la BD, cette approche permet, comme nous l’écrivions ailleurs:
de mettre en branle et, surtout, de consolider: 1) des processus cognitifs et affectifs ainsi que des stratégies de lecture qui se développent formellement et informellement depuis le préscolaire / primaire; 2) des compétences sémiotiques et sémantiques propres à la lecture contemporaine – multimodale –; 3) le lire pour apprendre en contexte (inter)disciplinaire et 4) la critique des sources [...] En bout de course, un tel travail «sur et à partir du» roman graphique historique [BD] génère l’acquisition de savoirs historiques et/ou le remaniement des savoirs historiques antérieurs. (Boutin 2018: 307)
3. La lecture dialectique de bandes dessinées historiques: études de cas
Pour étayer notre propos avec des données empiriques, nous présentons les résultats exploratoires de différents parcours de lecture dialectique de bandes dessinées historiques auprès d’élèves québécois du primaire et du secondaire ayant eu cours au printemps 2019.
Ces parcours nous ont permis d’accompagner et, surtout, de détailler minutieusement la pratique de lecture dialectique d’élèves de 11 à 16 ans – toutes et tous volontaires7 (N = 13) – et répartis au sein de quatre cercles de lecture (Hébert 2019) (figure 1). Trois élèves de 6e année (école primaire - 11-12 ans) constituaient le Cercle 1; quatre autres élèves de 1ère secondaire (13-14 ans) formaient le Cercle 2; enfin, six élèves de 5e secondaire (15-16 ans) se retrouvaient au sein des Cercles 3 et 4. Au cours de l’expérimentation, les élèves ont été rencontrés lors d’entretiens focalisés (Lacelle, Boutin & Lebrun 2017) de trois à quatre fois sur une période de deux mois (avril-mai 2019). Tous ces entretiens ont été transcrits de façon intégrale (verbatims) et nous avons choisi, plus loin, d’en reproduire des extraits afin d’illustrer notre propos. C’est à partir de ces transcriptions qu’une analyse thématique de contenu permettant de décrire chacun des parcours de lecture dialectique a été réalisée (Miles & Huberman 2003; Sabourin 2009).
Figure 1: Présentation de l’échantillon (élèves/lecteurs volontaires)
Dans le cadre de l’expérimentation dont il est question ici, nous avons proposé aux volontaires de s’engager dans un dispositif de lecture inspiré de nos réflexions théoriques et praxéologiques à l’égard d’un modèle de lecture dialectique en BDH. Ce dispositif est commun à tous les élèves pour ce qui concerne les étapes proposées et les outils réflexifs associés, mais il s’appuie sur un corpus de BDH différencié selon les besoins des différents cercles de lecture dialectique. Le choix des BDH repose essentiellement sur l’adaptation de leur contenu respectif au lectorat visé et aux thèmes à l’étude dans les cursus en jeu (âge scolaire des élèves). Le dispositif était organisé en trois étapes de lecture dialectique, chacune de celles-ci étant complétée par un entretien focalisé réunissant tous les élèves/lecteurs des différents cercles de lecture.
Dans un premier temps (étape 1), les élèves ont été invités à lire de manière autonome les BDH ciblées pour leur cercle, sans qu’aucune intention de lecture ne leur soit explicitée. De même, aucune tâche connexe n’était proposée. Lors de l’entretien faisant suite à cette première étape, les élèves ont d’abord été questionné·e·s sur leur appréciation littéraire et esthétique (modalités textuelle, visuelle, sonore et cinétique) des BDH proposées et sur les obstacles (compréhension, traitement, interprétation, engagement dans la tâche, etc.) qu’ils ont rencontrés. Ils ont aussi été invité·e·s à identifier le thème des BDH lues et à en résumer l’essentiel. Dès ce premier entretien, il leur a aussi été demandé de se prononcer sur la «qualité historique» des BDH proposées8. Pour les aider à juger ainsi de la valeur des BDH en regard du savoir historique de référence, ils ont établi des liens entre leurs connaissances initiales des thèmes abordés et le traitement de ceux-ci dans les BDH. Plus spécifiquement, ils ont été interrogé·e·s sur la vraisemblance, ou non, de la (re)présentation des personnages mis en scène au regard de leur époque, des événements (historiques ou non) représentés, des lieux illustrés, etc. La formule collective des entretiens a permis à chacun, à cette étape du dispositif, de s’enrichir de la réflexion des autres.
Dans un deuxième temps (étape 2), les élèves ont été invités à s’engager dans une lecture semi-guidée d’un autre corpus de BDH. Pour ce faire, une intention de lecture spécifique a été formulée: lire les BDH en adoptant une posture critique pour juger ultimement de la qualité de chacune des BDH comme 1. œuvre littéraire et 2. source crédible d’information et de réflexion sur la période historique concernée. De même, un outil de réflexion leur a été proposé: le 3QPOC9, Avant d’entreprendre cette deuxième partie du parcours de lecture dialectique, le caractère multimodal de la BD – interaction des modes sémiotiques – leur a été présenté. De même, l’intérêt de se placer en posture critique lors de la lecture d’une BDH a été souligné, notamment parce que celle-ci encourage la réflexion sur la temporalité narrative, la mimèsis et la confrontation des usages profane et savant des idées et des représentations. Bien que l’outil 3QPOC ait été présenté et que son emploi – préalablement modélisé – ait été encouragé, il n’a pas été exigé des élèves-lecteurs qu’ils l’utilisent de manière obligatoire, et ce, afin d’éviter une «surdidactisation» de l’expérience dialectique. Lors de l’entretien faisant suite à cette deuxième étape, les mêmes questions que celles utilisées lors du premier entretien ont été posées. Toutefois, des questions à propos de l’utilisation et de l’utilité du 3QPOC ont été ajoutées.
Dans un troisième temps (étape 3), la formule de lecture semi-guidée a été poursuivie avec toujours la même intention de lecture et le recours (volontaire) à un nouvel outil de réflexion (présenté et modélisé): la méthode 4C10, qui est proposée par Martel (2018) pour faciliter le traitement critique de documents multimodaux . Lors de l’entretien focalisé qui a suivi cette dernière étape, les mêmes questions initiales de l’étape 1 ainsi que celles de l’étape 2 ont été posées. Toutefois, des questions à propos de l’utilisation et de l’utilité de la méthode 4C ont été ajoutées. De même, des questions à propos de l’appréciation d’ensemble du dispositif de lecture dialectique proposé (étapes retenues, choix des BD, utilité des outils proposés, appréciation des entretiens focalisés réalisés, etc.) ont permis de réaliser un retour général sur l’expérience vécue.
Dans le tableau qui suit, chacune des trois étapes, pour chacun des cercles de lecture dialectique, est présentée ainsi les BDH retenues. Les références complètes de ces dernières sont présentées en fin d’article.
Tableau 1: Dispositif de lecture dialectique expérimenté
L’expérimentation réalisée auprès des 13 élèves qui composent les quatre cercles de lecture et l’analyse de leurs pratiques de lecture dialectique conduit à quelques constats préliminaires. Essentiellement, l’analyse de cette première mise à l’essai nous a permis 1. de décrire de façon ethnographique différents processus de réception mobilisés par de jeunes lectrices et lecteurs volontaires, 2. d’analyser l’ampleur de l’engagement en dialectique de ceux-ci11 et 3. d’objectiver la démarche initiale de lecture dialectique. Ultimement, la validation initiale de la démarche de lecture dialectique, du moins dans le cas de la BDH, nous permet d’anticiper positivement ses multiples retombées en classe.
D’entrée de jeu, il faut souligner le rôle essentiel qu’a joué dans cette première expérimentation l’appréciation (littéraire et esthétique) des BDH proposées. L’appréciation semble en fait le facteur premier de l’engagement dans la tâche de lecture dialectique et dans la discussion réflexive proposée lors des entretiens focalisés. Les BDH qui plaisent (par leur force narrative, leur résonance subjective, la thématique historique qui y est abordée et son esthétisme visuel) sont celles qui engagent les élèves, qui sont lues, voire relues, avec plaisir, qui suscitent la réflexion par le dialogue, ce qui évoque spécifiquement les enjeux de la subjectivité en littérature (Langlade & Rouxel 2005) et de son appréciation par les élèves (Gabathuler 2016; Hébert 2019). Les extraits d’entretien suivants sont explicites à cet égard, puisqu’ils mettent en lumière l’appréciation (et sa justification) que font les élèves-lecteurs des BDH proposées.
Maria (cercle 1). C’est l’histoire d’un homme qui participe à la 2e guerre mondiale, plus précisément dans un régiment; il s’appelle Chandler. Il va à la guerre avec son ami. J’ai (...) beaucoup aimé comment ils ont présenté la BD. Je pensais que ce serait plus violent. Mais finalement c’est plus calme que prévu.
Sonia (cercle 1). Ma préférée, c’est La Petite Russie que j’ai vraiment adorée, c’est même mon coup de cœur de l’année (...) C’est la vie d’un personnage attachant. C’est comme s’il y avait une ligne du temps et que le personnage avançait dedans, mais c’est sa ligne avec des événements vrais. Magellan, j’ai un peu moins aimé parce que l’histoire était dure à comprendre, on était mêlé, la fin était au début (....) Des fois, la page couverture déçoit… ça m’est arrivée avec Magellan. Je suis difficile avec les images. Mais tu vois, d’habitude je n’aime pas le noir et blanc, mais là, dans La Petite Russie, le texte et les images étaient tellement bien faits, j’ai aimé ça.
Justine (cercle 1). Oui car quand c’est juste des faits historiques, on apprend des choses parfois, mais c’est plate… alors que quand l’histoire est bonne avec un peu de vraie histoire, on apprend aussi mais c’est plus le fun.
Raphaëlle (cercle 2). Oui, et le fait que c’était historique mais que c’était raconté comme une histoire, pas juste des faits, c’est le fun dans la BDH.
Émile (cercle 3). Moi, j’ai lu Radisson et je trouve que le contexte au départ est bien expliqué (...) la Nouvelle-France, puis les personnages sont tous interactifs. Ça accrochait, en plus avec les images…
Alinda (cercle 4). Et vraiment c’est la fiction, c’est l’histoire avec des émotions qui fait qu’on aime plus le sujet et même qu’on comprend mieux (...) J’ai lu Radisson et La Petite Russie. J’ai préféré La Petite Russie parce que vraiment, malgré qu’il raconte beaucoup l’histoire, c’est l’histoire des grands-parents. Ça m’a vraiment ouvert plus les yeux, ça m’a donné un autre point de vue. Parce que je connais l’histoire des historiens, l’histoire de l’école, mais là, ce sont des personnes qui ont vécu cette époque-là. On comprend mieux vraiment leur histoire (...)
De façon assez singulière et surtout spontanée, les jeunes lectrices du Cercle 1 (primaire) ont mis en relief la dimension hypertextuelle (Genette, 1982) en présence dans le corpus lu, notamment l’effet de «collection»
Justine. Moi je l’ai lue la BD sur Jacques Cartier. J’étais quand même intéressée même si ce n’était pas mon livre préféré, même si je trouvais qu’il n’avait pas beaucoup d’action… et en plus à la fin, je continuais à lire, mais je ne comprenais plus rien. Je lisais mais c’était juste des mots, je ne comprenais plus l’histoire.
Sonia. Un peu comme Magellan…
Maria. C’est la même collection, alors c’est un peu pareil que Magellan. Il y a un document à la fin et je pense que justement, ils mettent ce document parce que l’histoire n’avance pas vraiment. C’est ce document sérieux qui permet vraiment d’apprendre quelque chose. La BD, l’histoire dedans, c’est plus du blabla pas vraiment le fun.
Suite à la découverte de la richesse du corpus de BDH, par le biais de la participation volontaire à cette étude, 11 élèves-lecteurs sur 13 souhaitent explicitement poursuivre leurs découvertes en matière de BD, et plus spécifiquement de BDH. Conséquemment, les parcours de lecture dialectique réalisés et les entretiens dialogaux qui y sont liés paraissent avoir stimulé l’intérêt des participant·e·s pour le genre (la BDH) et la démarche (lecture dialectique). Cela, en plus de conforter nos choix épistémologiques et didactiques, rappelle le rôle majeur que joue la médiation dans la transmission de la culture littéraire (Hébert, 2019). Voici à cet égard des extraits dignes d’intérêt:
Alexi (cercle 4). Moi, juste l’idée de la recherche m’a donné le goût de lire de nouveau des BD, pas juste des BD historiques cependant. J’ai envie de replonger.
Maxime (cercle 2). Moi, je croyais qu’il y avait juste des BD de type Les Légendaires.
Alinda (cercle 4). Moi vraiment, j’ai découvert des BD très différentes de ce que je connaissais. La majorité de ce que je lis d’habitude ce sont des romans, mais là, j’ai découvert un autre univers et surtout des sujets sur lesquels je ne lis pas souvent.
Raphael (cercle 4). Moi la lecture, ce n’est pas mon point fort mais le fait de lire La Petite Russie, qui était loin d’être dans mon champ d’intérêt, de base un livre historique ce n’est pas ce que je préfère, mais d’avoir une histoire plus développée que trois carrés avec des blagues, ça m’a donné une autre perspective et vraiment honnêtement, j’ai envie d’aller plus loin. Peut-être aller encore dans un autre univers fictif, pas nécessairement historique, mais une fiction qui permet quand même d’apprendre des choses et de se questionner.
La maîtrise (même partielle) des compétences de lecture multimodale et, plus spécifiquement, des codes et techniques de la BD, qui est acquise par une fréquentation assidue et personnelle du média ou grâce à l’école12, s’avère fondamentale à la réception réussie du récit historique. De manière marquée, ce sont 1. les élèves qui possèdent déjà des acquis spécifiques en BD (initiation en classe par leur enseignant) et en lecture multimodale, par exemple les trois élèves du primaire (Cercle 1), et 2. les élèves sensibles spontanément à son caractère multimodal, qui s’engagent véritablement dans la lecture dialectique recherchée.
Sans surprise, ces mêmes élèves parviennent à trouver les mots pour parler de leur lecture, des processus qui la sous-tendent, des réflexions qui s’y rattachent. Maitrisant le langage (même intuitif) de la multimodalité et de l’univers de la BD, ils semblent plus outillé·e·s pour adopter une posture réflexive, entre autres parce qu’ils parviennent, et c’est l’hypothèse la plus plausible, à comprendre et à interpréter l’ensemble des subtilités narratives (temporalité, stéréotypes, hypermédia) et plurisémiotiques des œuvres lues.
