Dans ce numéro consacré au rapport entre didactique et bande dessinée, la réflexion que nous allons présenter se situe dans le champ du français langue étrangère (FLE) avec une perspective historique. Nous nous poserons la question de savoir quelle est et quelle a été la place de la BD dans l’enseignement du FLE, et nous nous demanderons en particulier quel(s) rôle(s) elle a joué en relation avec les méthodologies dans lesquelles elle s’insère. Pour répondre à ces questions on cherchera à retrouver dans les manuels de FLE les traces de son exploitation et à étudier son évolution, de manière à se faire une idée des changements de représentations et de pratiques dans le discours méthodologique.
- n°1 Justifier l’enseignement de la littérature
- n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes
- n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature
- n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature
- n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée
- n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives
- Sylviane Ahr - Entretien : "disputes" et justifications de l'enseignement de la littérature
- Bertrand Daunay - Recension : Baroni Raphaël (2017), "Les Rouages de l’intrigue"
- Judith Émery-Bruneau - D’un paradigme interprétatif à un paradigme critique : prolégomènes à une transformation des recherches en didactique de la littérature
- La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins
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La bande dessinée dans les manuels de FLE (1919-2020)
La bande dessinée dans les manuels de FLE (1919-2020)
Dans ce numéro consacré au rapport entre didactique et bande dessinée, la réflexion que nous allons présenter se situe dans le champ du français langue étrangère (FLE) avec une perspective historique. Nous nous poserons la question de savoir quelle est et quelle a été la place de la BD dans l’enseignement du FLE, et nous nous demanderons en particulier quel(s) rôle(s) elle a joué en relation avec les méthodologies dans lesquelles elle s’insère. Pour répondre à ces questions on cherchera à retrouver dans les manuels de FLE les traces de son exploitation et à étudier son évolution, de manière à se faire une idée des changements de représentations et de pratiques dans le discours méthodologique. Des parallèles peuvent être esquissées entre les champs de la didactique du FLE et du français langue dite maternelle (FLM), par exemple sous l’angle historique de la situation de la BD dans l’enseignement au siècle dernier1. Nous en rappellerons quelques-uns sous forme de déficits:
- - la BD est peu présente dans l’enseignement;
- - elle manque de travaux de recherche académique;
- - elle manque d’instruments didactiques pour l’exploitation en classe;
- - elle manque de formation initiale ou continue pour les enseignants;
- - elle souffre encore d’un déficit de légitimité et les corpus enseignés peinent à s’émanciper du cadre étroit de la BD pour enfants;
- - elle est majoritairement instrumentalisée à des fins d’apprentissage pour d’autres savoirs (en particulier linguistique, mais aussi culturels, historiques, etc.).
Mais des nuances importantes doivent être prises en compte, notamment concernant la nature des documents exploités et leur fonction dans l’espace social. L’influence des différents courants méthodologiques dans le domaine de la didactique des langues étrangères joue sans doute un rôle essentiel dans l’intégration de la BD dans les manuels d’enseignement selon les époques. Pour clarifier ces nuances, il convient aussi de préciser une distinction fondamentale dans le champ de la didactique du FLE concernant le type de BD dont il sera question. En effet, il faut rappeler l’importance, dans le champ de la didactique des langues étrangères, depuis les années 1970, du débat sur la distinction entre document authentique (entendu comme objet de discours circulant dans la société-cible) et document fabriqué (entendu comme objet de discours fabriqué pour l’enseignement de la langue).
En général, le document fabriqué s’oppose au document authentique en ce qu’il présente une langue artificielle, et qu’il perd les éléments contextuels, les implicites et tous les éléments susceptibles d’être jugés trop difficiles pour le niveau des apprenants. Il y a donc les pour et les contre et le débat est vif (Boyer & Butzbach 1990). Mais de manière générale, l’utilisation du document authentique est fortement recommandée par les didacticiens des langues depuis les années 1980 et l’arrivée de l’approche communicative (Cuq & Gruca 2003: 392). Ce type de documents va s’imposer dans les manuels et progressivement envahir l’espace visuel dans les méthodes actionnelles des années 2000: publicités, affiches, tracts, brochures, etc. Toutefois, cette profusion de documents authentiques concerne surtout les textes écrits, les documents oraux authentiques étant souvent considérés comme trop difficiles pour l’accès au sens.
Pour ce qui est de la BD, nous utiliserons cette distinction entre BD fabriquée pour l’enseignement de la langue étrangère et BD authentique circulant dans la société-cible (désormais BDF et BDA) pour rendre compte des usages dans les manuels de FLE: jusqu’aux années 1980, la BDA y est absente, puis elle apparait timidement dans les suppléments culturels. Pourtant, Rouvière (2012: 283) mentionnait une «très large présence» de la BD dans les manuels de langue et civilisation depuis les années 1970. Cuq et Gruca (2003) font le même constat2, mais ces affirmations sont contraires aux résultats de notre recherche si l’on prend en compte seulement les BDA, qui s’avèrent rares dans les manuels que nous avons observés. En effet, ces supports graphiques semblent faire l’objet des mêmes résistances que les documents authentiques oraux: ils sont généralement jugées trop difficiles et n’apparaissent que dans les niveaux plus avancés. En revanche, le dessin assimilable à des BDF est massivement exploité sous toutes ses formes, avec une densification dans les premiers niveaux.
Toutefois, la frontière entre BDA et BDF n’est pas toujours claire: les illustrations fabriquées adoptent plus ou moins les caractéristiques spécifiques de la bande dessinée authentique, comme on le verra, selon les objectifs à traiter. Nous en viendrons par la suite à relativiser cette distinction, qui repose surtout sur un critère éditorial. En lien avec cette question d’authenticité, si l’on veut rendre compte de la place de la BD dans les manuels de FLE, on doit également tenir compte de la dimension sérielle et du nombre de cases dessinées, avec plusieurs cas de figure:
- Des BD allant de une à trois vignettes pour illustrer et faire comprendre un contenu: dans ce cas, l’utilisation de dessins fabriqués est omniprésente, mais cette proportion diminue à mesure que l’on progresse dans les niveaux de langue. La BD fonctionne alors comme support et illustration d’un discours autre: celui de la méthode. Les dessins authentiques de ce type, beaucoup plus rares dans notre corpus, s’apparentent au dessin de presse, souvent satirique, mettant l’accent sur la dimension critique ou humoristique.
- Des séquences de BDA tronquées, sous forme de vignettes sorties de leur contexte: dans cette configuration, on peut se demander si l’on est encore en présence d’un document authentique. Les planches complètes sont très rares.
- Une ou deux pages de BDA: ce type d’usage s’observe rarement dans les manuels, la BD étant considérée comme un objet discursif en tant que tel. L’activité est alors rangée dans les objectifs socioculturels des manuels3.
Mais que recouvre exactement le terme de «bande dessinée» quand il est utilisé dans le cadre de la didactique du FLE? Dans une perspective historique, nous avons eu recours aux deux principaux dictionnaires francophones de didactique des langues. Dans celui de Cuq (2003), il n’y a pas d’entrée BD. Dans celui de Galisson & Coste (1976), on trouve une page consacrée à la bande dessinée et deux pages concernant l’image (à l’époque, les méthodes audiovisuelles dominent encore et utilisent systématiquement une certaine forme de BDF, comme on le verra). La définition proposée est la suivante:
Mode d’exposition d’une histoire (encore appelée «figuration narrative») au moyen de dessins accolés en bandes, qui se lisent de gauche à droite et de haut en bas, comme l’écriture, et qui représentent des étapes successives de l’histoire. (Galisson & Coste 1976: 64)
Plus loin, il est fait allusion à la dimension cognitive de la lecture de BD:
Pour rétablir la continuité d’un dessin à l’autre, le lecteur doit mentalement «boucher les trous». Les paroles du personnage qui parle s’inscrivent généralement dans une bulle (appelée "phylactère") reliée à sa bouche et contenu dans l’image. (Galisson & Coste 1976: 64)
Sont mentionnés ensuite rapidement les «procédés graphiques» et les «divers codes» qui expriment «les éléments prosodiques» et «les valeurs affectives du langage». Dans la rubrique Remarques, les auteurs opèrent une distinction (sans employer le terme de «document authentique») entre les BD construites à des fins pédagogiques et les «bandes dessinées du commerce». Pour ces dernières, les auteurs remarquent que leur «utilisation immédiate» est «pratiquement impossible», sans toutefois expliciter les raisons de cette impossibilité. Nous y reviendrons. Notons cependant qu’entre 1976 et aujourd’hui, le statut culturel et didactique de la BDA a beaucoup évolué dans les milieux de l’éducation (cf. Rouvière 2012), en même temps que ses formes d’expression et ses publics se sont diversifiés (Berthou 2017).
L’objet de notre recherche étant ainsi plus ou moins circonscrit, il nous faut maintenant préciser notre méthodologie de recherche. Il s’agissait d’effectuer une analyse qualitative des supports BD dans un corpus de 33 manuels de FLE pour adultes et grands adolescents, de niveau A1 à C1. Le choix des ouvrages visait à offrir un échantillonnage significatif de manuels souvent considérés comme représentatifs de leur époque et couvrant un siècle d’enseignement (1919 à 2020). Pour étudier ce corpus, nous avons envisagé plusieurs questions de recherche: quel est le rôle joué par la BD (BDA et BDF) dans les manuels? comment est-elle utilisée et dans quel but? son usage varie-t-il en fonction de l’époque et des évolutions méthodologiques?
En observant les manuels, on peut ainsi attester, par des exemples concrets, de certains usages différenciés de la BD selon les époques, sans que ce corpus restreint nous autorise à produire une représentation statistique de l’ensemble de ce qui s’est produit dans le monde francophone. Disposant actuellement de peu de publications théoriques sur ce sujet, il demeure ainsi difficile d’avoir une vision d’ensemble du phénomène. La BD, apparemment, a peu intéressé les didacticiens4, soit parce son exploitation a été considérée comme problématique (cf. l’«impossibilité» évoquée par Galisson & Coste), soit à cause de l’influence des représentations que l’on se fait de ce médium (la réputation de manque de sérieux qui s’attache encore à la BD), soit encore pour d’autres raisons, que nous serons amenée à discuter plus loin.
Nous allons présenter les résultats de notre analyse en lien étroit avec l’évolution historique des méthodologies d’enseignement du FLE5. Nous distinguerons deux époques, celle d’avant les années 1980, avec les méthodes directes, mixtes, audiovisuelles et audio-orales, et celle postérieure, avec les méthodes communicatives et actionnelles. Dans la première période, on ne trouve pas de BDA dans les manuels de FLE, mais on constate cependant une évolution de la fonction attribuée à la BDF en fonction des méthodologies.
Avant 1980: dessins fabriqués uniquement
Méthode Directe
Le dessin est présent dans les manuels les plus anciens de notre corpus, qui relèvent de la Méthode Directe. C’est une des caractéristiques importantes de cette méthodologie novatrice apparue à la fin du XIXe siècle. Le dessin devient un élément décisif de la leçon, en permettant un accès «direct» au sens, il évite de passer par la traduction. Il présente des situations, des objets, il sert aussi à l’apprentissage des structures, à travers des activités de description des images et des exercices questions/réponses liés aux dessins.
Dans Le français pour tous (1919), par exemple, on voit pour chaque leçon l’adoption systématique d’un dessin muet qui fonctionne comme décor, mais aussi comme support pour les actions et les interactions dans la classe.
Figure 1 Le français pour tous (1919: 2)
On trouve également dans certains manuels une ébauche de bande dessinée (telle que définie plus haut), sous la forme de dessins alignés sans paroles. Un exemple particulièrement intéressant est reproduit dans Puren (1988), pour un cours d’allemand pour débutants. Les dessins y suggèrent l’idée d’action pour l’enseignement des conjugaisons du présent. L’emploi de la BD souligne ainsi l’aspect performatif des verbes et de la langue (le Faire) et sert de guidage pour les exercices. La dimension dynamique de la langue est suggérée par le mouvement représenté par la succession des images.
Figure 2 Cours d’allemand. Grands commençants (1923: 49)
Ces exemples relèvent ainsi d’une fonction d’illustration de la situation et des éléments de la leçon. Ils ont pour points communs d’intégrer un contexte, de faciliter l’accès au sens, de mettre l’accent sur le sens et la dynamique de la communication6, en favorisant la dimension praxéologique de la communication: cela permet de travailler l’emploi des verbes, les suites d’actions, le mouvement, le mime, le dialogue.
Méthode mixtes (traditionnelles)
La méthodologie Directe a représenté une rupture dans l’enseignement des langues en Europe, elle fonctionnait sans recours à la langue maternelle, sans explications grammaticales, et d’abord à l’oral. Trop révolutionnaire pour l’époque et abandonnée dès les années 1920-1930, cette option méthodologique a laissé des traces dans les manuels de FLE dits «mixtes» des années suivantes, qui reviennent à une méthodologie plus ancienne, «traditionnelle», en gardant l’influence des méthodes directes: davantage de dessins, pas de traduction, davantage d’oral, etc. On y voit l’apparition de personnages dessinés, très stéréotypés, comme par exemple, dans cette méthode célèbre des années 1950-1980, le Cours de langue et de civilisation françaises,communément appelée le Mauger bleu, où les dialogues sont supposés être tous prononcés par deux familles.
Figure 3 Cours de langue et de civilisation françaises 1 (1957: 72)
Méthodes audiovisuelles et audio-orales
Toutefois, une nouvelle forme de BD apparait dans les années 1950 au sein du courant des méthodes audio-visuelles et audio-orales: la présentation systématique de «bandes dessinées»7 avec des phylactères qui reproduisent les répliques orales (et audio) des personnages. La BD est associée au son comme adjuvant pour la compréhension et la mémorisation «en situation» (en contexte); elle est également un support pour des exercices structuraux.
Figure 4 La France en direct (1971: 66).
L’image prend un rôle très important, elle est un objet de débats au sein de la communauté scientifique8 et se caractérise assez vite par des règles strictes:
- Une image pour chaque réplique du dialogue central de la leçon (en cas de passage monologué, les énoncés sont morcelés en petits groupes rythmiques).
- L’image doit apparaitre avant le son (le texte du dialogue n’étant pas visible au début).
- Les phylactères sont souvent représentés par des cercles ou des rectangles pouvant contenir des pictogrammes divers, de nouveaux dessins, des marques de ponctuation et du texte «dessiné».
Ainsi, on plaque une image codée sur un énoncé oral: cela fonctionne sur l’illusion qu’on peut transcoder la langue en segments imagés fixes. De fait, on peut douter que l’image favorise vraiment la compréhension. Cela convient plus ou moins bien pour le niveau débutant avec une langue simplifiée, artificielle et débarrassée des caractéristiques de l’oral authentique. Mais cette médiation crée des problèmes d’interprétation dès que l’énoncé est un peu plus complexe, comme dans l’image suivante.
Figure 5 La France en direct (1971: 66).
Dans le guide méthodologique du manuel, l’image fait l’objet de plusieurs commentaires significatifs: elle «doit communiquer tout le contenu de sens» (1971: 5). Pour ce faire, précisent les auteurs, elle doit obéir à certaines contraintes:
- - il faut privilégier l’image dessinée à la photo, car elle est «plus sélective, plus lisible et plus facile à structurer»;
- - la schématisation du dessin «ne doit cependant pas nuire à l’authenticité culturelle»;
- - la couleur doit remplir un «rôle fonctionnel et non décoratif».
(La France en direct, 1971: 5)
Parmi les conventions, on mentionne les «bulles», qui sont là, nous dit-on, «pour représenter la pensée». On peut trouver curieux d’associer les phylactères à la pensée et non à la langue, et du reste, bien que les images soient surcodées, les problèmes d’interprétation apparaissent inévitables. On constate les mêmes problèmes dans une autre méthode parue la même année, que l’on doit encore à Gaston Mauger. Issue du Mauger bleu (donc d’une méthode mixte, mais influencée cette fois par la méthodologie audiovisuelle), Le Français et la vie (1971) est un manuel utilisé à l’Alliance Française, et dans le passage qui nous intéresse, nous pouvons «lire» un dialogue «de 20 répliques, illustrées chacune par un dessin expressif et simple, où le personnage qui parle est cerné d’un trait gras» (1971: V). On peut apprécier diversement ces qualités dans l’illustration ci-dessous, où l’accès au sens est loin d’être immédiat (M. Roche: Tout cela est très intéressant).
Figure 6 Le Français et la vie (1971: 218)
On voit que ce type d’usage de la BD se heurte aussi à la difficulté de représenter le langage abstrait, même quand l’énoncé est simple du point de vue syntaxique. Le problème est omniprésent dans la méthode et repose sur une deuxième méprise: l’illustration est supposée faciliter l’accès au sens, qui deviendrait transparent et rapidement accessible. On voit dans l’exemple suivant l’impasse que peut représenter a posteriori cette codification iconographique du discours9.
Figure 7 Le Français et la vie (1971: 220)
Figure 8 Le Français et la vie (1971: 221)
Au fil du temps, les méthodes audiovisuelles et audio-orales ont évolué dans leur manière de présenter les dialogues. Les BD se modifient progressivement et sont associées à plusieurs répliques, puis à la situation entière (une seule image par dialogue) et vers 1980, elles peuvent renvoyer à une multiplicité de dialogues et de situations, présentées dans chaque unité du manuel. On est là à une charnière importante en didactique du FLE, dont on peut donner deux exemples.
Dans la méthode audio-orale tardive Le Français par objectifs (1980)10, les bulles ont disparu et le texte du dialogue est présenté sous l’image, qui montre les locuteurs en interaction (ou bien représente le contenu illustré de leurs propos). On voit qu’une image peut concerner deux répliques et que la couleur est utilisée de manière réaliste. Surtout, cette méthode présente les premières BDA de notre corpus. C’est là sans doute l’influence de l’époque, qui voit la légitimité culturelle de la BD s’affirmer de plus en plus, en même temps que se renforce la mode des documents authentiques dans le champ de la didactique des langues étrangères. Mais les principes méthodologiques structuralistes de la méthodologie audio-orale restent les mêmes: les documents sont exploités comme supports à des fins linguistiques, notamment par des exercices structuraux. On y trouve par exemple une BD muette de Sempé, complète mais accompagnée d’un dialogue (fabriqué) racontant l’histoire représentée par le support, ainsi que d’un récit écrit, qui serviront de base à toute une série d’activités linguistiques.
Exemple de consignes: «Travaillez à deux. L’un pose les questions avec le livre ouvert et l’autre répond à l’aide des images. Ensuite, changez de rôle. Finalement, refaites l’exercice uniquement avec les images» (Le Français par objectifs, 1980: 174). Les questions à poser servent à vérifier la compréhension du récit fictif qui accompagne la BD. Puis on demande de faire l’exercice par écrit. Il s’agit d’un bon exemple de ce qui se faisait dans les méthodes structuralistes des années 1950-80: la BD est ici considérée comme une série d’images séparées venant illustrer un enregistrement audio et servant de base à l’enseignement, lequel repose sur une série de questions/réponses visant à vérifier la compréhension, sur une transformation syntaxique, sur des changements énonciatifs (de «je» à «il»), etc. La consigne, qui exige parfois de travailler «uniquement à l’aide des images», montre aussi le rôle de l’illustration comme soutien au travail en autonomie en sous-groupe et comme outil de mémorisation. En fin de compte, cette méthode audio-orale tardive pourrait être cataloguée comme une méthode mixte (audio-orale et communicative).
Le deuxième exemple de méthode «charnière» est représenté par Archipel (1982), qui est souvent considérée comme la dernière méthode audiovisuelle et la première méthode communicative pour le FLE. Sa première unité (niveau débutants) commence par une BD pour illustrer une partie d’un dialogue présenté plus tard dans l’unité. On voit dans l’illustration que le contexte a gagné en importance: l’attention est portée sur la situation socioculturelle, les détails sont travaillés, les personnages sont plus réalistes. Les bulles sont remplacées par un encadré présentant la réplique d’un personnage. La mise en page est aussi très différente des anciennes méthodes audiovisuelles, avec un grand phylactère de forme géométrique au milieu de la page, représentant une scène illustrée.
