La bande dessinée – forme considérée autrefois comme vulgaire – suscite aujourd’hui un vif intérêt au sein des études littéraires. Comme tout le monde, je suis étonnée par cette explosion en dépit du fait que, par le passé, j'ai rédigé un rapport au Département d’anglais pour défendre vigoureusement l’idée que nous ne devrions pas oublier cette forme narrative innovante. Cependant, s’il y a un essor de la bande dessinée, il s’accompagne aussi de confusions catégorielles et terminologiques.
- n°1 Justifier l’enseignement de la littérature
- n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes
- n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature
- n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature
- n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée
- n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives
- Sylviane Ahr - Entretien : "disputes" et justifications de l'enseignement de la littérature
- Bertrand Daunay - Recension : Baroni Raphaël (2017), "Les Rouages de l’intrigue"
- Judith Émery-Bruneau - D’un paradigme interprétatif à un paradigme critique : prolégomènes à une transformation des recherches en didactique de la littérature
- La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins
Articles récents
- Jean Michel Adam & Françoise Revaz - Témoignage de Jean Michel Adam et de Françoise Revaz
- Gaspard Turin, Luc Mahieu, Raphaël Baroni - Introduction n°6: Pour une théorie du récit au service de l’enseignement
- Jean Paul Bronckart - Témoignage de Jean-Paul Bronckart
- Luc Mahieu - Synthèse des entretiens avec quelques témoins de la scolarisation des théories du récit
- Jean-Louis Dumortier - Témoignage de Jean-Louis Dumortier
La bande dessinée est-elle de la littérature ? Lire les récits graphiques
La bande dessinée est-elle de la littérature ? Lire les récits graphiques
Cet article de Hillary Chute, publié en 2008 dans la revue de la Modern Language Association of America 1, a marqué un tournant dans les rapports entre bande dessinée et études littéraires sur le nouveau continent. Chute propose non seulement une définition de ce média, en insistant sur les spécificités sémiotiques de cette forme d’expression plurimodale, mais elle propose également de retracer brièvement son histoire et de réfléchir sur la littérarité de ce qu’elle rebaptise le « récit graphique », en s’attardant notamment sur les œuvres d’Art Spiegelman et de Joe Sacco. Nous sommes reconnaissants à Hillary Chute et à l’éditeur de nous avoir autorisés à republier cet article, qui a été traduit par Raphaël Baroni et Sébastien Graber.
La bande dessinée – forme considérée autrefois comme vulgaire – suscite aujourd’hui un vif intérêt au sein des études littéraires. Comme tout le monde, je suis étonnée par cette explosion en dépit du fait que, par le passé, j'ai rédigé un rapport au Département d’anglais pour défendre vigoureusement l’idée que nous ne devrions pas oublier cette forme narrative innovante. Cependant, s’il y a un essor de la bande dessinée, il s’accompagne aussi de confusions catégorielles et terminologiques. Pour ceux qui adoptent le point de vue des études littéraires, la manœuvre est évidente: soit on justifie l’intérêt de la bande dessinée en s’appuyant sur une défense de la culture populaire, soit on la rattache à la riche tradition des recherches sur les rapports entre textes et images, qui nous renvoie aux manuscrits enluminés du Moyen Âge. Mais la bande dessinée pose des problèmes que nous essayons encore de résoudre ; le terme n’entre pas facilement dans notre grammaire et la nomenclature qui l’entoure reste compliquée et controversée2. Le domaine des études littéraires n'a pas encore saisi les contours de cet objet fuyant, ni défini clairement son projet le concernant. Pour explorer les bandes dessinées contemporaines, nous devons dépasser certaines classifications antérieures : nous devons réexaminer les catégories de fiction, de narration et d’historicité. Les bourses d'études consacrées aux bandes dessinées – et plus particulièrement à ce que j'appelle les récits graphiques – sont en augmentation dans les sciences humaines. La bande dessinée peut être définie comme une forme hybride combinant des mots et des images, dans laquelle deux cheminements narratifs, l'un verbal et l'autre visuel, construisent une temporalité à l’intérieur d’un espace. La bande dessinée progresse temporellement en cheminant dans l'espace de la page, en s’appuyant sur une alternance de présences et d’absences, les cases saturées d’informations (aussi appelées vignettes ou cadres) alternant avec les gouttières (des espaces vides entre les cases). Extrêmement structurée dans sa construction narrative, la bande dessinée ne se contente pas de mélanger le visuel et le verbal – ni même d'illustrer l'un par l'autre – mais elle est plutôt encline à présenter les deux éléments de manière asynchrone : un lecteur de bande dessinée ne remplit pas seulement les blancs entre les cases, mais il opère aussi des allers-retours entre lecture et recherche visuelle du sens. Dans cet article, je traiterai la bande dessinée (comics) comme un média3, et non comme un genre populaire, telle qu’on l’entend habituellement4. Par ailleurs, je conclurai en attirant l’attention sur un genre particulièrement prégnant au sein de ce domaine : la bande dessinée non fictionnelle.
Je m’intéresserai particulièrement à la manière dont la bande dessinée met en jeu le problème de la représentation de l'histoire, car mon propre travail s'est concentré sur ce que cette forme rendait possible pour le récit non fictionnel, en particulier du fait de sa capacité de juxtaposer spatialement sur la page (et de faire se superposer) des moments passés, présents et futurs. Je m'intéresserai aussi à la manière dont la bande dessinée élargit les modes d'expression de soi et de l’histoire, tout en s'inscrivant dans la culture populaire5. Comment les bandes dessinées contemporaines s’y prennent-elles pour raconter des histoires collectives épouvantables ? Pourquoi les artistes féminines brouillent-elles la distinction entre histoires « privées » et histoires « publiques » ? L'impact esthétique et narratif des bandes dessinées à dimension historique est un élément central de MetaMaus, un livre d'Art Spiegelman à l'édition duquel je participe actuellement6 et qui portera sur les treize années qu'a duré le processus de fabrication de son livre, Maus : l'histoire d'un survivant, qui a été couronné par le prix Pulitzer.
Tour d’horizon
À l’heure actuelle7, trois revues scientifiques ont consacré des numéros spéciaux au récit graphique. Art Spiegelman a récemment donné un séminaire à l'Université de Columbia intitulé « Bandes dessinées : entrer dans le canon », et la Norton Anthology of Postmodern American Fiction intègre depuis peu des bandes dessinées. En dehors du monde académique, le récit graphique occupe l'avant-scène de la critique littéraire et des conversations culturelles : le magazine Time, baromètre du grand public, a nommé comme meilleur livre de 2006 le récit graphique d'Alison Bechdel : Fun Home. A Family Tragicomic. La même année, la maison d’édition Houghton Mifflin, qui publie The Best American Series, inaugurait le premier volume du Best American Comics. On pouvait même lire, en juillet 2004, dans un article de couverture du New York Times Magazine, que cette « nouvelle forme littéraire » rejoint « ce que le roman était autrefois – une forme accessible, vernaculaire [et] ayant un attrait massif » (McGrath 2004 : 24).
Le terme de roman graphique est un terme beaucoup plus commun et facilement identifiable que celui de récit graphique8. Mais ce qui était à l’origine un terme marketing doit aujourd’hui être replacé dans son contexte historique, celui de la seconde moitié du XXe siècle. L'impulsion est venue en partie d’une communauté éditoriale très active issue du milieu underground, qui souhaitait produire des œuvres liées au média de la bande dessinée, mais possédant un impact plus important : le premier usage public attesté de cette expression, par Richard Kyle, apparaît dans un bulletin de 1964 distribué aux membres de l'Amateur Press Association, et le terme fut ensuite emprunté par Bill Spicer dans son fanzine Graphic Story World. Beaucoup pensent que Will Eisneraurait inventé le terme parce qu'il l'a utilisé dans un contexte plus commercial, pour vendre à des éditeurs A Contract with God (1978). Composé d'une série de quatre histoires sérieuses, liées entre elles et racontant les conditions de vie sordides et les désirs d'assimilation de migrants vivant dans un immeuble du Bronx dans les années 1930, A Contract with God fut le premier livre commercialisé en tant que « roman graphique9 ».
Des dizaines d'années plus tard, on retrouve des sections « roman graphique » dans de nombreuses librairies. Pourtant, ce terme semble souvent impropre pour désigner les objets rangés dans ces rayons. De nombreuses œuvres fascinantes regroupées sous cette étiquette – y compris Maus de Spiegelman, qui a contribué à populariser le terme – ne sont pas du tout des romans : ce sont de riches œuvres non fictionnelles, ce qui explique l’accent que je mettrai ici sur le terme plus large de récit. En effet, cette forme remet en question l’idée reçue qui voudrait que, par défaut, le dessin en tant que système serait intrinsèquement plus fictionnel que la prose. Elle donne aussi une nouvelle image de ce que nous considérons comme de la fiction ou de la non-fiction. Dans ce que nous désignons par récit graphique, la longueur substantielle à laquelle faisait référence le terme roman peut être préservée, mais cette expression plus neutre suppose l’existence d'autres modes que celui de la fiction. Un récit graphique est un ouvrage de la longueur d'un livre qui se rattache au média de la bande dessinée10.
Il existe de nombreux formats pour la bande dessinée qui sont tous porteurs d'un bagage culturel unique. Aux Ėtats-Unis11, le comic strip a émergé avant le début du XXe siècle et possède une extension qui varie de moins d'une page à plusieurs pages ou même davantage. Il s'agit d’une séquence qui forme une unité minimale et s’apparente à ce que l’on pourrait désigner comme une histoire courte. Le comic book, qui a vu le jour dans les années 1930, compte généralement trente-deux pages et se présente soit comme un recueil de comic strips, soit comme une histoire continue, souvent sous la forme d’un épisode qui se rattache à une série12. La bande dessinée se décline ainsi en toutes sortes de formats et dans différents contextes sériels, des strips quotidiens ou hebdomadaires aux comic books publiés mensuellement, en passant par les personnages sériels représentés dans tous ces formats. J’ai soutenu ailleurs que la planche de bande dessinée est elle-même un matériau dans lequel s’inscrit une forme de sérialité. En effet, il s’agit d’une architecture narrative fondée sur l'établissement d’intervalles réguliers au sein de l'espace et sur des déviations de cette régularité. Formellement, la bande dessinée diffère du dessin animé (en anglais : cartoon), car ces derniers présentent une succession d’images formées d’une seule case. Alors que ces deux formes utilisent souvent des dispositifs visuels et verbaux similaires, les bandes dessinées, qui se déploient généralement sur plusieurs cases, ont une dynamique narrative qui diffère des dessins animés. Pourtant, les auteurs de bandes dessinées sont encore couramment appelés en anglais cartoonists. Cela s’explique par le fait que la définition historique du cartoon trouve une résonnance chez des auteurs impliqués dans la reproduction de masse d’images dessinées – un aspect de cette forme qui empêche la bande dessinée d'être rattachée aux « beaux-arts ». Cartoon vient du mot italien cartone, qui signifie carton, et désigne un support pour une image ou un motif destiné historiquement à être transféré sur des tapisseries ou des fresques (Harrison 1981 ; Janson 1991 ; Harvey 2001 ; 2005). Pourtant, comme le souligne Randall Harrison, « avec l'arrivée de l’imprimerie, le "cartoon" a pris un autre sens. Il s’agissait d’une esquisse qui pouvait être reproduite en série. C'était une image qui pouvait être largement diffusée13 » (1981 : 16).
Mais comment définir la forme de la bande dessinée, quelles sont ses propriétés, son extension et ses capacités expressives ? Les amateurs de bandes dessinées pourraient en fait dire, comme l'a fait le juge Potter Stewart au sujet de la pornographie : il suffit d’en voir pour savoir ce que c’en est14. La bande dessinée est une forme créative en perpétuelle évolution, toujours soumise aux contraintes des formats imposés par des entreprises commerciales, contrairement au livre d'artiste, qui a connu une histoire parallèle au cours du XXe siècle15. Une partie de la critique s’est occupée de ce que Scott McCloud a appelé les « descriptions fonctionnelles » de la bande dessinée et, dans la plupart des cas, ces travaux négligent joyeusement les méthodologies institutionnelles les mieux établies. Understanding Comics de McCloud (1993a), le premier livre à théoriser la bande dessinée à travers sa propre forme médiatique, en propose une définition délibérément large et provisoire16. Son analyse de la forme intègre, mais sans s'y limiter, le contexte des supports imprimés, paramètre que de nombreux praticiens et critiques considèrent comme essentiel (p. ex. Kunzle 1973 ; Dowd & Reinert 2004).
McCloud définit la bande dessinée comme des « images picturales et autres, volontairement juxtaposées en séquences, destinées à transmettre des informations et / ou à provoquer une réaction esthétique chez le lecteur17 » (2007 : 17). McCloud ajoute qu’avant sa projection, la pellicule d'un film « s’apparente à une bande dessinée observée au ralenti » (1999 : 5). Cet accent mis sur la séquence permet à McCloud de rattacher à la préhistoire de ce média des manuscrits d'images précolombiennes, la tapisserie de Bayeux et les Tortures de Saint-Erasme (1460), parmi d'autres antécédents culturels tout aussi improbables. En 2001, Robert Harvey a rejeté la conception de McCloud selon laquelle les bandes dessinées n'auraient pas besoin de contenir des mots pour être identifiées en tant que telles. C’est le cas également de Smolderen (2007), qui réfute l’idée que la séquence serait la propriété définitoire de la bande dessinée en analysant un « effet d'essaimage » à partir d’images uniques tirées de Bibles illustrées, de Bosch et de Brueghel, ainsi que de livres pour enfants. Harvey soulève quant à lui cette objection : « il me semble que la caractéristique essentielle de la bande dessinée – ce qui la distingue des autres types de récits picturaux – est l'incorporation de contenu verbal. […] Et l'histoire de la bande dessinée me semble mieux soutenir ma thèse que la sienne » (2001 : 75-76). Selon Harvey, l’histoire de la bande dessinée remonterait au XVIIIe siècle et débuterait dans les images produites par Hogarth, Gillray, Rowlandson et Goya (voir aussi Katz 2006 et Sabin 1993).
Les positions de McCloud et Harvey ne sont pas aussi contradictoires qu’on pourrait le penser. La bande dessinée dépend toujours de la manière dont la temporalité peut être construite en empruntant des chemins complexes, et souvent non linéaires, à travers l'espace de la page ; pour l'essentiel, cette forme s’appuie à la fois sur des mots et des images, bien que ce ne soit pas toujours nécessaire. Comme le suggère Spiegelman, les œuvres en bande dessinée « chorégraphient et donnent forme au temps » (2005 : 4). Et bien que cette fonction puisse être remplie par de nombreuses formes d’expression, c'est dans la manière spécifique dont la bande dessinée accomplit cette opération que l'on peut trouver ce qui constitue souvent l’aspect formel le plus intéressant de ce média. McCloud désigne les cases comme « l’élément iconique le plus important » de la bande dessinée (2007 : 106), car elles nous indiquent, de manière très générale, « que nous sommes face à une division de l’espace et du temps » (2007 : 107) et sont à la base de la grammaire de la bande dessinée. En effet, ainsi que l’affirme McCloud, les cases « fragmentent à la fois l’espace et le temps, proposant un rythme haché des instants qui ne sont pas enchaînés » (2007 : 75). Par cette succession de cases en alternance avec des espaces vides, une page de bande dessinée offre une riche carte temporelle, configurée autant par ce qui est dessiné que par ce qui ne l'est pas ; ce média est très conscient de l'artificialité de ses frontières sélectives, qui organisent la planche sous la forme d’un diagramme de moments encapsulés. McCloud soutient que l'espace vide, appelé la gouttière, « recèle beaucoup du mystère et de la magie qui sont au cœur de la bande dessinée » (2007 : 74), et il ajoute que « ce qui se situe entre les cases constitue le seul élément de la bande dessinée qui ne peut pas être imité par un autre média » (1993b : 13).
À travers les travaux de ces chercheurs et critiques, une histoire de la bande dessinée est en train de se constituer et de faire émerger une riche tradition liée à l’histoire des formes, nourrissant ainsi un engouement contemporain pour la narration graphique. La brève histoire que je retracerai dans ces lignes fait référence à plusieurs personnages et événements clés – j’évoquerai ici le contexte des œuvres américaines, mais sans mettre l’accent sur le développement de l’industrie de la bande dessinée commerciale, qui est dominée par deux éditeurs, Marvel et DC, spécialisés dans les histoires de superhéros. Même si McCloud et Harvey sont en désaccord, ils affirment l’un comme l’autre l'importance de Hogarth pour la bande dessinée (McCloud 2007 : 24 ; Harvey 2001 : 77). Dans Modern Fiction Studies, Marianne DeKoven et moi-même avons affirmé à propos d’une œuvre comme La Carrière d’une prostituée –comme dans une bande dessinée, cette œuvre représente des moments ponctuels encadrés qui s’inscrivent dans la progression d’un récit– que l’on peut « comprendre l'influence de Hogarth en lisant son œuvre comme une extension de l’ut pictura poesis, qui fait passer cette dernière de la poésie au genre du roman moderne. Il a introduit une structure séquentielle et romanesque dans une forme picturale » (2006 : 769). Plus tard, au XIXe siècle, Rodolphe Töpffer (1799-1846) – un enseignant suisse considéré comme l'inventeur de la bande dessinée moderne – établit les conventions de cette forme narrative, qu'il définit comme un « langage pictural18 » et qu’il décrit comme un style concis reposant sur l’apparition du cadre des cases dans la page ; il ajoute qu’il se fonde sur deux formes préexistantes : le roman et les histoires en estampe de Hogarth (Kunzle 1990 ; Willems 2007). En 1832, faisant l'éloge de l'œuvre de Töpffer, Goethe vante le potentiel pour la culture de masse de ce qui finira par être baptisé« romans en estampes19 ».
Même dans cette incarnation précoce, la bande dessinée était considérée comme une forme d'art antiélitiste. Néanmoins, les comic strips américains se sont distingués des formes européennes antérieures –lesquelles n'ont jamais été produites en masse de la même manière– par leur usage de personnages récurrents et leur publication dans des journaux à grande diffusion (cf. Gordon 1998). Il est communément admis qu'en Amérique, la bande dessinée a été inventée en 1895 – l’année même où les frères Lumière inventaient le film narratif à Paris – dans le journal de Joseph Pulitzer, le New York World, avec The Yellow Kid de Richard Fenton Outcault, qui mettait en scène des migrants urbains de cette époque, ainsi qu'un enfant attachant et odieux habitant un immeuble de l’East Side20. Pulitzer s'est rapidement rendu compte que la bande dessinée était un moyen d’augmenter la diffusion de son journal. La lutte qui s’ensuivit dans la presse à sensations entre William Randolph Hearst et Pulitzer au sujet du Yellow Kid aurait donné naissance au terme yellow journalism21, et trouverait son origine dans la couleur caractéristique de la robe de chambre du gamin.
Contrairement à la littérature moderniste, qui s'est développée à peu près à la même époque, le média de la bande dessinée a été marqué dès le début par son statut de marchandise. Cependant, on ignore encore souvent le fait que la bande dessinée des premières décennies du XXe siècle était à la fois un produit de la culture de masse et une forme qui influençait et était influencée par les pratiques de l'avant-garde, notamment celles se rattachant au dadaïsme et au surréalisme (Gopnik et Varnedoe 1990 ; Inge 1990). On ignore aussi souvent le fait qu'à la fin des années 1930, alors que les comic books commençaient leur ascension, portés par les épaules de Superman, les premiers récits graphiques modernes, appelés « romans sans paroles », avaient déjà fait leur apparition : il s’agissait d’œuvres gravées sur bois au rendu magnifique – dans certains cas vendues comme des romans classiques – qui servaient presque entièrement un agenda socialiste et incorporaient des pratiques expérimentales largement associées au modernisme littéraire (Joseph 2003). Ces « romans sans paroles », en dépit de leur désignation, comprenaient souvent du texte, mais pas sous la forme de cartouches ou de bulles (Beronä 2001 ; voir aussi Cohen 1977). Bien que ces œuvres n'aient pas toujours été associées à l'histoire de la bande dessinée, certains chercheurs ont commencé à les inclure dans le développement du récit graphique, ce qui leur a permis de montrer comment ce média, au début de son histoire moderne, a pu inclure des expérimentations formelles sans perdre son attrait pour la consommation de masse, ce qui représente un développement crucial pour l'impact de la forme actuelle22. En montrant les tensions entre, d'une part, une production éditoriale de masse et des pratiques artisanales, et, d'autre part, entre convention et expérimentation, ces œuvres montrent comment les premières versions des récits graphiques ont pu répondre aux enjeux de la culture contemporaine tout en anticipant l’émergence de genres marqués par un mélange entre la culture élitiste et populaire, que l'on identifie comme typiques de la littérature contemporaine23.
Dans les années 1950, 1960 et 1970, les bandes dessinées reflètent les bouleversements que l’on observe durant ces décennies dans la culture américaine, souvent en lien avec la Deuxième Guerre mondiale : elles créent un point de jonction entre la culture populaire américaine de masse et les expérimentations que l’on trouve dans les modernismes littéraires et artistiques. Fondée par le caricaturiste Harvey Kurtzman en 1952, la revue Mad Comics: Humor in a Jugular Vein (qui deviendra plus tard le magazine MAD) se présentait comme un comic book sérieusement autoréflexif et profondément préoccupé par l'esthétique de la bande dessinée. Avec Mad, Kurtzman établissait le projet d’une bande dessinée servant de critique pour les valeurs américaines dominantes, en particulier celles véhiculées par les médias, et pour cette raison, ce magazine a constitué une source d’inspiration pour la bande dessinée underground (souvent appelée comix) qui se développera à la fin des années 1960 et au début des années 1970.
Comme la littérature des années 1960, la bande dessinée de cette période est dominée par des oppositions. Les dernières années de la décennie sont marquées par la révolution des comix undergrounds, ce mouvement revendiquant explicitement son rattachement à l’avant-garde. En réaction aux codes de la censure, qui étouffaient l'industrie mainstream, la bande dessinée underground est devenue un support culturel influent, à la fois frappant et déstabilisant, parce qu'il se fondait sur la transgression des tabous. Rejetant les grands éditeurs, les représentants de la scène underground auto-publiaient des œuvres qui expérimentaient, hors des contraintes commerciales, les capacités formelles de la bande dessinée. C'est de cette culture que sont issus les récits graphiques les plus durables : des œuvres sérieuses et imaginatives explorant les réalités sociales et politiques en repoussant les limites d'un média historiquement inscrit dans la culture de masse. L'autobiographie, sans doute le mode dominant des récits graphiques actuels, a d'abord pris son essor dans cette culture underground.
Spiegelman en est l’exemple éloquent. Ses bandes dessinées expérimentales et ses récits autobiographiques, qui incluent le prototype que constitue Maus, ainsi que ses deux magazines Arcade (1975-1976) et RAW (1980-1991), transposent l’esthétique antinarrative de l'avant-garde dans le média populaire, et même populiste, qu’est la bande dessinée. À l’origine, Spiegelman détournait les attentes du public liées au développement de l’histoire, en travaillant à se démarquer des bandes dessinées de «divertissement». Plus tard, dans le magazine RAW, où Maus a été publié pour la première fois sous la forme d’une série, il a élargi cette pratique.À travers ces expérimentations, nous voyons que l’énonciation historique se construit de manière éclatée, à travers des espaces paradoxaux et des temporalités mouvantes : la bande dessinée – en tant que forme qui s'appuie sur l'espace pour représenter le temps – apparaît alors structurellement équipée pour remettre en question les modes dominants de la narration et de l’historiographie.
Maus, qui a remporté un prix Pulitzer « spécial » et qui a fait découvrir la sophistication de la bande dessinée au monde académique, dépeint les Juifs comme des souris et les Allemands comme des chats. Ce récit raconte, en faisant des allers-retours entre la Pologne de la Seconde Guerre mondiale et le New York des années 1970 et 1980, l'histoire d'un auteur de bande dessinée, nommé Art Spiegelman et de son père, Vladek, un survivant de l'Holocauste. Maus a été largement commenté24. C'est une histoire captivante, un portrait émouvant d'une famille imparfaite. C'est aussi une œuvre dont la complexité esthétique et politique est liée aux spécificités de la bande dessinée. Marianne Hirsch souligne des aspects de l’œuvre de Spiegelman que l’on pourrait généraliser de manière à éclairer les potentialités du récit graphique. Selon elle, l'utilisation par Spiegelman de photographies dans un texte dessiné à la main
fait émerger non seulement la question de savoir comment, quarante ans après la sentence d'Adorno, l'Holocauste peut être représenté, mais aussi comment différents médias – la bande dessinée, la photographie, le récit, le témoignage – peuvent interagir les uns avec les autres pour produire un texte plus perméable et multiple, capable de refonder le problème de la représentation de l’Holocauste et de supprimer définitivement la séparation nette entre les domaines du documentaire et de l’esthétique. (1992-1993 : 11)
Spiegelman s'est battu publiquement, et avec succès, contre le New York Times pour faire passer son livre du classement des best-sellers appartenant au genre de la fiction à celui des œuvres non fictionnelles. En faisant s’entrechoquer dans la bande dessinée des couches narratives asynchrones ou concurrentes, il crée un niveau intense d'autoréflexivité (voir fig. 1). De plus, dans le récit graphique, le corps de l’auteur demeure présent dans le texte à travers le geste de la main visible dans le dessin25. Cette absence de transparence inscrit le récit déployé à la surface de la page dans le registre de la subjectivité, ce qui permet aux œuvres de bande dessinée d'être productivement conscientes de la façon dont elles «matérialisent» l'histoire – ce terme frappant étant utilisé par Spiegelman (Brown 1988 : 98). Concernant la place occupée par Maus dans la recherche académique, lors d’une interview donnée en 2003, Marianne Hirsch a affirmé que « dans le monde universitaire... c'est plus qu'une acceptation. Tout le monde se précipite pour écrire sur Maus » (2005).
Contextes
L'étude d'un texte de référence tel que Maus est en train de donner naissance à un domaine de recherche dont l’objectif est d’étudier plus largement le potentiel de cette forme d’expression. Dans un commentaire à propos de son œuvre, Spiegelman affirme que « la surface stylistique [de la page] était un problème à résoudre » (1994), ce qui caractérise bien la manière dont le récit graphique appréhende le style et la forme : il s’agit d’articuler les histoires à travers une esthétique spatiale liée aux cases, aux gaufriers26, aux gouttières et aux strips. Le récit graphique attire donc l'attention sur ce qui a été désigné par Mitchell comme un formalisme politique reconfiguré27. Selon lui, ce média nous confronterait aujourd’hui à un « nouveau type de formalisme », alors que le « moment moderniste de la forme […] est peut-être derrière nous28 » (2003 : 324). La narration graphique offre en particulier des exemples convaincants et diversifiés d’œuvres mobilisant différents styles, méthodes et modes pour traiter le problème de la représentation historique. Une conscience des limites de la représentation – qui est non seulement un problème spécifique à l’expression d’un traumatisme mais aussi une« condition sine qua non de toute représentation » (Kunow 1997 : 252) – fait partie intégrante du langage de la bande dessinée, du fait de sa forme architecturée, consciente d’elle-même et bimodale. Et simultanément, c’est pourtant à travers une visualisation à la fois saisissante, émouvante et directe des circonstances historiques, que la BD aspire à un engagement éthique.
Certains des livres les plus fascinants – ceux qui suscitent l’intérêt des critiques littéraires29 – représentent souvent des réalités historiques dramatiques. Par exemple, trois des auteurs de bande dessinée parmi les plus acclamés aujourd'hui, Art Spiegelman, Joe Sacco et Marjane Satrapi, travaillent dans un mode non fictionnel. Spiegelman s’est penché sur la Seconde Guerre mondiale et le 11 septembre, Sacco sur la Palestine et la Bosnie, Satrapi sur la révolution islamique en Iran et la guerre en Irak. Ce n'est pas une coïncidence. À travers sa manière congénitalement formaliste de raconter des histoires, à travers ses expérimentations avec les contraintes artificielles de son propre langage, la bande dessinée attire notre attention sur ce que Shoshana Felman et Dori Laub appellent la f«textualisation du contexte » :
le contenu empirique ne doit pas seulement être connu, mais doit être lu […]. L’exigence fondamentale et légitime de contextualisation du texte doit elle-même être complétée, simultanément, par le travail moins familier, et pourtant nécessaire, de textualisation du contexte. (Felman & Laub 1992 : xv)
Le récit graphique accomplit ce travail en rendant manifestes ses propres artifices et en attirant l’attention sur ses raccords. Sa grammaire formelle rejette la transparence et rend la textualisation visible, inscrivant le contexte dans la présentation graphique. Dans Maus, par exemple, le contexte du récit, sa nature de production culturelle sur l'Holocauste renonçant délibérément à la maîtrise esthétique, est affiché de manière extra-sémantique dans l’apparence de ses lignes au tracé hésitant. Lorsque nous lisons ce texte, nous percevons la texture granuleuse de ses lignes et nous constatons de ce fait le rejet des tropes nazis de la maîtrise.
Les récits graphiques les plus importants explorent les limites incertaines de ce qui peut être dit et de ce qui peut être montré, à l'intersection entre l’histoire collective et les histoires vécues30. Des auteurs comme Spiegelman et Sacco, aux prises avec un horizon historique, dépeignent la torture et le massacre sur un mode formel complexe, qui ne se détourne pas du traumatisme et qui ne cherche pas à l'atténuer. En fait, ils démontrent comment le fait de retracer visuellement ce traumatisme peut se révéler à la fois éthique et productif. Il y a aussi un riche éventail d'œuvres d'écrivaines qui explorent l'enfance et le corps – des préoccupations généralement reléguées au silence et à l'invisibilité de la sphère privée. Le récit de Satrapi sur sa jeunesse en Iran, Persepolis, ainsi que des œuvres d'autrices américaines comme Lynda Barry, Alison Bechdel, Phoebe Gloeckner et Aline Kominski-Crumb illustrent comment le récit graphique peut dépeindre la réalité quotidienne de la vie des femmes ; et cette réalité, tout en étant enracinée dans une individualité, apparaît investie et intriquée dans la collectivité, au-delà des modèles prescriptifs de l’altérité et de la différence sexuelle. Dans tous les cas, de l’échelle la plus large à l'échelle locale, le récit graphique met en scène l’aspect traumatique de l'histoire, mais tous ces auteurs et toutes ces autrices refusent de montrer cet aspect à travers le prisme de l'indicible ou de l'invisible ; à l’inverse ils ou elles transcrivent plutôt sa difficulté à travers des procédés textuels inventifs et variés.
On ne devrait pas conclure de cet enthousiasme engendré par les productions non fictionnelles que des œuvres puissantes ne pourraient pas relever de la fiction. Des auteurs comme Charles Burns (Black Hole), Daniel Clowes (Ghost World) et Chris Ware (Jimmy Corrigan : The Smartest Kid on Earth) ont rehaussé le niveau de la bande dessinée littéraire en racontant des histoires à la fois sérieuses dans leur portée et denses stylistiquement. Il s’agit cependant d’affirmer que la combinaison des mots et des images crée de nouvelles possibilités pour l'écriture de l'histoire en proposant des expérimentations formelles, tout en conservant l’attrait du texte pour un public de masse. La narration graphique suggère ainsi que l'exactitude historique n'est pas le contraire de l'invention créative, car la problématique de la distinction entre fait et fiction est rendue visible par le dessin. En effet, structurellement parlant, la bande dessinée est un média double et stratifié, qui peut juxtaposer différents moments historiques sur une même planche, ainsi qu’on peut le constater dans la dernière case de la figure 1, dans laquelle Spiegelman montre des cadavres de camps de concentration qui envahissent silencieusement son studio de SoHo.
Pour présenter certains travaux prometteurs sur ces questions, je reviendrai brièvement sur Mitchell, car sa manière de montrer comment les horizons formel et politique peuvent s'entrelacer est particulièrement pertinente pour réfléchir sur les récits graphiques non fictionnels. Mitchell s’est intéressé à After the Last Sky: Palestinian Lives, une œuvre d’Edward Said produite en collaboration avec le photographe Jean Mohr, dont le texte mélange des mots et des images. Dans son commentaire, Mitchell met en évidence l’importance de ce qu’il définit comme une « esthétique spatiale » (2003 : 324). Dans l'introduction du livre, Said écrit d’ailleurs : « Je crois que pour nous représenter, nous devrions utiliser essentiellement des formes d'expression non conventionnelles, hybrides et fragmentaires. […] Une double vision donne forme à mon texte » (2003 : 6).
Publié en 1986, la même année que l’œuvre charnière de Spiegelman, l'appel de Said au mélange des genres, des disciplines et des médias, explique son enthousiasme pour la bande dessinée, qu'il détaille dans l'admirable introduction qu’il a rédigée en 2001 pour le récit graphique de Sacco sur la Palestine, un exemple de ce que l'on appelle aujourd’hui le «journalisme en bande dessinée31». Selon lui, la bande dessinée offre une vision double en raison de son hybridité structurelle, par cette combinaison narrative de mots et d'images qui ne forment pas une synthèse. Dans une case de bande dessinée, les images et les mots peuvent signifier différemment, et de cette manière, l'œuvre peut véhiculer des récits ou des sens à double codage.
Le travail de Sacco, par la densité de ses détails, attire l'attention sur le rythme – un aspect formel que Said considère comme étant peut-être « la plus importantes de ses réussites » (Sacco 2015 : n.p.). Faisant l'éloge de Palestine, Naseer Aruri va jusqu’à écrire que « chaque page équivaut à un essai », une appréciation de la densité du récit qui ne se limite pas à la prose du texte, mais qui indique plutôt comment l'épaisseur de la forme iconotextuelle, telle qu’elle est travaillée par Sacco, transmet ce qui apparaît comme un surplus d'information ou de plénitude32. Peu de récits narratifs résistent mieux à la consommation facile que ceux de Sacco : le formalisme de ses pages constitue une jungle exigeant un intense travail de « décodage ». Ce terme, qui connote une difficulté, est utilisé conjointement par Spiegelman et par Said pour parler de la bande dessinée (Said 2001 : ii ; 2015 : np ; Spiegelman 1995 : 61). Les œuvres de Sacco s’appuient effectivement sur un va-et-vient disjonctif entre la contemplation de l’image et la lecture du texte, et ce rythme – souvent compliqué et coûteux en temps – fait partie de leur pouvoir de «captation», selon la formulation de Said, ce qui est particulièrement pertinent pour traiter un sujet aussi politisé et éthiquement compliqué que le conflit israélo-palestinien33. Said loue la façon dont Sacco associe bizarrement une forme d’accélération (les pages sautent aux yeux avec une sorte d’urgence) et de décélération (chaque page doit être arpentée de long en large pour être décodée), et il en conclut que ses « bandes dessinées offrent aux lecteurs un séjour raisonnablement long auprès d’un peuple » rarement représenté avec autant de complexité et de rigueur (2001 : v ; 2015 : np). Une planche de bande dessinée, à la différence d'un film ou d'un récit en prose traditionnel, est capable de maintenir ce flux contradictoire en tension, car le développement narratif est retardé, rétracté ou rendu récursif par la profondeur et le volume de la structure graphique.
Pour aborder la question de la littératie liée à l'idée d’un « décodage » de la bande dessinée, on pourrait s'inspirer de l’explication que donne Spiegelman de ce terme. Ses commentaires associent à la bande dessinée une littératie spécifique et active, ainsi qu’en témoigne la déclaration suivante, publiée en 1995 dans le Comics Journal :
Il me semble que la bande dessinée est déjà passée du statut d'icône de l'analphabétisme à celui de l'un des derniers bastions de la littératie. […] Si [ce média] a un problème aujourd’hui, c'est que le public actuel n'a plus la patience de décoder les bandes dessinées. […] Je ne sais pas si nous sommes à l'avant-garde d'une culture différente ou si nous sommes plutôt les derniers artisans d’une culture passée. (1995 : 61)
Ce commentaire s'écarte de l’image que beaucoup se font encore du média. Ainsi que l’écrivait Will Eisner dans Graphic Storytelling : « la bande dessinée en tant que forme de lecture a toujours été considérée comme une menace pour la littératie » (1996 : 3). Fredric Wertham, auteur en 1954 de l'incendiaire Seduction of the Innocent, un livre qui a contribué à introduire la censure dans le champ de la bande dessinée, désignait la consommation des récits graphiques comme « une dérobade à la lecture, et presque son contraire » (cité dans Schmitt 1992 : 157). Pourtant, en présentant des moments ponctuels encadrés qui alternent avec les espaces vides des gouttières au sein desquels il faut projeter une causalité, certains commentateurs (par exemple McCloud 1993a : 66-93, 106 ; Carrier 2000 : 51) soulignent que la bande dessinée exige une participation substantielle du lecteur pour construire le récit, allant jusqu’à favoriser une sorte d’«intimité interprétative» avec celui-ci (Mc Cloud 1993a : 69). Et même à l’intérieur de ses cases, le récit graphique, comme le suggère mon bref commentaire sur l’œuvre de Sacco, peut nécessiter un ralentissement, la forme pouvant devenir très exigeante mentalement. Étant donné que la construction spatiale de la page peut encourager les relectures et brouiller délibérément la linéarité narrative (en bande dessinée, la lecture peut se faire dans toutes les directions), la reconstruction du récit de base exige ainsi un degré élevé d'engagement cognitif34. Dans Goražde, Sacco spatialise le style elliptique de sa prose, que l’on pourrait rattacher à celui d’un écrivain de l’avant-garde littéraire comme Louis-Ferdinand Céline, en fragmentant le texte dans des cartouches flottant à la surface des images. Spatialiser le récit verbal pour dramatiser ou bousculer les fils du récit visuel, revient à introduire des ellipses dans la grammaire d'un support déjà caractérisé par la structure elliptique de la séquence case-gouttière-case. On peut voir un exemple de ce type dans l'une des pages les plus troublantes de Goražde, dans laquelle Sacco illustre le témoignage d’Edin, son ami bosniaque, qui est aussi traducteur. Cette image montre les cadavres des amis d’Edin, quatre hommes morts le premier jour de la première attaque serbe sur Goražde en mai 1992 (fig. 2).
La réaction négative suscitée par la bande dessinée « littéraire » en tant qu’objet de recherche, que l’on peut observer chez beaucoup d’universitaires, met en évidence l’anxiété engendrée par la dimension visuelle de la culture, en lien avec ce que Mitchell a identifié comme le «tournant visuel» (pictorial turn) des années 1990. Cette réaction montre aussi une suspicion envers une forme esthétique profondément marquée par son histoire populaire. Dans un éditorial publié en 2004 intitulé «Dommages collatéraux», Hirsch souligne la crainte de notre profession «qu'à l'ère médiatique contemporaine, nos étudiants (sans parler de nos représentants politiques) aient perdu leur littératie verbale et se soient abandonnés à une visualité dominante et incontrôlable qui altère la pensée». Mais elle écrit aussi – en introduisant les contributions à ce numéro de la revue PMLA portant sur les rapports entre études littéraires et arts visuels, qui comprend quatre prises de position sur la visualité dans The Changing Profession – que ces travaux «révèlent que notre domaine a déjà dépassé cette anxiété» (Hirsch 2004 : 1210).
En effet, le moment est venu d’élargir notre expertise scientifique et notre intérêt pour la bande dessinée. « Quel type de littératie visuelle et verbale sera en mesure de répondre aux besoins du moment présent ? » se demande Hirsch (2004 : 1212). Je parie – tout comme elle, qui analyse ensuite le dernier livre de Spiegelman In the Shadow of No Tower – que les récits graphiques embrassent certaines des questions les plus pressantes posées à la littérature contemporaine : quelle sont les structures narratives les plus pertinentes pour produire une représentation éthique de l’histoire ? Quels sont les enjeux actuels liés au droit de montrer et de raconter l'histoire ? Quels sont les risques de la représentation ? Comment les gens comprennent-ils leur vie en concevant des récits et parviennent-ils à rendre intelligible la difficulté du processus de remémoration ? Les récits graphiques font écho et prolongent les inventions formelles de la littérature, depuis les attitudes sociales et les pratiques esthétiques du modernisme jusqu’à la transition postmoderniste vers une démocratisation des formes populaires. Dans le récit graphique, nous voyons qu’une prise en compte de la reproductibilité et de la circulation de masse peut se conjuguer avec une attention rigoureuse et expérimentale à la forme comme mode d'intervention politique. Les approches critiques de la littérature, comme elles commencent à le faire, doivent porter une attention plus soutenue à cette forme en développement – une forme qui exige de repenser le récit, le genre et, pour reprendre l'expression de James Joyce, la «modalité du visible» (1948 : 39).
Bibliographie
Arnold, Andrew (21 novembre 2003), « A graphic literature library », Time. URL[1] : http://content.time.com/time/arts/article/0,8599,547796,00.html 35
Baker, Steve (1993), Picturing the Beast: Animals, Identity and Representation, Manchester, Manchester University Press.
Beronä, David A. (2001), « Pictures speak in comics without words: pictorial principles in the work of Milt Gross, Hendrik Dorgathen, Eric Drooker, and Peter Kuper », in The Language of Comics : Words and Image, R. Varnum & C. Gibbons (dir.), Jackson, University Press of Mississipi, p. 19-39.
Bosmajian, Hamida (1998), « The orphaned voice in Art Spiegelman’s Maus I and II », Literature and Psychology, n° 44 (1-2), p. 1-22.
Brown, Joshua (1988), « Of mice and memory », Oral History Review, n° 16 (1), p. 91-109.
Burns, Charles (2005), Black Hole, New York, Pantheon.
Carrier, David (2000), The Aesthetics of Comics, University Park, University Park, Penn State University Press.
Chute, Hillary (2008), « Ragtime, Kavalier and Clay, and the Framing of Comics », Modern Fiction Studies, n° 54 (2), p. 268-301. URL : https://muse.jhu.edu/article/240720/pdf
Chute, Hillary & Marianne DeKoven (2006), « Introduction: Graphic Narrative », Modern Fiction Studies, n° 52, p. 767-787.
Clowes, Daniel (1998), Ghost World, Seattle, Fantagraphics.
Cohen, Martin S. (1977), « The Novel in Woodcuts: A Handbook », Journal of Modern Literature, n° 6, p. 171-195.
Dowd, D. B., & Melanie Reinert (2004), « A Chronology of Comics and the Graphic Arts », in Strips, Toons, and Bluesies, T Hignite & D. B. Dowd (dir.), New York, Princeton Architectural.
Drucker, Johanna (1995), A Century of Artists' Books, New York, Granary.
Eisner, Will (1996), Graphic Storytelling and Visual Narrative, Tamarac, Poorhouse.
Eisner, Will (1978), A Contract with God: A Graphic Novel by Will Eisner, New York, DC Comics.
Elmwood, Victoria (2004), « "Happy, happy ever after?": The transformation of trauma between generations in Art Spiegelman’s Maus: A Survivor’s Tale », Biography, n° 27, p. 691-720.
Ewert, Jeanne C. (2000), « Reading visual narrative: Art Spiegelman’s Maus », Narrative, n° 8, p. 87-103.
Felman, Shoshana & Dori Laub (1992), « Foreword », in Testimony: Crises of Witnessing in Literature, Psychoanalysis, and History, New York, Routledge, p. xiii-xx.
Gardner, Jared (10 septembre 2004), « Reading out of the gutter: early comics, film, and the serial pleasures of modernity », Repetition, conférence à l'English Institute of Harvard University de Cambridge.
Geis, Deborah R. (dir.) (2003), Considering Maus: Approaches to Art Spiegelman’s "Survivor’s Tale" of the Holocaust, Tuscaloosa, University of Alabama Press.
Gopnik, Adam & Kirk Varnedoe (1990), High and Low: Modern Art, Popular Culture, New York, Museum of Modern Art & Harry N. Abrams.
Gordon, Ian (1998), Comic Strips and Consumer Culture, 1890–1945, Washington, Smithsonian Institute.
Harrison, Randall (1981), The Cartoon: Communication to the Quick, Beverly Hills, Sage.
Harvey, Robert C. (2005), « Describing and discarding "comics" as an impotent act of philosophical rigor », in Comics as Philosophy, J. McLaughlin (dir.), Jackson, University press of Mississippi, p. 14-26.
Harvey, Robert C. (2001), « Comedy at the juncture of word and image: the emergence of the modern magazine gag cartoon reveals the vital blend », in The Language of Comics: Word and Image, R. Varnum and C. T. Gibbons (dir.), Jackson, University Press of Mississippi, p. 75–96.
Heer, Jeet & Kent Worcester (dir.) (2004), Arguing Comics: Literary Masters on a Popular Medium. Jackson, University Press of Mississippi.
Hirsch, Marianne (hiver 2006) « Marianne Hirsch on Maus », entretien avec M. Kuhlman, Indy Magazine.
Hirsch, Marianne (2004), « Collateral damage », PMLA, n°119, p. 1209-1215.
Hirsch, Marianne (1992-1993), « Family pictures: Maus, mourning, and post-memory », Discourse, n°15 (2), p. 3-30.
Hungerford, Amy (2003), The Holocaust of Texts: Genocide, Literature, and Personification, Chicago, University of Chicago Press.
Hutcheon, Linda (1997), « Postmodern provocation: history and "graphic" literature », La Torre, n° 2, p. 299-308.
Huyssen, Andreas (2000), « Of Mice and mimesis: reading Spiegelman with Adorno », New German Critique, n° 81, p. 65-83.
Iadonisi, Rick (1994), « Bleeding history and owning his [father’s] story: Maus and collaborative autobiography », CEA Critic, n° 57 (1), p. 41-56.
Inge, M. Thomas (1990), Comics as Culture, Jackson, University Press of Mississippi.
Janson, Horst Waldemar (1991), « Glossary: cartoon », History of Art, New York, Prentice & Abrams, p. 828.
Joseph, Michael (2003), « Vertigo: a graphic novel of the great depression – an exhibition of the original woodblocks and wood engravings by Lynd Ward », Introduction, exposition organisée par M. Joseph, Special Collections and University Archives, Rutgers University.
Joyce, James (1986 [1922]), Ulysses, New York, Vintage.
Katz, Harry (2006), « A brief history of American cartooning », in Cartoon America: Comic Art in the Library of Congress, New York, Abrams, p. 28-109.
Koch, Gertrude (1997), « "Against all odds"; or, the will to survive: moral conclusions from narrative closure », History and Memory, n° 9 (1), p. 393-408.
Kunow, Rüdiger (1997), « "Emotion in tranquility?" Representing the Holocaust in fiction », Emotion in Postmodernism, G. Hoffmann & A. Hornung (dir.), Heidelberg, Universitätsverlag C. Winter, p. 247-270.
Kunzle, David (2007), Father of the Comic Strip: Rodolphe Töpffer, Jackson, University Press of Mississippi.
Kunzle, David (1990), The Nineteenth Century, Berkeley, University of California Press, vol. 2 « The history of the comic strip ».
Kunzle, David (1973), The Early Comic Strip: Narrative Strips and Picture Stories in the European Broadsheet from c.1450 to 1825, Berkeley, University of California Press, vol. 1 « The history of the comic strip ».
LaCapra, Dominick (1998), History and Memory after Auschwitz, Ithaca, Cornell University Press.
Landsberg, Alison (1997), « America, the Holocaust, and the mass culture of memory: toward a radical politics of empathy », New German Critique, n° 71, p. 63-86.
Lefèvre, Pascal (2000), « The Importance of being "published": a comparative study of different comics formats », Comics and Culture: Analytical and Theoretical Approaches to Comics, A. Magnussen & H. C. Christianson (dir.), Copenhagen, Museum Tusculanum & University of Copenhagen, p. 91-106.
Levine, Michael G. (2002), « Necessary stains: Spiegelman’s Maus and the bleeding of history », American Imago, n° 59 (3), p. 317-338.
Liss, Andrea (1998), Trespassing through Shadows: Memory, Photography, and the Holocaust, Minneapolis, University of Minnesota Press.
Macdonald, Heidi (17 janvier 2003), « New BISAC category for graphic novels/comics », Publishers Weekly.
McCloud, Scott (mars 2007), « Interview with Hillary Chute », Believer, p. 80-86.
McCloud Scott (1993a), Understanding Comics: The Invisible Art. New York, Harper.
McCloud, Scott (1993b), « Scott McCloud: Understanding Comics », in Comic Book Rebels: Conversations with the Creators of New Comics, S. Wiater & S. R. Bissette (dir.), New York, Fine, p. 3-16.
McGlothlin, Erin (2003), « No time like the present: narrative and time in Art Spiegelman’s Maus », Narrative, n° 11 (2), p. 177-198.
McGrath, Charles (11 juillet 2004), « Not Funnies », New York Times Magazine, p. 24+.
Miller, Nancy K. (1992), « Cartoons of the self: portrait of the artist as a young murderer », M/E/A/N/I/N/G, n°12, p. 43-54.
Mitchell, William John Thomas (2003), « The commitment to form; or, Still crazy after all these years », PMLA, n° 118, p. 321-325.
Orvell, Miles (1992), « Writing post historically: Krazy Kat, Maus, and the contemporary fiction cartoon », American Literary History, n° 4, p. 110-128.
Reid, Calvin (23 décembre 2002), « D&Q Heads BISAC, Bookseller Efforts », Publishers Weekly. URL : https://www.publishersweekly.com/pw/print/20021223/19013-d-amp-q-heads-bisac-bookseller-efforts.html
Rosen, Alan (1995), « "The language of survival: English as metaphor on Art Spiegelman’s Maus », Prooftexts: A Journal of Jewish Literary History, n° 15, p. 249-262.
Rothberg, Michael (1994), « "We were talking Jewish": Art Spiegelman’s Maus as "Holocaust" Production », Contemporary Literature, n° 35, p. 661-687.
Sabin, Roger (1993), Adult comics: an introduction, New York, Routledge.
Sacco, Joe (2001), Palestine, Seattle, Fantagraphics.
Sacco, Joe (2000), Safe Area Goražde: The War in Eastern Bosnia, 1992–95, Seattle, Fantagraphics.
Said, Edward (2001), « Homage to Joe Sacco », in Palestine, J. Sacco, Seattle, Fantagraphics, p. i-v.
Said, Edward (1985), After the Last Sky: Palestinian Lives, Photographies par J. Mohr, New York, Pantheon.
Satrapi, Majane (2002), Persepolis: The story of a childhood, New York, Pantheon.
Schmitt, Ronald (1992), « Deconstructive Comics », Journal of Popular Culture, n° 25 (4), p. 153-161.
Smolderen, Thierry (6 décembre 2007), « Why the brownies are important», Coconino World.
Spiegelman, Art (1994), The Complete Maus, CD-ROM, New York, Voyager.
Spiegelman, Art (automne 2005), « Ephemera vs. the Apocalypse », Indy Magazine. URL : http://web.archive.org/web/20080615145704/http://64.23.98.142/indy/autumn_2004/spiegelman_ephemera/index.html
Spiegelman, Art (1995), « Interview with Gary Groth », Comics Journal, n°180, p. 52-106.
Spiegelman, Art (1991), Maus II: A Survivor’s Tale: And Here My Troubles Began, New York, Pantheon.