Par exemple, pour la BDH Deux généraux, ce sont les élèves-lecteurs qui semblent maîtriser les codes de la BD et la lecture multimodale13 qui parviennent à cerner le rôle narratif que joue la mise en scène de la coloration.
Maria (Cercle 1). Il y a un jeu de couleurs vraiment intéressant. Quand les images sont rouges, c’est plus violent, et les autres images sont vertes.
Raphaëlle (Cercle 2). Je me suis vite aperçue que les couleurs avaient un rôle à jouer. Quand le fond était rouge, il était question de la guerre. Vert, c’était plus réflexif, pour l’histoire en dehors des combats.
L’extrait qui suit, tiré d’un échange réalisé avec les élèves du Cercle 4, est éloquent, puisqu’il illustre l’apport de sens que suscite pour plusieurs la complémentarité textes-images en BD.
Raphael. Moi aussi, lire une BD, ça m’aide (...) Dans un roman ce qui m’énerve, c’est qu’il manque d’images, il manque de représentations, de visuel et je suis une personne visuelle. J’aime lire du texte et de l’image associés ensemble. Quand je regarde une BD, je peux comprendre facilement, je n’ai même pas besoin de m’imaginer les personnages, ils sont là devant moi. Mais tout va ensemble.
Alexi. Moi, il y avait longtemps que je n’avais pas lu de BD et comme Raphael, je m’intéresse autant au texte qu’aux images. Ça m’aide à mieux comprendre l’histoire, on voit les émotions notamment et on a moins besoin d’inférer.
Il est important d’admettre que la posture de lecture dialectique recherchée n’est pas naturelle et spontanée pour les élèves-lecteurs de cette étude, notamment en ce qui a trait à la confrontation critique des (re)présentations de l’histoire permettant de juger de la vraisemblance et donc de la crédibilité des BDH. Bien que celles-ci portent en elles un contenu éminemment historique et qu’elles proposent un rapport précis au temps, elles sont initialement perçues par les élèves-lecteurs rencontrés comme des œuvres de divertissement, d’évasion, de procuration. Toutefois, et c’est là quelque peu paradoxal, ces œuvres, bien que destinées au plaisir de la lecture, semblent aussi jugées par la majorité des participant.e.s comme porteuses d’une (re)présentation vraisemblable du passé, puisque ce sont justement des BDH. Questionnés sur la crédibilité qu’ils accordent aux BDH, les élèves-lecteurs du Cercle 2, entre autres, précisent ainsi leur position.
Maxime (Cercle 2). Je ne me demande jamais si c’était vrai ou faux parce qu’il y a vraiment beaucoup de faits là-dedans que je connaissais et quand même, c’est une BDH.
Elliot (Cercle 2). Moi, j’ai l’impression que tout était vrai.
Raphaëlle (Cercle 2). J’avais quand même l’impression d’être dans le vrai moi aussi, mais en même temps, c’était bizarre les choix qu’ils faisaient.
Dès lors que les élèves sont invités à questionner la qualité de la (re)présentation historique des BDH proposées, ils sont tout d’abord pris au dépourvu, comme l’expriment bien deux élèves-lectrices du Cercle 1.
Maria (Cercle 1). Moi, c’est facile de caractériser et de comprendre une BD, les deux premiers C de la méthode 4C, mais confronter, c’est vraiment dur, je ne sais même pas ça veut dire quoi…
Justine (Cercle 1). C’est vrai, confronter, je ne sais pas comment faire et pourquoi il faut le faire.
Guidés toutefois par les questions posées, apprenant d’un entretien focalisé à l’autre à questionner les BDH lues, à traquer les invraisemblances ou, du moins, les problèmes de vraisemblance, ils parviennent presque tous à adopter une posture critique (et argumentée) et à s’engager dans la lecture dialectique recherchée. De telle sorte qu’il semble y avoir une certaine émulation des compétences de lecture dialectique – comme en fait foi entre autres la richesse des échanges réalisés dans le cadre des derniers entretiens qui témoignent d’un développement apparent de la posture des participant·e·s. Certains extraits de ces échanges sont ici présentés; ils permettent de constater que plusieurs des élèves avec qui nous avons échangé parviennent progressivement à adopter une posture critique et distanciée avec la BDH.
Raphaëlle (Cercle 2). Bien on n’a pas besoin de s’appuyer sur des faits dans une BD non historique. On peut s’inspirer de n’importe quoi, de n’importe quelle époque, de n’importe où. Alors qu’une BD historique, il faut rester dans le temps. Quelqu’un qui fait une BD historique doit prendre des faits pour ne pas mettre des incohérences dans l’histoire. Si des Amérindiens sortent leur parapluie, ce n’est pas possible.
Maxime (Cercle 2). Tu sais, même si c’est historique, on invente un peu, pour faire avancer l’histoire, on est obligé d’en ajouter (...) il faut reconnaître ce qui est inventé.
Alexi (Cercle 4). Et il y a des BD appuyées sur des faits historiques, comme des autobiographies, mais il y a aussi des BD qui proposent des histoires imaginaires dans un contexte historique. Il y a donc une certaine différence.
Marianne (Cercle 2) (À propos de Deux généraux). C’avait toute l’air d’être très réel, il y avait des faits réalistes, mais peut-être que c’est exagéré aussi… Mais en même temps c’est vraiment bien raconté. En tout cas, je suis persuadée que si c’était seulement le récit du grand-père, il y aurait eu des affaires un peu plus farfelues et exagérées.
Raphaëlle (Cercle 2) (À propos de Paul au parc). Il y a plusieurs choses vraies mais bon, ça reste une autofiction (...) Mais il y a eu l’enlèvement de Pierre Laporte et ça, je sais que l’enlèvement a vraiment eu lieu (...) je sais que Pierre Laporte est vraiment mort, qu’ils ont donné son nom à un pont, qu’il s’est fait enlever, que le FLQ a vraiment fait des choses, il y avait vraiment ces problèmes au Québec.
Plusieurs arrivent même à nommer tout le travail de reconfiguration du réel que sous-tend une œuvre de semi-fiction historique, comme en témoigne ce passage du dernier entretien réalisé avec les élèves-lecteurs du Cercle 2.
Raphaëlle (Cercle 2). Oui, comme ce qu’ils ont dans le visage. On sait que les Amérindiens ont des maquillages, mais ce n’est pas n’importe quel. Donc avant, il faut se renseigner un peu avant de dessiner.
Maxime (Cercle 2). Oui mais tu ne peux pas dire n’importe quoi non plus. Il ne faut pas juste se documenter pour les images mais pour tout. Tu ne peux pas dire n’importe quoi.
Cependant, et c’est là un constat d’importance, cette évolution ne semble pas reposer sur le recours expérientiel à des tâches/outils de type scolaire. Par exemple, le 3QPOC ou la méthode 4C ont finalement trouvé très peu d’écho. En fait, ils n’ont pas du tout été appréciés. Certains élèves-lecteurs précisent que l’utilisation, même partielle, de ces outils, a entravé leur lecture et le plaisir de découvrir le corpus des BDH. D’autres, encore plus nombreux, affirment avec honnêteté de pas les avoir utilisés parce qu’un tel recours rendait l’expérience de lecture trop scolaire.
Maria (Cercle 1). Moi j’ai lu les feuilles avant et après, mais franchement, je me suis laissé aller dans la lecture. C’est vraiment après que j’ai relu les feuilles pour essayer de répondre aux questions. Mais je trouve que ces outils ne m’aident pas, ça fait trop «école» de toute manière.
Alinda (Cercle 4). Moi j’ai oublié. En fait, je savais qu’il y avait ces outils que je pouvais utiliser mais je rentrais trop dans l’histoire. Je l’ai fait un peu avec une BD mais bon… Mais avec les autres, vraiment, je rentre trop dans l’histoire, je lis pour le plaisir. Quand je ne connais pas une méthode, quand je vois quelque chose comme ça, je sens ça comme à l'école et je n’ai plus le goût de lire. Pour une fois qu’on pouvait lire juste pour le plaisir.
Alexi (Cercle 4). Moi, chaque fois qu’on me dit de lire pour faire un travail, ça me coupe tout mon plaisir. Ce que je vais finir par faire, c’est lire avec le travail à côté. Comme pour ce projet, on avait le choix, j’ai simplement lu et j’ai réfléchi à nos discussions.
C’est plutôt la mise en place d’un environnement favorable à l’échange, au dialogue et à la réflexion, en l'occurrence les moments d’entretiens focalisés autour des œuvres lues, qui paraît avoir joué un rôle central dans l’adoption progressive de la posture de lecture dialectique recherchée.
Alinda (Cercle 4). Moi, ce que je préfère, ce sont les échanges qu’on a eus. C’est vraiment plus motivant en plus, c’était libre, sans évaluation. (...) Nos discussions m’ont permis de comprendre que ça prend aussi beaucoup de connaissance pour faire les personnages et expliquer l’histoire.
Maxime (Cercle 2). Moi je suis capable de te dire maintenant que ça c’est la partie qui rend l’histoire intéressante et ça c’est la partie vraie de l’histoire. À force d’échanger avec toi et les autres sur cela, je parviens maintenant à distinguer ce qui est vrai et pas vrai.
Conséquemment, c’est la démarche de dialogue dialectique mise en place par le biais des entretiens focalisés, faisant place à l’échange littéraire et réflexif, qui paraît ici avoir joué le rôle de catalyseur. Le rôle central de l’échange, du dialogue, de l’apport de la parole de l’Autre, rappelle le rôle important que joue la discussion littéraire, les cercles littéraires et autres dispositifs d’échanges dans l'appropriation et la réflexion en didactique de la littérature (Dufays, Gemenne & Ledur 2018).
C’est enfin le caractère volontaire et non formellement scolaire de l’expérience de lecture dialectique proposée qui semble avoir joué en notre faveur et donc en faveur de l’engagement des élèves dans l’appréciation et l’exploration critique de la BDH.
Raphaëlle (Cercle 2). Moi je me suis dit que je devais lire comme si c’était Tintin parce que c’était une BD historique. Il a fallu que je me dise que c’était plus une histoire, qu’une BD historique, pour pouvoir plus apprécier. Car quand on me dit historique, c’est comme si je rentre dans le mode école. Là pour le projet, il a fallu que je me mette dans l’état d’esprit que c’est volontaire ce que je suis en train de lire sinon j’ai de la misère à apprécier ma lecture.
4. Conclusion
Nos investigations en classe auprès d’élèves du primaire et du secondaire nous ont permis d’illustrer le fait que l’usage scolaire de la BD, notamment en histoire, permet d’instaurer à l’école ce dialogue souhaité entre les mondes profane et savant. Particulièrement, le travail autour de certaines œuvres, dont celles qui sont controversées, et le dispositif de lecture dialectique que nous développons, permettent par exemple de faire réfléchir les élèves à «l’historisation de la fiction et à la fictionnalisation de l’histoire» (Gallego 2015: 5). Pour ce faire, il faut cependant que les élèves s’engagent véritablement dans ladite lecture dialectique, ce qui leur demande d’apprécier et de critiquer, par le dialogue, la teneur des composantes multimodales et stéréotypiques du récit de fiction.
L’observation ethnographique, la documentation et l’analyse de ces pratiques de réception in situ et in extenso dans un contexte de réception d’œuvres profanes constitue, à notre avis, un préalable incontournable à une conséquente didactisation de la lecture dialectique – multimodale et mimétique – à l’école. Grâce, désormais, à de telles assises, nous semblons désormais à l’aube d’une telle transposition.
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Pour citer l'article
Jean-François Boutin & Virginie Martel, "La lecture dialectique de bandes dessinées historiques: étude de treize parcours de lecture", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021http://www.transpositio.org/articles/view/la-lecture-dialectique-de-bandes-dessinees-historiques-etude-de-treize-parcours-de-lecture
Voir également :
Enseigner la bande dessinée autobiographique pour développer la littératie médiatique multimodale
Dans le monde contemporain, les jeunes sont plus que jamais confronté·e·s à des récits composites, mêlant souvent textes et images, dont le rapport avec la réalité apparaît de plus en plus complexe à définir et à évaluer. L’enseignement de la littérature, qui demeure le lieu principal d’une éducation aux formes narratives, peut difficilement ignorer cette évolution du paysage médiatique. Pourtant, les textes enseignés à l’école continuent le plus souvent à se limiter à un corpus de fictions littéraires. En 1994, Alain Viala déplorait déjà cette prépondérance du «littéraire{{Dans son article, Viala s’appuie sur la définition du «littéraire» qui sous-tend les Instructions officielles. Le «littéraire» se déploie à travers la poésie, le conte, le roman, les nouvelles, les légendes, la science-fiction, le roman policier, etc., tandis que le non-littéraire comprend les»textes d’information, reportages, documents variés relatifs au monde d’aujourd’hui et pouvant donner lieu à une étude critique» (Viala 1998 [1994]: 328).}} « dans l’enseignement du français (souvent limité à la prose narrative réaliste et au théâtre classique), malgré des prescriptions des programmes de l’Éducation nationale dont le but était de valoriser les conditions réelles de la lecture en incluant différents types de textes.
Enseigner la bande dessinée autobiographique pour développer la littératie médiatique multimodale
Dans le monde contemporain, les jeunes sont plus que jamais confronté·e·s à des récits composites, mêlant souvent textes et images, dont le rapport avec la réalité apparaît de plus en plus complexe à définir et à évaluer. L’enseignement de la littérature, qui demeure le lieu principal d’une éducation aux formes narratives, peut difficilement ignorer cette évolution du paysage médiatique. Pourtant, les textes enseignés à l’école continuent le plus souvent à se limiter à un corpus de fictions littéraires. En 1994, Alain Viala déplorait déjà cette prépondérance du «littéraire»1 dans l’enseignement du français (souvent limité à la prose narrative réaliste et au théâtre classique), malgré des prescriptions des programmes de l’Éducation nationale dont le but était de valoriser les conditions réelles de la lecture en incluant différents types de textes. Il observait une «contradiction entre l’objectif déclaré, la conquête des “lectures réelles”, et la formation réellement accomplie d’habitus lectoraux spécialisés» (Viala 1998 [1994]: 330). Un tel constat, qui reste encore d’actualité, souligne la nécessité de resserrer les liens entre les lectures réalisées dans des contextes privés et scolaires. Une partie de ces «lectures réelles» étant composée de supports médiatiques composites, il s’agit de partir de ces expériences de lecture pour aller vers un apprentissage toujours plus pointu des compétences multimodales. Tout en étant consciente que les jeunes ne sont pas systématiquement des lecteur·trice·s de bande dessinée, je propose aux enseignant·e·s de faire un pas vers les «lectures réelles» de leurs élèves par le biais de ce média composite.