On remarque que le manuel porte une attention toute particulière à l’illustration et qu’il intègre de nombreux documents authentiques, en majorité écrits ou visuels. Dans Archipel 2, paru en 1983, apparaissent les premières BDA : au nombre de cinq, elles sont toutes complètes, non destinées aux enfants, produites par des auteurs célèbres (Bretécher, Sempé, Bosc, Reiser) et sont en majorité classées dans les suppléments aux leçons. L’aspect ludique et culturel est privilégié et aucun travail particulier n’est demandé aux apprenants. Sur cette marginalisation au début des années 1980, nous faisons l’hypothèse d’une influence des recherches en didactique des langues étrangères de l’époque (le Dictionnaire de didactique est publié en 1976), car nous avons vu qu’on y présentait l’exploitation de la BDA comme impossible. On verra en effet qu’elle sera réservée dans un premier temps aux suppléments culturels des manuels.
Pour tirer une synthèse de cette première partie, rappelons que le principe de la BD est de représenter par l’image une suite d’actions d’un même personnage. Les BD sont donc bien présentes dans les manuels, mais elles sont éloignées des productions authentiques. À l’origine de ces illustrations fabriquées pour l’enseignement de la langue étrangère, on trouve une nouvelle méthodologie, la Méthode Directe, qui confère à l’image une fonction illustrative, facilitant l’accès au sens, ainsi qu’une fonction performative, comme déclencheur d’actions langagières et support à la mémorisation. Avec l’arrivée du son, on trouve une nouvelle méthodologie, la méthode audiovisuelle, dotée d’une vision structuraliste du langage, qui a pour effet de découper la langue en petites unités visant à atteindre idéalement (mais, dans les faits, elle y parvient assez rarement) une correspondance univoque entre image, son et bulle. Il faut attendre les années 1980 et l’arrivée de l’approche communicative pour observer l’usage plus récurrent des BDA.
Depuis 1980: dessins fabriqués et authentiques
Approches communicatives
Avec l’émergence des méthodes relevant de l’approche communicative, on observe un engouement pour le document authentique, une ouverture aux genres les plus divers et aux supports multimodaux, qui s’accompagnent d’une mise en avant de la dimension socioculturelle des discours. Concernant la BD, on peut distinguer deux tendances dans cette nouvelle approche. D’un côté, on observe l’introduction timide de la BDA à des fins d’enseignement de la langue et de la culture. D’un autre côté, on constate l’introduction massive de séquences de BD fabriquées pour un usage didactique, à des fins d’enseignement de la langue: vocabulaire, registres de langue, grammaire de l’oral et de l’écrit, grammaire textuelle, actes de parole, production orale et écrite, et surtout, la BDF comme aide à la compréhension.
Dans cette partie, nous limiterons nos commentaires aux BD dites authentiques, tronquées ou non. Nous avons cherché à savoir quelles étaient les fonctions de la BDA dans les manuels post 1980, en nous appuyant sur les données de notre corpus et sur les recherches existantes. Or, à notre connaissance, il existe très peu de publications sur le sujet, à part quelques articles isolés. Le seul ouvrage théorique consacré à la BD dans la classe de FLE et destiné aux enseignants est un livre qui vise à exploiter le dessin de presse satirique. Ce manuel publié en 1987 et rédigé par Annette Runge et Jacqueline Sword est intéressant parce qu’il donne accès aux représentations de l’époque: on y trouve des conseils et des suggestions d’activités représentatives de l’approche communicative. Les autrices proposent ainsi quatre pistes d’utilisation du dessin humoristique (Runge & Sword, 1987: 5):
- - Montrer «simplement» des dessins qui ont un thème proche de celui de la leçon «dans un esprit de détente»: il s’agit là de la fonction «décorative» de la BD que nous avons retrouvée dans les méthodes 1980-90 analysées. Dans ce cas, une seule vignette peut suffir à illustrer le sujet traité, sans consignes.
- - Faire «ressortir les éléments de civilisation» et «analyser les clichés qui en découlent»: cette fonction de supplément culturel est aussi largement présente dans les manuels que nous avons observés, qu’ils relèvent de l’approche communicative ou actionnelle.
- - Faire décrire le «contenu» de la BD, c’est-à-dire produire du discours dans un but linguistique et non pas communicatif: les auteurs précisent que c’est une activité «très artificielle si tous les apprenants ont le dessin sous les yeux». Pourtant, cet usage de la BD est très souvent proposé dans les activités des manuels de notre corpus.
- - Supprimer la légende ou la bulle pour les «faire imaginer» par l’apprenant. À nos yeux, il s’agit là encore d’une réduction de l’exploitation de la BD à une fonction linguistique: le support authentique est modifié pour faire produire un certain type de discours, plus ou moins contraint selon les objectifs de la leçon.
Les autrices proposent un tableau instructif des différentes possibilités de didactisation. De toute évidence, il montre un parti pris d’instrumentalisation de la BD à des fins pédagogiques.
(Runge & Sword 1987: 9)
En parcourant de manière plus transversale notre corpus, nous sommes parvenue à dégager une typologie des usages de la BDA dans les méthodes communicatives en considérant en particulier le rôle décisif des consignes qui accompagnent les supports visuels, orientent la lecture du document et conditionnent l’activité de l’apprenant. Nous proposons de distinguer ces usages en les corrélant à quatre fonctions différenciées11.
A. Fonction illustrative (ou décorative): la visée est de comprendre;
B. Fonction performative à visée linguistique ou textuelle: la visée est de faire;
C. Fonction informative: le but est de s’informer, de s’acculturer;
D. Fonction créative: le but est d’imaginer et de produire.
A. La fonction illustrative était déjà à l’œuvre dans les manuels d’avant 1980 avec les BD fabriquées. Il s’agit aussi de favoriser l’accès au sens dans des conditions de détente. De la planche complète à la case unique, les BDA accompagnent par exemple le thème de la leçon. Dans la Grammaire des premiers temps 1 (1996; 2014), les autrices utilisent une planche de Reiser pour illustrer, sur un mode comique, la notion de pronoms possessifs. Aucun travail particulier n’est demandé à l’apprenant, il n’y a pas de consignes, la fonction décorative et illustrative est ainsi exploitée systématiquement à chaque début de leçon.
B. La fonction performative à visée linguistique est une des catégories les plus répandues. Il s’agit de faire produire des éléments de la langue. Le manuel L'Exercisier (1980: 154) propose par exemple un travail sur l’acte de parole «proposer12», à partir d’un extrait de deux cases de Pétillon. Les consignes orientent l’apprenant d’abord vers la lecture des bulles: «Observez les vignettes suivantes. De quelle façon les personnages expriment-ils leurs propositions?». Les bulles en question présentent deux réalisations différentes du même échange d’actes: proposer / répondre. Puis l’apprenant est prié de produire oralement des actes de proposition: «À votre tour, faites des suggestions.»
Par ailleurs, les manuels qui exploitent des BD muettes le font tous avec une visée linguistique. Sempé semble être le dessinateur le plus fréquemment mobilisé. On trouve par exemple, dans le manuel précité, une BDA associée à la consigne suivante: «Racontez cette bande dessinée en utilisant le maximum de verbes pronominaux.»
La fonction performative à visée textuelle permet de travailler sur les aspects discursifs des documents, par exemple quand il est demandé de reconstituer l’ordre original des vignettes. On le voit notamment dans le manuel Studio+ (2004: 52) avec des cases de Tintin que l’on demande de mettre dans l’ordre chronologique en justifiant son choix13.
C. Pour la fonction informative, les BDA dans les manuels s’orientent en majorité vers la constitution d’un apport socioculturel pour l’apprenant, qui témoigne du gain de légitimité de cette forme d’expression, en particulier dans le contexte de la langue-cible. Des éléments culturels associés à la BD franco-belge sont ainsi pris en compte dans certains manuels. Par exemple, dans le manuel Rond-Point 2, trois personnages de BDA, dont Gaston Lagaffe, font l’objet d’un éclairage dans le supplément culturel «Regards croisés», qui est présenté dans l’introduction du manuel comme le réservoir «des "échantillons" de culture» (2004: 74-75). Dans ce cas, c’est bien l’aspect socioculturel qui est mis en avant, sans qu’un travail à but linguistique ne soit demandé: la consigne est d’observer les personnages et de dire si on les reconnait (ce qui relève de la compétence socioculturelle).
D. On peut enfin exemplifier la fonction créative en citant le manuel À propos (2005: 133), qui présente une planche de Bretécher où des convives discutent à table. La consigne «Vous avez été acteur de cette scène, racontez» nécessite de la part de l’apprenant l’adoption d’un point de vue différent et nouveau sur la discussion des personnages, ainsi que la production d’un discours narratif; la BD est ici un support pour l’imagination et la recréation, ainsi qu’un moteur de créativité langagière: il faut être «acteur», c’est-à-dire être dans l’Agir14.
Parmi ces différents usages de la BD dans les manuels de FLE post 1980, en lien avec l’évolution des méthodologies d’enseignement, deux hypothèses peuvent être émises. Premièrement, la dimension textuelle spécifique à la BDA nous semble être importante et favorable à l’apprentissage «par les genres». Il s’agit de dégager les effets qui produisent du sens et suscitent des réactions chez les lecteurs (notamment par l’esthétique et la construction de la planche) et de s’interroger sur les différents niveaux de lecture du document. On peut poser, par exemple, la question du «pourquoi est-ce que c’est drôle?» ou interroger les blancs entre les cases, ces questions visant à amener l’apprenant à une observation attentive de la BD. Deuxièmement, ces différentes fonctions peuvent évidemment se combiner dans une approche plus ou moins intégrée, en tenant compte du genre discursif spécifique et de ses caractéristiques propres. Ainsi, la fonction créative, qui agit comme déclencheur de l’imagination, nous semble pouvoir être intégrée avec profit aux autres fonctions.
Afin de montrer plus précisément la manière dont la BDA est didactisée respectivement dans les méthodes communicatives, puis actionnelles, nous allons maintenant reprendre cette catégorisation des fonctions de la BDA pour décrire les manuels de notre corpus. Nous rappelons que l’emploi de ce médium reste rare, parfois absent dans les niveaux destinés aux débutants. Nous relèverons, parmi ses occurrences, les propositions pédagogiques qui nous semblent justifiées par la spécificité de ce genre de discours.
Les fonctions de la BD dans les méthodes communicatives:
- - Fonction illustrative: sur un plan quantitatif, les BDA sont rarement utilisées pour illustrer ou faire comprendre des éléments de la langue, cette place étant prioritairement occupée par les BDF, très nombreuses et quasi-systématiques dans certains manuels.
- - Fonction performative à but linguistique: elle est largement mise à l’œuvre dans les rares BDA des manuels et concerne la production de tous les aspects linguistiques de la communication, mais surtout la grammaire et les actes de parole (représentatifs de l’époque). La BDA est prétexte à la production orale ou écrite, les consignes impliquent de reformuler, raconter et imiter.
- - Fonction performative à but textuel: le souci de traiter la BDA par le genre (discursif) apparait dans les années 1990 dans notre corpus, ce qui coïncide avec l’arrivée de la grammaire textuelle dans l’enseignement du FLE, sous l’influence des recherches sur l’enseignement de la langue maternelle. D’autre part, et sous l’influence également des recherches en didactique du FLM, on assiste dans les années 1970-80 à la naissance de nouveaux modèles en lecture (modèle bottom-up, lecture globale, etc.) avec notamment, en FLE, la lecture «interactive» (voir Cicurel 1991). Dans ce dernier contexte, on considère que le sens se construit dans l’interaction entre le texte et le lecteur, ce qui nous semble d’autant plus vrai pour la BD.
- - Fonction informative: la majorité des BDA rencontrées dans les manuels communicatifs est réservée aux suppléments culturels, en lien avec d’autres documents visuels authentiques.
- - Fonction créative: les BD muettes sont mises à contribution pour stimuler l’imagination et les BD «parlantes» sont souvent transformées (suppression du texte des phylactères, des récitatifs, suppression de vignettes, etc.).
On retrouve dans les BDA des manuels communicatifs les principales pistes de didactisation présentées par Runge & Sword à la même époque. Les activités recensées présentent des points communs et la BDA est non seulement exploitée dans un but linguistique et pragmatique, mais aussi, avec le développement de l’usage des documents authentiques, dans une visée socioculturelle. Il s’agit d’apporter des contenus multimodaux, de travailler sur la lecture d’images dans ses relations avec l’oral et/ou l’écrit.
Méthodes actionnelles
Malgré la profusion de documents authentiques, force est de constater que peu de manuels de FLE s’inscrivant dans le paradigme des approches actionnelles intègrent des activités autour de la BDA. La place du dessin a globalement diminué, pour laisser plus de place aux photos et aux textes, authentiques ou non, et les planches complètes sont rares. Malgré tout, il semble qu’on se dirige vers une légitimation de la BDA dans les manuels. Nous allons en montrer quelques exemples.
Tout d’abord, la BD semble à présent faire partie de la culture officielle. Dans les suppléments culturels ou les espaces «à lire et à découvrir», par exemple, les BDA sont traitées au même titre que les autres genres de documents authentiques. Il s’agit de donner «des informations qui vont vous permettre de mieux connaitre et comprendre les valeurs culturelles» (Rond Point 2, 2004: 5). La BD est ainsi explicitement revendiquée comme une valeur.
Dans le même ordre d’idées, la BD peut, de nos jours, être le sujet d’un article critique ou faire l’objet d’un débat. Dans Défi 4 (2020: 26), par exemple, l’une des deux activités recensées est une lecture présentant deux vignettes tirées d’une BDA ainsi que la photo de la couverture de l’album Mars horizon, comportant une référence bibliographique. Ces documents sont accompagnés d’un texte écrit (argumentatif), qui consiste en une critique positive de l’album en question. Deux consignes sont proposées avant de lire le texte. Elles doivent déclencher un échange sur les genres (mangas et BD d’aventures sont donnés en exemple): «Aimez-vous la bande dessinée? Si oui, quel genre de bande dessinée lisez-vous?», «Observez la couverture et la planche de bande dessinée. De quoi parle la BD?». On remarque aussi un petit encadré qui a pour effet de légitimer la BD comme valeur culturelle et fait de société: «Depuis 1974, le plus grand festival international de la bande dessinée d’Europe a lieu chaque année à Angoulême. Dans les rues, on voit des vignettes de bandes dessinées sur les murs.»
La BD peut aussi être comparée aux autres genres discursifs. Le manuel Tempo 2 (1997: 124) met côte à côte un extrait tiré d’un texte de Beaumarchais et une BD signée portant sur le même thème, la rumeur. La consigne demande à l’apprenant d’établir une comparaison entre les deux genres. Dans le texte littéraire, le cheminement de la rumeur est signifié par une succession de verbes juxtaposés («s’élance, étend son envol, tourbillonne, enveloppe, arrache», etc.), alors que dans la BD, le dessinateur J.-M. Renard représente graphiquement la rumeur dans la succession des cases par l’augmentation du volume des bulles, par la modification du lettrage, l’allongement des syllabes, etc. La consigne renvoie explicitement au médium graphique, en contraste avec le médium littéraire: «Regardez la bande dessinée et dites si elle illustre ou non le texte.» Elle induit un travail en profondeur sur les caractéristiques spécifiques du médium BD15.
Figure 9 Tempo 2 (1997: 124)
La BD peut même être intégrée à d’autres genres, ce qui constitue un signe supplémentaire de légitimation. On le voit clairement dans une activité du manuel Alter ego 4 (2007: 110), qui intègre un extrait de trois vignettes d’une planche de Bretécher, à l’intérieur d’une séquence visant la production d’une synthèse à partir de cette BD et de deux autres documents écrits. Il est intéressant de noter que dans cette activité de synthèse, le document BD semble présenter la même légitimité que les deux autres, qui sont référencés et datés de la même manière. Le support de la BD est thématisé comme tel dans un tableau à remplir, ce qui le met sur un pied d’égalité avec des articles de la presse écrite. Ainsi, même si le manuel n’exploite pas beaucoup le médium, il participe à sa légitimation progressive dans un travail d’apprentissage du FLE dit «sérieux».
Enfin, on voit apparaitre des BD fabriquées et généralement anonymes, mais qui deviennent pratiquement indifférenciables des BDA. On peut lire paradoxalement, dans l’apparition de ces BD produites à des fins d’enseignement, un signe de légitimation du médium, car les planches se réfèrent ostensiblement aux codes visuels de la BD «du commerce». On remarque d’ailleurs l’usage explicite du mot «bande dessinée» dans les consignes, comme dans le manuel Activités pour le cadre commun B1 (2006: 32): «Observez la bande dessinée. Racontez ce qui s’est passé. Imaginez ce qui a pu se passer ensuite.» Suivent des détails sur la manière de construire son récit, que nous reproduisons ici parce qu’ils sont représentatifs d’un travail sur BD souvent demandé aux apprenants: raconter une BD muette (dans sa forme originale ou bien présentée dans une version où le texte des phylactères a été masqué).
Vous pouvez:
- - situer l’évènement: quand, où, dans quelles circonstances s’est-il produit?
- - décrire le personnage principal,
- - dire comment il vous apparait: inquiet, irréfléchi, courageux …
- - décrire les différentes actions et les réactions –surprenantes, inattendues, exagérées, ou naturelles– qu’elles ont provoquées,
- - imaginer une fin … heureuse?
(Activités pour le cadre commun B1, 2006: 32)
Le but est clairement linguistique, puisqu’il s’agit, comme bien souvent, de faire produire un discours narratif au passé ou au présent. Néanmoins, le médium est maintenant reconnu comme un genre spécifique de document écrit, digne d’intérêt et d’apprentissage, bien que dans ces manuels, les activités ayant comme support des BDA non modifiées restent rares, même aux niveaux avancés. Par ailleurs, nous n’avons observé que deux activités visant à familiariser l’apprenant avec la terminologie spécifique au genre, notamment dans Défi 4 (2020: 97), avec un exercice de vocabulaire («s’approprier les mots»), où la consigne demande de légender une planche de BDF avec les étiquettes appropriées («bulle», «case», etc.). L’objectif est de fournir des outils de base pour travailler avec la BD, ce qui parait essentiel. Pourtant, cette terminologie semble aller de soi dans les autres manuels, où elle n’est jamais explicitée.
En reprenant notre proposition de typologie, voici à présent les résultats pour les méthodes actionnelles de notre corpus.
- - Fonction illustrative: cette fonction semble avoir diminué dans les manuels actionnels et ce sont davantage les photos qui remplissent le rôle d’accès au sens.
- - Fonction performative à but linguistique: cette fonction est toujours majoritaire. Comme on vient de le voir, des BDF imitant les codes des BDA sont apparues à des fins de production de discours, notamment de genre narratif. Tout dépend alors de la qualité de l’imitation: on observe ainsi parfois des activités où la médiocrité du support fait obstacle à son exploitation sur le plan graphique et visuel. Dans le manuel Version originale 3 (2011: 93). par exemple, on trouve une seule apparition explicite d’une «BD» (non signée), manifestement fabriquée pour travailler sur le discours rapporté. Ici, le support BD n’apporte rien, avec peu d’indices contextuels, très peu d’expressivité, un lettrage qui relève des normes de l’écrit imprimé, sur lequel le lecteur se focalise. Cette BD sert seulement à faire produire une narration orientée vers un but grammatical.
- - Fonction performative à but textuel: on voit rarement (moins d’une dizaine d’occurrences dans le corpus de manuels relevant de l’approche actionnelle) l’apparition d’activités prenant en compte les spécificités du langage de la BD. Le manuel Connexions 3 (2005) par exemple, offre quatre ou cinq exploitations de BDA. L’approche est intégrée: les spécificités du médium sont prises en compte (en tant qu’objet discursif, mais aussi linguistique et socioculturel), c’est le cas par exemple, dans une double page autour d’une planche de Cabu, dans la partie Arrêt sur Image (2005: 50-51). L’activité proposée consiste en une série de questions portant sur le support, et elle intègre un travail sur la lecture d’images: lien entre texte et dessins, informations apportées par le dessin, repérages lexicaux dans les bulles, introduction du lexème beauf avec recours au dictionnaire, inférences culturelles, etc. On trouve par exemple les questions suivantes: «Où se trouve le personnage dans chaque image? Quelles sont les informations qui permettent de le savoir?»; «Quelle est l’importance du texte par rapport aux images?»; «Peut-on regarder les images et comprendre l’histoire sans lire le texte? Peut-on lire et comprendre le texte sans regarder les images?»