Spiegelman, Art (1986), Maus I: A Survivor’s Tale: My Father Bleeds History, New York, Pantheon.
Staub, Michael E . (1995), « The Shoah goes on and on: remembrance and representation in art Spiegelman’s Maus », MELUS, n° 20 (3), p. 33-46.
Varnum, Robin & Christina T. Gibbons (dir.) (2001), The Language of Comics: Word and Image, Jackson, University press of Mississippi.
Ware, Chris (2000), Jimmy Corrigan: The Smartest Kid on Earth, New York, Pantheon.
Wertham, Fredric (1954), Seduction of the Innocent, New York, Rinehart.
Wheeler, Doug, Robert L . Beerbohm & Leonardo De Sá (2003), « Töpffer in America », Comic Art, n° 3, p. 28-47.
White, Hayden (1992), « Historical emplotment and the problem of truth », in Probing the Limits of Representation: Nazism and the "Final Solution", S. Friedlander (dir.), Cambridge, Harvard University Press, p. 37-53.
Willems, Philippe (2007), « Form(ul)ation of a novel narrative form: nineteenth-century pedagogues and the comics », Word and Image, n° 24, p. 1-14.
Young, James E. (1998), « The Holocaust as vicarious past: Art Spiegelman’s Maus and the afterimages of history », Critical Inquiry, n° 24, p. 666-699.
Références additionnelles pour la version française
Baetens, Jan (1998), Formes et politique de la bande dessinée, Bruxelles, Peeters.
Baetens, Jan & Hugo Frey (2015), The Graphic Novel. An Introduction, New York, Cambridge University Press.
Baroni, Raphaël (2018) « Le chapitrage dans le roman graphique américain et la bande dessinée européenne : une segmentation précaire », Cahiers de narratologie, n° 34.
URL : http://journals.openedition.org/narratologie/8594
Burns, Charles (2006), Black Hole, Paris, Delcourt.
Clowes, Daniel (1999), Ghost World, Paris, Vertige Graphic.
Eisner, Will (2004 [1978]), Un Pacte avec Dieu, Paris, Delcourt.
Joyce, James (1948 [1922]), Ulysse, Paris, Gallimard.
Kovaliv, Gaëlle & Olivier Stucky (2019), « A Bilingual Lexicon for a Functional Analysis of Basic Elements of Comic’s Language / Un lexique bilingue pour une analyse fonctionnelle des éléments fondamentaux du langage de la bande dessinée », Image & Narrative, n° 20 (3), p. 91-107.
URL : http://www.imageandnarrative.be/index.php/imagenarrative/article/view/2305
Kukkonen, Karin (2013), Studying Comics and Graphic Novels, New York, Wiley-Blackwell.
Lesage, Sylvain (2018), Publier la bande dessinée. Les éditeurs franco-belges et l'album, Villeurbanne, Presses de l'ENSSIB.
Marion, Philippe (2018), « Les stratégies du chapitre en BD reportage », Cahiers de narratologie, n° 34. URL : https://journals.openedition.org/narratologie/9085
Marion, Philippe (1993), Traces en cases. Travail graphique, figuration narrative et participation du lecteur (essai sur la bande dessinée), Louvain-la-Neuve, Academia.
McCloud, Scott (2008), L’Art invisible, Paris, Delcourt.
Peeters, Benoît (2003), Lire la bande dessinée, Paris, Flammarion.
Robert, Pascal (2018), La Bande dessinée, une intelligence subversive, Villeurbanne, Presses de l’Enssib.
Rouvière, Nicolas (dir.) (2012), Bande dessinée et enseignement des Humanités, Grenoble, UGA Grenoble.
Sacco, Joe (2015), Palestine, Paris, Rackham.
Sacco, Joe (2004), Goražde : la guerre en Bosnie orientale (1993-1995), Paris, Rackham.
Satrapi, Majane (2007), Persepolis, Paris, L’Association, coll. « Ciboulette ».
Spiegelman, Art (2012 [2011]), MetaMaus, Paris, Flammarion.
Tabachnick, Stephen E. (dir.) (2009), Teaching the Graphic Novel, New York, The Modern Langage Association of America.
Töpffer, Rodolphe (1845), Essai de physiognomonie, Reproduit par Project Gutenberg Canada, n° 957. URL : https://www.gutenberg.ca/ebooks/toeppferr-physiognomonie/toeppferr-physiognomonie-00-t.txt
Ware, Chris (2002), Jimmy Corrigan : the smartest kid on earth, Paris, Delcourt.
Pour citer l'article
Hillary Chute , "La bande dessinée est-elle de la littérature ? Lire les récits graphiques ", Transpositio, Traductions, 2020http://www.transpositio.org/articles/view/la-bande-dessinee-est-elle-de-la-litterature-lire-les-recits-graphiques
Voir également :
Quelle didactique pour la bande dessinée? Retour sur trois tournants théoriques de la décennie 2010-2020
Depuis les années 2010, la bande dessinée connaît des mutations sociales et culturelles sans précédents. En 2017, au regard d’une légitimité devenue incontestable dans les médias, dans les musées et sur le marché de l’art, la revue Le Débat titre sur «le sacre» du médium. Dix ans après la publication de son ouvrage Un objet culturel non identifié (2006), Thierry Groensteen fait le compte des handicaps symboliques et institutionnels qui ont été levés et constate la percée de la bande dessinée dans le champ universitaire (2016). L’apparition de nouveaux genres comme l’autobiographie, la BD-reportage, l’essai scientifique, le succès de nouveaux formats éditoriaux comme le roman graphique, ainsi que la publication d’œuvres méconnues du patrimoine du XIXe et du premier XXe siècle{{Voir par exemple: Gustave Doré, Des-agréments d’un voyage d’agrément – D’après l’édition de 1851, éditions 2024, 2013; Gustave Doré, Les Travaux d’Hercule, éditions 2024, 2018; George Herriman, Intégrale Krazy Kat, tome 1 (1925-1934), tome 2 (1935-1944), 2018, éd. Les Rêveurs}}, constituent des marqueurs élitaires forts.
Quelle didactique pour la bande dessinée? Retour sur trois tournants théoriques de la décennie 2010-2020
1. Introduction
Depuis les années 2010, la bande dessinée connaît des mutations sociales et culturelles sans précédents. En 2017, au regard d’une légitimité devenue incontestable dans les médias, dans les musées et sur le marché de l’art, la revue Le Débat titre sur «le sacre» du médium. Dix ans après la publication de son ouvrage Un objet culturel non identifié (2006), Thierry Groensteen fait le compte des handicaps symboliques et institutionnels qui ont été levés et constate la percée de la bande dessinée dans le champ universitaire (2016). L’apparition de nouveaux genres comme l’autobiographie, la BD-reportage, l’essai scientifique, le succès de nouveaux formats éditoriaux comme le roman graphique, ainsi que la publication d’œuvres méconnues du patrimoine du XIXe et du premier XXe siècle1, constituent des marqueurs élitaires forts. Le passage au numérique, qui s’est accéléré à partir de 2009-2010 (Baudry 2012), a généré une interactivité nouvelle à travers les blogs BD, tandis que le turbomédia2 transforme les contours sémiotiques d’un mode d’expression qui se réinvente avec une plasticité et des propositions multimodales inédites (Robert 2016).
L’ensemble de ces transformations a conduit la recherche sur la bande dessinée à réinterroger ses catégories et ses paradigmes d’analyse. Je souhaiterais ainsi revenir sur trois tournants théoriques importants survenus dans la décennie 2010-2020. Le premier concerne un changement de conception dans la sociologie des champs culturels, avec le passage d’une théorie de la légitimation à celle d’une culture post-légitime de la BD. Le second tournant concerne la sémiologie et l’histoire du médium, à travers le passage d’une théorie de la BD comme littérature séquentielle à la conception élargie d’une généalogie polygraphique du médium. Enfin le troisième tournant concerne la réflexion pédagogique et didactique sur la bande dessinée. La légitimation culturelle de la bande dessinée, ainsi que son intégration scolaire ne se sont pas accompagnées d’une théorisation didactique éclairant les enjeux et les modalités de son étude en classe. Après avoir assigné à la BD, dans les années 1970 et 1980, un rôle de démocratisation de la lecture, voire un rôle de remédiation aux difficultés pour lire et écrire (sans véritablement questionner ce présupposé), on s’est ponctuellement avisé des difficultés spécifiques et des malentendus sociocognitifs qui pouvaient accompagner son étude. Au début des années 2010, la réflexion s’est surtout développée dans une perspective programmatique et ingéniérique, alors que manquait encore une description précise et compréhensive des pratiques effectives. Dans les situations ordinaires de classe, quelles finalités chaque discipline scolaire assigne-t-elle au médium? Comment ce dernier est-il reconfiguré comme objet disciplinaire? Ce chaînon manquant d’une didactique descriptive semble désormais en passe de se combler pour la discipline du français. Or cette évolution intervient au moment même où les tournants théoriques dans la compréhension culturelle, sémiotique et historique de l’objet BD pourraient bien rebattre les cartes.
2. Du paradigme de la légitimation au paradigme de la culture post-légitime
L’histoire de la reconnaissance socio-culturelle et socio-institutionnelle de la bande dessinée a été en premier lieu décrite et analysée par les spécialistes comme un processus de légitimation prenant naissance dans les années 1960. En 1975, dans un article intitulé «La Constitution du champ de la bande dessinée», le sociologue Luc Boltanski décrit un phénomène d’autonomisation, «sur le modèle des champs de la culture savante», selon un processus à quatre niveaux: changement dans les caractéristiques des producteurs, conquête d’un nouveau public, apparition d’un nouveau rapport avec les œuvres débouchant sur des instances de médiation et de célébration, enfin double polarisation entre grande production et production restreinte, conservateurs et novateurs. Les faits semblent donner raison à cette théorie classique de la légitimité culturelle d’inspiration bourdieusienne (1979; 1992), qui voit la création d’un centre d’intérêt commun se transformer en champ, à travers un transfert de légitimité et d’habitus académique par les producteurs majeurs et les intellectuels. Les grandes étapes en ont été largement décrites pour la sphère francophone (Groensteen 2006; Ory et al. 2012; Heinich 2017; Raux 2019): créations en 1962 d’un club de collectionneurs, d’une revue spécialisée, ainsi que d’un «Centre d’étude des littératures graphiques» animé par le journaliste Francis Lacassin, le cinéaste Alain Resnais et la sociologue Evelyne Sullerot; classification de la BD comme neuvième art en 1964 par le critique de cinéma Claude Beylie; première anthologie des Chefs d’œuvre de la bande dessinée et première exposition au musée des arts décoratifs en 1967; apparition d’une génération d’avant-garde (souvent issue du journal Pilote) revendiquant des ambitions artistiques, et création d’une édition indépendante (L’Echo des savanes en 1972, Futuropolis en 1974, Métal Hurlant en 1975); création en 1974 du salon d’Angoulême et de la collection «les maîtres de la bande dessinée» chez Hachette; apparition en 1978 du Mensuel A suivre, ambitionnant de faire concurrence à la littérature à travers de grands romans graphiques en noir et blanc. Durant la décennie 1970, la bande dessinée francophone européenne se recompose ainsi complètement dans ses styles, ses genres, ses supports, ses formats et ses publics. Elle ne s’adresse plus exclusivement à la jeunesse et s’affranchit progressivement de la presse pour devenir un phénomène de librairie à destination d’un public de connaisseurs plus adultes. La polarisation du champ analysée par Boltanski semble se vérifier avec l’apparition d’un «modèle de lecture savante et distanciée» (Lesage 2019): l’année 1984 en marque sans doute la date symbolique avec la création des Cahiers de la bande dessinée (sur le modèle des Cahiers du cinéma) et celle de l’ACBD, l’association des critiques de bandes dessinées, regroupant journalistes et essayistes spécialisés. Différentes enquêtes sur les pratiques culturelles des français (BPI & DEPS 20113) mettent non seulement en évidence le fait que les lecteurs de BD sont aussi des lecteurs de littérature en général, mais associent également cette pratique au capital culturel des classes moyennes et supérieures (Evans 2015; Maigret 2015). La dernière étape du processus de légitimation est l’entrée dans les musées (l’exposition d’Hugo Pratt au Grand Palais en 1986 ouvrant la voie à la multiplication des expositions dans les années 2000 et 2010), l’intégration de la BD par l’art contemporain (FIAC 2009) et la cotation sans cesse à la hausse des auteurs de référence sur le marché de l’art. Pour Nathalie Heinich (2017), il ne s’agit plus d’une simple ascension linéaire dans la hiérarchie des genres, mais d’un changement profond, qu’elle nomme «artification».
Ce paradigme interprétatif d’un processus continu de légitimation a pu être nuancé et complété. Harry Morgan (2003; 2012) a montré comment une première théorie du médium s’est en réalité construite en négatif dans les discours de réaction, dès le début du XXe siècle, et situe dans le courant des années 1950 les toutes premières analyses légitimantes en ce qui concerne la France. Matteo Stefanelli, dans son archéologie internationale des discours sur la BD (2012), rappelle que le médium devient un objet de discours intellectuel et scientifique dès les années 1920 aux États-Unis et que la sédimentation s’est interrompue dans les années 1950 à cause de la psychiatrisation des discours de réaction.
Cependant ce paradigme bourdieusien de la légitimation fait désormais l’objet de critiques de la part des historiens et des sociologues, en ce qu’il constitue un cadre limité voire contre-productif pour appréhender le phénomène social et culturel de la bande dessinée. Éric Maigret et Matteo Stefanelli (2012) constatent qu’il a engendré une critique «légitimiste» qui s’est enferrée dans un discours essentialiste, excessivement sémio-centré, sur la BD «en soi» et ses caractéristiques. Ce sont les débats sur son statut «séquentiel» (Eisner 1985; Mc Cloud 1993), son appartenance à la littérature (Morgan 2003), sa multimodalité (Frezza 1999; Boutin 2012), ou les discours sur son «ontologie visuelle» (Lefèvre 2007). Éric Maigret constate de surcroît que cette quête d’un langage BD s’est doublée de la recherche historique d’un point de départ originel (Töpffer chez Thierry Groensteen et chez Benoît Peeters), pour définir et légitimer «un quasi-invariant» sémiotique (2012: 7).
Une seconde critique porte sur les effets d’exclusion de la critique «légitimiste». Nathalie Heinich (2017) note que la reconnaissance pleine et entière de la BD au titre d’art est ralentie voire bloquée par deux facteurs: le maintien d’un large secteur destiné à la jeunesse et d’autre part un mode de production et de diffusion industriel. Chaque étape de la consécration d’une certaine bande dessinée adulte novatrice s’accompagne alors de la reconduction de discours de dévalorisation à l’égard de productions émanant du pôle opposé du marché éditorial, celui de l’industrie culturelle. Éric Maigret invite à ne jamais sous-estimer cette «stratégie de minoration» (Maigret 2012b: 143), la plus spectaculaire ayant été les discours de condamnation des mangas durant les années 1990, dans des polémiques, note Sylvain Lesage, «qui ne sont pas sans rappeler celles des années 1940» sur l’encadrement des lectures pour la jeunesse (2018: 20). A l’autre bout de l’échelle, la valorisation éditoriale du «roman graphique» procède elle aussi d’une pure logique de distinction, afin de considérer inversement une certaine bande dessinée comme de la littérature à part entière (Groensteen 2012: 12). Pour l’historien Sylvain Lesage, ces mécanismes de sélection et de distinction de la critique ont conduit à fabriquer un canon qui finit par déformer la connaissance historique du neuvième art, en déniant l’intérêt de certaines productions: par exemple les publications «trop communistes» comme Vaillant, ou «trop populaires» comme Le Journal de Mickey, ou les «petits formats» type Comics pocket (2018: 14).
Plusieurs auteurs montrent du reste que la réalité du champ contredit en partie cette vision classique d’un processus linéaire de légitimation, où la BD serait appelée au sein de la hiérarchie des arts, à rejoindre les champs dominants. Thierry Groensteen (2006; 2017), pointe des déficiences persistantes en médiation, qu’elles soient institutionnelles ou culturelles, en particulier dans le domaine scolaire. Jean-Matthieu Méon (2015) montre que la légitimation médiatique de la BD consiste encore à la défendre pour ce qu’elle n’est pas, en lui prêtant les qualités de la littérature, du cinéma ou de la peinture, c’est à dire en important les critères de domaines artistiques plus légitimes. Eric Maigret pointe les «retours de bâtons» violents dont elle fait l’objet de la part de fractions culturelles qui se sentent menacées par la montée d’un nouveau régime multiculturel. Il montre aussi comment la réalité contredit les hiérarchisations au sein du champ: des chefs de file de l’avant-garde, à l’instar d’Art Spiegelman, sapent délibérément les effets d’hermétisme du schéma distinctif classique et revendiquent l’héritage de la bande dessinée populaire; réciproquement des séries jeunesse grand public (Astérix, Titeuf, Le Petit Spirou) subvertissent certains discours idéologiques, que ces derniers portent sur l’enfance, l’identité nationale ou le choc des civilisations.
Le sociologue propose ainsi de revisiter l’histoire socio-culturelle et socio institutionnelle de la BD à l’aune d’un second paradigme, celui de la post-légitimité, pensé sur le mode des théories postcoloniales. Pour lui l’émancipation des nouveaux arts ne peut être qu’en «demi-teinte», dans un monde ou l’enjeu de légitimité culturelle est moins central. Car les sociétés occidentales contemporaines ne croient plus entièrement au mythe moderniste du XIXe siècle fondé sur le grand partage entre «Haute Culture» et «culture de masse». Le nouveau régime multiculturel ne signifie pas pour autant un abandon de la hiérarchisation, mais «sa translation progressive vers une distinction intra-genre […] reposant sur une pluralité des ordres culturels» (Maigret 2012b: 140). Il prône ainsi un «travail de défense des multiples cultures» qui composent la culture de la BD, «notamment celles qu’on labellise comme "populaires", "juvéniles", "féminines", voire "étrangères", en distinguant non plus seulement des valeurs, mais des mondes et des échelles.» (Maigret 2012b: 146-147)
Une seconde recommandation de Maigret, qui s’adresse aux comics studies, est de cesser de «réclamer l’instauration d’un champ autonome, sur le mode dur, dix-neuviémiste», mais d’accepter au contraire «l’incomplétude, l’impossibilité de se délimiter, d’être un Art, c’est-à-dire une entité quasi-métaphysique» (2012b: 146). Car une conséquence paradoxale du nouveau régime multiculturel est que si la reconnaissance des ex-cultures populaires se généralise, elle ne peut advenir que partiellement, en l’absence d’une clé de voûte unique à la légitimation. Si le champ de la BD doit faire le deuil d’une complète légitimité, il y gagne en retour une transitivité nouvelle pour être pensé comme processus vivant de l’échange culturel. Éric Maigret prend ainsi acte du passage à la BD numérique, de la culture participative qu’elle entraîne, brouillant les frontières de la création et de la réception, ainsi que du décloisonnement des activités artistiques qui touche tous les ensembles historiquement constitués. De même Matteo Stefanelli considère la marginalité de la BD comme une ressource stratégique pour son développement en tant que «cas paradigmatique de la culture de la participation» (2012: 256). La finalité dernière du champ, dans le paradigme d’une culture post-légitime, c’est-à-dire ayant dépassé le stade premier du différentialisme, étant de «permettre à un nombre toujours croissant d’individus, de vivre mieux et de s’accepter» (Maigret 2012b: 147).
Le paradigme de la post-légitimité place ainsi au centre des considérations la plasticité culturelle de la BD, plutôt que sa plastique propre et son rapport aux arts légitimes. Ce déplacement théorique, qui est intervenu dans le courant des années 2010, s’est accompagné d’une autre modification d’importance dans la compréhension de sa nature médiatique. Afin d’en cerner toute la portée, il convient de retracer les différentes approches des liens entre BD et littérature.
3. La BD, une littérature dessinée? De la paralittérature à la culture polygraphique
Les travaux théoriques qui envisagent les relations de la bande dessinée et de la littérature peuvent être résumés autour de quatre orientations principales.
La première est de considérer la BD comme une production littéraire de masse. C’est dans ce cadre qu’elle est abordée en 1967 dans le colloque de Cerisy dirigé par Noël Arnaud, ou encore en 1992 dans l’ouvrage de Daniel Couégnas sur la paralittérature. Selon cette catégorisation, la BD serait le vecteur de formes textuelles dégradées ainsi que d’un imaginaire moins domestiqué. La classification comme «littérature populaire» accrédite l’idée d’une hiérarchisation entre une lecture «dominante» distanciée, celle du public cultivé, et une lecture «dominée», celle du grand public, conçue comme un délassement sans recul critique. Elle ne prend pas en compte la bande dessinée élitaire de production restreinte ni ne permet de s’intéresser au fonctionnement spécifique du média considéré. Pour sortir de cette impasse, les recherches sur la littérature de grande diffusion4, dans les années 1990, ont repensé l’approche du champ littéraire en l’élargissant à la notion de «culture médiatique». Il s’agit de considérer que l’imaginaire narratif d’une collectivité s’inscrit autant dans les fictions de masse que dans la production restreinte de la littérature légitimée, en puisant dans un répertoire commun de pratiques symboliques, d’événements culturels, historiques, politiques, sociaux, appréhendé selon des schèmes spécifiques (Quéfellec-Dumasy 1997). De nombreuses études ont ainsi donné une résonance nouvelle aux récits en bande dessinée, pour en montrer la portée inédite dans des champs aussi variés que la psychanalyse (Tisseron 2000; Rouvière 2014), la sociologie historique (Gabilliet 2005) ou l’anthropologie politique (Rouvière 2006). Parallèlement, le développement d’œuvres exigeantes, de même que l’apparition de genres nouveaux (autobiographie, romans graphiques, BD-reportage, essais) ont définitivement sorti la BD du cadre conceptuel des paralittératures.
La seconde approche, essentiellement sémiotique, est de considérer la BD comme une forme de langage médiatique visuel, successivement appréhendé comme une grammaire dérivée de modèles linguistiques (Eco 1964; 1972; Fresnault-Deruelle 1972), comme un «art séquentiel» (Eisner 1985; Mc Cloud 1993), comme un «système» narratif spatialisé (Groensteen 1999) ou comme une «littérature dessinée» (Morgan 2003). La longue histoire de ces recherches sémiotiques a bien été résumée par Stefanelli et Maigret (2012), avec ses premières impasses (rechercher des unités élémentaires de l’image qui relèveraient d’une double articulation, comme dans la langue) et ses différents concepts (arthrologie, spatio-topie, multicadre, site, graphiation, récitant, monstrateur, etc.). S’appuyant sur les travaux de Groensteen, Harry Morgan définit ainsi la bande dessinée selon les caractéristiques suivantes:
- - la présence d’un dispositif spatio-topique, comme une distribution de vignettes en bandeaux, ou une page compartimentée distribuant texte et images, impliquant un travail de mise en page spécifique et surtout un ancrage permanent de la lecture par l’image (contrairement à la littérature illustrée où l’ancrage demeure le texte écrit);
- - le caractère volontiers narratif des images, lorsque celles-ci induisent en elles-mêmes un avant et un après, un lien de causalité et de consécution;
- - enfin la séquentialité, c’est à dire la présence de ce même lien de causalité et de consécution dans une séquence d’au moins trois images par page. La triade constituée par la vignette en train d’être lue, celle qui précède et celle qui suit, constitue une micro-chaîne qui se déplace tout au long de la lecture. C’est un plan de signifiance à part entière, au même titre que la vignette isolée et le dispositif spatio-topique à l’échelle de la page ou de la double-page.
Cette définition minimale, qui écarte les notions de bulle, de case ainsi que les rapports texte-image, considérés comme non définitoires, a le mérite d’ouvrir les représentations du médium en intégrant une très grande variété de dispositifs graphiques. Elle donne toute sa place au pilotage par l’image et rompt avec l’influence des théories du cinéma, pour affirmer clairement que la maîtrise du temps par le récepteur place la BD dans le monde de la lecture. C’est à ce titre que le médium bande dessinée est considéré comme l’une des branches des « littératures dessinées », au côté des cycles de dessins ou de gravures, auxquels on peut ajouter les albums pour enfant (Rouvière 2008a).
La troisième façon d’envisager les liens entre BD et littérature se développe à travers une approche comparative, fondée sur l’idée que les deux arts ont en commun le fait de raconter une histoire (Groensteen 1999; 2010) et qu’ils partagent des liens intertextuels. L’étude de l’adaptation occupe alors une place privilégiée (Gaudreault & Groensteen 1998; Rouvière 2008; Baetens 2009; Mitaine et al. 2015). Plusieurs auteurs s’inquiètent d’un usage «marchepied» de la BD, au service de la compréhension du texte source. Jean-Paul Meyer (2012) s’affranchit du débat sur la fidélité des adaptations, pour montrer combien l’intérêt d’une transposition en bande dessinée est de «donner à voir», littéralement, les particularités sémiotiques, narratives et énonciatives selon lesquelles une BD raconte une histoire. De même, Jan Baetens (2009) invite à analyser les œuvres adaptées en elles-mêmes pour juger de l’utilisation qu’elles font du langage BD et de ses potentialités «médiagéniques» (Gaudreault et Marion, 2013). C’est alors que peuvent s’éclairer comparativement, dans un second temps, les ressources propres à chaque médium. Une sémiotique comparative peut faire apparaître par exemple une plus grande polyphonie de l’instance énonciative en bande dessinée (qui se partage entre récitant, monstrateur et narrateur fondamental) que dans le texte littéraire d’origine. Sur le plan axiologique, cette polyphonie peut conduire à créer des contrastes, voire des renversements de système de valeurs par rapport à l’œuvre source (Rouvière 2008b; Garric 2014). Enfin, dans une perspective métaculturelle, la bande dessinée peut en profiter aussi pour dire quelque chose de sa position dans le champ artistique à l’égard de la littérature et développer un discours ironique et critique sur son statut d’œuvre seconde (Garric 2014).
Cependant, comme le regrette Hélène Raux, «une certaine inféodation de la bande dessinée à la littérature semble toujours à l’œuvre dans le domaine des études littéraires» (2019: 22). Elle critique ainsi le fait que l’essai de Jacques Dürrenmatt, Bande dessinée et littérature (2013), soit structuré autour d’intitulés trahissant un dialogue asymétrique entre les deux arts: «être ou ne pas être de la littérature», «s’emparer de la littérature», «représenter la littérature», «rivaliser avec la littérature». Plus problématique encore, l’auteur cèderait selon elle à une logique de segmentation au sein du champ de la BD, usant du qualificatif de «littéraire» comme d’une marque de distinction plutôt que comme une véritable catégorie d’analyse.
La quatrième façon d’envisager les liens entre BD et littérature est de réinscrire la BD dans une généalogie culturelle croisée. Cette approche, qui est celle de Thierry Smolderen (2010), rompt avec la vision de David Kunzle (1990), Benoît Peeters et Thierry Groensteen (1994), selon laquelle Rodolphe Töpffer, dans les années 1830, serait l’inventeur de la bande dessinée, parce qu’il aurait créé à la fois l’album autographié, le dispositif spatial de la planche et le héros graphique moderne. Pour Peeters, les «histoires en estampes» de Töpffer s’affranchiraient ainsi de la prééminence du littéraire, en ce que l’histoire naîtrait entièrement de la logique propre engendrée par le dessin. Pour Smolderen (2012) il s’agit là d’une vision rétrospective qui procède d’une définition contemporaine purement axiomatique de la BD comme art séquentiel. Elle empêche de comprendre le rapport de la bande dessinée avec le très riche passé des histoires en images au XVIIIe et au XIXe siècle. Pour lui, la croyance dans une essence ontologique du médium conduit à un contresens sur le projet de Töpffer, qui n’est pas de promouvoir l’art séquentiel, mais au contraire de critiquer les théories de Lessing prétendant refonder la poésie comme description d’une action progressive. Töpffer s’emploie à donner une traduction graphique caricaturale de ces principes, en s’appuyant sur les illustrations des manuels de gestualité dramatique, qu’il parodie et enchaîne. Il invente cette forme pour se moquer de la mécanique stupide à laquelle aboutirait la rhétorique du progrès. En s’inspirant des écrits de Bakhtine sur la polyphonie et le dialogisme, Smolderen montre comment le dispositif de Töpffer s’inscrit dans une culture polygraphique antérieure beaucoup plus vaste, contemporaine du caricaturiste William Hogarth et des romans d’avant-garde anglais humoristiques du XVIIIe siècle. Hogarth, dans ses cycles narratifs de gravures, détourne et télescope des diagrammes visuels appartenant à différents registres, populaires ou archaïsants. Il s’inscrit dans une veine parallèle au «roman arabesque», dont le Tristram Shandy de Laurence Sterne est emblématique. Le novel humoristique anglais et la caricature procèderaient ainsi du même creuset culturel fondé sur l’hybridation stylistique, la parodie d’idiomes préexistants, l’ironie, la mise en abyme. Pour les contemporains de Töpffer, comme Goethe, ou pour ses successeurs comme Cham ou Gustave Doré, les récits séquentiels du Genevois relèvent à l’évidence des dispositifs ironiques du roman excentrique, à la fois polyphonique et polygraphe.
A travers le prisme de la culture polygraphique proposé par Smolderen, c’est soudain une généalogie de la BD beaucoup plus complexe qui apparaît, où la linéarité visuelle de la bande n’est pas première. Ce dispositif séquentiel ne trouve de postérité, dans les décennies suivantes, qu’à la faveur du support presse et d’autres gestes polygraphiques, comme la transposition de scripts sociaux, la schématisation inspirée des recherches chronophotographiques sur la décomposition du mouvement, le détournement de la fonction emblématique du phylactère (détournement concomitant à l’invention du phonographe), l’attraction de l’affiche publicitaire, ou encore la reprise de la culture foraine des images déformantes. Le travail d’historien de Smolderen, en rompant avec un «cycle essentialiste» sémio-centré (Stefanelli, 2012) au profit d’une approche culturaliste, a entraîné dans son sillage un déplacement prometteur des questions théoriques au sein des recherches sur la BD.
Le premier est porté par Henri Garric (2013) et concerne «l’engendrement des images en bande dessinée». Il s’agit de réfléchir aux moyens par lesquels une BD se constitue à partir de la seule répétition et métamorphose des formes et des objets, selon un jeu libre de l’image avec elle-même. Toute bande dessinée illustre une «plasticité métamorphique des images» (Garric 2013: 44), des jeux de genèse et de combinaisons des dessins, selon un bricolage qui se nourrit aux sources les plus éclectiques. Ce processus «déborde» la séquentialité chronologique des cases, pour s’exercer à l’échelle de la planche, de l’album, voire d’un genre tout entier. Il s’exerce également dans la BD numérique, à travers le déroulement vertical et la circulation hypertextuelle. Henri Garric fait ainsi une relecture des gags de Gaston Lagaffe à l’aune de l’opposition entre raideur et souplesse, entre trait rectiligne et ligne serpentine, diagrammes mécaniques et jeux d’arabesques (2013b). Il montre comment ces formes sont frappées de valeurs (la raideur mécanique et productiviste d’un côté, la liberté subjectivante du vivant de l’autre), dans un jeu d’échange dialectique qui engendre littéralement le scénario du gag. Cet axe de lecture permet de saisir simultanément, dans le mouvement de naissance de l’image, l’imaginaire particulier de l’auteur qui le porte, mais aussi le pouvoir de perturbation critique du dessin, «ouvrant à partir de n’importe quel prémice, n’importe quelle situation narrative, un récit qui vient défaire la cohérence et la linéarité temporelles» (Garric 2013b: 14-15). On toucherait là un noyau central de l’expression en bande dessinée, au point que «l’engendrement des images est ce qui reste de la BD quand elle tente une radicalisation et une concentration expérimentale de ses moyens», et constituerait pour certains un «idéal créatif» (Garric 2013b: 14).
Cette attention au jeu des auteurs sur l’apparition des images, en particulier à partir du creuset que constituent la mémoire, les rêves et les fantasmes (Rostam 2013), trouve son pendant dans un questionnement renouvelé sur les images que se forme le lecteur. Ce déplacement vers la réception est déjà présent dans la théorie de l’art invisible de Mc Cloud (1993), qui s’intéresse au jeu mental du lecteur avec l’espace inter-iconique (le blanc entre les cases), mais dans un paradigme où l’activité imageante du récepteur est prédéterminée, par les effets de cadrage, d’ellipse et de temporalité du récit. De même, les différentes théories sémio-structurales qui s’intéressent à la navigation du regard, traitent la page comme un objet statique en relation avec la théorie de la narration (Taylor 2004; Nakazawa 2005; Ingulsrud & Allen 2009), où l’ordonnancement est supposé introduire un balisage du sens de lecture. Or, si l’on considère que le processus d’engendrement des images fuit, déborde ou échappe en réalité à cet ordonnancement, leur puissance de surgissement invite à considérer autrement l’expérience lectorale. Eric Maigret, qui se dit particulièrement attaché aux principes d’autonomie de la réception, refuse de réduire les cheminements internes du lecteur au seul décodage ou pré-cadrage d’un parcours du regard. Il invite au contraire à considérer que les assemblages de sens effectués par le lecteur peuvent être «décentrés, faiblement cohérents, non hiérarchiques, sans but narratif ultime, partager des frontières floues avec d’autres formes d’expression» (2012a: 57). Matteo Stefanelli (2011; 2012) questionne quant à lui les relations entre réception et corporalité. Tout d’abord l’énonciation graphique, définie comme «graphiation» par Philippe Marion (1993: 31) est une trace idiosyncrasique, une empreinte-signature qui entraîne une relation subjective, fantasmatique du lecteur avec un corps-dessinant. Cette corporéité permet d’embrasser sur un plan idéel et mental le regard de l’artiste comme corps visionnaire. D’autre part, l’interface matérielle de la page et des écrans dépasse la modalité de la simple vision et appelle à prendre en compte l’engagement corporel du lecteur dans l’expérience de lecture. La matérialité de cette expérience immersive est du reste également prise en compte par les études sociologiques qui s’intéressent aux usages sociaux des comics ou des mangas, comme le cosplay 5 ou le scanlation6. La BD s’insère alors dans la vie quotidienne comme ressource identitaire, à travers un réseau de pratiques performatives et de communautés online, comme le montrent les recherches sur la dimension participative des médiacultures (Jenkins 2006; Ito 2008; Lunning, 2010).
Enfin les premières recherches sur la bande dessinée numérique remettent en cause le partage établi par Harry Morgan (2003) entre les arts qui pilotent la durée et qui l’imposent au récepteur (en particulier les arts audiovisuels), et les arts de la lecture qui laissent le récepteur gérer le temps (peinture, gravure, dessins, littérature dessinée). Anthony Rageul (2014) propose le concept de «lectacture» pour indiquer que la modalité de réception n’est plus seulement la lecture:
«lire» une bande dessinée numérique, c’est lire et agir ou lire et visionner. La lecture et l’action ou la lecture et le visionnage peuvent apparaître alternativement (ex: bande dessinée entrecoupée de passages jouables ou animés) ou se faire en même temps et ne faire qu’une (ex: explorer l’image avec la souris ou l’écran tactile). C’est une nouvelle modalité que j’appelle lectacture, en détournant la notion de Weissberg. En bande dessinée numérique, il y a deux axes, un qui va chercher du côté de l’animation, l’autre du côté du jeu vidéo. (cité dans Baudry 2015)
Rageul reprend le concept de «narrateur-arbitre» issu des recherches de Dominique Arsenault sur le jeu vidéo (2006), pour concilier une approche narratologique et une approche ludologique. Il établit ainsi un embryon de narratologie de la bande dessinée numérique qui tient compte de la participation du «lectacteur». Pour lui l'expérience de l'œuvre se joue sur le mode du gameplay et cela a des répercussions sur la narration, qui doit intégrer ces modalités particulières. Le récit ne reposerait plus seulement sur les mécanismes de la narration. Il exhiberait toute sa matérialité au lectacteur et reposerait en grande partie sur des mécanismes d'ordre poétique.
L’état des lieux qui précède sur les réflexions et les connaissances au sein des comics studies, dessine un objet culturel complexe et permet de mieux cerner les spécificités et les décalages avec la situation scolaire du médium dans les classes de français, telle qu’en rend compte la littérature pédagogique et didactique.
4. La reconfiguration scolaire de la BD
4.1. Un processus parallèle à celui de la légitimation culturelle
L’intégration scolaire de la BD s’est développée en parallèle de son intégration sociale, de façon assez autonome et sans recouper tout à fait cette dernière. Plusieurs synthèses historiques (Rouvière 2012; Raux 2019) en ont retracé en France les étapes successives, qui ont abouti à une forme de normalisation dans le courant des années 2000. À partir des programmes de 1972 pour l’école primaire, l’intégration de la BD se fait de façon d’abord résignée et méfiante. La volonté de valoriser les intérêts des élèves coexiste avec un discours de réprobation des mauvaises lectures, ce qui reflète les tensions qui entourent la rénovation de la discipline et plus largement de l’école. La BD reste alors en marge de ce qui est pleinement considéré comme lecture. Par la suite un deuxième mouvement se fait à la croisée des disciplines, par la lecture de l’image dans les programmes de collège de 1985 puis de 1996. De même, dans les programmes de 2008, la BD est évoquée au titre de l’histoire des arts (sans toutefois que les objectifs d’apprentissage soient clairement définis dans le cadre d’un dialogue interdisciplinaire). Le troisième mouvement est celui d’une intégration progressive aux lectures scolaires à partir des programmes de 1996 pour le collège. On passe d’une perspective d’exploitation instrumentale au service de la maîtrise de la langue et des discours (1996) à la reconnaissance de la BD comme support de la lecture interprétative, en particulier grâce au saut décisif des programmes de 2002 pour l’étude de la littérature jeunesse à l’école primaire. On note à ce titre la diversification croissante, depuis 1996, des œuvres conseillées pour l’école et le collège, sur le plan des genres, des styles, des univers fictionnels et des auteurs.
Ce processus n’est pas linéaire. Ainsi, les programmes de français de 2008 pour le collège tendent à évacuer la BD en recentrant la lecture sur la littérature classique et patrimoniale. De même, le réaménagement en 2018 des programmes de 2015 retire la BD de la liste des «genres» pour la compétence «comprendre un texte littéraire» en fin de cycle 3. Par ailleurs l’intégration de la BD reste segmentée selon les niveaux de classe et les filières. Comme le rappelle Hélène Raux, alors que la référence au médium dans les programmes de français du lycée professionnel est continue depuis 1987, celle-ci reste extrêmement marginale dans ceux du lycée général et technologique (malgré l’ouverture qu’avaient constitué les programmes de 1970 et 1981). Pour la chercheuse, c’est le signe que l’institution scolaire continue de conférer à la BD un rôle de remédiation ou de marchepied vers la lecture. Plusieurs auteurs pointent ainsi les limites du processus d’intégration, évoquant une forme de «trompe-l’oeil» (Rouvière 2012), de «réversibilité» (Aquatias 2017), ou de «décalage» avec les pratiques (Depaire 2019). Plusieurs enquêtes tendent à montrer que l’on n’étudie pas de BD en œuvre intégrale à l’école et au collège (Louichon 2008; Massol & Plissonneau 2009; Bonnéry et al. 2015). Pour Hélène Raux (2019), les usages scolaires de la bande dessinée restent minoritaires, périphériques et possiblement sujets à des malentendus sociocognitifs, tandis que manque une véritable théorisation didactique du médium.
Ce paradoxe pourrait s’expliquer selon le paradigme de la culture post-légitime développé par Eric Maigret (1994): à l’image de ce qui se produit en dehors de la sphère scolaire, l’intégration de la BD serait vouée à demeurer partielle et contradictoire, l’école reproduisant en interne, dans le choix et l’étude des corpus, des logiques de distinction extérieures. Cependant, les travaux sur l’histoire de l’enseignement (Chervel 1998) et la scolarisation des genres (Denizot 2013) offrent un autre modèle explicatif: en effet, la culture scolaire a la particularité de reconfigurer ses objets de façon autonome pour ses besoins propres.
Hélène Raux (2019) en fait la démonstration pour la bande dessinée à travers l’étude historico-didactique de 120 articles mentionnant la BD, qui ont été publiés entre 1968 et 2018 dans trois revues didactiques de référence (Repères, Pratiques, Le français aujourd’hui) ainsi que dans une revue professionnelle plus ancrée sur les pratiques enseignantes (la Nouvelle Revue Pédagogique). Durant la période de rénovation de l’enseignement et jusqu’au milieu des années quatre-vingt, la BD est appréhendée comme mass média, étant donné que, dans une logique communicationnelle, tout est discours parmi les langages présents dans l’environnement social. De façon inattendue, certains discours hostiles à la BD émanent alors de rénovateurs de l’enseignement, pour des raisons essentiellement idéologiques: en tant que production de masse, la BD est soupçonnée de diffuser les valeurs de la classe dominante et de véhiculer des stéréotypes sociaux. S’il faut l’étudier, c’est alors comme support propédeutique pour développer l’esprit critique face aux médias. Lorsque la BD est appréhendée de façon complètement positive par les rénovateurs, c’est cette fois-ci au détriment de sa spécificité médiatique, le plus souvent comme support d’une analyse structurale du récit. Dans les deux cas, Raux pointe le risque de renforcer les hiérarchies culturelles et les effets d’exclusion à l’égard de la culture privée qu’on prétend intégrer.
À partir de la fin des années 1980, Raux décrit une période marquée par une transition vers la reconnaissance de la BD comme lecture à part entière. Avant les années 1990, le support est pensé comme facilitateur pour la lecture, puis reconnu comme art complexe après les années 2000. De la paralittérature (Reuter 1986) à la lecture littéraire, la chercheuse retrouve les logiques de distinction qui conduisent à prendre en considération surtout des œuvres éloignées des lectures prisées des élèves (Bruno 1995), voire de minorer la complexité de ces lectures. L’ouverture aux lectures privées est toujours ambivalente, avec la volonté de leur faire prendre une distance critique par rapport aux productions qu’ils plébiscitent et de valoriser des œuvres fortement mises à distance des productions les plus populaires. Par ailleurs, la lecture de BD évolue, d’une lecture narratologique à une lecture sémiotique, via la lecture de l’image, jusqu’à esquisser une lecture didacticienne de productions d’élèves, par le travail sur l’adaptation. Raux montre surtout à quel point la didactisation de la BD est quasiment absente des articles. La présence de la BD reste incidente au profit d’objectifs variés. Elle n’est pas interrogée comme objet disciplinaire et son rôle supposé de remédiation n’est guère questionné. Rares sont les articles qui mettent en garde contre une sous-estimation de sa complexité (Huyhn 1991; Bautier et al. 2012). On s’en tient à des esquisses de pistes pédagogiques possibles (Bomel-Rainelli & Demarco 2011), tandis que l’analyse de productions d’élèves reste l’exception (Hesse-Weber 2017). Par ailleurs, la production de planches n’est pas mise en relation avec la lecture d’œuvre. Pour expliquer ce déficit, la chercheuse évoque la position «satellitaire» du médium par rapport à la littérature et fait le constat plus général d’un retard de la réflexion didactique sur l’image. Dans ce domaine, elle pointe les limites d’une approche qui est restée formaliste et elle critique un isomorphisme supposé entre image et texte (Raux 2019: 109-113).
4.2. Lever des présupposés non questionnés: d’une didactique programmatique à une didactique descriptive et compréhensive
Lorsqu’en 2010 est organisé à Grenoble le colloque international «Lire et produire des bandes dessinées à l’école», il s’est agi d’impulser dans le champ de la didactique de la littérature une réflexion pédagogique qui, depuis la fin des années 1970 et le colloque de la Roque d’Anthéron «Bande dessinée et éducation» (1977), ne s’était poursuivie de loin en loin que dans le champ disciplinaire de l’histoire. Les actes Bande dessinée et enseignement des humanités, publiés en 2012, proposent ainsi un état des lieux et une perspective programmatique pour envisager comment la BD pourrait contribuer à la construction de compétences de lecture. Ces actes incluent aussi des récits d’expériences de classe, principalement orientés vers l’ingénierie. Rétrospectivement, en 2020, apparaissent les limites de certains discours fondés sur des présupposés non toujours démontrés. Certains reposent sur des déclarations d’intention qui n’ont pas été suivis par des expérimentations attendues; d’autres prônent des mises en œuvre, qui n’ont pas été suivies de recueils et d’analyses de données suffisants, sur la situation scolaire du médium et la représentation comme objet disciplinaire que s’en font les acteurs institutionnels. D’autres enfin relèvent d’une praxéologie empirique, sans que l’on puisse véritablement tirer de conclusion générale sur les effets de cette dernière.
Les études qui se sont poursuivies dans la décennie 2010-2020 se sont appuyées sur une méthodologie et des données plus conséquentes pour lever un certain nombre de méprises sur la lecture de BD en classe. Tout d’abord, l’étude de Beaudoin et al. (2015), qui porte sur l’enseignement explicite de stratégies de compréhension en lecture, tend à montrer qu’il n’y a pas d’effet significatif du recours à la BD sur l’habileté à produire des inférences ou à développer la conscience métacognitive. Par ailleurs, le postulat selon lequel la bande dessinée serait facile d’accès est battu en brèche par plusieurs recherches. Sur des supports aussi variés que la BD historique ou le roman graphique, Virginie Martel et Jean-François Boutin (2015), ainsi que Nathalie Lacelle (2015), montrent que la prise d’information visuelle fait souvent défaut, en articulation avec la modalité textuelle, pour produire une interprétation générale. Les auteurs plaident donc pour une formation spécifique des élèves aux compétences de lecture multimodale. La bande dessinée peut même nuire aux apprentissages, lorsque les difficultés de réception du médium sont sous-estimées, comme le montrent Bautier et al. (2012) dans une séance de lecture en CP, à partir d’une planche présentant une pluralité de codes sémiotiques. Polo et Rouvière (2019) montrent qu’en classe de Première Sciences économiques et sociales, le choix d’un récit biographique de sept planches, donné comme support d’évaluation sans travail préalable sur les compétences spécifiques de lecture, suscite des erreurs de compréhension imputables au médium choisi, quel que soit le ressenti positif ou négatif des élèves. Le décalage qu’ils pointent entre l’effet subjectif plutôt positif du médium sur les élèves et les effets objectifs sur leur compréhension recoupe sur ce plan les analyses de Beaudoin et al. (2015).
Par ailleurs, loin de faciliter la compréhension et les apprentissages, la persistance de malentendus peut réduire l’étude de la bande dessinée à un simple vecteur de motivation. Hélène Raux (2019), qui a mené une étude sur les pratiques ordinaires des enseignants, incluant une série d’entretiens avec les praticiens, montre que la BD est essentiellement perçue comme une lecture plaisir, susceptible de raccrocher les petits lecteurs, a fortiori dans des démarches de projet supposées créer de la motivation et bonifier le climat de classe. La méconnaissance du domaine BD par les enseignants surdétermine le choix de corpus connus au graphisme accessible. Hélène Raux montre par ailleurs le décalage entre les premières représentations des professeurs et les fragilités qu’ils éprouvent ensuite face à l’objet. Ils disent leur manque d’outils pour travailler la BD dans le champ de la littérature. De fait, l’étude par la chercheuse de vingt-six séquences de français au sein du réseau «communauté des profs blogueurs» montre une très faible didactisation du médium dans la discipline. En l’absence d’une approche interdisciplinaire qui articule texte et image dans une démarche interprétative, l’usage de la BD oscille d’une part entre un outillage technique sur les codes sémiotiques, sans mise en relation avec l’effet de sens, et d’autre part une focalisation sur le texte et les enjeux globaux du récit, au détriment de la dimension visuelle.
Hélène Raux montre malgré tout que certaines pratiques «ordinaires» qu’elle a observées mettent en œuvre, avec la BD, des modalités de lecture interprétative et de questionnement ouvert, à partir d’éléments «résistants» dans des compositions visuelles polysémiques. Le cadre de l’observation, qui est celui du projet TALC (Du texte à la classe), est cependant spécifique7. Il s’agit d’enseignants volontaires sollicités à l’occasion d’une formation consacrée à l’enseignement de la littérature, tandis que le choix de la BD a été imposé. De façon significative, elle met cependant en évidence des embarras liés à l’intégration du médium, par exemple le besoin de faire un cadrage liminaire sur les codes de la BD, ou encore des logiques centrifuges symptomatiques à travers des activités de langue extérieures aux activités de lecture. Comparativement aux autres «genres» proposés dans le projet TALC, les enseignants demandent surtout très peu aux élèves de justifier leur lecture par des prises d’indices dans la BD.
Il en va différemment lorsque l’expérimentation en classe vise à tester un scénario pédagogique spécialement conçu par un didacticien pour embrasser les différentes composantes du médium et mettre les élèves en situation de questionnement (Rouvière 2012b; 2013). A travers la mise en évidence d’analogies de composition, les élèves peuvent parvenir à quitter le simple niveau de la fiction pour passer à l’examen plus distancié de procédés narratifs «littéralement visibles». Ils découvrent alors que le pilotage du récit par l’image est lourd d'effets implicites, ouvrant la voie à une lecture symbolique.
Il est à noter dans les recherches de Raux et Rouvière que ce sont les planches ou les scènes muettes qui donnent lieu à un travail interprétatif mobilisant l’analyse de compositions visuelles «résistantes». Cela rejoint le paradoxe pointé par Baetens (2012) à propos du roman graphique: le rapprochement avec la lecture dite «littéraire» serait plus grand lorsque le pilotage du récit n’est pas d’abord textuel.
Alors qu’un déplacement vers la question de la réception subjective s’amorce dans les comics studies et que les théories du sujet-lecteur informent depuis 2004 les réflexions en didactique de la littérature, il est à noter qu’aucune recherche d’envergure n’a été menée sur ce plan avec la BD, contrairement à d’autres genres et médium (album pour enfants, poésie, théâtre, genres narratifs).
4.3. La production de planches de BD en classe: de l’observation de pratiques «ordinaires» à l’expérimentation d’un dispositif spécifique
On doit à nouveau à Hélène Raux (2019) d’avoir mené un travail descriptif et compréhensif des pratiques ordinaires de production de BD en classe. La chercheuse a ainsi observé différents ateliers en CE2 et en classe de sixième dans le cadre d’une pédagogie de projet assortie, dans l’un des cas, de l’intervention d’une artiste. Son analyse s’appuie sur un ensemble de productions d’élèves des différentes classes et des entretiens menés avec chacune des enseignantes. La chercheuse retrouve dans les modalités de travail inspirées de la pédagogie de projet un certain nombre de limites déjà pointées par des sociologues de l’apprentissage comme Bonnéry (2007) ou Bautier et Rochex (2007): un investissement variable des élèves, des phénomènes de division du travail, une finalisation étroite des activités, une réduction chez certains élèves de la compréhension des enjeux de la tâche. L’atelier BD est valorisé par les enseignants au nom d’une pédagogie de la réussite supposée restaurer l’estime de soi, selon le présupposé d’un pouvoir remédiant du médium ou des vertus mêmes du détour. Mais cette réalité ne vaut que pour une poignée d’élèves, tandis que la démobilisation des autres est acceptée par les professeurs au nom de l’inédit, l’essentiel étant de sortir des sentiers battus de la discipline.