La notion de «littératie» permet de mener une réflexion sur la diversité des supports dans l’enseignement. Portant initialement sur les usages variés de l’écrit, qu’ils soient individuels ou sociaux, quotidiens ou exceptionnels, scolaires ou professionnels (Barré-De Miniac 2003; Jaffré 2004; Painchaud, d’Anglejan, Armand, & Jezak 1993), la notion a été élargie et renouvelée par Nathalie Lacelle, Jean-François Boutin et Monique Lebrun afin de satisfaire aux nouvelles exigences médiatiques. La «littératie médiatique multimodale» intègre ainsi une pluralité de modes (notamment textuel et visuel) liés aux médias actuels, permettant de concevoir l’apprentissage de la lecture comme une approche graduelle de différents types de textes et de médias, chacun amenant des spécificités et complexités propres.
La littératie est la capacité d'une personne à mobiliser adéquatement, en contexte communicationnel synchrone ou asynchrone, les ressources et les compétences sémiotiques modales (ex: mode linguistique seul) et multimodales (ex: combinaison des modes linguistique, visuel et sonore) les plus appropriées à la situation et au support de communication (traditionnel et/ou numérique), à l'occasion de la réception (décryptage, compréhension, interprétation et évaluation) et/ou de la production (élaboration, création, diffusion) de tout type de message2 (Lacelle, Boutin, & Lebrun 2017: 8)
Le développement de compétences multimodales à l’occasion de la lecture d’un support composite est un défi que je propose de relever par le biais de l’enseignement de la bande dessinée. À la suite de Missiou, qui considère le récit graphique comme une forme privilégiée pour développer des compétences complexes de lecture et pour former les élèves à devenir de «véritables acteurs-interprètes» (Missiou 2012: 79), je postulerai que la lecture de ce média implique la mobilisation de compétences spécifiques permettant le traitement d’une «variété toujours grandissante de ressources sémiotiques» (Lacelle, Boutin & Lebrun 2017: 7). Dans cette étude, j’insisterai en particulier sur la manière dont la bande dessinée permet de repenser la linéarité de la lecture, en la mettant en rapport avec la tabularité du support et avec les rapports spatiaux tissés entre les images, qui se superposent à la séquentialité du récit.
L’élargissement du corpus des textes enseignés à la bande dessinée apparaît d’autant plus urgent que le potentiel didactique de ce support demeure peu exploité. En effet, Hélène Raux a observé, à partir de l’analyse de plus de 700 séquences d’enseignement de la littérature publiées sur des blogs d’enseignant·e·s3, que moins de 4 % du corpus enseigné à l’école est constitué de bandes dessinées (Raux 2019). De manière à illustrer plus concrètement le type de séquences susceptibles d’exploiter la multimodalité du support pour réfléchir à la manière dont se construit une représentation «factuelle» du passé, deux bandes dessinées seront convoquées: Persepolis de Marjane Satrapi (2000-2003) et Coquelicots d’Irak (2016) de Brigitte Findakly et Lewis Trondheim. Une comparaison des indices péritextuels, puis des deux incipits de ces bandes dessinées, aura pour but de suggérer des pistes de réflexion à mener en classe. Comment le rapport entre le récit graphique et le passé réellement vécu est-il agencé? Comment la bande dessinée exploite-t-elle son hybridité pour mettre en scène, explicitement ou implicitement, un média tel que la photographie? Quelle influence ces éléments ont-ils sur le pacte de lecture? Enfin, comment guider les élèves dans la construction de ce pacte? Telles seront les questions fondamentales qui orienteront cette étude, pour lesquelles j’esquisserai, en dépit de la brièveté de l’analyse, quelques débuts de réponse.
Analyser Persepolis et Coquelicots d’Irak dans une perspective multimodale
L’enseignement des récits graphiques de Satrapi et de Findakly et Trondheim devrait permettre, en raison de leur inscription générique et de leur nature médiatique, de développer des compétences en littératie médiatique multimodale tout en stimulant une réflexion sur le rapport au «réel», c’est-à-dire sur le rapport que les œuvres entretiennent avec la vie des autrices et le contexte dans lequel elles ont grandi.
Ces deux œuvres racontent chacune l’enfance, l’adolescence et une partie de l’âge adulte de leur scénariste4 . Publiée en quatre volumes à L’Association entre 2000 et 2003, Persepolis est la première bande dessinée de Marjane Satrapi. Coquelicots d’Irak, publiée en 2016 à L’Association, naît d’une collaboration entre Brigitte Findakly et son mari Lewis Trondheim: il s’agit de la première bande dessinée que Findakly co-écrit en tant que scénariste (et non en tant que coloriste uniquement). Findakly, née en 1959 en Irak, et Satrapi, née en 1969 en Iran, racontent leur quotidien d’enfant dans un contexte d’instabilité politique qui mènera à la guerre Iran-Irak en 1980 (dont il est question dans les deux œuvres). Elles abordent notamment leur adolescence, qui va de pair avec un départ en Europe (en Autriche pour Satrapi et en France pour Findakly).
Si la guerre et l’exil sont des contenus qui pourraient être explorés dans le cadre d’un usage pédagogique de ces œuvres, ils ne constitueront pas l’objet principal de cette étude, qui a plutôt pour but de proposer des pistes visant le développement de compétences littératiées et une réflexion sur le rapport entre faits et fiction, c’est-à-dire de donner les bases pour élaborer, au sein de la classe, un certain cadre interprétatif. Je me limiterai donc à examiner comment se construit le rapport entre l’œuvre et le «réel», que ce soit sur le plan péritextuel, textuel ou iconique, et à traiter la question de l’autoreprésentation, notamment par le biais de la photographie. Les spécificités multimodales et les questionnements relatifs à l’autobiographie se veulent transférables à d’autres bandes dessinées que celles de Satrapi et de Findakly et Trondheim.
Cadrage péritextuel
L’enseignement de l’autobiographie en bandes dessinées rend possible l’exploration des notions de factualité et de fictionnalité dans une perspective nuancée. Il donne l’occasion de guider les élèves vers la construction d’un «pacte de lecture» défini comme une «relation plurivoque, souple et mobile qui s’établit entre l’auteur et ses lecteurs» (Wagner 2012: 388). Malgré la souplesse de ce pacte, Wagner considère que cette relation est «fondée sur un ensemble de conventions tacites nées de l’usage» (Wagner 2012: 387). Ces conventions n’ayant pas nécessairement été rencontrées fréquemment en amont de la lecture scolaire, il est utile d’accompagner les élèves vers les différentes ressources favorisant la construction d’un pacte, dans le cas présent de type autobiographique (Lejeune 1996), tout en veillant à ce que celui-ci n’incite pas les élèves à ignorer la reconfiguration du réel opérée dans l’œuvre.
On peut attirer l’attention des élèves sur les aspects péritextuels qui montrent la complexité du cadrage interprétatif de l’œuvre dès le seuil de la lecture. En effet, un lectorat peu expérimenté pourrait associer prématurément la bande dessinée à des fictions de divertissement. Pour éviter que l’œuvre ne soit prise «à la légère»5, l’enseignement pourrait construire, avec les élèves, un cadrage interprétatif contextualisant, prenant en compte les différents éléments qui montrent une reconfiguration du vécu personnel tout en brouillant, dans une certaine mesure, les pistes génériques. Védrines et Ronveaux estiment que la notion de «genre» est fondamentale pour restituer les textes «dans le cadre social d’une communication». Selon eux, un enseignement littéraire devrait chercher à outiller les élèves «pour apprendre à expliciter ce que lire veut dire dans les normes des genres» (Védrines & Ronveaux 2019: 58). Si cette prise en compte des situations de communication apparait particulièrement importante dans le cadre d’un enseignement de récits testimoniaux6 (corpus de l’article de Védrines & Ronveaux), elle l’est aussi dans le cadre de textes de type autobiographique.
Pourtant, les textes ne se laissent pas volontiers catégoriser et plusieurs éléments péritextuels de Persepolis et Coquelicots d’Irak rendent d’emblée complexe toute tentative de classification générique, en soulignant un rattachement nuancé au genre autobiographique. Afin d’interroger ces nuances en classe, il peut être utile de proposer un examen minutieux des éléments iconotextuels du péritexte et, par exemple, de comparer les pages de couverture de différentes éditions.
Figure 1: Satrapi, Persepolis, L'Association, 2000, première de couverture © Marjane Satrapi & L'Association, 2000
Figure 2: Satrapi, Persepolis, L'Association, 2017, première de couverture © Marjane Satrapi & L'Association, 2017
Dans le péritexte de la première édition de Persepolis (2000, tome 1), le côté «autobiographique» est plutôt ténu. La combinaison iconotextuelle d’un guerrier perse à cheval, en première de couverture, et du titre Persepolis, renvoyant au nom de la capitale de l’empire perse – désormais réduite à l’état de ruines –, pourrait sembler encline à introduire un conte oriental (prenant place dans un espace-temps lointain ou fictionnel). La connaissance du contenu du livre permettrait d’identifier la petite fille représentée sur la quatrième de couverture, clouée au mur par les oreilles, comme «Marji», et aussi de réaliser qu’il s’agit là d’un autoportrait «fictif», puisque la scène de torture en question est imaginée par la protagoniste, suite à un conflit avec sa mère («Qu’est-ce que tu dirais si je te clouais au mur par les oreilles?» (2017: 47). Mais comme ce savoir est hors de portée, dans le cadre d’une approche strictement péritextuelle, c’est ici aussi à la catégorie générique du conte, de ses cruautés initiatiques, que ce dessin renvoie. Loin de fournir une fausse piste de lecture, l'identification de ce genre permet d’enrichir la lecture de Persepolis: même s’il ne s’agit pas d’un conte à proprement parler, le traitement auquel Satrapi soumet l’univers de l’enfance permet fréquemment d’en retrouver certains aspects. Enfin, précédant le récit et réorientant partiellement le pacte de lecture, une introduction rédigée par David B. ramasse en quelques paragraphes l’histoire de l’Iran, depuis l’invasion de la Perse par les Arabes en 642 jusqu’au moment où Mohamed Rezah fuit la Révolution en 1979. Il termine son texte ainsi: «Voilà, ça c’est la grande histoire. Marjane a hérité de tout ça, elle a réalisé le premier album de bandes dessinées iranien». Ce que David B. relève, c’est donc à la fois l’inscription de l’œuvre de Satrapi dans l’histoire iranienne – depuis L’Ascension du Haut Mal on connait son propre intérêt pour la question historique – et l’innovation médiatique de Satrapi par rapport à sa culture. En somme, le péritexte n’annonce pas de manière explicite que le livre s’apprête à raconter l’enfance et la jeunesse de l’autrice.
L’édition intégrale de Persepolis de 2017 offre une autre lecture péritextuelle du récit: la couverture représente Marji petite fille à côté de Marjane jeune femme. Cette évolution prend particulièrement sens dans une approche intermédiale de l’œuvre. En effet, le portrait de Marjane occupant le premier plan est le même que celui qui orne le coffret DVD du film d’animation éponyme de Vincent Paronnaud et Marjane Satrapi (2007). Le choix d’illustrer le profil droit de la jeune femme permet d’exhiber le grain de beauté qu’elle porte sur le nez. Ce «détail» fait écho à la narration, dans le troisième volume, de l’apparition de cette marque distinctive à l’âge de seize ans. En établissant un parallèle entre la protagoniste et l’autrice, cette modification d’ordre éditorial – qui survient également alors que Satrapi est davantage connue du «grand public»7 – peut rendre l’aspect autobiographique plus visible dans le péritexte. Pourtant, cette visibilité est relative, les élèves n’ayant pas forcément vu ou entendu parler du film Persepolis. En classe, une thématisation des différentes façons d’approcher l’œuvre, selon les connaissances antérieures des lecteur·trice·s, permet non seulement d’établir, dans le cas présent, des liens intermédiaux, mais aussi de mettre le doigt sur la pluralité des lectures découlant de la rencontre entre un texte et un sujet lecteur.
Vingt ans après la première édition, Satrapi ne qualifie pas volontiers son œuvre d’autobiographique. Interrogée par Virginie Bloch-Lainé sur ses intentions en créant Persepolis, elle affirme dans une interview: «Ça n’a jamais été mon truc de raconter ma vie» (Satrapi 2020). Elle présente la dimension personnelle comme une forme de «prétexte»:
J’ai utilisé mon histoire personnelle pour raconter quelque chose qui se passait autour de moi. Je n’avais pas d’autre moyen que de prendre ce parti-là parce que si je faisais autrement, c’était comme si je prétendais que j’étais soit sociologue, soit politologue, soit philosophe, soit historienne; et non seulement je n’ai pas cette prétention, mais en plus je n’ai même pas la connaissance et la science pour ça, ce n’est que mon point de vue personnel. (Satrapi 2020, ma transcription)
L’aspect autobiographique n’est donc mis en avant ni dans le discours qu’elle tient sur son œuvre vingt ans après, ni dans le péritexte de la première édition (2000), tandis qu’il l’est dans une certaine mesure dans l’édition intégrale. La prise en compte de cette évolution péritextuelle dans le cadre d’un enseignement dédié à Persepolis peut favoriser d’une part une réflexion sur le cadrage interprétatif et sur le rôle que joue le péritexte dans cette construction – bien que celle-ci s’opère aussi hors de l’œuvre – et, partant, elle peut encourager des considérations sur le «je» autobiographique et son positionnement par rapport à la dimension historique et collective des événements.
Figure 3: Findakly et Trondheim, Coquelicots d'Irak, L'Association, 2016, première de couverture © Brigitte Findakly, Lewis Trondheim & L'Association, 2016.
Figure 4: Findakly et Trondheim, Coquelicots d'Irak, L'Association, 2016, quatrième de couverture © Brigitte Findakly, Lewis Trondheim & L'Association, 2016.