- - Fonction informative: la BD devient un objet culturel plus légitime, mais il est encore souvent réservé aux suppléments civilisationnels des manuels. Certaines activités prennent pour thème la BD et ses différents genres, mais on se retrouve devant un paradoxe: le médium BD est maintenant reconnu comme un genre spécifique de document écrit, digne d’intérêt et d’apprentissage, mais il est peu utilisé comme outil d’enseignement. Notons que dans le manuel Alter ego 3 (2009), où l’on trouve très peu de dessins et pas de BDA, le genre n’a pas d’entrée dans «l ’abécédaire culturel» du manuel, qui traite néanmoins, à travers l’entrée «caricaturistes», du dessin de presse.
- - Fonction créative: quelques innovations pédagogiques dans les manuels actionnels nous semblent des pistes intéressantes à creuser. Ce sont généralement des activités qui combinent plusieurs des fonctions que nous avons définies dans une approche intégrée. Nous allons terminer notre réflexion sur des exemples relevant de cette optique.
Pistes pour une approche intégrée exploitant la fonction créative de la BD
Créativité lexicale
Les onomatopées peuvent servir de prétexte à l’invention de nouveaux mots, mêlant ainsi la fonction performative à but linguistique et la fonction créative de la BD, comme dans cette activité de vocabulaire du manuel À propos (2005: 79), où l’on présente des vignettes isolées (sans doute fabriquées, comportant toutes des onomatopées en gros plan) regroupées sous un thème commun: on a choisi de présenter non pas une BDA, mais un des traits caractéristiques de la BD (les onomatopées), comme déclencheur d’imagination et de créativité langagière. La consigne précise: «Choisissez une onomatopée, rajoutez un suffixe (Exemple: Tic Tac + eur = tictacteur / Tic Tac + logue = tictacologue») et ajoute: «Il ne vous reste plus qu’à définir cette nouvelle fonction!» On se sert ici d’une caractéristique importante de la BD – les onomatopées – pour inventer des mots et des définitions de ces mots; la BD combine dans ce cas toutes les fonctions, illustrative, performative, informative et créative.
Créativité narrative
Comme on l’a vu, les BDF qui imitent les codes des BDA visent des buts linguistiques et communicationnels, souvent liés à l’activité de «raconter». Dans Latitudes 3 (2010: 12-13), la seule occurrence d’une planche de BD présente une histoire fabriquée mais complète. Elle se rattache au genre de l’enquête policière, l’aspect graphique est soigné, l’ambiance imite un peu le style d’Hergé. L’aspect novateur dans cet exemple se trouve dans la tâche demandée: il s’agit de compléter le carnet du policier (le support inclut le dessin d’un carnet sur lequel on doit indiquer les détails de l’enquête) à partir de la lecture de la BD (travail de repérage et de synthèse des informations importantes pour l’enquête), puis de comparer ses notes avec un autre apprenant et de trouver qui est le voleur. On voit que la lecture d’images est surtout orientée vers la compréhension des phylactères et néglige, au moins au niveau des consignes explicites, les aspects graphiques (liens entre les images, cadrage, dessin, couleurs, etc.), mais cet exemple montre qu’il est possible d’imaginer, dans l’exploitation d’une BD en classe, des tâches interactionnelles de recherche et de partage d’informations, de comparaison et de synthèse, mettant en évidence une fonction créative que l’on peut associer à ce type de document.
Créativité graphique
La méthode actionnelle la plus récente du corpus Défi 4 (2020) présente une approche intégrée dans un dossier À découvrir sur la langue française (2020: 100). Les vignettes ont été séparées puis réalignées en surimpression, mais elles semblent figurer une séquence complète et la source est référencée. Les cases ont la particularité d’être dépourvues de décor (fond blanc) et de laisser une grande place au texte. La lecture du document «Des difficultés d’apprendre le français» est préparée par des «échanges» sur le thème, qui visent à faire émerger des idées qu’il s’agit de «retrouver» dans la BD; il s’agit d’abord de repérer des éléments de contenus. Suivent des questions de compréhension classiques sur le titre, le repérage des étapes, le lexique et son aspect culturel. Mais d’autres consignes présentent à nouveau des aspects spécifiques à la bd. La question 7, par exemple, renvoie au personnage dessiné de la dernière case avec ses spécificités graphiques: «est-ce que vous vous identifiez au personnage?».
La question suivante consiste en une tâche en binôme d’un genre nouveau: après un échange sur les difficultés de leur propre langue, les apprenants sont invités à «faire un dessin pour en illustrer une». On voit ainsi que, dans l’optique actionnelle, les tâches peuvent même aller jusqu’à adopter le code de la BD, non pas pour imiter ce dernier, mais pour exprimer une idée dans un nouveau cadre formel déjà établi. La proposition est courageuse quand on pense aux probables réticences des enseignants et des apprenants devant ce changement d’habitude. Mais n’est-ce pas là une manière d’aller jusqu’au bout de la logique praxéologique de la théorie actionnelle?
Créativité métacognitive
Pour terminer, nous souhaitons mentionner ici les manuels de Cartes sur Table qui occupent une place à part dans les méthodes de FLE. Publiés à la charnière des années 1980, ils relèvent bien de l’approche communicative et sont particulièrement centrés sur l’autonomie de l’apprenant. À plusieurs reprises, les auteurs ont fait appel à l’illustrateur Plantu, devenu célèbre en France en tant que dessinateur du journal Le Monde, où il a officié pendant 50 ans. L’objectif était de conscientiser des stratégies d’apprentissage sur la base d’une réflexion métacognitive autour des dessins.
Dans le manuel 2 pour les débutants, une première planche montre un personnage qui écoute un bulletin d’information météo à la radio sans rien comprendre; il fait des efforts, puis s’énerve, pour finalement saisir un mot-clé (pluie); tout content, il sort en prenant son parapluie. Cette activité sert aux apprenants d’un niveau encore faible à mieux comprendre comment écouter du discours, en portant l’attention sur ce qui est connu plutôt que sur ce qui est inconnu, etc. Les marques graphiques qui signalent l’affectivité sont mises en avant et l’écriture manuscrite dans les phylactères représente le discours de la radio du point de vue de l’apprenant: gribouillis, mots-clé, etc.
Figure 10: Cartes sur table 2 (1983: 36)
Le caractère authentique du document, ajouté au talent de Plantu, donne tout son intérêt à cette activité de réflexion sur les stratégies d’apprentissage, caractéristique de cette méthode plutôt avant-gardiste.
Dans le manuel niveau 2, un autre exemple nous semble encore plus significatif car il utilise aussi l’humour. La planche, qui comprend seulement deux vignettes occupant une page entière du manuel, est accompagnée de la seule consigne: «Regardez.» On peut imaginer une activité de lecture d’images mise en commun et un débat sur le texte et son statut, le changement de destinataire, la tyrannie de l’école, etc. Là encore, les qualités iconographiques du support favorisent un engagement de l’apprenant dans la tâche. Le changement de statut du texte est signifié par le changement de support (d’abord le poème rédigé sur un parchemin, ensuite il est inscrit dans une bulle) et le changement de lettrage, particulièrement expressif dans le phylactère.
Page suivante, une seconde consigne oriente la lecture sur un plan plus personnel: «Et vous? Pour apprendre le français, recherchez ensemble des genres de texte que vous pouvez utiliser "autrement" que dans l’idée de l’auteur.» Cette consigne est suivie d’un tableau à remplir en trois colonnes: «genre de texte» / «texte écrit pour…» / «texte lu pour…» avec un exemple manuscrit qui invite l’apprenant à s’engager personnellement.
Figure 11: Cartes sur table 2 (1983: 60)
L’activité prévue consiste ensuite à réfléchir sur les genres de textes, définis par leur but, mais aussi sur les stratégies d’apprentissage à adopter, à travers une mise en abyme où la situation d’apprentissage est thématisée: les textes sont instrumentalisés dans le but d’apprendre, comme la BD en classe de langue et comme celle de Plantu dans cette méthode particulière.
Avec cet exemple, on constate l’intérêt de recourir à une BD comme facteur de motivation et comme vecteur d’apprentissage langagier. Les personnages, le décor et tous les signes iconographiques contribuent à mettre en scène de manière très efficace les paramètres de la situation de production d’un discours, l’un écrit et l’autre oral, qui conditionnent sa réalisation aussi bien que sa réception.
A y regarder de plus près, on constate que les auteurs de ce manuel attachent beaucoup d’importance à l’illustration et utilisent une dizaine de dessinateurs différents (Plantu est le seul qui soit connu comme dessinateur de presse). Les BD relèvent-elles encore de la distinction entre document authentique et document fabriqué? En fait, la frontière entre BDA et BDF se neutralise. Déjà, Coste en 1970 relativisait la distinction:
«Authentique» – comme «libre» – entre dans la série de ces adjectifs valorisants, trop connotés pour être honnêtes, et parait opposer la pureté native du texte à l’obscure perversion de tout ce qui n’est pas lui. (Coste 1970: 88)
L’exemple de collaboration entre les auteurs de Cartes sur table et le dessinateur Plantu témoigne d’une réflexion approfondie sur ce qu’est l’apprentissage d’une langue dite étrangère. Pour avoir une chance d’intégrer efficacement la BD comme support d’enseignement, les collaborations de ce genre devraient être multipliées. A ce titre, le manuel Bulles de France occupe un espace à part dans notre corpus. En effet, c’est le seul ouvrage entièrement consacré à la BD, avec une orientation socioculturelle revendiquée, la méthode étant sous-titrée «Les stéréotypes et l’interculturel en BD». On y précise en quatrième de couverture que le dessinateur est l’auteur de plusieurs bandes dessinées. Les planches, rangées par thèmes, sont complètes et toutes du même format (une page), donnant lieu à des activités prévues pour les niveaux A1 à C2.
Dans l’introduction, les auteurs commencent par inventorier les différents avantages de la BD pour l’apprentissage des langues, en reprenant l’argument de la facilité de la compréhension: «Grâce à l’image, il [l’apprenant] peut construire sa compréhension par des hypothèses, en dépit des limites de son niveau linguistique.» Mais il est précisé aussi, en caractères gras, signe du débat toujours en cours, que les « planches proposées sont absolument inédites et authentiques », et qu’il «ne s’agit en aucun cas de textes et d’histoires fabriquées à des fins pédagogiques». L’insistance des auteurs à nier le caractère fabriqué des BD renvoie à la citation de Coste: le document fabriqué est utilisé comme repoussoir dans le méta-discours de promotion du manuel.
Force est de constater malgré tout que les planches manquent de variété, même s’il est vrai qu’on peut identifier un style, renvoyant à une forme d’auctorialité. Mais on s’aperçoit vite, à la lecture du manuel, que les aspects iconographiques sont assez peu mis en avant. Dans un premier temps, on demande d’observer rapidement la planche sans lire le texte, ou de lire le titre. Suivent les habituelles questions de compréhension, basées sur les parties écrites et les indices visuels. Une troisième partie «Imaginer / s’exprimer» peut porter sur le thème de l’unité, sur un point spécifique de vocabulaire ou sur la lecture d’une case particulière. Mais d’une manière générale, les consignes orientées vers les aspects iconographiques ou visuels sont minoritaires. Une partie «pour aller plus loin» apporte des informations socioculturelles (sur la société française uniquement) et un encadré lexical termine chaque unité. De fait, la lecture d’images est exploitée plus régulièrement (par exemple observer le geste d’un personnage ou son expression faciale) que dans les autres manuels du corpus. Mais dans un ouvrage dont le support est intégralement lié à la BD, peut-on se contenter de ce maigre rendement? Le manque de réflexion théorique sur la pédagogie de la BD en FLE se fait sentir dans cette tentative d’en faire un support de base de l’enseignement. Pourtant, le principe est exemplaire et mérite d’être approfondi. Des bandes dessinées des méthodes audiovisuelles aux Bulles de France, on mesure le chemin parcouru, même si beaucoup reste à faire.
Conclusion
Premier enseignement de notre recherche, à l’échelle de chacun des ouvrages que nous avons consultés, l’emploi de la BDA est rare, sinon rarissime: généralement une ou deux occurrences, jusqu’à cinq ou six dans certains manuels, sur des centaines d’activités proposées. Souvent tronquées ou modifiées, les planches présentées sont décontextualisées, les aspects graphiques sont négligés au profit d’un intérêt quasi exclusif pour le contenu des phylactères. Mais il arrive aussi que la BD soit présentée comme un objet culturel à part entière et elle est alors généralement rangée dans les suppléments culturels. On peut percevoir néanmoins des changements dans les usages pédagogiques de la BD, notamment dans les consignes et les tâches à effectuer, plusieurs innovations pédagogiques se dégageant au fil du temps et de l’évolution des méthodes. Il semble également clair que les représentations sur la légitimité culturelle de la BD, dans un contexte d’apprentissage scolaire ou universitaire, ont changé et continuent à se modifier: elle peut être non seulement un support à des activités linguistiques ou communicatives, mais elle peut aussi être étudiée (trop rarement) en tant qu’objet culturel ayant ses spécificités sémiotiques et discursives.
Dans le champ du FLE, on a assisté au cours du siècle dernier à une lente évolution qui conduit d’un usage presque exclusif de la BD fabriquée à la lente reconquête de la BD dite authentique. Autrefois utilisée pour l’accès au sens, la construction de schémas syntaxiques et la mémorisation, la BDF sert aujourd’hui surtout à illustrer les manuels. Depuis les années 1980, on utilise la BD issue de la presse satirique comme support à des fins d’apprentissage de la compétence de communication. Elle sert à faire comprendre, à faire produire ou à faire imaginer, en plus de son rôle d’apport civilisationnel. Elle progresse depuis lors avec une légitimation croissante, jusqu’à devenir le support exclusif d’un manuel complet en 2015.
Dans les vingt dernières années, on a vu apparaitre des activités prenant en compte les spécificités du genre, parallèlement au développement des recherches en linguistique textuelle et des approches didactiques par les genres. Il faudrait interroger ce phénomène en lien avec ce qui se passe en FLM dans la période récente16. Maintenant que la BD a gagné sa place dans l’enseignement de la langue / culture, des besoins énormes se font sentir en termes d’appareillage didactique pour l’exploitation en classe et en termes de formation des enseignants.
Nous avons vu que la présence de la BDA reste faible, que ce soit en ce qui concerne son importance socioculturelle dans le cadre de l’enseignement du français ou en tant qu’objet de discours spécifique. Dans le Cadre européen commun de référence (CECR), qui sert de guide à l’élaboration des manuels postérieurs à 2000, aucune mention n’est faite de la BD. Sophie Béguin (ce numéro) fait l’hypothèse que l’importance spécifique de ce médium dans la culture francophone a fait les frais de la normalisation européenne du CECR. De fait, à notre connaissance, dans les portfolios pour adultes, aucun descripteur ne renvoie au genre BD, qui n’est pas considéré comme essentiel à la compétence de communication.
Revenons-en à la sentence publiée dans le Dictionnaire de didactique des langues étrangères que nous avions évoquée dans notre introduction: l’exploitation de la BD «du commerce» serait «pratiquement impossible». Cette affirmation articulée en 1976 semble prophétiser la rareté des BD dans les manuels de FLE d’aujourd’hui. L’adverbe «pratiquement» pourrait renvoyer à deux significations: presque impossible ou concrètement (logistiquement) impossible. Il est vrai que des difficultés concrètes existent et s’avèrent fondamentales pour exploiter la BD en classe de langue. Il faut trouver des documents qui soient adaptés à l’objectif de la leçon et au niveau de langue des apprenants, accessibles à la compréhension et ne présentant pas trop d’implicites culturels. Il convient aussi de dénicher des planches courtes publiables dans un espace restreint. Il est enfin nécessaire de régler la question des droits d’auteur, de négocier des autorisations, ce point étant particulièrement épineux pour un médium relativement récent, dont les œuvres ne sont donc pas tombées dans le domaine public, et qui ne connaît pas le droit automatique de citation17. Par ailleurs, on se rend compte que beaucoup de supports tirés de BDA doivent être écartés car ils ne présentent pas le fameux aspect facilitateur ou motivationnel véhiculé par les représentations communes sur la BD.
Tous ces éléments peuvent expliquer la faible présence de la BDA dans les manuels. Et même lorsque ce médium se trouve au fondement de l’enseignement, comme dans Bulles de France, il lui manque souvent un arrière-plan didactique solide qui pourrait permettre de voir émerger des manières de travailler innovantes, relevant d’une pédagogie spécifique au genre. De ce point de vue, la didactique du FLE aurait tout à gagner à collaborer avec les chercheurs en FLM, à intégrer les avancées en didactique de la lecture et en didactique de la bande dessinée, avec une réflexion théorique approfondie sur le genre BD et son fonctionnement.
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- Rond-Point 1 (2004): Labascoule, J. , Lause, C. & Royer, C., Barcelone, Difusion Français langue étrangère.
- Rond-Point 2 (2004): Flumian, C., Labascoule, J. & Royer, C., Barcelone, Difusion Français langue étrangère.
- Studio + (2004):Bérard, É., Breton, G., Canier, Y & Tagliante, C., Paris, Didier.
- Connexions 1 (2004): Mérieux, R. & Loiseau, Y., Paris. Didier.
- Connexions 3 (2005): Mérieux, J., Loiseau, Y. & Bouvier, B., Paris, Didier.
- Compréhension orale 2 (2005): Barféty, M. & Beaujouin, P., Paris, CLE International.
- À propos B1-B2 (2005): Andant, C. & Chalaron, M.-L., Presses universitaires de Grenoble.
- Alter ego 3 (2006): Dollez, C. & Pons, S., Paris, Hachette.
- Activités pour le cadre européen commun de référence B1 (2006): Parizet, M.-L., Grandet, É. & Corsain, M., Paris, CLE International.
- Alter ego 4 (2007): Dollez, C. & Pons, S., Paris, Hachette.
- Latitudes 3 (2010): Loiseau, Y., Cocton, M.-N., Landier, M. & Dinthilac, A., Paris, Didier.
- Écho B1 (vol.1) (2010): Girardet, J. & Pêcheur, J., Paris, CLE International.
- Écho B1 (vol.2) (2010): Girardet, J. & Pêcheur, J., Paris, CLE International.
- Version originale 3 (2011): Denyer, M., Ollivier, C. & Perrichon, É., Paris, Éditions Maison des langues.
- Alter Ego+ B1 (2013): Dollez, C. & Pons, S., Paris, Hachette Français langue étrangère.
- Zénith 3 (2013): Barthélémy, F., Sousa, S. & Spreriando, C., Paris, CLE international.
- La grammaire des premiers temps (2014): Abry, D. & Chalaron, M.-L., Presses universitaires de Grenoble.
- Bulles de France (2015): Jeffroy, G. & Unter, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble.
- Défi 3 (2019): Biras, P., Chevrier, A. & Witta, S., Éditions Maison des langues.
- Défi 4 (2020): Biras, P., Chevrier, A., Jade, C. & Witta, S., Éditions Maison des langues.
Pour citer l'article
Anick Giroud, "La bande dessinée dans les manuels de FLE (1919-2020)", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021http://www.transpositio.org/articles/view/la-bande-dessinee-dans-les-manuels-de-fle-1919-2020
Voir également :
La bande dessinée dans les classes de littérature: entre prescription et pratique
Si les vertus pédagogiques de la bande dessinée sont depuis longtemps reconnues par les milieux de l’éducation, les rapports entre le neuvième art et l’institution scolaire demeurent à ce jour problématiques. À l’intersection de différentes disciplines, dépourvue d’un corpus canonique consensuel et sous-représentée dans la formation des enseignants, la bande dessinée reste «le parent pauvre» (Rouvière 2012: 10) des programmes scolaires, alors même que son utilisation est attestée dans la pratique. Cet article propose de dresser l’historique de la place que le média occupe dans les prescriptions de l’Éducation nationale française depuis les années 1950, en particulier dans le lien qu’il entretient avec l’enseignement littéraire, afin d’éclairer les raisons de l’écart qui subsiste entre sa reconnaissance institutionnelle et sa présence effective dans les classes de littérature.