Les enjeux cognitifs passant au second plan, non seulement les résultats décevants entretiennent les difficultés, mais paradoxalement, l’activité s’avère surtout porteuse pour les bons élèves. Sur un plan plus technique, la chercheuse constate que la capacité à créer un enchaînement narratif visuel n’est pas enseignée comme une compétence. Le découpage du récit en images est pensé comme naturel et allant de soi. Pour y parvenir, les élèves sentent qu’il serait possible de faire un découpage dessiné, mais comme il leur est demandé de faire un découpage écrit, l’activité se mue au mieux en une segmentation de texte à illustrer, où le dessin ne pilote pas le récit. Hélène Raux montre le flou des représentations enseignantes sur la notion de scénario, elle montre comment une partie des élèves dessine malgré tout et insère du texte transformé, enfin comment le découpage scénaristique peut se trouver délégué à un intervenant extérieur, annihilant l’intérêt pédagogique de l’activité pour les élèves.
De fait, si l’écriture d’un synopsis mobilise des compétences d’écriture scolaires traditionnelles, le découpage, en revanche, suppose que les élèves aient la capacité spécifique de pré-visualiser ce qu’ils racontent et mettent en scène: le site, la taille et la forme des cases, les types de plans, le contenu figuratif, etc. Or, cette compétence particulière, qui consiste véritablement à «penser en images» devrait faire l’objet d’un apprentissage préalable. Ainsi, des élèves performants dans l’écriture du synopsis peuvent-ils se trouver démunis lorsqu’il s’agit de passer à l’étape suivante. C’est pour remédier à ce problème qu’a été inventé le dispositif collaboratif de «l’écriture post-it», qui a été expérimenté avec succès (Rouvière 2015; 2017). Le principe «1 post-it = 1 action» permet de créer une histoire pré-découpée selon l’équivalence implicite «1 post-it = 1 case». A quoi s’ajoute ensuite deux autres couches de post-it de deux couleurs différentes, l’une pour le texte, l’autre pour décrire le visuel. Le synopsis s’invente ainsi ou se réinvente en même temps que le scénario s’écrit, case après case. Planification, mise en texte et révision ne sont plus des étapes chronologiques, mais se fondent dans un seul et même processus dynamique. Ainsi certains élèves en difficulté dans des productions écrites traditionnelles se découvrent une capacité à pré-visualiser et mettre en scène avec ces petits papiers ce qu’ils veulent raconter.
4.4. L’étude des adaptations: une porte d’entrée incontournable de la BD en classe?
Dans son étude historico-didactique, Hélène Raux (2019) montre que l’étude de l’adaptation en BD des classiques de la littérature se situe à un point d’équilibre des tensions culturelles qui entourent la légitimation du médium et, à ce titre, constitue une porte d’entrée possible pour une didactique de la BD en classe. C’est ce que pourrait laisser espérer l’article de Hesse-Weber (2017), qui s’appuie sur l’analyse de productions d’élèves pour étudier les enjeux de l’adaptation d’une pièce de théâtre en bande dessinée. La place donnée à la BD reste cependant celle d’un «satellite gravitant autour des œuvres littéraires» (Raux 2019: 107). D’autres études confirment que la production en classe d’adaptation en BD reste subordonnée pour le professeur à des objectifs d’appropriation subjective, de compréhension et d’interprétation du texte littéraire (Lacelle & Lebrun 2015). Il en ressort tout de même que l’adaptation par les élèves peut donner une réelle impulsion à l’exploration du texte source pour construire la compréhension (Rouvière 2015). Elle oblige les élèves à plonger dans le texte, à le découper, à distinguer les différentes factures de discours et les instances énonciatives, à séquencer les actions, les dialogues ou les passages descriptifs. Le processus engage par ailleurs chez les élèves un effort d'élucidation lexicale et de représentation mentale pour se forger des images. Effort qui est souvent étayé par des recherches documentaires pour enrichir la lecture et nourrir le projet.
Cependant, en ce qui concerne la lecture proprement littéraire, le bénéfice pour l’interprétation du texte source semble limité. Dans une expérimentation que j’ai pu mener (Rouvière 2017), il est apparu qu’une fois que les élèves ont dégagé une note d’intention, le texte source servait de réservoir utile à d'autres fins qu'à sa propre lecture, dans le sens d’'une réduction et d'une simplification. Lors de la présentation ultérieure des planches, le travail comparatif s’est avéré également assez pauvre et n'a pas enrichi véritablement la lecture littéraire. Les élèves ont vu le texte original à travers le prisme de leur propre adaptation, pour étayer leur projet. L'activité fictionnalisante du lecteur (Langlade 2004) a certes été mise en mouvement, mais en amont du processus de l’adaptation lui-même, après la lecture-découverte, lorsqu’était suscité par exemple un jeu d’images associatives. La transmodalisation a apporté en aval peu de gain supplémentaire sur ce plan. Par contre l'analyse que les élèves ont faite de leur planche a montré le plus souvent une articulation explicite entre une intention signifiante, des procédés de composition et des effets de sens (même s’il s’agissait d’un discours reconstruit). La BD m’apparaît comme un médium particulièrement propice à l'adoption de cette posture, pour peu que l’on exerce le regard des élèves sur quelques procédés (choix d’un multicadre, taille, forme et site des vignettes, jeux d’échelle sur l’échelle des plans ou sur les angles de vue, etc.). Ce résultat peut du reste être obtenu en lui-même, sans le détour par l’adaptation d’un texte littéraire.
En ce qui concerne la lecture en classe de bandes dessinées adaptées d’œuvres littéraires, la réflexion didactique, quoi qu’elle en dise, parvient également difficilement à s’affranchir d’une approche «marche-pied», car l’objectif est de contribuer à la formation d’une lecture littéraire de l’œuvre source. Les adaptations BD sont envisagées comme des «textes de lecteurs», et à ce titre, fournissent l’exemple de lectures subjectives (Fourtanier 2012) et sensibles (Ahr 2012). Cependant Brigitte Louichon (2012) montre que l’étude de la reproduction intégrale du texte source peut aussi avoir pour effet de questionner les particularités sémiotiques du langage BD et s’avère une modalité porteuse pour problématiser la lecture.
4.5. Vers une didactique de la culture polygraphique?
Le paradigme de la culture polygraphique proposé par Thierry Smolderen (2009; 2012) pour cerner le creuset où prend naissance et se réinvente la bande dessinée, invite sans doute à élargir les perspectives pour une didactique du médium.
Cela concerne d’abord les frontières d’une acculturation générale au média: ouvrir les représentations des élèves à la diversité des univers de fiction, des genres, des styles graphiques et des esthétiques semble une nécessité, de même que les ouvrir au processus de création, à l’histoire du médium et à ses différentes sphères culturelles à travers le monde. Mais il semblerait fructueux également de questionner en classe les frontières sémiotiques du médium avec d’autres formes d’expression: le dessin de presse, les caricatures séquentielles, le roman-photo, la peinture d’images itératives (profanes ou religieuses), les albums pour enfants, les recueils d’illustrations ou de caricatures, l’art de l’affiche, du vitrail ou de la fresque, dans une approche véritablement interdisciplinaire avec les arts plastiques.
Lorsqu’il s’agit d’étudier le «langage» de la BD, le concept de culture polygraphique invite également à décloisonner l’approche des codes formels. Rencontrer un même procédé (cadre, site, plan, angle de vue…) dans des contextes stylistiques et compositionnels diversifiés éviterait de figer les représentations sur les effets induits, tout en développant la culture du regard et la sensibilité.
En ce qui concerne la production de planches par les élèves, l’intégration d’éléments composites (photogrammes, détails grossis ou inversés de reproductions de tableaux, diagrammes divers) apparaît comme une pratique légitime, de même que le détournement, le collage et l’invention patchwork de planches à partir d’emprunts à d’autres BD ou différentes banques d’images disponibles (Rouvière 2015; 2017). A ce titre, les directions de recherche impulsées depuis 2016 par l’association Stimuli et le laboratoire de didactique André-Revuz de l’Université Denis-Diderot, dans le champ de la didactique des sciences, s’avèrent tout à fait prometteuses. Les enseignants et les chercheurs qui utilisent les arts narratifs et visuels pour faire vivre la science dans leur classe ou médiatiser leurs recherches en laboratoire, utilisent des dispositifs icono-textuels qui s’inspirent de la BD autant qu’ils la nourrissent: par exemple certains organisent la page comme un champ panoptique et insèrent des photogrammes qu’ils traitent comme des vignettes de BD (avec récitatifs et bulles), en les recadrant, en estompant les éléments non discutés, en épurant les éléments importants avec des dessins aux lignes claires, et en les complétant d’annotations graphiques (Goujon 2020); d’autres font produire aux élèves des narrations graphiques codées à partir d’albums pour enfant (Moulin & Hache 2020) et des cartes dites «sensibles» (Gaujal 2020), pour favoriser l’appropriation de savoirs disciplinaires en cours d’acquisition8.Thierry Smolderen (2012) rappelle à quel point toute forme de modélisation théorique peut se révéler stimulante pour l’imagination d’un dessinateur polygraphique. Il y voit l’une des clés du dynamisme de la bande dessinée, qui trouve historiquement sa source dans un imaginaire diagrammatique et spéculatif. Ce propos est confirmé par différentes expériences universitaires récentes, qui invitent les jeunes chercheurs à transposer leur recherche en BD9.
Sur le plan de la lecture, la notion de culture polygraphique invite par ailleurs à sortir d’une approche strictement séquentielle du médium. En contrepoint d’une approche scénaristique de la BD (telle qu’induite par exemple par la narratologie ou le dispositif de l’écriture post-it), il est sans doute possible de promouvoir une approche non linéaire axée sur l’engendrement des images. A la suite des approches tracées par Marion Rostam et Henri Garric à propos des œuvres de David B. et de Franquin, il s’agirait par exemple de rechercher avec les élèves, parmi le flux et l’entrelacement des formes et des figures au sein de certaines œuvres graphiques, un possible dispositif dialectique. Tout se passe parfois comme si la tension entre certaines formes ou certains motifs (la droite vs la courbe, le contour vs le détour, le noir vs le blanc, le vide vs le plein, le texte vs l’image, le figuratif vs l’emblématique) recouvrait un conflit de valeurs et se prêtait à des jeux de combinaison réversibles.
Une autre source d’engendrement des images est l’imaginaire linguistique. Roland Barthes (1982) l’avait montré à propos de l’art du peintre Arcimboldo fondé sur un jeu de métaphores, de métonymies et d’expressions langagières transposés dans une composition visuelle. On retrouve cette direction dans une proposition de Tatiana Blanco Cordon (2012), en classe d’espagnol langue étrangère, qui consiste à effectuer une lecture «littérale» de certains motifs, pour en déduire des expressions linguistiques. Cette méthode semble approcher d’assez près le nœud d’imaginaire où la création iconique parfois s’origine. Il est possible en effet que l’image ait sa source dans un «texte souterrain», qu’elle procède de certaines expressions de la langue qui la parle à l’avance (Rouvière 2012a: 373). On sait par exemple qu’il s’agit chez René Goscinny de l’un des ressorts de l’invention du gag visuel (Kaufmann 1983) ou du cryptage symbolique (le sang-lier). On aboutit alors à des énoncés littéraux, une «lettre» de l’image qui redonne toute leur profondeur aux mises en scène par la bande.
Enfin, au regard de l’hybridation stylistique et de la distanciation ironique partagées par le roman comique et la culture polygraphique, les travaux de Thierry Smolderen légitimeraient d’inscrire dans les programmes de Lycée la culture du roman arabesque et du récit excentrique, au XVIIIe et au XIXe siècle, en incluant les œuvres de Töpffer, Cham ou Doré. Ce serait là le signe d’un saut véritablement «post-légitime» dans l’appréhension du médium BD.
5. Conclusion
Les trois champs théoriques qui ont été mis en regard peuvent sembler relativement hermétiques les uns vis-à-vis des autres, en particulier celui de la recherche en éducation. Intuitivement, on pourrait penser à l’inverse qu’il existe socialement une logique descendante, qui va de la légitimation culturelle du médium à la connaissance savante de son langage et de son histoire, pour aboutir à son intégration scolaire. Mais en raison de logiques de scolarisation propres à la discipline (Chervel 1998; Denizot 2013; Raux 2019), la trajectoire scolaire de l’objet BD tend à se développer en parallèle de son histoire sociale, sans la recouper totalement. Par ailleurs, alors que l’on semble progresser vers une théorisation didactique du médium, jamais la plasticité culturelle de ce dernier n’est apparue aussi grande, du roman arabesque au jeu vidéo, bouleversant les catégories préexistantes à travers lesquelles l’objet était pensé. La notion de culture polygraphique ou encore de dispositif d’images en flux, pourrait à moyen terme faire apparaître comme daté le dispositif de la bande dessinée tel qu’il s’est stabilisé au XXe siècle sur support papier. A moins que cette muséification progressive soit précisément l’une des conditions culturelles et institutionnelles d’une intégration scolaire à venir plus forte encore. L’inscription d’une bande dessinée au programme de Lettres du baccalauréat constituerait sans doute une étape majeure en ce sens. Mais la recherche en didactique sur l’étude de la BD doit encore progresser, en s’intéressant en particulier à la lecture subjective, pour répondre aux besoins qui se feraient jour et accompagner favorablement les pratiques de classe.
Bibliographie
Ahr, Sylviane (2012), «Les classiques en bandes dessinées: sacrilège ou tremplin?», in Enseigner les classiques aujourd’hui. Approches critiques et didactiques, I. De Peretti & B. Ferrier (dir.), Bruxelles, Peter Lang, p. 197-208.
Aquatias, Sylvain (2017), «La bande dessinée à l’école hier et aujourd’hui», Deuxièmes rencontres nationales de la bande dessinée, Angoulême. En ligne, consulté le 11 septembre 2020, URL: http://www.etatsgenerauxbd.org/wp-content/uploads/sites/9/2018/05/2017_rencontres_nationales_bd_02_v00c2.pdf
Arsenault, Dominic (2006), Jeux et enjeux du récit vidéoludique: la narration dans le jeu vidéo, mémoire, Université de Montréal. En ligne, consulté le 11 septembre 2020, URL: http://www.le-ludophile.com/Files/Dominic%20Arsenault%20-%20Memoire.pdf
Baetens, Jan (2009), «Littérature et bande dessinée. Enjeux et limites», Cahiers de Narratologie, n° 16. En ligne, consulté le 11 septembre 2020, URL: https://journals.openedition.org/narratologie/974
Barthes, Roland (1982) «Arcimboldo ou Rhétoriqueur et Magicien», in L’Obvie et l’obtus. Essais critiques III, Paris, Seuil.
Baudry, Julien (2015), «Entretien jeune recherche en bande dessinée: Antony Rageul», Phylacterium. En ligne, consulté le 11 septembre 2020, URL: http://www.phylacterium.fr/?p=2162
Baudry, Julien (2012), Cases Pixels. Une histoire de la bande dessinée numérique en France, Tours, Presses universitaires François Rabelais.
Bautier, Elisabeth, Jacques Crinon, Catherine Delarue-Breton & Brigitte Marin (2012), «Les textes composites: des exigences de travail peu enseignées?», Repères, n° 45, p. 63-79.
Bautier, Elisabeth & Jean-Yves Rochex (2007), «Apprendre: des malentendus qui font la différence», in Les sociologues, l’école et la transmission des savoirs, J. Deauvieau & J.-P. Terrail (dir.), Paris, La Dispute, p. 227-241.
Beaudoin, Isabelle, Jean-François Boutin, Virginie Martel, Nathalie Lemieux, Martin Gendron (2015), «Consolider ses compétences de compréhension en lecture par la BD», Revue de recherche sur la littératie médiatique multimodale, n° 2. En ligne, consulté le 11 septembre 2020, URL: https://litmedmod.ca/consolider-ses-competences-de-comprehension-en-lecture-par-la-bd
Blanchard Marianne, Hélène Raux (dir.) (2019), «Usages didactiques de la bande dessinée», Tréma, n° 51. En ligne, consulté le 1er novembre 2020, URL: https://journals.openedition.org/trema/4803
Boltanski, Luc, (1975), «La Constitution du champ de la bande dessinée», Actes de la recherche en sciences sociales, n°1, p. 37-59. En ligne, consulté le 11 septembre 2020, URL: https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1975_num_1_1_2448
Bomell-Rainelli, Béatrice & Alain Demarco (2011), «La BD au collège depuis 1995: entre instrumentalisation et reconnaissance d’un art», Le Français aujourd’hui, n° 172, p. 81-92.
Bonnéry, Stéphane (2007), Comprendre l’échec scolaire, Paris, La Dispute.
Bourdieu, Pierre (1979), La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, éditions de Minuit.
Bourdieu, Pierre (1992), Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil.
Boutin, Jean-François (2012), «De la paralittérature à la littérature médiatique multimodale. Une évolution épistémologique et idéologique du champ de la bande dessinée», in La littératie médiatique multimodale, M. Lebrun, N. Lacelle & J.-F. Boutin (dir.), Québec, Presses universitaires du Québec.
Bruno, Pierre (1995), «La culture jeune», Le Français aujourd’hui, n° 111, p. 19-28.
Chervel, André (1998), La Culture scolaire: une approche historique, Paris, Belin.
Couégnas, Daniel (1992), Introduction à la paralittérature, Paris, Seuil.
Dacheux, Eric (2009), «La bande dessinée, art reconnu, média méconnu», Hermès, n° 54, p. 11-17.
Dardaillon, Sylvie (2009), «Quelle place pour l’iconotexte dans les pratiques des enseignants du cycle 3?» in La Littérature en corpus. Corpus implicites, explicites, virtuels, B. Louichon & A. Rouxel (dir.), Dijon, Scéren-CRDP de Bourgogne, p. 85-95.
Denizot, Nathalie (2013), La scolarisation des genres littéraires 1802-2010, Bruxelles, Bern & Berlin, Peter Lang.
Depaire, Colombine (2019), État des lieux: la place de la bande dessinée dans l’enseignement, Syndicat national de l’édition. En ligne, consulté le 11 septembre 2020, URL:https://www.sne.fr/app/uploads/2019/02/SNE-PictureThis_etat-des-lieux-BD-ecole_janv2019_2.pdf
Queffélec-Dumasy, Lise (1997), «De quelques problèmes méthodologiques concernant l’étude du roman populaire», in Problèmes de l’écriture populaire au XIXe siècle, R.Bellet & Ph. Régnier, Limoges, Pulim, p. 229-266.
Dürrenmatt, Jacques (2013), Bande dessinée et littérature, Paris, Garnier.
Eco, Umberto (1972), La Structure absente, Paris, Mercure de France.
Eco, Umberto (1970), «Sémiologie des messages visuels», Communications, n° 15, p. 11-51.
Eco, Umberto (1964), Apocaliticci e integrati. Communicazioni di massa e theori della cultura di massa, Milan, Bompiani.
Eisner, Will (1985), Comics and Sequential Art, Tamarac, FL, Poorhouse Press.
Evans, Christophe (2015), «Profils de lecteurs, profils de lecture », in La Bande dessinée, quelle lecture, quelle culture?, B. Berthou (dir.), Paris, éditions de la Bibliothèque publique d’information, p. 17-44.
Fourtanier, Marie-José (2013), «Lire et faire lire des œuvres littéraires adaptées en BD: "ravauder" le patrimoine ou l’inventer?», in Les Patrimoines littéraires à l’école, S. Ahr & N. Denizot (dir.), Namur, Presses universitaires de Namur, p. 33-50.
Fresnault-Deruelle, Pierre (1972), La Bande dessinée. Essai d’analyse sémiotique, Paris, Hachette.
Frezza, Gino (1999), Fumetti, anime del visibile, Roma, Meltemi.
Gabilliet, Jean-Paul (2005), Des Comics et des hommes. Histoire culturelle des comic books aux États-Unis, Nantes, éd. du Temps.
Garric, Henri (dir.) (2013), L’Engendrement des images, Tours, Presses universitaires François Rabelais.
Garric, Henri (2014), «Ce que la bande dessinée pense de la littérature: à propos de gemma Bovery de Posy Simonds», Neuvième Art 2.0. En ligne, consulté le 11 septembre 2020, URL: http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article806
Gaudreault, André & Thierry Groensteen (dir.) (1998), La transécriture. Pour une théorie de l’adaptation. Littérature, cinéma, bande dessinée, théâtre, clip, Quebec & Angoulême, Editions Nota Bene / CNBDI.
Gaujal, Sophie (2020), «Géo-graphier», in Actes de la 2e édition du colloque Telling Science Drawing Science, 15-17 mai 2019 Angoulême (TSDS # 2), C. de Hosson, L. Bordenave, P.-L. Dautès & N. Décamp (dir.), Paris, Irem, p. 111-118.
Goujon, Catherine (2020), «La bande dessinée dans les écrits scientifiques en sciences de l’éducation, un cas en didactique des sciences», in Actes de la 2e édition du colloque Telling Science Drawing Science, 15-17 mai 2019 Angoulême (TSDS # 2), C. de Hosson, L. Bordenave, P.-L. Dautès & N. Décamp (dir.), Paris, Irem, p. 26-31.
Groensteen, Thierry (2011), Bande dessinée et narration, Paris, PUF.
Groensteen, Thierry (2006), La bande dessinée, un objet culturel non identifié, Angoulême, Editions de l’An 2.
Groensteen, Thierry (1999), Système de la bande dessinée, Paris, PUF.
Hache, Christophe & Marianne Moulin (2020), «Codage d’album et activité mathématique?», in Actes de la 2e édition du colloque Telling Science Drawing Science, 15-17 mai 2019 Angoulême (TSDS # 2), C. de Hosson, L. Bordenave, P.-L. Dautès & N. Décamp (dir.), Paris, Irem, p. 82-85.
Heinich, Nathalie (2017), «L’artification de la bande dessinée», Le Débat, n° 195, p. 10-15.
Hesse-Weber, Armelle (2017), «Du théâtre à la bande dessinée », Pratiques, n° 175-176. En ligne, consulté le 11 septembre 2020, URL: https://doi.org/10.4000/pratiques.3617
Huynh, Jeanne-Antide (1991), «La synthèse de documents», Le Français aujourd’hui, n° 96, p. 26-35.
Ingulsrud, John E. & Kate Allen (2009), Reading Japan Cool. Patterns of Manga Literacy and Discourse, Lanham, Lexington Books.
Ito, Mizuko (2008), «Mobilizing the Imagination in Everyday Play: The Case of Japanese Media Mixes», in International Handbook of Children, Media and Culture, D. Livingstone & K. Drotner (dir.), New York, Sage. En ligne, consulté le 11 septembre 2020, URL: http://www.itofisher.com/mito/publications/mobilizing_the.html
Kaufmann, Judith (1983), «Astérix, humour pictural et verbal», Cahier comique et communication, n°1, p. 67-109.
Kunzle David (1990), History of the comic strip, vol. 2, The ninetheenth century, Berkeley, University of California Press.
Lacelle, Nathalie (2012), «La déconstruction et la reconstruction des œuvres multimodales», in La littératie médiatique multimodale, M. Lebrun, N. Lacelle & J.-F. Boutin (dir.), Québec, Presses universitaires du Québec, p. 125-140.
Lacelle, Nathalie & Monique Lebrun (2015), «L’écriture transmédiatique dans le processus s’appropriation d’univers narratifs», in Les Formes plurielles des écritures de la réception, F. Le Goff, M.-J. Fourtanier (dir.), Namur, Presses universitaires de Namur, p. 237-257.
Langlade, Gérard (2004), «Le sujet lecteur auteur de la singularité de l’œuvre», in Le sujet lecteur. Lecture subjective et enseignement de la littérature, A. Rouxel & G. Langlade (dir.), Rennes, PUR, p. 81-91.
Louichon, Brigitte (2012) «Fables en BD: la contrainte du texte», in Bande dessinée et enseignement des humanités, N. Rouvière (dir.), Grenoble, Ellug, p. 171-182.
Lunning, Frenchy (dir.) (2010), Fanthropologies, Minneapolis, University of Minessota Press.
Jenkins, Henry (2006), Convergence culture: Where Old and New Media Collide, New York, New York University Press.
Lefèvre, Pascal (2007), «Incompatible Visual Ontologies: The Problematic Adapatation of Drawn Images», in Film and Comic Books, I. Gordon, M. Jancovitch & M. McAllister (dir.), Jackson, University Press of Mississippi.
Lesage, Sylvain (2018), Publier la bande dessinée: les éditeurs franco-belges et l’album, 1950-1990, Lyon, Presses de l’Enssib.
Lesage Sylvain (2019), «Une bande dessinée adulte? Usages et mésusages de la légitimation», Belphégor, n° 17 (1). En ligne, consulté le 11 septembre 2020, URL: http: //journals.openedition.org/belphegor/1607
Louichon, Brigitte (2012), «Fables en BD: la contrainte du texte», in Bande dessinée et enseignement des humanités, N. Rouvière (dir.), Grenoble, Ellug, p. 171-182.
Louichon, Brigitte (2008), «Enquête sur le rapport des enseignants aux programmes de 2002 et les pratiques d’enseignement de la littérature au cycle 3», Repères, n°37, p. 51-68. En ligne, consulté le 11 septembre 2020, URL: https://doi.org/10.4000/reperes.420
McCloud, Scott (1993), Understanding Comics. The Invisible Art, Northampton, Tundra Publishing.
Maigret, Eric (2015), «La bande dessinée dans le régime du divertissement: reconnaissance et banalisation d’une culture», in La Bande dessinée, quelle lecture, quelle culture?, B. Berthou (dir.), Paris, Editions de la Bibliothèque publique d’information. En ligne, consulté le 11 septembre 2020, URL: https://books.openedition.org/bibpompidou/1677
Maigret Eric (2012a), «Théories des bandes débordées», in La Bande dessinée: une médiaculture, E. Maigret & M. Stefanelli (dir.), Paris, Armand Colin, p. 50-70.
Maigret Eric (2012b), «bande dessinée et postlégitimité», in La Bande dessinée: une médiaculture, E. Maigret & M. Stefanelli (dir.), Paris, Armand Colin, p. 130-148.
Maigret, Eric (1994), «La reconnaissance en demi-teinte de la bande dessinée», Réseaux, n° 67, p. 113-140. En ligne, consulté le 11 septembre 2020, URL: https://www.persee.fr/doc/reso_0751-7971_1994_num_12_67_2742
Maigret Eric, Matteo Stefanelli (dir.) (2012), La Bande dessinée: une médiaculture, Paris, Armand Colin.
Marion, Philippe (1993), Traces en cases, Louvain-la-Neuve, Académia.
Martel, Virginie & Jean-François Boutin (2015), «Intégrer la lecture multimodale et critique en classe d’histoire: étude de cas exploratoire», Revue de recherche sur la littératie médiatique multimodale, n° 2. En ligne, consulté le 11 septembre 2020, URL: https://www.erudit.org/fr/revues/rechercheslmm/2015-v1-rechercheslmm03759/1047801ar.pdf
Massol, Jean-François & Gersende Plissonneau (2008), «La littérature lue en 6e et 5e: continuités et progressions», Repères, n° 37, p. 69-103. En ligne, consulté le 11 septembre 2020, URL: https://doi.org/10.4000/reperes.422
Méon, Jean-Matthieu (2015), «Bande dessinée: une légitimité sous condition», Informations Sociales, n° 190 (4), p. 84-91.
Mitaine Benoît, David Roche & Isabelle Schmitt-Pitiot (dir.) (2015), Bande dessinée et adaptation (littérature, cinéma, TV), Clermont-Ferrand. Presses universitaires Blaise Pascal.
Morgan, Harry (2003), Principes des littératures dessinées, Angoulême, Éditions de l’An 2.
Morgan, Harry (2012), «De l’éradication de "l’illustré gangster" à l’analyse de bandes dessinées en classe (1929-2009): ruptures et continuité», in Bande dessinée et enseignement des humanités, N. Rouvière (dir.), Grenoble, Ellug, p. 55-77.
Nakazawa, Jun (2005), «Development of manga (Comic Book) Literacy in Children », in Applied Developmental Psychology. Theory, Practice and Research from Japan, D, W. Schwalb, J. Nakazawa & B. Schwalb (dir.), Charlotte, Information Age Publishing.
Ory, Pascal, Laurent Martin, Jean-Pierre Mercier & Sylvain Venayre (2012), L’Art de la bande dessinée, Paris, Citadelle & Mazenod.
Polo, Claire & Rouvière, Nicolas (2019), «La BD: un support "facilitant" en classe de SES?», Tréma, n° 51, p. 166-190.
Rageul, Anthony (2014), La bande dessinée saisie par le numérique: formes et enjeux du récit reconfiguré par l’interactivité, thèse de doctorat, Université Rennes 2.
Raux, Hélène (2019), La Bande dessinée en classe de français: un objet disciplinaire non identifié, thèse de doctorat, Université de Montpellier.
Reuter, Yves (1986), «Les Paralittératures: problèmes théoriques et pédagogiques», Pratiques, n° 50, p. 3-21.
Robert, Pascal (2016), Bande dessinée et numérique, Paris, CNRS éditions.
Rostam, Marion (2013), «Naissance d’un imaginaire graphique dans L’Ascension du Haut Mal de David B.», in L’Engendrement des images, Garric H. (dir.), Tours, Presses Universitaires François Rabelais, p. 19-41.
Rouvière, Nicolas (2017), «Adapter en classe des extraits de roman sous forme de BD: quels apports pour la lecture littéraire?», Revue de Recherches en Littératie Médiatique Multimodale, n° 6. En ligne, consukté le 11 septembre 2020, URL: https://litmedmod.ca/adapter-en-classe-des-extraits-de-roman-sous-forme-de-bd-quels-apports-pour-la-lecture-litteraire
Rouvière, Nicolas (2015), «Produire des planches pour apprendre à lire la BD: quelques dispositifs et leurs effets dans des classes de cycle 3», Revue de Recherches En Littératie Médiatique Multimodale, n° 1. En ligne, consulté le 11 septembre 2020, URL: https://doi.org/10.7202/1047792ar
Rouvière, Nicolas (2014), Le Complexe d’Obélix, Paris, PUF.
Rouvière Nicolas (dir.) (2012a), Bande dessinée et enseignement des humanités, Grenoble, Ellug,
Rouvière Nicolas (2012b), «Étudier une œuvre intégrale en bande dessinée au cycle 3: quelles spécificités didactiques?», in Bande dessinée et enseignement des humanités, N. Rouvière (dir.), Grenoble, Ellug, p. 103-121.
Rouvière, Nicolas (2008a), «L’influence de la bande dessinée sur les albums pour enfants: histoire, esthétique et thématiques», Modernités, n° 28, p. 17-28.
Rouvière, Nicolas (2008b), «Adapter les classiques. Présentation de la collection "les grandes aventures racontées aux enfants"», Les Cahiers de Lire écrire à l’Ecole, n° 2, p. 45-65.
Rouvière, Nicolas (2006), Astérix ou les lumières de la civilisation, Paris, PUF.
Stefanelli, Matteo (2012), «Un siècle de recherches sur la bande dessinée», in La Bande dessinée: une médiaculture, E. Maigret & M. Stefanelli (dir.), Paris, Armand Colin, p. 17-49.
Smolderen, Thierry (2009), Naissances de la bande dessinée. De William Hogarth à Winsor McCay, Bruxelles, Les Impressions nouvelles.
Smolderen, Thierry (2012), «Histoire de la bande dessinée: questions de méthodologie», in La Bande dessinée: une médiaculture, E. Maigret & M. Stefanelli (dir.), Paris, Armand Colin, p. 71-90.
Taylor, Laurie (2004), «Compromised Divisions, Thresholds in Comic Books and Video Games», ImageText, n°1 (1). En ligne, consulté le 28 août 2021, URL: http://www.english.ufl.edu/imagetext/
Tisseron, Serge (2000), Psychanalyse de la bande dessinée, Paris, Flammarion.
Tisseron, Serge (1993), Tintin et le secret de Hergé, Paris, Hors collection.
Pour citer l'article
Nicolas Rouvière, "Quelle didactique pour la bande dessinée? Retour sur trois tournants théoriques de la décennie 2010-2020", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021http://www.transpositio.org/articles/view/quelle-didactique-pour-la-bande-dessinee-retour-sur-trois-tournants-theoriques-de-la-decennie-2010-2020
Voir également :
Enseigner les mémoires graphiques au degré post-obligatoire: réflexions et pistes didactiques
L’étude de la bande dessinée, pour elle-même et en tant qu’objet d’enseignement et d’apprentissage à part entière, peine à se développer, particulièrement en contexte scolaire post-obligatoire (Rouvière 2012). Envisagée par certain·e·s comme une sous-littérature, la bande dessinée est en revanche, par d’autres, considérée comme faisant partie intégrante du panorama des productions littéraires contemporaines (Bomel-Rainelli & Demarco 2011). Pourtant, à l’heure où les pratiques culturelles ordinaires sont marquées par une forte présence de l’image, particulièrement en ce qui concerne la lecture, l’écriture et l’expression de soi des adolescent·e·s, l’enseignement d’objets littéraires hybrides en classe se justifie plus que jamais. En l’occurrence, par sa caution à la fois littéraire et artistique, le roman graphique présente un intérêt particulier pour l’enseignement du français. En effet, le choix de cet avatar de la bande dessinée répond à une conception dynamique des corpus scolaires qui, comme le suggère François Bon, gagnent à être renouvelés afin de permettre aux élèves de se construire et de se situer en tant que sujets contemporains.
Enseigner les mémoires graphiques au degré post-obligatoire: réflexions et pistes didactiques
Il faut renouveler le corpus de textes abordés dans les classes: se saisir de ce que la littérature peut avoir de plus contemporain (pour que résonne une expérience présente du monde) et de plus radical (pour que puissent advenir frictions, secousses, courts-circuits).
François Bon, Apprendre l’invention
L’étude de la bande dessinée, pour elle-même et en tant qu’objet d’enseignement et d’apprentissage à part entière, peine à se développer, particulièrement en contexte scolaire post-obligatoire (Rouvière 2012). Envisagée par certain·e·s comme une sous-littérature, la bande dessinée est en revanche, par d’autres, considérée comme faisant partie intégrante du panorama des productions littéraires contemporaines (Bomel-Rainelli & Demarco 2011). Pourtant, à l’heure où les pratiques culturelles ordinaires sont marquées par une forte présence de l’image, particulièrement en ce qui concerne la lecture, l’écriture et l’expression de soi des adolescent·e·s, l’enseignement d’objets littéraires hybrides en classe se justifie plus que jamais. En l’occurrence, par sa caution à la fois littéraire et artistique, le roman graphique présente un intérêt particulier pour l’enseignement du français. En effet, le choix de cet avatar de la bande dessinée répond à une conception dynamique des corpus scolaires qui, comme le suggère François Bon, gagnent à être renouvelés afin de permettre aux élèves de se construire et de se situer en tant que sujets contemporains.
Le terme «roman graphique» (graphic novel), en tant que label, s’installe dans les années 1980, dans un premier temps dans la culture anglo-saxonne, pour légitimer une production caractérisée par des récits longs non sériels (one shot), destinés à un public adulte, et qui se démarque de la bande dessinée américaine (comics1), à connotation souvent enfantine et divertissante. Le label désigne dès lors une bande dessinée d’auteur·trice, traitant de thématiques plus sérieuses et qui, pour ce faire, s’affranchit de certains standards éditoriaux pour se rapprocher du format plus libre du roman (Baetens 2012). À cela s’ajoute un style plus personnel, souvent en noir et blanc, soit une recherche d’authenticité par le biais du dessin. Les propriétés matérielles du roman graphique et son mode de diffusion poursuivent également une volonté de démarcation, puisque le format, la qualité du papier et le type de couverture s’éloignent des formes de publication traditionnellement associées à la bande dessinée, notamment par le choix de maisons d’éditions littéraires ou de microstructures d’autoédition (Baetens 2012: 204). Sans entrer dans le débat portant sur la légitimation littéraire de la bande dessinée, qui a été sans conteste atteinte avec Maus d’Art Spiegelman (Prix Pulitzer 1992), l’intérêt du roman graphique se situe dans sa manière de tisser des liens étroits entre bande dessinée et littérature, notamment par un régime narratif caractérisé par un dédoublement de l’énonciation. L’acte d’énonciation verbal est en effet accompagnéd’une énonciation graphique qui élargit les possibles en matière de narration, en dotant les images d’un pouvoir narratif aussi, voire plus, important (Baetens 2012: 214). Ainsi, l’instance narrative du roman graphique est davantage polysémique que celle d’un texte littéraire «classique», non visuel (Baetens 2009: 6).
En outre, il y a une prééminence de l’autobiographie au sein de la catégorie «roman graphique» (Baetens 2012). Les auteurs·trices s’en emparent en effet pour exploiter les subtilités narratives offertes par le support composite et ainsi enrichir le récit verbal d’un récit visuel porteur d’une authenticité autobiographique inédite. L’étiquetage roman graphique pose dès lors problème, dans le sens où l’appellation générique «roman» renvoie à une part fictionnelle qui n’est pas centrale dans ce type de production. Hillary Chute suggère d’user de l’appellation «récit graphique». Cette dernière a l’avantage de mettre en avant la dimension narrative de ces œuvres, en y incluant leur part non fictionnelle, ceci tout en les liant au label générique, plus vaste, du roman graphique (Chute 2008: 453). Elle ajoute notamment que la particularité des récits graphiques est leur manière de tisser des liens entre ce qui est dit et ce qui est montré, ceci en explorant les frontières entre histoire collective et histoire singulière. Nancy Pedri (2013) propose, quant à elle, l’usage du terme «mémoire graphique», qui reflète la dimension non fictionnelle, en même temps qu’il renvoie à la complexité de toute représentation graphique de soi (autoréflexivité, mémoire, identité). Notre proposition abordant un corpus de roman graphiques autobiographiques, dont la part non fictionnelle est assumée et revendiquée par les auteurs·trices, l’hyperonyme récit graphique et l’appellation plus spécifique mémoire graphique nous paraissent être les plus à même de rendre compte de leur richesse et singularité.
En y réfléchissant du point de vue de l’enseignement, il nous semble que le récit graphique, par la vision vivifiante qu’il offre de thématiques touchant à la fois au singulier et au collectif, a une certaine légitimité à figurer parmi les lectures qui permettent «de découvrir, dans toute sa diversité, la relation de l’homme à lui-même, à autrui, à la réalité sociale, politique et culturelle» (Plan d’étude vaudois pour l’école de maturité: 16). En outre, la narration simultanée et multimodale (modes textuel et iconique) demande au lecteur·trice «[d’opérer] des allers-retours entre lecture et contemplation du sens» (Chute 2008: 452). Il·elle est en effet appelé·e à interpréter le sens à partir de la combinaison simultanée des différents modes, en même temps qu’il·elle entre dans un plaisir contemplatif développant sa sensibilité esthétique à l’hybridation entre littérature et arts visuels (Schaeffer 2016). En ce sens, la littérarité du récit graphique dépasse une simple volonté de transposer certains procédés textuels présents dans les autobiographies littéraires. Au contraire, elle repose sur un pouvoir narratif nouveau accordé aux images, qui renverse la hiérarchie entre représentation textuelle et représentation visuelle, pour décloisonner et renouveler le genre de l’autobiographie (Baetens 2012).
Aborder le récit graphique au degré post-obligatoire est d’autant plus pertinent si l’on considère que la nature multimodale (Lebrun, Lacelle & Boutin 2012; 2017) du support fait écho aux pratiques culturelles ordinaires des adolescent·e·s. L’omniprésence de l’image dans leur quotidien – que ce soit dans la consommation de séries ou de plateformes vidéo, dans leurs moyens de communication ou de socialisation – légitime l’enseignement d’une production, qui en plus d’être extrêmement riche en possibilités de développer des compétences propres à la lecture littéraire (Simard, Dufays, Dolz & Garida-Debanc 2010), permet également de favoriser l’acquisition d’une compétence critique de l’image (Lewis 2001).
Ainsi, l’enseignement du récit graphique, peu présent en classe de littérature, permet de se rapprocher de la culture adolescente, pour favoriser le développement de la littératie multimodale, mais également pour forger une sensibilité esthétique problématisant l’exhibition de soi encouragée par le numérique (Han 2017). Face aux problèmes d’immersion ressentis par certain·e·s élèves à la lecture d’œuvres du patrimoine littéraire (Vandendorpe 2012), le récit graphique est un intermédiaire foisonnant, facilitant une lecture engagée et créant des ponts entre littérature, arts et usages ordinaires, enjeux soulignés notamment par Marianna Missiou:
Enseigner la bande dessinée est un défi que l’enseignement scolaire doit relever, en particulier pour établir les liens entre la littératie traditionnelle et les nouvelles formes de la culture médiatique. Mais il ne s’agit pas seulement de former des lecteurs experts et critiques, aussi bien à l’aise dans le monde des lettres que celui des représentations figuratives, pour démêler les productions discursives combinant des codes variés. Il s’agit aussi de former des lecteurs sensibles, impliqués, entrant en résonance symbolique avec les œuvres, pour s’accomplir à part entière comme sujets-interprètes. (Missiou 2012: 98)
Nous mènerons une réflexion sur l’apport du récit graphique à l’enseignement du français au degré post-obligatoire. Écrits à la première personne, avec une identification assumée entre auteur·trice, narrateur·trice et personnage, ce qui implique clairement la présence d’un pacte autobiographique (Lejeune 1975), ces récits abordent l’intime et des thématiques contemporaines complexes, qui résonnent avec l’expérience du monde actuel. De plus, les dimensions langagières et visuelles lient et confrontent les pratiques adolescentes de mise en scène de soi à un pendant littéraire qui dépasse les formes exhibitionnistes pour viser, au contraire, une esthétisation du vécu par un processus d’auto-construction de soi. Dans les pages qui suivent, nous tenterons d’explorer les richesses des mémoires graphiques dans une volonté d’en saisir le potentiel pour l’enseignement de la littérature, ceci en esquissant quelques pistes didactiques à partir d’un corpus composé de Fun Home (Bechdel 2006), Persepolis (Satrapi 2000-2003) et Wonderland (Tirabosco 2015)2.
Les spécificités du mémoire graphique
Pour comprendre l’intérêt du mémoire graphique pour l’enseignement de la littérature, il convient d’en expliciter les composantes narratives et les caractéristiques, par rapport à un récit autobiographique «traditionnel». En mettant en évidence ses éléments constitutifs3, nous souhaitons montrer la manière dont celui-ci engage les élèves dans une posture active de lecteur·trice·s-interprètes. Dès lors, nous abordons le récit graphique à la fois comme une lecture stimulante et motivante pour les élèves (lecture plaisir) et comme une lecture permettant de développer des compétences en lecture et interprétation littéraires (lecture savante) (Simard, Dufays, Dolz & Garida-Debanc 2010).
Figure 1: Les composantes narratives du mémoire graphique
La bulle bleue regroupe les caractéristiques principales de la narration autobiographique traditionnelle. En plus du pacte autobiographique, déjà mentionné, ce genre se démarque par l’adoption d’une perspective rétrospective. Le narrateur homodiégétique (Genette 1972) est à la fois l’instance énonciative cadrant le récit et le personnage principal des événements relatés. Le «je» revient sur son passé pour y puiser souvenirs, anecdotes et expériences intimes vécues. Son récit est en outre fondé sur un pacte référentiel avec le lecteur·trice, par lequel est affirmée l’authenticité des faits narrés.
Le mémoire graphique (encadré vert) repose sur les mêmes rouages, qui sont augmentés et enrichis par le support graphique de la bande dessinée (en violet). Ainsi, en plus d’éléments descriptifs renvoyant aux perceptions, pensées et émotions – présentes ou passées – du «je» auteur·trice/narrateur·trice/personnage, le support graphique inclut également sa représentation physique à travers le temps (autoportrait du «je» enfant/adolescent·e/adulte). Cette instance cadre notamment le récit par le biais de récitatifs, tout en apparaissant sur les planches (représentation visuelle) et en étant le personnage principal des souvenirs exposés. Sur une même planche peuvent donc coexister un «je narrant» (auteur·trice/narrateur·trice) et un «je narré» (personnage). En ce sens, le support graphique permet de réunir les différents temps du récit, présent et passé, dans un espace-temps partagé (ou «spatio-topie» selon Groensteen 1999: 25-26). Lors de la lecture, la présence simultanée de textes et d’images a le potentiel de créer des effets de temporalité inédits où narrateur·trice et personnage coexistent au sein de l’espace-temps de la planche, tout en renvoyant chacun à une temporalité propre. Par ailleurs, le récit graphique permet l’imbrication ou la reproduction d’autres médias, tels que des photographies ou des extraits de sources secondaires (journal, page de livre, etc.), qui enrichissent le pacte référentiel ou la dimension historique du récit, par la présence d’éléments ayant une valeur documentaire. Au sein du support graphique, l’apparition visuelle d’autres médias crée des strates de significations originales et riches, identifiables et interprétables par le lecteur·trice, indépendamment des bulles (intradiégétiques) et des récitatifs (extradiégétiques) contenant du texte.
La particularité de la narration graphique, et plus largement de la bande dessinée, est donc qu’elle s’appuie autant sur le code textuel que sur le code iconique, les deux modes s’imbriquant dans une relation d’interdépendance pour produire le récit. Ainsi, les deux contribuent à la création d’effets de sens saisissables pour le lecteur·trice qui navigue, hiérarchise et interprète les images en même temps que le texte. En ce sens, le support de la bande dessinée place l’interprète dans une posture active, puisqu’il est appelé: à comprendre les enjeux de la narration multimodale, soit la combinaison intrinsèque de deux modes distincts produisant du sens (textuel et visuel); à décoder les effets du récit à partir du tissage entre les différentes unités de la bande dessinée intégrées dans une séquence (case, bande, planche, album); ainsi qu’à produire du sens sur la base des qualités esthétiques et expressives du dessin.
Les enjeux de la narration multimodale
Pour illustrer l’imbrication de différents modes au sein du récit graphique, nous proposons de partir d’un exemple de double planche tiré de Fun home: une tragicomédie familiale. Il s’agit d’un récit sur le passage de l’enfance à l’âge adulte (récit d’apprentissage ou coming-of-age) de l’autrice et illustratrice Alison Bechdel, qui retrace plus particulièrement les liens complexes entretenus avec son père, décédé à l’âge de quarante-quatre ans des suites d’un accident, aux allures de suicide. Ayant appris à l’âge adulte l’homosexualité cachée de son père, cette dernière part à la recherche des traces de ce secret familial dans ses souvenirs d’enfance et d’adolescence. Fun home est une autobiographie familiale aux thématiques multiples, telles que l’identité, la complexité des liens familiaux ou la découverte de la sexualité.
Cette double planche se situe au cœur du récit et se présente par le biais d’une mise en page «décorative», à l’intérieure de laquelle prime une organisation esthétique du contenu narratif (Peeters 2003). Elle intervient dans le récit d’un souvenir où la narratrice, alors étudiante, revient dans la maison de famille et découvre, dans une boîte, une photographie prise par son père, à un moment où l’orientation sexuelle de ce dernier lui était encore inconnue. La photographie représente Roy, l’ancien jardinier et baby-sitter de la famille, dans une posture dénudée permettant de comprendre la relation intime qui le liait à son père. Ce moment du récit est particulièrement intéressant à aborder: d’abord, parce qu’il se démarque de la mise en page rhétorique habituelle de Fun Home, composée de cases de tailles différentes dans le reste de l’album; mais également parce qu’il thématise l’homosexualité du père par l’incrustation et la reproduction visuelle du médium de la photographie, ainsi que par la juxtaposition de strates de temporalité au sein du même espace spatio-topique. La voix présente dans les récitatifs renvoie à Alison-adulte et au temps de la narration; la main à la temporalité du souvenir raconté, où le personnage Alison-adolescente découvre la boîte; et la photographie à une période antérieure où la protagoniste était une enfant. Ce feuilletage temporel est par ailleurs hiérarchisé, les récitatifs apparaissant au premier plan. Par le biais de l’organisation esthétique du contenu, la temporalité de l’instance narrative prend le dessus sur les temporalités racontées, montrant ainsi visuellement la primauté de la voix d’Alison-narratrice pour la compréhension et la perception des événements racontés.
Alison Bechdel, Fun Home: une tragicomédie familiale, p.104-105 © Éditions Denoël 2006.
À travers cette double planche, on peut s’attarder sur les effets d’immersion possibles à partir de l’hybridation entre le texte et l’image, impliquant les lecteur·trice·s dans une activité interprétative importante. L’immersion en question repose d’abord sur le cadrage, qui signale une rupture narrative. Cette double planche étant précédée et succédée par des planches «classiques» (avec une articulation entre plusieurs cases comprenant des dialogues), cet effet de rupture permet au lecteur·trice de comprendre qu’il s’agit d’un épisode central du récit. À cela s’ajoutent les trois strates de temporalités, lors de la lecture conjointe des illustrations et des récitatifs, qui cadrent le récit du souvenir en même temps qu’ils reproduisent les pensées et émotions de la narratrice. Il y a en effet une plongée dans la temporalité de la photographie, par le biais d’une technique d’«ocularisation interne primaire», plaçant le lecteur·trice dans la vision subjective du personnage (Jost 1989). L’ocularisation interne primaire «renvoie au point de vue interne du personnage sur lequel le récit est focalisé» (Baroni 2020: 9), soit dans cet exemple la main du personnage, qui permet au lecteur·trice de comprendre qu’il·elle est placé·e dans la subjectivité d’Alison-étudiante. Cette forme de complicité entre le lecteur·trice et le personnage est également encouragée par le plan rapproché et le placement physique de la main du lecteur·trice sur celle du personnage lors de la lecture de cette double planche.
Sur cette base, on peut entamer un travail de repérage, d’analyse et interprétation, en mettant l’accent sur les capacités inférentielles des élèves, convoquées par l’hybridation texte-image (multimodalité), ainsi que sur les codes spécifiques de la bande dessinée. En l’occurrence, cet exemple illustre les enjeux de l’utilisation co-dépendante des deux codes sémiotiques, invitant le lecteur·trice à interpréter l’homosexualité secrète du père. La rupture dans le tissage iconique (double planche, absence de cases et de dialogues, cadrage, etc.), la reproduction visuelle du médium de la photographie et le commentaire de la narratrice-adulte sur «la façon dont [son père] jonglait entre sa personne publique et sa réalité privée» se nourrissent simultanément pour suggérer le secret du père, sans que celui-ci soit verbalement explicité à ce moment du récit. Par ailleurs, la mise en page, et les multiples strates de profondeurs qu’elle recèle, suggèrent également la complexité de la thématique de l’homosexualité, qui se situe au cœur de l’œuvre.
Explorer les enjeux de l’utilisation conjointe des modes visuel et textuel dans Fun Home, et plus largement, dans le système de la bande dessinée, permet de saisir la manière unique dont ce médium produit du sens. En effet, la compréhension du système de la narration graphique ouvre la voie à une richesse interprétative spécifique au support, permettant de développer des compétences en analyse et interprétation inédites, que la littérature «classique» ne pourrait exprimer avec des moyens exclusivement verbaux. L’élève aurait dès lors le potentiel de développer à la fois des compétences en interprétation de texte et en interprétation d’images. L’album permet en ce sens de travailler à l’acquisition d’une littératie multimodale, à partir de la compréhension et de l’analyse des mécanismes énonciatifs du récit graphique.