Si les œuvres de Satrapi et de Findakly et Trondheim comportent la mention d’une zone géographique dès le titre, créant un lien – qui n’est pas nécessairement perçu en amont de la lecture – entre un élément biographique et une histoire collective, le péritexte de Coquelicots d’Irak fait référence de manière plus directe au vécu de Findakly. Celui-ci offre davantage d’indices orientant le cadrage vers un récit de type autobiographique. La quatrième de couverture montre un portrait de Findakly, représentée en train de peindre (il ne s’agit pas d’un autoportrait au sens plein du terme, étant donné que Trondheim et Findakly collaborent à la création de l’image, l’un au dessin, l’autre aux couleurs). Surplombant cette image, une phrase résume le propos du livre: «Au moment où l’histoire de l’Irak s’efface à l’explosif et les mémoires s’estompent peu à peu, ce récit recueille les souvenirs d’une fillette, d’une famille et de tout un pays». Cette phrase, qui fait référence à la destruction violente et récente de certains sites irakiens (les premières planches donnent l’exemple des sites archéologiques de Nimrod et d’Hatra), offre un ancrage contextuel à la bande dessinée. Elle met en parallèle la destruction de la mémoire collective et de la mémoire individuelle, présentant le livre comme un remède contre ces deux formes d’oubli.
Pour compléter ces informations, la couverture est munie d’un rabat qui précise que Brigitte Findakly est née en 1959 à Mossoul et qu’elle y a grandi jusqu’en 1973. Ces indications fonctionnent comme un «avertissement», construit probablement par Findakly, Trondheim et la maison d’édition («ce que vous allez lire a réellement été vécu») aussi bien que comme une proposition, voire une requête d’attitude de lecture («pourriez-vous prendre ce récit au sérieux?»). La «réponse» du lectorat permettra alors d’établir les prémisses d’un pacte autobiographique, qui pourra se confirmer (ou se modifier) au fil de la lecture. Des indices d’un tel pacte sont presque totalement absents du péritexte du récit graphique de Satrapi: ce n’est qu’une fois entré·e dans le texte, comme nous allons le voir, que s’instaure un rapport entre un «je» (qui semble engager l’autrice) et la petite fille représentée en première case.
Dans le cadre d’un enseignement de la bande dessinée autobiographique, on peut donc montrer aux élèves dans quelle mesure les éléments du péritexte relient les récits à des faits (historiques et/ou personnels) et situent des personnes par rapport à ces faits. On peut aussi aller plus loin en s’intéressant aux faits et personnes par d’autres biais que celui des œuvres: des recherches peuvent être menées par les élèves pour en apprendre plus sur la vie de Satrapi et de Findakly ou sur les événements historiques mentionnés, afin de mener une réflexion sur le rapport entre leur vie, le «réel» et l’œuvre. Sans glisser vers un relativisme absolu («tout est fiction») ni vers une naïveté trop grande («tout est réel»), il est essentiel, dans une société où textes et images sont souvent décontextualisés par le biais des réseaux sociaux, de rendre les élèves attentif·ve·s à cette mise en contexte de l’œuvre.
Photographie et autoreprésentation par le dessin: quels cadrages?
L’enseignement de la bande dessinée ne permet pas seulement de réfléchir au contexte, mais aussi aux différents types de médias (photographies, dessin, etc.) et au rapport de ces médias au «réel». En effet, la bande dessinée, par son caractère multimodal et composite, offre la possibilité d’agencer différents médias dans un même espace graphique, engageant une réflexion sur leur statut et un questionnement sur les a priori qui leur sont attachés. La juxtaposition de photographies et de dessins a notamment été largement exploitée par Didier Lefèvre, Emmanuel Guibert et Frédéric Lemercier, dans leur œuvre Le Photographe (2003), où les cases sont composées de dessins et de photographies qui s’alternent tout au long de l’œuvre. Findakly/Trondheim et Satrapi explorent également les possibilités de combinaisons de ces deux médias: tandis que Coquelicots d’Irak intègre de réelles photographies – régulièrement, une page entière est consacrée à réunir des photos de famille «en vrac» –, Satrapi mentionne textuellement des photographies, qui sont remédiatisées par le biais du dessin.
Cette manière de combiner des modes sémiotiques, ou de mentionner le rapport entre deux médias, peut amener les élèves à interroger la véracité de la photographie et à questionner les liens entre photos, dessin et texte. Par des réflexions guidées, les élèves peuvent se familiariser avec des concepts souvent réservés aux ouvrages critiques universitaires. Nancy Pedri constate que lorsque des photographies sont intégrées dans des graphic memoirs (comme Fun Home de Bechdel ou Maus de Spiegelman), elles n’ont pas seulement pour but de confirmer la réalité, la factualité ou la fidélité de ce qui est décrit (2013: 137), mais aussi de mettre en relief les points communs entre différentes modalités de représentation:
En plus de brouiller les frontières entre les dimensions documentaire et esthétique, l'inclusion de photographies dans les mémoires graphiques peut mettre l’accent sur un point commun, souvent négligé, entre images photographiques et images dessinées: l’une comme l’autre sont des représentations8.
Dans cette perspective, une réflexion sur l’insertion de photographies dans une bande dessinée peut permettre de construire une compréhension plus nuancée des différences entres les médias, et surtout de considérer les supports composites dans toute leur complexité.
Dès la première planche, Coquelicots d’Irak et Persepolis problématisent l’absence (ou la «présence» hors-cadre) d’éléments jugés importants. Précisons que ce que l’on nomme «hors-cadre» (ou «hors-champ») dans les domaines du cinéma ou de la photographie se double d’une dimension supplémentaire dans la bande dessinée, que Benoît Peeters a appelée le «péri-champ». Il est pertinent de différencier les notions de péri-champ et de hors-cadre dans la mesure où la première fait référence à des cases situées au sein d’un même espace graphique; dans ce sens, «cet espace à la fois autre et voisin influence inévitablement la perception de la case sur laquelle les yeux se fixent» (Peeters 2003: 21). Tandis que la notion de hors-cadre implique une forme d’«absence», celle de péri-champ, propre à la bande dessinée, peut être envisagée comme une forme de présence dans l’optique d’une lecture non linéaire, attentive au réseau que créent les cases sur la planche. Ce phénomène rend possible un jeu sur le cadrage: pendant la lecture d’une image, il y a, de part et d’autre de celle-ci, ce qui n’est «plus vraiment là» et ce qui est «déjà là». La comparaison des premières planches des deux bandes dessinées permet de souligner différentes manières de jouer avec le média de la photographie en l’intégrant ou en le remédiatisant au sein d’une bande dessinée.
En associant une lecture de type linéaire et une lecture de type «scriptural», l’élève est apte à saisir les divers jeux de cadrage et de dialogue entre une case et son péri-champ. Cette distinction entre deux types de lectures (syntagmatique et paradigmatique), déjà mise en relief par l’anthropologue et instigateur de la notion de literacy Jack Goody (1977), qui s’intéressait, outre la dimension textuelle, à des procédés graphiques tels que les listes et tableaux, a ensuite été reprise par Christian Vandendorpe – qui différencie linéarité et tabularité (Vandendorpe 1999) – puis, dans le domaine de la didactique, par Jean-Louis Chiss – textualité et scripturalité (Chiss 2004). Dans le domaine plus spécifique de la bande dessinée, Raphaël Baroni définit la lecture scripturale comme étant non pas «focalisée sur la compréhension linéaire», mais visant à «saisir l’architecture du récit graphique et ses effets de tressage iconique» (Baroni 2021a: 51).
Figure 5: Findakly et Trondheim, Coquelicots d'Irak, L'Association, 2016, première planche © Brigitte Findakly, Lewis Trondheim & L'Association, 2016.
Figure 6: Satrapi, Persepolis, L'Association, 2017, premier strip © Marjane Satrapi & L'Association, 2017.
L’effet de tressage qui se déploie sur toute la première page de Coquelicots d’Irak invite par exemple à effectuer une lecture scripturale et à anticiper ou revenir en arrière. Ainsi le lien métonymique qui unit la petite fille photographiée en première case et la protagoniste dessinée sur les autres cases (robe blanche, cheveux noirs) est doublé d’un lien iconotextuel dissimulé à l’arrière-plan. Le récitatif de la dernière case précise que les piliers visibles dans le décor représentent les pattes sculptées de lions ailés. En mettant en relief la question du cadrage, il donne des clés pour réinterpréter la première «case» (photo): «Si mon père avait soupçonné qu’un jour ces lions ailés allaient être détruits, il aurait dans doute cadré différemment la photo». Tandis que le père souhaite immortaliser une scène dont ses enfants constituent l’élément central, Findakly et Trondheim proposent un regard distancé sur l'instantané. Autant le cadrage du père que les choix textuels et iconiques de Findakly et Trondheim peuvent être perçus comme les traces d’un «discours» ou d’une forme «d’énonciation»9, qui établit en même temps une interprétation de la réalité. Si la photographie vise à saisir et à fixer dans le temps un événement familial éphémère, elle ne témoigne qu’en «marge» de l’existence du site archéologique, aujourd’hui démoli, le photographe ne pouvant anticiper cette précarité d’un monument millénaire. Devant la perte de ce hors-cadre, les auteurs de la bande dessinée choisissent de ne pas remédier à la lacune; ils ne complètent pas la représentation photographique des lions ailés par le dessin. Ce qui a été perdu ne sera pas retrouvé, le témoignage graphique souligne la perte au lieu de tenter d’y remédier.
La question du cadrage photographique fait également l’objet d’une mise en scène dans Persepolis, bien que Satrapi n’insère pas réellement de cliché dans son œuvre. Elle affirme dans le récitatif de la deuxième case: «Ça c’est une photo de classe. Je suis assise à l’extrême gauche, alors on ne me voit pas.». L’usage du pronom démonstratif dans le récitatif indique que l’image qui complète le texte dans la case, bien que dessinée, est censée reproduire un cliché dont Marji se trouverait exclue. Cette «marginalisation» est en partir contredite par la case précédente, qui se trouve à gauche de l’image tronquée. Cette exclusion est en partie contredite par la case précédente, qui se trouve «à gauche» de l’image tronquée: Satrapi s’y représente, son identité étant affirmée par un autre pronom démonstratif, qui fait également office de pacte autobiographique: «Ça, c’est moi quand j’avais dix ans. C’était en 1980». La première case fait donc à la fois office de cadrage (au sens de contextualisation) et, en quelque sorte, de «recadrage», par rapport à l’absence signifiée dans la case suivante. Par ce dispositif, Satrapi signale, à l’instar de Findakly et Trondheim, qu’une photographie ne montre pas tout et qu’elle peut même laisser l’essentiel dans ses marges. Mais elle prend d’emblée le parti de la reconstitution en s’appuyant sur deux modes de représentation du passé, la narration verbale et le dessin, qui sont capables de combler les lacunes documentaires. Tandis que dans Coquelicots d’Irak, le dessin refuse de remédier à la destruction du site archéologique, dans Persepolis le jeu sur le péri-champ complète ce qui n’a pas été cadré par le supposé photographe.
L’insertion d’une photographie au sein d’une planche, ou sa simple imitation graphique, peuvent avoir une influence décisive sur le pacte de lecture, bien qu’en l’occurrence, cette notion doive être repensée en tenant compte des spécificités médiatiques de la bande dessinée. Par une série d’exemples, Catherine Mao a montré les limites de la notion de «pacte autobiographique» en bande dessinée. Selon elle, ce média ne peut pas offrir une perspective homogène du soi de l’auteur·trice et il entraîne une quête identitaire nécessairement «contrariée et plurielle». Dans cette optique, elle affirme que «la bande dessinée dénonce le filtre au cœur de toute écriture de soi et épure ainsi le pacte autobiographique d’un certain nombre de ses illusions» (Mao 2013: §33). Satrapi débute son œuvre par les termes «Ça c’est moi», pourtant, il s’avère que la petite fille ressemble en tous points aux autres filles de sa classe. Seuls les cheveux, presque entièrement recouverts par le foulard, différentient légèrement les enfants les unes des autres. Puisque l’image ne la distingue pas de ses camarades, le texte est nécessaire pour individualiser Marji. Le dispositif visuel d’indistinction – déjà employé par l’auteur de bande dessinée Christian Binet dans son récit d’enfance intitulé L’Institution (1981) – fait partie, selon Mao, des «stratégies d’esquive» de l’autoreprésentation (2013: §4).
S’il est important d’enseigner à repérer des indices de factualité, il est aussi essentiel de montrer que la réalité ne se donne pas d’elle-même. Ces réflexions concernant le cadrage ont ainsi pour but de révéler qu’un récit basé sur des faits authentiques ne constitue pas pour autant un récit objectif et fidèle. L’«identité» se construit également à travers le «hors-champ», par le «péri-champ» et, paradoxalement, à travers la multiplicité des représentations iconiques. Pour reconstruire l’identité du sujet, il s’agit ainsi de tresser des relations, parfois incertaines, entre des images dessinées, un pronom personnel et une identité auctoriale affichée sur la couverture.
Pour un enseignement sensibilisant à la spécificité du langage de la bande dessinée
Ainsi que nous l’avons vu, la bande dessinée propose une expérience de lecture assez différente de celle que l’on observe dans les textes dits «littéraires». En effet, la présence de cases incluant du texte et des images au sein d’une unité graphique de rang supérieur (strip, planche, ou volume) permet un traitement particulier de la linéarisation des informations, de sorte que l’élaboration et la réception d’un récit narratif multimodal (et son cadrage générique) suit un processus particulièrement complexe.
De nombreux critiques10, dans le sillage de Will Eisner, ont défini la bande dessinée comme un «art séquentiel» (sequential art) au sein duquel la case constitue un élément fondamental, et comme l’affirme Benoît Peeters: «Loin de se poser comme un espace suffisant et clos, la case de bande dessinée se donne d’emblée comme un objet partiel, pris dans le cadre plus vaste d’une séquence» (Peeters 2003: 24). Entre arrêt sur image et continuité, entre rappel de la case précédente et appel de la suivante, Peeters et d’autres auteurs11 ont décrit les particularités de cette unité, en particulier son intrication étroite avec un ensemble qui la dépasse. Mais d’autres éléments peuvent être considérés comme les maillons d’une chaîne séquentielle: les textes au sein de la case, le strip, la planche, le chapitre, l’album, etc. – autant d’unités qui possèdent une certaine «autonomie», tout en étant elles-mêmes intégrées dans une totalité de rang supérieur. À tous ces niveaux, des effets de sens peuvent être dégagés à partir de la temporalité que le lecteur ou la lectrice doit reconstruire, de manière plus ou moins libre ou réglée, à l’intérieur des espaces graphiques. Précisons que si les cases sont généralement délimitées par des cadres et séparées par des gouttières12, il arrive – comme c’est le cas dans Coquelicots d’Irak – que la frontière soit moins nette, entraînant une perception légèrement modifiée de la séquentialité.