La bande dessinée dans les classes de littérature: entre prescription et pratique
1. Introduction
Lorsqu’il publie ses premières histoires en estampes et qu’il en théorise les principes dans son Essai de Physiognomonie (1845), Rodolphe Töpffer semble considérer la dimension pédagogique de cette littérature dessinée comme une évidence. Parce «qu’il y a bien plus de gens qui regardent que de gens qui lisent», ce que nous appelons aujourd’hui la bande dessinée permettrait, selon le Genevois, d’infléchir positivement le comportement des enfants et du peuple en fournissant une littérature morale accessible à tous par l’intermédiaire du rapport texte-image (Töpffer 1845: 1). Sept générations plus tard, les rapports entre bande dessinée et éducation demeurent pourtant ambigus et soulèvent encore de nombreuses interrogations. Faut-il enseigner la bande dessinée à l’École? À quelle(s) fin(s) et dans quel cadre? Doit-on l’envisager sous l’angle de la littérature ou de l’histoire de l’art? Quel corpus faut-il choisir? De quelle façon doit-on l’appréhender? Si ces questions se posent, c’est aussi parce que la bande dessinée dispose aujourd’hui d’une légitimité croissante dans les autres domaines culturels, économiques et politiques: elle est une pratique de lecture reconnue, elle a des musées qui lui sont consacrés, de multiples festivals; en 2018, elle représentait à elle seule 12% du chiffre d’affaire des librairies françaises et constituait la plus forte progression du secteur1; on lui consacre des colloques, des ouvrages, des anthologies et de nombreux travaux de recherche académiques. 2020 a même été décrétée Année de la bande dessinée par le gouvernement Macron, une décision politique pour mettre en lumière, entre autres, les richesses mais aussi les difficultés du secteur2. Pourtant, la place de la bande dessinée à l’École reste précaire. Quand on l’étudie, c’est le plus souvent sur la base d’une initiative personnelle de l’enseignant et cela peut même susciter la méfiance de ses collègues. Sans la qualifier de totalement inexistante, la présence de la bande dessinée en classe de littérature ne va de loin pas encore de soi et l’institution scolaire apparaît comme le dernier critère de reconnaissance auquel le «neuvième art» aurait le droit de prétendre.
L’histoire de la bande dessinée explique en partie cette situation: le XXe siècle a été pour la bande dessinée une longue route vers la recherche de légitimation. Après la loi de censure de juillet 1949, la BD a dû progressivement regagner ses lettres de noblesse et s’affranchir des clichés qui lui collaient à la peau. Jugée amorale, abrutissante, indigne et simpliste, elle était également considérée comme un pur produit de consommation, dépourvue du capital symbolique qu’on conférait alors à la littérature. Or, cette dernière aussi a eu son lot de crises dans le contexte sociétal mouvementé du siècle dernier: le canon littéraire a été remis en question et a perdu sa prépondérance face à l’émergence des pratiques culturelles de masse comme le cinéma et la télévision. Dans cette dynamique, le neuvième art s’est également émancipé; quant à l’institution scolaire, les changements culturels et démographiques l’ont obligée à se transformer. Tout ceci aurait pu modifier en profondeur les pratiques d’enseignement et favoriser l'émergence de pratiques intermédiales, davantage en phase avec la culture de l'image dans laquelle nous baignons aujourd'hui. Pourtant, la place de la bande dessinée au sein des classes continue d’être questionnée et le présent travail cherche, entre autres, à expliquer pourquoi il en est ainsi. Car il serait réducteur de penser que, d’un point de vue historique, la bande dessinée aurait été simplement victime d’une rivalité avec une littérature «classique» tentant de conserver son hégémonie dans les programmes scolaires. Notre parcours chronologique montrera en effet que la responsabilité est partagée: les transformations de l’institution scolaire ont ouvert par instant des brèches dans lesquelles les acteurs du champ de la bande dessinée n’ont pas forcément voulu s’engouffrer. Quant à l’École, si elle a tenté de ménager durant un temps une place à des objets culturels alternatifs, leur enseignement a été entravé parce que les outils nécessaires à leur transposition didactique faisaient souvent défaut.
Dans cet article, nous proposons donc de dresser un parcours historique de l’enseignement littéraire en France et de la place occupée par la bande dessinée dans ces pratiques. Depuis la loi de censure de 1949 jusqu’à nos jours, nous montrerons que la nature hybride de la bande dessinée rend complexe son rattachement à une branche scolaire particulière et explique en partie sa difficile intégration dans les corpus. Nous verrons en outre qu’il existe un écart entre ce que les textes officiels préconisent et la réalité du terrain: entre manque de moyens budgétaires et lacunes dans les formations initiales du corps enseignant, la bande dessinée reste, à ce jour, encore peu présente dans l’enseignement, alors même qu’elle figure dans les textes officiels (programmes scolaires, décrets, arrêtés ministériels) et que ses vertus pédagogiques sont souvent reconnues. Nous verrons enfin que la scolarisation de la bande dessinée suscite parfois la méfiance de ce milieu culturel, qui y voit un risque de formatage des formes et des contenus. Aussi nous semble-t-il nécessaire d’ouvrir une réflexion sur la bande dessinée comme objet didactique, non seulement pour envisager comment tirer le meilleur profit de son enseignement pour les apprenants et comment en répandre l’usage, mais aussi pour évaluer comme cette transposition peut se faire au profit symbolique du média et non à son détriment.
2. L’enseignement littéraire: un pivot institutionnel
Si la question de la formation littéraire est un enjeu majeur en France depuis la démocratisation de l’École décrétée par les lois Ferry de la fin du XIXe, la massification générale de l’enseignement dès les années 1960 entraine une forte remise en question de la structure, du contenu et des objectifs de la transmission de la littérature, dont l’écho se fait encore entendre aujourd’hui. Des revendications sociétales de Mai 68 à la crise de la littérature, en passant par le développement des théories de la réception, l’objet littéraire occupe une place de choix dans les nouveaux rapports de force qui s’instaurent entre les différents champs de la société française alors en pleine mutation. Facteur de cohésion et d’identification nationales, marqueur de classes et de positions sociales dans les champs de pouvoir, canal de diffusion de valeurs parfois contradictoires, le littéraire polarise constamment les éléments de sa propre définition, nécessitant la remise en question quasi perpétuelle de ses modes d’enseignement. Au cœur de la crise, les travaux de Jacques Dubois (1978) ont permis de reconnaître le caractère fortement institutionnalisé de la littérature et l’importance des rapports entre les deux pôles de la production littéraire: d’un côté la sphère restreinte et dominante, qui acquiert un certain prestige esthétique lié à l’autonomie qu’elle revendique, laquelle corroborée par un discours d’escorte institutionnalisé; de l’autre côté, la sphère élargie, qui s’inscrit dans une logique économique et prône des pratiques moins élitistes (Bourdieu 1971). Longtemps considérés séparément, les deux pôles sont mis en dialogue par l’analyse institutionnelle de Dubois. Il n’est ainsi plus question d’envisager uniquement un corpus canonique considéré comme prestigieux, établi par une institution toute-puissante et réservé uniquement à une élite. Au contraire, il s’agit de prendre acte de la mouvance et de la variété des corpus, en envisageant leurs rapports à des institutions tout aussi variées, et de révéler des processus de reconnaissance des œuvres, devenues perméables aux changements de statut à l’intérieur du champ. Il s’agit ainsi d’établir de fait la relativité de l’objet littéraire, son inscription nécessaire dans une historicité et une forme de saine désacralisation.
Dans cette perspective, par sa position centrale entre sphère restreinte et sphère élargie, l’École apparaît comme un pivot de l’appareil institutionnel: à la fois porte d’entrée et de sortie, l’institution scolaire est autant subordonnée à certaines formes de pouvoir (politique, symbolique, etc.) qu’elle infléchit le comportement des futurs acteurs de ces mêmes pouvoirs, par la diffusion de valeurs qu’elle aura conservées, modélisées et entérinées. Bien entendu, il ne s’agit pas de considérer l’École comme le seul facteur de détermination sociale, ni d’ailleurs de s’attarder trop longuement sur un sujet qui dépasse notre propos. Mais la question du statut de l’objet qui nous occupe, par sa situation particulière vis-à-vis du champ littéraire, semble bien être profondément déterminée par l’institution scolaire. Roland Barthes l’affirme de manière radicale lorsqu’il définit la littérature comme «ce qui s’enseigne, un point c’est tout» (1971: 945). Sur la base de l’inventaire de ses souvenirs scolaires, Barthes énumère toutes les définitions du littéraire que l’École lui a inculquées par le biais matérialiste du manuel. Or, selon lui, ces définitions sont trop éloignées de la pratique réelle de la lecture et mériteraient d’être déconstruites et réenvisagées dans une perspective de démocratisation du savoir. In extremis, il est cependant intéressant que Barthes recentre sa critique sur l’enseignement de la littérature en tant que code et non comme pratique réelle des enseignants3, lesquels demeurent, in fine, les acteurs, plus ou moins conscients, d’un processus institutionnel. La formation, mais également le milieu social ainsi que la pratique et les passions personnelles d’un enseignant sont déterminants dans l’approche et le contenu de sa transmission, en dépit des cadres officiels posés par les directives politiques. Ainsi, une tension à la fois idéologique et temporelle peut s’instaurer entre ce qui se passe réellement dans les classes de littérature et ce que dicte la doxa, ce qui ne fait que confirmer le poids de l’École dans la définition de ce qu’est la littérature et le conservatisme dont elle peine à se défaire.
3. Prescriptions officielles et pratiques d’enseignement: des classiques à la bande dessinée
Les tensions qui peuvent régner entre la pratique enseignante et les prescriptions officielles sont particulièrement visibles lorsque l’on s’intéresse à la question des classiques. Si la définition de la littérature ne peut se réduire à celle du classique, il n’en demeure pas moins que les valeurs véhiculées par le corpus canonique, la façon dont il se constitue et se transmet, les œuvres qui s’y rattachent et celles qui en sont exclues, permettent d’évaluer l’écart qui peut exister entre différentes sphères culturelles. Comprendre le processus de «classicisation4», c’est comprendre l’importance de l’École dans la reconnaissance de certains genres littéraires, tout en prenant conscience du caractère relatif du processus. En 1850 déjà, Sainte-Beuve affirmait que les classiques étaient «ce fonds solide et imposant de richesse littéraire […] qui a suite et consistance, qui fait ensemble et tradition, qui se compose, se transmet et qui dure.» (Sainte-Beuve 1850: 35) Sans évoquer explicitement le rôle de l’institution scolaire et les conditions qui conduisent à sa pérennisation, le critique définit le corpus canonique comme un ensemble dont l’objectif est d’être transmissible.
Près d’un siècle et demi plus tard, Alain Viala (1992-1993) a précisé le rôle de l’enseignement dans la définition des classiques, leur caractère contingent et la nature du processus qui conduit à leur rattachement au canon. Alors que Sainte-Beuve insistait sur certaines qualités inhérentes aux classiques («une forme […] saine et belle en soi») pour expliquer en partie leur étonnante solidité, Viala pose d’emblée que le terme classique est polysémique et que «le noyau sémantique commun à tous les emplois du terme est l’idée qu’il s’agit de données reconnues, instituées en valeurs» (1992: 8). Pour lui, la perpétuation des classiques répond à un besoin (il parle même d’un «désir universel») et doit donc être envisagé sous l’angle de la réception des œuvres; une réception devant elle-même être abordée en tenant compte des institutions porteuses de valeurs, il s’agit ainsi de montrer comment se construisent «méthodiquement les objets à étudier» (1992: 8) ce qui exclut, au fond, tout critère littéraire ou esthétique intrinsèque. Dans ce processus, le rôle de l’institution scolaire se démarque rapidement: si une première légitimation passe par le cadre institutionnel littéraire (académies, prix, éditions, etc.), «avec l’entrée dans la doxa scolaire, on quitte l’espace propre du champ littéraire pour passer à une institution supra-littéraire, l’École, qui apporte la pérennisation par la divulgation» (1992: 10). À l’intersection de différents pouvoirs institutionnels, l’École est une fabrique à consensus dont «la puissance […] est restée un trait dominant de la structure du marché culturel en France» (1992: 10). Autrement dit, en dépit de sa subordination aux autres sphères du pouvoir public, l’institution scolaire sélectionne les textes et les auteurs qu’elle constitue en un corpus consensuel et transmissible, assurant ainsi sa circulation au-delà du champ strictement littéraire. À ce titre, elle joue un rôle essentiel dans la reconnaissance des œuvres et des genres, dont elle influence la réception dans les autres sphères privées et publiques.
Les travaux de Viala montrent que le terrain de l’enseignement entérine une certaine vision du classicisme, marquée par «le repli sur un petit lot de valeurs communes bien établies» (1992: 9). La constitution des corpus serait alors le résultat d’un consensus inconscient entre prescripteurs, enseignants et élèves, visant à maintenir un ordre admis et à assurer une pratique basée sur un répertoire stabilisé, dont la reconnaissance hors du champ est garantie le plus largement possible. Puiser dans un répertoire canonique, c’est l’assurance de choisir une œuvre étudiée par l’enseignant durant sa propre formation, préconisée par les listes étatiques de référence et reconnue par l’élève et son entourage comme élément d’un bagage culturel valorisé et valorisant sur le plan symbolique que l’École se doit de transmettre. Le caractère consensuel de l’enseignement littéraire ainsi défini ne tient que si les différentes parties conservent leur position. Or, la place centrale de l’École dans l’appareil institutionnel la rend tributaire de l’évolution des autres champs. Ainsi, qu’il s’agisse de changements dans les politiques d’éducation, de l’émergence de nouvelles pratiques culturelles ou de l’évolution démographique, elle doit s’adapter et tenter de rétablir l’ordre dont elle est la garante. L’histoire des programmes d’études du français de la deuxième moitié du XXe siècle met en évidence ces ajustements.
Si le parcours historique que nous proposons révélera l’étendue des tensions régnant entre théorie et pratique, entre programmes prescrits et réalités de l’enseignement, il permettra aussi d’évaluer la place octroyée aux nouvelles pratiques de lecture, dont celle de l’objet qui nous intéresse: la bande dessinée. La constitution du champ de la bande dessinée intervient à une période durant laquelle on assiste à une remise en question profonde des institutions littéraires et scolaires, aussi, la question de son entrée à l’école s’est naturellement posée. Puisqu’elle se voit reconnaître, à partir de la fin des années 1960, des qualités littéraires et qu’elle gagne ainsi en valeur symbolique, l’intégration de la bande dessinée dans les programmes devenait presque inévitable dans une logique institutionnelle, mais ce rapprochement n’était pas dénué de dangers. On verra que si cet objet gagne en légitimité, c’est en partie en s’affranchissant de sa comparaison systématique avec la littérature. Par ailleurs, entrer dans la doxa scolaire suppose de subir une sélection, d’être restreinte à quelques auteurs et intégrée dans un corpus consensuel, sans pour autant garantir à ce corpus d’être étudié dans ses spécificités propres. Le risque est d’autant plus grand dans le cas des adaptations, qui sont réduites au rôle de marchepied pour faciliter l’accès au contenu narratif d’une œuvre jugée supérieure.
En outre, l’introduction d’un nouveau médium (et d’un corpus qui lui serait rattaché) implique une formation adéquate des enseignants qui, aujourd’hui encore, laisse à désirer. En dépit de l’existence de quelques ouvrages pionniers et la multiplication d’initiatives ponctuelles, le constat régulièrement brandit par les milieux académiques, pédagogiques mais aussi éditoriaux, reste le manque de recherches et de moyens en didactique de la bande dessinée, rendant compliquée son utilisation en classe:
En marge de […] projets médiatiques localisés dans un nombre restreint d’académies dynamiques, les enseignants osent peu aborder la bande dessinée faute de formation et d’accompagnement. Ils évoquent un réel manque de budget pour acquérir des livres, ainsi que l’absence de la BD dans les formations initiales, de plus en plus courtes. […] [L]es conseillers pédagogiques déplorent le manque d’outils à la disposition des professeurs qui souhaitent analyser des BD, alors que celles-ci sont présentes dans les recommandations des programmes. (Depaire 2019: 4-5)
Cette situation rend ainsi difficile l’enseignement de la bande dessinée dans ses spécificités formelles et historiques, cette dernière étant plutôt intégrée comme une médiation dans des pratiques interdisciplinaires qui négligent sa dimension à la fois graphique et narrative. Le parcours historique de la place de ce médium dans les programmes scolaires nous mènera ainsi du constat de son exclusion radicale à une multiplication de ses usages possibles qui caractérise le contexte actuel, sans que cela n’aboutisse à lever complètement les obstacles qui se dressent devant la reconnaissance institutionnelle qu’elle pourrait revendiquer dans le paysage culturel contemporain.
4. Histoire de l’intégration de la bande dessinée dans les programmes scolaires français
4.1. Sources et circonscription des objets
Afin de retracer l’évolution de la place de la bande dessinée au sein de l’institution scolaire française, nous avons procédé par recoupement de différentes informations. Pour chacune des phases décrites, nous n’avons pas toujours pu trouver à la fois les documents officiels de l’Éducation nationale et des études sur les pratiques réelles des enseignants, en particulier dans les périodes les plus éloignées chronologiquement. Pour ces dernières, nous nous sommes appuyés sur différents articles et ouvrages de didactisation. Deux enquêtes sur les pratiques d’enseignement, l’une menée au début des années 1990 et consacrée à la littérature au collège, l’autre parue en 2019 et dédiée à la place de la bande dessinée, nous ont permis de tisser des liens entre les périodes et de jalonner notre étude d’éléments permettant de saisir la mise en œuvre concrète des prescriptions officielles. Bien que forcément réduites à un échantillon d’enseignants, ces enquêtes précieuses révèlent les nombreux paradoxes et écarts qui subsistent entre les discours institutionnels et la réalité du terrain.
Le choix du découpage chronologique repose quant à lui sur des critères discutables mais nécessaires à la délimitation de notre recherche. D’abord, il ne s’agit pas, dans cette étude, de faire l’histoire des corpus scolaires depuis l’introduction de l’école publique, mais bien de mettre en parallèle l’évolution de ces corpus avec les prescriptions officielles portant sur l’introduction de la bande dessinée dans les classes. À ce titre, il nous paraît pertinent de démarrer notre observation en partant des bouleversements qui secouent conjointement le domaine de l’enseignement littéraire et celui de la bande dessinée à partir du milieu des années 1960. L’ouvrage de Dufays et al. (2005) consacre sa première partie à historiciser les discours sur la lecture littéraire et nous rappelle que de 1965 à 1980, l’enseignement de la littérature vit une crise profonde. Entre massification du public scolaire, augmentation de l’attrait pour les sciences dites dures et développement de la sphère privée et du culte du loisir, la période est en effet marquée par l’élargissement du corpus enseigné, mais dans une dynamique plus chaotique que systématique. Cette phase sera abordée dans la mesure où elle permet d’éclairer les suivantes.
De la même façon, si l’on ne peut pas parler de crise pour la bande dessinée, ces mêmes années correspondent en revanche à la constitution progressive de son champ, qui gagne en autonomie en s’émancipant progressivement de son image de produit commercial de la culture de masse. Des étapes telles que l’organisation des premiers congrès dédiés au médium, l’apparition de l’appellation de «neuvième art5» ou encore la création du festival d’Angoulême en 1974, traduisent l’émergence d’un nouveau statut pour la bande dessinée. Il s’agit aussi d’une phase durant laquelle apparaissent de nouvelles formes d’expression pour les auteurs, désormais dotés de «propriétés qui définissent la condition d’"artiste"» et d’un nouveau lectorat «plus âgé et plus scolarisé» (Boltansky 1975: 40). Par ailleurs, notre tentative de périodisation tient aussi compte des grandes refontes du système éducatif français de 2006 et 2015, qui coïncident avec l’augmentation progressive d’adaptations en bande dessinée d’œuvres classiques, notamment déclinées en collections spécifiques6. Cette synchronisation n’est certainement pas le fruit du hasard et il est aisé d’imaginer une corrélation entre le changement des prescriptions et l’émergence de nouvelles pratiques éditoriales. C’est sur cette période plus récente que nous nous attarderons en particulier, mais pour en saisir les enjeux, il faudra la situer par rapport au processus qui a conduit jusqu’à ce stade. Comme en témoigne le parcours historique que nous allons retracer, la place de la bande dessinée dans l’enseignement français ne s’est pas faite sans résistance. Sa présence actuelle, bien que fragile, lie néanmoins officiellement son destin à l’enseignement de l’histoire de l’art et du français dans le cadre de l’acquisition d’une culture littéraire et artistique.