Construction du sens à partir de la séquence
En parallèle des enjeux liés à sa nature plurisémiotique, nous souhaitons montrer comment le récit graphique construit des effets de sens à partir de la disposition spatio-topique, plus spécifiquement à partir des liens entre les images fixes et la séquence dans laquelle elles apparaissent (interrelations entre vignette, bandeau, planche, double planche, etc.). Afin d’illustrer cette dimension, nous proposons de commenter deux planches tirées de Persepolis de Marjane Satrapi (2000-2003). Persepolis est un mémoire graphique en noir et blanc, retraçant les étapes marquantes de la vie de la narratrice, Marji, de son enfance vécue à Téhéran durant la révolution islamique, jusqu’à son adolescence et début de vie d’adulte en Autriche. Cet extrait, qui apparaît dans la deuxième partie du récit (tome 2), se situe dans le contexte de la révolution iranienne. L’épisode retrace un souvenir d’enfance, en l’occurrence le retour de Marji-enfant et de sa mère dans leur quartier de Téhéran, après une série de bombardements. Découvrant les ruines de maisons et bâtiments détruits par les bombes, l’enfant questionne sa mère au sujet d’amis de la famille dont la maison a été visiblement détruite. Tandis que la mère tente de l’éloigner des lieux (les personnages se dirigent à droite, hors case), cette dernière découvre un bracelet appartenant à son amie Néda, qui lui confirme la mort probable de cette dernière.
Marjane Satrapi, Persepolis © L’Association 2007.
La narration, homodiégétique, est entièrement prise en charge par les récitatifs de la narratrice-adulte, qui raconte un épisode marquant de son enfance en Iran, en tentant de verbaliser son ressenti au moment des faits. Dans ce but, le foyer perceptif évolue pour adopter progressivement le point de vue du personnage (Marji-enfant). Le lecteur·trice passe donc d’un point de vue externe, qui correspond aux cadrages adoptés dans les quatre premières cases, vers un point de vue interne dans la toute dernière case (Baroni 2017b). Tandis que le développement du récit des cinq premières vignettes repose principalement sur les récitatifs de la narratrice-adulte, que les images illustrent, les trois cases en fin de séquence opèrent un glissement progressif vers le point de vue interne de l’enfant, d’abord en montrant ses émotions par des plans rapprochés sur son visage, puis par le biais d’une case noire, qui correspond à une ocularisation interne, puisque la fillette cache ses yeux pour ne pas voir le spectacle, l’image étant accompagnée du commentaire «aucun cri du monde n’aurait suffi à soulager ma souffrance et ma colère.». Par ailleurs, le moment où le récit adopte le point de vue interne du personnage, la prise en charge du récit est davantage déléguée à l’expressivité du dessin. Dès lors que l’héroïne (Marji-enfant) place ses mains sur les yeux, le lecteur·trice est invité à s’immerger dans le point de vue de l’enfant, par le biais d'une case noire qui exprime en quelque sorte l’indicible et incite à interpréter et ressentir ses émotions (souffrance, deuil, etc.). En d’autres termes, il s’agit d’un moment de débrayage du point de vue de la narratrice pour se réancrer dans le point de vue du personnage. La case noire, qui clôt le récit du souvenir, est située à la fin de la séquence et du chapitre «Le Shabbat» (tome 2). Elle peut être interprétée comme une ellipse, dont l’effet est de créer une rupture narrative servant, d’une part, à renforcer l’importance de ce souvenir traumatisant, d’autre part, à focaliser l’attention du lecteur·trice sur les émotions de Marji-enfant. Agissant comme un support immersif, l’adoption du point de vue du personnage favorise une lecture affective, à partir d’une démarche analytique visant à déceler et à interpréter les effets de sens présents dans le tissage iconique de cette séquence. Il y a donc de la part du lecteur·trice un va-et-vient entre une lecture participative et une lecture distancée, ce qui correspond à la lecture littéraire, telle qu’elle a été développée dans les recherches en didactique du français (Dufays, Gemenne & Ledur 2015).
Le deuxième exemple est tiré de la dernière partie du récit (tome 4, chapitre «Les Chaussettes»), dans laquelle Marjane quitte l’Autriche et revient en Iran. Bien que la guerre soit terminée, Téhéran est toujours aux prises avec le fanatisme religieux, qui se manifeste notamment par une restriction importante des libertés individuelles. En l’occurrence, c’est un passage où la narratrice revient sur la nécessite, pour une femme, en Iran dans les années 1980, de maintenir une séparation entre une identité privée et une identité publique. La planche thématise la pression exercée par l’État islamique d’Iran, sur la liberté et l’identité féminines.
Marjane Satrapi, Persepolis © L’Association 2007.
Alors que les récitatifs explicitent les enjeux entre l’identité publique et l’identité privée, la disparité entre les deux étant associée à une forme de schizophrénie, c’est par le biais de la comparaison visuelle entre les deux vignettes que le lecteur·trice peut interpréter cette problématique centrale. En ce sens, les récitatifs cadrent et guident le récit, tandis que l’implication du lecteur·trice est activée par l’organisation et les choix graphiques de la planche. Le dispositif «en miroir» incite en effet à s’arrêter sur les deux images pour les comparer et réfléchir à la question de l’identité féminine aux prises avec la religion. En outre, la protagoniste n’est reconnaissable que sur la bande inférieure, dans son identité privée. Le dispositif graphique encourage dès lors une forme de suspension réflexive, visant à comparer les deux images de près. Sur la vignette du haut, les femmes sont représentées debout, et portent toutes la même tenue. Seuls certains attributs, les lunettes par exemple, et les expressions du visage (colère, sourire, perplexité) permettent une forme d’identification ou de différentiation. En comparaison, sur la bande inférieure, les femmes sont représentées dans des postures plus hétérogènes (assise, debout). De plus, la diversité des coupes de cheveux et des tenues vestimentaires (robes, décolletés, etc.), la présence d’attributs tels que le rouge à lèvres ou les bijoux, ainsi que la variété d’expressions faciales connotant de la joie, ce qui permet au lecteur·trice de produire certaines inférences au sujet de l’emprise des autorités iraniennes sur l’existence et l’identité sociales, sans que cela soit explicité par la narratrice. La mise en œuvre d’une compétence critique de l’image permet dès lors de comprendre les valeurs véhiculées par le dessin, que le texte seul ne permet pas de construire. En effet, l’appropriation des codes multimodaux de la narration graphique encourage le développement «d’une compréhension beaucoup plus explicite du sens porté par l’image en elle-même comme dans ses interactions avec le texte» (Boutin 2015: 35).
Plus généralement, la familiarisation avec les mécanismes narratifs et immersifs propres à la bande dessinée favorise l’élaboration d’une appréciation argumentée des œuvres. En travaillant l’analyse et la compréhension des procédés impliqués dans la narration graphique, notamment en lien avec le tressage iconique entre les images, les élèves sont invité·e·s à adopter une distance critique qui, en retour, favorise une lecture plus affective des œuvres. L’actualisation d’une lecture engagée passe en ce sens par une première phase, analytique – processus que nous avons tenté d’illustrer en convoquant les deux exemples de Persepolis. C’est précisément dans ce passage délicat entre lecture savante et lecture plaisir qu’intervient l’enseignant·e, d’une part en proposant des œuvres renvoyant à l’histoire contemporaine, d’autre part en guidant les élèves dans l’approche d’un nouvel objet, intrinsèquement multimodal, ayant ses propres codes de lecture, d’analyse et d’interprétation.
Sensibilisation aux dimensions esthétiques
L’une des spécificités de la narration graphique étant la rencontre entre littérature et arts visuels, dans cette partie, il s’agira d’explorer l’esthétique visuelle du mémoire graphique dans sa capacité, d’une part, à engager le lecteur·trice dans l’activité d’analyse et d’interprétation à partir de l’image, d’autre part, à laisser une place importante à sa subjectivité, qui puisse mener au développement d’une relation esthétique aux objets littéraires (Schaeffer 2016). En d’autres termes, il s’agit de sensibiliser les élèves aux dimensions artistiques des albums afin de stimuler leur «immersion mimétique dans l’univers représenté» (Schaeffer 2016: 17). Nous souhaitons donc réfléchir à l’actualisation du récit par le sujet-lecteur·trice (Rouxel 1996; Rouxel et Langlade 2004) à partir de la monstration visuelle, en tâchant «d’objectiver les vecteurs immersifs et intrigants mobilisés par l’auteur» (Baroni 2017a: 83), en l’occurrence par l’intermédiaire du dessin.
Notre argument sera illustré par une double planche du mémoire graphique Wonderland de Tom Tirabosco (2015). Celui-ci relate l’enfance et les liens familiaux du narrateur Tommaso – allant de la rencontre de ses parents à la naissance de son frère Michel, physiquement handicapé – en même temps qu’il dévoile les multiples influences ayant façonné l’imaginaire de l’auteur et illustrateur. Wonderland est donc un mémoire graphique centré à la fois sur les relations familiales et sur la relation esthétique à différents univers littéraires et artistiques. En ce sens, le récit graphique se présente comme une mise en abyme de l’univers créatif de Tirabosco, qui transparaît par le biais de l’expressivité et de la valeur métaphorique du dessin. La double planche qui nous intéresse plus particulièrement apparaît au début du récit. Elle thématise le rapport privilégié que l’auteur/narrateur entretient avec la lecture, en l’occurrence celle de bandes dessinées.
Tom Tirabosco, Wonderland © Atrabile 2015.
Le présent de la narration, qui mêle le narrateur adulte au personnage Tommaso-enfant, fournit un cadre à partir duquel le lecteur·trice plonge dans le point de vue de l’enfant: «Béni[e] soit la période de Noël. Il fait froid dehors, et j’ai la permission de traîner des jours entiers dans ma chambre où je lis et re-lis mes albums de bande dessinée préférés». Il s’agit d’un récit focalisé sur le «je» enfant (entrée dans son imagination) et d’un récit à focalisation élargie, cadré par le narrateur-adulte (Baroni 2017b: 6-8). La gestion de l’information est en effet gérée par le narrateur-adulte, tandis que le foyer perceptif mélange le point de vue externe de ce narrateur, qui s’exprime verbalement, à son point de vue interne de personnage, dont les perceptions sont rendues visibles par le biais du dessin. À cela s’ajoute l’éclatement de la mise en page de l’album (absence de vignettes), puisque le dessin envahit la double planche et acquiert ainsi une dimension métaphorique. La liberté dans l’organisation spatio-topique peut être interprétée comme une manifestation visuelle de la liberté d’imagination découlant de la lecture de bandes dessinées. Dès lors, le remplacement progressif d’éléments du monde réel par l’univers maritime rend visible la puissance de l’imaginaire fictionnel et l’immersion intense qu’elle engendre. Le lit se transforme en bateau, la chambre en océan, tandis que le monstre à tentacules, renvoyant au monde imaginaire, cherche à s’emparer du monde réel – représenté dans les bulles de dialogue «Tom, à table !!!» et «J’arrive ! …», échangé entre Tom et sa mère – en attirant l’enfant vers le bas, dans l’univers de la fiction. Ainsi, l’envahissement de la planche par le dessin crée une rupture narrative visant ici à thématiser la puissance de la littérature et son pouvoir d’immersion fictionnelle, intense au point d’éloigner Tommaso-enfant de la situation diégétique qui l’entoure. La prise en charge du récit par l’image rompt en effet avec la temporalité linéaire pour reproduire les représentations mentales de l’enfant. Elle métaphorise en ce sens la suspension du temps engendrée par une immersion fictionnelle intense. Ceci explique d’ailleurs le choix de la planche de droite comme couverture de l’album, et donc comme support visuel du titre Wonderland (pays des merveilles).
L’interprétation de cette double planche demande un travail d’analyse de ces différentes dimensions (organisation spatio-topique, effets de cadrage, place du dessin, etc.), qui a le potentiel de sensibiliser les élèves à la dimension esthétique inhérente aux œuvres graphiques. En l’occurrence, il est intéressant d’aborder la manière dont cette double planche rompt avec le rythme linéaire du récit et encourage les lecteur·trice·s à s’attarder de manière quasi contemplative sur le dessin, pour en dégager les effets et saisir l’importance de la monstration visuelle au sein du médium de la bande dessinée. Plus généralement, la prise en compte de leur subjectivité devient l’occasion de réfléchir à l’immersion fictionnelle – en tant que source d’émotions et de plaisir – et à l’apport de la littérature dans la création d’univers mentaux.
Conclusion
En convoquant des exemples tirés de trois œuvres particulièrement riches, tant d’un point de vue littéraire qu’esthétique, nous avons cherché à montrer l’engagement du lecteur·trice dans l’activité d’analyse critique, d’interprétation et d’immersion affective, rendu possible par le médium de la bande dessinée. Nous avons illustré, par le biais de trois axes différents, la convocation du récit graphique comme support d’une lecture littéraire «comprise comme un va-et-vient maximal entre les modalités la «participation» psychoaffective (dominante dans la lecture dite «ordinaire») et la «distinction» critique (qui domine, quant à elle, la «lecture savante»)» (Simard, Dufays, Dolz & Garida-Debanc 2010: 242). À l’issue de cette réflexion, l’approche du récit graphique en classe de littérature nous apparaît particulièrement porteuse à plusieurs niveaux. La nature plurisémiotique du support facilite l’acquisition de compétences et d’une littératie multimodale, par la compréhension des mécanismes de mise en intrigue propres à l’utilisation conjointe des modes textuel et graphique (partie 2). De plus, le travail sur les codes spécifiques à la narration séquentielle et l’approche critique de l’énonciation graphique soutiennent le développement de compétences nouvelles, en lien avec les procédés propres à la narration par l’image, en même temps qu’elles élargissent le bagage analytique des élèves en sémiotique visuelle (partie 3). Enfin, la sensibilisation aux dimensions esthétiques du récit graphique, favorisant une posture contemplative pour la création de sens, encourage une lecture affective et permet de travailler les œuvres à partir de leurs actualisations subjectives par les élèves (partie 4).
Notre but était d’esquisser quelques pistes didactiques illustrant les richesses du récit graphique, tant dans une perspective de décloisonnement disciplinaire, que du point de vue d’un alignement curriculaire avec les objectifs du plan d’étude de la formation post-obligatoire. En ce sens, des œuvres telles que Fun Home, Persepolis ou Wonderland répondent aux exigences et objectifs disciplinaires présents dans le plan d’étude, en lien avec l’étude des genres littéraires, des outils narratologiques et des procédés propres à la création littéraire (objectifs explicités dans le Plan d’étude pour l’école de maturité: 17). En même temps, il nous semble que l’enseignement de mémoires graphiques permet de familiariser les élèves avec une création littéraire contemporaine très peu abordée en classe, en les faisant notamment réfléchir à des thématiques importantes, liées à leur expérience actuelle du monde. De plus, la narration plurisémiotique a le potentiel d’entrer en résonnance avec leurs pratiques ordinaires, qui font abondamment usage de l’image. L’approche du genre autobiographique par le roman graphique, quant à elle, ouvre la voie, non seulement à un travail sur les spécificités génériques de l’autobiographie «traditionnelle» (pacte, thématiques, narration rétrospective), mais permet également le développement de nouvelles compétences d’analyse et d’interprétation mono- et multimodales. Certains apprentissages et enjeux poursuivis en travaillant sur le récit graphique sont de ce fait également transposables à l’analyse de textes littéraires classiques, en particulier l’autobiographie.
Il va de soi que l’enseignement de récits graphiques nécessite de la part des enseignant·e·s un investissement conséquent4, en termes de travail sur les spécificités du support (histoire littéraire/caractéristiques) et de transmission d’un lexique technique nécessaire à l’analyse et à l’interprétation. Le médium nous semble néanmoins être une ressource indéniable pour le renouvellement de l’enseignement post-obligatoire de la littérature, notamment pour la création de séquences didactiques inédites. Notre visée n’était pas de prôner un remplacement des lectures du patrimoine, qui ont comme valeur irremplaçable de permettre aux adolescent·e·s d’acquérir des codes communs pour lire le monde et la culture, en même temps que de se situer dans le champ culturel et historique de la littérature (Dufays 2007). Notre but était plutôt d’illustrer les manières d’impliquer les élèves dans la lecture et l’interprétation actives, motivées par les richesses narratives et esthétiques du médium graphique. Pourquoi oser le récit graphique dans l’enseignement de la littérature au degré post-obligatoire? voilà la question à laquelle nous souhaitions réfléchir et dont nous espérions partager la réponse avec les enseignant·e·s et didacticien·ne·s de la littérature.
Bibliographie
Baetens, Jan (2012), «Le roman graphique», in La Bande dessinée: une médiaculture, É. Maigret, M. Stefanelli (dir.), Paris, Armand Colin, pp. 200-216.
Baetens, Jan (2009), «Littérature et bande dessinée. Enjeux et limites», Cahiers de Narratologie, n°16. En ligne, consulté le 19 août 2021, URL: https://journals.openedition.org/narratologie/974
Baroni, Raphaël (2020), «Comment réconcilier la focalisation genettienne avec l’étude de la subjectivité dans le récit?», Nouvelle revue d’esthétique, n° 26, p. 31-42. DOI : https://doi.org/10.3917/nre.026.0031
Baroni, Raphaël (2017a), Les rouages de l’intrique: les outils de la narratologie postclassique pour l’analyse des textes littéraires, préface par Jean-Louis Dufays, Genève, Slatkine Érudition.
Baroni, Raphaël (2017b), «Les fonctions de la focalisation et du point de vue dans la dynamique de l’intrigue», Cahiers de Narratologie, n° 32. En ligne, consulté le 19 août 2021, URL: http://journals.openedition.org/narratologie/7851
Bechdel, Alison (2013 [2006]), Fun Home: une tragicomédie familiale, Paris, Denoël Graphic.
Bomel-Rainelli, Béatrice & Alain Demarco (2011). «La BD au collège depuis 1995: entre instrumentalisation et reconnaissance d’un art», Le français aujourd’hui, n°172(1), p. 81‑92. En ligne, consulté le 19 août 2021, URL: https://doi.org/10.3917/lfa.172.0081.
Bon, François (2012), «Apprendre l’invention», Paris, Publie.net. En ligne, consulté le 19 août 2021, URL: https://www.publie.net/wp-content/uploads/2013/04/9782814590168_extrait.pdf
Boutin, Jean-François (2015), «La bande dessinée et l’école: actualisation, compétences multimodales et écueils», Revue d'éducation de l'Université d'Ottawa, printemps, p. 29-35. En ligne, consulté le 19 août 2021, URL: https://education.uottawa.ca/sites/education.uottawa.ca/files/uott_reveduc_printemps_2015_4.2_acc.pdf
Chute, Hillary (2008), «Comics as literature? Reading Graphic Narrative», PMLA, n° 123 (2), p. 452-465.
Dufays, Jean-Louis (dir.) (2007), Enseigner et apprendre la littérature aujourd’hui, pour quoi faire? Sens, utilité, évaluation, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain.
Dufays, Jean-Louis, Louis Gemenne & Dominique Ledur (2015). Pour une lecture littéraire: Histoire, théories, pistes pour la classe (Pratiques pédagogiques), Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur.
Genette, Gérard (1972), Figures III, Paris, Seuil.
Groensteen, Thierry (1999), Système de la bande dessinée, Paris, PUF.
Han, Byung-Chul (2017), La société de transparence, Paris, PUF.
Jost, François (1989), L'Œil-caméra. Entre film et roman, Lyon, Presses Universitaires de Lyon.
Lebrun, Monique, Nathalie Lacelle & Jean-François Boutin (dir.) (2012), La littératie médiatique multimodale: de nouvelles approches en lecture-écriture à l’école et hors de l’école, Québec, Presses de l’Université du Québec.
Lebrun, Monique, Nathalie Lacelle & Jean-François Boutin (dir.) (2017), La littératie médiatique multimodale appliquée en contexte numérique, Québec, Presses de l’Université du Québec.
Lejeune, Philippe (1975), Le pacte autobiographique, Paris, Seuil.
Lewis, David (2001), Reading contemporary picturebooks: picturing text, New York, Routledge.
Missiou, Marianna (2012), «Un médium à la croisée des théories éducatives: bande dessinée et enjeux d’enseignement», in Bande dessinée et enseignement des humanités, N. Rouvière (dir.), Grenoble, UGA Éditions, p.79-98, DOI: 10.4000/books.ugaeditions.1236
Pedri, Nancy (2013), «Graphic Memoir: Neither Fact nor Fiction», in From Comic Strips to Graphic Novels: Contributions to the Theory and History of Graphic Narrative, D. Stein & J. N. Thon (éd.), Narratologia Series, DeGruyter, pp. 127-153.
Peeters, Benoît (2003), Lire la bande dessinée, Paris, Flammarion.
Rouvière, Nicolas (dir.) (2012), Bande dessinée et enseignement des humanités, Grenoble, Ellug.
Rouxel, Annie (1996), Enseigner la lecture littéraire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. «Didact. Français».
Rouxel, Annie & Gérard Langlade (dir.) (2004), Le Sujet lecteur. Lecture subjective et enseignement de la littérature, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
Satrapi, Marjane (2007 [2000-2003]), Persepolis, Paris, L’Association, coll. «Ciboulette».
Schaeffer, Jean-Marie (2016), Adieu à l'esthétique, Paris, Éditions Mimésis.
Simard, Claude, Jean-Louis Dufays, Joaquim Dolz & Claudine Garcia-Debanc (2010), Didactique du français langue première (Pratiques pédagogiques), Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur.
Tirabosco, Tom (2015), Wonderland, Genève, Atrabile.
Vandendorpe, Christian (2012), «De nouveaux horizons de lecture et leurs implications pour l’école», in La littératie médiatique multimodale. De nouvelles approches en lecture-écriture à l’école et hors de l’école, M. Lebrun et al. (dir.), Québec, Presses de l’Université du Québec, p. 17-31.
Pour citer l'article
Violeta Mitrovic, "Enseigner les mémoires graphiques au degré post-obligatoire: réflexions et pistes didactiques", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021http://www.transpositio.org/articles/view/enseigner-les-memoires-graphiques-au-degre-post-obligatoire-reflexions-et-pistes-didactiques
Voir également :
Lire Maus à l’école, entre simplicité et complexité
La bande dessinée et le roman graphique sont aujourd’hui des genres qui ne souffrent plus de défaut de légitimité critique. Le roman graphique doit largement la sienne, et même ses lettres de noblesse, à Maus d’Art Spiegelman (2012a), dont il sera question ici. Si la critique s’est, depuis plusieurs décennies, emparée de cette œuvre de manière à en baliser très largement les enjeux esthétiques, historiques, philosophiques, etc.{{On se reportera à la bibliographie associée à l’article de Hillary Chute (2020), traduit par Raphaël Baroni et Sébastien Graber dans ce numéro, pour une sélection des plus fondamentaux de ces travaux.}}, il reste pourtant un domaine, celui de la didactique, où quelques points restent à éclairer. Et si faire figurer Maus aux programmes des écoles secondaires n’est plus forcément un tabou de nos jours, encore n’est-il pas inutile de (re)poser la question: pourquoi et comment enseigner cette œuvre?
Lire Maus à l’école, entre simplicité et complexité
La bande dessinée et le roman graphique sont aujourd’hui des genres qui ne souffrent plus de défaut de légitimité critique. Le roman graphique doit largement la sienne, et même ses lettres de noblesse, à Maus d’Art Spiegelman (2012a), dont il sera question ici. Si la critique s’est, depuis plusieurs décennies, emparée de cette œuvre de manière à en baliser très largement les enjeux esthétiques, historiques, philosophiques, etc.1, il reste pourtant un domaine, celui de la didactique, où quelques points restent à éclairer. Et si faire figurer Maus aux programmes des écoles secondaires n’est plus forcément un tabou de nos jours, encore n’est-il pas inutile de (re)poser la question: pourquoi et comment enseigner cette œuvre?
La question du «comment» trouvera, dans les paragraphes qui suivent, des éléments de réponse dans les propositions théoriques et méthodologiques qui seront avancées, mais elle rencontrera également une limite qu’il faut signaler d’emblée: notre proposition ne se présente pas comme le compte-rendu d’une expérience testée en classe, mais comme une réflexion plus générale, préalable à la conception de séquences d’enseignement liées à la bande dessinée2. Quant au «pourquoi», qui guidera notre démarche de manière plus centrale, il faut aussi apporter quelques précisions. Le bénéfice le plus évident d’une lecture de Maus à l’école est sans doute à chercher dans les liens que cette œuvre tisse avec l’histoire: celle de la Seconde Guerre mondiale, de la Shoah, de la vaste problématique du témoignage qui s’y rapporte. Rappelons en quelques mots le propos de ce livre, résolument non fictionnel. Art Spiegelman, auteur-narrateur du récit, met en scène sa propre démarche, consistant à recueillir auprès de son père Vladek l’histoire de ce dernier, entre le milieu des années 1930 et le présent de son témoignage (1978), en tant que Juif polonais, survivant d’Auschwitz et émigré aux USA. Même si le bénéfice historique est central dans la perspective d’un enseignement scolaire (voir Brown 1988), il s’agira moins de cela, ici, que d’envisager l’intérêt de cet enseignement sous l’éclairage de la didactique de la lecture littéraire.
Notre hypothèse est la suivante: lire Maus participe d’une éducation à la lecture littéraire. Et ce, à double titre: 1. en tant que l’enseignement de la lecture littéraire doit aujourd’hui bénéficier d’un renouvellement générique (Ouellet 2016: 210); 2. en tant que la lecture littéraire se présente comme un «va et vient dialectique» (Dufays 2002: 22-26) entre différents pôles évolutifs, déterminés en l’occurrence par deux notions fondamentales, celle de la simplicité et celle de la complexité3. Précisons d’emblée que cette catégorisation est heuristique et donc appelée à se modifier en cours de réflexion. Il ne sera évidemment pas question de considérer la bande dessinée comme véhicule unilatéral de simplicité par rapport à la littérature canonique, ni de suggérer que Maus est une œuvre simple – au contraire, elle se caractérise par sa complexité – mais d’envisager le médium du récit graphique comme un facilitateur de lecture, ayant comme dessein d’introduire le·la lecteur·trice à la complexité d’enjeux divers (esthétiques, historiques ou éthiques). On verra aussi, par la vertu du «va et vient dialectique» évoqué précédemment, que le passage du simple au complexe n’est pas à sens unique et que le mandat éducatif discuté ne s’affirme pas par l’unique vecteur du maître à l’élève.
Du zoomorphisme comme facilitateur
Maus est un récit graphique fondé sur le zoomorphisme de ses protagonistes: les Juifs ont des têtes de souris, les nazis des têtes de chats. Dès la couverture, le couple emblématique du chat et de la souris expose la métaphore animalière qui sera filée tout au long du récit. Vers la fin du second tome, on observe que les soldats américains sont représentés sous la forme de chiens, ce qui renforce la chaîne métaphorique: les chiens courent après les chats, qui courent après les souris. Même si d’autres animaux interviennent pour prêter leur identité symbolique aux peuples représentés (en particulier les cochons pour les Polonais, mais aussi les élans pour les Suédois, entre autres) et que ceux-là éludent quelque peu la logique de prédation, c’est avant tout ce couple souris-chat qui importe, et qui donne au zoomorphisme de Maus un aspect systémique. La simplicité initiale qui préside à l’approche de l’œuvre est fondée sur le très fort potentiel structurant de cette métaphore.
En plus du recours à la logique de prédation des espèces convoquées, qui lui fournit un argumentaire naturel, cette structure préalable opère de manière nette sur l’horizon d’attente de la lecture à un niveau culturel. En effet, un tel système fait écho à d’innombrables productions culturelles antérieures, en particulier dans les publications destinées à la jeunesse: illustrations des Fables de La Fontaine, du Vent dans les saules de Beatrix Potter, etc. Plus directement, ce sont les cartoons américains du XXe siècle qui sont sollicités, les Silly symphonies, les Funny animals, Tom & Jerry, la figure incontournable de Mickey Mouse, comme – déjà – leurs détournements underground et en premier lieu Fritz the Cat de Crumb. Outre que ces influences sont pleinement revendiquées par Spiegelman dans les explications qu’il donne à Hillary Chute de la genèse de Maus4, il est raisonnable de postuler une telle reconnaissance de ce substrat au niveau de la réception de l’œuvre, en particulier s’agissant d’un public jeune et en situation de scolarisation5.
De la métaphore naturelle à la codification culturelle s’installe au demeurant une structure d’accueil de la lecture, fondée sur une simplicité initiale qui «facilite»6 celle-ci. Personne ne s’étonnera de voir des souris parler et interagir comme des humains, parce que les codes qui président à cette transformation ont été intégrés dès l’enfance. Pour le dire dans les termes de Steve Baker, dans de tels récits, «la présence animale est systématiquement justifiée; l’animal est le support approprié pour ces messages, ne serait-ce qu’à cause du fait que, comme le disait Bettelheim, "les enfants ont une affinité naturelle avec les animaux"» (Baker 2001: 136, m.t.7). On remarquera, au passage, qu’une telle simplicité n’est pas remise en question par la collision, qui ne manque pas de survenir, entre ces deux étapes de la mise en place du système de réception de Maus – en particulier le fait que le monde décrit est régi par des règles humaines et non animales, les protagonistes laissant périodiquement oublier leur caractère de souris au profit d’interactions ordinaires. Comme l’explique l’auteur: «Le fait que Vladek et Art sont des souris – on n’y fait plus attention – ils discutent, c’est tout.» (Spiegelman 2012b: 134)
N’y faire plus attention revient à laisser aux lecteurs·trices la possibilité d’orienter leur curiosité vers le contenu du récit plutôt que vers sa forme. Aux dires de Spiegelman lui-même, un effet possible de la lecture de Maus serait celui d’une immersion, d’un «état de rêverie que procure tout récit» (Spiegelman 2012b: 135), effet dont nous postulerons ici le caractère initial. Plus encore, aux dires de Ouellet, «le genre du roman graphique favorise […] une lecture littéraire “modalisante” […] c’est-à-dire que l’œuvre fait immédiatement entrer le lecteur dans un monde imaginaire» (2016: 29). Cet «imaginaire immédiat» est certes problématique – il pourrait même passer pour fallacieux, s’agissant d’une œuvre non fictionnelle8 et portant sur le chapitre le plus sombre de l’histoire du XXe siècle. Mais s’il offre un tremplin de lecture pour entrer dans Maus, il présente dès lors une opportunité pédagogique non négligeable, à travers ce que Marianne Hirsch nomme la «stratégie esthétique»9 de l’usage du zoomorphisme dans l’œuvre. Nous observerons donc plus avant la question de la lecture en immersion, via son ancrage dans les réflexions en didactique de la lecture littéraire.
Zoomorphisme et lecture immergée
Parmi les nombreux·es auteur·e·s à s’être penché·e·s sur la question, celui qui nous intéressera en premier lieu est Bertrand Gervais, qui distingue deux «régies de lecture» littéraire, la lecture en progression et la lecture en compréhension (Gervais 1992). Si la seconde doit être envisagée comme une relecture, paradigmatique et critique, la première correspond à une première lecture, immersive, syntagmatique et dirigée vers sa propre fin, dans une perspective caractéristique a priori des lectures de l’enfance: «un tel régime est le mandat des lectures décrites comme naïves, initiales ou encore premières d’un texte» (Gervais 1992: 12). La référence à Gervais, dont l’article est aujourd’hui assez ancien, nous semble intéressante justement dans la mesure où la binarité exprimée entre progression et compréhension est polarisée axiologiquement. Pour Gervais, ce qui caractérise la lecture littéraire est bien le passage à la compréhension, lecture seconde, adulte, valorisée au détriment de la première. Les nombreuses conceptualisations ultérieures de cette différence entre lecture immersive et lecture critique tendent à «nuancer cette opposition» (Bemporad 2014: 68). Annie Rouxel, notamment, lorsqu’elle fait état d’un binôme comparable entre «lecture cursive» et «lecture analytique», propose d’emblée de les inscrire dans une dynamique de «complémentarité» (Rouxel 2000). Pour notre analyse toutefois, s’en tenir à une séparation (certainement fallacieuse, comme on l’a vu, mais heuristique) entre progression et compréhension nous intéresse, parce qu’elle recoupe les observations de Spiegelman, lorsqu’il commente les effets progressifs qu’il envisage de la lecture de Maus:
Un des avantages qu’il y a à utiliser ces visages masqués, c’est que ça crée une sorte de réaction empathique en ôtant aux visages leur spécificité – ça permet de s’identifier, pour se trouver ensuite coincé avec sa propre humanité corrompue et défectueuse. (Spiegelman 2012b: 132, nous soulignons.)
Spiegelman n’envisage pas seulement une gradation de la lecture de son œuvre; il voit aussi cette gradation comme participant d’un procédé pédagogique:
Je pense que c’étaient ces masques d’animaux qui m’ont permis d’approcher des choses sinon indicibles. Ce qui rend Maus épineux est précisément ce qui lui permet d’être un «outil d’enseignement» utile, malgré son intention non didactique. (Spiegelman 2012b: 127)10
Il y a donc bien une simplicité initiale avec laquelle Maus peut être abordé – même si elle est logiquement promise à une complexité seconde, comme on le verra plus loin. Pour exploiter cette simplicité initiale, et pour fournir un début de réponse à la question «comment enseigner Maus?» que nous envisagions en ouverture, on pourrait imaginer que l’enseignant·e procède par extraits pour commencer, en choisissant sciemment quelques pages pouvant être traitées de manière autonome: par exemple, les pages 13, 28, 45, 75 pour commencer, où Art et Vladek sont représentés dans leur quotidien, puis les pages 53-54 où les Juifs ne sont encore «que» des prisonniers de guerre ayant affaire à leurs adversaires allemands et où la métaphore chat-souris se présente de manière très transparente. On parviendrait sans doute, par cette manipulation, à engager une lecture initiale de Maus qui s’en tiendrait à cette simplicité.
Celle-ci fait parfaitement sens dans la symétrie qui s’opère entre production et réception: selon Henri Garric, la compréhension de la genèse de cette œuvre doit prendre en compte le contexte, largement initié par Walt Disney dans la première moitié du XXe siècle, d’un univers de comics destiné à un public enfantin. Cet univers est tributaire d’une «neutralisation» du dessin (Garric 2011: 221), conduisant, sur le plan axiologique, à un «affadissement généralisé», lequel
a provoqué à partir des années 1960 et 70 une réaction brutale de la bande dessinée underground américaine, qui a cherché à réintroduire la négativité humaine dans le monde de Disney […]. C’est de cette réaction que sort Maus. (Garric 2011: 223)
La «réaction» de Spiegelman n’est pourtant pas, comme le seraient les productions d’un Crumb, programmée d’emblée pour une réception adulte: «apparemment, le dessin de Spiegelman s’oriente vers la neutralisation de l’animalité» (Garric 2011: 223), ce qui signifie que le terrain de lecture est ouvert, «apparemment», à une appréhension simple. Il ne s’agit pas ici d’établir une équivalence entre simplicité et adéquation à un public enfantin – Maus n’est pas un livre pour enfants –, mais plutôt de considérer cette simplicité comme l’exposition d’un terrain neutre, voire de ce que, dans les termes de Donald Winnicott, on pourrait appeler une «aire intermédiaire» entre sujet et objet, permettant l’expérience de «phénomènes transitionnels» (Winnicott 1975: 47-49). Nous y reviendrons plus précisément, mais dans l’immédiat, il suffit de reconnaître cet effet de transition: une appréhension simple n’a de sens que si elle conduit progressivement vers une reconnaissance de la complexité de Maus. S’agissant du système zoomorphique dans lequel s’inscrit la lecture initiale, cette complexité apparaît très vite, si l’on suit le fil d’une lecture intégrale, avec l’arrivée dans le paysage graphique de l’œuvre de personnages à tête de cochon – les Polonais – qui, comme on l’a vu, n’entrent pas dans la chaîne de prédation souris-chats-chiens. On peut également citer, parmi les exemples de complexification de ce système, la séquence du second tome durant lequel le personnage d’Art se rend chez son psychanalyste, qui vit au milieu de chats et de chiens domestiques. «Est-ce que je peux en parler, ou est-ce que ça fout ma métaphore en l’air?» (Spiegelman 2012a: 203), commente le narrateur. Évidemment, la réponse est: les deux… car à ce stade, la coexistence du monde zoomorphe, à connotation fictionnelle, et du monde anthropomorphe, autobiographique, est devenue nécessaire à l’appréhension générale du propos. Henri Garric, commentant cette séquence, en vient à envisager l’humour (Garric 2011: 225) comme élément non négligeable des effets que procure la lecture de Maus. Est-ce à dire qu’un tel humour correspondrait à la lecture simple, primaire, d’un genre historiquement qualifié de funny, de silly, voire à travers la connotation de son nom même de comics? Certainement pas: la différence est grande entre s’amuser d’un chat qui court après une souris et sourire d’un monde où coexistent le génocide représenté par la métaphore chat-souris et la possibilité qu’une souris anthropomorphe affectionne les chats de compagnie.
Illustration 1: Maus, p. 203. © Flammarion 2012
Tension ludique
Entre simplicité et complexité de lecture, l’œuvre pourrait être envisagée sous l’angle d’une tension ludique, englobant ces deux types d’humour sous la forme plus générale du jeu. En effet, parmi les déclinaisons qui enrichissent le binôme progression-compréhension, il faut mentionner l’approche de Michel Picard (1986), grâce à qui le jeu de la lecture se divise en une lecture-play et une lecture-game11. Rappelons que si la lecture-game correspond à un jeu fondé sur des règles communes, caractéristique de l’activité ludique de l’adulte, la lecture-play quant à elle «concerne un mode de lecture participative et captivante qui rappelle “les jeux de la première enfance”» (Bemporad 2014: 67). L’intérêt de cet apport réside dans la perspective d’une lecture-play où la règle est totalement intégrée au profit d’un vagabondage. Mais si ce vagabondage prend place dans les zones bien connues où les animaux se comportent comme des humains, il se confronte dans le même temps à l’évidence selon laquelle ces zones appartiennent à une enfance désormais anachronique. À l’autre bout du spectre, la lecture-game constitue le tenseur qui prolongera ce premier doute quant à l’insuffisance d’une lecture-play, ne serait-ce que dans la promesse d’une complexité à venir. Petit à petit, selon un rythme qu’il appartient à l’enseignant·e de mettre en place, le game se présente comme le retour d’un principe de réalité, indissociable de la valeur historique de Maus. On remarquera au passage le bénéfice pédagogique de cette approche: l’appréhension progressive de la complexité de l’œuvre se présentera moins aux yeux de l’élève comme une corvée purement scolaire que comme la résultante logique d’une transition de la lecture enfantine vers la lecture adulte. En d’autres termes, il y a un gain rhétorique à présenter la complexité de l’œuvre comme nécessaire à l’appréhension globale de cette œuvre, si son appréhension partielle renvoie à la naïveté initiale d’une lecture immature.
Dans son aspect initial, cette tension ludique se présente sous un angle abstrait et général; on pourrait remarquer que toute lecture, voire toute expérience culturelle, est envisageable sous l’angle de cette dynamique entre playing et game: après tout, il s’agit là d’un jeu dont le terrain, décrit par Winnicott sous le terme d’aire transitionnelle «où se chevauchent le jeu de l’enfant et celui de l’autre personne en cause» (1975: 102), ne concerne pas que la lecture mais le développement cognitif en général. Ainsi qu’il le précise: «il existe un développement direct qui va des phénomènes transitionnels au jeu, du jeu au jeu partagé et, de là, aux expériences culturelles» (1975: 105).
Mais il existe un second aspect, par lequel l’idée de jeu se concrétise dans l’expérience de lecture de Maus: dans cette œuvre, la tension ludique se prolonge en effet jusqu’à rencontrer la métaphore prédatrice, en l’adoptant tout d’abord, puis en la prolongeant par complexification. L’adopter, cela veut dire jouer avec le lectorat comme le chat joue avec la souris: le piéger dans la croyance qu’il avait affaire à des petits mickeys, pour mieux l’attirer vers une lecture qu’il n’avait pas prévue; le piéger dans l’horreur que constitue la facilité relative avec laquelle nous traversons cette bande dessinée et sommes tout de même entraînés en plein cœur d’Auschwitz; le piéger comme furent piégés les Juifs d’Europe qui, tentant de s’enfuir, furent méthodiquement ramenés vers ces souricières, les camps de concentration12.
Prolonger la métaphore par complexification, cela signifie que le jeu crée un espace de liberté et de créativité. Aussi cruel que cela paraisse, lorsqu’un chat joue avec une souris, il ne la tue pas tout de suite. Il complexifie le rapport entre prédateur et proie. Cette complexification entre aussi en ligne de compte pour élargir l’espace de potentialités du lecteur, notamment à propos du personnage de Vladek ou du destin des Juifs d’Europe. Vladek est, après tout, un survivant, ce qui implique, a minima pour lui, que la logique de prédation n’a pas fonctionné, qu’une autre loi naturelle de coopération ou d’échange l’a remplacée. On peut jouer, à ce jeu du chat et de la souris, même quand on est la souris. Et si la possibilité de gagner n’entre pas dans la dialectique de ce jeu, on peut au moins ne pas (tout) perdre.
Dynamique de lecture
Le principe de lecture qui conduit du simple au complexe, de la lecture immersive à la lecture distanciée, est inévitable. Il ne saurait être question de maintenir la lecture dans un premier degré tel qu’on omettrait, par exemple, de voir en quoi les indices de fictionnalité de Maus se retournent au profit de sa non-fictionnalité, essentielle. Mais ce principe est-il pour autant à sens unique? La lecture au premier degré n’est-elle convoquée que pour être disqualifiée? Nous pensons que non.
Dans leur article, Dardaillon et Meunier font état d’un questionnement similaire au nôtre quant à la pertinence de l’enseignement de la BD pour parler de la Shoah: «Nous allons tenter de voir comment, au sein de notre corpus, scénaristes et dessinateurs ont procédé pour “attraper” leurs lecteurs, les faire entrer dans une dynamique interprétative» (Dardaillon & Meunier 2019: 213). Mais par la suite, le maître mot qui se dégage de leur analyse est celui de distance: il s’agit pour les élèves, «en mettant l’objet d’étude à distance, [de] prendre du recul avec cette dimension émotionnelle exprimée dans les cases» (Dardaillon & Meunier 2019: 221). Dans notre perspective, si cette lecture distanciée est bien entendu nécessaire dans un second temps (en particulier pour faire valoir une lecture en compréhension complémentaire à la lecture en progression), elle ne doit pas pour autant devenir l’aboutissement unique de la lecture. Il faut qu’il y ait circulation sur cet axe.
Mais atteindre cette dynamique de lecture entre play et game n’est pas chose aisée. Il faut dire que le danger serait fort d’une disqualification de la première lecture au profit de la seconde, en particulier autour des notions de fiction et de non fiction. Comme on l’a vu, seule une lecture naïve parviendrait à justifier une équation, impossible à maintenir, entre zoomorphisme et fiction. La séquence d’ouverture de Maus, à elle seule, travaille à anéantir une bonne partie des présupposés d’une lecture-play. Art, enfant, brise un de ses patins à roulettes et se fait distancer par ses amis. Lorsque, en pleurs, il s’en ouvre à son père, Vladek lui déclare: «Des amis? Tes amis? Enfermez-vous tous une semaine dans une seule pièce, sans rien à manger… Alors tu verras ce que c’est, les amis!» (Spiegelman 2012a: 6). À bien des égards, Maus peut être lu comme un forçage brutal hors de l’enfance et vers le monde des adultes. Par conséquent, il peut sembler inévitable que la lecture de Maus, proposée à un public adolescent, se réduise schématiquement à leurrer le lecteur-enfant pour lui imposer sans transition l’état de lecteur-adulte.
Pourtant, même si le chemin entre lecture-play et lecture-game, entre lecture en progression et en compréhension, est un chemin qui doit nécessairement être parcouru, ce qui compte est moins le point d’arrivée que le regard rétrospectif porté sur le chemin lui-même. De tels allers-retours permettent de mettre en lumière un espace de travail pédagogique, dont le schéma de tension ludique donnait un premier aperçu, permettant de déboucher sur des questionnements en classe tels que: comment jouer avec une œuvre qui joue? Comment jouer avec un récit qui se joue de nous? Ou encore, quelle place accorder à l’humour dans l’interprétation? Mais d’autres schémas de ce type sont envisageables, et la lucidité progressive par laquelle on entre dans la complexité des enjeux de Maus devrait pouvoir servir à décliner toute une série d’espaces de réflexion, également fondés sur des tensions, sur les axes desquelles de tels espaces deviennent arpentables:
- - Tension fictionnelle: s’il est indubitable que Maus s’inscrit génériquement dans la non-fiction, il n’en reste pas moins que la fiction, en tant qu’elle adopterait ici une fonction de leurre, joue un rôle dans l’approche de la lecture. Quels liens Maus entretient-il avec la fable animalière? Avec le conte pour enfants? Avec le récit en général, dans la mesure où il suggérerait un happy end (Elmwood, 2004)? En somme, pour le dire dans la perspective adoptée par Raphaël Baroni (2021: 97), si le genre de la BD a historiquement servi la fiction plus fréquemment que la non-fiction, comment justifier le choix de la BD s’agissant du témoignage historique qu’est Maus?
- - Tension naturelle: si la prédation et la collaboration sont l’une comme l’autre des attitudes naturelles, leur coexistence pose un problème. Et même s’il est commode d’envisager les rapports entre humains comme essentiellement collaboratifs, il est également naïf de croire que seuls de tels rapports prévalent. Quelles sont les valeurs respectives à envisager dans ces rapports? Quelles conclusions en tirer dans une perspective politique, en particulier s’agissant d’un fascisme que la victoire des Alliés n’aura pas conduit à éradiquer de notre monde?
- - Tension générique: si le médium graphique rend l’œuvre plus accessible, cette accessibilité demeure problématique en ce qu’elle peut induire un déficit de sérieux dans le traitement du récit et de son ancrage historique. Un problème auquel Spiegelman a évidemment été confronté, après comme avant la parution de Maus, comme le signalait déjà la grande frilosité des éditeurs auxquels il s’est adressé au moment de la publication (Spiegelman 2012b: 76-79). Interroger ces bénéfices et déficits conduit également à questionner laplace de la BD dans les classes de littérature, ce dont témoignent indirectement au moins deux auteur·e·s ayant intitulé leurs articles de façon similaire: «Comics as literature?» (Chute 2008 et Meskin 2009), ou encore le décalage entre un montré et un dit qui ne s’explicitent pas toujours l’un l’autre, voire se contredisent13.
On pourrait sans doute envisager d’autres lignes de tension ou les traiter de manière transversale. En somme, il s’agit là de tensions de lecture, celles-là mêmes dont se sert Jean-Louis Dufays (cf. note 3) pour fournir une définition possible de la lecture littéraire. Plutôt que de vouloir les résoudre pour proposer aux élèves une lecture uniquement distanciée et critique, mieux vaudrait les thématiser en classe. On pourrait imaginer, par exemple, que l’observation de la tension naturelle débouche sur un exercice de type dissertatif14. Le jeu, en somme, est similaire à celui que joue Spiegelman dans la célèbre page intitulée «le temps s’envole» (Spiegelman 2012a: 201), où il se représente à sa table de travail muni d’un masque de souris. Ce larvatus prodeo rappelle celui du Barthes des Fragments d’un discours amoureux: «je m’avance en montrant mon masque du doigt» (Barthes 2002: 72). Par cette mise en lumière des tensions, l’espace de réflexion se superpose à l’espace de la classe. Maus en devient un instrument permettant la mesure des méthodes didactiques mêmes qui en fournissent l’approche.
Un espace commun
On l’aura compris, il s’agit d’inclure l’enseignant·e aussi bien que l’élève dans cette zone de travail instable où a lieu la lecture, comme va-et-vient entre play et game, de la même manière qu’avait Winnicott d’inclure le thérapeute au sein de l’aire transitionnelle où a lieu le jeu de l’enfant: «un trait essentiel des phénomènes et des objets transitionnels est dans une certaine qualité de notre attitude, dans le temps même où nous les observons» (1975: 179). Rappelons que, pour Winnicott, le rôle cognitif que joue cette aire transitionnelle ne se réduit pas au développement de l’enfant (bien que ce soit chez le bébé qu’il l’observe initialement, dans la perspective d’une séparation acceptable d’avec la mère), mais qu’elle concerne tout aussi bien l’adulte et tous les âges qu’il ou elle traverse. Si elle est transitionnelle, elle n’en est pas pour autant transitoire: «les expériences culturelles sont en continuité directe avec le jeu, le jeu (play) de ceux qui n’ont pas encore entendu parler de jeux (games)» (Winnicott 1975: 186).
En tenant compte de cet espace symbolique, on échappe à la trop simple alternative: forcer la lecture adulte chez l’enfant ou retrouver la lecture enfantine chez l’adulte (dans un esprit de simplification par lequel «enfant» et «adulte» seraient deux rôles alternativement imputables au sujet-lecteur adolescent). On échappe aussi à un écueil similaire, éventuel, qui consisterait à catégoriser Maus comme une «lecture pour l’adolescence», autre manière fallacieuse d’imputer à l’œuvre une assignation rigide, individualisée, du rôle de la lecture. L’important est bien plutôt la mise en place d’espaces communs (Meirieu 2020: 13), compris comme l’inverse de l’occupation par l’enseignant·e d’un seuil stéréotypé d’observation. L’idée est celle d’une mise à disposition pour le groupe (classe et enseignant·e) d’un lieu partagé de lecture réflexive mais aussi, dans la mesure du possible, d’un lieu anarchique, au sens d’une négation des hiérarchies entre lecteurs professionnels et lecteurs en formation. Car si l’on s’en tenait à cette seule lecture «complexe» de Maus qui en disqualifierait automatiquement la lecture «simple», cela équivaudrait finalement à postuler ce que Jacques Rancière (1987) dénonçait jadis comme une inégalité des intelligences; le maintien de la lecture de l’œuvre dans une distance commode, reproduisant celle qui, depuis des siècles, sépare l’élève du maître.
Illustration 2: Maus, p. 296 © Flammarion 2012
L’exemple de la dernière case de Maus nous semble judicieux pour illustrer cette réflexion. Vladek, fatigué d’avoir tant parlé, congédie Art pour pouvoir se reposer, dans une très claire anticipation de sa mort prochaine. Ce faisant, il appelle Art «Richieu», confondant son fils vivant avec son premier fils, mort pendant la guerre à l’âge de cinq ou six ans. Art est à cet instant à la fois abandonné par son père, qui ne lui parlera plus, tout comme l’œuvre, se terminant, nous laisse, lecteurs·trices, aux prises avec tout ce qu’elle n’aura pas pu dire. Mais elle laisse aussi Art dédoublé, enrichi (ou encombré, c’est selon) d’un frère-enfant-mort – à la fois simple et complexe à traiter. Ce dédoublement crée un espace commun, que Victoria Elmwood qualifie de «site pour l’investissement mémoriel» (Elmwood 2004: 702), mais qui s’avère également un site d’investissement didactique, où enfance, adolescence et âge adulte se réduisent à la simple condition humaine. Maus, dans sa dernière page et rétrospectivement dans son ensemble, postule une égalité des âges devant la souffrance des personnages, et pour l’ensemble de ses lecteurs·trices, une égalité des intelligences émotionnelles.