Si les textes «littéraires» sont globalement caractérisés par leur linéarité, la planche de bande dessinée crée en revanche une tension entre cette linéarité et la mise en réseau des informations, ce qui entraîne une progression de la lecture spécifique13. Tandis que la dimension textuelle du récit graphique invite le regard à progresser de manière linéaire, sa dimension visuelle (ou tabulaire) l’invite au contraire à circuler à la surface du support et à embrasser la double planche, proposant un cheminement de lecture nouveau, plus ou moins créatif. Les créateurs et créatrices tirent parti de cette potentielle «indocilité» du regard, par exemple en tissant des liens visuels entre différentes lieux de l’espace graphique, ce que Groensteen qualifie d’effet de «tressage iconique»14(1999). Entre textualité et création d’un réseau inter-iconique, entre effets de sens induits par le récit et singularité de chaque lecture, il est particulièrement difficile d’anticiper le trajet des yeux d’un lecteur ou d’une lectrice de bande dessinée. Cette imprévisibilité peut être augmentée lorsque l’auteur ou l’autrice joue sur une mise en page dans laquelle les cases ne sont pas délimitées par un cadre ou lorsqu’elles ne sont pas architecturées selon les agencements conventionnels du «gaufrier» (pour reprendre l’expression popularisée par André Franquin). Si cette forme de liberté liée à l’espace graphique permet de répondre de manière personnelle aux différents stimuli visuels disséminés à la surface de la planche ou de la double-planche, elle implique également, en regards de textes «littéraires», une complexité supplémentaire.
Dans le cadre d’un enseignement soucieux d’insister sur les spécificités formelles de la bande dessinée, il sera ainsi utile de susciter chez les élèves une réflexion à la fois sur les effets de sens qui se dégagent de la planche (par exemple «quels effets produit le tressage?») et sur les différentes façons dont les lecteur·trice·s arpentent cet espace, ainsi que sur les stratégies qui rendent la lecture plus efficace ou plus critique. Dans ce but, il peut être pertinent de passer un certain temps sur des planches riches comme celles que j’ai commentées et d’encourager les activités engageant une métacognition: «Quel trajet effectuent vos yeux sur la page?», «Qu’est-ce qui guide ce trajet?», «Quel sens apparaît quand on met en relation tel texte avec telle image, et telle case avec telle autre case?». À partir de ces interrogations, les élèves pourront partager leurs façons de lire et discuter des effets de sens qu’ils/elles auront observés.
On constate par ailleurs la nécessité de rendre les élèves attentif·ve·s aux indices paratextuels, péritextuels ou textuels, susceptibles de construire un cadre interprétatif en accord avec le statut générique de l’œuvre. Ici se joue toute la complexité du récit autobiographique en bande dessinée comme objet d’enseignement: il est doté d’un ancrage référentiel, mais il est également l’œuvre singulière et subjective d’une auctorialité, qui s’exprime autant par la monstration dessinée que par le biais d’une narration verbale.
Dans son article dédié aux défis de l’élargissement transmédial de la question de la frontière entre fait et fiction, Baroni (2021b) montre que tout média peut constituer une représentation factuelle – chacun le faisant avec ses propres moyens15 – mais que cette représentation n’est jamais exempte de subjectivité, laquelle s’exprime de manière différente en fonction des supports. Comme le dit García Márquez dans son œuvre en partie autobiographique: «La vie n’est pas ce que l’on a vécu, mais ce dont on se souvient et comment on s’en souvient» (García Márquez 2003: 7). Cette nuance rappelle qu’il est utile d’activer ce que Schaeffer appelle un «“monitoring” critique» par rapport à la valeur de vérité du récit (Schaeffer 2015: 246). Dans une perspective pédagogique, comprendre un récit autobiographique en bande dessinée, c’est d’une part pouvoir le recontextualiser (ce qui entraîne un engagement particulier dans la lecture), mais c’est aussi appréhender la manière dont il est construit et l’effet que cette construction produit sur nous. Cette seconde posture requiert d’exercer son esprit critique face à un récit reconstruit à partir de souvenirs et de remémorations, bien réels mais qui, comme le signale la quatrième de couverture de Coquelicots d’Irak, «s’estompent peu à peu».
Toute personne n’est pas familière avec le langage de la bande dessinée, comme le rappelle Novak16. Aussi, il importe d’élaborer un enseignement accessible pour des élèves qui entretiennent des affinités différentes avec le média. Si la présence d’images peut parfois favoriser la compréhension, elle peut également la complexifier ou l’entraver. Il s’agit alors d’apprendre à lire les images, d’apprendre à interpréter les rapports complexes qui se tissent entre elles, mais aussi entre ces images et le texte, de case en case et de planche en planche. Partant de cette multiplicité potentielle des rapports que chaque apprenant·e peut entretenir avec la bande dessinée, l’enseignant·e peut donner à chacun·e des clés permettant d’élargir et d’enrichir ses compétences littératiées en mettant en avant les spécificités du média et en l’aidant à en prendre conscience.
Bibliographie
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Pour citer l'article
Camille Schaer, "Enseigner la bande dessinée autobiographique pour développer la littératie médiatique multimodale", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021http://www.transpositio.org/articles/view/enseigner-la-bande-dessinee-autobiographique-pour-developper-la-litteratie-mediatique-multimodale
Voir également :
Introduction n°4 - Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature
Si la reconnaissance de la valeur culturelle de la bande dessinée, durement conquise au cours des dernières décennies, semble aujourd’hui acquise{{Rappelons, au niveau de la reconnaissance institutionnelle, que le ministère de la culture en France a décrété l’année 2020 «année de la bande dessinée». Sur cette phase de «post-légitimation», voir notamment (Berthou 2017; Heinich 2019). Notons néanmoins qu’en dépit de ces honneurs, de nombreux·ses auteur·e·s et éditeurs·trices insistent sur le fait que leur profession est menacée de paupérisation, notamment en raison d’une surproduction saturant le marché et du manque de soutien institutionnel, ce qui a récemment conduit Lewis Trondheim à renvoyer au ministère la médaille de chevalier des arts et lettres qui lui avait été attribuée en 2005.}}, sa place au sein des programmes scolaires reste malgré tout fragile, ce qui a amené récemment Flore Steyaert et Jean-Louis Tilleul (2017: 233) à conclure que l’école restait «un caillou dans le soulier de la légitimation» de ce médium{{Cette publication est liée au projet de recherche financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique: "Pour une théorie du récit au service de l'enseignement" (Projet FNS n° 100019_197612 / 1).}}.
Introduction n°4 - Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature
Enseigner la bande dessinée dans un monde qui avance
Si la reconnaissance de la valeur culturelle de la bande dessinée, durement conquise au cours des dernières décennies, semble aujourd’hui acquise1, sa place au sein des programmes scolaires reste malgré tout fragile, ce qui a amené récemment Flore Steyaert et Jean-Louis Tilleul (2017: 233) à conclure que l’école restait «un caillou dans le soulier de la légitimation» de ce médium2. Pour envisager le type de résistance que peut rencontrer la bande dessinée quand il s’agit de l’étudier en classe, il peut être intéressant d’envisager les choses sous l’angle, non pas des prescripteurs et des enseignant·e·s, mais sous celui des auteur·es et des représentations des élèves. Dans son dernier album –que l’on peut qualifier de roman graphique ou d’autofiction en bande dessinée– l’auteur genevois Frederik Peeters met en scène son avatar, Oleg, lors d’une intervention en classe qui, précise-t-il, est le «moyen qu’il a trouvé pour rester connecté avec le monde qui avance» (Peeters 2021: n.p.).
Image 1: Frederik Peeters, Oleg © 2021 Atrabile
Lorsque l’enseignante demande aux élèves si quelqu’un a une question à lui poser, Oleg se heurte d’abord à un mur de silence. L’enseignante recadre un élève endormi, qui explique, pour justifier son état comateux, avoir «regardé la nouvelle saison de "Titans"» la nuit précédente3. La plupart des questions posées à l’auteur concernent ensuite la longueur du labeur aboutissant à la création d’un album et le profit qui se dégage de cette activité. Lorsqu’Oleg répond que la réalisation de son album lui a pris à peu près une année, une élève réagit en disant «c’est trooop looong». Oleg répond qu’il pense être, au contraire, plutôt rapide et demande à l’élève combien de temps il lui a fallu pour lire son album. Elle répond «quinze minutes», expliquant qu’elle n’a lu en réalité que les premières pages, et Oleg découvre ainsi que seulement deux élèves de la classe ont lu son œuvre dans son intégralité.
Image 2: Frederik Peeters, Oleg © 2021 Atrabile
Cette confrontation avec le «monde qui avance» souligne plusieurs aspects de l’évolution récente de la bande dessinée et de ses rapports à l’enseignement. Premièrement, la posture d’Oleg et son décalage vis-à-vis des représentations de plusieurs élèves soulève la question d’une polarisation de la production qui s’est opérée au sein du champ de la bande dessinée à partir de la fin des années 19604 et de ses effets sur la manière de lire les récits graphiques dans et hors de la classe. Le premier pôle renvoie à l’autonomie créative d’un artiste publiant ses œuvres chez des éditeurs indépendants ou issus du champ littéraire. Peeters est par exemple édité chez Gallimard, à l’Association ou chez Atrabile, éditeur indépendant genevois dont il est cofondateur, et il dispose ainsi d’un contrôle étendu sur la thématique, le style et le format de ses récits graphiques. Il faut relever par ailleurs qu’il n’est plus irréaliste d’imaginer qu’un auteur correspondant au profil de Frederick Peeters / Oleg puisse être invité dans une classe de français pour parler de son œuvre, à l’instar d’un écrivain. En l’occurrence, quand l’enseignante présente l’auteur, elle évoque un «prix BD des écoles5», ce qui témoigne également du gain de légitimité au sein des institutions scolaires. Cette liberté implique en revanche un mode de production artisanal et très chronophage, dans lequel un auteur «complet» réalise peu ou prou toutes les tâches, ce qui lui assure un revenu instable essentiellement lié à la gestion de ses droits6.
Le second pôle renvoie aux industries culturelles visant une accélération de la production fondées sur une standardisation des produits et sur la division du travail et l’anonymisation des créateurs, lesquels ne disposent plus que d’une liberté très limitée7. Aujourd’hui, le type de bandes dessinées le plus largement diffusé parmi les jeunes sont des produits émanant de grands groupes industriels, à l’instar de Disney, de Sony ou de Média Participations, qui intègrent différents supports médiatiques et coordonnent les activités de milliers d’employés. Et évidemment, au sommet de ces empires médiatiques, certains auteurs historiques, comme Hergé, Zep ou Stan Lee, peuvent accumuler des fortunes considérables. Bounthavy Suvilay et Edith Taddei (2019) rappellent par ailleurs que les bandes dessinées les plus largement consommées par les jeunes se rattachent aujourd’hui au genre importé du manga, qui a connu ces dernières années un essor phénoménal, soutenu par la diffusion sur les chaines en streaming d’adaptations sous forme d’anime.
Si la bande dessinée dans son ensemble a donc visiblement conquis ses lettres de noblesse, les œuvres valorisées par le monde de l’éducation semblent ainsi de plus en plus déconnectées des œuvres appartenant pleinement à la culture «juvénile» (Mitrovic 2019), ici incarnée par une série télévisée adaptée d’un univers créé par DC comics. La réaction de l’élève quant à l’état du compte en banque d’Oleg est prise par ce dernier comme peu pertinente, parce qu’à ses yeux, l’élève se trompe de pôle, confondant un auteur appartenant au champ de production restreinte avec un créateur travaillant à une échelle industrielle. Mais au-delà de la méprise, voire du mépris que l’on serait tenté d’adopter devant une question si triviale, se cache une réalité socioculturelle dont l’élève se fait ici le témoin précieux: le fait que lui, comme vraisemblablement la majorité de ses camarades, n’est exposé qu’au second de ces deux pôles et qu’il n’envisage pas l’existence d’une culture autonome, centrée sur l’individu producteur et héritée du XIXe siècle. Il n’a finalement en face de lui qu’un adulte actif parmi d’autres, au sein d’une société où la réussite individuelle se mesure à l’argent que l’on gagne.
En somme, la scolarisation de la bande dessinée est évidemment liée à «l’artificationde la bande dessinée» (Heinich 2017), mais la «légitimité culturelle» (Berthou 2017) dont jouit une partie de la production éloigne d’autant les corpus enseignés des représentations ordinaires que se font les élèves du médium, ce qui ne manque pas de produire des malentendus et des difficultés dans l’émergence d’une lecture de la bande dessinée que l’on pourrait qualifier de littéraire, au sens que les didacticiens donnent de ce terme (Dufays, Gemenne & Ledur 2005; Ronveaux & Schneuwly 2018). Ce que montrent les réactions de la plupart des élèves dans cet extrait, c’est que ces derniers assimilent la bande dessinée à une forme de culture populaire – à l’instar des mangas et des comics qui peuplent leur bibliothèque intérieure – et que cela induit des questionnements orientés sur des enjeux essentiellement économiques ou professionnels, au lieu d’adopter des gestes de lecture qui se seraient sédimentés dans la pratique scolaire du commentaire des textes littéraires. Ce faisant, l’entrée de la bande dessinée dans la classe de français, d’une part, ne produit pas forcément un rapprochement entre lectures scolaires et lectures privées (Norton 2003; Mitrovic 2019; Suvilay & Taddei 2019) et d’autre part, ne débouche pas nécessairement sur la pratique d’une lecture susceptible de renforcer le développement d’une littératie médiatique multimodale (Boutin 2012).
Le rappel de cette dualité explique que, face à cette forme d’expression que Marianne Blanchard et Hélène Raux (2019) définissent – à la suite de Thierry Groensteen (2006) – comme un «objet didactique mal identifié», les angles interprétatifs peuvent diverger sensiblement en fonction du statut qui est accordé à l’œuvre commentée. L’entrée de la bande dessinée dans la classe de français ne pose donc pas seulement la question de son identité médiatique, mais également celle de son statut culturel et des angles de lecture qui en découlent. Peut-on considérer la bande dessinée comme une forme de littérature? Ces questions, inlassablement posées depuis une vingtaine d’années (Morgan 2003; Chute 2008; Meskin 2009; Baetens 2009; Dürrenmatt 2013) ne doivent donc pas être comprises uniquement en termes généraux et médiatiques mais également en termes locaux et critiques. Pour rendre les enjeux plus explicites, il faudrait commencer par poser les questions suivantes: peut-on lire en classe certaines bandes dessinées comme on lirait des romans ou des pièces de théâtre? peut-on poser aux récits graphiques le même genre de questions que l’on poserait à des œuvres littéraires? peut-on étudier ces compositions de textes et d’images selon des procédures similaires à celles que l’on mobilise face à la représentation verbale ou scénique d’une histoire?