4.2. Avant les années 1960: entre canon et répression
Jusque dans les années 1960, le rôle de la littérature en classe est essentiellement utilitaire. Sans refaire l’histoire de l’enseignement littéraire, nous pouvons rappeler que celui-ci est principalement orienté vers le développement de compétences rhétoriques, argumentatives ou historiques. Les exercices qui lui sont rattachés relèvent essentiellement de la technique de la langue et le canon est constitué de façon à servir les intentions pédagogiques. Il n’est d’ailleurs nul besoin de remettre en question ce corpus institué à partir du moment où ses qualités esthétiques, comme son actualité pour le lecteur, sont sans rapports directs avec les objectifs de formation. L’apprentissage de la lecture intéresse pourtant les milieux pédagogiques, eu égard notamment à la diversification progressive du public scolaire, mais elle reste une pratique guidée et orientée par l’idée que l’enseignant doit faire découvrir le sens du texte qui préexiste à l’interprétation.
Du côté de la bande dessinée, sa présence au sein de l’institution scolaire ne se discute alors même pas. Il faut dire que depuis la loi de 1949, le secteur a d’autres défis à relever. Dans le contexte de l’après-guerre et face à la montée d’un anti-américanisme fondé sur la recherche d’une cohésion nationale à la fois fragile et vitale, la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse est le résultat des pressions exercées par les garants de l’ordre moral de tout bord. Jugée responsable de la délinquance et de l’appauvrissement intellectuel des jeunes, la presse illustrée enfantine, principal support d’une bande dessinée souvent importée des États-Unis, est dès lors soumise à un contrôle étroit et régulier. La commission alors en place développe une stratégie d’intimidation et soumet les éditeurs à une telle pression que certains s’autocensurent d’office afin d’éviter le tracas des sanctions (Crépin 2003; Méon 2009). Les différents rapports élaborés par la commission posent d’ailleurs des recommandations en termes de représentation visuelle, de thématiques abordées et même de proportion entre textes et images, modelant de fait les productions des années à venir. Ainsi, en dépit de la résistance de quelques productions destinées aux adultes, la bande dessinée se cantonne globalement, jusque dans les années 1960, à cette dimension enfantine et à cette mission d’éducation morale, alors que continue de se développer un discours critique à son encontre. Entre le manque de reconnaissance culturelle et le cadre réducteur dans lequel la BD est alors produite, sa présence au sein de l’enseignement ne paraît simplement pas envisageable.
4.3. De 1960 à 1980: crise de la littérature et constitution du champ de la BD
Les années 1960 sont marquées par une «crise du français» (Viala 2005: 72) et par de profonds changements dans les structures scolaires. Les facteurs et l’historique de cette crise sont multiples et ne constituent pas ici le cœur de notre propos. Aussi, nous nous bornerons à en résumer les éléments les plus significatifs pour notre objet. Le premier élément important et quantifiable est la massification du public scolaire (Aron & Viala 2005). Le contexte d’expansion économique de l’après-guerre et l’augmentation, dès 1959, de la durée de la scolarité obligatoire, dont le terme passe de 14 à 16 ans, ont entraîné une forte augmentation du nombre d’élèves et le rallongement des études. La loi Haby de 1975 instaurant le collège unique7 achève le processus de démocratisation de l’institution scolaire. La croissance qui en découle s’accompagne alors d’une hétérogénéisation sociale et culturelle du groupe-classe, obligeant les enseignants à s’adapter, tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Dans la pratique, on se concentre sur l’essentiel, sur l’utile, et, dans un premier temps, le corpus se replie sur ce qui constitue des valeurs sûres et traditionnelles.
Deuxième conséquence de la démocratisation du système scolaire, la «connivence culturelle» (Dufays 2005: 27) sur laquelle reposait l’enseignement de la littérature est mise à mal. On assiste alors à une montée des valeurs scientifiques et à un attrait de plus en plus marqué pour les filières ad hoc, moins dépendantes d’un partage culturel. La filière des Lettres est donc en perte de vitesse, alors que les tensions entre les tenants de la tradition et les adeptes de nouvelles approches finissent par provoquer ce que Viala nomme «l’éclatement de la discipline» (Viala 2005: 74). Or, c’est précisément à la faveur de cette période troublée que de nouveaux supports d’enseignement vont progressivement faire leur entrée en classe, l’éclatement de la discipline correspondant à l’éclatement des corpus et à l’élargissement de la notion de texte:
Dans les années 1970, tant en France qu’en Belgique, la situation de l’enseignement de la lecture semble donc caractérisée par l’éclatement du corpus, la diversité des théories de référence (sémiotiques, linguistiques, sociologiques, historiques, psychanalytiques, etc.) qui étudient le texte littéraire et mettent en évidence la pluralité des lectures possibles. Les programmes manifestent la prise de conscience de l’hétérogénéité sociale et culturelle des élèves mais ne s’interrogent pas sur les raisons qui poussent à lire ni sur les mécanismes de la compréhension des textes. (Dufays & al. 2005: 29)
Dans ce contexte, les paralittératures sont officiellement valorisées et les approches se diversifient dans un souci d’inscrire la discipline au plus près de la vie quotidienne des élèves et de la rendre utile. Le canon, quant à lui, se retrouve d’autant plus remis en question qu’il perd de sa pertinence, tant dans sa constitution que dans l’approche qui en est faite: les valeurs rhétoriques, nationalistes et esthétiques sous-jacentes à sa légitimité paraissent moins admissibles dans une société qui se modernise, s’ouvre au monde et se diversifie. D’ailleurs, l’utilisation même du terme œuvre canonique devient problématique dans les textes officiels, et le restera jusque dans les années 2000, remplacé par des qualificatifs moins connotés – mais aussi plus vagues, tels que: œuvre significative ou de référence.
L’enseignement traditionnel de la lecture littéraire n’est donc plus une évidence et l’élargissement du corpus qui en découle peut être perçu comme une tentative désespérée de lui redonner la place centrale qu’il occupait jusqu’alors. Parallèlement, le développement des théories de la réception déplace le curseur du texte vers le lecteur. Le sens de l’œuvre est décloisonné au profit de la variété des lectures et des interprétations possibles et la définition du récit, désormais liée aux intérêts des publics, s’en retrouve également enrichie, permettant l’introduction progressive de médias tels que le cinéma, la chanson, la publicité et, bien entendu, la bande dessinée. Pourtant, si les pratiques évoluent au gré des affinités et des compétences des enseignants, l’enseignement littéraire reste déchiré entre tradition et modernité. Or, en tant qu’institution, l’École, se doit précisément d’institutionnaliser ces changements de paradigme.
Du côté de la bande dessinée, la commission de contrôle chargée de faire respecter la loi de 1949 tend à perdre progressivement son pouvoir et est contrainte de s’adapter face aux évolutions sociales et politiques qui marquent cette période. Ainsi, toujours en vigueur de nos jours, la loi sur les publications à destination de la jeunesse s’est depuis pliée à une jurisprudence qui laisse une place beaucoup plus large à la liberté d’expression. Dès les années 1960, l’émergence d’un discours intellectuel et esthétique fondant les bases d’un processus de consécration de la bande dessinée achève de déplacer le courroux des critiques, qui se concentre désormais sur le nouvel ennemi de l’éducation: la télévision (Méon 2009: 48). Face au développement rapide d’une culture du loisir dont le petit écran incarne la dimension industrielle et abrutissante, la bande dessinée – comme d’autres littératures dévaluées jusqu’alors – retrouve du crédit auprès des milieux pédagogiques, qui y voient un moindre mal. Il faut ajouter que cette période est marquée par la démocratisation du format de l’album, qui éloigne la bande dessinée de la presse pour lier son destin au monde du livre, ce qui renforce sa légitimité culturelle (Lesage 2019). Sa reconnaissance progressive dans les milieux intellectuels et universitaires, mais également au sein de la famille, avec le développement d’une bande dessinée plus littéraire et plus adulte, ouvre ainsi la voie à son utilisation potentielle dans les classes de littérature.
La constitution du champ de la bande dessinée durant cette période repose sur des facteurs multiples, internes et externes au champ. Nous avons déjà mentionné la création du festival d’Angoulême et d’autres événements ou espaces consacrés au neuvième art comme des moments-clés de cette évolution. Dans les années 1970, la création ou la réorientation de revues élargissant leur public vers les adolescents et les adultes, comme Pilote, L’Écho des Savanes, Fluide Glacial, Métal Hurlant ou encore (À Suivre) fait émerger «une nouvelle génération de dessinateurs et de scénaristes» (Boltansky 1975: 39) qui, par leur orientation sociale et culturelle, contribuent à modifier en profondeur une production jusqu’ici bridée par la loi de 1949. Le champ se constitue alors progressivement, soutenu par un faisceau de forces productives, réceptives et réflexives. Parmi ces dernières, on voit apparaître les premières tentatives de didactisation de la bande dessinée, orientées par la nécessité de légitimer son utilisation en classe, de la sortir d’un carcan moralisateur et d’offrir les bases pédagogiques qui manquaient jusqu’ici aux enseignants audacieux prêts à introduire ce média dans leurs classes.
L’ouvrage fondateur d’Antoine Roux (1970) ouvre une brèche importante pour la reconnaissance des vertus éducatives de la bande dessinée. Construit en trois parties, il commence par un premier chapitre consistant essentiellement à dénoncer les préjugés que nourrissent les milieux pédagogiques à l’encontre de la BD. S’appuyant sur des études sociologiques, l’auteur prône la nécessité de reconnaître l’attirance des enfants pour la bande dessinée et insinue qu’elle pourrait être «l’un de ces ponts que l’on pourrait jeter entre deux mondes qui ont de plus en plus tendance à dériver l’un par rapport à l’autre, le monde de l’adulte et celui de l’enfant.» (Roux 1970: 6) Il affirme entre autres que les jeunes lecteurs d’aujourd’hui sont les lecteurs adultes de demain, et par conséquent, qu’il convient de former correctement leur goût en matière de neuvième art, afin que, devenus consommateurs exigeants, ils induisent des productions de meilleure qualité. Cette position est doublement originale, car elle vise autant à remettre en question les idées préconçues des milieux pédagogiques à l’encontre du médium, qu’elle les renvoie à leur propre responsabilité quant à la nécessaire formation des lecteurs.
Toutefois, la suite de l’ouvrage peine à se détacher de la nécessité constante de justifier le bien-fondé d’un propos pédagogique sur la bande dessinée. Le deuxième chapitre s’intitule Enseigner la bande dessinée et aborde donc des pistes d’étude visant à mettre en évidence les propriétés du médium. Pourtant, le premier réflexe de l’auteur reste de justifier cette approche par un parallèle avec les médias audiovisuels que sont le cinéma et la télévision:
Car la B.D. peut jouer un rôle de «révélateur», permettre un départ plus rapide de l’initiation à l’image cinématographique et télévisuelle. Certes la connaissance des «langages» du cinéma et de la télévision devra aller au-delà, mais du moins une exploitation de la B.D. peut-elle aider l’enfant à partir d’un bon pied… et d’un bon œil… (Roux 1970: 26)
Dans la suite de l’ouvrage, il précise à nouveau que cet enseignement «devra également avoir un but propre: apprendre la bande dessinée pour la bande dessinée» (26), mais le parallèle est tissé et soutient la suite du propos: l’étude des albums est mise au service d’une éducation aux médias audio-visuels. Enfin, la troisième et grande partie intitulée Enseigner avec la bande dessinée vise quant à elle à lister tous les liens que l’on peut tisser entre cette forme d’expression graphique et l’enseignement d’autres matières: lecture, orthographe, analyse de l’image, expression écrite et orale, et même histoire et éducation civique. Là encore, le chapitre commence par déconstruire l’éternelle accusation d’une bande dessinée jugée responsable de l’amoralité et de la pauvreté linguistique de la jeunesse. Sous la forme d’un «petit duel oratoire» (62), l’auteur reprend chaque argument d’un article paru en 1953 et intitulé Poison sans paroles (Brauner 1953), qui réunit les principaux griefs linguistiques formulés à l’époque contre la bande dessinée – dans le contexte, on le rappelle, de la loi de 1949. Un par un, il les déconstruit en apportant, images à l’appui, la preuve de leur caractère infondé. Et lorsqu’il ne peut qu’abonder dans le sens de l’accusation – comme par exemple pour le reproche lié à la pauvreté de la syntaxe et à l’omniprésence des fautes d’orthographe dans certains illustrés –, il dénonce le manque de valorisation de la bande dessinée francophone ainsi que le peu d’énergie et de budget alloués par les éditeurs à la correction des traductions: une fois encore, si le lectorat était mieux formé, il serait plus exigeant et le monde éditorial plus soucieux de proposer des créations originales de qualité.
Globalement, le livre d’Antoine Roux nous paraît particulièrement moderne dans son approche, éclairant de nombreux aspects rattachables à l’enseignement de la bande dessinée qui font encore aujourd’hui l’objet de discussions dans les milieux pédagogiques – l’éducation aux médias audio-visuels par le truchement de la bande dessinée fait écho, par exemple, aux travaux actuels qui associent ce média au champ de la littératie médiatique multimodale. Il réunit les bases d’une terminologie nécessaire à l’analyse du médium et propose de nombreuses idées à destination des enseignants. Toutefois, il ne parvient pas encore à s’émanciper d’un discours de légitimation. Roux reconnaît d’ailleurs que certains acteurs appartenant au champ de la bande dessinée pourraient avoir quelques réticences à une telle scolarisation de leur médium:
On en arrivera probablement à faire aimer la bande dessinée, en n’exigeant toutefois pas d’elle plus que ce qu’elle peut donner, mais en lui demandant «tout ce qu’elle est susceptible d’apporter»: plus qu’on ne le pense. Il me reste peut-être à freiner certains enthousiastes: prenez garde, après avoir déploré la B.D., n’allez pas maintenant la «déflorer»! En d’autres termes, s’il nous est loisible d’introduire la bande dessinée à l’école, gardons-nous de faire entrer l’école dans la bande dessinée. Ne l’utilisons qu’avec d’infinies précautions et pour ainsi dire… «par la bande»!... (Roux 1970: 112)
Deux ans plus tard, Pierre Fresnault-Deruelle (1972) publie un autre ouvrage important, tout en insistant de moins en moins sur le discours légitimant la valeur éducative de la bande dessinée, pour mettre en avant des pistes pratiques pour son enseignement. Mais c’est en 1977, avec Lecture et bande dessinée – Actes du 1er colloque international éducation et bande dessinée, que l’on peut mesurer le chemin parcouru dans le processus de légitimation du médium dans le champ de l’éducation. Tout d’abord, les textes rassemblés dans cet ouvrage sont des contributions d’intellectuels réunis pendant deux jours, pour discuter des liens entre école et neuvième art. Le propos y est très académique et très spécialisé. Il ne s’agit plus de défendre timidement la légitimité de la bande dessinée, mais d’affirmer haut et fort la spécificité de sa contribution à la formation des élèves.
Prenons par exemple la conférence introductive d’Antoine Roux qui, se paraphrasant lui-même, pose d’emblée: «La bande dessinée à l’école, bravo! Mais surtout pas l’école dans la bande dessinée!» (12). Comme postulat de départ d’un colloque consacré aux perspectives éducatives de la BD, il y a de quoi s’en trouver déconcerté. Pourtant, tout se passe comme si l’intégration de la bande dessinée dans la doxa scolaire ne pouvait se faire que si la première s’émancipait suffisamment de la seconde, mais aussi des autres arts auxquels elle est sans cesse comparée. Il est à ce titre intéressant de voir que la BD n’apparaît pas, cette fois, d’abord comme une bonne introduction au cinéma et à la télévision, mais que l’éducation à l’image que permet son enseignement permet de mieux comprendre l’iconosphère de manière générale. De simple moyen, elle devient fin.
L’intervention de P. Fresnault-Deruelle consacre d’ailleurs clairement la séparation entre la bande dessinée et le cinéma:
Depuis qu’on écrit sur la bande dessinée, on passe le plus clair de son temps à dire: «La bande dessinée, après tout, c’est comme le cinéma», c’est-à-dire que derrière cette idée-là il y a encore la fameuse volonté de valoriser la bande dessinée comme quelque chose de bâtard qui devrait exister à l’ombre d’une autorité supérieure, un grand Art: le cinéma. On a souvent fait des parallèles entre la bande dessinée et le cinéma pour ces raisons-là. C’est une idée qu’il faut combattre: la bande dessinée ne devient réellement elle-même qu’à partir du moment où elle s’émancipe, à partir du moment où elle va s’écarter du cinéma. (P. Fresnault-Deruelle in Faur 1977: 25)
Alors que lui-même – comme Antoine Roux d’ailleurs – avait tiré profit de la comparaison entre les deux arts, en mettant l’un sous l’aura protectrice de l’autre, la tutelle est ici contestée. Mais si l’on peut comprendre la nécessité de se démarquer des autres arts, pourquoi entretenir ce rapport d’amour-haine avec l’École? Et pourquoi craindre autant que désirer que des liens forts soient tissés entre les deux?
Depuis les années 1950, la bande dessinée se développe sous le joug d’une loi de censure, basée sur le fait qu’elle n’avait aucun message légitime à transmettre, qu’elle devait au mieux servir le discours moral ambiant, au pire qu’elle abrutissait la jeunesse et qu’elle devait, pour cela, être contrôlée (Dejasse 2014). Les années 1960-1970 sont marquées par l’apparition des phénomènes dits de contre-culture. Partis des États-Unis et s’étendant rapidement au reste du monde occidental, ils émergent en opposition à une société «technocratique» (Roszak 1969) et prônent l’émancipation individuelle dans tous les domaines, y compris culturels. Sur le plan thématique mais aussi graphique, narratif ou éditorial, la BD va alors «s’emparer de tout ce qui lui était jusqu’alors interdit» (Dejasse 2014), en cherchant à se débarrasser coûte que coûte de son assimilation stricte à la littérature jeunesse. Dans ce contexte, son entrée dans le système scolaire apparaît comme tout sauf un acte de contre-culture. Au contraire, l’École fait partie des premières institutions «technocratiques» qu’il s’agit de combattre, comme en témoigne le mouvement de Mai 68. Néanmoins, ces premières tentatives de didactisation des années 1970 montrent que les théoriciens du neuvième art, tout en œuvrant à son émancipation, ne demeurent pas moins conscients de l’importance de la reconnaissance, à terme, de l’institution scolaire. De même qu’ils ont conscience, eu égard à ce qui a été fait avec la littérature, que cette reconnaissance passera nécessairement par un processus de reconfiguration: en amont, la production devra s’adapter pour garantir la place de la bande dessinée dans les programmes scolaires; en aval, il s’agira de constituer des listes de référence qui détermineront le devenir d’un nombre restreint d’œuvres choisies et enseignées. Alors que la bande dessinée se libère tout juste des chaînes de la censure et des contraintes de la production de masse, il paraît compréhensible qu’elle soit peu encline à s’en créer de nouvelles.
Pour conclure sur cette double décennie, on peut avancer, sans l’y réduire, que la crise de la littérature et de son enseignement joue très certainement un rôle dans le processus d’émancipation de la bande dessinée et dans la place qui se forge progressivement pour elle dans les milieux scolaires. Le canon classique vit des heures difficiles et les conditions pour des changements de pratique semblent réunies. Mais, en période de troubles, il n’est pas rare de voir ces pratiques se recentrer d’autant plus sur ce qui, par essence, est solide, connu et maîtrisé. Les vingt années suivantes ne seront pas marquées par une révolution effective dans les classes de littérature mais constitueront une phase d’aménagement progressif accompagnant un changement de génération des enseignants. Quant à la bande dessinée, elle poursuit en parallèle son processus de reconnaissance institutionnelle, mais peine à trouver sa place dans les classes. Des années de répression ont sans doute rendu le secteur peu enclin à se concentrer sur l’institution scolaire. Auteurs et éditeurs ont certainement d’autres objectifs à atteindre, notamment celui d’en faire un média qui ne serait plus strictement réservé aux enfants pour élargir le réservoir de ses lecteurs. Quoi qu’il en soit, en laissant passer sa chance d’intégrer le cursus scolaire de manière pérenne, la bande dessinée a pris le risque de demeurer longtemps sur le banc des joueurs de second rang.