Bibliographie
Baker, Steve (2001), Picturing the Beast. Animal, Identity, and Representation, Urbana & Chicago, Illinois University Press.
Baroni, Raphaël (2021), «Of Mice as Men: A Transmedial Perspective on Fictionality», Narrative, n° 29 (1), p. 91-113.
Barthes, Roland (2002 [1977]), Fragments d’un discours amoureux, Œuvres complètes, t.5, Paris, Seuil.
Bemporad, Chiara (2014), «Lectures et plaisirs. Pour une reconceptualisation des modes et des types de lecture littéraire», Études de lettres, n° 295, p. 65-84.
Brown, Joshua (1988), «Of Mice and Memory», The Oral History Review, n°16, p. 91-109.
Chute, Hillary (2008), «Comics as Literature? Reading Graphic Narrative», PMLA, n° 123, p. 452-465.
Chute, Hillary (2020 [2008]), «La bande dessinée est-elle de la littérature? Lire les récits graphiques», Transpositio. En ligne, consulté le 20 août 2021, URL: http://www.transpositio.org/articles/view/la-bande-dessinee-est-elle-de-la-litterature-lire-les-recits-graphiques.
Dardaillon, Sylvie & Christophe Meunier (2019), «Dire l’indicible: la Shoah dans la bande dessinée. Approche historiographique, littéraire et didactique», in Bande dessinée et enseignement des humanités, N. Rouvière (dir.), Grenoble, UGA Editions, p. 207-224.
Dufays, Jean-Louis (2002), «Les lectures littéraires: enjeux et évolutions d’un concept», Tréma, n°19. En ligne, consulté le 20 août 2021, URL: https://journals.openedition.org/trema/1579#tocto2n4.
Elmwood, Victoria (2004), «“Happy, Happy Ever After”: The Transformation of Trauma between the Generations in Art Spiegelman’s Maus: A Survivor’s Tale», Biography, n° 27, p. 691-720.
Garric, Henri (2011), «Quelques hommes à tête de souris: réflexions sur le “dessin animalier” dans l’art et la littérature au XXe siècle», in La Question animale. Entre science, littérature et philosophie, J.-P. Engélibert et al. (dir.), Rennes, PUR, p. 215-230.
Gervais, Bertrand (1992), «Les régies de la lecture littéraire», Tangence, n° 36, p. 8-18.
Hirsch, Marianne (1993), «Family Pictures: Maus, Mourning and Post-Memory», Discourse, n°15, p. 3-29.
Meirieu, Philippe (2020), «L’éducation et le rôle des enseignants à l’horizon 2020». En ligne, consulté le 20 août 2021, URL: https://pdf4pro.com/amp/view/l-233-ducation-et-le-r-244-le-des-enseignants-224-l-horizon-2020-27c18d.html
Meskin, Aaron (2009), «Comics as Literature?», The British Journal of Aesthetics, n° 49, p. 219-239.
Ouellet, Sébastien (2016), «L’enseignement de la lecture et de l’écriture littéraires à partir du roman graphique: une approche multimodale en classe de français au secondaire (Québec)», in Statuts des genres en didactique du français, G. Sales Cordeiro & D. Vrydaghs (dir.), Namur, Presses universitaires de Namur, p. 209-236.
Picard, Michel (1986), La lecture comme jeu, Paris, Éditions de Minuit.
Rancière, Jacques (1987), Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris, Fayard.
Rouxel, Annie (2000), «Lecture cursive / lecture analytique: construire la complémentarité», in Recherches en didactique de la littérature, M.-J. Fourtanier, G. Langlade & A. Rouxel (dir.), Rennes, PUR, p. 75-79.
Spiegelman, Art (2012a [1980-1991]), L’intégrale Maus, traduit par J. Ertel, Paris, Flammarion.
Spiegelman, Art (2012b [2011]), Metamaus, Paris, Flammarion.
Winnicott, Donald (1975 [1971]), Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard.
Pour citer l'article
Gaspard Turin, "Lire Maus à l’école, entre simplicité et complexité", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021http://www.transpositio.org/articles/view/lire-maus-a-l-ecole-entre-simplicite-et-complexite
Voir également :
Enseigner la bande dessinée autobiographique pour développer la littératie médiatique multimodale
Dans le monde contemporain, les jeunes sont plus que jamais confronté·e·s à des récits composites, mêlant souvent textes et images, dont le rapport avec la réalité apparaît de plus en plus complexe à définir et à évaluer. L’enseignement de la littérature, qui demeure le lieu principal d’une éducation aux formes narratives, peut difficilement ignorer cette évolution du paysage médiatique. Pourtant, les textes enseignés à l’école continuent le plus souvent à se limiter à un corpus de fictions littéraires. En 1994, Alain Viala déplorait déjà cette prépondérance du «littéraire{{Dans son article, Viala s’appuie sur la définition du «littéraire» qui sous-tend les Instructions officielles. Le «littéraire» se déploie à travers la poésie, le conte, le roman, les nouvelles, les légendes, la science-fiction, le roman policier, etc., tandis que le non-littéraire comprend les»textes d’information, reportages, documents variés relatifs au monde d’aujourd’hui et pouvant donner lieu à une étude critique» (Viala 1998 [1994]: 328).}} « dans l’enseignement du français (souvent limité à la prose narrative réaliste et au théâtre classique), malgré des prescriptions des programmes de l’Éducation nationale dont le but était de valoriser les conditions réelles de la lecture en incluant différents types de textes.
Enseigner la bande dessinée autobiographique pour développer la littératie médiatique multimodale
Dans le monde contemporain, les jeunes sont plus que jamais confronté·e·s à des récits composites, mêlant souvent textes et images, dont le rapport avec la réalité apparaît de plus en plus complexe à définir et à évaluer. L’enseignement de la littérature, qui demeure le lieu principal d’une éducation aux formes narratives, peut difficilement ignorer cette évolution du paysage médiatique. Pourtant, les textes enseignés à l’école continuent le plus souvent à se limiter à un corpus de fictions littéraires. En 1994, Alain Viala déplorait déjà cette prépondérance du «littéraire»1 dans l’enseignement du français (souvent limité à la prose narrative réaliste et au théâtre classique), malgré des prescriptions des programmes de l’Éducation nationale dont le but était de valoriser les conditions réelles de la lecture en incluant différents types de textes. Il observait une «contradiction entre l’objectif déclaré, la conquête des “lectures réelles”, et la formation réellement accomplie d’habitus lectoraux spécialisés» (Viala 1998 [1994]: 330). Un tel constat, qui reste encore d’actualité, souligne la nécessité de resserrer les liens entre les lectures réalisées dans des contextes privés et scolaires. Une partie de ces «lectures réelles» étant composée de supports médiatiques composites, il s’agit de partir de ces expériences de lecture pour aller vers un apprentissage toujours plus pointu des compétences multimodales. Tout en étant consciente que les jeunes ne sont pas systématiquement des lecteur·trice·s de bande dessinée, je propose aux enseignant·e·s de faire un pas vers les «lectures réelles» de leurs élèves par le biais de ce média composite.
La notion de «littératie» permet de mener une réflexion sur la diversité des supports dans l’enseignement. Portant initialement sur les usages variés de l’écrit, qu’ils soient individuels ou sociaux, quotidiens ou exceptionnels, scolaires ou professionnels (Barré-De Miniac 2003; Jaffré 2004; Painchaud, d’Anglejan, Armand, & Jezak 1993), la notion a été élargie et renouvelée par Nathalie Lacelle, Jean-François Boutin et Monique Lebrun afin de satisfaire aux nouvelles exigences médiatiques. La «littératie médiatique multimodale» intègre ainsi une pluralité de modes (notamment textuel et visuel) liés aux médias actuels, permettant de concevoir l’apprentissage de la lecture comme une approche graduelle de différents types de textes et de médias, chacun amenant des spécificités et complexités propres.
La littératie est la capacité d'une personne à mobiliser adéquatement, en contexte communicationnel synchrone ou asynchrone, les ressources et les compétences sémiotiques modales (ex: mode linguistique seul) et multimodales (ex: combinaison des modes linguistique, visuel et sonore) les plus appropriées à la situation et au support de communication (traditionnel et/ou numérique), à l'occasion de la réception (décryptage, compréhension, interprétation et évaluation) et/ou de la production (élaboration, création, diffusion) de tout type de message2 (Lacelle, Boutin, & Lebrun 2017: 8)
Le développement de compétences multimodales à l’occasion de la lecture d’un support composite est un défi que je propose de relever par le biais de l’enseignement de la bande dessinée. À la suite de Missiou, qui considère le récit graphique comme une forme privilégiée pour développer des compétences complexes de lecture et pour former les élèves à devenir de «véritables acteurs-interprètes» (Missiou 2012: 79), je postulerai que la lecture de ce média implique la mobilisation de compétences spécifiques permettant le traitement d’une «variété toujours grandissante de ressources sémiotiques» (Lacelle, Boutin & Lebrun 2017: 7). Dans cette étude, j’insisterai en particulier sur la manière dont la bande dessinée permet de repenser la linéarité de la lecture, en la mettant en rapport avec la tabularité du support et avec les rapports spatiaux tissés entre les images, qui se superposent à la séquentialité du récit.
L’élargissement du corpus des textes enseignés à la bande dessinée apparaît d’autant plus urgent que le potentiel didactique de ce support demeure peu exploité. En effet, Hélène Raux a observé, à partir de l’analyse de plus de 700 séquences d’enseignement de la littérature publiées sur des blogs d’enseignant·e·s3, que moins de 4 % du corpus enseigné à l’école est constitué de bandes dessinées (Raux 2019). De manière à illustrer plus concrètement le type de séquences susceptibles d’exploiter la multimodalité du support pour réfléchir à la manière dont se construit une représentation «factuelle» du passé, deux bandes dessinées seront convoquées: Persepolis de Marjane Satrapi (2000-2003) et Coquelicots d’Irak (2016) de Brigitte Findakly et Lewis Trondheim. Une comparaison des indices péritextuels, puis des deux incipits de ces bandes dessinées, aura pour but de suggérer des pistes de réflexion à mener en classe. Comment le rapport entre le récit graphique et le passé réellement vécu est-il agencé? Comment la bande dessinée exploite-t-elle son hybridité pour mettre en scène, explicitement ou implicitement, un média tel que la photographie? Quelle influence ces éléments ont-ils sur le pacte de lecture? Enfin, comment guider les élèves dans la construction de ce pacte? Telles seront les questions fondamentales qui orienteront cette étude, pour lesquelles j’esquisserai, en dépit de la brièveté de l’analyse, quelques débuts de réponse.
Analyser Persepolis et Coquelicots d’Irak dans une perspective multimodale
L’enseignement des récits graphiques de Satrapi et de Findakly et Trondheim devrait permettre, en raison de leur inscription générique et de leur nature médiatique, de développer des compétences en littératie médiatique multimodale tout en stimulant une réflexion sur le rapport au «réel», c’est-à-dire sur le rapport que les œuvres entretiennent avec la vie des autrices et le contexte dans lequel elles ont grandi.
Ces deux œuvres racontent chacune l’enfance, l’adolescence et une partie de l’âge adulte de leur scénariste4 . Publiée en quatre volumes à L’Association entre 2000 et 2003, Persepolis est la première bande dessinée de Marjane Satrapi. Coquelicots d’Irak, publiée en 2016 à L’Association, naît d’une collaboration entre Brigitte Findakly et son mari Lewis Trondheim: il s’agit de la première bande dessinée que Findakly co-écrit en tant que scénariste (et non en tant que coloriste uniquement). Findakly, née en 1959 en Irak, et Satrapi, née en 1969 en Iran, racontent leur quotidien d’enfant dans un contexte d’instabilité politique qui mènera à la guerre Iran-Irak en 1980 (dont il est question dans les deux œuvres). Elles abordent notamment leur adolescence, qui va de pair avec un départ en Europe (en Autriche pour Satrapi et en France pour Findakly).
Si la guerre et l’exil sont des contenus qui pourraient être explorés dans le cadre d’un usage pédagogique de ces œuvres, ils ne constitueront pas l’objet principal de cette étude, qui a plutôt pour but de proposer des pistes visant le développement de compétences littératiées et une réflexion sur le rapport entre faits et fiction, c’est-à-dire de donner les bases pour élaborer, au sein de la classe, un certain cadre interprétatif. Je me limiterai donc à examiner comment se construit le rapport entre l’œuvre et le «réel», que ce soit sur le plan péritextuel, textuel ou iconique, et à traiter la question de l’autoreprésentation, notamment par le biais de la photographie. Les spécificités multimodales et les questionnements relatifs à l’autobiographie se veulent transférables à d’autres bandes dessinées que celles de Satrapi et de Findakly et Trondheim.
Cadrage péritextuel
L’enseignement de l’autobiographie en bandes dessinées rend possible l’exploration des notions de factualité et de fictionnalité dans une perspective nuancée. Il donne l’occasion de guider les élèves vers la construction d’un «pacte de lecture» défini comme une «relation plurivoque, souple et mobile qui s’établit entre l’auteur et ses lecteurs» (Wagner 2012: 388). Malgré la souplesse de ce pacte, Wagner considère que cette relation est «fondée sur un ensemble de conventions tacites nées de l’usage» (Wagner 2012: 387). Ces conventions n’ayant pas nécessairement été rencontrées fréquemment en amont de la lecture scolaire, il est utile d’accompagner les élèves vers les différentes ressources favorisant la construction d’un pacte, dans le cas présent de type autobiographique (Lejeune 1996), tout en veillant à ce que celui-ci n’incite pas les élèves à ignorer la reconfiguration du réel opérée dans l’œuvre.
On peut attirer l’attention des élèves sur les aspects péritextuels qui montrent la complexité du cadrage interprétatif de l’œuvre dès le seuil de la lecture. En effet, un lectorat peu expérimenté pourrait associer prématurément la bande dessinée à des fictions de divertissement. Pour éviter que l’œuvre ne soit prise «à la légère»5, l’enseignement pourrait construire, avec les élèves, un cadrage interprétatif contextualisant, prenant en compte les différents éléments qui montrent une reconfiguration du vécu personnel tout en brouillant, dans une certaine mesure, les pistes génériques. Védrines et Ronveaux estiment que la notion de «genre» est fondamentale pour restituer les textes «dans le cadre social d’une communication». Selon eux, un enseignement littéraire devrait chercher à outiller les élèves «pour apprendre à expliciter ce que lire veut dire dans les normes des genres» (Védrines & Ronveaux 2019: 58). Si cette prise en compte des situations de communication apparait particulièrement importante dans le cadre d’un enseignement de récits testimoniaux6 (corpus de l’article de Védrines & Ronveaux), elle l’est aussi dans le cadre de textes de type autobiographique.
Pourtant, les textes ne se laissent pas volontiers catégoriser et plusieurs éléments péritextuels de Persepolis et Coquelicots d’Irak rendent d’emblée complexe toute tentative de classification générique, en soulignant un rattachement nuancé au genre autobiographique. Afin d’interroger ces nuances en classe, il peut être utile de proposer un examen minutieux des éléments iconotextuels du péritexte et, par exemple, de comparer les pages de couverture de différentes éditions.
Figure 1: Satrapi, Persepolis, L'Association, 2000, première de couverture © Marjane Satrapi & L'Association, 2000
Figure 2: Satrapi, Persepolis, L'Association, 2017, première de couverture © Marjane Satrapi & L'Association, 2017
Dans le péritexte de la première édition de Persepolis (2000, tome 1), le côté «autobiographique» est plutôt ténu. La combinaison iconotextuelle d’un guerrier perse à cheval, en première de couverture, et du titre Persepolis, renvoyant au nom de la capitale de l’empire perse – désormais réduite à l’état de ruines –, pourrait sembler encline à introduire un conte oriental (prenant place dans un espace-temps lointain ou fictionnel). La connaissance du contenu du livre permettrait d’identifier la petite fille représentée sur la quatrième de couverture, clouée au mur par les oreilles, comme «Marji», et aussi de réaliser qu’il s’agit là d’un autoportrait «fictif», puisque la scène de torture en question est imaginée par la protagoniste, suite à un conflit avec sa mère («Qu’est-ce que tu dirais si je te clouais au mur par les oreilles?» (2017: 47). Mais comme ce savoir est hors de portée, dans le cadre d’une approche strictement péritextuelle, c’est ici aussi à la catégorie générique du conte, de ses cruautés initiatiques, que ce dessin renvoie. Loin de fournir une fausse piste de lecture, l'identification de ce genre permet d’enrichir la lecture de Persepolis: même s’il ne s’agit pas d’un conte à proprement parler, le traitement auquel Satrapi soumet l’univers de l’enfance permet fréquemment d’en retrouver certains aspects. Enfin, précédant le récit et réorientant partiellement le pacte de lecture, une introduction rédigée par David B. ramasse en quelques paragraphes l’histoire de l’Iran, depuis l’invasion de la Perse par les Arabes en 642 jusqu’au moment où Mohamed Rezah fuit la Révolution en 1979. Il termine son texte ainsi: «Voilà, ça c’est la grande histoire. Marjane a hérité de tout ça, elle a réalisé le premier album de bandes dessinées iranien». Ce que David B. relève, c’est donc à la fois l’inscription de l’œuvre de Satrapi dans l’histoire iranienne – depuis L’Ascension du Haut Mal on connait son propre intérêt pour la question historique – et l’innovation médiatique de Satrapi par rapport à sa culture. En somme, le péritexte n’annonce pas de manière explicite que le livre s’apprête à raconter l’enfance et la jeunesse de l’autrice.
L’édition intégrale de Persepolis de 2017 offre une autre lecture péritextuelle du récit: la couverture représente Marji petite fille à côté de Marjane jeune femme. Cette évolution prend particulièrement sens dans une approche intermédiale de l’œuvre. En effet, le portrait de Marjane occupant le premier plan est le même que celui qui orne le coffret DVD du film d’animation éponyme de Vincent Paronnaud et Marjane Satrapi (2007). Le choix d’illustrer le profil droit de la jeune femme permet d’exhiber le grain de beauté qu’elle porte sur le nez. Ce «détail» fait écho à la narration, dans le troisième volume, de l’apparition de cette marque distinctive à l’âge de seize ans. En établissant un parallèle entre la protagoniste et l’autrice, cette modification d’ordre éditorial – qui survient également alors que Satrapi est davantage connue du «grand public»7 – peut rendre l’aspect autobiographique plus visible dans le péritexte. Pourtant, cette visibilité est relative, les élèves n’ayant pas forcément vu ou entendu parler du film Persepolis. En classe, une thématisation des différentes façons d’approcher l’œuvre, selon les connaissances antérieures des lecteur·trice·s, permet non seulement d’établir, dans le cas présent, des liens intermédiaux, mais aussi de mettre le doigt sur la pluralité des lectures découlant de la rencontre entre un texte et un sujet lecteur.
Vingt ans après la première édition, Satrapi ne qualifie pas volontiers son œuvre d’autobiographique. Interrogée par Virginie Bloch-Lainé sur ses intentions en créant Persepolis, elle affirme dans une interview: «Ça n’a jamais été mon truc de raconter ma vie» (Satrapi 2020). Elle présente la dimension personnelle comme une forme de «prétexte»:
J’ai utilisé mon histoire personnelle pour raconter quelque chose qui se passait autour de moi. Je n’avais pas d’autre moyen que de prendre ce parti-là parce que si je faisais autrement, c’était comme si je prétendais que j’étais soit sociologue, soit politologue, soit philosophe, soit historienne; et non seulement je n’ai pas cette prétention, mais en plus je n’ai même pas la connaissance et la science pour ça, ce n’est que mon point de vue personnel. (Satrapi 2020, ma transcription)
L’aspect autobiographique n’est donc mis en avant ni dans le discours qu’elle tient sur son œuvre vingt ans après, ni dans le péritexte de la première édition (2000), tandis qu’il l’est dans une certaine mesure dans l’édition intégrale. La prise en compte de cette évolution péritextuelle dans le cadre d’un enseignement dédié à Persepolis peut favoriser d’une part une réflexion sur le cadrage interprétatif et sur le rôle que joue le péritexte dans cette construction – bien que celle-ci s’opère aussi hors de l’œuvre – et, partant, elle peut encourager des considérations sur le «je» autobiographique et son positionnement par rapport à la dimension historique et collective des événements.
Figure 3: Findakly et Trondheim, Coquelicots d'Irak, L'Association, 2016, première de couverture © Brigitte Findakly, Lewis Trondheim & L'Association, 2016.
Figure 4: Findakly et Trondheim, Coquelicots d'Irak, L'Association, 2016, quatrième de couverture © Brigitte Findakly, Lewis Trondheim & L'Association, 2016.
Si les œuvres de Satrapi et de Findakly et Trondheim comportent la mention d’une zone géographique dès le titre, créant un lien – qui n’est pas nécessairement perçu en amont de la lecture – entre un élément biographique et une histoire collective, le péritexte de Coquelicots d’Irak fait référence de manière plus directe au vécu de Findakly. Celui-ci offre davantage d’indices orientant le cadrage vers un récit de type autobiographique. La quatrième de couverture montre un portrait de Findakly, représentée en train de peindre (il ne s’agit pas d’un autoportrait au sens plein du terme, étant donné que Trondheim et Findakly collaborent à la création de l’image, l’un au dessin, l’autre aux couleurs). Surplombant cette image, une phrase résume le propos du livre: «Au moment où l’histoire de l’Irak s’efface à l’explosif et les mémoires s’estompent peu à peu, ce récit recueille les souvenirs d’une fillette, d’une famille et de tout un pays». Cette phrase, qui fait référence à la destruction violente et récente de certains sites irakiens (les premières planches donnent l’exemple des sites archéologiques de Nimrod et d’Hatra), offre un ancrage contextuel à la bande dessinée. Elle met en parallèle la destruction de la mémoire collective et de la mémoire individuelle, présentant le livre comme un remède contre ces deux formes d’oubli.
Pour compléter ces informations, la couverture est munie d’un rabat qui précise que Brigitte Findakly est née en 1959 à Mossoul et qu’elle y a grandi jusqu’en 1973. Ces indications fonctionnent comme un «avertissement», construit probablement par Findakly, Trondheim et la maison d’édition («ce que vous allez lire a réellement été vécu») aussi bien que comme une proposition, voire une requête d’attitude de lecture («pourriez-vous prendre ce récit au sérieux?»). La «réponse» du lectorat permettra alors d’établir les prémisses d’un pacte autobiographique, qui pourra se confirmer (ou se modifier) au fil de la lecture. Des indices d’un tel pacte sont presque totalement absents du péritexte du récit graphique de Satrapi: ce n’est qu’une fois entré·e dans le texte, comme nous allons le voir, que s’instaure un rapport entre un «je» (qui semble engager l’autrice) et la petite fille représentée en première case.
Dans le cadre d’un enseignement de la bande dessinée autobiographique, on peut donc montrer aux élèves dans quelle mesure les éléments du péritexte relient les récits à des faits (historiques et/ou personnels) et situent des personnes par rapport à ces faits. On peut aussi aller plus loin en s’intéressant aux faits et personnes par d’autres biais que celui des œuvres: des recherches peuvent être menées par les élèves pour en apprendre plus sur la vie de Satrapi et de Findakly ou sur les événements historiques mentionnés, afin de mener une réflexion sur le rapport entre leur vie, le «réel» et l’œuvre. Sans glisser vers un relativisme absolu («tout est fiction») ni vers une naïveté trop grande («tout est réel»), il est essentiel, dans une société où textes et images sont souvent décontextualisés par le biais des réseaux sociaux, de rendre les élèves attentif·ve·s à cette mise en contexte de l’œuvre.
Photographie et autoreprésentation par le dessin: quels cadrages?
L’enseignement de la bande dessinée ne permet pas seulement de réfléchir au contexte, mais aussi aux différents types de médias (photographies, dessin, etc.) et au rapport de ces médias au «réel». En effet, la bande dessinée, par son caractère multimodal et composite, offre la possibilité d’agencer différents médias dans un même espace graphique, engageant une réflexion sur leur statut et un questionnement sur les a priori qui leur sont attachés. La juxtaposition de photographies et de dessins a notamment été largement exploitée par Didier Lefèvre, Emmanuel Guibert et Frédéric Lemercier, dans leur œuvre Le Photographe (2003), où les cases sont composées de dessins et de photographies qui s’alternent tout au long de l’œuvre. Findakly/Trondheim et Satrapi explorent également les possibilités de combinaisons de ces deux médias: tandis que Coquelicots d’Irak intègre de réelles photographies – régulièrement, une page entière est consacrée à réunir des photos de famille «en vrac» –, Satrapi mentionne textuellement des photographies, qui sont remédiatisées par le biais du dessin.
Cette manière de combiner des modes sémiotiques, ou de mentionner le rapport entre deux médias, peut amener les élèves à interroger la véracité de la photographie et à questionner les liens entre photos, dessin et texte. Par des réflexions guidées, les élèves peuvent se familiariser avec des concepts souvent réservés aux ouvrages critiques universitaires. Nancy Pedri constate que lorsque des photographies sont intégrées dans des graphic memoirs (comme Fun Home de Bechdel ou Maus de Spiegelman), elles n’ont pas seulement pour but de confirmer la réalité, la factualité ou la fidélité de ce qui est décrit (2013: 137), mais aussi de mettre en relief les points communs entre différentes modalités de représentation:
En plus de brouiller les frontières entre les dimensions documentaire et esthétique, l'inclusion de photographies dans les mémoires graphiques peut mettre l’accent sur un point commun, souvent négligé, entre images photographiques et images dessinées: l’une comme l’autre sont des représentations8.
Dans cette perspective, une réflexion sur l’insertion de photographies dans une bande dessinée peut permettre de construire une compréhension plus nuancée des différences entres les médias, et surtout de considérer les supports composites dans toute leur complexité.
Dès la première planche, Coquelicots d’Irak et Persepolis problématisent l’absence (ou la «présence» hors-cadre) d’éléments jugés importants. Précisons que ce que l’on nomme «hors-cadre» (ou «hors-champ») dans les domaines du cinéma ou de la photographie se double d’une dimension supplémentaire dans la bande dessinée, que Benoît Peeters a appelée le «péri-champ». Il est pertinent de différencier les notions de péri-champ et de hors-cadre dans la mesure où la première fait référence à des cases situées au sein d’un même espace graphique; dans ce sens, «cet espace à la fois autre et voisin influence inévitablement la perception de la case sur laquelle les yeux se fixent» (Peeters 2003: 21). Tandis que la notion de hors-cadre implique une forme d’«absence», celle de péri-champ, propre à la bande dessinée, peut être envisagée comme une forme de présence dans l’optique d’une lecture non linéaire, attentive au réseau que créent les cases sur la planche. Ce phénomène rend possible un jeu sur le cadrage: pendant la lecture d’une image, il y a, de part et d’autre de celle-ci, ce qui n’est «plus vraiment là» et ce qui est «déjà là». La comparaison des premières planches des deux bandes dessinées permet de souligner différentes manières de jouer avec le média de la photographie en l’intégrant ou en le remédiatisant au sein d’une bande dessinée.
En associant une lecture de type linéaire et une lecture de type «scriptural», l’élève est apte à saisir les divers jeux de cadrage et de dialogue entre une case et son péri-champ. Cette distinction entre deux types de lectures (syntagmatique et paradigmatique), déjà mise en relief par l’anthropologue et instigateur de la notion de literacy Jack Goody (1977), qui s’intéressait, outre la dimension textuelle, à des procédés graphiques tels que les listes et tableaux, a ensuite été reprise par Christian Vandendorpe – qui différencie linéarité et tabularité (Vandendorpe 1999) – puis, dans le domaine de la didactique, par Jean-Louis Chiss – textualité et scripturalité (Chiss 2004). Dans le domaine plus spécifique de la bande dessinée, Raphaël Baroni définit la lecture scripturale comme étant non pas «focalisée sur la compréhension linéaire», mais visant à «saisir l’architecture du récit graphique et ses effets de tressage iconique» (Baroni 2021a: 51).
Figure 5: Findakly et Trondheim, Coquelicots d'Irak, L'Association, 2016, première planche © Brigitte Findakly, Lewis Trondheim & L'Association, 2016.
Figure 6: Satrapi, Persepolis, L'Association, 2017, premier strip © Marjane Satrapi & L'Association, 2017.
L’effet de tressage qui se déploie sur toute la première page de Coquelicots d’Irak invite par exemple à effectuer une lecture scripturale et à anticiper ou revenir en arrière. Ainsi le lien métonymique qui unit la petite fille photographiée en première case et la protagoniste dessinée sur les autres cases (robe blanche, cheveux noirs) est doublé d’un lien iconotextuel dissimulé à l’arrière-plan. Le récitatif de la dernière case précise que les piliers visibles dans le décor représentent les pattes sculptées de lions ailés. En mettant en relief la question du cadrage, il donne des clés pour réinterpréter la première «case» (photo): «Si mon père avait soupçonné qu’un jour ces lions ailés allaient être détruits, il aurait dans doute cadré différemment la photo». Tandis que le père souhaite immortaliser une scène dont ses enfants constituent l’élément central, Findakly et Trondheim proposent un regard distancé sur l'instantané. Autant le cadrage du père que les choix textuels et iconiques de Findakly et Trondheim peuvent être perçus comme les traces d’un «discours» ou d’une forme «d’énonciation»9, qui établit en même temps une interprétation de la réalité. Si la photographie vise à saisir et à fixer dans le temps un événement familial éphémère, elle ne témoigne qu’en «marge» de l’existence du site archéologique, aujourd’hui démoli, le photographe ne pouvant anticiper cette précarité d’un monument millénaire. Devant la perte de ce hors-cadre, les auteurs de la bande dessinée choisissent de ne pas remédier à la lacune; ils ne complètent pas la représentation photographique des lions ailés par le dessin. Ce qui a été perdu ne sera pas retrouvé, le témoignage graphique souligne la perte au lieu de tenter d’y remédier.
La question du cadrage photographique fait également l’objet d’une mise en scène dans Persepolis, bien que Satrapi n’insère pas réellement de cliché dans son œuvre. Elle affirme dans le récitatif de la deuxième case: «Ça c’est une photo de classe. Je suis assise à l’extrême gauche, alors on ne me voit pas.». L’usage du pronom démonstratif dans le récitatif indique que l’image qui complète le texte dans la case, bien que dessinée, est censée reproduire un cliché dont Marji se trouverait exclue. Cette «marginalisation» est en partir contredite par la case précédente, qui se trouve à gauche de l’image tronquée. Cette exclusion est en partie contredite par la case précédente, qui se trouve «à gauche» de l’image tronquée: Satrapi s’y représente, son identité étant affirmée par un autre pronom démonstratif, qui fait également office de pacte autobiographique: «Ça, c’est moi quand j’avais dix ans. C’était en 1980». La première case fait donc à la fois office de cadrage (au sens de contextualisation) et, en quelque sorte, de «recadrage», par rapport à l’absence signifiée dans la case suivante. Par ce dispositif, Satrapi signale, à l’instar de Findakly et Trondheim, qu’une photographie ne montre pas tout et qu’elle peut même laisser l’essentiel dans ses marges. Mais elle prend d’emblée le parti de la reconstitution en s’appuyant sur deux modes de représentation du passé, la narration verbale et le dessin, qui sont capables de combler les lacunes documentaires. Tandis que dans Coquelicots d’Irak, le dessin refuse de remédier à la destruction du site archéologique, dans Persepolis le jeu sur le péri-champ complète ce qui n’a pas été cadré par le supposé photographe.
L’insertion d’une photographie au sein d’une planche, ou sa simple imitation graphique, peuvent avoir une influence décisive sur le pacte de lecture, bien qu’en l’occurrence, cette notion doive être repensée en tenant compte des spécificités médiatiques de la bande dessinée. Par une série d’exemples, Catherine Mao a montré les limites de la notion de «pacte autobiographique» en bande dessinée. Selon elle, ce média ne peut pas offrir une perspective homogène du soi de l’auteur·trice et il entraîne une quête identitaire nécessairement «contrariée et plurielle». Dans cette optique, elle affirme que «la bande dessinée dénonce le filtre au cœur de toute écriture de soi et épure ainsi le pacte autobiographique d’un certain nombre de ses illusions» (Mao 2013: §33). Satrapi débute son œuvre par les termes «Ça c’est moi», pourtant, il s’avère que la petite fille ressemble en tous points aux autres filles de sa classe. Seuls les cheveux, presque entièrement recouverts par le foulard, différentient légèrement les enfants les unes des autres. Puisque l’image ne la distingue pas de ses camarades, le texte est nécessaire pour individualiser Marji. Le dispositif visuel d’indistinction – déjà employé par l’auteur de bande dessinée Christian Binet dans son récit d’enfance intitulé L’Institution (1981) – fait partie, selon Mao, des «stratégies d’esquive» de l’autoreprésentation (2013: §4).
S’il est important d’enseigner à repérer des indices de factualité, il est aussi essentiel de montrer que la réalité ne se donne pas d’elle-même. Ces réflexions concernant le cadrage ont ainsi pour but de révéler qu’un récit basé sur des faits authentiques ne constitue pas pour autant un récit objectif et fidèle. L’«identité» se construit également à travers le «hors-champ», par le «péri-champ» et, paradoxalement, à travers la multiplicité des représentations iconiques. Pour reconstruire l’identité du sujet, il s’agit ainsi de tresser des relations, parfois incertaines, entre des images dessinées, un pronom personnel et une identité auctoriale affichée sur la couverture.
Pour un enseignement sensibilisant à la spécificité du langage de la bande dessinée
Ainsi que nous l’avons vu, la bande dessinée propose une expérience de lecture assez différente de celle que l’on observe dans les textes dits «littéraires». En effet, la présence de cases incluant du texte et des images au sein d’une unité graphique de rang supérieur (strip, planche, ou volume) permet un traitement particulier de la linéarisation des informations, de sorte que l’élaboration et la réception d’un récit narratif multimodal (et son cadrage générique) suit un processus particulièrement complexe.
De nombreux critiques10, dans le sillage de Will Eisner, ont défini la bande dessinée comme un «art séquentiel» (sequential art) au sein duquel la case constitue un élément fondamental, et comme l’affirme Benoît Peeters: «Loin de se poser comme un espace suffisant et clos, la case de bande dessinée se donne d’emblée comme un objet partiel, pris dans le cadre plus vaste d’une séquence» (Peeters 2003: 24). Entre arrêt sur image et continuité, entre rappel de la case précédente et appel de la suivante, Peeters et d’autres auteurs11 ont décrit les particularités de cette unité, en particulier son intrication étroite avec un ensemble qui la dépasse. Mais d’autres éléments peuvent être considérés comme les maillons d’une chaîne séquentielle: les textes au sein de la case, le strip, la planche, le chapitre, l’album, etc. – autant d’unités qui possèdent une certaine «autonomie», tout en étant elles-mêmes intégrées dans une totalité de rang supérieur. À tous ces niveaux, des effets de sens peuvent être dégagés à partir de la temporalité que le lecteur ou la lectrice doit reconstruire, de manière plus ou moins libre ou réglée, à l’intérieur des espaces graphiques. Précisons que si les cases sont généralement délimitées par des cadres et séparées par des gouttières12, il arrive – comme c’est le cas dans Coquelicots d’Irak – que la frontière soit moins nette, entraînant une perception légèrement modifiée de la séquentialité.
Si les textes «littéraires» sont globalement caractérisés par leur linéarité, la planche de bande dessinée crée en revanche une tension entre cette linéarité et la mise en réseau des informations, ce qui entraîne une progression de la lecture spécifique13. Tandis que la dimension textuelle du récit graphique invite le regard à progresser de manière linéaire, sa dimension visuelle (ou tabulaire) l’invite au contraire à circuler à la surface du support et à embrasser la double planche, proposant un cheminement de lecture nouveau, plus ou moins créatif. Les créateurs et créatrices tirent parti de cette potentielle «indocilité» du regard, par exemple en tissant des liens visuels entre différentes lieux de l’espace graphique, ce que Groensteen qualifie d’effet de «tressage iconique»14(1999). Entre textualité et création d’un réseau inter-iconique, entre effets de sens induits par le récit et singularité de chaque lecture, il est particulièrement difficile d’anticiper le trajet des yeux d’un lecteur ou d’une lectrice de bande dessinée. Cette imprévisibilité peut être augmentée lorsque l’auteur ou l’autrice joue sur une mise en page dans laquelle les cases ne sont pas délimitées par un cadre ou lorsqu’elles ne sont pas architecturées selon les agencements conventionnels du «gaufrier» (pour reprendre l’expression popularisée par André Franquin). Si cette forme de liberté liée à l’espace graphique permet de répondre de manière personnelle aux différents stimuli visuels disséminés à la surface de la planche ou de la double-planche, elle implique également, en regards de textes «littéraires», une complexité supplémentaire.
Dans le cadre d’un enseignement soucieux d’insister sur les spécificités formelles de la bande dessinée, il sera ainsi utile de susciter chez les élèves une réflexion à la fois sur les effets de sens qui se dégagent de la planche (par exemple «quels effets produit le tressage?») et sur les différentes façons dont les lecteur·trice·s arpentent cet espace, ainsi que sur les stratégies qui rendent la lecture plus efficace ou plus critique. Dans ce but, il peut être pertinent de passer un certain temps sur des planches riches comme celles que j’ai commentées et d’encourager les activités engageant une métacognition: «Quel trajet effectuent vos yeux sur la page?», «Qu’est-ce qui guide ce trajet?», «Quel sens apparaît quand on met en relation tel texte avec telle image, et telle case avec telle autre case?». À partir de ces interrogations, les élèves pourront partager leurs façons de lire et discuter des effets de sens qu’ils/elles auront observés.
On constate par ailleurs la nécessité de rendre les élèves attentif·ve·s aux indices paratextuels, péritextuels ou textuels, susceptibles de construire un cadre interprétatif en accord avec le statut générique de l’œuvre. Ici se joue toute la complexité du récit autobiographique en bande dessinée comme objet d’enseignement: il est doté d’un ancrage référentiel, mais il est également l’œuvre singulière et subjective d’une auctorialité, qui s’exprime autant par la monstration dessinée que par le biais d’une narration verbale.
Dans son article dédié aux défis de l’élargissement transmédial de la question de la frontière entre fait et fiction, Baroni (2021b) montre que tout média peut constituer une représentation factuelle – chacun le faisant avec ses propres moyens15 – mais que cette représentation n’est jamais exempte de subjectivité, laquelle s’exprime de manière différente en fonction des supports. Comme le dit García Márquez dans son œuvre en partie autobiographique: «La vie n’est pas ce que l’on a vécu, mais ce dont on se souvient et comment on s’en souvient» (García Márquez 2003: 7). Cette nuance rappelle qu’il est utile d’activer ce que Schaeffer appelle un «“monitoring” critique» par rapport à la valeur de vérité du récit (Schaeffer 2015: 246). Dans une perspective pédagogique, comprendre un récit autobiographique en bande dessinée, c’est d’une part pouvoir le recontextualiser (ce qui entraîne un engagement particulier dans la lecture), mais c’est aussi appréhender la manière dont il est construit et l’effet que cette construction produit sur nous. Cette seconde posture requiert d’exercer son esprit critique face à un récit reconstruit à partir de souvenirs et de remémorations, bien réels mais qui, comme le signale la quatrième de couverture de Coquelicots d’Irak, «s’estompent peu à peu».
Toute personne n’est pas familière avec le langage de la bande dessinée, comme le rappelle Novak16. Aussi, il importe d’élaborer un enseignement accessible pour des élèves qui entretiennent des affinités différentes avec le média. Si la présence d’images peut parfois favoriser la compréhension, elle peut également la complexifier ou l’entraver. Il s’agit alors d’apprendre à lire les images, d’apprendre à interpréter les rapports complexes qui se tissent entre elles, mais aussi entre ces images et le texte, de case en case et de planche en planche. Partant de cette multiplicité potentielle des rapports que chaque apprenant·e peut entretenir avec la bande dessinée, l’enseignant·e peut donner à chacun·e des clés permettant d’élargir et d’enrichir ses compétences littératiées en mettant en avant les spécificités du média et en l’aidant à en prendre conscience.
Bibliographie
Baroni, Raphaël (2021a), «Apprendre la dimension scripturale de la lecture avec la bande dessinée», La Lettre de l’AIRDF, n°68, p. 49-53.
Baroni, Raphaël (2021b), «Of Mice as Men: A Transmedial Perspective on Fictionality», Narrative, n°29 (1), p. 91-113.
Barré-De Miniac, Christine (2003), «La littéracie: au-delà du mot, une notion qui ouvre un champ de recherches variées», Revue suisse des sciences de l’éducation, n°25 (1), p. 111-123.
Chiss, Jean-Louis (2004), «La littératie: quelques enjeux d’une réception dans le contexte éducatif et culturel français», in La littéracie: conceptions théoriques et pratiques d’enseignement de la lecture-écriture, C. Barré-de Miniac, C. Brissaud & M. Rispail (dir.), Paris, L’Harmattan, p. 43-52.
Findakly, Brigitte & Trondheim, Lewis (2016), Coquelicots d’Irak, Paris, L’Association.
García Márquez, Gabriel (2003), Vivre pour la raconter, Paris, Grasset.
Goody, Jack (1979), La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, J. Bazin & A. Bensa (trad.), Paris, Les Éditions de Minuit.
Groensteen, Thierry (2011), Bande dessinée et narration. Système de la bande dessinée, vol. 2, Paris, PUF.
Groensteen, Thierry (1999), Système de la bande dessinée, Paris, PUF.
Jaffré, Jean-Pierre (2004), «La litéracie [sic]: histoire d'un mot, effets d'un concept», in La littéracie. Conceptions théoriques et pratiques d'enseignement de la lecture-écriture, C. Barré-De Miniac, C. Brissaud & M. Rispail (dir.), Paris, L'Harmattan, p. 21-41.
Lacelle, Nathalie, Boutin, Jean-François & Lebrun, Monique (dir.) (2017), La littératie médiatique multimodale appliquée en contexte numérique. Outils conceptuels et didactiques, Québec, Presses de l’Université du Québec.
Lachat, Jacob, Schaer, Camille & Zbaeren, Mathilde (eds.) (2020), Regards sur le témoignage. A contrario. Revue interdisciplinaire de sciences sociales, n°30, p. 3-13. En ligne, consulté le 15 juin 2021, URL: https://www.cairn.info/revue-a-contrario-2020-1.htm
Lejeune, Philippe (1996) [1975]), Le pacte autobiographique, Paris, Seuil.
Mao, Catherine (2013), «L’artiste de bande dessinée et son miroir: l’autoportrait détourné», Comicalités. En ligne, consulté le 21 janvier 2016, DOI: https://journals.openedition.org/comicalites/1702
Marion, Philippe (2018), «Les stratégies du chapitre en BD reportage», Cahiers de Narratologie, n°34, consulté le 5 février 2021. DOI: https://doi.org/10.4000/narratologie.9085
Marion, Philippe (1997), «Narratologie médiatique et médiagénie des récits», Recherches en communication, n°7, p. 61-88.
Mccloud, Scott (2007) [ 1993]), L’art invisible, Paris, Delcourt.
Missiou, Marianna (2012), «Un médium à la croisée des théories éducatives: bande dessinée et enjeux d’enseignement», in Bande dessinée et enseignement des humanités, N. Rouvière (dir.), Grenoble, ELLUG.
Novak, Ryan (2014), Teaching Graphic Novels in The Classroom. Building Literacy and Comprehension, Waco, Prufrock Press Inc.
Painchaud, Gisèle, D’anglejan, Alison, Armand, Françoise & Jezak, Monika (1993), «Diversité culturelle et littératie», Repères: Essais en éducation, n°15, p. 77-94.
Pedri, Nancy (2013), «Graphic Memoir: Neither Fact Nor Fiction», in From Comic Strips to Graphic Novels. Contributions to the Theory and History of Graphic Narrative, D. Stein & J.-N. Thon (dir.), Berlin; Boston, De Gruyter, p. 127-153.
Peeters, Benoît (2003) [1998]), Lire la bande dessinée, Paris, Flammarion.
Raux, Hélène (2019), «Ce que les blogs d’enseignants disent de la lecture de bandes dessinées à l’école», Tréma, n°51. En ligne, consulté le 6 août 2019. DOI: https://journals.openedition.org/trema/4826
Saint-Exupéry, Antoine de (2000) [1946]), Le Petit Prince, avec des aquarelles de l’auteur, Paris, Gallimard.
Satrapi, Marjane (2017), Persepolis, édition intégrale, Paris, L’Association.
Satrapi, Marjane (2000), Persepolis, tome 1, Paris, L’Association.
Satrapi, Marjane (2020), Épisode 2. Persepolis, Interviewer: V. Bloch-Lainé. À voix nue, France culture, diffusé le 13 octobre.
Schaeffer, Jean-Marie (2015), «Immersion», in Fragments d’un discours théorique. Nouveaux éléments de lexique littéraire, E. Bouju (dir.), Nantes, Éditions nouvelles Cécile Defaut, p. 225-247.
Tabachnick, Stephen E. (dir.) (2009), Teaching the Graphic Novel, New York, The Modern Language Association of America.
Vandendorpe, Christian (1999), Du papyrus à l’hypertexte, Paris, La Découverte.
Védrine, Bruno & Ronveaux, Christophe (2019), «Agir par la littérature. L’intention éthique à l’épreuve des pratiques d’enseignement des textes», Repères, n°58, p. 49-62.
Viala, Alain (1998), «Rhétorique du lecteur et scholitude», in L’acte de lecture, D. Saint-Jacques (dir.), Montréal, Éditions Nota bene, p. 323-336.
Wagner, Frank (2012), «Des coups de canif dans le contrat de lecture», Poétique, n°4 (172), p. 387-407.
Pour citer l'article
Camille Schaer, "Enseigner la bande dessinée autobiographique pour développer la littératie médiatique multimodale", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021http://www.transpositio.org/articles/view/enseigner-la-bande-dessinee-autobiographique-pour-developper-la-litteratie-mediatique-multimodale
Voir également :
Introduction n°4 - Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature
Si la reconnaissance de la valeur culturelle de la bande dessinée, durement conquise au cours des dernières décennies, semble aujourd’hui acquise{{Rappelons, au niveau de la reconnaissance institutionnelle, que le ministère de la culture en France a décrété l’année 2020 «année de la bande dessinée». Sur cette phase de «post-légitimation», voir notamment (Berthou 2017; Heinich 2019). Notons néanmoins qu’en dépit de ces honneurs, de nombreux·ses auteur·e·s et éditeurs·trices insistent sur le fait que leur profession est menacée de paupérisation, notamment en raison d’une surproduction saturant le marché et du manque de soutien institutionnel, ce qui a récemment conduit Lewis Trondheim à renvoyer au ministère la médaille de chevalier des arts et lettres qui lui avait été attribuée en 2005.}}, sa place au sein des programmes scolaires reste malgré tout fragile, ce qui a amené récemment Flore Steyaert et Jean-Louis Tilleul (2017: 233) à conclure que l’école restait «un caillou dans le soulier de la légitimation» de ce médium{{Cette publication est liée au projet de recherche financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique: "Pour une théorie du récit au service de l'enseignement" (Projet FNS n° 100019_197612 / 1).}}.
Introduction n°4 - Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature
Enseigner la bande dessinée dans un monde qui avance
Si la reconnaissance de la valeur culturelle de la bande dessinée, durement conquise au cours des dernières décennies, semble aujourd’hui acquise1, sa place au sein des programmes scolaires reste malgré tout fragile, ce qui a amené récemment Flore Steyaert et Jean-Louis Tilleul (2017: 233) à conclure que l’école restait «un caillou dans le soulier de la légitimation» de ce médium2. Pour envisager le type de résistance que peut rencontrer la bande dessinée quand il s’agit de l’étudier en classe, il peut être intéressant d’envisager les choses sous l’angle, non pas des prescripteurs et des enseignant·e·s, mais sous celui des auteur·es et des représentations des élèves. Dans son dernier album –que l’on peut qualifier de roman graphique ou d’autofiction en bande dessinée– l’auteur genevois Frederik Peeters met en scène son avatar, Oleg, lors d’une intervention en classe qui, précise-t-il, est le «moyen qu’il a trouvé pour rester connecté avec le monde qui avance» (Peeters 2021: n.p.).
Image 1: Frederik Peeters, Oleg © 2021 Atrabile
Lorsque l’enseignante demande aux élèves si quelqu’un a une question à lui poser, Oleg se heurte d’abord à un mur de silence. L’enseignante recadre un élève endormi, qui explique, pour justifier son état comateux, avoir «regardé la nouvelle saison de "Titans"» la nuit précédente3. La plupart des questions posées à l’auteur concernent ensuite la longueur du labeur aboutissant à la création d’un album et le profit qui se dégage de cette activité. Lorsqu’Oleg répond que la réalisation de son album lui a pris à peu près une année, une élève réagit en disant «c’est trooop looong». Oleg répond qu’il pense être, au contraire, plutôt rapide et demande à l’élève combien de temps il lui a fallu pour lire son album. Elle répond «quinze minutes», expliquant qu’elle n’a lu en réalité que les premières pages, et Oleg découvre ainsi que seulement deux élèves de la classe ont lu son œuvre dans son intégralité.
Image 2: Frederik Peeters, Oleg © 2021 Atrabile
Cette confrontation avec le «monde qui avance» souligne plusieurs aspects de l’évolution récente de la bande dessinée et de ses rapports à l’enseignement. Premièrement, la posture d’Oleg et son décalage vis-à-vis des représentations de plusieurs élèves soulève la question d’une polarisation de la production qui s’est opérée au sein du champ de la bande dessinée à partir de la fin des années 19604 et de ses effets sur la manière de lire les récits graphiques dans et hors de la classe. Le premier pôle renvoie à l’autonomie créative d’un artiste publiant ses œuvres chez des éditeurs indépendants ou issus du champ littéraire. Peeters est par exemple édité chez Gallimard, à l’Association ou chez Atrabile, éditeur indépendant genevois dont il est cofondateur, et il dispose ainsi d’un contrôle étendu sur la thématique, le style et le format de ses récits graphiques. Il faut relever par ailleurs qu’il n’est plus irréaliste d’imaginer qu’un auteur correspondant au profil de Frederick Peeters / Oleg puisse être invité dans une classe de français pour parler de son œuvre, à l’instar d’un écrivain. En l’occurrence, quand l’enseignante présente l’auteur, elle évoque un «prix BD des écoles5», ce qui témoigne également du gain de légitimité au sein des institutions scolaires. Cette liberté implique en revanche un mode de production artisanal et très chronophage, dans lequel un auteur «complet» réalise peu ou prou toutes les tâches, ce qui lui assure un revenu instable essentiellement lié à la gestion de ses droits6.