Il s’agirait ensuite d’anticiper une éventuelle réponse positive à ces questions pour qu’apparaisse une problématique secondaire: si cette lecture est possible, c’est probablement parce que l’on se refuse encore à envisager l’institutionnalisation de la bande dessinée dans le cadre scolaire sous un angle qui engloberait le caractère industriel et commercial d’une partie non négligeable de ses manifestations. Et qu’un tel refus risque de reconduire une forme sociologiquement induite d’inégalité parmi les élèves, en particulier en termes de cadrage des activités (Rochex & Crinon 2014), dont la séquence d’enseignement reproduite ici par Peeters semble relativement dépourvue. Oleg ou l’enseignante auraient pourtant pu profiter de cette question, qui n’est impertinente qu’en apparence, pour mentionner l’existence de différents types de produits culturels rattachables au média «bande dessinée» et expliciter les différences de nature existant entre ces produits en ce qui regarde la liberté dont disposent les créateurs, laquelle ne garantit nullement la qualité finale de l’objet. Cela aurait aussi permis de signaler l’existence d’œuvres populaires nées d’un compromis entre les contraintes d’une production industrielle plus ou moins formatée et la réputation de génies qui s’attache à certains auteurs formant un panthéon historique, à l’instar d’Osamu Tezuka, de Jack Kirby, d’Hergé ou de la paire René Goscinny et Albert Uderzo, qui a enfanté une œuvre pharaonique: 380 millions d’albums vendus dans le monde, plusieurs blockbusters cinématographiques, un parc d’attraction, etc.
Les conditions matérielles de production ne devraient ainsi jamais être complètement évacuée d’un enseignement centré sur l’histoire et l’esthétique de la bande dessinée, l’émergence et l’évolution de ce média relativement jeune étant consubstantiellement liées à l’essor de la presse imprimée et des logiques sérielles qui en découlent et sous-tendent encore la plupart des productions, même les plus auteuristes. Même les auteur·e·s indépendant·e·s ne peuvent survivre en se privant totalement des circuits de production et de diffusions traditionnels, et le positionnement de leurs œuvres ne peut se comprendre qu’en lien étroit avec les formes et les thèmes développés par les industries culturelles, ainsi qu’en témoigne la récurrence des motifs superhéroïques dans les œuvres de Chris Ware ou de Daniel Clowes.
Oleg se montre néanmoins reconnaissant lorsqu’une élève lui adresse enfin une question qu’elle aurait très bien pu poser à Flaubert, à Maupassant… ou à Houellebecq: quelle place donnez-vous à l’actualité du monde dans votre travail? Est-ce que vous hésitez entre faire des histoires intemporelles et des histoires réalistes? La question suppose évidemment que l’auteur dispose de suffisamment d’autonomie pour envisager ces différentes options et choisir celle qui correspond le mieux à son projet artistique. Le roman graphique de Frederik Peeters est enfin abordé sous l’angle de sa littérarité et non sous l’angle unique de son statut d’objet culturel rattaché à l’industrie des loisirs. S’ouvre alors la possibilité d’une véritable disciplination de la bande dessinée par son rattachement à la pratique de la lecture littéraire telle qu’elle s’est sédimentée dans les pratiques scolaires (Ronveaux & Scheuwly 2018).
Image 3: Frederik Peeters, Oleg © 2021 Atrabile
La bande dessinée d’auteur et sa lecture scolaire
Jan Baetens avance que «la rencontre des domaines longtemps séparés de la littérature et de la bande dessinée» s’impose aujourd’hui «comme une évidence» (2009: §1), ce dont témoigne, entre autres, l’explosion des adaptations de classiques en bande dessinée, mais aussi l’émergence d’un genre identifié comme «roman graphique» et son accession à des prix littéraires prestigieux. Toutefois, Baetens souligne le risque de confondre cette rencontre avec une forme de fusion ou d’hybridation:
Une chose est l’explosion des croisements entre littérature et bande dessinée, autre chose est le bien-fondé ou la solidité de cette nouvelle hybridité, qui ne manque pas de soulever plus d’une question essentielle sur notre conception même du récit. (Baetens 2009: §1)
Si l’on exclut les adaptations ne servant que de marchepied pour accéder aux œuvres vraiment littéraires, les bandes dessinées enseignées dans les classes de français comme de la littérature sont plutôt rares et les mêmes titres ne cessent de revenir dans les discours des chercheur·euse·s, didacticien·ne·s, enseignant·e·s: Maus, Persepolis, Pilules bleues, Fun Home… Ce retour inlassable d’un corpus d’œuvres restreint témoigne d’une part de la difficulté d’établir un périmètre élargi de récits graphiques dignes d’être enseignés en classe comme de la littérature. La patrimonialisation des œuvres passant généralement par leur inscription dans les corpus scolaires, pour le meilleur ou pour le pire, on peut dès lors considérer que l’école n’a pas encore joué son rôle de sélection des œuvres supposément légitimes, le choix des enseignant·e·s se repliant sur la bibliothèque intérieure correspondant à leurs lectures privées liées à l’enfance et à l’adolescence8 (donc souvent liées à des œuvres populaires) ou sur quelques succès critiques validés par des prix ou des récompenses, avec le fameux Pulitzer pour Art Spiegelman, bien sûr, mais aussi le prix du jury du Festival de Cannes pour l’adaptation cinématographique de l’œuvre de Marjane Satrapi. On peut donc anticiper sur cette sélection en considérant la possibilité qu’elle se calque sur une légitimité dont elle emprunte les caractéristiques sociologiques à la littérature, sans tenir compte des spécificités médiatiques du champ de production de la bande dessinée.
Par ailleurs, si le statut culturel acquis par certaines œuvres font de la bande dessinée un objet certes mal identifié mais au moins potentiellement enseignable, il ne faut pas négliger les problèmes inhérents à la disciplination des gestes de lecture spécifiques, aussi bien du côté de l’enseignant que de celui des élèves9, ce qui passe par l’intégration de pratiques compatibles avec la conception que l’on peut se faire d’un enseignement de la littérature, mais aussi par l’établissement de procédures nouvelles, adossées aux caractéristiques sémiotiques du support. Outre le problème du rattachement des œuvres à un média populaire, qui complexifie le cadrage interprétatif des enseignant·e·s et des apprenant·e·s, le mélange de textes et d’images dessinées pose ainsi un problème qui se reflète dans les hésitations des plans d’étude: faut-il rattacher la bande dessinée à l’histoire de l’art ou à la classe de français? Comment traiter à la fois le style graphique des dessins, la composition de la case et celle de la planche, le découpage de l’action, les effets de cadrage, le contrastes des couleurs, tout en liant ces aspects au développement du récit, aux jeux sur la focalisation et le point de vue, aux dialogues et aux récitatifs, alors que la formation initiale des enseignant·e·s de français ne les a généralement guère préparé·e·s à traiter ces aspects simultanément.
Ainsi que l’ont montré Marianne Blanchard et Hélène Raux (2019), le chemin est encore long pour former les enseignant·e·s à des gestes interprétatifs susceptibles d’intégrer ces différentes dimensions, sans pour autant tomber dans un répertoire de notions techniques déconnectées des enjeux esthétiques ou éthiques soulevés par la lecture de l’œuvre, et sans se méprendre sur la complexité inhérente à un médium à la fois textuel et graphique. L’objectif de ce numéro est précisément de contribuer à développer des pistes de réflexions relatives à l’ensemble de ces aspects, d’abord en lien avec l’histoire du médium et de sa scolarisation, puis orienté sur différentes propositions didactiques et observations en classe.
La première partie, qui s’inscrit dans une perspective historique, s’ouvre sur un article de Nicolas Rouvière exposant la situation actuelle de la bande dessinée, qui est entrée depuis une dizaine d’années dans une phase que l’on peut définir comme celle d’une «post-légitimation». Si cette nouvelle manière d’envisager le média devrait lui ouvrir les portes de l’enseignement aux différents niveaux de la scolarité, elle pousse aussi Rouvière à dresser le constat d’un déficit de «théorisation didactique éclairant les enjeux et les modalités de son étude en classe», ce qui souligne l’importance de renforcer la recherche dans ce domaine. Cette théorisation apparait d’autant plus importante que les matérialisations médiatiques des récits graphiques ne cessent de se complexifier dans la culture numérique contemporaine, brouillant les frontières entre bande dessinée, jeu vidéo, dessin animé ou série télévisée.
L’article suivant offre un survol historique beaucoup plus large des relations tumultueuses entre la bande dessinée et les institutions scolaires, en suivant la piste des instructions officielles en France de manière à mettre en lumière, depuis les années 1960, la place réservée aux récits graphiques dans les programmes scolaires. Sophie Béguin illustre cette trajectoire scolaire qui, en effet, semble en partie déconnectée des enjeux entourant la légitimation culturelle du médium. Les hésitations portent non seulement sur les titres ou le nombre d’œuvres préconisés par les instructions officielles, mais également sur le rattachement disciplinaire de l’étude de la bande dessinée. Enfin, si la scolarisation du médium ressemble à une série de rendez-vous manqués, Béguin montre que c’est aussi en raison d’une certaine méfiance émanant des milieux de la bande dessinée, certain·e·s de ses représentant·e·s craignant les effets de la scolarisation d’un objet qu’ils·elles préfèrent ranger dans le domaine de la contre-culture et de la subversion.
Le troisième article de cette partie historique envisage la place de la bande dessinée vis-à-vis de l’enseignement du français langue étrangère, à travers l’analyse d’un corpus de manuels publiés entre 1919 et 2020. Son auteure, Anick Giroud, soulève un intéressant paradoxe: alors que le potentiel didactique des images narratives pour l’enseignement des langues est très tôt reconnu, avec l’émergence des méthodes directes au début du XXe siècle, puis, de manière encore plus marquée, avec l’éclosion des méthodes audio-visuelles, communicatives et actionnelles, la place de la bande dessinée en tant que document authentique est restée très modeste. La grande majorité des récits graphiques insérés dans les manuels demeure donc le travail d’illustrateurs·trices, produisant des objets sur mesure, adaptés aux objectifs de la leçon, mais dépourvus de valeur culturelle. Face à ces documents forgés, les modalités d’une lecture littéraire apparaissent impossibles, et la valeur culturelle du médium singulièrement diminuée.
La partie suivante réunit trois propositions didactiques adossées à des œuvres dont la réputation littéraire est fortement établie, du Maus d’Art Spiegelman au Persepolis de Marjane Satrapi, en passant par l’incontournable Fun Home d’Alison Bechdel. Si le choix de ces œuvres oriente naturellement l’exploitation didactique vers un horizon esthétique et culturel, les trois articles mettent également en évidence les spécificités d’une littérature dessinée et montrent comment exploiter cette dimension graphique.
La proposition de Violeta Mitrovic articule la lecture de trois «mémoires graphiques» (Fun Home, Persepolis et Wonderland de Tirabosco) dans la perspective de leur enseignement au post-obligatoire. En insistant sur la richesse et l’épaisseur des possibilités interprétatives de ces œuvres, elle se sert de leur caractère profondément multimodal pour convoquer la possibilité effective d’une lecture littéraire, au sens élargi de ce terme, dans lequel elle rassemble et interroge les notions de participation et de distanciation, de littératie, de lectures «ordinaire» et «savante», sans oublier de faire valoir la spécificité du médium comme vecteur d’acquisition de compétences nouvelles.
Gaspard Turin, dans une contribution portant sur la didactisation de Maus, propose une approche pragmatique face à une œuvre à la fortune critique si importante qu’elle pourrait en paraître hors de portée pour de jeunes lecteurs. En cherchant à rendre à l’œuvre une forme de simplicité, induite par le traitement zoomorphique de ses personnages, il n’en oublie pas moins que cette simplicité ne sert qu’à dialoguer avec la complexité d’une œuvre grave et dont l’enjeu de lecture devient dès lors celui d’un questionnement à étages multiples. Faire lire Maus à des adolescent·e·s revient-il à les forcer dans un monde adulte? Ou plutôt à envisager un dialogue avec les modalités d’appréhension du monde propres à l’enfance?
Enfin Camille Schaer s’attache, elle aussi, à assigner à la lecture de la bande dessinée en classe des enjeux portant sur la littératie et sur les compétences qui lui sont associées. Elle choisit pour sa part d’insister sur les spécificités du médium par rapport à la littérature ordinairement enseignée à l’école, afin de faire reconnaître une «tension entre linéarité et mise en réseau des informations». Cette mise en réseau l’incite à porter un regard neuf sur le livre en tant qu’objet, comme en témoigne son attention au paratexte. Il s’agit enfin, pour elle, par le biais des œuvres sélectionnées (Persepolis d’une part et Les Coquelicots d’Irak, de Findakly et Trondheim, de l’autre) d’ouvrir les élèves aux subtilités de l’autobiographie dessinée.
La dernière partie envisage l’enseignement de la bande dessinée sous un angle plus empirique, informé par des observations en classe, de sorte que les articles éclairent les vertus, mais aussi les obstacles inhérents à une lecture littéraire de la bande dessinée dans différents degrés de la scolarité.
Dans sa contribution, Hélène Raux interroge le «présupposé de facilité» qui accompagne le traitement scolaire de la bande dessinée pour montrer que la lisibilité du médium ne va pas de soi et qu’il doit s’accompagner d’un étayage en classe, fondé sur l’enseignement des codes propres à la lecture des récits graphiques. Des exemples de terrain suggèrent que la compréhension des logiques présidant à l’enchaînement des cases n’a rien d’un acquis pour les élèves observés, et que le déficit de compréhension ou de reformulation se présente plus volontiers dans le cadre de la lecture des images que de celle du texte. L’accent est mis, en conclusion, sur la nécessité de renforcer des approches didactiques orientées sur ces aspects et de réorienter le regard des élèves face à un médium souvent considéré par eux, a priori, comme destiné aux enfants.