4.4. De 1980 à 2000: tâtonnements et listes de référence
Dès la fin des années 1970, la littérature en tant que discipline scolaire commence à se réaffirmer: on cesse progressivement de la remettre en cause de manière indifférenciée et on se souvient de l’importance des œuvres littéraires, notamment dans l’apprentissage de la lecture, compétence toujours aussi essentielle à la formation générale. Il n’est cependant plus possible de nier la diversité des contextes de cet enseignement disciplinaire, ni d’ignorer l’impact des théories de la réception, qui valorisent la place du lecteur et prônent le développement d’un goût pour la lecture. Une certaine tension s’agrandit ainsi entre les prescriptions officielles élargies et la pratique enseignante, qui fait preuve de frilosité face à la nouveauté. Sur un plan structurel, Viala et Aron parlent de «tâtonnements dans les cursus» (2005: 79). Les programmes proposés dans les années 1980 oscillent par exemple entre la mission de transmettre une culture adaptée au plus grand nombre – nécessitant l’ouverture du corpus enseigné – tout en travaillant au maintien d’un cadre traditionnel pour définir l’histoire littéraire, qui repose sur la classification chronologique d’œuvres canonisées; une autre recommandation émerge, celle d’aborder des œuvres intégrales, dans le but de développer une lecture cursive censée affiner l’attrait pour la lecture personnelle, alors que de l’autre côté, on renforce l’enseignement de la grammaire et de la rhétorique, laissant ainsi moins de temps pour une approche visant à traiter des œuvres complètes. Bref, ces années semblent marquées par «la multiplicité d’objectifs mis sur un même plan [qui] brouille la perception des enjeux essentiels» (Aron & Viala 2005: 81).
De ce flou émergent deux conséquences contradictoires dans la pratique de l’enseignement. Premièrement, les enseignants disposent, compte tenu des circonstances, d’une marge de manœuvre élargie pour le choix du corpus. Si des listes d’œuvres recommandées sont à disposition, elles ne sont pas – ou peu – imposées. Elles offrent pourtant, à partir de 1977, et en particulier dès 1985, un corpus ouvert à des genres jusqu’ici décriés tels que la littérature jeunesse, les documents de presse ou la littérature étrangère. Or, une enquête précieuse menée par Danièle Manesse et Isabelle Grellet entre 1989 et 1990 (publiée en 1994) montre qu’en dépit d’une réelle liberté d’action, les professeurs interrogés restent très attachés à un patrimoine stabilisé et consensuel. Parmi les œuvres constitutives de leur propre culture, scolaire et personnelle, ils puisent ce qui leur paraît le mieux adapté au nouvel enseignement qui s’impose, notamment en évacuant tous les textes présentant des difficultés de langue ou de contextualisation de l’œuvre8. Ce que les pouvoirs publics préconisent ne passe pas forcément la porte de la classe et, au fond, les professeurs restent les principaux vecteurs de la stabilité d’un patrimoine qu’ils ont eux-mêmes choisi de perpétuer. Deuxième conséquence donc, à l’aube des années 1990, l’heure n’est pas à l’innovation: en dépit d’un investissement très fort du corps enseignant dans la transmission de la littérature, celle-ci renvoie à «une configuration de textes assez semblable à celle qu’on pouvait enseigner dans les années 60.» (Manesse et al. 1994: 103).
Alors même que le contexte semble propice à l’introduction de nouveaux médias en classe de littérature, l’utilisation effective de la bande dessinée se fait donc attendre. L’enquête susmentionnée n’aborde que très peu cette question, se contentant d’indiquer qu’en 1990, la bande dessinée représente seulement 1% du corpus enseigné (Manesse et al. 1994: 54) et encore, principalement sous forme d’extraits. Pourtant, depuis 1987, les programmes scolaires ont introduit l’étude de l’image dans la plupart des cursus, dans l’objectif de répondre aux enjeux du collège unique et des pratiques réelles d’un nouveau public scolaire soumis à une iconosphère de plus en plus prégnante. Mais la bande dessinée sert alors plutôt de support pour l’enseignement d’autres thématiques et tarde à apparaître comme un objectif d’enseignement en soi dans les supports officiels. Entre 1990 et 1993, l’opération intitulée «100 livres pour les écoles» propose quelques albums de référence dans le cadre de la promotion des bibliothèques scolaires9. Mais il faudra attendre que l’éducation à la lecture d’images soit mieux installée et que les différentes étapes menant à la légitimation de la bande dessinée soient entérinées, pour qu’en 1996 les listes de référence proposent enfin aux enseignants 80 albums (sur un corpus de 750 ouvrages) recommandés pour une lecture intégrale, toutes classes confondues10 (Rouvière et al. 2012: 9). Ces 80 titres sont par ailleurs regroupés dans une rubrique distincte, car il s’agit de rendre visible l’ouverture de l’institution à la variété des genres, autant que de notifier clairement leur statut distinctif.
Prescription n’est pas obligation et, en l’absence de recherches effectives sur les pratiques enseignantes après 1996, il est difficile de savoir si et comment ces titres de référence ont été utilisés en classe de littérature. L’article de Bernard Tabuce (2012) permet toutefois de se forger une idée en se fondant sur l’analyse des manuels scolaires, si on les considère comme l’un des reflets possibles des pratiques réelles. En observant les ouvrages édités entre 1996 et 2002, l’auteur tire le constat que la présence de la BD est généralement rattachée à l’approche de notions extérieures à elle-même:
Par-delà les observations techniques sur les bulles, leurs proportions, les onomatopées, le lettrage et les symboles iconiques, il s’agit de discerner les fonctions du dialogue: exprimer les pensées et la personnalité des personnages, faire progresser l’intrigue, introduire une explication. La planche est totalement instrumentalisée au profit de cet objectif. La lecture de l’image semble plutôt réservée en priorité à d’autres formes d’expression (peinture, photographie) et leurs genres (publicité, peinture d’histoire, peinture mythologique, etc.). L’insertion ponctuelle d’une bande dessinée dans les manuels reste généralement subordonnée à des objectifs linguistiques. (Tabuce 2012: 31)
S’il y a donc, sur le plan officiel, une volonté d’inclure le médium dans l’enseignement de la littérature, sa présence reste encore largement soumise à des approches linguistique ou narratologique renvoyant à la logique du récit romanesque traditionnel. Certes, on introduit un lexique spécifique mais en l’absence de réflexions didactiques incluant l’analyse du style graphique ou de la composition de la planche, la bande dessinée n’est encore étudiée ni dans sa spécificité formelle, ni de manière globale. La présence d’extraits dans les manuels n’a rien de très révolutionnaire et va même à l’encontre des développements de la didactique valorisant la lecture cursive d’œuvres intégrales. On peut avancer à l’inverse que pour s’installer véritablement dans les pratiques scolaires, la bande dessinée devrait pouvoir être abordée comme le reste de la littérature. se présentant comme un objet auquel il faut prendre goût, qu’il faut apprendre à décoder, que l’on doit pouvoir rattacher aux univers des auteurs et des courants esthétiques qui se découvrent au fil des œuvres dans un processus de construction d’une «bibliothèque intérieure» (Bayard 2007), plutôt que d’être réduite à des anthologies d’extraits servant à faciliter la compréhension de notions narratologiques applicables à la littérature traditionnelle. En dépit de ces limites, une refonte en profondeur des programmes scolaires est en marche. Ces derniers s’ouvrent progressivement à une conception beaucoup plus large du bagage culturel de base que chaque élève se doit d’acquérir, dans lequel la littérature au sens traditionnel du terme occupe une place de moins en moins dominante.
4.5. De 2000 à 2008: vers une culture humaniste pour tous
À l’aube des années 2000, les discours officiels de l’Éducation nationale française au sujet de l’enseignement littéraire prennent petit à petit une position plus claire vis-à-vis de l’objet littérature. Alors qu’on naviguait jusqu’ici entre un élargissement théorique du corpus et un retour pratique aux valeurs sécurisantes des classiques, les nouvelles instructions de 2002 posent les bases de ce qui sera la tendance du nouveau millénaire: la construction d’une culture commune s’inscrivant dans une continuité des cycles d’apprentissage, et cela dès le cycle 311:
Une culture littéraire se constitue par la fréquentation régulière des œuvres. […] Elle est un réseau de références autour desquelles s’agrègent les nouvelles lectures. Bref, qu’il s’agisse de comprendre, d’expliquer ou d’interpréter, le véritable lecteur vient sans cesse puiser dans les matériaux riches et diversifiés qu’il a structurés dans sa mémoire et qui sont, à proprement parler, sa culture. Si l’on souhaite que les élèves du collège puissent adopter un premier regard réflexif sur ce qu’ils lisent, il est nécessaire que, dès l’école primaire, ils aient constitué un capital de lecture sans lequel l’explication resterait un exercice formel et stérile. (Document d’applications des programmes, Littérature 2002: 5)
L’enseignement littéraire doit alors servir à la constitution d’un capital culturel dont l’élève usera, tant pour enrichir ses pratiques individuelles que pour poursuivre sa formation. L’École renoue ici avec les principes démocratiques en prescrivant un corpus stabilisé et commun dans une logique d’égalité des chances:
En demandant aux enseignants du cycle 3 de choisir les œuvres qu’ils feront lire à leurs élèves parmi les titres d’une large bibliographie, on vise à ne pas restreindre leurs possibilités de construire un trajet de lecture, certes ambitieux, mais aussi véritablement adapté à leurs élèves. Ce trajet doit être varié et permettre la rencontre des différents genres littéraires et éditoriaux habituellement adressés à l’enfance (albums, bandes dessinées, contes, poésie, romans et récits illustrés, théâtre). En guidant leurs choix par une liste nationale d’œuvres de référence, on vise aussi à faire de la culture scolaire une culture partagée. Il importe en effet que tous les élèves aient eu la chance, dans leur scolarité, de rencontrer des œuvres — dont ils puissent parler entre eux, dont ils puissent discuter les valeurs esthétiques ou morales qui y sont mises à l’épreuve —, qui soient ce socle de références que personne ne peut ignorer. (Document d’applications des programmes, Littérature 2002: 5)
La force prescriptive de cet extrait est sans équivoque: la construction d’une culture littéraire commune est nécessaire, elle est le fruit d’un parcours que les enseignants sont sommés de construire à l’aide d’une liste préétablie qui, bien que qualifiée de «large», n’en restreint pas moins les choix individuels du personnel éducatif. Dans cette liste de 2002 pour le cycle 3, qui compte 180 titres, la bande dessinée est toujours représentée, même si l’on note une légère diminution par rapport aux listes des années 1990 (treize titres contre seize pour le même cycle12). En revanche, tant pour la BD que pour la littérature, les œuvres proposées sont souvent contemporaines, ce qui ne va pas sans créer quelques problèmes pour les enseignants, alors très attachés aux œuvres classiques et peu ou mal formés aux créations actuelles. S’agit-il pour l’École de valoriser la création contemporaine? De tenter un brassage complet du corpus canonique, tout en se rapprochant des habitudes individuelles des élèves? La revalorisation de la littérature jeunesse dans ces mêmes années participe sans doute de cette logique et, encore assimilée à une lecture réservée aux enfants, la bande dessinée s’inscrit naturellement dans ce processus, dont elle bénéficie.
Cependant, cette tentative de modernisation du corpus semble n’avoir pas eu de succès puisque, seulement deux années plus tard, une nouvelle liste est publiée. En 2004, cette liste propose 300 titres: par rapport à la version de 2002, elle compte 33 suppressions et 153 ajouts, répartis dans les différentes catégories. Selon le discours officiel, la nouvelle liste privilégie alors les catégories qui comptaient peu de références et «dont l’essor a été remarquable au cours de ces dernières années» (Documents d’application des programmes, Littérature (2) 2004: 5). Le corpus se diversifie donc et les deux plus importantes progressions concernent la bande dessinée et le théâtre (+200%). Quand bien même il faut relativiser leur poids vis-à-vis de l’ensemble – la liste compte 26 albums de bande dessinée et 22 pièces de théâtre pour un total de 300 références12 –, il est intéressant de constater que ces deux genres offrent des possibilités didactiques particulièrement variées et conformes aux nouveaux objectifs préconisés. Dans l’introduction du document d’application de 2002, les propositions de mises en œuvre pédagogiques de l’enseignement littéraire – sans dénier l’intérêt de la lecture cursive – font la part belle aux activités telles que la lecture de l’image, la lecture à voix haute, les procédés de mise en scène et de jeu théâtral, ou encore la réécriture. Théâtre et bande dessinée apparaissent dans ce cadre comme des supports privilégiés pour des approches sortant des sentiers battus, qui sont désormais encouragées. Par ailleurs, l’interdisciplinarité étant à la mode, ces deux genres permettent d’intégrer par exemple les arts visuels, la musique ou encore les outils informatiques.
L’autre élément fondamental de cette version remaniée de la liste est sans conteste l’introduction de deux nouvelles catégories: celle de classique et celle de patrimoine. Totalement absentes de la variante 2002, ces catégories sont étiquetées avec des pictogrammes sur quatre-vingt-trois titres et fonctionnent comme une prescription supplémentaire. La bande dessinée est également concernée et c’est ainsi qu’apparaissent dans la liste des titres estampillés «patrimoine» comme Zig et Puce de Saint-Ogan ou, plus étonnant encore, Max et Moritz de Busch et l’intégrale de Little Nemo de McCay, qui se rattachent respectivement à la bande dessinée allemande et américaine. Ces catégorisations permettent de faire entrer le médium bande dessinée de plain-pied dans le corpus canonique de l’institution scolaire en lui conférant une légitimité nouvelle par la place qui lui est reconnue dans la constitution d’une culture commune.
Sur le plan officiel, les objectifs liés à la constitution de ce répertoire se concrétisent en 2006 avec l’introduction du premier socle commun de connaissances et de compétences, qui modifie cette fois le code de l’éducation dans son ensemble. Le programme s’articule en sept piliers qui constituent ce que «nul n'est censé ignorer en fin de scolarité obligatoire sous peine de se trouver marginalisé» (Décret du 11 juillet 2006, annexe de l’art. 5). Réponse «à une nécessité ressentie depuis plusieurs décennies en raison de la diversification des connaissances» (idem), le socle est censé garantir une continuité dans les programmes et favoriser la dispensation d’un enseignement interdisciplinaire. Ce dernier est particulièrement représenté par le cinquième domaine étiqueté «culture humaniste», dont l’histoire et la géographie sont les fers de lance, mais pas seulement:
La culture humaniste contribue à la formation du jugement, du goût et de la sensibilité. Elle enrichit la perception du réel, ouvre l'esprit à la diversité des situations humaines, invite à la réflexion sur ses propres opinions et sentiments et suscite des émotions esthétiques. Elle se fonde sur l'analyse et l'interprétation des textes et des œuvres d'époques ou de genres différents. Elle repose sur la fréquentation des œuvres littéraires (récits, romans, poèmes, pièces de théâtre), qui contribue à la connaissance des idées et à la découverte de soi. Elle se nourrit des apports de l'éducation artistique et culturelle. (Décret du 11 juillet 2006, art. 5)
Ainsi que l’indique le décret, ces «œuvres littéraires» (dont on notera l’éviction de la bande dessinée de la liste fermée) doivent permettre de préparer les élèves à partager une culture européenne. Si, plus loin, il est fait mention d’un patrimoine pouvant être aussi pictural, théâtral, musical, architectural et cinématographique, force est de constater que la bande dessinée ne figure pas non plus explicitement dans cette liste. La grille de référence qui accompagne ce nouveau domaine ne propose d’ailleurs aucune œuvre graphique. La bande dessinée continue cependant de figurer sur les listes relatives au premier pilier, celui de la maîtrise du français. Un domaine centré sur les compétences techniques de la langue telles que la grammaire et l’orthographe, et où la lecture est ramenée essentiellement à sa dimension utilitariste. C’est cependant le seul domaine auquel la bande dessinée est officiellement rattachée, sous la forme d’un corpus qui n’a pratiquement pas évolué depuis sa version 2004 (deux titres supplémentaires seulement).
Il est vraisemblable que cette éviction de la bande dessinée des prescriptions scolaires soit en corrélation avec la diffusion de Cadre Européen Commun de Référence pour les langues à partir de 200114. En réflexion depuis le début des années 1990, le CECR se présente comme un ensemble d’outils visant à l’élaboration d’une approche commune dans l’enseignement et l’apprentissage des langues étrangères au sein de l’Union européenne. En s'appuyant sur une certaine uniformisation des politiques linguistiques, il s’agit d’améliorer la communication entre les pays membres et de faciliter la mobilité de ses ressortissants. La création du socle commun de connaissances et de référence – qui reprend dans son appellation deux lexèmes popularisés par le CECR: «commun» et «référence» – semble ainsi s’inscrire dans une logique similaire visant une uniformisation des objectifs de formation à l’échelle européenne. On devine aussi que la référence à une «culture humaniste» renvoie implicitement à un horizon multiculturel européen, voire universel, plutôt que national ou francophone. Or, contrairement par exemple à la musique ou la littérature, qui peuvent être perçues comme des pratiques artistiques universelles, l’importance de la bande dessinée varie énormément au sein des cultures. Sur le sol européen, la bande dessinée est une pratique culturelle essentiellement rattachée à la francophonie, et plus particulièrement à l’histoire éditoriale de la production franco-belge. Si l’intégration de ce médium dans les cursus scolaires se discute âprement en France et en Belgique, patries du neuvième art, il en est certainement beaucoup moins question dans les autres pays de l’Union européenne. On peut donc faire l’hypothèse que la scolarisation de la bande dessinée en France a pu être freinée sous l’effet des efforts d’uniformisation des politiques linguistiques et culturelles européenne.
En 2008, l’introduction généralisée de l’enseignement de l’histoire de l’art devenant obligatoire dès l’école primaire, une nouvelle fenêtre d’opportunité s’ouvre pour la bande dessinée. Si cette dernière ne trouve pas sa place dans la «culture humaniste» – en dépit de l’élargissement du corpus des œuvres étudiées – et qu’elle reste confinée à l’étude de la langue dans le domaine du français, alors ce nouvel enseignement semble a priori propice pour une approche d’un corpus plus étoffé. Or, une fois encore, la bande dessinée est absente des documents d’accompagnement (qui se présentent ici, il est vrai, comme purement indicatifs). Dans la liste d’œuvres publiées en septembre 2008, seule la série Alix de Jacques Martin est suggérée pour aborder la période de l’Antiquité. Mentionnée dans la catégorie «arts du langage», elle reste la seule mention explicite de la bande dessinée dans tout le document.
À ce stade de nos observations, une synthèse s’impose: depuis les années 1990, l’enseignement de la littérature tente de se réadapter. Qu’il s’agisse de se centrer sur les pratiques individuelles des lecteurs, de s’ouvrir à différents supports ou d’élargir le corpus canonique, toutes ces évolutions visant à rendre l’enseignement cohérent, actuel et commun auraient pu conduire à ménager une place à la bande dessinée. Pourtant, alors que les disciplines se réorganisent et que les sciences humaines s’ouvrent volontiers à l’interdisciplinarité et aux nouveaux médias, la bande dessinée reste «le parent pauvre» dans les listes des œuvres prescrites et, quand elle est associée aux cursus, c’est le plus souvent «pour enseigner autre chose qu’elle-même» (Rouvière 2012: 10). Le domaine du français l’associe essentiellement à l’acquisition des compétence techniques liées à la langue, auxquelles on voit mal comment rattacher des œuvres comme Little Nemo, dont l’intérêt esthétique et patrimonial réside essentiellement dans sa spécificité de récit graphique.