Le second pôle renvoie aux industries culturelles visant une accélération de la production fondées sur une standardisation des produits et sur la division du travail et l’anonymisation des créateurs, lesquels ne disposent plus que d’une liberté très limitée7. Aujourd’hui, le type de bandes dessinées le plus largement diffusé parmi les jeunes sont des produits émanant de grands groupes industriels, à l’instar de Disney, de Sony ou de Média Participations, qui intègrent différents supports médiatiques et coordonnent les activités de milliers d’employés. Et évidemment, au sommet de ces empires médiatiques, certains auteurs historiques, comme Hergé, Zep ou Stan Lee, peuvent accumuler des fortunes considérables. Bounthavy Suvilay et Edith Taddei (2019) rappellent par ailleurs que les bandes dessinées les plus largement consommées par les jeunes se rattachent aujourd’hui au genre importé du manga, qui a connu ces dernières années un essor phénoménal, soutenu par la diffusion sur les chaines en streaming d’adaptations sous forme d’anime.
Si la bande dessinée dans son ensemble a donc visiblement conquis ses lettres de noblesse, les œuvres valorisées par le monde de l’éducation semblent ainsi de plus en plus déconnectées des œuvres appartenant pleinement à la culture «juvénile» (Mitrovic 2019), ici incarnée par une série télévisée adaptée d’un univers créé par DC comics. La réaction de l’élève quant à l’état du compte en banque d’Oleg est prise par ce dernier comme peu pertinente, parce qu’à ses yeux, l’élève se trompe de pôle, confondant un auteur appartenant au champ de production restreinte avec un créateur travaillant à une échelle industrielle. Mais au-delà de la méprise, voire du mépris que l’on serait tenté d’adopter devant une question si triviale, se cache une réalité socioculturelle dont l’élève se fait ici le témoin précieux: le fait que lui, comme vraisemblablement la majorité de ses camarades, n’est exposé qu’au second de ces deux pôles et qu’il n’envisage pas l’existence d’une culture autonome, centrée sur l’individu producteur et héritée du XIXe siècle. Il n’a finalement en face de lui qu’un adulte actif parmi d’autres, au sein d’une société où la réussite individuelle se mesure à l’argent que l’on gagne.
En somme, la scolarisation de la bande dessinée est évidemment liée à «l’artificationde la bande dessinée» (Heinich 2017), mais la «légitimité culturelle» (Berthou 2017) dont jouit une partie de la production éloigne d’autant les corpus enseignés des représentations ordinaires que se font les élèves du médium, ce qui ne manque pas de produire des malentendus et des difficultés dans l’émergence d’une lecture de la bande dessinée que l’on pourrait qualifier de littéraire, au sens que les didacticiens donnent de ce terme (Dufays, Gemenne & Ledur 2005; Ronveaux & Schneuwly 2018). Ce que montrent les réactions de la plupart des élèves dans cet extrait, c’est que ces derniers assimilent la bande dessinée à une forme de culture populaire – à l’instar des mangas et des comics qui peuplent leur bibliothèque intérieure – et que cela induit des questionnements orientés sur des enjeux essentiellement économiques ou professionnels, au lieu d’adopter des gestes de lecture qui se seraient sédimentés dans la pratique scolaire du commentaire des textes littéraires. Ce faisant, l’entrée de la bande dessinée dans la classe de français, d’une part, ne produit pas forcément un rapprochement entre lectures scolaires et lectures privées (Norton 2003; Mitrovic 2019; Suvilay & Taddei 2019) et d’autre part, ne débouche pas nécessairement sur la pratique d’une lecture susceptible de renforcer le développement d’une littératie médiatique multimodale (Boutin 2012).
Le rappel de cette dualité explique que, face à cette forme d’expression que Marianne Blanchard et Hélène Raux (2019) définissent – à la suite de Thierry Groensteen (2006) – comme un «objet didactique mal identifié», les angles interprétatifs peuvent diverger sensiblement en fonction du statut qui est accordé à l’œuvre commentée. L’entrée de la bande dessinée dans la classe de français ne pose donc pas seulement la question de son identité médiatique, mais également celle de son statut culturel et des angles de lecture qui en découlent. Peut-on considérer la bande dessinée comme une forme de littérature? Ces questions, inlassablement posées depuis une vingtaine d’années (Morgan 2003; Chute 2008; Meskin 2009; Baetens 2009; Dürrenmatt 2013) ne doivent donc pas être comprises uniquement en termes généraux et médiatiques mais également en termes locaux et critiques. Pour rendre les enjeux plus explicites, il faudrait commencer par poser les questions suivantes: peut-on lire en classe certaines bandes dessinées comme on lirait des romans ou des pièces de théâtre? peut-on poser aux récits graphiques le même genre de questions que l’on poserait à des œuvres littéraires? peut-on étudier ces compositions de textes et d’images selon des procédures similaires à celles que l’on mobilise face à la représentation verbale ou scénique d’une histoire?
Il s’agirait ensuite d’anticiper une éventuelle réponse positive à ces questions pour qu’apparaisse une problématique secondaire: si cette lecture est possible, c’est probablement parce que l’on se refuse encore à envisager l’institutionnalisation de la bande dessinée dans le cadre scolaire sous un angle qui engloberait le caractère industriel et commercial d’une partie non négligeable de ses manifestations. Et qu’un tel refus risque de reconduire une forme sociologiquement induite d’inégalité parmi les élèves, en particulier en termes de cadrage des activités (Rochex & Crinon 2014), dont la séquence d’enseignement reproduite ici par Peeters semble relativement dépourvue. Oleg ou l’enseignante auraient pourtant pu profiter de cette question, qui n’est impertinente qu’en apparence, pour mentionner l’existence de différents types de produits culturels rattachables au média «bande dessinée» et expliciter les différences de nature existant entre ces produits en ce qui regarde la liberté dont disposent les créateurs, laquelle ne garantit nullement la qualité finale de l’objet. Cela aurait aussi permis de signaler l’existence d’œuvres populaires nées d’un compromis entre les contraintes d’une production industrielle plus ou moins formatée et la réputation de génies qui s’attache à certains auteurs formant un panthéon historique, à l’instar d’Osamu Tezuka, de Jack Kirby, d’Hergé ou de la paire René Goscinny et Albert Uderzo, qui a enfanté une œuvre pharaonique: 380 millions d’albums vendus dans le monde, plusieurs blockbusters cinématographiques, un parc d’attraction, etc.
Les conditions matérielles de production ne devraient ainsi jamais être complètement évacuée d’un enseignement centré sur l’histoire et l’esthétique de la bande dessinée, l’émergence et l’évolution de ce média relativement jeune étant consubstantiellement liées à l’essor de la presse imprimée et des logiques sérielles qui en découlent et sous-tendent encore la plupart des productions, même les plus auteuristes. Même les auteur·e·s indépendant·e·s ne peuvent survivre en se privant totalement des circuits de production et de diffusions traditionnels, et le positionnement de leurs œuvres ne peut se comprendre qu’en lien étroit avec les formes et les thèmes développés par les industries culturelles, ainsi qu’en témoigne la récurrence des motifs superhéroïques dans les œuvres de Chris Ware ou de Daniel Clowes.
Oleg se montre néanmoins reconnaissant lorsqu’une élève lui adresse enfin une question qu’elle aurait très bien pu poser à Flaubert, à Maupassant… ou à Houellebecq: quelle place donnez-vous à l’actualité du monde dans votre travail? Est-ce que vous hésitez entre faire des histoires intemporelles et des histoires réalistes? La question suppose évidemment que l’auteur dispose de suffisamment d’autonomie pour envisager ces différentes options et choisir celle qui correspond le mieux à son projet artistique. Le roman graphique de Frederik Peeters est enfin abordé sous l’angle de sa littérarité et non sous l’angle unique de son statut d’objet culturel rattaché à l’industrie des loisirs. S’ouvre alors la possibilité d’une véritable disciplination de la bande dessinée par son rattachement à la pratique de la lecture littéraire telle qu’elle s’est sédimentée dans les pratiques scolaires (Ronveaux & Scheuwly 2018).
Image 3: Frederik Peeters, Oleg © 2021 Atrabile
La bande dessinée d’auteur et sa lecture scolaire
Jan Baetens avance que «la rencontre des domaines longtemps séparés de la littérature et de la bande dessinée» s’impose aujourd’hui «comme une évidence» (2009: §1), ce dont témoigne, entre autres, l’explosion des adaptations de classiques en bande dessinée, mais aussi l’émergence d’un genre identifié comme «roman graphique» et son accession à des prix littéraires prestigieux. Toutefois, Baetens souligne le risque de confondre cette rencontre avec une forme de fusion ou d’hybridation:
Une chose est l’explosion des croisements entre littérature et bande dessinée, autre chose est le bien-fondé ou la solidité de cette nouvelle hybridité, qui ne manque pas de soulever plus d’une question essentielle sur notre conception même du récit. (Baetens 2009: §1)
Si l’on exclut les adaptations ne servant que de marchepied pour accéder aux œuvres vraiment littéraires, les bandes dessinées enseignées dans les classes de français comme de la littérature sont plutôt rares et les mêmes titres ne cessent de revenir dans les discours des chercheur·euse·s, didacticien·ne·s, enseignant·e·s: Maus, Persepolis, Pilules bleues, Fun Home… Ce retour inlassable d’un corpus d’œuvres restreint témoigne d’une part de la difficulté d’établir un périmètre élargi de récits graphiques dignes d’être enseignés en classe comme de la littérature. La patrimonialisation des œuvres passant généralement par leur inscription dans les corpus scolaires, pour le meilleur ou pour le pire, on peut dès lors considérer que l’école n’a pas encore joué son rôle de sélection des œuvres supposément légitimes, le choix des enseignant·e·s se repliant sur la bibliothèque intérieure correspondant à leurs lectures privées liées à l’enfance et à l’adolescence8 (donc souvent liées à des œuvres populaires) ou sur quelques succès critiques validés par des prix ou des récompenses, avec le fameux Pulitzer pour Art Spiegelman, bien sûr, mais aussi le prix du jury du Festival de Cannes pour l’adaptation cinématographique de l’œuvre de Marjane Satrapi. On peut donc anticiper sur cette sélection en considérant la possibilité qu’elle se calque sur une légitimité dont elle emprunte les caractéristiques sociologiques à la littérature, sans tenir compte des spécificités médiatiques du champ de production de la bande dessinée.
Par ailleurs, si le statut culturel acquis par certaines œuvres font de la bande dessinée un objet certes mal identifié mais au moins potentiellement enseignable, il ne faut pas négliger les problèmes inhérents à la disciplination des gestes de lecture spécifiques, aussi bien du côté de l’enseignant que de celui des élèves9, ce qui passe par l’intégration de pratiques compatibles avec la conception que l’on peut se faire d’un enseignement de la littérature, mais aussi par l’établissement de procédures nouvelles, adossées aux caractéristiques sémiotiques du support. Outre le problème du rattachement des œuvres à un média populaire, qui complexifie le cadrage interprétatif des enseignant·e·s et des apprenant·e·s, le mélange de textes et d’images dessinées pose ainsi un problème qui se reflète dans les hésitations des plans d’étude: faut-il rattacher la bande dessinée à l’histoire de l’art ou à la classe de français? Comment traiter à la fois le style graphique des dessins, la composition de la case et celle de la planche, le découpage de l’action, les effets de cadrage, le contrastes des couleurs, tout en liant ces aspects au développement du récit, aux jeux sur la focalisation et le point de vue, aux dialogues et aux récitatifs, alors que la formation initiale des enseignant·e·s de français ne les a généralement guère préparé·e·s à traiter ces aspects simultanément.
Ainsi que l’ont montré Marianne Blanchard et Hélène Raux (2019), le chemin est encore long pour former les enseignant·e·s à des gestes interprétatifs susceptibles d’intégrer ces différentes dimensions, sans pour autant tomber dans un répertoire de notions techniques déconnectées des enjeux esthétiques ou éthiques soulevés par la lecture de l’œuvre, et sans se méprendre sur la complexité inhérente à un médium à la fois textuel et graphique. L’objectif de ce numéro est précisément de contribuer à développer des pistes de réflexions relatives à l’ensemble de ces aspects, d’abord en lien avec l’histoire du médium et de sa scolarisation, puis orienté sur différentes propositions didactiques et observations en classe.
La première partie, qui s’inscrit dans une perspective historique, s’ouvre sur un article de Nicolas Rouvière exposant la situation actuelle de la bande dessinée, qui est entrée depuis une dizaine d’années dans une phase que l’on peut définir comme celle d’une «post-légitimation». Si cette nouvelle manière d’envisager le média devrait lui ouvrir les portes de l’enseignement aux différents niveaux de la scolarité, elle pousse aussi Rouvière à dresser le constat d’un déficit de «théorisation didactique éclairant les enjeux et les modalités de son étude en classe», ce qui souligne l’importance de renforcer la recherche dans ce domaine. Cette théorisation apparait d’autant plus importante que les matérialisations médiatiques des récits graphiques ne cessent de se complexifier dans la culture numérique contemporaine, brouillant les frontières entre bande dessinée, jeu vidéo, dessin animé ou série télévisée.
L’article suivant offre un survol historique beaucoup plus large des relations tumultueuses entre la bande dessinée et les institutions scolaires, en suivant la piste des instructions officielles en France de manière à mettre en lumière, depuis les années 1960, la place réservée aux récits graphiques dans les programmes scolaires. Sophie Béguin illustre cette trajectoire scolaire qui, en effet, semble en partie déconnectée des enjeux entourant la légitimation culturelle du médium. Les hésitations portent non seulement sur les titres ou le nombre d’œuvres préconisés par les instructions officielles, mais également sur le rattachement disciplinaire de l’étude de la bande dessinée. Enfin, si la scolarisation du médium ressemble à une série de rendez-vous manqués, Béguin montre que c’est aussi en raison d’une certaine méfiance émanant des milieux de la bande dessinée, certain·e·s de ses représentant·e·s craignant les effets de la scolarisation d’un objet qu’ils·elles préfèrent ranger dans le domaine de la contre-culture et de la subversion.
Le troisième article de cette partie historique envisage la place de la bande dessinée vis-à-vis de l’enseignement du français langue étrangère, à travers l’analyse d’un corpus de manuels publiés entre 1919 et 2020. Son auteure, Anick Giroud, soulève un intéressant paradoxe: alors que le potentiel didactique des images narratives pour l’enseignement des langues est très tôt reconnu, avec l’émergence des méthodes directes au début du XXe siècle, puis, de manière encore plus marquée, avec l’éclosion des méthodes audio-visuelles, communicatives et actionnelles, la place de la bande dessinée en tant que document authentique est restée très modeste. La grande majorité des récits graphiques insérés dans les manuels demeure donc le travail d’illustrateurs·trices, produisant des objets sur mesure, adaptés aux objectifs de la leçon, mais dépourvus de valeur culturelle. Face à ces documents forgés, les modalités d’une lecture littéraire apparaissent impossibles, et la valeur culturelle du médium singulièrement diminuée.
La partie suivante réunit trois propositions didactiques adossées à des œuvres dont la réputation littéraire est fortement établie, du Maus d’Art Spiegelman au Persepolis de Marjane Satrapi, en passant par l’incontournable Fun Home d’Alison Bechdel. Si le choix de ces œuvres oriente naturellement l’exploitation didactique vers un horizon esthétique et culturel, les trois articles mettent également en évidence les spécificités d’une littérature dessinée et montrent comment exploiter cette dimension graphique.
La proposition de Violeta Mitrovic articule la lecture de trois «mémoires graphiques» (Fun Home, Persepolis et Wonderland de Tirabosco) dans la perspective de leur enseignement au post-obligatoire. En insistant sur la richesse et l’épaisseur des possibilités interprétatives de ces œuvres, elle se sert de leur caractère profondément multimodal pour convoquer la possibilité effective d’une lecture littéraire, au sens élargi de ce terme, dans lequel elle rassemble et interroge les notions de participation et de distanciation, de littératie, de lectures «ordinaire» et «savante», sans oublier de faire valoir la spécificité du médium comme vecteur d’acquisition de compétences nouvelles.
Gaspard Turin, dans une contribution portant sur la didactisation de Maus, propose une approche pragmatique face à une œuvre à la fortune critique si importante qu’elle pourrait en paraître hors de portée pour de jeunes lecteurs. En cherchant à rendre à l’œuvre une forme de simplicité, induite par le traitement zoomorphique de ses personnages, il n’en oublie pas moins que cette simplicité ne sert qu’à dialoguer avec la complexité d’une œuvre grave et dont l’enjeu de lecture devient dès lors celui d’un questionnement à étages multiples. Faire lire Maus à des adolescent·e·s revient-il à les forcer dans un monde adulte? Ou plutôt à envisager un dialogue avec les modalités d’appréhension du monde propres à l’enfance?
Enfin Camille Schaer s’attache, elle aussi, à assigner à la lecture de la bande dessinée en classe des enjeux portant sur la littératie et sur les compétences qui lui sont associées. Elle choisit pour sa part d’insister sur les spécificités du médium par rapport à la littérature ordinairement enseignée à l’école, afin de faire reconnaître une «tension entre linéarité et mise en réseau des informations». Cette mise en réseau l’incite à porter un regard neuf sur le livre en tant qu’objet, comme en témoigne son attention au paratexte. Il s’agit enfin, pour elle, par le biais des œuvres sélectionnées (Persepolis d’une part et Les Coquelicots d’Irak, de Findakly et Trondheim, de l’autre) d’ouvrir les élèves aux subtilités de l’autobiographie dessinée.
La dernière partie envisage l’enseignement de la bande dessinée sous un angle plus empirique, informé par des observations en classe, de sorte que les articles éclairent les vertus, mais aussi les obstacles inhérents à une lecture littéraire de la bande dessinée dans différents degrés de la scolarité.
Dans sa contribution, Hélène Raux interroge le «présupposé de facilité» qui accompagne le traitement scolaire de la bande dessinée pour montrer que la lisibilité du médium ne va pas de soi et qu’il doit s’accompagner d’un étayage en classe, fondé sur l’enseignement des codes propres à la lecture des récits graphiques. Des exemples de terrain suggèrent que la compréhension des logiques présidant à l’enchaînement des cases n’a rien d’un acquis pour les élèves observés, et que le déficit de compréhension ou de reformulation se présente plus volontiers dans le cadre de la lecture des images que de celle du texte. L’accent est mis, en conclusion, sur la nécessité de renforcer des approches didactiques orientées sur ces aspects et de réorienter le regard des élèves face à un médium souvent considéré par eux, a priori, comme destiné aux enfants.
L’article de Jean-François Boutin et Virginie Martel s’intéresse quant à lui aux modalités de la lecture de bandes dessinées historiques, en suivant treize parcours de lecture d’élèves du secondaire et du primaire. Les auteurs s’attachent à creuser en particulier la question des rapports entre le passé et sa reconfiguration par les récits graphiques, tout en tenant compte de la multimodalité du support. Pour poser les bases d’une lecture dialectique, permettant de rendre compte de «l’historisation de la fiction et [de] la fictionnalisation de l’histoire» (Gallego 2015: 5), les auteur·e·s préconisent de porter l’attention des lecteurs·trices sur la dimension multimodale et les stéréotypes propres au champ de la bande dessinée.
Si la bande dessinée demande encore à être enseignée, elle demande aussi, plus vivement peut-être, à être didactisée. Mais au-delà de ces questions, elle demande aussi à être interrogée dans ses rapports à l’institution scolaire et aux rapports que cette institution entretient avec ce «monde qui avance», ou qui semble parfois stagner, voire reculer… et dont, malgré ses richesses, la bande dessinée n’est encore qu’une manifestation marginale. Il suffit de courir le risque d’ouvrir ce champ culturel à des élèves pour réaliser à quel point son objet reste «non identifié», ou indexé à des codes culturels, économiques et sociétaux auxquels la bande dessinée «comme littérature» peine encore à se confronter. Tout reste à faire donc, dans ce champ. Les travaux réunis ici cherchent à en proposer une exploration que l’on espère enthousiasmante, mais ils ne pourront en aucun cas se substituer aux pratiques d’enseignement, informées ou improvisées, que nous engageons nos lecteurs·trices à tenter, à poursuivre et à partager.
Bibliographie
Aquatias, Sylvain (2015), «Le goût de la bande dessinée: acquisitions, transmissions, renforcements et abandons», in La bande dessinée: quelle lecture, quelle culture?, B. Berthou (dir.), Paris, Éditions de la Bibliothèque publique d’information. En ligne, consulté le 24 septembre 2021, DOI: 10.4000/books.bibpompidou.1675
Baetens, Jan (2009), «Littérature et bande dessinée. Enjeux et limites», Cahiers de Narratologie, n°16, en ligne, consulté le 28 août 2021, DOI: https://doi.org/10.4000/narratologie.974
Berthou, Benoît (2017), «Une nouvelle légitimité culturelle. Le cas de la bande dessinée», in Le Statut culturel de la bande dessinée, Ahmed Maaheen, Stéphanie Delneste & Jean-Louis Tilleul (dir.), Louvain-la-Neuve, Academia, p. 221-232.
Blanchard, Marianne & Hélène Raux (2019), «La bande dessinée, un objet didactique mal identifié», Tréma, n° 51. En ligne, consulté le 6 août 2021, DOI: https://doi.org/10.4000/trema.4818
Boltanski, Luc (1975), «La constitution du champ de la bande dessinée», Actes de la recherche en sciences sociales, n°1 (1), p. 37-59.
Boutin, Jean-François (2012), «De la paralittérature à la littératie multimodale. Une évolution épistémologique et idéologique du champ de la bande dessinée», in La littératie médiatique multimodale, M. Lebrun, N. Lacelle & J.-F. Boutin (dir.), Québec, Presses Universitaires du Québec, p. 33-44.
Chute, Hillary (2008), «Comics as Literature? Reading Graphic Narrative», PMLA, n° 123, p. 452-465.
Chute, Hillary (2020 [2008]), «La bande dessinée est-elle de la littérature? Lire les récits graphiques», Transpositio. En ligne, consulté le 20 août 2021, URL: http://www.transpositio.org/articles/view/la-bande-dessinee-est-elle-de-la-litterature-lire-les-recits-graphiques
Dufays, Jean-Louis, Louis Gemenne & Dominique Ledur (2005), Pour une lecture littéraire, Bruxelles, De Boeck.
Dürrenmatt, Jacques (2013), Bande dessinée et littérature, Paris, Classiques Garnier.
Gallego, Julie (dir.) (2015), La bande dessinée historique. Colloque international - Premier cycle: l’Antiquité, Pau, Presses de l’Université de Pau et des Pays de l’Ardour.
Groensteen, Thierry (2006), Un objet culturel non identifié, Angoulême, Editions de l’An 2.
Heinich, Nathalie (2017), «L’artification de la bande dessinée», Le Débat, n° 195, p. 5-9.
Hofstetter, Rita & Bernard Schneuwly (2014), «Disciplinarisation et disciplination consubstantiellement liées. Deux exemples prototypiques sous la loupe: les sciences de l’éducation et les didactiques des disciplines», in Disziplin - Discipline, Balz Engler (dir.), Fribourg, Academic Press, p. 27-46.
Lacassin, Francis (1971), Pour un neuvième art, la bande dessinée, Paris, Union générale d’édition.
Meskin, Aaron (2009), «Comics as Literature?», The British Journal of Aesthetics, n° 49, p. 219-239.
Mitrovic, Violeta (2019), «Se rapprocher de la culture juvénile par l’usage du roman graphique autobiographique au lycée», Le français aujourd’hui, n° 207, p. 67-77. En ligne, consulté le 17 février 2020. URL: https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2019-4-page-67.htm
Morgan, Harry (2003), Principes des littératures dessinées, Angoulême, Editions de l'an 2.
Norton, Bonnie (2003), «The Motivating Power of Comic Books: Insights from Archie Comic Readers», The Reading Teacher, n° 57 (2), p. 140-147.
Peeters, Frederik (2021), Oleg, Genève, Atrabile.
Rochex, Jean-Yves & Jacques Crinon (dir.) (2014), La construction des inégalités scolaires. Au cœur des pratiques et des dispositifs d’enseignement, Rennes, PUR «Paideia».
Ronveaux, Christophe & Bernard Schneuwly (dir.) (2018), Lire des textes réputés littéraires: disciplination et sédimentation. Enquête au fil des degrés scolaires en Suisse romande, Berne, Peter Lang.
Roux, Antoine (1970), La bande dessinée peut être éducative, Paris, Éditions de l’École.
Steyaert, Florie & Jean-Louis Tilleul (2017), «La bande dessinée à l’école. Un caillou dans le soulier de la légitimation», in Le Statut culturel de la bande dessinée, Ahmed Maaheen, Stéphanie Delneste & Jean-Louis Tilleul (dir.), Louvain-la-Neuve, Academia, p. 233-268.
Suvilay, Bounthavy & Edith Taddei (2019), «Les mangas: faire entrer les lectures privées à l’école et les constituer en objets littéraires», Le français aujourd’hui, n° 207, p. 79-91. En ligne, consulté le 17 février 2020.
URL: https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2019-4-page-79.htm
Pour citer l'article
Raphaël Baroni & Gaspard Turin, "Introduction n°4 - Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021http://www.transpositio.org/articles/view/introduction-n-4-enseigner-la-bande-dessinee-comme-de-la-litterature
Voir également :
Décrire et interpréter l’architecture graphique des bandes dessinées: Léna mise en page
Sur la base de l’analyse de l’organisation des planches que l’on rencontre au fil de l’album Le Long Voyage de Léna de Pierre Christin et André Juillard, cet article visera à montrer comment il est possible de décrire et d’interpréter l’architecture des planches d’un récit graphique{{Cette réflexion a été développée dans le cadre du projet Sinergia «Reconfiguring Comics in our Digital Era», financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS: CRSII5_180359).
Décrire et interpréter l’architecture graphique des bandes dessinées: Léna mise en page
La dimension tabulaire de la bande dessinée: de la théorie à l’enseignement… et retour
Sur la base de l’analyse de l’organisation des planches que l’on rencontre au fil de l’album Le Long Voyage de Léna de Pierre Christin et André Juillard, cet article visera à montrer comment il est possible de décrire et d’interpréter l’architecture des planches d’un récit graphique1. Je commencerai par souligner l’importance, pour la didactique de la bande dessinée, de disposer d’un outillage conceptuel permettant d’identifier différents prototypes de mise en page, tout en soulignant les lacunes observables en ce domaine. Je mettrai aussi en lumière un certain nombre de problèmes liés à l’ergonomie des principaux modèles théoriques, ce qui justifie selon moi leur reconfiguration dans l’optique d’une transposition didactique des typologies existantes. Cela m’amènera à proposer un modèle original, que je mettrai à l’épreuve par ma lecture de l’album de Christin et Juillard.
Philippe Sohet, dans son effort de didactisation d’une bande dessinée d’Edmond Baudoin, commente de la manière suivante une planche caractérisée par des effets de symétrie:
Ces ajustements graphiques nous rappellent qu’une planche ne se réduit pas à une succession de cases, elle est surtout un espace où cohabitent des vignettes. Si la «lecture» d’une bande dessinée est séquentielle, case par case, il ne faut pas perdre de vue que son appréhension visuelle est d’abord globalisante, l’œil percevant la planche dans son ensemble. Cette réalité correspond à la dimension «tabulaire» de la planche. Il est donc possible de penser cette cohabitation, de l’organiser en fonction de certaines fins. (Sohet 2010: 66)
Pour les enseignants soucieux de mettre en avant les spécificités du langage de la bande dessinée, il est en effet difficile de faire l’impasse sur l’un des aspects les plus saillants de ce médium, à savoir le fait que la séquence de cases est projetée à la surface de son support, ce qui entraine l’émergence d’effets liés à la coprésence des images. Pourtant, en dépit de la reconnaissance de cette «dimension tabulaire», où se joue en partie le sens du récit, de nombreux manuels se caractérisent par une carence d’outils permettant de traiter cet aspect. L’ouvrage de Sohet, par exemple, possède des sections intitulées «La planche comme composition» (2010: 63-67), «La panopticité» (2010: 68-73) et «La stratégie du site» (2010: 73-80), mais, fidèle à une approche dont l’objectif est surtout de dégager la spécificité de l’œuvre de Baudoin, il ne propose aucun principe général de «composition» ou d’organisation de cette «panopticité», ce qui réduit considérablement la transférabilité de cette lecture vers d’autres contextes. Plus récemment, dans les manuels publiés par Marie-Hélène Marcoux, pourtant très systématiques dans leur approche du langage de la bande dessinée, la description de la dimension tabulaire est totalement absente du manuel destiné aux niveaux primaires (2018), alors que pour le niveau secondaire, les mises en page régulières sont érigées en matrices pour toutes les autres formes de composition, ce qui l’amène à leur attribuer une valeur esthétique que l’on peut juger excessive:
Le gaufrier sert de modèle pour disposer les cases de façon harmonieuse et visuellement attrayante. Il est normal que certaines scènes importantes ne puissent pas correspondre au format plus contraignant de six ou neuf cases. Le bédéiste a parfois besoin de plus de cases […] pour illustrer une scène d’action rapide. Il choisira donc de varier, selon ses besoins, le gaufrier classique. (Marcoux 2016: 30)
À côté du «gaufrier», il existe pourtant bien d’autres types d’organisation de l’espace paginal, que l’on peut qualifier, selon les auteurs, de mises en page «semi-régulière», «irrégulière», «rhétorique», «décorative» ou «productrice» (Chavanne 2010 ; Groensteen 1999 ; Peeters 2003). Renaud Chavanne rappelle en outre que «contrairement à ce que l’on pourrait être tenté de penser, les compositions régulières ne sont pas nécessairement les plus anciennes attestées de la bande dessinée» (2010: 57). La question se pose donc de savoir si, pour construire un savoir scolaire sur la «panopticité» ou la «planche comme composition», il suffit de renvoyer à ces typologies savantes et aux terminologies qui en découlent. Et si c’est le cas, quel modèle choisir?
Jusqu’à récemment, je m’appuyais dans mes cours2 sur les modèles élaborés par Benoît Peeters (1991) et Thierry Groensteen (1999), qui sont les plus fréquemment cités dans la recherche francophone3. Si les types dégagés par ces deux auteurs sont relativement faciles à expliquer et à illustrer avec des exemples choisis4, en revanche, le passage à un usage empirique se révèle beaucoup moins aisé. Mon expérience m’a notamment permis de constater l’existence de difficultés persistantes, pour un grand nombre d’étudiants, quand il s’agissait de classer certaines mises en page d’apparence plutôt banale, mais qui se situaient en dehors des catégories, ou plutôt qui cumulaient des traits contradictoires invitant à les classer dans plusieurs catégories simultanément. Ces modèles ont pour eux la simplicité des critères qui sont au fondement des catégorisations, mais l’analyse d’œuvres singulières ne cesse de mettre en évidence l’existence de cas indécidables. Au début, je suggérais de sélectionner la typologie correspondant le mieux à l’objet étudié, voire de nommer différentes classifications possibles, en mettant en évidence les traits qui les rapprochent de tel ou tel type, ce qui n’était au fond guère satisfaisant. Au lieu d’offrir un levier pour l’interprétation, les typologies finissaient par devenir des obstacles bloquant l’analyse dans sa phase descriptive, au lieu de l’orienter vers une réflexion sur la fonction du dispositif.
En contexte scolaire, quand on présente une planche et que l’on porte la discussion sur sa dimension tabulaire, il est pourtant difficile d’échapper à la question de savoir comment décrire telle ou telle mise en page et à l’interrogation qui découle de cette difficulté: pourquoi tel ou tel dispositif ne se laisse pas facilement classer? Si cela concerne une œuvre expérimentale, on pourra en conclure que la valeur de l’objet se fonde, en partie du moins, sur son écart créatif vis-à-vis des principes de compositions habituels. Mais si l’on rencontre le même problème à la lecture d’un album d’André Juillard et de Pierre Christin, qui s’inscrit dans la droite ligne de la tradition franco-belge, alors il faudra en conclure que l’outil mobilisé pour l’analyse souffre d’un défaut d’ergonomie.
La théorisation de la mise en page en bande dessinée est marquée par un déficit chronique de mises à l’épreuve empiriques et la réflexion portant sur la transposition didactique des modèles pourrait être l’occasion de remédier à ce problème. Dans le domaine de la didactique de la bande dessinée, Nicolas Rouvière, à la suite de Jean-Paul Meyer (2019: 164, n. 19), dénonce également les «limites des typologies actuelles» (2019: 372), tout en insistant sur le rôle que pourrait jouer la didactique dans la théorisation de la bande dessinée:
Il est enfin un dernier argument, sans doute le plus décisif, pour reconsidérer sans mépris aucun l’apport que peut représenter la sphère éducative pour une meilleure connaissance de la bande dessinée. En effet, les difficultés à caractère didactique que rencontrent les enseignants quand il s’agit de faire étudier la BD en classe correspondent très souvent à des nœuds épistémologiques qui se trouvent au cœur de la spécificité du médium. Ainsi en va-t-il de la notion d’hypercadre, qui a constitué l’une des difficultés les plus importantes pour la théorisation sémiotique de la bande dessinée. (Rouvière 2016: 372)
L’objectif de cet article sera précisément de tenter d’améliorer l’ergonomie des typologies existantes en élaborant un modèle en partie original, qui soit à la fois plus facile à enseigner, plus souple et plus efficace pour décrire l’organisation tabulaire des planches. On pourrait contester l’intérêt d’un tel outil en arguant que l’interprétation des effets découlant de l’organisation spatiale des récits graphiques pourrait se passer d’une description standardisée, ainsi que l’illustre l’approche du récit graphique de Boudoin par Sohet. D’ailleurs, les didacticiens dénoncent souvent les dérives d’un enseignement qui se contenterait de transmettre une terminologie ou un bagage technique au lieu de s’attacher à dégager le sens de l’œuvre:
Enseigner la bande dessinée est un défi que l’enseignement scolaire doit relever, en particulier pour établir des liens entre la littératie traditionnelle et les nouvelles formes de culture médiatique. Mais il ne s’agit pas seulement de former des lecteurs experts et critiques, aussi bien à l’aise dans le monde des lettres que celui des représentations figuratives, pour démêler des productions discursives combinant des codes variés. Il s’agit aussi de former des lecteur sensibles, impliqués, entrant en résonnance symbolique avec les œuvres, pour s’accomplir à part entière comme sujets-interprètes. (Missiou 2019: 98)
J’essaierai de montrer, en m’appuyant sur la lecture du Long Voyage de Léna, que le fait de discuter de la mise en page des planches en se fondant sur une grille d’analyse permet de sensibiliser les apprenants à une dimension souvent négligée lors de la lecture, tout en élargissant le champ de leur expérience esthétique. Ainsi que l’affirme Elizabeth Rosen, l’étude de leur dimension tabulaire souligne que les bandes dessinées «remettent en question la plupart des façons dont nous avons appris à lire: de gauche à droite, de haut en bas, de façon linéaire et progressive» (2009: 58). Jesse Cohn insiste quant à lui sur le fait que de nombreux lecteurs, habitués à cette lecture linéaire, négligent les effets qui se construisent à l’échelle de la page, ce qui réduit considérablement leur horizon esthétique et les amène à lire les bandes dessinées comme des romans ordinaires5:
Parfois, en lisant un roman graphique, nous pouvons perdre de vue le fait que nous regardons une page. En effet, pour la plupart de nos élèves, habitués à considérer la bande dessinée comme une lecture facile, leur regard passe assez rapidement sur les pages, qui sont généralement conçues pour ne pas interrompre cette fluidité ; ils voient des personnages agissant dans le temps, et non un dessin étendu dans l'espace. (Cohn 2009: 44)
Cohn confesse avoir rencontré des résistances quand il s’agissait d’attirer l’attention de ses étudiants sur l’aspect proprement graphique des récits en bande dessinée. Il ajoute que si cette dimension devient évidente lorsqu’il confronte sa classe à des œuvres expérimentales, à l’instar des romans graphiques de Chris Ware, la grande majorité des bandes dessinées exigent de disposer d’un cadre interprétatif permettant d’identifier les procédures standardisées à travers lesquelles les récits «occupent l’espace» (2009: 44). Il s’agit par conséquent de découvrir des principes généraux de composition, que Cohn compare avec l’art du montage hollywoodien enseigné dans les cursus d’études cinématographiques6. Il ne s’agit pas de confondre le découpage filmique avec l'organisation tabulaire du récit, qui sont des opérations totalement différentes, mais d’insister sur l’importance d’objectiver les logiques sous-jacentes au montage cinématographique et à la mise en page de la bande dessinée pour que ces configurations narratives soient perçues au-delà des automatismes culturels qui les invisibilisent.
Par ailleurs, outiller les apprenants avec une typologie de techniques narratives permet de discuter de phénomènes qui transcendent le cas particulier, posant par exemple la question des parentés et des filiations entre les œuvres, tout en permettant de mettre au jour des procédures standardisées qui donnent forme aux productions sérielles de la culture médiatique7. Mobiliser de tels cadres interprétatifs permettrait par conséquent sans nul doute de renforcer la littératie médiatique des apprenants (cf. Lebrun, Lacelle & Boutin 2012).
Tabularité des récits graphiques et typologies des mises en page
Dans un article pionnier, Pierre Fresnault-Deruelle (1976) définit la bande dessinée comme un produit culturel écartelé entre la linéarité du strip et la tabularité de la planche. Cette double dimension a amené Thierry Groensteen à souligner l’existence de deux modes d’appréhension des rapports entre les images dessinées. Dans une terminologie qu’il emprunte à Jean Ricardou (1978), il évoque une arthrologie restreinte et une arthrologie généralisée. L’arthrologie, en médecine, consiste en l’étude des articulations entre différents membres du corps humain. En bande dessinée, cette double logique articulatoire souligne que les cases – qui constituent l’unité fondamentale de la bande dessinée – ne font pas que se succéder linéairement, comme une suite de mots, mais forment également un réseau entre des éléments occupant différents lieux disséminés dans l’espace graphique. L’étude des relations qui se tissent au sein de cet espace consiste, toujours selon la terminologie de Groensteen, à mettre en lumière un «tressage iconique», c’est-à-dire un réseau qui se déploie dans une dimension tabulaire et plus seulement linéaire. A priori, ce tressage peut se déployer à n’importe quelle échelle de l’œuvre imprimée, Groensteen insistant sur le fait que les images facilitent une saisie rapide du sens, ce qui invite, davantage que dans d’autres genres d’imprimés, à naviguer librement à la surface des pages et au feuilletage des albums:
La bande dessinée est fondamentalement une littérature qui ne dissimule rien, qui s’offre à une possession entière et sans reste: on la découvre rien qu’à la feuilleter, on navigue à sa surface sans oblitérer ce qui précède et en ayant déjà un œil sur ce qui arrive. (Groensteen 2011: 82)
Au sein de ce système, qualifié de «spatio-topique», se pose en particulier la question de l’étalement des images à la surface des planches et des effets qui découlent de leur configuration paginale. Comme l’explique Groensteen:
Parmi les diverses opérations qui assurent l’intégration des composantes d’une bande dessinée, celle qui a le plus particulièrement pour fonction de régir les paramètres spatio-topiques est communément désignée sous le terme de «mise en page». (1999: 107)
Benoît Peeters est probablement l’un des premiers auteurs à avoir proposé une typologie des mises en page8. Selon son approche, deux critères sont retenus pour classer la composition des planches: d’une part, l’interdépendance ou l’autonomie entre le tableau et le récit ; d’autre part, le rapport de domination, respectivement de la fonction narrative ou de la tabularité. En croisant ces critères, Peeters (2003: 49) obtient un tableau à double entrée définissant quatre types de composition, qui renvoient respectivement à une utilisation rhétorique, conventionnelle, productrice ou décorative de la mise en page.
Tableau 1: Typologie des mises en page selon Benoît Peeters.
Les mises en page rhétorique et conventionnelle sont donc dominées par la fonction narrative, mais elles s’opposent sur le plan de la variabilité des cases. Dans la mise en page rhétorique, le format s’adapte au contenu tandis que dans le dispositif conventionnel, il n’y a pas d’interdépendance, le format adoptant une grille régulière, aussi appelée «gaufrier» (Peeters 2003: 51). Au sujet de la mise en page conventionnelle, Peeters affirme par ailleurs qu’il s’agit d’un «système fortement codifié, où la disposition des cases dans la planche, à force de se répéter, tend à devenir transparente» (2003: 52). Les mises en page décorative et productrice se caractérisent quant à elles par une dominance du tableau, mais la première est exploitée à des fins purement esthétiques, tandis que la seconde engendre des effets qui modifient l’appréhension du récit.
Si les mises en page dites rhétoriques ou conventionnelles sont relativement faciles à identifier, il est plus difficile de différencier concrètement les utilisations décoratives ou productrices. L’appréciation de la fonction du dispositif et la détermination du point de bascule à partir duquel on peut considérer que la dimension tabulaire devient dominante reposent en effet sur des critères subjectifs. Jan Baetens et Pascal Lefèvre ont d’ailleurs montré que ces qualificatifs pouvaient très bien s’utiliser en relation avec le «gaufrier», que Peeters range pourtant dans la catégorie des usages conventionnels. Par exemple, de nombreuses pages de Watchmen exploitent des effets de symétrie ou des compositions en damier jouant sur le contraste des couleurs, ce qui renforce l’une ou l’autre de ces fonctions:
Ce qui fait la force de l’album, sous l’angle du cadrage, c’est l’utilisation du principe conventionnel selon des logiques en fait contradictoires. Ainsi la plus neutre de toutes les mises en page – la fragmentation de la planche en neuf vignette analogues – connaît aussi un emploi producteur. La symétrie du modèle de base pousse à doter un chapitre entier d’une structure symétrique globale et de faire miroiter les successives pages de la première partie de cette section dans les planches équivalentes de la seconde moitié. Par ailleurs de nombreuses planches de Watchmen revêtent sûrement, en premier lieu par la distribution réglée, souvent en damier, des contrastes chromatiques, un aspect décoratif et ne peuvent pas ne pas être déchiffrées comme un espace plastique. (Baetens & Lefèvre 1993: 60)
Groensteen propose quant à lui une typologie un peu différente, ce qui l’autorise à envisager l’existence de gaufriers productifs ou décoratifs. Reprenant l’exemple de Watchmen discuté par Baetens et Lefèvre, il est conduit à critiquer le qualificatif de conventionnel pour définir le gaufrier, car cette mise en page exacerberait les correspondances non linéaires qui peuvent être tressées entre des cases isomorphes:
La mise en page régulière est donc aussi celle qui exalte certains effets de tressage parce qu’elle leur permet de produire les agencements les plus simples et prégnants du point de vue perceptif, et parce qu’elle renforce les correspondances entre lieux prédéterminés. (Groensteen 1999: 114)
Le principe retenu par Groensteen pour analyser une mise en page repose sur les réponses données à deux questions, apparemment très simples:
a / Est-elle régulière ou irrégulière?
b / Est-elle discrète ou ostentatoire? (Groensteen 1999: 114)
En croisant ces deux critères, Groensteen reconstruit une typologie à quatre termes:
- régulière et discrète ;
- régulière et ostentatoire ;
- irrégulière et discrète (ce qui correspond à la mise en page «rhétorique» classique) ;
- irrégulière et ostentatoire. (Groensteen 1999: 115)
Le problème découlant de ce modèle, c’est qu’il ne précise pas quel degré de régularité correspond au juste l’expression «mise en page régulière» et il n’indique pas davantage selon quel critère il est possible de décider que telle ou telle composition devient ostentatoire. En effet, Groensteen mentionne la possibilité de rencontrer, au sein d’une mise en page régulière, des rupture saillantes, sans que cette modification du gaufrier ne fasse basculer ce dernier du côté des organisations irrégulières:
[La mise en page régulière] possède enfin cette ultime vertu, de ménager la possibilité de ruptures soudaines et spectaculaires avec la norme posée d’abord. Dans un album dont les pages sont régulières, une page qui se distingue soudain par une configuration spéciale obtiendra un impact très fort […]. Au lieu que, quand toutes les vignettes sont discriminées par des formats différents – comme le propose l’option rhétorique –, il est plus difficile d’en faire vraiment ressortir aucune. (Groensteen 1999: 114-115)
On voit ainsi que l’opposition la plus élémentaire, à savoir celle entre régularité et irrégularité, pose la question du seuil à partir duquel on passe d’un prototype à l’autre, puisque Groensteen – comme Peeters9, d’ailleurs – suggère que des variations locales du gaufrier ne remettent pas en cause le type de base auquel se rattache la composition. Quant à la fonction de ces ruptures, Groensteen considère qu’elles peuvent renforcer le caractère ostentatoire de la mise en page, faisant basculer une mise en page conventionnelle dans un registre décoratif ou productif, ou qu’elles peuvent tout aussi bien répondre à la simple nécessité d’adapter le format de la case à son contenu narratif, ce qui la rapprocherait d’un usage rhétorique.
Cette possibilité de considérer que certaines planches irrégulières ne représenteraient que des variations du gaufrier pose non seulement la question du seuil à partir duquel une irrégularité peut être jugée pour elle-même, mais également de l’échelle à partir de laquelle caractériser une mise en page. Faut-il considérer l’ensemble de l’œuvre, que l’on classerait dans l’une ou l’autre de ces catégories de base – régulière ou irrégulière pour Groensteen, conventionnelle ou rhétorique pour Peeters – et définir ensuite, sur cette base, des passages qui offriraient des variations de cette matrice, ou vaut-il mieux s’attacher à décrire chaque planche dans sa relative autonomie vis-à-vis de l’œuvre globale? La question est d’autant plus actuelle que de nombreux romans graphiques contemporains jouent sur une forte hétérogénéité de registres, accentuée par l’esthétique discontinue du chapitrage et des compositions paginales10. On comprend mieux sur cette base la perplexité des étudiants confrontés à des mises en page irrégulières, que l’on devrait définir comme des variantes, ostentatoires ou discrètes, d’une mise en page régulière, dont la fonction pourrait être aussi bien productrice que décorative ou rhétorique.
Avant de proposer une alternative, je mentionnerai un dernier cadre théorique, un peu moins connu, mais qui a le mérite d’être fondé sur une base empirique, à savoir l’étude systématique des mises en page d’Edgar P. Jacobs par Renaud Chavanne (2005). Dans une tentative de généralisation ultérieure de son modèle, Chavanne réarrange les typologies de Peeters et Groensteen en proposant un modèle simplifié à trois pôles:
Poursuivant, développant et approfondissant l’analyse de nos prédécesseurs, nous identifions trois grands principes de composition susceptibles de s’appliquer aux œuvres organisées par bandes: le principe de régularité, le principe de semi-régularité et le principe rhétorique. (2010: 27)
Chavanne reprend donc de Peeters le «principe rhétorique» et emprunte à Groensteeen le «principe de régularité», mais il introduit un pôle intermédiaire, qu’il appelle «principe de semi-régularité11», qui règle en quelque sorte la question du seuil entre les deux dispositifs. Outre l’introduction de cette catégorie, l’une des innovations majeures apportée par Chavanne consiste à souligner, davantage que ne le font Peeters et Groensteen, le fait que ces trois prototypes ne sont que des pôles et que leur concrétisation au sein d’une œuvre procède d’une logique combinatoire, débouchant sur un «mélange de ces principes»:
[O]n pourrait venir à penser de ce qui précède qu’il existe une séparation étanche entre ce qui procède de la rhétorique et ce qui appartient à la régularité, et, dans un moindre degré, entre la semi-régularité et la rhétorique. Il n’en va pas ainsi. Bien sûr les définitions de ces principes de composition sont suffisamment fortes pour qu’elles permettent de distinguer des constructions effectivement différentes, et que cette distinction se conforme à l’observation […]. Mais rien ne justifie l’impossibilité d’une combinatoire, d’un mélange des principes. (Chavanne 2010: 153).
Au lieu de penser les rapports sous forme de choix binaire ou de tableau à double entrée, il faudrait ainsi se représenter les types de mises en page possible comme des pôles se répartissant sur un spectre allant de la mise en page rhétorique à la mise en page régulière en passant par différents stades intermédiaires. On peut aussi retenir du modèle de Chavanne la notion de matrice, qui désigne une configuration de base présidant à la construction de l’œuvre, laquelle se distingue des concrétisations locales et plus ou moins divergentes de telle ou telle planche dans son état publié:
Lorsqu’il s’engage dans la création d’une bande dessinée, le dessinateur s’astreint presque systématiquement à un certain nombre de contraintes de composition. Ces contraintes peuvent lui être imposées, ou il peut les choisir de lui-même. Ce choix peut être fait en pleine connaissance de cause, comme il peut résulter d’une habitude, d’une tradition que l’on reproduit sans même s’en apercevoir. Il s’agira par exemple du format de la bande dessinée (une page? de quelles dimensions? une partie d’une page plus grande occupée par d’autres éléments que la bande dessinée?), du nombre de vignettes par bande (fixe, variable, dans quelles proportions?), du nombre de bandes se succédant sur l’espace de composition (fixe? variable?), de la hauteur de ces bandes (toujours semblable ou fluctuante?), de la régularité ou non de la dimension des cases, et ainsi de suite. L’ensemble de ces contraintes de composition, nous les appellerons la matrice de l’œuvre. (Chavanne 2010: 15)
Il faut donc souligner l’intérêt de la notion de matrice et du principe de gradualité introduits par Chavanne, mais on peut regretter la disparition de la dimension ostentatoire ou de ce que Peeters définissait comme des mises en page où le tableau domine. Plus exactement, les mises en page les plus ostentatoires sont bien envisagées dans les derniers chapitres de l’ouvrage, mais libérées de leur dépendance envers la linéarité de la bande, elles font l’objet d’une nomenclature de plus en plus foisonnante, ce qui complexifie son usage12. En outre, la catégorie «semi-régulière» apparait, comme son nom l’indique, comme une dérivation de la mise en page régulière, plus que comme une véritable catégorie intermédiaire, ainsi qu’en témoigne cette citation:
[L]a régularité de composition peut se transformer en une contrainte terrible voire paralysante. C’est probablement alors qu’apparaissent les avantages des compositions semi-régulières. […] Une composition semi-régulière dérive directement d’une composition régulière, dont elle est en quelque sorte une altération. De la composition régulière, la semi-régulière retient le principe d’invariance des dimensions des bandes et des vignettes. La matrice élémentaire qui sous-tend de manière simple et sans aucune équivoque les compositions régulières, est toujours immédiatement perceptible dans une composition semi-régulière. Pour parler autrement, on peut dire que la grille de base, que le gaufrier de la composition régulière apparaît immédiatement et sans difficulté sous une composition semi-régulière. (Chavanne 2010: 49)
Chavanne n’envisage donc pas le cas où une mise en page semi-régulière serait dérivée d’une matrice rhétorique, ce qui est pourtant fréquent dans l’œuvre de Hergé, par exemple quand ce dernier met en scène le récit de Tchang dans Tintin au Tibet, qui prend la forme, au sein d’une mise en page globalement rhétorique, d’un montage régulier de cases isomorphes montrant en alternance le narrateur et des fragments de son récit et produisant un effet de damier qui préfigure les compositions décoratives que l’on rencontre dans Watchmen. On peut citer également une double page célèbre rattachée au flashback du Secret de la licorne dans laquelle Hergé joue sur des effets de symétrie entre deux grandes cases spectaculaires montrant des navires et un combat entre des marins et des pirates, qui contrastent avec une séquence de petites cases de format identique, où l’on peut suivre les mésaventures burlesques du capitaine Haddock mimant l’événement.