L’article de Jean-François Boutin et Virginie Martel s’intéresse quant à lui aux modalités de la lecture de bandes dessinées historiques, en suivant treize parcours de lecture d’élèves du secondaire et du primaire. Les auteurs s’attachent à creuser en particulier la question des rapports entre le passé et sa reconfiguration par les récits graphiques, tout en tenant compte de la multimodalité du support. Pour poser les bases d’une lecture dialectique, permettant de rendre compte de «l’historisation de la fiction et [de] la fictionnalisation de l’histoire» (Gallego 2015: 5), les auteur·e·s préconisent de porter l’attention des lecteurs·trices sur la dimension multimodale et les stéréotypes propres au champ de la bande dessinée.
Si la bande dessinée demande encore à être enseignée, elle demande aussi, plus vivement peut-être, à être didactisée. Mais au-delà de ces questions, elle demande aussi à être interrogée dans ses rapports à l’institution scolaire et aux rapports que cette institution entretient avec ce «monde qui avance», ou qui semble parfois stagner, voire reculer… et dont, malgré ses richesses, la bande dessinée n’est encore qu’une manifestation marginale. Il suffit de courir le risque d’ouvrir ce champ culturel à des élèves pour réaliser à quel point son objet reste «non identifié», ou indexé à des codes culturels, économiques et sociétaux auxquels la bande dessinée «comme littérature» peine encore à se confronter. Tout reste à faire donc, dans ce champ. Les travaux réunis ici cherchent à en proposer une exploration que l’on espère enthousiasmante, mais ils ne pourront en aucun cas se substituer aux pratiques d’enseignement, informées ou improvisées, que nous engageons nos lecteurs·trices à tenter, à poursuivre et à partager.
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URL: https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2019-4-page-79.htm
Pour citer l'article
Raphaël Baroni & Gaspard Turin, "Introduction n°4 - Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021http://www.transpositio.org/articles/view/introduction-n-4-enseigner-la-bande-dessinee-comme-de-la-litterature
Voir également :
Fragments herméneutiques et phénoménologiques pour une actualisation narratologique en didactique de la (trans)fiction
LIMINAIRE Dans l’introduction de son ouvrage Les rouages de l’intrigue, Raphaël Baroni (2017) reconnait sans ambages avoir fondé sa proposition épistémologique et didactique de renouvellement narratologique sur des œuvres issues du canon littéraire, plutôt que sur un corpus davantage contemporain et notamment lié au phénomène avéré de Transmedia Storytelling (Jenkins, 2007; Jenkins, Ford et Greene, 2013), cela à son corps défendant
Fragments herméneutiques et phénoménologiques pour une actualisation narratologique en didactique de la (trans)fiction
LIMINAIRE
Dans l’introduction de son ouvrage Les rouages de l’intrigue, Raphaël Baroni (2017) reconnait sans ambages avoir fondé sa proposition épistémologique et didactique de renouvellement narratologique sur des œuvres issues du canon littéraire, plutôt que sur un corpus davantage contemporain et notamment lié au phénomène avéré de Transmedia Storytelling (Jenkins 2007; Jenkins, Ford et Greene 2013), cela à son corps défendant:
J’ai donc exclu à la fois les productions romanesques des siècles précédents, les œuvres qui appartiennent à la littérature dite «populaire», et d’autres médias dans lesquels l’intrigue occupe une place centrale: le théâtre, le cinéma, les séries télévisées, la bande dessinée, les pratiques ludiques ou vidéoludiques, voire l’interaction entre ces différents médias, qui correspond à ce phénomène qu’Henry Jenkins a récemment baptisé le «transmedia storytelling». Il ne faudrait pas conclure de cette exclusion à un défaut d’intérêt de ma part ou à un mépris pour ces objets. Bien au contraire, je suis convaincu qu’il est nécessaire d’ouvrir l’étude du récit à l’ensemble des formes narratives, qu’elles soient élitistes ou populaires, expérimentales ou conventionnelles, littéraires ou extralittéraires, verbales ou visuelles, analogiques ou numériques (Baroni 2017: 19).
C’est en reprenant à mon compte la toute dernière proposition de l’extrait qui précède que je souhaite contribuer, dans ce bref essai, à une défense étayée, didactique et surtout actualisée de la problématique contemporaine du recours aux moyens et outils1 narratologiques en classe de français/littérature, cela à partir du cas précis du contexte pédagogique qui prévaut actuellement au Québec. La très persistante (r)évolution médiatique n’est pas sans générer certaines frictions socioculturelles entre groupes et sous-groupes sociaux de plus en plus réseautés, c’est-à-dire préoccupés par leurs intérêts mutuels propres (Jenkins, Ford et Greene 2013; Grumbach 2022; Lacelle, Acerra et Boutin 2023). Cette transformation progressive de l’espace de médiatisation de l’imaginaire et de la pensée (Gervais, 2023) ne cesse de générer, dans sa foulée, de nouvelles formes, souvent hybrides, du récit littéraire (Bootz 2011; Bouchardon 2014; Brunel, Quet et Massol 2018; Brehm et Lafleur 2019). De telles métamorphoses, qui vont de l’emprunt plutôt cavalier à certains fleurons de la tradition littéraire jusqu’à de radicales délinéarisations2 augmentées du temps et de l’espace narratifs, imposent, il me semble, une réelle ouverture des corpus narratifs mobilisés en enseignement du français. En cette époque de tous les possibles, ou presque, en matière de fiction (ré)inventée, un recours, même des plus modestes, à la narratologie contemporaine et à certains de ses outils, par exemple la mise en abîme de l’intrigue, semble nécessaire, voire incontournable, afin d’aider les lecteur·rice·s - en formation ou non - à mieux participer à toutes ces nouvelles expériences du récit (Jenkins, Ito et Boyd 2013; Serafini 2022) et, surtout, à en faire véritablement sens.
Le développement fulgurant des chaînes médiatiques spécialisées telles Netflix, Amazon Prime Video, HBO ou Disney+ ou, tout aussi frappant, celui de la transfiction (St-Gelais 2011), qui s’incarne dans une multitude de formes allant de l’adaptation classique (album illustré, bande dessinée, théâtre, cinéma, etc.) à la fanfiction la plus marginale, en passant par le jeu vidéo ou le comic-con, implique nécessairement une démocratisation des expériences de la fiction narrative. Comment la classe de français/littérature, traditionnellement dédiée à l’analyse du récit3 pourrait-elle logiquement faire l’impasse sur un tel développement? Cela lui permettrait, par la même occasion, de s'inscrire logiquement dans le mouvement actuel de révision de la narratologie classique.
1- Les programmes québécois sous la loupe narratologique
Souhaiter le renouvellement de l’enseignement/apprentissage du récit contemporain de fiction (Baroni 2017; Brunel et Bouchardon 2020; Dufays 2023; Dufays et Brunel 2023) en classe de français, à partir notamment d’un corpus davantage en correspondance avec ses formes actuelles et à venir, présuppose que les pratiques didactiques qui incarnent les contenus des instructions officielles en matière de narratologie soient minimalement l’objet d’une certaine cure de jouvence. C’est du moins le cas spécifique du Québec, où lesdits programmes de français n’ont plus été mis à jour depuis 1994 au collégial, 2001 au primaire et 2006 au secondaire… On constate alors, dans leur appareillage narratologique respectif, la présence d’éléments assurément familiers, car susceptibles d’incarner une certaine rigidité formaliste.
La figure 1 qui suit synthétise assez efficacement les éléments de contenu narratologique (compétences, savoirs, outils, approches préconisées etc.) promulgués en contexte québécois au primaire et au secondaire. Sans surprise, on y retrouve les usuels «éléments constitutifs d’une histoire», «suite d’évènements», «quête d’équilibre», «schéma narratif», «cohérence et organisation» et autre «justification», autant d’items conceptuels qui imposent une approche surplombante, voire carrément structuraliste, du système narratif, et ce, tout au long du parcours scolaire québécois.
Figure 1. Un extrait de la Progression des apprentissages au secondaire (MÉLSQ, 2011) |
Dans la foulée, un examen encore plus minutieux des programmes québécois, ainsi que des progressions des apprentissages qu’on leur a associées, du moins au primaire et au secondaire, permet très rapidement d’en arriver au constat manifeste, car univoque, que les savoirs et approches didactiques liés à la narratologie y demeurent foncièrement formalistes. Cette approche traditionnelle des formes, structures et caractéristiques du récit de fiction repose effectivement sur les conventions d’un formalisme littéraire fortement arrimé aux propositions conceptuelles des Propp, Greimas, Stanzel, Todorov, Genette, Bremond et consorts. Dans ce sens, cette focalisation persistante sur le formalisme narratif4, aussi bien en réception littéraire qu’en production de fiction narrative, semble correspondre, grosso modo, à la situation qui prévaut encore dans les milieux éducatifs formels, comme le rappelle Baroni:
L’un des succès imputables à la narratologie formaliste tenait à sa capacité de forger des outils aisément mobilisables, permettant de décrire, plus ou moins objectivement et avec un vocabulaire standardisé, la manière dont les textes narratifs se structurent. Ce rendement heuristique a permis à ces outils [de] se pérenniser dans les pratiques d’enseignement: schéma actantiel, schéma quinaire, prolepses, analepses, temps, voix et modes du discours font désormais partie de la vulgate enseignée aux apprentis lecteurs (2017: 17)
On pourrait donc arguer que la destinée de la didactique du récit de fiction, sous l’influence des contingences naturelles de la pratique enseignante québécoise, s’est très rapidement métamorphosée en véritable enseignement/apprentissage d’une grammaire narrative, à l’instar de la très forte ascendance, en didactique de l’écriture, du poids constant des normes et usages grammaticaux. Conséquemment, on a vu se démultiplier en classe de français/littérature, aussi bien au primaire qu’au secondaire, les situations d’évaluation – très majoritairement sommatives – où l’élève québécois devait (re)produire, à l’aide des outils narratologiques formalistes, des discours très fortement attendus. En somme, au cours des cent dernières années, on serait passé au Québec, en matière de narratologie scolaire, d’un premier discours didactique fondé sur l’imitation du canon littéraire (Melançon, Moisan et Roy 1988) à un second, officiellement en rupture avec le premier, mais finalement – et paradoxalement – toujours «reproductif»: «…il [ l’élève ] est invité à s’inspirer des textes lus ou entendus pour, à son tour, construire un univers dans lequel il campera une mise en intrigue» (MÉLSQ 2011).
Je nuancerai quelque peu, toutefois, un constat qui peut paraitre sans appel. En effet, on retrouve certes, dans les instructions officielles du ministère de l’Éducation du Québec, quelques éléments qui peuvent être associés à une approche postclassique5 (Herman 1997; Prince 2008; Sternberg 2011, Baroni 2017) – post formaliste et post structuraliste –, de la narration de fiction. Il y est bel et bien question, par exemple, de la notion de «mise en intrigue». On souhaite visiblement que l’élève adopte une sorte de méthodologie narrative qui repose d’abord et avant tout, j’insiste, sur la reproduction formelle et sans doute monolithique du récit, évaluation oblige, plutôt que sur son analyse approfondie, ses potentialités, son éventuelle déconstruction, etc.
On demeure donc toujours loin du projet de Gerald Prince (2006): «au moyen de nouveaux instruments, de corpus élargis et d’inflexions originales, la narratologie post-classique nous encourage à identifier ou à (ré)examiner différents aspects du récit et à les (re)définir et les (re)configurer». Aucune proposition des textes officiels du Québec évoque, par exemple, la «curiosité», la «tension», les «voix» ou les «modes» narratifs (Baroni 2017 et 2020), pas plus que la «fonction» et la «signification» de la narration, le «récit comme processus» ou son «incorporation de la voix du lecteur/récepteur» (Prince 2006 et 2008).
Il semble toutefois inévitable que, sous l’influence de l’évolution massive du paysage techno médiatique, des enseignant·e·s québécois·e·s aient intégré, implicitement, certaines notions profanes, du moins aux yeux de notre ministère, ou même académiques, qui peuvent être associées à la narratologie post formaliste. Je pense, par exemple, à la relative montée en force, dans plusieurs classes de fin du secondaire, de l’autofiction et du récit autobiographique. Ces derniers aspects renversent, ou du moins questionnent, nombre de principes, codes et procédés narratifs classiques, comme le souhaite explicitement Prince, et interpellent de plus en plus la multimodalité sémiotique, notamment en contexte numérique (Brunel 2012; Lacelle, Boutin et Lebrun 2017), comme véhicule du récit (Florey, Jeanneret et Mitrovic 2019).
Espérons surtout que le tout récent rappel – juin 2023 – des programmes de français du primaire et du secondaire par l’actuel ministre de l’Éducation constituera, pour la didactique de la littérature en contexte québécois, l’occasion tant attendue de convaincre les autorités concernées de procéder enfin à un ajustement sensible des contenus des instructions officielles en matière de narratologie contemporaine. Entre rapport intuitif et rapport formaliste au récit (Baroni 2017; David 2014), ladite refonte sera l’occasion, cela s’impose, d’inscrire par exemple le recours à des outils narratifs contemporains au sein du cursus québécois. Il en va, au bout du compte, des dispositions de l’élève à (re)penser son imaginaire intrinsèque afin que celui-ci corresponde toujours mieux aux valeurs, attentes et appréhensions de son devenir (Gervais 2018).
2- Le labyrinthe comme métaphore narratologique: Vic, phénomène d'interaction narrative
Au-delà donc des écrits épistémologiques, conceptuels et ministériels, il me semble fondamental de réfléchir – notamment de façon phénoménologique (Boccaccini 2023; Dufourcq 2014) – aux ancrages pragmatiques d’une tension narrative (Baroni 2020) qui doit nécessairement justifier une certaine mobilisation – qu’elle soit formelle ou implicite – des outils proposés par l’actuel mouvement de rénovation de la narratologie. Il en va de sa contribution, notamment didactique, à la dynamique évolutive des imaginaires contemporains. Pour ce faire, j’aimerais brièvement convoquer, en deux courts tableaux (figures 2 et 3), la description synthétique d’un cas de lecteur empirique (Ahr 2010; Guillemette et Cossette 2006; Louichon 2009), bref, un phénomène individuel (Dufourcq, 2014) d’interaction narrative.