Du côté de la nouvelle culture humaniste, qui vise à tisser des liens entre les disciplines de manière à accéder à un patrimoine culturel mondialisé, la bande dessinée n’occupe aucune place qui lui soit propre, alors que le cinéma, la peinture et même la chanson sont explicitement mentionnés. Bien sûr, les enseignants sont libres d’enseigner des rudiments d’histoire de la bande dessinée, par exemple, ou de proposer la lecture complète d’un roman graphique, mais cela suppose des compétences, des ressources et un sacrifice de temps dans un programme scolaire déjà chargé, de sorte que de telles initiatives demeurent rares. Absente des programmes officiels et toujours peu didactisée, la bande dessinée n’occupe concrètement qu’une place limitée dans l’enseignement. Son statut hybride, qui oscille entre la revendication de sa spécificité en tant qu’art graphique et un rapprochement stratégique de la littérature en vue d’asseoir sa légitimité culturelle, rend difficile son intégration dans l’un ou l’autre domaine de compétences, en dépit d’une définition toujours plus élargie de ceux-ci. Ainsi, la question se pose encore de savoir par quel biais disciplinaire ce médium doit être abordé.
Enfin, du côté de la littérature, alors que depuis les années 1970, les corpus avaient tendance à se détacher de leur fonction patrimoniale, jugée réductrice et clivante, la culture humaniste réintègre aujourd’hui le panthéon littéraire français. Les termes mêmes de «patrimoine» et de «classique», qui avaient été bannis des discours officiels, font leur retour. Le «socle commun» est présenté par les pouvoirs politiques comme le «ciment de la nation», comme le moyen «de faire partager aux élèves les valeurs de la République» (Décret du 11 juillet 2006, annexe de l’art. 5): dans ce contexte, une terminologie politiquement connotée et lourde de sens s’immisce discrètement, sans autre justification qu’une fin idéologique assumée et dont la littérature reste encore le vecteur principal.
4.6. De 2008 à nos jours: vers une pratique décomplexée
Si, dans sa variante de 2006, le socle commun confère aux œuvres littéraires un rôle central dans l’enseignement de la culture humaniste, en 2015 en revanche, la culture littéraire a été ramenée sans équivoque au niveau des autres pratiques artistiques, au point que le Ministère de l’Éducation s’est senti obligé de s’en justifier:
Pourquoi associer culture littéraire et artistique? La littérature a joué et continue de jouer un rôle important dans la constitution d’une culture commune. Mais les pratiques culturelles contemporaines sont diverses: les sons et les images font partie de notre environnement; le cinéma, la chanson, la bande dessinée associent différents modes d’expression: langue écrite, musique et travail du son, image, mise en scène ou en espace, etc.; enfin internet et les modes d’expression numérique offrent des possibilités illimitées de création qui mettent en jeu, pour les auteurs comme pour le public, les matériaux les plus variés. Associer, dès le cycle 3, une approche de la littérature et une culture artistique très large, c’est faire dialoguer autant que possible le langage écrit dans sa forme la plus élaborée avec toutes les autres formes d’expression et de création. Ce n’est pas absolument nouveau: le théâtre, le cinéma ou les albums illustrés sont déjà présents dans les classes. Il s’agit plutôt de généraliser les rapprochements entre la littérature et les autres modes d’expression.15
Le nouveau socle de 2015, désormais intitulé socle commun de connaissances, de compétences et de culture, poursuit globalement les mêmes objectifs que le précédent (continuité des cycles d’apprentissage et constitution d’un bagage commun). Cependant, il s’articule autour de cinq domaines au lieu de sept auparavant (Décret du 31 mars 2015, art.1). La culture humaniste est remplacée par le domaine «Les représentations du monde et de l’activité humaine», mais reprend les mêmes éléments que son prédécesseur: les œuvres artistiques sont toujours évoquées comme témoins d’un patrimoine national et mondial et sont abordées pour développer l’esprit critique et esthétique des élèves. Le changement le plus intéressant concerne le premier domaine: en 2006, la maîtrise du français constituait la première compétence à acquérir. Dans sa version de 2015, le domaine s’intitule «Les langages pour penser et communiquer» et recouvre des objectifs relatifs à la langue française mais aussi à la maîtrise d’une langue étrangère, du langage mathématique et scientifique et à celui des arts et du corps, dans lequel se retrouvent pêle-mêle activités physiques et créatives. L’art est donc un langage, qu’il s’agit de maîtriser et qui est rattaché au même domaine de compétence que la langue française.
Ce point nous semble particulièrement pertinent pour comprendre l’évolution de la place de la littérature et de la bande dessinée au sein du système scolaire: au fil des décennies, la littérature n’a cessé de perdre du terrain, tout en étant consolidée dans le rôle prépondérant qu’elle joue dans la constitution et la perpétuation d’un patrimoine culturel. Paradoxalement, d’un côté, elle semble mise sur un piédestal, dans le sens où elle constituerait un bien commun essentiel pour créer du lien dans une culture, d’un autre côté, elle est ramenée à sa dimension utilitaire dans le cadre de la maîtrise d’un langage ou d’une langue parmi d’autres. Alors que cette perte de prérogative aurait pu profiter à la bande dessinée – au sens où elle est souvent présentée comme suscitant une motivation et un plaisir esthétique fondés sur sa proximité avec les pratiques privée des élèves – celle-ci semble continuellement souffrir d’un problème de classification, et cela en dépit des différents changements reflétés par les décrets officiels. La ramener à l’objectif de la maîtrise de la langue française, c’est nier sa dimension graphique pour ne s’intéresser qu’au texte; s’en tenir à sa dimension visuelle, c’est en nier l’intérêt textuel et narratif. Enfin, si elle occupe très certainement une place importante dans le patrimoine francophone, sa légitimité culturelle est plus fragile sur une échelle mondialisée et elle tend à se fondre au sein d’une myriade d’autres déclinaisons médiatiques du champ esthétique, noyant une fois de plus ses spécificités et sa portée pédagogique particulière.
L’enseignement d’une culture littéraire et artistique, tel que mentionné plus haut, s’articule désormais autour de grandes entrées, de grandes thématiques, que l’on aborde à travers une combinaison plus ou moins équilibrée d’œuvres appartenant à différents arts ou médias. La bande dessinée y trouve sa place, au même titre que la peinture, le cinéma et la littérature. Mais comme pour les autres formes d’expression, elle se réduit à quelques titres illustrant la thématique étudiée. Par exemple, pour le cycle 3, une des entrées s’intitule «Vivre des aventures & récits d’aventure». La thématique se construit en un parcours progressif du début à la fin du cycle et le corpus qui lui est associé contient autant des œuvres cinématographiques que des albums de littérature jeunesse, en passant par la bande dessinée, le roman et le théâtre. Or, non seulement la liste des récits graphiques proposés pour ce thème ne contient que quatre références, mais on imagine bien la difficulté pour l’enseignant d’aborder indistinctement une pièce de théâtre, un film ou une bande dessinée. Quand bien même elles recouvriraient une thématique commune, chacune de ces œuvres nécessite une approche spécifique et si la formation de l’enseignant est lacunaire dans un média ou un autre, on imagine facilement que des catégories entières d’œuvres puissent être délaissées. En fait, dans cette volonté institutionnelle d’élargir les corpus et de varier les supports, il est fort à parier que les choix des enseignants se feront en fonction des codes médiatiques qu’ils maîtrisent, que cela soit lié à leur formation initiale ou à leurs pratiques personnelles. Dans cette logique, certains iront naturellement vers des œuvres en bande dessinée faisant partie intégrante de leur propre bagage culturel, quand d’autres se sentiront démunis face à l’enseignement de ce médium. Et nous pouvons faire l’hypothèse que, parmi ces derniers, certains s’inscriront dans une voie médiane, qui consiste à se montrer ouvert à l’introduction de la bande dessinée dans leur classe, à condition que l’œuvre sélectionnée soit préalablement didactisée, qu’elle soit accompagnée de supports pédagogiques permettant le déploiement d’une séquence complète d’enseignement.
En France, le socle commun de 2015 est toujours en vigueur et s’articule autour des mêmes cinq grands domaines de compétences. Le site officiel de l’Éducation nationale16 nous informe aussi sur les ressources à disposition des enseignants, en lien avec les exigences du socle. Ainsi, nous constatons que les corpus littéraires n’ont pratiquement pas évolué et qu’ils s’organisent toujours autour de compétences thématiques ou liées aux techniques de la langue. La bande dessinée est quant à elle rattachée à la page disciplinaire consacrée à l’histoire de l’art17, en tant que domaine artistique à part entière. Hormis une conférence sur son histoire, la page consacrée à la bande dessinée renvoie essentiellement au site internet de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image à Angoulême.
Inaugurée en 1990, la Cité est un établissement public qui agit comme un centre de compétences en proposant, entre autres, des congrès, des expositions, une bibliothèque et un musée. Son site offre un volet de médiation culturelle et plusieurs ressources à disposition du personnel éducatif. Celles-ci nous semblent toutefois compliquées d’accès pour un enseignant qui ne disposerait par d’une formation de base sur ce médium. Si certains dossiers pédagogiques proposent des activités presque clé en main, certains s’en tiennent à des éléments théoriques qui doivent encore être articulés en une séquence didactique cohérente. D’autres fiches thématiques restent très succinctes, comme celle consacrée au manga, qui tient sur moins de deux pages; par ailleurs, les œuvres mobilisées en exemple sont globalement peu variées. Ainsi, si la bande dessinée reste présente dans les programmes officiels, sa didactisation est confiée à un acteur qui, bien que légitime dans le champ de la bande dessinée, reste extérieur à l’institution scolaire. Si la Cité agit bien comme un organe de promotion et de mise en réseau des différentes initiatives locales – en offrant également des formations continues et en créant des partenariats avec le corps politique –, elle ne peut néanmoins combler à elle seule le fossé qui s’est creusé entre les pratiques réelles des enseignants et objectifs visés par les programmes.
En 2019, le groupe Bande dessinée du syndicat national de l’édition a publié un état des lieux sur les pratiques effectives au sein des écoles françaises. L’éditorial de son président relève d’emblée qu’en dépit du dynamisme éditorial du secteur et de sa reconnaissance attestée dans le monde culturel au sens large, la place de la bande dessinée dans les milieux scolaires reste modeste. Un sondage effectué auprès des enseignants montre que si 98,6% d’entre eux considèrent le médium comme pertinent sur le plan pédagogique, seule la moitié l’ont intégré dans leur enseignement (Depaire 2019: 11). Le manque de formation initiale, l’absence d’accompagnement et de ressources didactiques sont déplorés, mais pas seulement. L’enquête s’intéresse également aux autres professionnels de l’éducation, comme les responsables des centres de documentation et d’information (CDI) qui gèrent la politique d’acquisition des établissements. Là encore, le manque de connaissance du personnel en charge des acquisition dans les bibliothèques scolaires, mais aussi les contraintes budgétaires liées au prix des albums sont des obstacles de poids dans la mise à disposition de bandes dessinées pour un travail en classe. L’acquisition de bandes dessinées coûte cher et seuls les grands groupes d’éditions spécialisés dans les ouvrages pédagogiques sont en mesure de proposer des prix conformes aux budgets des institutions scolaires. Mais leur catalogue dans le domaine de la bande dessinée reste limité et les librairies spécialisées, dont le personnel serait susceptible d’offrir une expertise permettant de sortir des listes restreintes des best-sellers, sont rarement sollicitées. Parfois, les enseignants n’ont ainsi tout simplement pas les moyens de leurs ambitions.
Sur ce point, le rapport relève l’importance des initiatives locales et dépendantes d’enseignants passionnés. 47% des sondés affirment lire plus de dix bandes dessinées par année et 28% se disent lecteurs réguliers (Depaire 2019: 11). Soutenus par les autorités régionales, une génération d’enseignants, élevés dans un contexte où la lecture de bandes dessinées a été légitimée, fait preuve de créativité pour monter des projets autour du médium. Le résultat de l’enquête permet alors de dresser «un panorama des pratiques éducatives et des initiatives pédagogiques liées au neuvième art, en vue d’imaginer par la suite des leviers adéquats pour développer son utilisation dans les établissements scolaires» (Depaire 2019: 6). Autrement dit, le personnel éducatif pourrait devenir une force de prescription pour un changement en profondeur des programmes scolaires et de la formation initiale des enseignants tels qu'édicté par les autorités politiques. De nombreux projets sont décrits visant à offrir des modèles à systématiser à l’échelle nationale. L’avènement de la bande dessinée en classe pourrait alors venir directement de la pratique effective des enseignants.
5. Conclusion
Ce parcours historique nous a permis de retracer les principales étapes de l’évolution des programmes scolaires français depuis les années 1960 et de souligner les places respectives de la littérature et de la bande dessinée au sein de l’École. En ce qui concerne cette dernière, cette histoire nous semble marquée par une série de rendez-vous manqués: lorsque, dans les années 1970, la littérature est en crise et que les corpus s’élargissent, la bande dessinée entre dans un processus d’émancipation culturelle et se méfie d’une institution pourtant encline à l’accueillir. Les tâtonnements des années suivantes offraient à la bande dessinée l’occasion de se rendre incontournable; pour ce faire, il aurait fallu que les recherches dans le domaine de la didactisation de la bande dessinée soient plus nombreuses, dans la foulée de celles initiées dans les années 1970. Il aurait aussi fallu une plus grande ouverture de la part des enseignants eux-mêmes, les deux facteurs étant en corrélation. Dans les deux cas, on peut postuler que si des tentatives de didactisation sont venues des acteurs de la bande dessinée, avec notamment les ouvrages pionniers de Roux et de Fresnault-Deruelle, le manque de relai de la part des didacticiens et des enseignants pourrait expliquer la création d’un cercle vicieux conduisant à des déficits durables dans la formation initiale des formateurs. Finalement, lors des grands changements introduits en 2006 et en 2015, la redistribution des cartes ne nous apparait pas avoir été particulièrement favorable à l’étude de la bande dessinée. Au contraire, le problème de sa classification disciplinaire reste irrésolu. De plus, nous estimons qu’elle s’est vue formatée avant même d’avoir été pleinement admise au sein des corpus, ce qui entraîne une difficulté à l’inscrire dans un processus de sédimentation et de disciplination (Ronveaux & Schneuwly 2018). Réduite à quelques titres consensuels et à des approches qui ne tirent pas vraiment profit de ses spécificités médiatiques, les bénéfices que l’on aurait pu espérer tirer de sa reconnaissance institutionnelle pour la formation des élèves ont été fortement réduits, voire effacés. Pourtant, de tels bénéfices existent et nous pensons que littérature et bande dessinée récolteraient toutes deux bien des avantages à s’envisager comme complémentaires, chacune pouvant éclairer les spécificités de l’autre pour autant qu’on les envisage dans leur nature propre.
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Divers
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Rapports Ratier, 2000-2016 - Une année de bandes dessinées sur le territoire francophone européen © Gilles Ratier, secrétaire général de l’ACBD : www.acbd.fr.
Site internet officiel du gouvernement français pour « BD 2020 » : https://www.bd2020.culture.gouv.fr/
Site de références bibliographiques : https://www.bdgest.com/
Pour citer l'article
Sophie Béguin, "La bande dessinée dans les classes de littérature: entre prescription et pratique ", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021http://www.transpositio.org/articles/view/la-bande-dessinee-dans-les-classes-de-litterature-entre-prescription-et-pratique
Voir également :
Introduction n°4 - Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature
Si la reconnaissance de la valeur culturelle de la bande dessinée, durement conquise au cours des dernières décennies, semble aujourd’hui acquise{{Rappelons, au niveau de la reconnaissance institutionnelle, que le ministère de la culture en France a décrété l’année 2020 «année de la bande dessinée». Sur cette phase de «post-légitimation», voir notamment (Berthou 2017; Heinich 2019). Notons néanmoins qu’en dépit de ces honneurs, de nombreux·ses auteur·e·s et éditeurs·trices insistent sur le fait que leur profession est menacée de paupérisation, notamment en raison d’une surproduction saturant le marché et du manque de soutien institutionnel, ce qui a récemment conduit Lewis Trondheim à renvoyer au ministère la médaille de chevalier des arts et lettres qui lui avait été attribuée en 2005.}}, sa place au sein des programmes scolaires reste malgré tout fragile, ce qui a amené récemment Flore Steyaert et Jean-Louis Tilleul (2017: 233) à conclure que l’école restait «un caillou dans le soulier de la légitimation» de ce médium{{Cette publication est liée au projet de recherche financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique: "Pour une théorie du récit au service de l'enseignement" (Projet FNS n° 100019_197612 / 1).}}.
Introduction n°4 - Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature
Enseigner la bande dessinée dans un monde qui avance
Si la reconnaissance de la valeur culturelle de la bande dessinée, durement conquise au cours des dernières décennies, semble aujourd’hui acquise1, sa place au sein des programmes scolaires reste malgré tout fragile, ce qui a amené récemment Flore Steyaert et Jean-Louis Tilleul (2017: 233) à conclure que l’école restait «un caillou dans le soulier de la légitimation» de ce médium2. Pour envisager le type de résistance que peut rencontrer la bande dessinée quand il s’agit de l’étudier en classe, il peut être intéressant d’envisager les choses sous l’angle, non pas des prescripteurs et des enseignant·e·s, mais sous celui des auteur·es et des représentations des élèves. Dans son dernier album –que l’on peut qualifier de roman graphique ou d’autofiction en bande dessinée– l’auteur genevois Frederik Peeters met en scène son avatar, Oleg, lors d’une intervention en classe qui, précise-t-il, est le «moyen qu’il a trouvé pour rester connecté avec le monde qui avance» (Peeters 2021: n.p.).
Image 1: Frederik Peeters, Oleg © 2021 Atrabile
Lorsque l’enseignante demande aux élèves si quelqu’un a une question à lui poser, Oleg se heurte d’abord à un mur de silence. L’enseignante recadre un élève endormi, qui explique, pour justifier son état comateux, avoir «regardé la nouvelle saison de "Titans"» la nuit précédente3. La plupart des questions posées à l’auteur concernent ensuite la longueur du labeur aboutissant à la création d’un album et le profit qui se dégage de cette activité. Lorsqu’Oleg répond que la réalisation de son album lui a pris à peu près une année, une élève réagit en disant «c’est trooop looong». Oleg répond qu’il pense être, au contraire, plutôt rapide et demande à l’élève combien de temps il lui a fallu pour lire son album. Elle répond «quinze minutes», expliquant qu’elle n’a lu en réalité que les premières pages, et Oleg découvre ainsi que seulement deux élèves de la classe ont lu son œuvre dans son intégralité.
Image 2: Frederik Peeters, Oleg © 2021 Atrabile
Cette confrontation avec le «monde qui avance» souligne plusieurs aspects de l’évolution récente de la bande dessinée et de ses rapports à l’enseignement. Premièrement, la posture d’Oleg et son décalage vis-à-vis des représentations de plusieurs élèves soulève la question d’une polarisation de la production qui s’est opérée au sein du champ de la bande dessinée à partir de la fin des années 19604 et de ses effets sur la manière de lire les récits graphiques dans et hors de la classe. Le premier pôle renvoie à l’autonomie créative d’un artiste publiant ses œuvres chez des éditeurs indépendants ou issus du champ littéraire. Peeters est par exemple édité chez Gallimard, à l’Association ou chez Atrabile, éditeur indépendant genevois dont il est cofondateur, et il dispose ainsi d’un contrôle étendu sur la thématique, le style et le format de ses récits graphiques. Il faut relever par ailleurs qu’il n’est plus irréaliste d’imaginer qu’un auteur correspondant au profil de Frederick Peeters / Oleg puisse être invité dans une classe de français pour parler de son œuvre, à l’instar d’un écrivain. En l’occurrence, quand l’enseignante présente l’auteur, elle évoque un «prix BD des écoles5», ce qui témoigne également du gain de légitimité au sein des institutions scolaires. Cette liberté implique en revanche un mode de production artisanal et très chronophage, dans lequel un auteur «complet» réalise peu ou prou toutes les tâches, ce qui lui assure un revenu instable essentiellement lié à la gestion de ses droits6.