L’idée que la mise en page semi-régulière serait la dérivation d’une composition régulière et qu’en outre elle aurait pour fonction essentielle d’assouplir une contrainte de production conduit Chavanne à négliger les cas, pourtant nombreux, où un mélange de régularité et d’irrégularité confère à la planche une valeur ostentatoire ou productrice. Il me semble que ce genre de dispositif, que j’appellerai pour ma part mise en page architecturée, est susceptible de se rencontrer aussi bien dans une œuvre dominée par une matrice rhétorique que fondée sur le principe du gaufrier. J’ajouterai que ce dispositif peut même devenir une matrice en soi dans des récits graphiques exploitant pleinement la dimension tabulaire de la bande dessinée. Cette catégorie a aussi l’intérêt d’offrir une base pour regrouper la très grande diversité des compositions occupant l’espace paginal d’une manière que l’on pourrait qualifier de créative.
Typologie circulaire et mise en page architecturée
On peut retenir plusieurs principes dérivés des modèles élaborés par Peeters, Groensteen et Chavanne en vue de leur réarticulation au sein d’un modèle que je tenterai de rendre plus souple et plus efficace pour un usage scolaire. Tout d’abord, on peut considérer que la mise en page rhétorique et le gaufrier ne posent pas de problème de repérage particulier, dans la mesure où ils renvoient à des standards historiquement attestés, qui continuent de structurer une partie importante de la production actuelle. Les termes eux-mêmes sont devenus courants dans le langage des spécialistes de la bande dessinée, à tel point qu’ils ne nécessitent plus de définition particulière dans leurs travaux. Quand il s’agira d’expliquer la nature de ces prototypes à des apprenants, on se contentera de rappeler que le gaufrier consiste en un découpage régulier de la page, qui forme une grille, alors que la mise en page rhétorique consiste à adapter le format des cases au contenu représenté, ce qui induit un principe de variation plus ou moins aléatoire. On retiendra également le principe défini par Peeters, à savoir que le gaufrier est fondé sur une autonomie de l’organisation tabulaire, alors que la mise en page rhétorique adapte la mise en page aux contraintes de l’histoire représentée.
La clarté de cette opposition repose également sur un principe d’engendrement qui en constitue la raison d’être. Le gaufrier propose une organisation tabulaire standardisée, qui simplifie la mise en page, mais il complexifie le «cadrage» de l’action. À l’inverse, la mise en page rhétorique offre plus de souplesse pour mettre en scène le contenu narratif dans chaque case, mais elle complexifie l’agencement de ces cases dans l’espace du support. Dans un cas comme dans l’autre, on associera ces dispositifs à des matrices fondées sur un principe de production standardisée, ce qui explique que le dispositif tende généralement à s’invisibiliser au profit de la progression linéaire dans le récit et de l’immersion dans le plan de l’histoire.
En ce qui concerne les mises en page ostentatoires, c’est-à-dire celles dans lesquelles la dimension tabulaire devient plus saillante, on évitera de différencier les usages décoratif ou productif, car leur interprétation repose sur des critères trop subjectifs. Il me semble par contre que la catégorie introduite par Chavanne, qui consiste à proposer un pôle intermédiaire entre la régularité du gaufrier et l’irrégularité de la mise en page rhétorique offre une piste intéressante. Mais plutôt que d’en faire une simple dérivation de la mise en page régulière, il serait plus productif de lui conférer un statut propre et d’expliquer en quoi une irrégularité régulière ou une régularité irrégulière, est susceptible de renforcer la saillance de la dimension tabulaire de la planche. Pour ce troisième pôle, je propose d’utiliser l’expression de mise en page architecturée.
Ainsi que l’explique Catherine Labio, l'architecture «occupe depuis longtemps une place prépondérante dans la bande dessinée» (2015: 312). Elle explique qu’il ne s’agit pas seulement d’un sujet «médiagénique13» pour les récits graphiques, mais que cette thématique constitue également une mise en abîme du dispositif, car «la dimension architecturale de la page est une caractéristique essentielle du genre» (2015: 315, n. 7). Labio va plus loin en associant les déformations productrices que l’on peut observer dans les mises en page de Winsor McCay aux principes esthétiques de l’art nouveau, qui dominaient son époque. Dans le même registre, Alain Boillat, à la suite de Vincent Amiel, souligne qu’au sein d’une série comme Les Cités obscures – scénarisée par Benoît Peeters et dessinée par François Schuiten, lui-même fils d’architecte – on peut observer une «convergence entre l’architecture de la ville et celle de la planche» (2018: 143). Boillat rapproche cette conception ostensiblement architecturée du modèle de la mise en page productrice, que Peeters valorise dans ses travaux théoriques:
Dans un art de l’espace comme la bande dessinée où la disposition des cases sur la planche appelle un niveau de lecture tabulaire (facultativement subsumé en partie par la lecture linéaire), la démarche à l’œuvre dans les Cités obscures constitue intrinsèquement un renvoi aux conditions fondamentales de la création/réception de la BD. […] À travers les exemples qu’il convoque (Winsor McCay, Régis Frank et Fred) pour illustrer sa typologie, on comprend bien que c’est une utilisation dite «productrice» (par opposition à celles respectivement qualifiées de «conventionnelle», «décorative» et «rhétorique») qu’il entend valoriser dans la production contemporaine (et par conséquent dans la sienne propre), c’est-à-dire une mise en page obéissant au principe selon lequel «c’est l’organisation de la planche qui semble dicter le récit» (Peeters 1998: 68). (Boillat 2018: 143)
En résumé, même si n’importe quelle mise en page peut être considérée comme une forme d’architecture graphique, on pourrait utiliser l’étiquetage mise en page architecturée pour renvoyer plus spécifiquement à une configuration que l’on qualifierait, dans une autre terminologie, de productrice ou d’ostentatoire. Ce troisième pôle pourra également être défini formellement comme une composition au sein de laquelle des irrégularités locales s’inscrivent dans une configuration de rang supérieur, ce phénomène correspondant par exemple aux effets de symétrie, de contraste ou de hiérarchie qui relient des éléments hétérogènes au sein de la page. Parmi les cas typiques de compositions architecturées, on pourra mentionner par exemple les cases en médaillon placées au milieu de la planche, que l’on trouve parfois chez Jacobs, ou ces grandes cases qui viennent rompre la régularité d’un gaufrier en occupant toute la largeur d’un strip, qui sont fréquentes chez Frederik Peeters. On inclura également les compositions jouant sur des contrastes de couleur ou des correspondances graphiques non linéaires, qui abondent dans les compositions de Watchmen. Il faut rappeler en effet que l’architecture de la page ne passe pas nécessairement par des variations affectant la forme des cases: ainsi que l’ont montré Baetens et Lefèvre (1993: 60), les contrastes de couleurs au sein d’un gaufrier ou d’une mise en page rhétorique peuvent très bien créer des effets saillants à l’échelle de la planche ou de la double planche.
Enfin, il faut noter que les principes de composition peuvent varier au fil d’une œuvre, et que même à l’échelle d’une planche, on peut observer localement différents principes qui se combinent en se superposant les uns aux autres. Ces métissages, qui font parfois glisser une mise en page d’une matrice vers un pôle différent, tout en conservant certains traits inhérents au dispositif de base, soulignent l’importance de disposer d’une typologie suffisamment souple pour ménager des lieux intermédiaires, situés à une plus ou moins grande distance d’un pôle ou de l’autre.
De manière à conserver ces nuances tout en échappant à la question souvent insoluble des «seuils» qui font basculer une mise en page d’une catégorie à une autre, je propose de réarticuler ces trois prototypes (rhétorique, gaufrier, architecturé) au sein d’un continuum, lui-même structuré par les oppositions mises en évidence par Groensteen. Cette articulation serait impossible dans une modélisation sous la forme d’un tableau à double entrée, mais elle peut néanmoins être envisagée dans le cadre d’un typologie circulaire inspirée des travaux du narratologue allemand Franz Karl Stanzel (1955). Dans ce genre d’approche, les prototypes de mises en page s’articulent au sein d’un espace polarisé par deux axes: régularité/irrégularité, discret/ostentatoire. Suivant le modèle de Groensteen et de Peeters, la mise en page rhétorique correspond à un pôle situé dans le quart «irrégulier/discret» alors que le gaufrier se situe du côté «régulier/discret». Enfin, le pôle de la mise en page architecturée se situe sur le versant ostentatoire, mais à l’entrecroisement entre régularité et irrégularité.
Ce modèle possède la caractéristique de ménager des lieux intermédiaires, que l’on peut considérer comme des sous-types dérivant des trois pôles principaux. On peut ainsi mentionner les mises en page semi-régulières de Chavanne, qui partagent la discrétion des pôles rhétorique et du gaufrier tout en se situant à mi-chemin entre les deux dispositifs sur le plan de leur régularité. On peut aussi situer dans ces espaces intermédiaires des mises en page rhétoriques ou dérivant d’un gaufrier, mais qui partagent certains traits du pôle architecturé. Ce schéma circulaire permet enfin de décrire des variations observables localement au sein d’une même œuvre entre des mises en page susceptibles de s’écarter de manière plus ou moins ostensiblement de la matrice dont elles dérivent.Schéma 1: Typologie circulaire des mises en page
Notons malgré tout que quelques types de composition échappent à cette typologie, laquelle repose fondamentalement sur la possibilité de définir l’agencement d’une séquence d’information (généralement narrative) au sein d’une unité graphique de rang supérieur. Les bandes dessinées qui adoptent une mise en page flottante, c’est-à-dire dépourvue de cadres facilitant le repérage de l’agencement des cases dans l’espace de la planche, mais aussi les dispositions en ruban continu ou suivant une logique de diaporama – qui sont en train de devenir majoritaires dans le domaine de la production numérique14 – échappent à cette logique, car un tel mode de présentation, ainsi que l’explique Groensteen, «déterritorialise chaque image, masquant ou ruinant l'ensemble des liens tissés à la surface de la page» (2011: 72). Ces limites admises, nous allons voir comment l’analyse des mises en page dans un album tel que Le Long Voyage de Léna est susceptible de bénéficier de notre typologie. L’objectif ne sera pas, dans ce cas précis, de rattacher l’ensemble de l’œuvre à un pôle ou à un autre, mais plutôt de dessiner les contours d’une matrice permettant de souligner comment, localement, telle ou telle mise en page investit la dimension tabulaire de l’album en vue de produire tel ou tel effet ou de s’adapter à telle ou telle contrainte. La valeur essentielle de cette approche sera d’objectiver différentes manières d’occuper l’espace et de rendre ainsi possible l’interprétation de la valeur de chacune des compositions.
Mettre en page Léna
Déterminer la matrice à laquelle se rattache l’œuvre de Christin et Juillard n’est pas chose aisée dans la mesure où cette bande dessinée offre une grande diversité de mises en page. Un regard distant pourrait en conclure que l’irrégularité évidente de ces compositions renvoie à une matrice rhétorique, exemplifiée dès l’incipit. Dans cette première planche (qui correspond à la page trois de l’album imprimé), l’irrégularité apparente se révèle beaucoup plus complexe quand on l’analyse de manière plus détaillée en se penchant sur sa genèse.
Image 1: Le Long Voyage de Léna, p. 3 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Image 2: Storyboard, planche 1 © André Juillard & Pierre Christin 2005
On constate que le storyboard, contrairement à la planche finale, présente une structure plus régulière, car on n’y trouve pas de variations au sein des cases du premier et du troisième strip. Dans ce travail préparatoire, on voit néanmoins que le gaufrier de base est modifié pour signifier graphiquement que Léna se trouve seule dans le tramway, l’élargissement du cadre permettant de montrer les sièges vides qui l’entourent. Ce procédé fait passer le strip d’un régime régulier de trois cases à une disposition en deux cases de formats différents. Si l’on observe la version finale, on constate que Juillard introduit une seconde variation dans le format des vignettes du premier strip et du troisième strip: les cases centrales montrant la protagoniste cadrée en «plan taille» apparaissent plus étroites que les cases situées sur les bords, qui sont davantage orientées sur la monstration du décor («plan moyen» ou «plan pied»). Cette irrégularité et ces correspondances thématiques produisent une symétrie axiale verticale et, pour les deux strips extérieurs, également horizontale, ainsi qu’une symétrie centrale entre les quatre coins opposés de la page. Ces cases isomorphes et solidaires accentuent ainsi légèrement la visibilité de la dimension tabulaire, ce qui rapproche la configuration du pôle architecturé. On voit ainsi comment deux phases d’élaboration d’une même planche, en dépit de variations que l’on pourrait juger quasi imperceptibles, peuvent néanmoins se situer différemment par rapport à différents pôles de notre typologie, laquelle contribue ainsi à visibiliser le travail graphique du dessinateur: dans un premier état, un gaufrier devient semi-régulier par la fusion de deux cases, ce qui le rapproche du pôle rhétorique, puis dans la mise en page finale, on observe un glissement vers le pôle archtiecturé par un jeu de correspondances formelles et thématiques construisant des effets de symétrie au sein de l’irrégularité du dispositif.
Images 3 et 4: Storyboard, planches 53 et 53bis
© André Juillard & Pierre Christin 2005
Image 5: Le Long Voyage de Léna, p. 55
© Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
On observe la même tendance à s’écarter du gaufrier dans les planches finales de l’album, l’effet étant particulièrement visible dans la version «encrée» du storyboard, car le tracé du stylo rend le cadre des cases plus ostentatoire15. À cette étape, on perçoit encore clairement la présence du gaufrier, qui a évolué par fragmentation horizontale et verticale pour s’adapter au contenu du scénario. On constate en outre, dans la dernière case, que le corps de Léna déborde du cadre au lieu que celui-ci s’adapte à son contenu. D’un côté, ce débordement crée un effet architectural dans le storyboard en créant un contraste ostentatoire avec le reste de la page, mais d’un autre côté, cela montre que nous sommes encore très éloignés du pôle rhétorique, puisque la case ne s’adapte pas à son contenu, l’auteur devant se résoudre à réduire le corps de Léna dans la version ultérieure pour la «recadrer».
En dépit de cette contrainte, évidemment plus forte sur la dernière case de la planche, la régularité matricielle du gaufrier finit par disparaitre presque complètement dans la version finale, qui offre une beaucoup plus grande hétérogénéité compositionnelle. On constate notamment, dans les cases 4 et 5, que le corps de Léna, qui est allongée sur le sable, impose une reconfiguration débouchant sur une superposition verticale de vignettes au format oblong, qui s’adaptent à leur sujet tout en s’écartant de la grille de départ, qui n’est plus perceptible que dans le premier strip. Dans les versions encrée et crayonnée, le découpage vertical et horizontal ne faisait pas «déborder» les cases du gaufrier, alors que dans la version finale, le strip du milieu présente une variation importante puisque les cases horizontales sont plus courtes que la somme de deux cases, ce qui laisse plus de place pour élargir les deux cases verticales de la fin du strip, qui peuvent ainsi déborder d’une simple case coupée en deux.
En amont du travail de composition auquel procède André Juillard, le scénario rédigé par Pierre Christin propose également un découpage qui témoigne déjà d’une réflexion sur la mise en espace du récit. Alors que le synopsis se présentait sous la forme d’un texte continu, organisé en paragraphes et en lignes de dialogues, le scénario est quant à lui segmenté en cases et en pages. Il est frappant de constater que les planches sont comptées par paires16 (2-3, 4-5, 6-7, etc.), ce qui montre que le scénariste pense d’emblée le récit en fonction des unités graphiques du produit final17. Pour chaque double page, Christin segmente ensuite le contenu en une quinzaine de cases adoptant une numérotation continue, laissant au dessinateur le choix de déterminer le lieu de l’articulation entre les deux planches. On constate d’ailleurs que les annotations manuscrites de Juillard induisent un redécoupage du scénario à partir du travail sur le storyboard: le dessinateur détermine d’abord la charnière entre les planches et procède ensuite à une renumérotation des cases pour la page de droite.
Image 6: synopsis et scénario
© André Juillard & Pierre Christin
Quant au choix de Christin de segmenter les doubles pages en une quinzaine de cases, il se fonde probablement sur un principe d’approximation. Ainsi que l’a précisé Juillard dans un entretien, ce scénario a été écrit sur mesure pour un dessinateur dont les œuvres les plus connues – par exemple sa série Les sept vies de l’épervier ou Le Cahier Bleu, qui lui a valu en 1995 le prix de l’Alph-Art au festival d’Angoulême – s’organisent généralement selon un format assez caractéristique: une mise en page en trois strips, que l’on peut qualifier d’aérée et qui met en valeur le dessin de Juillard, lequel apprécie de représenter des corps aux proportions réalistes dans des décors détaillés, ce qui exige de disposer de plus d’espace que ce que pourrait offrir un découpage sur quatre strips, pourtant assez répandu dans la bande dessinée franco-belge. En cela, Juillard apparait bien comme l’héritier d’Edgar P. Jacobs – dont il a d’ailleurs repris la série Blake et Mortimer – et non comme un continuateur du style d’Hergé, qui avait une approche beaucoup plus rhétorique18. Pour Juillard, une double page canonique consiste donc en une composition articulant deux grilles construites sur une matrice de trois bandeaux de trois cases, soit environ dix-huit cases, qui lui permettent ensuite de moduler des effets, soit à des fins rhétoriques, soit pour architecturer l’espace, souvent en jouant sur des effets de symétrie. Ce qui explique la raison pour laquelle Christin propose généralement trois ou quatre cases de moins que les dix-huit du gaufrier matriciel, c’est qu’il a conscience que le scénario, notamment quand il inclut de longs dialogues ou des récitatifs, exige un étalement de la matière narrative. Cet étalement peut impliquer une fragmentation du contenu en plusieurs «moments» (ce qui conduit à une augmentation du nombre de cases prévues par le scénario) ou une dilatation de la case (ce qui réduit le nombre de cases par rapport à la grille de départ). Par ailleurs, Christin compose avec le fait que le dessinateur doit conserver la liberté d’insérer des cases supplémentaires, fondées sur ce que l’on pourrait appeler des idées graphiques, auxquelles le scénariste n’aurait pas pensé mais qui peuvent surgir au moment de la création du storyboard ou lors de sa reconfiguration lors de l’élaboration de la planche finale.
Si l’on observe le passage du scénario (image 6) au storyboard (image 7), puis à la mise en page finale (image 8), la huitième planche passe ainsi de sept segments à neuf, puis dix cases. On voit notamment que la cinquième vignette est fragmentée in extremis pour isoler la monstration d’un pan du mur de Berlin, dont la nudité coïncide avec le récitatif «Je ne l’ai pas fait». Cette segmentation renforce à la fois l’effet de «virgule» au sein du récitatif, mettant la phrase en saillance, tout en invitant à associer la nudité du mur avec la présence silencieuse d’une pensée refoulée.
Image 7: Storyboard, planche 8 © André Juillard & Pierre Christin 2005
Image 8: Le Long Voyage de Léna, p. 10 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
On constate ainsi que les notions de matrice et de mise en page régulière et semi-régulière s’avèrent particulièrement opératoires pour définir le processus de création de l’œuvre, même si, dans la version publiée, l’album se situe davantage sur le rhétorique ou architecturé. L’espace graphique se construit progressivement sur la base d’un gaufrier de neuf cases, réparties en trois bandes, qui correspond à une sorte de modèle par défaut sur lequel se fondent aussi bien le dessinateur que le scénariste pour déployer la matière de leur récit. Ajoutons que cette matrice confère une sorte rôle hiérarchique par défaut à la cinquième case, du fait de sa position centrale dans la page, et cet effet est souvent accentué graphiquement ou exploité narrativement lors du passage du scénario à la mise en page finale. L’existence de cette matrice facilite indéniablement la coordination entre les deux auteurs et l’engendrement du récit graphique. On peut aller jusqu’à avancer que cette matrice rythme l’imaginaire de Juillard, comme elle organise l’univers graphique des références dont il s’inspire, sous la figure tutélaire de Jacobs. À partir de cette grille de départ, l’auteur peut procéder à divers ajustements pour occuper de manière optimale l’espace dont il dispose, ce qui oriente – suivant les options choisies – sa mise en page vers les pôles rhétoriques ou architecturés. Si ce gaufrier matriciel est parfois bien visible dans le storyboard, le second niveau de configuration, rattachable à la planche finale, opérera presque invariablement un glissement vers d’autres pôles19.
Si j’ai insisté dans un premier temps sur les ajustements de nature rhétorique que l’on observe non seulement dans l’incipit et l’excipit, mais également dans presque toutes les planches bavardes, qui doivent composer avec un espace saturé de textes, Juillard ne manque pas d’explorer des configurations paginales nettement plus ostentatoires. C’est le cas en particulier dans les planches les plus silencieuses de l’album, qui sont presque toutes fortement architecturées. Pour construire ces planches, Juillard exploite notamment des effets de symétrie centrale ou axiale produits par la variation des cases ou par des contrastes visuels ou thématiques, mais il exploite aussi souvent la valeur hiérarchique de l’image située au milieu de la planche.
Image 9: Storyboard, planche 20 © André Juillard & Pierre Christin 2005
Ces effets sont exploités dans la vingtième planche, où Juillard joue sur un allongement de la première et de la dernière case pour insérer le dessin détaillé de navires associés à un paysage maritime. Cette déformation construit un effet de symétrie centrale, invitant à contempler la structuration globale de la planche, dont le cœur est occupé stratégiquement par une représentation de l’héroïne. Même si l’isomorphisme du premier et du dernier strip n’est pas parfait, la proximité thématique du contenu des cases renforce la correspondance entre deux segments éloignés du récit qui cadrent la séquence. On remarque aussi, dans la diagonale opposée, un rapprochement entre les arbres de la mangrove, qui se répondent et dont la verticalité contraste avec l’horizontalité des navires. Cette planche montre également que l’effet d’achitecturation de l’espace est davantage prégnant dans ces pages en raison de leur thématique, dans la mesure ou le récit, très silencieux, invite davantage à une contemplation du monde représenté qu’à une lecture linéaire des événements de l’histoire.
Ce procédé va se généraliser vers la fin de l’album, en particulier dans les pages 46 à 54 (qui correspondent aux planches 44 à 52 dans le scénario). Ces pages, pratiquement muettes, se composent selon un principe presque invariant: la construction d’une symétrie axiale verticale à l’échelle globale de la planche (à deux ou trois exceptions près, notamment, pour des raisons clairement rhétoriques, dans le troisième strip de la page 48) et un portrait de Léna, dans une case étroite située centre de la planche, dont le format ne varie jamais, renforçant un effet de tressage iconique entre les pages. Cette architecture est particulièrement visible aux pages 46, 47, 52 et 54, dans la mesure où elle est renforcée par l’isomorphisme des strips 1 et 3 et par le caractère totalement silencieux des images, qui favorise un régime de lecture moins linéaire.
Image 10: Le Long Voyage de Léna, p. 52 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Dans les pages 48 à 53, cette case centrale fonctionne sur le modèle du montage alterné au cinéma: elle insère une référence au voyage en avion de l’héroïne au cœur de la scène focalisée sur les terroristes, quand bien même ces deux évènements ne se déroulent pas dans le même chronotope. Dans ce cas, on peut ajouter que le caractère architecturé de l’espace est renforcé par l’apparence de la vignette centrale, dont l’étroitesse et l’ambiance nocturne du voyage en avion de Léna contraste avec le contexte diurne et très lumineux des cases plus larges qui représentent l’action des terroristes. On peut également signaler l’effet découlant de la récurrence du procédé dans le degré de saillance de la configuration paginale.
Image 11: scénario du Long Voyage de Léna © André Juillard & Pierre Christin
Il est frappant de constater que cette idée, que l’on pourrait qualifier d’éminemment graphique, est trouvée par Juillard, qui est alors amené à transformer le scénario de Christin pour ajouter ces «inserts» de Léna. Lors d’un entretien qu’il nous a accordé, le dessinateur assume d’ailleurs la paternité de cette idée et en explique l’intérêt narratif:
Cela ne vient pas de Pierre Christin. Ce n’était pas dans le scénario. Cela vient de moi qui avais envie que Léna reste présente. […]C’était une façon de montrer que sa mission continuait bien qu’elle ne soit pas là.
La première occurrence est assez subtile, dans la mesure où Juillard suggère de remplacer un dessin de Lénine par un autoportrait de Léna, de sorte que la contemplation en surcadrage de ses croquis conduise à la replacer au cœur de la planche20, avant que le «montage alterné» se mette en place. L’effet est renforcé par un tressage iconique à l’échelle de la double page: dans la case correspondante de la page précédente, on trouve en effet un autre portrait de Léna, qui la montre installée dans son avion et située au lieu stratégique où le récit bascule d’un régime de focalisation exclusivement centré sur elle, à une perspective qui suivra ensuite le déroulement de l’action des terroristes. Dès la page suivante, Juillard introduit donc systématiquement, au sein du découpage proposé par Christin, une case supplémentaire avec la mention «insert Léna avion», tout en s’arrangeant pour la situer au milieu de la planche et pour l’inscrire dans une série de cases centrales isomorphes. Cet insert est d’ailleurs souligné graphiquement dans le storyboard par l’usage d’une couleur bleue, ajoutée à l’aquarelle, qui vient mettre en évidence la case ou le «dessin21» montrant Léna dans une section du récit où elle est paradoxalement absente ou passive.
Images 12, 13, 14: Storyboard des planches 44 à 46 © André Juillard & Pierre Christin 2005
On peut enfin mentionner la manière très intéressante dont Juillard exploite localement le gaufrier, qui passe du statut de matrice occultée au rôle de dispositif ostentatoire. Ici, la composition régulière devient saillante, en partie en raison du contexte dans lequel elle s’insère: au sein de l’album, le gaufrier, qui s’étale brusquement sur une double page, tranche avec les compositions antérieures, et cet épisode se distingue aussi par sa fonction dans l’intrigue. De nombreux mystères sont dénoués: Léna décline sa véritable identité, explique ses motivations et finit par révéler l’identité des personnages figurant sur la photo de la case 6, qui avait été montrée comme un leitmotiv aux pages 15, 20, 27 et 32.
Images 15 et 16: Le Long Voyage de Léna, p. 38-39 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Les pages 38 et 39 sont donc les seules de l’album à adopter ce plan strict du gaufrier et elles tranchent aussi formellement par l’usage systématique du récitatif et l’absence de dialogues. On voit comment Juillard met à profit la valeur expressive du gaufrier, au lieu de le déformer pour l’adapter aux contraintes de son récit. L’absence de variation dans la dimension des cases donne l’impression que les images ne sont pas vraiment coordonnées, qu’elles ne s'imbriquent pas dans la structure organique de la page, ce qui renforce l’effet d’un rythme régulier et dépourvu de relief. Les images deviennent illustratives (quand elles montrent les photos de l’époux ou du fils de Léna) ou anecdotiques (quand elles montrent Léna achetant des vêtements et prenant l’avion). Ce que l’on peut considérer comme un sommaire graphique se subordonne à la voix l’héroïne, sur laquelle repose entièrement la progression narrative. Léna semble perdue dans ses pensées: on la montre méditative, se laissant porter par l’accomplissement d’actions routinières, désormais dépourvues d’importance. L’intrigue est déjà dénouée pour elle. La composition graphique de cette séquence semble ainsi renforcer la perspective distanciée d’une voix over fatiguée, qui peut enfin libérer des pensées réprimées et laisser derrière elle les tensions inhérentes à l’accomplissement de sa mission.
Conclusion
Le modèle que je propose d’introduire pour l’analyse de la mise en page apparait finalement davantage comme un perfectionnement ou une réarticulation des modèles antérieurs que comme une véritable rupture avec ces derniers. La typologie circulaire intègre en particulier les critères dégagés par Groensteen, à savoir le caractère plus ou moins régulier ou ostentatoire du dispositif, tout en reprenant les catégories rhétorique, régulière et semi-régulière de Peeters et Chavanne, ainsi que la notion de matrice introduite par ce dernier. Enfin, ce qui est peut-être encore plus important, ce modèle se fonde sur un principe qui se trouve au cœur de l’approche de Peeters, à savoir que la déformation d’une case au sein d’un système fondé sur la répétition produit une irrégularité qui peut s’expliquer de deux manières différentes: soit elle répond à la nécessité d’adapter le cadre de l’image au contenu représenté (ce qui correspond au pôle rhétorique), soit elle vise à accentuer la dimension tabulaire de la planche en produisant des effets que l’on peut qualifier de décoratifs ou de productifs (ce qui la fait basculer du côté de l’architecture).
La principale innovation, déjà suggérée par Chavanne, tient au caractère progressif des catégories retenues, qui sont redéfinies comme des pôles au sein d’un continuum plutôt que comme des unités discrètes formant un tableau à double entrée. La seconde innovation repose sur l’introduction d’un nouveau prototype, que j’ai appelé mise en page architecturée. En soi, ce pôle n’est pas entièrement original car il découle de la fusion des types décoratif et productif, que je place sur le versant ostentatoire des compositions semi-régulières. En outre, il dérive des nombreuses études ayant souligné la parenté entre architecture et mise en page dans un médium tel que la bande dessinée. L’usage du qualificatif architecturé vise avant tout à définir un principe formel qui se trouve au fondement des mises en page ostentatoires. Ce principe repose sur la possibilité de déceler la présence d’une régularité au sein de l’irrégularité en changeant d’échelle, ce qui revient à décrire une configuration créative de la planche, qui s’écarte peu ou prou des structures conventionnelles, c’est-à-dire de la régularité du gaufrier ou du caractère apparemment aléatoire (car lié à des contraintes locales) des variations de la mise en page rhétorique.
Pour devenir pleinement opératoire, ce modèle devra probablement évoluer, être clarifié et simplifié. D’un point de vue terminologique, on pourra par exemple regretter que les trois pôles soient labellisés avec des termes qui n’appartiennent pas au même paradigme. Peut-être vaudrait-il mieux substituer au substantif gaufrier l’adjectif régulier. Avec le recul, l’adjectif rhétorique n’est peut-être pas si transparent, en dépit de son usage courant chez les spécialistes, car il suggère la présence d’un effet sur le lecteur, ce qui le placerait sur un versant plus ostentatoire. Pour aller plus loin dans la transposition didactique, on pourrait aussi s’émanciper davantage des principes dont dérive le modèle, par exemple en abandonnant la mention des axes de la régularité et de l’ostentation, au profit d’une description plus empirique des trois prototypes et des compositions intermédiaires.
À ce stade, la valeur que l’on peut reconnaitre à ce modèle en devenir est d’offrir un outil suffisamment souple pour dépasser l’impression que la mise en page d’un album tel que Le Long Voyage de Léna serait uniforme ou simplement rhétorique. Il permet au contraire de saisir les nuances locales qui font glisser le dispositif vers tel ou tel pôle, tout en montrant comment les pages dérivent d’une matrice plus ou moins identifiable. Il n’est évidemment pas toujours possible de disposer de documents génétiques permettant de remonter à cette matrice, mais dans de nombreux cas, il est possible d’en déduire les contours en repérant au fil des pages des invariances sur lesquelles repose l’imaginaire graphique de l’auteur. Toutefois, même si l’analyse des planches ne permet pas de définir un principe génétique sous-jacent, ce modèle permet de classer chaque mise en page à une plus ou moins grande distance de tel ou tel pôle, ce qui permet à la fois d’objectiver les éléments formels caractérisant la composition, tout en réfléchissant aux effets produits par ce dispositif. Pour rendre le cercle typologique plus lisible – à l’instar du cercle des situations narratives de Stanzel –, on pourrait en proposer des déclinaisons illustrées en disposant différents types de planches à une plus ou moins grande distance des trois pôles fondamentaux, dont le sens s’éclairerait de manière plus empirique que théorique.
Schéma 2: Classement des planches dans un cercle typologique simplifié
En lien avec l’imaginaire graphique de Juillard, lui-même en partie dérivé des mises en page de Jacobs, j’ai beaucoup insisté sur les effets de symétrie architecturant la planche, mais il y a bien d’autres manières de produire des effets similaires, en jouant sur les contrastes entre les cases ou sur leur contenu graphique. Il faut ajouter qu’il y peut y avoir, sur le pôle des mises en page architecturées, d’importantes variations en termes de degré de visibilité et de complexité des structures, les cas les plus expérimentaux et les plus inextricables étant certainement incarnés par les compositions de Chris Ware. À l’opposé de cette esthétique du scriptible, Juillard déploie au contraire beaucoup d’efforts pour que les variations du gaufrier demeurent toujours très lisibles et même plus ou moins invisibles. L’architecture de la page doit ainsi accomplir ses effets sans nuire à l’immersion ou briser le rythme de la lecture et, en cela, elle reste assez conventionnelle. Ses compositions aérées et plus ou moins architecturées induisent néanmoins un rythme que l’on pourrait qualifier de contemplatif22, à l’instar du long voyage de Léna, qui apprécie de prendre son temps dans ses déambulations. Cette dernière commente son itinérance en ces termes: «Aller où je dois aller, même si c’est lent…» (p. 19). Les déplacements de l’héroïne à pied, à la nage, en train, en bus, en tram, en navire ou dans de vieilles voitures se situent ainsi aux antipodes de la passion hergéenne pour la vitesse mécanique23, mais ils sont au diapason de cette manière très personnelle dont André Juillard occupe l’espace de son médium et construit la lecture de ses albums.
Références
Amiel, Vincent (1986), «Bande dessinée et architecture: l’espace encadré», Les Cahiers de la bande dessinée, n° 69, p. 24-25.
Baetens, Jan (2016), «La question du rythme entre texte et bande dessinée: l’exemple de "Boule de Suif" dans Maupassant. Contes et nouvelles de guerre (Battaglia)», French Forum, n°14 (3), p. 289-301.
Baetens, Jan (2006), «Hergé, auteur à contraintes? Une relecture de L'Affaire», French Forum, n° 31 (1), p. 99-111.
Baetens, Jan & Hugo Frey (2015), The Graphic Novel. An Introduction, New York, Cambridge University Press.
Baetens, Jan & Kathryn Hume (2006), «Speed, Rhythm, Movement: A Dialogue on K. Hume’s Article "Narrative speed"», Narrative, n° 14 (3), p. 349–355.
Baetens, Jan & Pascal Lefèvre (1993), Pour une lecture moderne de la bande dessinée, Bruxelles, Centre Belge de la Bande Dessinée.
Baroni, Raphaël (2021), «Apprendre la dimension scripturale de la lecture avec la bande dessinée», Lettre de l’AIRDF, n° 68, p. 49-54.
Baroni, Raphaël (2018), «Le chapitrage dans le roman graphique américain et la bande dessinée européenne: une segmentation précaire», Cahiers de narratologie, n° 34. En ligne, consulté le 12 août 2021, URL: http://journals.openedition.org/narratologie/8594
Baroni, Raphaël, Gaëlle Kovaliv & Olivier Stucky (2021), «La transition numérique de la bande dessinée. Une mutation impossible?», Belphégor, n° 19 (2). En ligne, consulté le 16 août 2021, URL: https://journals.openedition.org/belphegor/3948
Boillat Alain (2018), «Reflets des cités: les mondes en miroir (sans tain) de Schuiten
et Peeters», Recherches sémiotiques / Semiotic Inquiry, n° 38 (1-2), p. 141–162.
Chavanne, Renaud (2010), Composition de la bande dessinée, Montrouge, PLG.
Chavanne, Renaud (2005), Edgar P. Jacobs et le secret de l’explosion, Montrouge, PLG.
Chiss, Jean-Louis (2003), «La littératie: quelques enjeux d’une réception dans le contexte éducatif et culturel français», in La littéracie: conceptions théoriques et pratiques d'enseignement, p. 43-52.
Christin, Pierre & André Juillard (2006), Le Long Voyage de Léna, Paris, Dargaud, coll. «Long Courier».
Cohn, Jesse (2009), «Mise-en-Page: A Vocabulary of Page Layouts», in Teaching the Graphic Novel, S. E. Tabachnick (dir.), New York, The Modern Language Association of America, p. 44-57.
Dufays, Jean-Louis (2017), «La lecture littéraire, histoire et avatars d’un modèle didactique», Tréma, n° 45. En ligne, URL: http://trema.revues.org/3486
Dufays, Jean-Louis, Louis Gemenne & Dominique Ledur (2015), Pour une lecture littéraire. Histoire, théories, pistes pour la classe, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 3e édition.
Fresnault-Deruelle, Pierre (1976), «Du linéaire au tabulaire», Communications, n° 24, p. 7-23.
Groensteen, Thierry (1999), Système de la bande dessinée, Paris, PUF.
Groensteen, Thierry (2001), «Le réseau et le lieu: pour une analyse des procédures de tressage iconique», in Time, Narrative & the Fixed Image. Temps, narration & image fixe, J. Baetens & M. Ribière (dir.), Amsterdam, Rodopi, p. 117-129.
Groensteen, Thierry (2011), Bande dessinée et narration. Système de la bande dessinée 2, Paris, PUF.
Kovaliv, Gaëlle & Olivier Stucky (2019), «Un lexique bilingue pour une analyse fonctionnelle des éléments fondamentaux du langage de la bande dessinée», Image & Narrative, n° 20 (3), p. 91-107. En ligne, consulté le 14 août 2021, URL: http://www.imageandnarrative.be/index.php/imagenarrative/article/view/2305/1807
Kukkonen, Karin (2013), Studying Comics and Graphic Novels, New York, Wiley-Blackwell.
Kukkonen, Karin (2020), «The Speed of Plot. Narrative Acceleration and Deceleration», Orbis Litterarum, n° 75 (2), p. 73-85.
Labio, Catherine (2015), «The Architecture of Comics», Critical Inquiry, n° 41 p. 312-343.
Lebrun, Monique, Nathalie Lacelle & Jean-François Boutin (dir.) (2012), La littératie médiatique multimodale, Québec, Presses Universitaires du Québec.
Lefèvre, Pascal (2009), «The Conquest of Space: Evolution of Panel Arrangements and Page Layouts in Early Comics Published in Belgium (1880–1929)», European Comic Art, n° 2 (2), p. 227-252.
Letourneux, Matthieu (2017), Fictions à la chaîne. Littératures sérielles et culture médiatique, Paris, Seuil.
Marcoux, Marie-Hélène (2015), La BD au secondaire. Des ateliers motivants pour développer la compétence en lecture, Montréal, Chenelière éducation.
Marcoux, Marie-Hélène (2018), La BD au primaire. Des ateliers motivants pour développer la compétence en lecture, Montréal, Chenelière éducation.
Marion, Philippe (1997), «Narratologie médiatique et médiagénie des récits», Recherches en communication, n°7 p. 61-88.
Meyer, Jean-Paul (2019 [2012]), «À propos des albums de BD adaptés de romans: de la transposition littéraire à la transposition didactique», in Bande dessinée et enseignement des humanités, N. Rouvière (dir.), Grenoble, UGA Éditions, p. 157-170.
Missiou, Marianna (2019 [2012]), «Un médium à la croisée des théories éducatives: bande dessinée et enjeux d’enseignement», in Bande dessinée et enseignement des humanités, N. Rouvière (dir.), Grenoble, UGA Editions, p. 79-98.
Peeters, Benoît (2003), Lire la bande dessinée, Paris, Flammarion.
Peeters, Benoît (1991), Case, planche, récit: comment lire une bande dessinée, Paris, Casterman.
Ricardou, Jean (1978), Nouveaux problèmes du roman, Paris, Seuil.
Rosen, Elizabeth (2009), «The narrative intersection of image and text: teaching panel frames in comics», in Teaching the Graphic Novel, S. E. Tabachnick (dir.), New York, The Modern Language Association of America, p. 58-66.
Rouvière, Nicolas (dir.) (2019 [2012]), Bande dessinée et enseignement des humanités, Grenoble, UGA Éditions.
Sohet, Philippe (2010), Pédagogie de la bande dessinée. Lecture d’un récit d’Edmond Baudoin, Québec, Presses de l’Université du Québec.
Stanzel, Franz Karl (1955), Die Typischen Erzählsituationen im Roman, Wien, Braumüller.
Stucky, Olivier (2021), «La planche de bande dessinée comme interface: déplacer les rapports texte-image», Arkhaï, n° 16, p. 127-148.
Pour citer l'article
Raphaël Baroni, "Décrire et interpréter l’architecture graphique des bandes dessinées: Léna mise en page", Transpositio, n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée, 2022http://www.transpositio.org/articles/view/decrire-et-interpreter-l-architecture-graphique-des-bandes-dessinees-lena-mise-en-page
Voir également :
La bande dessinée comme œuvre collective. Dialogue entre André Juillard et Pierre Christin
L’imaginaire de la création artistique a tendance à considérer cette dernière comme un acte individuel, intime, singulier, voire en rupture avec les normes ou la tradition. Il s’agit d’une conception romantique, renouvelée par le surréalisme et fondée sur l’idéologie de l’avant-garde.
La bande dessinée comme œuvre collective. Dialogue entre André Juillard et Pierre Christin
L’imaginaire de la création artistique a tendance à considérer cette dernière comme un acte individuel, intime, singulier, voire en rupture avec les normes ou la tradition. Il s’agit d’une conception romantique, renouvelée par le surréalisme et fondée sur l’idéologie de l’avant-garde. Dans le domaine de la bande dessinée, les collaborations entre plusieurs acteurs, dont les statuts d’ «auteurs» varient, sont devenus une norme pratique admise au XXe siècle, tandis qu’il n’en fut pas de même un siècle plus tôt, dans le genre naissant de ce que Rodolphe Töpffer appelait le «histoires en estampes». Cette question se pose sous un angle particulier dans le cadre des relations entre André Juillard et Pierre Christin, deux figures de premier plan, d’autorité même, dans le monde de la bande dessinée. Dans le cas des aventures de Léna (un triptyque dont le premier volume est traité ici),comment situer le dessinateur et le scénariste, leur collaboration et leurs choix, tant esthétiques que narratifs ou rédactionnels, ceci en dialogue avec leur éditeur? Autrement dit, comment leurs travaux individuels ont-ils donné une œuvre?
De manière plus générale, force est de constater que dans l’histoire des créations culturelles et notamment dans le domaine de l’histoire de l’art, de l’antiquité, à l’art contemporain en passant par le moyen âge et la période dite «moderne» (de la Renaissance à la Révolution), les œuvres collectives sont plutôt la règle que l’exception. La peinture et en particulier les œuvres de grandes dimensions ou de complexités techniques résultent très souvent d’une collaboration ou d’un travail collectif en atelier. Il en est de même de la sculpture, de l’architecture et bien sûr de la gravure, essentiellement utilisée comme art de la reproduction, qui implique un artiste (peintre ou dessinateur), un graveur, un éditeur et un imprimeur. L’idée de l’estampe dite «originale», idéalement exécutée de bout en bout par une même personne, ne s’est établie que dans le dernier tiers du XIXe siècle.
Dans cette idéologie de la création singulière se rejoue la distinction canonique entre l’«artiste» et l’«artisan», entre l’«art» et le «commerce». C’est de ce clivage normatif qu’est né, entre autres, le rejet de l’«illustration» comme œuvre seconde et secondaire, soumise à l’antériorité et l’hégémonie du texte et de l’écrivain (Kaenel 2005). De là est également issue l’idée du «cinéma d’auteur» qui, dans les faits, est nécessairement (ou du moins presque toujours) une œuvre collective. Ces conceptions n’empêchent pas la persistance et l’efficacité de l’idéologie de la création individuelle et indivise, c’est-à-dire unique, singulière et «originale».
Töpffer comme idéal
Dans le domaine de la bande dessinée, un personnage historique est venu appuyer cette vision ou ce rêve d’autonomie créatrice. Rodolphe Töpffer (1799-1846) est devenu depuis une trentaine d’années une figure d’autorité, dans tous les sens du terme. Rebaptisé «inventeur de la bande dessinée», il cumule tous les traits idéaux et apocryphes de l’«auteur de bande dessinée». On se souvient que, frustré d’une carrière dans les beaux-arts (qui fut la voie suivie à Genève par son père, Wolfgang-Adam), Rodolphe devient directeur de pensionnat et professeur de rhétorique et belles-lettres à l’Académie de Genève, critique d’art à ses heures, journaliste politique (conservateur) vers la fin de sa vie, touriste, illustrateur de ses propres récits de voyages et autres fictions moralisantes, auteur, acteur, metteur en scène de ses pièces de théâtre, inédites de son vivant mais fondamentales dans la gestation de ce qu’il appellera les «histoires en estampes» et qu’il théorisera peu avant sa mort, dans une sorte de manifeste et de manuel, l’Essai de physiognomonie (1845).
Töpffer est «auteur» à plusieurs titres, sous plusieurs formes et dans plusieurs genres, plus ou moins publics et reconnus, alors qu’il exécute ses premiers albums peu avant 1830. Il commence à les éditer dès 1833, avant qu’ils ne connaissent une diffusion française et européenne dans les années 1840. En témoignent la reproduction de ses œuvres dans le journal L’Illustration, le piratage des albums par la Maison Aubert à Paris et l’essor d’une véritable «mode» qui sera suivie par Gustave, Doré, Nadar et tant d’autres. Surtout, d’un point de vue qui est le nôtre aujourd’hui, Töpffer a accompli ce rêve d’autonomie créatrice, car non seulement il est l’auteur de ses histoires, son propre «scénariste» (avant même que ce profil professionnel ne se développe), le seul dessinateur de ses albums qu’il imprime à compte d’auteur et diffuse lui-même (Kaenel 2005). A cette maîtrise exceptionnelle de la chaîne de production et de diffusion s’ajoute un trait (c’est le cas de le dire) essentiel caractérisant son œuvre sur le plan esthétique: l’usage de la ligne, dans lequel on a parfois vu l’archéologie de la fameuse «ligne claire» hergéenne. Le fait que le dessin et le texte de Töpffer sont autographes et qu’ils se limitent au noir et blanc résonne également avec des pratiques d’auteurs contemporains (Groensteen 1994). On sait combien le combat pour le noir et blanc contre les thèmes, usages et formats standardisés de la bande dessinée (le «48cc», 48 pages, cartonné en couleur) s’est retrouvé au cœur des revendications des jeunes auteurs de bandes dessinées. Tel est le cas de L’Association, à Paris, une maison d’édition fondée en 1990, qui défend implicitement les valeurs que Töpffer et son œuvre condensent. Or, ce modèle idéal est rarement atteignable au regard des pratiques de la bande dessinée aujourd’hui, qui, dans la presque totalité des cas, rendent impossible la création purement autonome et individuelle. Internet, il est vrai, a rendu cette autonomie créatrice plus aisée; mais il s’agit d’un «support» ou d’un espace qui demeure encore peu valorisé parmi les auteurs de bandes dessinées.
Image 1: Rodolphe Töpffer, Mr. Pencil, 1840, page 1. Autographie. Coll. privée.
A travers leurs récits, qui naissent de l’entrelacs du texte et de l’image, dessinateurs et scénaristes de bande dessinée, animés depuis une quarantaine d’années d’une ambition esthétique nouvelle, ont néanmoins produit des œuvres qui ont renouvelé les constructions narratives, les choix graphiques et leurs modes d’inscription dans la culture d’aujourd’hui (Ory 2012). Il s’agit certes d’un univers extrêmement diversifié: des mangas à la bande dessinée «artiste» ou d’«avant-garde», en passant par les graphic novels et une multitude de genres et de pratiques en dialogue avec d’autres médias ou arts, comme la littérature, la peinture, comme les arts de la scène (6e art), le cinéma (7e art), la télévision et la photographie (8e art). Il s’agit également d’un immense marché générant des millions, monopolisé en Europe par des éditeurs et grands groupes de presse comme Dargaud ou Hachette (aujourd’hui Lagardère), au sein duquel, paradoxalement, la majeure partie des auteurs (dessinateurs et scénaristes principalement) peinent à vivre de ce métier. Un monde, un «champ» diraient les sociologues dans la tradition bourdieusienne, qui s’est véritablement constitué dans les années 1970 avec des expositions (qui de plus en plus ont conquis des lieux légitimes), des revues spécifiques, des critiques spécialisés, des musées (à Angoulême, Bruxelles, Louvain…), des collections publiques, alors que les ventes aux enchères des «classiques» comme Hergé atteignent des sommets et que prolifèrent les festivals de par le monde (Boltanski 1975; Beaty 2007).
Des auteurs «complets»?
Mais qui sont effectivement les «acteurs» (les agents) de la bande dessinée aujourd’hui dans la francophonie? Ces œuvres collectives mettent le plus souvent aux prises un scénariste, un dessinateur, un éditeur. A ces trois instances qui pèsent de tout leur poids dans les choix esthétiques et commerciaux viennent s’ajouter le metteur en couleur, le calligraphe des textes et parfois le dessinateur de la couverture, qui n’est pas toujours le même que l’auteur des dessins de l’album.
Les qualificatifs employés pour désigner ces «acteurs» (qui ne jouissent pas du même degré de reconnaissance en tant qu’»auteurs»1) varient suivant leurs formations et sont implicitement l’objet d’enjeux et de positionnement professionnels (Maigret 1994). Le scénariste peut être également écrivain ou journaliste (parfois historien ou professeur d’université), tandis que le dessinateur peut être assimilé à un artiste proche du pôle beaux-arts ou plutôt à un graphiste, proche du pôle arts décoratifs. Les exemples d’autodidaxie ne sont pas rares dans cette population d’auteurs, tandis que l’essor de la bande dessinée en ligne et la multiplication des blogs portés par le genre du témoignage ou de l’autofiction, ont largement contribué à ce phénomène. Internet sert aux «auteurs» connus, reconnus ou consacrés à diffuser leur travail urbi et orbi (en amont ou en aval de l’édition d’albums) tandis que les nouveaux entrants utilisent l’écran pour se faire connaître, comme marchepied vers le marché de l’édition, l’album fonctionnant toujours comme un indice de notoriété, si ce n’est de qualité. La bande dessinée donne ainsi lieu à des «pratiques», des «métiers» qui, dans une minorité de cas, débouchent sur des «professions». Les acteurs quels qu’ils soient se retrouvent inclus dans une logique socioprofessionnelle obéissant à des principes de classements et de hiérarchies.
Un postulat classique de la sociologie des arts et des littératures est que les conditions matérielles et sociales de production des œuvres ne sont pas simplement des causalités «antérieures» à l’œuvre, à savoir un cadre, un décor, un contexte sur lequel se détacherait ou d’où émergerait l’œuvre. Les formes, les styles, les genres, les esthétiques sont également issus de positionnements liés à des postures spécifiques (par exemple une attitude cool, le tutoiement facile, un mode de s’exprimer souvent oral, décontracté si ce n’est familier, etc).