Figure 2. Un phénomène d’interaction narrative (Vic, partie I) Vic, 53 ans et parfois qualifié d’adulescent attardé, gagne très bien sa vie grâce notamment à sa maitrise relevée de la réception (lecture). En début d’adolescence, on lui impose, en classe de français, la lecture de La communauté de l’anneau, tome premier du Seigneur des anneaux de l’écrivain J.R.R. Tolkien. D’abord rebuté, il se laisse lentement prendre au piège des rouages de l’intrigue (Baroni, 2017). Narrativement séduit, Vic se tourne alors vers Les deux tours et Le retour du roi, deuxième et troisième tomes du roman, puis vers son adaptation théâtrale avec marionnettes géantes, puis encore une autre en dessins animés, puis une relecture complète de l'œuvre, puis Bilbo le Hobbit. Sans surprise et deux décennies plus tard, il profite pleinement des adaptations au grand écran de ces romans canoniques, du moins dans le registre fantastique. Toutefois, et durant tout ce temps, un texte narratif beaucoup plus colossal, réputé labyrinthique, mythique, voire inextricable, attire Vic sans qu’il ne se sente capable d’y entrer… |
«Plus qu’un simple lieu imaginé, le labyrinthe est un imaginaire» écrit B. Gervais (2008: 23). Si cela se confirme, tel que nous le pensons, la conjugaison de la mécanique et de l’essence de l’intrigue narrative propre aux œuvres de fiction est une sorte de labyrinthe de l’imaginaire, un monde possible parmi des mondes possibles – Possible Worlds – (Pavel 1988; Ryan 1991; Schaeffer 1999; Bell et Ryan 2019; Lavocat 2019; Bell 2019; Martin 2019). Tolkien, en l'occurrence, ne viendra jamais à bout de son imaginaire labyrinthique, finalement rejoint par le minotaure temporel. En effet, il faudra plusieurs décennies à son fils Christopher pour achever son Possible World. Or une véritable fin est-elle narrativement souhaitable ? «Le labyrinthe et la fin se rejoignent dans leur capacité à faire entendre nos appréhensions les plus graves sur le monde et son destin» (Gervais 2008: 197). Au-delà de ce questionnement en spirale, il n’en demeure pas moins que les récepteur·rice·s de la fiction narrative en arrivent invariablement, quelle que soit l’intrigue à dénouer, au même dilemme narratif: sortir du récit ou le prolonger aussi longtemps que possible, briser le cycle ou le faire durer.
Figure 3. Un phénomène d’interaction narrative (Vic, partie II) Novembre 2022. Vic s’est enfin décidé: il ouvre son édition anglaise de The Silmarillion. Heureux hasard, il tombe sur la carte – en insertion – du royaume mythique de Beleriand. Il entre dans l’archi labyrinthe de Tolkien: son legendarium. Plus d’une année passe et Vic y est toujours. Il dispose toutefois d’un support techno numérique qui lui permet d’évoluer, plus ou moins subjectivement, à travers un faisceau très complexe de nœuds, tensions et rouages trans narratifs. En effet, Vic se tourne vers The Nerd of the Ring, un booktubeur qui, comme son nom le laisse entendre, se révèle exégète du legendarium. Dans la foulée, Vic découvre The Tolkien Gateway, un wiki dédié aux mondes possibles de l’univers tolkienien. Il décèle aussi une présentation vidéo de L’atlas de la Terre du Milieu, cartographie de la géographie imaginée par Tolkien, puis se procure l’ouvrage en question. Insatiable, ou presque, Vic amplifie alors son intense déambulation narrative: lectures du Silmarillion en traduction française6, de la carte du Beleriand7, de La chute de Gondolin8, de Beren et Luthien9, de The Making of Middle-Earth. The Worlds of Tolkien and The Lord of the Rings10 et même d’un très universitaire Tolkien et les sciences11. Vic s’enfonce de plus en plus loin dans un espace-temps transfictionnel où des points de repère narratologiques se révèlent indispensables. |
La description de ce cas, tout à fait réel, de récepteur reconnu comme expert, mais volontairement captif du legendarium tolkienien, cherche à exemplifier le plus clairement possible, malgré sa singularité apparente, la prévalence confirmée de l’imaginaire – et donc du récit – comme besoin intrinsèque de l’existence (Gervais 2008; 2018; 2023). Un état de fait qui présuppose nécessairement un recours, même infime, à la narratologie, à ses outils et/ou à ses accointances épistémologiques lorsqu’on se retrouve plongé dans tout labyrinthe narratif, quelle qu’en soit l’envergure.
De là à amorcer l’actualisation du socle narratologique en classe de français/littérature, il n’y a, il me semble, qu'une distance millimétrique à franchir. Un tel devoir didactique semble d’autant plus évident et fondamental dans un contexte social que l’on devrait qualifier, désormais, de posthumaniste (Braidotti et Hlavajova 2018; Boutin 2019), et ce, dans le sens précis d’un «au-delà de l’humanisme» qui ne rejette en rien ce dernier et qui, surtout, relativise davantage le rôle de l’humain au sein de l’écosystème global (Besnier 2009; Braidotti 2013; Baquiast 2014). Y cohabitent maintenant, en guise d’illustration, des pratiques analogiques et/ou numériques du récit où la démultiplication, l'hybridation, la mise en communauté par réseau, le moissonnage par algorithme et la virtualisation entrent dans le jeu omniscient de la fiction narrative (Bouchardon 2014; Brunel 2021; Grumbach 2022; Lacelle, Acerra et Boutin 2023).
Or à quoi pourrait donc ressembler cette actualisation posthumaniste que je souhaite vivement à la classe de français/littérature québécoise, notamment en matière de narratologie? Les lignes qui suivent esquisseront, encore trop sommairement car la réflexion disciplinaire reste en ébullition, les grandes lignes d’un projet à consolider collectivement.
3- Quelles épistémologies, quels outils, quelles dispositions?
Spéculative il y a encore quelques années, force est de constater, à partir de l’exemple du récepteur Vic, que la théorie des mondes possibles en fiction correspond désormais à des pratiques réelles et signifiantes de la fiction narrative. Ces dernières sont d’ailleurs exacerbées par l’omniprésence du numérique qui les propulse dans des directions toujours plus inédites et novatrices (Bouchardon 2014; Brunel et Bouchardon 2020). Pour ces raisons éminemment pragmatiques, elle devrait être convoquée en enseignement formel du récit. De tels mondes possibles, en tant qu'univers fictionnels autonomes, possèdent chacun une valeur plausible et potentielle de vérité – une ontologie – qui transcende le monde fictif sous-tendu par l’articulation concrète de la narration (Pavel 1988).
D’ailleurs, Alice Bell (2019) fait remarquer que les fictions numériques se nourrissent assez systématiquement de cette ambiguïté ontologique, utilisant le virtuel numérique pour se jouer constamment de la frontière entre fiction et réalité. En fait, il m’apparait manifeste que les univers narratifs ontologiquement crédibles, par exemple le fameux legendarium de Tolkien, font mouche précisément parce qu’ils rendent plausible toute la densité de leur réseau propre d’intrigues par la création interne d’un ensemble de lois intelligibles qui respectent en tout temps l’intelligence (Martin 2019) tout comme l’imaginaire (Gervais 2023) et la subjectivité des lecteur·rice·s.
Toujours dans cette veine de l’ontologie narrative, Lavocat (2019) démontre comment, dans les multivers à vocation ludique, les environnements «multijoueurs» et les jeux à joueur unique, la trame narrative est constamment refaçonnée, remodelée, remixée par l’interaction de l’acteur – le récepteur/producteur – avec l’intelligence artificielle qui régit l’ensemble du récit-jeu. Ces «néo» formes de la narration, et toutes celles à venir, nécessitent donc qu’on ait recours à des clés narratives de compréhension et d’intégration – en élaboration – qui s’éloignent, sans toutefois les rejeter, des seuls outils formalistes et structuralistes – lire… humanistes – et qui, surtout, permettent aux lecteur·rice·s de mieux discerner et disséquer le sens qui y est mis en jeu (Prince 2006).
D’autre part, une didactique revampée de la littérature devrait nécessairement convoquer davantage des propositions conceptuelles résistantes, objectivantes et oh combien actuelles, mais fortement marginales en classe, du moins au Québec. Il est avéré, par exemple, que l’identification et surtout la prise en considération, par les lecteur·rice·s et/ou producteur·rice·s de récits, des stéréotypes narratifs facilitent, densifient et relancent leurs pratiques de la fiction (Brehm et Lafleur 2019; Dufays et Kervin 2010 et 2020; Dufays, Gemenne et Ledur 2015).
Je retiens d’abord, sans aucune surprise, la transfiction / transfictionnalité (Besson, 2007; Ryan, 2007; St-Gelais, 2011), appelée Transmedia Storytelling (Jenkins, 2007; Jenkins, Ford and Green, 2013) dans le monde anglo-saxon. Autant pour sa pertinence en tant que telle que pour son apport à une approche postclassique de la narratologie, la transfiction permet notamment de 1- cartographier la trajectoire (multi)médiatique d’un récit premier qui génère toute une arborescence de récits seconds, tiers, etc., 2- identifier et analyser les métamorphoses que les récits de ce nouveau réseau – et leurs différentes composantes narratives (tension, voix, modes, processus, etc.) proposent au récepteur, 3- relancer éventuellement cette chaîne d’histoires filiales par la production, grâce à différents outils narratifs, de nouvelles intrigues, de nouveaux cadrages et séquences, de nouvelles narrations, tensions, et dualités, etc. D’ailleurs, une seconde proposition qu’il me semble importante d’appeler en classe permet d’explorer avec encore plus de finesse et de profondeur l’évolution narrative des différentes œuvres de (trans)fiction: la mimèsis aristotélicienne (Ricoeur 1983; Baroni 2010), associée à la stéréotypie littéraire (Dufays 2010; Dufays et Kervyn 2010 et 2020; Daignault 2010; Connan-Pintado 2019). On pourra évidemment réserver pour le second cycle du secondaire un tel regard analytique sur la (re)production par leur appropriation, par exemple, de la diégèse, de l’intrigue et autres tensions.
En fin de parcours primaire, il serait même souhaitable de densifier cette longue et lente exploration de l’imaginaire, amorcée avant même le début de la scolarisation, voire dès le berceau, par une approche de lecture dialogique, qui tente précisément, et progressivement, d’aider les élèves à mieux discriminer, notamment à partir du matériel narratif et de ses différents outils, la vraisemblable objectivé de ce qui relève plutôt du fictif12. Dans ce cas précis, on suggère de discuter, à partir des récits de (semi)fiction historique, des différents rapports qui s'inscrivent entre discours savants et discours profanes dans l’élaboration de la mémoire et de la conscience collectives (Éthier et Lefrançois 2021). Bref, ces quelques approches ont chacune le mérite de proposer aux élèves une riche grille réflexive qui, adéquatement transposée en didactique de la fiction narrative, peut réellement contribuer à consolider leur rapport individuel et partagé aux récits qu’ils croisent tout au long de leur parcours scolaire, certes, mais aussi de leur vie adulte.
Une toute dernière piste d’émulation mérite, à mon avis, son paragraphe: la multimodalité13 narrative (Lacelle, Boutin et Lebrun, 2017; Serafini 2022). Rappelons d’abord les propos visionnaires de David Herman lorsqu’il précisait que «la narratologie peut maintenant s’employer pour désigner toute approche raisonnée de l’étude du discours narrativement organisé, qu’il soit littéraire, historiographique, conversationnel, filmique ou autre» (Herman 1997: 27).
Évoquant implicitement les travaux fondateurs du New London Group (1996), Herman ouvre ainsi la porte à la rencontre de l’épistémologie narratologique avec la sémiotique sociale. Comme le démontre Kress (1997; 2010) et tou·te·s les autres chercheur·euse·s qui le suivront, les unités de sens sont intrinsèquement polymorphes et les registres de signes qui les constituent interagissent pour mieux concrétiser et véhiculer le sens, et ce, aussi bien du côté sensoriel-perceptif que de manière cognitivo-affective. La transaction du sens entre les individus repose alors sur les différentes ressources sémiotiques, qui servent de véhicule aux modes porteurs du sens. Tous les récits du désormais vaste spectre narratif, qu’ils soient «traditionnels», davantage contemporains ou de l’extrême avant-garde, n’échappent plus à cette dynamique formelle intrinsèquement sémiotique et, dans ce sens, le travail de décryptage, de compréhension et d’intégration des signes, codes, modes et langages (Lacelle, Acerra et Boutin 2023; Serafini 2022) ne peut vraiment être accompli qu’avec la convocation de l’appareil conceptuel et des outils d’une narratologie actualisée.
Conclusion
Le lecteur en formation – formelle ou informelle – a plus que jamais besoin, en cette époque où pullulent tous les imaginaires (Gervais 2018) et encore tant d’autres à venir en autant de métavers (Lacelle, Acerra et Boutin 2023), de repères narratologiques. L’enseignement/apprentissage de la fiction narrative doit alors léguer à ce récepteur (inter/hyper)actif d’indispensables moyens de compréhension, certes, mais aussi de réaction et surtout d’engagement réel avec le fait fictionnel, car il en va de son rapport au monde qui a été, qui est, et qui, bien sûr, vient. Bref, son rapport au temps comme triple expérience du récit narratif (Picard 1989; Florey et Cordonier 2020): déchiffrement, fictionnalisation et mise hors-temps (mythification) du temps. Voilà, à mon humble avis, l’un des devoirs disciplinaires parmi les plus pressants pour le champ disciplinaire concerné.
Or il ne faudrait surtout pas se contenter de reproduire – assez bêtement – les pratiques cristallisées du passé à l’occasion d’une telle reconfiguration de la didactique du récit, c’est-à-dire remplacer, sans considération à l’égard de l’histoire scolaire des dernières décennies, une «grammaire» par une autre. Le préfixe post, dans «posthumanisme» comme dans «narratologie post classique», implique, j’ose le rappeler, de façon intrinsèque, et à partir des acquis d’hier et de jadis, de faire plus et surtout de faire mieux. Je ne voudrai jamais, personnellement, d’une classe de littérature où les élèves seront évalués, encore et toujours, en fonction de leur seule capacité à accumuler et à recracher sans raisonnement ancré, ni signifiance réelle pour leur propre imaginaire, des savoirs narratologiques manifestement déconnectés, tout aussi postclassiques qu’ils soient. Mieux vaudra alors, pour l’imaginaire individuel, de se perdre sans fin dans le labyrinthe de son choix.
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Pour citer l'article
Jean-François Boutin, "Fragments herméneutiques et phénoménologiques pour une actualisation narratologique en didactique de la (trans)fiction", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/fragments-hermeneutiques-et-phenomenologiques-pour-une-actualisation-narratologique-en-didactique-de-la-trans-fiction
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