Le second pôle renvoie aux industries culturelles visant une accélération de la production fondées sur une standardisation des produits et sur la division du travail et l’anonymisation des créateurs, lesquels ne disposent plus que d’une liberté très limitée7. Aujourd’hui, le type de bandes dessinées le plus largement diffusé parmi les jeunes sont des produits émanant de grands groupes industriels, à l’instar de Disney, de Sony ou de Média Participations, qui intègrent différents supports médiatiques et coordonnent les activités de milliers d’employés. Et évidemment, au sommet de ces empires médiatiques, certains auteurs historiques, comme Hergé, Zep ou Stan Lee, peuvent accumuler des fortunes considérables. Bounthavy Suvilay et Edith Taddei (2019) rappellent par ailleurs que les bandes dessinées les plus largement consommées par les jeunes se rattachent aujourd’hui au genre importé du manga, qui a connu ces dernières années un essor phénoménal, soutenu par la diffusion sur les chaines en streaming d’adaptations sous forme d’anime.
Si la bande dessinée dans son ensemble a donc visiblement conquis ses lettres de noblesse, les œuvres valorisées par le monde de l’éducation semblent ainsi de plus en plus déconnectées des œuvres appartenant pleinement à la culture «juvénile» (Mitrovic 2019), ici incarnée par une série télévisée adaptée d’un univers créé par DC comics. La réaction de l’élève quant à l’état du compte en banque d’Oleg est prise par ce dernier comme peu pertinente, parce qu’à ses yeux, l’élève se trompe de pôle, confondant un auteur appartenant au champ de production restreinte avec un créateur travaillant à une échelle industrielle. Mais au-delà de la méprise, voire du mépris que l’on serait tenté d’adopter devant une question si triviale, se cache une réalité socioculturelle dont l’élève se fait ici le témoin précieux: le fait que lui, comme vraisemblablement la majorité de ses camarades, n’est exposé qu’au second de ces deux pôles et qu’il n’envisage pas l’existence d’une culture autonome, centrée sur l’individu producteur et héritée du XIXe siècle. Il n’a finalement en face de lui qu’un adulte actif parmi d’autres, au sein d’une société où la réussite individuelle se mesure à l’argent que l’on gagne.
En somme, la scolarisation de la bande dessinée est évidemment liée à «l’artificationde la bande dessinée» (Heinich 2017), mais la «légitimité culturelle» (Berthou 2017) dont jouit une partie de la production éloigne d’autant les corpus enseignés des représentations ordinaires que se font les élèves du médium, ce qui ne manque pas de produire des malentendus et des difficultés dans l’émergence d’une lecture de la bande dessinée que l’on pourrait qualifier de littéraire, au sens que les didacticiens donnent de ce terme (Dufays, Gemenne & Ledur 2005; Ronveaux & Schneuwly 2018). Ce que montrent les réactions de la plupart des élèves dans cet extrait, c’est que ces derniers assimilent la bande dessinée à une forme de culture populaire – à l’instar des mangas et des comics qui peuplent leur bibliothèque intérieure – et que cela induit des questionnements orientés sur des enjeux essentiellement économiques ou professionnels, au lieu d’adopter des gestes de lecture qui se seraient sédimentés dans la pratique scolaire du commentaire des textes littéraires. Ce faisant, l’entrée de la bande dessinée dans la classe de français, d’une part, ne produit pas forcément un rapprochement entre lectures scolaires et lectures privées (Norton 2003; Mitrovic 2019; Suvilay & Taddei 2019) et d’autre part, ne débouche pas nécessairement sur la pratique d’une lecture susceptible de renforcer le développement d’une littératie médiatique multimodale (Boutin 2012).
Le rappel de cette dualité explique que, face à cette forme d’expression que Marianne Blanchard et Hélène Raux (2019) définissent – à la suite de Thierry Groensteen (2006) – comme un «objet didactique mal identifié», les angles interprétatifs peuvent diverger sensiblement en fonction du statut qui est accordé à l’œuvre commentée. L’entrée de la bande dessinée dans la classe de français ne pose donc pas seulement la question de son identité médiatique, mais également celle de son statut culturel et des angles de lecture qui en découlent. Peut-on considérer la bande dessinée comme une forme de littérature? Ces questions, inlassablement posées depuis une vingtaine d’années (Morgan 2003; Chute 2008; Meskin 2009; Baetens 2009; Dürrenmatt 2013) ne doivent donc pas être comprises uniquement en termes généraux et médiatiques mais également en termes locaux et critiques. Pour rendre les enjeux plus explicites, il faudrait commencer par poser les questions suivantes: peut-on lire en classe certaines bandes dessinées comme on lirait des romans ou des pièces de théâtre? peut-on poser aux récits graphiques le même genre de questions que l’on poserait à des œuvres littéraires? peut-on étudier ces compositions de textes et d’images selon des procédures similaires à celles que l’on mobilise face à la représentation verbale ou scénique d’une histoire?
Il s’agirait ensuite d’anticiper une éventuelle réponse positive à ces questions pour qu’apparaisse une problématique secondaire: si cette lecture est possible, c’est probablement parce que l’on se refuse encore à envisager l’institutionnalisation de la bande dessinée dans le cadre scolaire sous un angle qui engloberait le caractère industriel et commercial d’une partie non négligeable de ses manifestations. Et qu’un tel refus risque de reconduire une forme sociologiquement induite d’inégalité parmi les élèves, en particulier en termes de cadrage des activités (Rochex & Crinon 2014), dont la séquence d’enseignement reproduite ici par Peeters semble relativement dépourvue. Oleg ou l’enseignante auraient pourtant pu profiter de cette question, qui n’est impertinente qu’en apparence, pour mentionner l’existence de différents types de produits culturels rattachables au média «bande dessinée» et expliciter les différences de nature existant entre ces produits en ce qui regarde la liberté dont disposent les créateurs, laquelle ne garantit nullement la qualité finale de l’objet. Cela aurait aussi permis de signaler l’existence d’œuvres populaires nées d’un compromis entre les contraintes d’une production industrielle plus ou moins formatée et la réputation de génies qui s’attache à certains auteurs formant un panthéon historique, à l’instar d’Osamu Tezuka, de Jack Kirby, d’Hergé ou de la paire René Goscinny et Albert Uderzo, qui a enfanté une œuvre pharaonique: 380 millions d’albums vendus dans le monde, plusieurs blockbusters cinématographiques, un parc d’attraction, etc.
Les conditions matérielles de production ne devraient ainsi jamais être complètement évacuée d’un enseignement centré sur l’histoire et l’esthétique de la bande dessinée, l’émergence et l’évolution de ce média relativement jeune étant consubstantiellement liées à l’essor de la presse imprimée et des logiques sérielles qui en découlent et sous-tendent encore la plupart des productions, même les plus auteuristes. Même les auteur·e·s indépendant·e·s ne peuvent survivre en se privant totalement des circuits de production et de diffusions traditionnels, et le positionnement de leurs œuvres ne peut se comprendre qu’en lien étroit avec les formes et les thèmes développés par les industries culturelles, ainsi qu’en témoigne la récurrence des motifs superhéroïques dans les œuvres de Chris Ware ou de Daniel Clowes.
Oleg se montre néanmoins reconnaissant lorsqu’une élève lui adresse enfin une question qu’elle aurait très bien pu poser à Flaubert, à Maupassant… ou à Houellebecq: quelle place donnez-vous à l’actualité du monde dans votre travail? Est-ce que vous hésitez entre faire des histoires intemporelles et des histoires réalistes? La question suppose évidemment que l’auteur dispose de suffisamment d’autonomie pour envisager ces différentes options et choisir celle qui correspond le mieux à son projet artistique. Le roman graphique de Frederik Peeters est enfin abordé sous l’angle de sa littérarité et non sous l’angle unique de son statut d’objet culturel rattaché à l’industrie des loisirs. S’ouvre alors la possibilité d’une véritable disciplination de la bande dessinée par son rattachement à la pratique de la lecture littéraire telle qu’elle s’est sédimentée dans les pratiques scolaires (Ronveaux & Scheuwly 2018).
Image 3: Frederik Peeters, Oleg © 2021 Atrabile
La bande dessinée d’auteur et sa lecture scolaire
Jan Baetens avance que «la rencontre des domaines longtemps séparés de la littérature et de la bande dessinée» s’impose aujourd’hui «comme une évidence» (2009: §1), ce dont témoigne, entre autres, l’explosion des adaptations de classiques en bande dessinée, mais aussi l’émergence d’un genre identifié comme «roman graphique» et son accession à des prix littéraires prestigieux. Toutefois, Baetens souligne le risque de confondre cette rencontre avec une forme de fusion ou d’hybridation:
Une chose est l’explosion des croisements entre littérature et bande dessinée, autre chose est le bien-fondé ou la solidité de cette nouvelle hybridité, qui ne manque pas de soulever plus d’une question essentielle sur notre conception même du récit. (Baetens 2009: §1)
Si l’on exclut les adaptations ne servant que de marchepied pour accéder aux œuvres vraiment littéraires, les bandes dessinées enseignées dans les classes de français comme de la littérature sont plutôt rares et les mêmes titres ne cessent de revenir dans les discours des chercheur·euse·s, didacticien·ne·s, enseignant·e·s: Maus, Persepolis, Pilules bleues, Fun Home… Ce retour inlassable d’un corpus d’œuvres restreint témoigne d’une part de la difficulté d’établir un périmètre élargi de récits graphiques dignes d’être enseignés en classe comme de la littérature. La patrimonialisation des œuvres passant généralement par leur inscription dans les corpus scolaires, pour le meilleur ou pour le pire, on peut dès lors considérer que l’école n’a pas encore joué son rôle de sélection des œuvres supposément légitimes, le choix des enseignant·e·s se repliant sur la bibliothèque intérieure correspondant à leurs lectures privées liées à l’enfance et à l’adolescence8 (donc souvent liées à des œuvres populaires) ou sur quelques succès critiques validés par des prix ou des récompenses, avec le fameux Pulitzer pour Art Spiegelman, bien sûr, mais aussi le prix du jury du Festival de Cannes pour l’adaptation cinématographique de l’œuvre de Marjane Satrapi. On peut donc anticiper sur cette sélection en considérant la possibilité qu’elle se calque sur une légitimité dont elle emprunte les caractéristiques sociologiques à la littérature, sans tenir compte des spécificités médiatiques du champ de production de la bande dessinée.
Par ailleurs, si le statut culturel acquis par certaines œuvres font de la bande dessinée un objet certes mal identifié mais au moins potentiellement enseignable, il ne faut pas négliger les problèmes inhérents à la disciplination des gestes de lecture spécifiques, aussi bien du côté de l’enseignant que de celui des élèves9, ce qui passe par l’intégration de pratiques compatibles avec la conception que l’on peut se faire d’un enseignement de la littérature, mais aussi par l’établissement de procédures nouvelles, adossées aux caractéristiques sémiotiques du support. Outre le problème du rattachement des œuvres à un média populaire, qui complexifie le cadrage interprétatif des enseignant·e·s et des apprenant·e·s, le mélange de textes et d’images dessinées pose ainsi un problème qui se reflète dans les hésitations des plans d’étude: faut-il rattacher la bande dessinée à l’histoire de l’art ou à la classe de français? Comment traiter à la fois le style graphique des dessins, la composition de la case et celle de la planche, le découpage de l’action, les effets de cadrage, le contrastes des couleurs, tout en liant ces aspects au développement du récit, aux jeux sur la focalisation et le point de vue, aux dialogues et aux récitatifs, alors que la formation initiale des enseignant·e·s de français ne les a généralement guère préparé·e·s à traiter ces aspects simultanément.
Ainsi que l’ont montré Marianne Blanchard et Hélène Raux (2019), le chemin est encore long pour former les enseignant·e·s à des gestes interprétatifs susceptibles d’intégrer ces différentes dimensions, sans pour autant tomber dans un répertoire de notions techniques déconnectées des enjeux esthétiques ou éthiques soulevés par la lecture de l’œuvre, et sans se méprendre sur la complexité inhérente à un médium à la fois textuel et graphique. L’objectif de ce numéro est précisément de contribuer à développer des pistes de réflexions relatives à l’ensemble de ces aspects, d’abord en lien avec l’histoire du médium et de sa scolarisation, puis orienté sur différentes propositions didactiques et observations en classe.
La première partie, qui s’inscrit dans une perspective historique, s’ouvre sur un article de Nicolas Rouvière exposant la situation actuelle de la bande dessinée, qui est entrée depuis une dizaine d’années dans une phase que l’on peut définir comme celle d’une «post-légitimation». Si cette nouvelle manière d’envisager le média devrait lui ouvrir les portes de l’enseignement aux différents niveaux de la scolarité, elle pousse aussi Rouvière à dresser le constat d’un déficit de «théorisation didactique éclairant les enjeux et les modalités de son étude en classe», ce qui souligne l’importance de renforcer la recherche dans ce domaine. Cette théorisation apparait d’autant plus importante que les matérialisations médiatiques des récits graphiques ne cessent de se complexifier dans la culture numérique contemporaine, brouillant les frontières entre bande dessinée, jeu vidéo, dessin animé ou série télévisée.
L’article suivant offre un survol historique beaucoup plus large des relations tumultueuses entre la bande dessinée et les institutions scolaires, en suivant la piste des instructions officielles en France de manière à mettre en lumière, depuis les années 1960, la place réservée aux récits graphiques dans les programmes scolaires. Sophie Béguin illustre cette trajectoire scolaire qui, en effet, semble en partie déconnectée des enjeux entourant la légitimation culturelle du médium. Les hésitations portent non seulement sur les titres ou le nombre d’œuvres préconisés par les instructions officielles, mais également sur le rattachement disciplinaire de l’étude de la bande dessinée. Enfin, si la scolarisation du médium ressemble à une série de rendez-vous manqués, Béguin montre que c’est aussi en raison d’une certaine méfiance émanant des milieux de la bande dessinée, certain·e·s de ses représentant·e·s craignant les effets de la scolarisation d’un objet qu’ils·elles préfèrent ranger dans le domaine de la contre-culture et de la subversion.
Le troisième article de cette partie historique envisage la place de la bande dessinée vis-à-vis de l’enseignement du français langue étrangère, à travers l’analyse d’un corpus de manuels publiés entre 1919 et 2020. Son auteure, Anick Giroud, soulève un intéressant paradoxe: alors que le potentiel didactique des images narratives pour l’enseignement des langues est très tôt reconnu, avec l’émergence des méthodes directes au début du XXe siècle, puis, de manière encore plus marquée, avec l’éclosion des méthodes audio-visuelles, communicatives et actionnelles, la place de la bande dessinée en tant que document authentique est restée très modeste. La grande majorité des récits graphiques insérés dans les manuels demeure donc le travail d’illustrateurs·trices, produisant des objets sur mesure, adaptés aux objectifs de la leçon, mais dépourvus de valeur culturelle. Face à ces documents forgés, les modalités d’une lecture littéraire apparaissent impossibles, et la valeur culturelle du médium singulièrement diminuée.
La partie suivante réunit trois propositions didactiques adossées à des œuvres dont la réputation littéraire est fortement établie, du Maus d’Art Spiegelman au Persepolis de Marjane Satrapi, en passant par l’incontournable Fun Home d’Alison Bechdel. Si le choix de ces œuvres oriente naturellement l’exploitation didactique vers un horizon esthétique et culturel, les trois articles mettent également en évidence les spécificités d’une littérature dessinée et montrent comment exploiter cette dimension graphique.
La proposition de Violeta Mitrovic articule la lecture de trois «mémoires graphiques» (Fun Home, Persepolis et Wonderland de Tirabosco) dans la perspective de leur enseignement au post-obligatoire. En insistant sur la richesse et l’épaisseur des possibilités interprétatives de ces œuvres, elle se sert de leur caractère profondément multimodal pour convoquer la possibilité effective d’une lecture littéraire, au sens élargi de ce terme, dans lequel elle rassemble et interroge les notions de participation et de distanciation, de littératie, de lectures «ordinaire» et «savante», sans oublier de faire valoir la spécificité du médium comme vecteur d’acquisition de compétences nouvelles.
Gaspard Turin, dans une contribution portant sur la didactisation de Maus, propose une approche pragmatique face à une œuvre à la fortune critique si importante qu’elle pourrait en paraître hors de portée pour de jeunes lecteurs. En cherchant à rendre à l’œuvre une forme de simplicité, induite par le traitement zoomorphique de ses personnages, il n’en oublie pas moins que cette simplicité ne sert qu’à dialoguer avec la complexité d’une œuvre grave et dont l’enjeu de lecture devient dès lors celui d’un questionnement à étages multiples. Faire lire Maus à des adolescent·e·s revient-il à les forcer dans un monde adulte? Ou plutôt à envisager un dialogue avec les modalités d’appréhension du monde propres à l’enfance?
Enfin Camille Schaer s’attache, elle aussi, à assigner à la lecture de la bande dessinée en classe des enjeux portant sur la littératie et sur les compétences qui lui sont associées. Elle choisit pour sa part d’insister sur les spécificités du médium par rapport à la littérature ordinairement enseignée à l’école, afin de faire reconnaître une «tension entre linéarité et mise en réseau des informations». Cette mise en réseau l’incite à porter un regard neuf sur le livre en tant qu’objet, comme en témoigne son attention au paratexte. Il s’agit enfin, pour elle, par le biais des œuvres sélectionnées (Persepolis d’une part et Les Coquelicots d’Irak, de Findakly et Trondheim, de l’autre) d’ouvrir les élèves aux subtilités de l’autobiographie dessinée.
La dernière partie envisage l’enseignement de la bande dessinée sous un angle plus empirique, informé par des observations en classe, de sorte que les articles éclairent les vertus, mais aussi les obstacles inhérents à une lecture littéraire de la bande dessinée dans différents degrés de la scolarité.
Dans sa contribution, Hélène Raux interroge le «présupposé de facilité» qui accompagne le traitement scolaire de la bande dessinée pour montrer que la lisibilité du médium ne va pas de soi et qu’il doit s’accompagner d’un étayage en classe, fondé sur l’enseignement des codes propres à la lecture des récits graphiques. Des exemples de terrain suggèrent que la compréhension des logiques présidant à l’enchaînement des cases n’a rien d’un acquis pour les élèves observés, et que le déficit de compréhension ou de reformulation se présente plus volontiers dans le cadre de la lecture des images que de celle du texte. L’accent est mis, en conclusion, sur la nécessité de renforcer des approches didactiques orientées sur ces aspects et de réorienter le regard des élèves face à un médium souvent considéré par eux, a priori, comme destiné aux enfants.
L’article de Jean-François Boutin et Virginie Martel s’intéresse quant à lui aux modalités de la lecture de bandes dessinées historiques, en suivant treize parcours de lecture d’élèves du secondaire et du primaire. Les auteurs s’attachent à creuser en particulier la question des rapports entre le passé et sa reconfiguration par les récits graphiques, tout en tenant compte de la multimodalité du support. Pour poser les bases d’une lecture dialectique, permettant de rendre compte de «l’historisation de la fiction et [de] la fictionnalisation de l’histoire» (Gallego 2015: 5), les auteur·e·s préconisent de porter l’attention des lecteurs·trices sur la dimension multimodale et les stéréotypes propres au champ de la bande dessinée.
Si la bande dessinée demande encore à être enseignée, elle demande aussi, plus vivement peut-être, à être didactisée. Mais au-delà de ces questions, elle demande aussi à être interrogée dans ses rapports à l’institution scolaire et aux rapports que cette institution entretient avec ce «monde qui avance», ou qui semble parfois stagner, voire reculer… et dont, malgré ses richesses, la bande dessinée n’est encore qu’une manifestation marginale. Il suffit de courir le risque d’ouvrir ce champ culturel à des élèves pour réaliser à quel point son objet reste «non identifié», ou indexé à des codes culturels, économiques et sociétaux auxquels la bande dessinée «comme littérature» peine encore à se confronter. Tout reste à faire donc, dans ce champ. Les travaux réunis ici cherchent à en proposer une exploration que l’on espère enthousiasmante, mais ils ne pourront en aucun cas se substituer aux pratiques d’enseignement, informées ou improvisées, que nous engageons nos lecteurs·trices à tenter, à poursuivre et à partager.
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Pour citer l'article
Raphaël Baroni & Gaspard Turin, "Introduction n°4 - Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021http://www.transpositio.org/articles/view/introduction-n-4-enseigner-la-bande-dessinee-comme-de-la-litterature
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