Dans le domaine de la bande dessinée, la répartition des tâches est apparemment claire. Elle est définie par des compétences acquises dans la plupart des cas à travers une formation spécifique (à l’écriture, au dessin, à la gestion commerciale). Comme œuvre mixte et le plus souvent collective, l’exercice de la bande dessinée favorise souvent les tandems (comme dans le cas de la série Astérix), même si certains cumulent ces compétences, que l’on songe à Philippe Geluck, l’auteur du Chat ou Greg, alias Michel Louis Albert Regnier, l’inventeur des aventures d’Achille Talon, qui fut dessinateur, scénariste, rédacteur en chef et directeur littéraire. Ce cumul et cette polyvalence sont caractéristiques d’une bande dessinée où jeux d’images et jeux de mots sont indissociables. Les doubles casquettes sont encore le propre du genre de l’autobiographie ou de l’autofiction qui reposent sur l’idée que l’intimité ou l’«authenticité». En principe, elles ne peuvent se raconter et se dessiner de manière «vraie» que par soi-même (Miller 2011; Turgeon 2010).
Le profil professionnel, les choix esthétiques ou de genres sont indissociables d’enjeux économiques et symboliques particuliers. En règle générale, on ignore les conditions contractuelles précises qui lient l’éditeur et le dessinateur ou le scénariste. Quels pourcentages de droits touchent-ils sur les ventes? sur la première édition? sur les éventuelles rééditions? sur les produits dérivés ou les adaptations? Dans le cas de Léna, on sait en tout cas que la participation aux bénéfices fut plus importante pour le dessinateur (André Juillard) que pour le scénariste (Pierre Christin), selon des critères ne reposant pas sur leurs «qualités» d’auteurs, mais plutôt sur le temps de travail effectif et leur investissement personnel (encadré 1).
Les enjeux symboliques (indissociables de ceux économiques) sont principalement corrélés à la notion ou la valeur d’auteur. Mais qui est l’auteur principal d’une bande dessinée comme Léna en termes de prédominance, de préséance ou d’antécédence? Ici (ceci indépendamment de la complicité ou de l’entente avérée des deux acteurs), le poids du dessinateur, une «star» dans le domaine, l’a emporté. Rares sont les scénaristes qui jouissent d’une reconnaissance ou d’une visibilité équivalente à celle d’André Juillard, même si Pierre Christin fait également figure de «star» parmi les scénaristes (Pierre Christin, 2020). Il n’empêche que la bande dessinée, produit iconotextuel par excellence, se vend principalement à travers l’image, qui lui assure sa visibilité et sa distinction dans un marché extrêmement concurrentiel. Ceci semble une évidence, mais elle pose problème dans le cas, par exemple, de romans graphiques adaptés de Flaubert, Proust ou Céline, qui ont occasionnellement provoqué des débats sur la légitimité de leur réécriture par l’image, de leur transposition ou de leur appropriation visuelle. Ces rejets s’appuient notamment sur la formule stigmatisante traduttore, traditore (le traducteur est un traître) dont l’une des occurrences anciennes et célèbres se trouve dans La Défense et illustration de la langue française de Joachim du Bellay (1549): «Mais que diray-je d'aucuns, vrayement mieux dignes d'estre appelez traditeurs, que traducteurs? veu qu'ils trahissent ceux qu'ils entreprennent exposer, les frustrans de leur gloire, et par mesme moyen seduisent les lecteurs ignorans, leur monstrant le blanc pour le noir.»
Image 2: «Pierre Christin. L’homme qui révolutionna la bande dessinée2»
La visibilité de l’artiste, la part de l’image dans l’œuvre, entre en conflit avec le prestige socio-culturel accordé à l’écriture à laquelle on associe depuis la Renaissance la conception, l’idée et l’intellection, tandis que l’image serait du côté matériel de la sensation ou du sentiment. Cet a priori fonde le mépris culturel dont a pâti la pratique de l’illustration, surtout depuis la fin du XVIIIe siècle, à partir du moment où les livres se mettent à se vendre grâces aux gravures, menaçant le monopole lettré et relançant l’adage italien précité. D’où la tentation du dessinateur et illustrateur de «faire l’auteur». Telle est l’expression qu’utilise J.-J. Grandville vers 1845, lorsqu’il réunit ses esquisses et dessins originaux destinés à l’illustration des Fables de La Fontaine, illustrées de gravures sur bois dite de reproduction, en 1838. Il fait précéder l’album unique recueillant ses dessins d’une lettre-préface manuscrite dans laquelle il explique son travail graphique et affirme son intelligence du texte (Kaenel 2005).
Un siècle et demi plus tard, André Juillard, qui a travaillé avec de nombreux scénaristes, s’est affirmé comme auteur à travers une remarquable bande dessinée, Le Cahier Bleu,publié dans un premier temps en 1993-1994 dans la revue (À Suivre) (Lavanchy 2007). Il s’est assimilé par ce biais à ceux qui sont parfois qualifiés des auteurs «complets» (comme Töpffer); une expression problématique car elle induit que la complétude du métier de dessinateur serait nécessairement dépendante de sa capacité à tenir également la plume.
Tirer la couverture
Dans cette économie symbolique, les couvertures occupent un espace de représentation particulièrement sensible. Quel nom faire figurer en haut, en bas, en grand, avant ou après, et dans quelle typographie? Dans le cas de Léna, le scénariste et le dessinateur sont placés de part et d’autre du titre, en haut. A travers la typographie, la couverture affirme par ce biais l’égalité auctoriale des deux protagonistes.
Image 3: Le Long Voyage de Léna, couverture © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Cette situation binaire peut occasionnellement se complexifier lorsqu’un tiers apparaît: l’illustrateur «externe», mandaté par l’éditeur le plus souvent. Juillard, victime de cette imposition à ses débuts, se rappelle de la décision prise par Jacques Martin de ne pas retenir sa couverture pour un volume des aventures d’Arno, ceci pour des raisons probablement commerciales, préférant la confier au dessinateur sous contrat pour la suite, Jacques Denoël (Jans 1996, p. 34). L’ironie du sort et la logique des carrières veut que Juillard, ayant acquis la réputation qu’on lui connaît, sera lui aussi sollicité en externe pour exécuter des couvertures d’albums dont il n’est pas le coauteur.
A propos de la couverture comme affichage du crédit des deux auteurs, Pierre Christin a souligné, dans un entretien avec Gilles Ratier, en 1994, la différence générique (dans les deux sens du terme) entre une œuvre cinématographique et une bande dessinée. Tout en soulignant l’égalité de statut des créateurs, de la plume et du crayon, le scénariste reconnaît le poids prédominant du dessin par rapport au texte:
[…] les rapports entre le metteur en scène et le scénariste n’ont rien à voir avec ceux existant entre le dessinateur et le scénariste: le metteur en scène est le seul maître à bord, car faire un film c’est comme lancer un transatlantique, il y a des types à la plomberie, dans les soutes, en train de ramer, à la passerelle… C’est monstrueux ! Alors qu’en bande dessinée, quoi qu’on en dise, si le scénariste et le dessinateur ont leur nom en lettres de taille égale sur la couverture d’un album, ce n’est pas un hasard; c’est quand même quelque chose qui se fait à deux et le rôle du scénariste n’est pas inférieur à celui du dessinateur, même si le meilleur des scénarios illustré par le plus mauvais des dessinateurs donne forcément un mauvais résultat, alors que le meilleur des dessinateurs est capable de métamorphoser un assez mauvais scénario3.
Les œuvres de bandes dessinées résultent ainsi de ce dialogue antérieur, interne, fait de défense de territoires, d’empiètements et de complicités, de spécificités mais aussi de compétences partagées ou doubles qui font sortir les acteurs de leur rôle et peuvent occasionnellement générer des tensions, notamment lorsque le dessinateur intervient sur le scénario. On sait, par exemple, que Juillard a occasionnellement coupé les textes de Jacques Martin, qu’il juge trop bavard. Inversement, il arrive que le scénariste empiète à son tour sur les prérogatives du dessinateur; par exemple lorsque Martin donne à Juillard les pages avec le découpage et le crayonné (l’esquisse préalable, le script visuel) qu’il doit suivre ou adapter, le «jeune» dessinateur devant «faire du Martin» contre son gré… Il est intéressant (et logique) de constater qu’une fois reconnu comme dessinateur et comme auteur, Juillard, assumera volontairement cette posture d’imitateur lorsqu’il reprendra les aventures de Blake et Mortimer d’Edgar P. Jacobs, avec d’autres, à partir de 2003 (Sente 2008).
En résumé, la plupart des albums de bandes dessinées sont des œuvres collectives résultant de relations de travail, de négociations qui peuvent reposer sur des liens de complicité étroits, comme dans le cas de Pierre Christin et André Juillard. Mais qui sont ces deux auteurs? comment s’est établie leur collaboration dans le cadre des aventures de Léna? Nous bénéficions d’une documentation exceptionnelle pour éclairer ces questions: les archives personnelles, généreusement transmises par les auteurs (script, scénario, crayonné, photographies), complétées par des entretiens, conduits à la suite d’une Masterclass à l’Université de Lausanne et d’une exposition organisée en 2012 dans les espaces de la Bibliothèque municipale de Lausanne qui, pour rappel, conserve la seconde plus importante collection de bandes dessinées en Europe.
Le corps dédoublé de Léna
Interrogés au moment de la parution du troisième volume des aventures de l’héroïne, André Juillard et Pierre Christin reviennent sur leur collaboration et leurs points de vue respectifs dans un entretien publié sur le site de l’éditeur Dargaud le 20 janvier 2020:
Dix ans après Léna et les trois femmes, vous avez pris plaisir à la mettre en scène une nouvelle fois?
André Juillard: J’aime sa personnalité, sa vulnérabilité et sa force. Dans cet album, elle a tourné la page de son drame personnel et assume son rôle avec énergie. Léna est une femme compétente et sérieuse. Et, mine de rien, elle observe toujours ce qu’il se passe autour d’elle. Elle est plus tournée vers l’action, même s’il n’y en a pas beaucoup dans cette histoire...
À ce propos, il paraît que vous avez râlé en découvrant le scénario...
AJ: J’ai dit à Pierre que j’avais envie de scènes d’action afin que Léna utilise ses compétences physiques. C’est une nageuse de bon niveau, elle aime la compétition... Quand j’ai reçu la première version, j’ai constaté que l’histoire se déroulait dans un lieu clos ! Les scènes d’intérieur, ce n’est pas ce que je préfère dessiner... Je lui ai suggéré de modifier le scénario. Les passages dialogués pouvaient très bien être situés à l’extérieur. Il a tenu compte de mes désirs: dans l’album, Léna monte à cheval, elle pratique le ski de fond et elle participe à une chasse.
Pierre, qu’est-ce qui vous motive dans les aventures de Léna?
Pierre Christin: Elles me permettent de faire entrer ce Moyen-Orient en pleine crise dans la bande dessinée. Je me suis longtemps intéressé aux différents aspects du système communiste, mais les enjeux géopolitiques se situent désormais ailleurs.
Pourquoi nous avoir fait patienter dix ans depuis le précédent album?
PC: J’avais envie de revenir à cette série car j’avais l’impression d’être resté au milieu du chemin, mais il me fallait attendre qu’André en ait terminé avec Blake et Mortimer. Je suis un gars patient, j’ai donc attendu une dizaine d’années... Ce qui m’a obligé à modifier le scénario à plusieurs reprises, car je tenais à ce qu’il entre en résonance avec l’actualité immédiate.
Il y a plus de dialogues que dans les albums précédents, qui faisaient plutôt la part belle aux récitatifs...
PC: Dans la plupart des films et des séries venus des États-Unis, les Arabes sont des salauds. En somme, ils ont remplacé les communistes... Je tenais à ce qu’ils soient présentés ici comme des gens honorables. Ils défendent leur pays, mais ils peuvent aussi faire preuve de générosité. C’est pour cette raison que j’ai laissé plus de place aux dialogues, afin de permettre à ces personnages d’expliquer leurs motivations au lecteur4.
Image 4: André Juillard, Esquisse pour la couverture du Long voyage de Léna, 2005. Archives André Juillard. © André Juillard
Ce bref échange est riche d’enseignements. En premier lieu, il trahit ce que l’on pourrait appeler un «syndrome de Pygmalion»: tant le dessinateur que l’écrivain se sont épris de l’héroïne à laquelle ils ont donné vie sur le papier. On apprend ensuite que l’œuvre en question est le résultat d’échanges discontinus sur une dizaine d’années, dépendant de la disponibilité des deux auteurs. Le projet a évolué non seulement en relation avec l’ancrage de l’histoire dans une actualité politique internationale mais encore selon les priorités et les goûts du dessinateur et du scénariste, le premier aimant le plein air et appréciant de montrer le corps sportif (et parfois dénudé) de Léna, le second privilégiant les huis-clos, selon une logique psychologique et spatiale modélisée par le film policier. On y découvre enfin, entre les lignes, un scénariste volubile (il se reconnaît volontiers bavard) et un dessinateur dont la prise de parole est certes précise, mais moins présente, comme si se rejouaient dans l’entretien leurs postures professionnelles: celles de l’homme de langage et celle de l’homme d’images.
Deux mots sur Pierre Christin
Pierre Christin est présenté (et se présente) comme un écrivain et un scénariste (les notices Wikipédia servent de marqueurs à ce sujet). Né en 1938, il étudie à la Sorbonne et à Sciences Po, qui se déclare «université de recherche internationale, sélective, ouverte sur le monde, qui se place parmi les meilleures en sciences humaines et sociales5». Il y soutient une thèse de doctorat en littérature intitulée Le fait divers, littérature du pauvre: une étude d'un type de récit littéraire. Pianiste de Jazz à ses heures, journaliste, traducteur, il se rend en 1965 aux Etats-Unis, à Salt Lake City, où il enseigne la littérature française et retrouve un ami d’enfance, Jean-Claude Mézières. Il débute avec lui dans la bande dessinée en adressant au journal Pilote une première histoire, celle de Valérian et Laureline (Les Mauvais Rêves, 1967). Nommé l’année suivante à l’Université de Bordeaux, il donne un enseignement qui sera à la base de l’école de journalisme, aujourd'hui IJBA, première école de journalisme publique de France. Christin a raconté son parcours de manière enjouée sur le site booknode.com (encadré 2).
Image 5: «Entretien avec Pierre CHRISTIN6»
Couvert de prix et d’honneurs, devenu grand professionnel du scénario de bandes dessinées, il demeure néanmoins un personnage singulier dans ce métier. A diverses occasions, l’écrivain est revenu sur cette question, notamment lors d’un dialogue avec le public en 2003 (encadré 3) ou plus récemment dans un entretien inédit à son domicile parisien en 2012 (encadré 4).
Les Aventures de Léna occupe une place exemplaire dans l’œuvre de Pierre Christin, à la croisée entre le registre de l’enquête journalistique, son goût du roman policier et sa passion du tourisme (en particulier de la photographie de voyage). Il est à noter qu’à ses yeux «La BD n’est pas à proprement parler de la littérature»; «Le scénariste n’écrit que la partie d’un tout qui n’existe pas encore»; «L’art de la BD est avant tout l’art du découpage». On pourrait ajouter: «un art du sacrifice» au sens que la théorie de l’art (et notamment Eugène Delacroix) accordait à l’expression. En effet, le peintre (à la différence du photographe travaillant en analogique) a la capacité de choisir, d’accentuer ou d’atténuer les composantes de la représentation afin de produire l’effet voulu. C’est ce qui s’appelle «faire œuvre», mais à quatre mains (au moins) dans le cas de la bande dessinée.
Deux mots sur André Juillard
André Juillard est né en 1948 à Paris. Il est présenté (et se présente) comme dessinateur et scénariste de bandes dessinées sur Wikipédia. Il a assis sa réputation grâce à une série d’albums scénarisés par Patrick Cotias, dont l’histoire se passe sous Henry V, Les Sept Vies de l'Épervier (1994-1998). Dans les mêmes années, il écrit et dessine un diptyque, Le Cahier bleu, qui paraît d’abord dans le journal (A suivre) et reçoit le Grand prix de la Ville d’Angoulême en 1996. Il reprend dans les années 2000 le dessin des aventures de Blake et Mortimer de Jacobs et entreprend en 2006 Le Long Voyage de Léna, puis en 2009 Léna et les trois femmes, suivi, après une pause de dix ans, par Léna dans le brasier, en 2020.
Image 6: André Juillard dans son exposition de dessins originaux à la Bibliothèque francophone multimédia de Limoges7
Une double page illustrée intéressante dans le journal Lire, durant l’été 2011, montre le dessinateur chez lui, dans ce qui est son «atelier8 «: une table de travail; des dessins et des livres partout («Je ne suis peut-être pas un historien mais j’aime me documenter», confesse-t-il), ainsi qu’une collection de modèles réduits («Jamais un livre ne saura vous rendre la vue globale d’une voiture ou d’un avion»). On y apprend que son projet était d’être illustrateur: «Mon père était bibliophile et avait de très beaux ouvrages dans sa bibliothèque. Mon rêve était alors de les illustrer. Mais au moment où je suis arrivé en âge de travailler, le métier n’existait plus ! C’est pourquoi je me suis rabattu sur la bande dessinée». Il avoue également qu’il rechigne à utiliser l’ordinateur (nous sommes en 2011) «lui préférant un porte-plume en bois de son enfance, des pinceaux Raphaël, des crayons «2B, un peu gras». Puis il s’empresse de montrer ses carnets de croquis «constellés de splendides nus féminins», comme le relève le journaliste, Julien Bisson, qui s’entend dire: «Toutes ont un air de parenté, sans doute parce qu’elles ressemblent inconsciemment à ma femme». En effet, à l’instar de Léna, les figures féminines occupent une place centrale dans son œuvre graphique.
Dans plusieurs entretiens, Juillard a témoigné de sa pratique documentée de la bande dessinée, comme en 2001, dans le site bdparadisio où l’on peut lire:
La documentation, ça vient avant toute chose en fait ! Quand on fait une bande dessinée historique, c'est vital. Même pour une histoire contemporaine, d'ailleurs. Pour «Le Cahier Bleu», j'ai pris mon appareil photo et mon vélo puis je suis allé visiter certains lieux que j'avais déjà plus ou moins repérés dans Paris, j'ai fait des repérages comme au cinéma. Je me suis dit: mon héroïne va habiter ici, j'ai essayé de regarder un peu quel genre de paysage elle pouvait avoir de sa fenêtre, etc.9
Interrogé sur le passage des croquis préparatoires, caractérisés par un crayonné dynamique, à une «écriture» faite de lignes épurées, le dessinateur répond:
Je crois que je suis très attaché à la technique de base de la bande dessinée, celle de nos ancêtres Hergé, Jacobs, Franquin même… c'est-à-dire le cerné noir à l'encre de chine. J'ai du mal de ce fait à garder la vitalité que vous dites trouver dans mes croquis […] ma passion pour la BD me ramène toujours vers cette espèce de tradition alors que la bande dessinée évolue. […] La lisibilité, c'est la première chose qui doit exister dans une bande dessinée. C'est l'élément essentiel, à mon point de vue. Dans le phénomène particulier à la bande dessinée qui est cette association d'un texte et d'une image, si l'image est trop compliquée, on va lire le texte mais on va peut-être être obligé de s'arrêter sur l'image parce qu'elle n'est pas évidente. Ça va nuire à la fluidité de la lecture.
Nous reviendrons sur cette transformation du crayonné en dessin à la plume sur la page des albums. Retenons pour l’instant l’image du dessinateur précis, documenté, héritier de la ligne claire, loué pour ses décors, mais aussi ses constructions (ses cadrages) et surtout pour ses figures (ses nus féminins): un auteur parfois «complet» (dans le cas du Cahier bleu), qui aquarelle les dessins quand il le peut, comme dans le cas de Léna, au contraire de Blake et Mortimer.
Histoire d’une collaboration: la passion documentaire
Un entretien inédit à l’Université de Lausanne en 2012 donne des informations sur la fabrication du diptyque (devenu triptyque depuis lors) et la collaboration des deux auteurs avec l’éditeur. Il nous fait entrevoir l’ «atelier» d’une bande dessinée. C’est fort d’une relation ancienne et connaissant l’intérêt du dessinateur pour les figures féminines que l’écrivain lui taille sur mesure l’histoire de Léna. Face à deux auteurs reconnus, l’éditeur se voit, lui, en «premier lecteur» et «accompagnateur». Et Juillard d’acquiescer: «L’éditeur, c’est vrai qu’il ne peut pas imposer à l’auteur de faire quelque chose qu’il n’a pas envie de faire». Mais c’est avec lui qu’il incite Christin à rendre la bande dessinée moins «silencieuse» et par conséquent plus dense et moins vite lue: de là serait née l’idée du monologue intérieur de l’héroïne qui fait d’elle l’une des instances de la narration (encadré 1).
La complicité exceptionnelle et l’admiration réciproque sont déclarées à de multiples reprises par les deux auteurs. Pierre Christin confirme dans un entretien de 2001:
Depuis longtemps j’admirais la sérénité du dessin d’André, la douceur de ses couleurs, la délicatesse de ses portraits et, en même temps, la rigueur narrative très classique de son récit. Alors, quand il m’a laissé entendre qu’il aimerait peut-être travailler avec moi, je me suis enfermé avec mon ordinateur et, passionnément, j’ai écrit le premier jet du Long Voyage de Léna, du «sur-mesure», comme je le fais toujours, puisque ce n’était destiné qu’à André et à lui seul. Dire que le résultat ne m’a pas déçu serait un euphémisme. Nous avons même été si heureux de notre collaboration, André et moi, que nous pensons déjà lui donner une suite.
Dans un autre entretien le scénariste soulignait ce respect mutuel reposant entre autres choses sur une claire répartition des compétences et des interventions. Ils font preuve d’une capacité d’écoute mutuelle qui les prédispose à reformuler leur travail pour répondre aux attentes ou désirs du partenaire. Christin se plaint par contraste de Jean-Claude Mézières, dessinateur de Valérian, qui «demande régulièrement des modifications du scénario pour mieux se l’approprier» (encadré 5).
Image 7: Storyboard, planche 52 © André Juillard & Pierre Christin 2005
Les deux auteurs du Long Voyage de Léna s’accordent également sur un plan central: leur goût partagé pour la documentation, pour la vraisemblance des personnages, des décors et des lieux. Certes, toute bande dessinée est aujourd’hui basée sur du matériel documentaire, même dans le genre où prédomine l’imagination comme le domaine de la science-fiction. Dans le cas de Léna toutefois, le parcours topographique du récit a exigé du scénariste une série de voyages dont les traces sont conservées dans des carnets de notes et des albums photographiques. Les clichés de Christin alternent des sites ou des lieux qui indexent le récit dans une géographie référentielle et d’autres lieux qu’à la suite de l’anthropologue Pierre Augé on qualifie de «non-lieux», soit des espaces interchangeables où l’individu reste anonyme: moyens de transport, aires d’autoroute, grandes chaînes hôtelières, autant d’espace avec lequel on noue des relations de consommation non identitaires ou historiques (Augé 1992).
Image 8: Pierre Christin, photographie. Archives Pierre Christin © Pierre Christin
Image 9: Le Long Voyage de Léna, page 33 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Le voyage est l’élément central du récit, comme l’indique le titre de l’album. Cependant, à la différence des traditionnels héros de bande dessinée itinérants qui, à l’instar de Tintin, se déplacent en suivant des pistes, en résolvant des énigmes, Léna avance à tâtons. Elle ignore parfois où elle doit se rendre, et comment s’y rendre, de même que la nature de sa mission reste cachée pour elle et le lecteur. En même temps, au fil de cette itinérance à la fois organisée et errante, Christin comme Juillard jouent sur les stéréotypes du récit de voyage littéralement véhiculé grâce à un éventail de modes de déplacement, de la marche à l’avion, en passant par la voiture, le bateau, le bus ou le train. Occasionnellement, la photographie est mise en abîme dans l’album, en noir et blanc, redessinée, avec pour sujet non des lieux, mais des personnages.
Image 10: Pierre Christin, photographie. Archives Pierre Christin © Pierre Christin
Image 11: Le Long Voyage de Léna, page 32 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Le long voyage de Léna se déroule dans la géographie des pays de l’Est à la fin de la guerre froide. Mais c’est aussi un voyage intérieur, mélancolique, une sorte de rédemption, une manière pour l’héroïne, dans le présent de l’action, de régler la question des fantômes du passé qui la hantent: un travail de deuil impossible, ce qui explique la présence de la photographie en leitmotiv du mari et du fils de Léna décédés dans un attentat. L’imbrication entre la documentation, l’écriture et le dessin est décrite par Christin au fil de l’entretien précité, le scénariste étant non seulement celui qui a photographié, qui a vu, qui écrit, qui décrit, mais aussi celui qui se plaît à imaginer, à prévoir, à rêver le dessin à venir (encadré 6).
Du dessin à la page: le dessin dans la page
Léna est fille de dessinatrice, illustratrice d’ouvrages de sciences naturelles. Elle a une formation d’historienne de l’art. Elle jouit également d’une excellente mémoire visuelle et «photographique» comme le montre une page du second album, Léna et les trois femmes, où se trouvent «projetées» dans la case les photographies mémorisées de trois personnages qu’elle rencontre (p. 22). On apprend à la page 38 seulement qu’elle s’appelle Hélène Desrosière et l’on comprend que le noir qu’elle porte exclusivement est celui du deuil de son mari et son fils. Dans le cadre de sa mission, elle dessine des figures qui sont ses contacts, mais aussi quantité de sujets anecdotiques pour jouer au touriste et à l’amatrice. A un moment donné, son contact turc feuillette le carnet et déclare en voyant une tête de profil: «C’est qui ce barbu? Il n’est pas des nôtres», Léna répond: «J’ai dessiné des gens et des choses que j’ai vus pendant mon voyage. J’ai pensé arracher ces pages, mais c’est plus crédible comme ça» (p. 32).
Le crayonné «original» de Juillard, se trouve non seulement reproduit mais encore mis en abîme par cette astuce dans la fiction bédéique. Le dessin en question figure un pilote de bateau, clope au bec, qui, en fait, semble s’inspirer directement d’une copie à la mine de plomb et crayons de couleurs par Juillard d’un portrait de Vittore Carpaccio (1465-1525/26), présenté lors de l’exposition des œuvres d’André Juillard au Musée Ingres en 1988. Autrement dit, un dessinateur met en images dans un récit une femme historienne de l’art et dessinatrice, qui tire le portrait d’un personnage de fiction, inspirés par l’histoire de la peinture italienne de la Renaissance, et exposé par ailleurs dans le musée de l’artiste, Ingres, qui est le parangon du dessin aux yeux de l’historiographie…
Image 12: Le Long Voyage de Léna, page 30 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Image 13: Le Long Voyage de Léna, page 21 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Image 14: André Juillard, Carpaccio10
L’intrigue du Long voyage de Léna n’est pas que policière: elle est photographique et surtout graphique. Ces jeux d’images, de supports et de reproduction et l’insertion «en contrebande», narrativisé, du crayonné de Juillard sont en fait une idée de Christin (encadré 6). Il s’agit de représentations de représentations qui visent à produire un effet de réel au sein de la fiction. Le lecteur «voit» en effet les personnages dont Léna regarde les reproductions dans l’espace diégétique de l’action, de la fiction. Certaines photographies redessinées sont parfois exhibées, ainsi lorsque l’un des commanditaires de la mission de Léna lui montre en photographies des agents, le lecteur-spectateur étant placé frontalement dans la position et le point de vue de Léna (p. 40).
Image 15: Le Long Voyage de Léna, page 40 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Dans le récit graphique, les cadrages, les points de vue, les jeux de regards (anecdotiques, évités, croisés, insistants jusqu’au «regard» caméra, les instruments d’optique (jumelles, lunettes et surtout miroirs) sont autant d’instruments et de dispositifs qui renforcent les ambiguïtés de la position de l’héroïne, ses deux identités, son histoire passée et présente: en un mot, sa fonction d’agent double. Cette logique omniprésente de la duplication graphique est mise en intrigue dans la double page 46-47. On y voit Léna dans un avion tandis qu’au Moyen-Orient les terroristes se rendent sur les lieux de l’attentat. Le centre des deux pages est occupé à gauche par une représentation de Léna assise dans la cabine et à droite, en miroir, par un autoportrait de Léna qui figure dans son carnet de dessins regardé par l’un des terroristes: un pseudo-autoportrait qui regarde également le lecteur-spectateur dans une relation spéculaire redoublée, qui exprime la duplicité de Léna et sa double personnalité.
Image 16: Le Long Voyage de Léna, page 47 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
André Juillard et le «grand art»
De père vétérinaire, et de grand-mère directrice d’école, le jeune André Juillard se rend occasionnellement au Louvre avec sa mère qui soutient sa passion du dessin. Il débute des études de médecine en 1968 à Lyon, mais abandonne après deux ans pour se tourner vers la bande dessinée et des études aux Arts Décoratifs en 1973. Il est affilié au Syndicat des dessinateurs de presse. La consécration vient en 1984 avec le premier des Cahiers de la Bande dessinée qui lui est dédié, sous la direction de Thierry Groensteen. Elle prend en particulier la forme d’un article de Jacques Martin (1921-2010) intitulé «André Juillard, l’héritier», qui l’ «adoube» en en faisant le représentant majeur de l’ «école de Bruxelles». Il le compare à un autre dessinateur, Paul Cuvelier, qui appartient à la «grande tradition classique»; «en découvrant les dessins de Juillard, je songe aussitôt à David, Ingres ou Devéria, et point du tout à une vedette ancienne ou moderne de la bande dessinée», déclare l’auteur des aventures d’Alix et de Lefranc.
Image 17: Jacques Martin, «André Juillard, l’hériter11» © Glénat
A l’instar de Martin, Juillard s’est souvent référé au grand art, comme dans une interview reprise dans le blog d’André Juillard: «je ne me suis jamais dit je serai Cuvelier ou rien. Du reste, enfant, je ne rêvais pas de devenir Hergé ou Jacobs mais Delacroix ou Rembrandt»12. Ici, Juillard ne mentionne pas Ingres, avec lequel il entretient pourtant des relations complexes. Ses dessins au crayon, en particulier ceux exposés dans une exposition monographique au Musée Ingres en 1988, témoignent d’une volonté de faire «académique». Au sens premier, une «académie» est un nu réalisé en institution; c’est d’ailleurs le titre de l’exposition/vente personnelle à la Galerie du 9e Art à Paris en 2011. La relation au peintre français s’étoffe lorsque l’on regarde l’autoportrait dessiné de Juillard sous les traits de son héros, Arno, traité comme un pastiche d’Ingres et reproduit dans les Cahiers de la Bande dessinée en 1984.
Image 18: André Juillard, Portrait d’Arno11© André Juillard
Image 19: Exposition 14 © André Juillard
Dans ce même cahier 56, un article du grand spécialiste de la bande dessinée, Thierry Groensteen, intitulé «Profil d’une carrière», note que le succès du dessinateur fut tardif et fait suite à un changement d’éditeur (de Fleurus à Glénat) et à la publication d’un premier album en 1977, passage devenu obligé dans la reconnaissance. L’auteur y fait l’éloge de la variété, de l’humilité, de la patience méthodique, de l’apprentissage, soit du métier qui est celui de Juillard, avant de conclure significativement: «L’artisan est devenu artiste».
Image 20: André Juillard, Nu de Dos15
Image 21: Affiche de l’Exposition / Vente André Juillard16
Les dessinateurs de bandes dessinées restent néanmoins des artistes d’un type particulier. Ils exposent et vendent leurs tirages de tête ou leur dessins originaux dans les circuits et les galeries consacrés au genre. Cette relégation dans un marché parallèle exprime une forme de domination symbolique qui se lit d’autant plus fortement dans les discours, tenus par l’artiste comme par ses critiques, sur les qualités du crayonné de Juillard, comme si l’esquisse première, non destinée à un usage «commercial», contenait la «première idée» du dessinateur: une dimension autographe survalorisée dans le marché des arts graphiques, comme si Juillard était plus artiste en faisant du crayonné qu’en pratiquant la ligne claire… Interrogé sur le succès de la bande dessinée sur le marché de l’art, Juillard répond en ces termes en 2011:
Moi, cela ne me choque pas.Mais dans la mesure où tout est art, pourquoi la BD ne le serait pas? On dit que c’est le 9ème art. Je trouve que les meilleurs artistes de BD sont largement au niveau des artistes des temps passés. J’ai vu certaines œuvres d’artistes des temps passés qui étaient à la limite de la médiocrité. Je dis cela de mon point de vue. Par exemple, tout ce qui a été peint au 17ème siècle n’a pas à être considéré comme étant des chefs d’œuvres. Et il me semble que dans la BD, il y a une sorte de sélection de tout ce qui sort et elle ne palie pas [sic]par rapport à ce que l’on peut voir ailleurs. En BD, comme dans tout, que ce soit en littérature. En peinture. En musique. Il y a le meilleur et il y a le pire. Et là c’est plutôt quand même du tout bon (rires)17.
Image 22: André Juillard dessinant18
Récemment, en 2020, Juillard a publié une sélection de ses Carnets secrets 2004-2020. On y trouve toute sorte de sujets: des nus bien sûr et des dessins inspirés des maîtres formant son musée imaginaire, comme Ingres, Klimt, Watteau, Simon Vouet, Vuillard ou encore des photographes comme Helmut Newton dont les nus sont les exacts homologues de ceux crayonnés par Juillard. Cette publication reprend un court texte de l’auteur qui donne sa profession de foi en introduction à un volume antérieur, les 36 vues de la Tour Eiffel (Christian Desbois Editions, 2002). Cet album de Juillard est un hommage centenaire à celui, lithographié en couleurs, du graveur Henri Rivière, et découvert une vingtaine d’années plus tôt par le dessinateur. Les gravures de Rivière sont à leur tour inspirées par les Trente-six vues du mont Fuji, gravées sur bois par Hokusai entre 1830 et 1833. Le recueil d’aquarelles paysagères de 2002 par Juillard est composé de vues réelles; d’autres reproduisent des objets représentant la tour Eiffel (de l’affiche au tee-shirt); d’autres enfin sont imaginaires et inspirées d’œuvres célèbres mêlant De Chirico à Hergé, Jacobs ou Kertész. Voici donc la profession de foi de Juillard reprise dans cet album d’hommage très particulier:
Les hasards de la vie, mes gènes, mon milieu, mes admirations et mes détestations ont fait qu’aujourd’hui je dessine comme au bon vieux temps avec un crayon de bois et graphite et m’escrime à reproduire la réalité au lieu de présenter des installations dans une galerie d’Art Contemporain […]. J’assume sereinement cet asservissement à la réalité. (Carnets secrets 2004-2020, 2020)
Rétrospectivement, et aussi anachronique que cela puisse paraître, on ne peut s’empêcher de trouver un côté bande dessinée à l’œuvre graphique de Rivière, revu à l’aune de la ligne claire, comme d’ailleurs le pourraient être les gravures sur bois de Hokusai.
Le conservatisme assumé de Juillard, sur le plan esthétique et technique, a pour conséquence de le rapprocher du monde des beaux-arts ou de ce que l’on appelle le «grand art» ou les «classiques». Il s’agit en fait de l’une des matrices du Long voyage de Léna. A un moment du récit, Léna traverse avec l’un de ses contacts un musée d’art en Ukraine (p.24-25). Elle passe devant le tableau imaginaire d’un peintre fictif, Lemonovitch, intitulé Staline et les deux enfants dont deux versions existeraient: l’une en Ukraine et l’autre à la Galerie Tretiakov de Moscou, sans que l’on sache laquelle est la copie de l’autre: deux œuvres identiques représentant deux enfants, face à Léna, un agent double.
Image 23: Le Long Voyage de Léna, page 24 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Le contact qui l’accompagne a ce commentaire qu’il faut lire comme un clin d’œil de Pierre Christin à André Juillard sur le plan de l’intrigue visuelle et peut-être comme une allusion à leur projet quatre mains: «Il faut qu’il en soit de même pour ce que notre petit groupe s’apprête à accomplir. Nous allons peindre un tableau dont personne ne saura attribuer la signature avec certitude, mais dont l’effet sera considérable».
Image 24: Le Long Voyage de Léna, page 25 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Bibliographie
Augé, Marc (1992), Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil.
Beaty, Bart (2007), Unpopular Culture: Transforming the European Comic Book in the 1990’s, Toronto, University of Toronto Press.
Bisson, Julien (2011), «André Juillard. Passeur d’Histoire(s)», Lire, p. 26-27. En ligne, consulté le 29 juillet 2021, URL: http://andre-juillard.over-blog.com/article-magazine-lire-andre-juillard-passeur-d-histoire-s-79508153.html
Boillat, Alain & Philippe Kaenel (2012), «Entretien avec Pierre Christin à son domicile parisien» (inédit)
Boltanski, Luc (1975), «La constitution du champ de la bande dessinée», Actes de la recherche en sciences sociales, n°1, p. 37-59.
Bosser, Frédéric (dir.) (2020), Pierre Christin. Le grand rénovateur du récit en bande dessinée, Buhl, Caurette.
Collectif (1984), «Dossier André Juillard», Les Cahiers de la bande dessinée, n° 56, p. 4-36.
Collectif (1987), «Dossier Juillard», APJABD, n° 22, été, p. 17-36.
Collectif (décembre 2011), «Pierre Christin. L’homme qui révolutionna la bande dessinée», DBD. Les arts dessinés, hors-série, n° 7. En ligne, consulté le 3 août 2021,URL: http://www.sceneario.com/interview/entretien-avec-pierre-christin_CHRI.html
Groensteen, Thierry (1984), «Profil d’une carrière», Cahiers de la Bande dessinée, n° 58, p. 15-17.
Groensteen, Thierry & Benoît Peeters (1994), Töpffer. L'invention de la bande dessinée, Paris, Hermann.
Jans, Michel, Jean-François Douvry & Nadine Douvry (1996), Juillard. Une monographie, Saint-Estève, Mosquito, coll. «Bulles dingues».
Juillard, André (2020), Juillard. Carnets secrets 2004-2020, Paris, Éditions Daniel Maghen.
Juillad, André (1999), Pêle mêle. Monographie André Juillard, Chaumont, le Pythagore Editions.
Kaenel, Philippe (2005), Le métier d'illustrateur 1830-1900. Rodolphe Töpffer, J.-J. Grandville, Gustave Doré, Genève, Librairie Droz (réédition).
Lavanchy Éric (2007), Étude du Cahier Bleu d'André Juillard. Une approche narratologique de la Bande Dessinée, Louvain-La-Neuve, Bruylant-Academia.
Maigret, Eric (1994), «La reconnaissance en demi-teinte de la bande dessinée», Réseaux, n° 12 (67), p. 113-140.
Martin, Jacques (1984), «André Juillard, l’héritier», Cahiers de la Bande dessinée, n°56.
Miller, Ann (2011), «Autobiography in bande dessinée», in Textual and Visual Selves: Photography, Film and Comic Art in French Autobiography, N. Edwards, A. Hubbell & A. Miller (dir.), Lincoln, University of Nebraska Press, p. 235-262.
Ory, Pascal, Laurent Martin, Jean Pierre Mercier & Sylvain Venayre (2012), L'art de la bande dessinée, Paris, Citadelles & Mazenod
Ratier, Gilles (2002), Avant la case: histoire de la bande dessinée francophone du XXème, siècle racontée par les scénaristes, Montrouge, PLG édtions.
Sente, Yves & André Juillard (2008), Dans les coulisses de Blake et Mortimer, Paris, Dargaud.
Tomblaine, Philippe (2018), Juillard: dessins d'histoires, Angoulême, Le Troisième Homme éditions.
Turgeon, David (2010), «Crise de l’autobiographie», Du9. En ligne, consulté le 3 août 2021, URL: http://www.du9.org/dossier/crise-de-l-autobiographie/
Annexes
Encadré 1: Entretien inédit d’Alain Boillat avec André Juillard et le directeur des éditions Dargaud, Philippe Ostermann, en 2012 à l’Université de Lausanne
Alain Boillat: Pourquoi Léna?
André Juillard: Un petit historique de Léna. Ça vient en fait d’un désir de collaboration entre Pierre Christin et moi-même, et vice versa, qui datait quand même d’il y a quelques années, puisqu’on se connaissait depuis une vingtaine d’années. Mais il se trouvait que lui comme moi avions des engagements par ailleurs; donc il fallait trouver un moment propice. Je l’ai trouvé un jour, je me suis trouvé en fait entre deux boulots, et il se trouve que j’ai déjeuné avec Pierre, et je lui dis: «Bon c’est peut-être le moment?» Il me dit: «Bon, ben je vais y réfléchir…». Et deux jours après, j’avais un synopsis, le synopsis de Léna, qui m’a tout de suite plu, parce que pour moi une histoire c’est les personnages. Si je ne peux pas m’attacher à des personnages, je ne fonctionne pas, ça ne m’intéresse pas. Et Pierre qui me connaissait bien a dégoté dans son armoire à malices un personnage féminin comme je les aime, c’est à dire complexe, tourmenté, ayant vécu. Et c’est ainsi qu’il m’a séduit. (…) Voilà comment est né Léna. Et Pierre m’a dit plus tard que c’est un personnage, enfin une histoire, disons, qu’il avait créé spécialement pour moi, parce qu’il me connaissait; il connaissait mes désirs, le genre d’histoires que j’avais envie de raconter, enfin de mettre en scène. (…) J’étais touché, à la fois par cette histoire, mais aussi par la sensation que Pierre me connaissait bien. C’est quelque chose d’assez émouvant en fait. Bon, voilà la genèse de Léna.
AB: C’est-à-dire aucune intervention à ce stade-là de l’éditeur?
Philippe Ostermann: Non ! aucune, non, non ! Mais euh !
AB: C’est fréquent que ça se passe comme ça?
PO: Quand c’est André Juillard et Pierre Christin, oui ! Après, on peut dire: «Cette histoire je la sens bien et j’ai envie de l’éditer ! Ou au contraire, ben non ! Je pense qu’il y a des trucs qui fonctionnent pas !» Mais au départ c’est une rencontre d’auteurs. Ce sont des auteurs majeurs, qui ont déjà derrière eux une carrière importante, voilà. Donc, dans ce cas-là on est un peu en retrait. Et le job de l’éditeur il s’adapte aussi aux auteurs avec lesquels on travaille. […] on est un accompagnateur et on est le premier lecteur. Alors, dans le cas d’une collaboration entre un dessinateur et un scénariste, on est le deuxième lecteur. Mais, notre rôle c’est aussi de poser des questions que se poserait un lecteur en disant «Voilà ! Là, l’histoire me paraît parfaite, mais là, je bloque un tout petit peu» […] surtout quand c’est Pierre et André, voilà, on pose des questions et on essaye de pousser à la réflexion, mais on ne va pas dire: «Moi, ton éditeur, je t’ordonne de faire ça !»
AJ: […] L’éditeur, c’est vrai qu’il ne peut pas imposer à l’auteur de faire quelque chose qu’il n’a pas envie de faire. […] Pour revenir à Léna, je me souviens (tout ça pour revenir au rapport avec l’éditeur) que le premier scénario était un scénario très silencieux. C’est-à-dire qu’il y avait quelques dialogues dans l’histoire et beaucoup de pages sans écrit, sans commentaires. Et on s’était fait la réflexion que ce n’était pas forcément une très bonne idée de faire une bande dessinée silencieuse, dans la mesure où, par expérience, on sait qu’elles sont très vite lues et avec moins d’attention que les autres. Et donc, on a suggéré à Pierre de faire parler un peu plus les personnages. Et c’est là qu’il a eu l’idée, qui m’a semblé très intéressante, du monologue intérieur. […]
PO: Tout dépend de l’arrangement qu’il y a entre les auteurs. L’éditeur ne se mêle pas de cela. Certains auteurs vont partager à cinquante-cinquante. Et certains auteurs vont considérer que, le dessinateur passant beaucoup plus de temps, il va toucher soixante pour cent, jusqu’à soixante-dix pour cent de droits, notamment en Belgique. Et souvent, ces soixante-dix-trente continue jusqu’à remboursement des avances ou jusqu’à un certain palier de vente, puis cinquante-cinquante. En France, Goscinny et Charlier ont vraiment mis la règle des cinquante-cinquante qui est quasiment…
AJ: Oui. J’étais surpris en travaillant avec Pierre que lui n’exigeait pas cinquante/cinquante. C’était soixante-quarante, je crois. C’est aussi qu’on bénéficie d’un statut par rapport à beaucoup d’auteurs, c’est que le travail est payé à la planche. On est payé pour chaque planche que l’on fait. Et cette rémunération ne sera pas déduite des droits d’auteurs.
Encadré 2: Pierre Christin sur Pierre Christin dans le site booknode.com
Le métier de scénariste lui permet d’explorer ses vocations restées en friche: bien que s’estimant trop bavard pour l’emploi, il aurait aimé être espion afin de monter des scénarios en vraie grandeur. Ou alors officier de marine pour avoir tout le temps de lire à bord de cargos pourris comme ceux qu’il a empruntés pour écrire «Lady Polaris», balade dans les ports d’Europe publiée avec Mézières en 1987. Il aurait aussi aimé être architecte, pour bâtir toutes ces villes qu’il a racontées, telles Los Angeles dans «L’Etoile oubliée de Laurie Bloom» ou le Belgrade encore yougoslave de «Cœurs Sanglants et autres faits divers» avec Enki Bilal.
Il aura en tout cas été un voyageur conséquent, profitant des immobilités imposées –attentes dans les hôtels, les gares, les aéroports – pour observer, noter, emmagasiner. Il est capable d’arpenter une ville des journées entières de façon obsessionnelle, prenant des photos (plutôt moches mais efficaces) qu’il distribue ensuite à ses dessinateurs. Mais divaguer en Patagonie ou descendre les rapides du Mékong ne lui fait pas peur (enfin, pas trop). Chaussé de ses indestructibles Weston ayant foulé le Cap Nord et le Kalahari, il a fait un premier tour du globe par l’hémisphère nord en 1992, un second par l’hémisphère sud en 1999, périples qu’on retrouve dans «L’homme qui fait le tour du Monde» (avec Philippe Aymond). Mais il a fait beaucoup plus souvent encore le tour de Paris sur les rails abandonnés de la petite ceinture («La Voyageuse de Petite Ceinture» avec A. Goetzinger, 1985) et celui de la Petite Couronne en vélo («La Bonne Vie» avec Max Cabanes, 1999).
Romancier, il traite aussi bien l’aventure citadine dans «ZAC» et «Rendez-Vous en Ville» que les plongées au fond du terroir français dans «L’Or du Zinc» (1998). Il aborde également le théâtre ou le scénario de film («Bunker Palace Hôtel» avec Enki Bilal en 1989). Et, sans pour autant abandonner la bande dessinée, il a publié récemment de nombreux ouvrages illustrés explorant d’autres rapports entre textes et dessins dans la collection en format à l’italienne Les correspondances de Pierre Christin. Collection pour laquelle il a travaillé notamment avec Patrick Lesueur, Jacques Ferrandez, Jean-Claude Denis, Alexis Lemoine et Enki Bilal.
Considérant que, pour vivre heureux, il faut vivre beaucoup mais caché, il aurait aimé avoir cent vies dans cent villes et presque autant d’identités.
Encadré 3:«Entretien avec Pierre CHRISTIN au festival BD de Cluny, lors de la manifestation «Pierre CHRISTIN, rencontre avec le public» le 15 mars 2003(http://www.sceneario.com/sceneario_interview_CHRI.html):
Public: Vous êtes scénariste, quels conseils donneriez-vous à ceux d’entre-nous qui souhaiteraient se lancer dans ce métier?
Pierre Christin:A l’époque où j’ai débuté, dans les années soixante, on devenait scénariste un peu par hasard. Il s’agissait essentiellement de travaux pour les magazines destinés à la jeunesse. Je suis donc rentré dans la BD par effraction. En voyage aux USA avec mon ami Jean-Claude Mézières, on n’avait plus un sous pour se payer le voyage retour. Suite aux conseils d’un ami, Jean Giraud (alias Moebius), j’ai commencé à envoyer des histoires à un certain Goscinny pour le magazine Pilote. Il s’agissait avant tout de boucler les histoires, des premières idées jusqu’à la publication, dans la semaine. Il fallait aller rapidement, sans forcément connaître le dessinateur auquel serait attribuée l’histoire. Dans un second temps, le métier s’est construit, codifié. Et cette codification est basée sur plusieurs préceptes simples, qui font que le métier de scénariste est très différent du métier d’écrivain.
1- La BD n’est pas à proprement parler de la littérature. En effet, même un ballon long est finalement un élément de dialogue bien court. Il faut accepter de faire court.
2- Le scénariste n’écrit que la partie d’un tout qui n’existe pas encore. Et pour construire ce tout, le scénariste produit une quantité de textes dont les 2/3 ne sont pas destinés à être publiés, mais servent au contexte. Un grand nombre d’informations de ma production sont pour le seul dessinateur (for his eyes only, comme on dit dans les romans d’espionnage…).
3- L’art de la BD est avant tout l’art du découpage. Le scénario est écrit avant, page par page et image par image. Ce qu’on écrit est un tout qui n’existe pas encore.
Suivent les textes off dont la bande dessinée a le secret («peu après», «pendant ce temps», «quelque part dans l’univers»…), cela permet d’élaborer le fil de l’histoire. Il y a ensuite les indications sur les personnages et enfin les dialogues.
Encadré 4: Entretien inédit par Alain Boillat et Philippe Kaenel au domicile de Pierre Christin à Paris en 2013 (extrait):
Philippe Kaenel: Est-ce que vous n’êtes pas un scénariste atypique dans le monde de la BD?
Pierre Christin: Bah ! Comme on me l’a souvent dit, j’ai fini par le croire. En tout cas, quand je suis rentré dans la bande dessinée, là j’étais véritablement atypique. Ne serait-ce que par mon niveau de diplôme, par exemple.
PhK: Il n’y a pas beaucoup de docteurs ès lettres dans le milieu…
PC: C’est sûr. Apparemment, j’étais une exception à la règle par cette cohabitation entre le fait d’être universitaire et scénariste de BD où, à l’époque, à l’université, tout de même, cela faisait bizarre. Ce n’était pas encore tout à fait rentré dans les mœurs. Et je peux vous dire que dans les années soixante-dix, quand je disais aux gens que je faisais de la bande dessinée, ils pensaient vraiment que c’était un gag ! D’ailleurs, ce qui était aussi la règle en bande dessinée, petit métier, j’avais pris un pseudonyme, pour signer mes premiers scénarios. […] Ce n’était pas un snobisme, mes goûts littéraires faisaient que je prenais mes références tout à fait à l’extérieur du monde de la bande dessinée. Bizarrement, si on prend la composition sociologique de la BD en France au jour d’aujourd’hui, je suis beaucoup moins atypique.
Encadré 5: L'Épervier, «Pierre Christin envoie Léna chez les kamikazes» in Les interviews, Communauté: bd blog, 10 janvier 2010, repris dans Le blog d'André Juillard (http://andre-juillard.over-blog.com).
Pierre Christin:[…] Mon entente avec André Juillard compte beaucoup. Et puis Léna est un personnage mystérieux, cryptique, même pour ses auteurs, ce qui donne envie de la ranimer. D’autant plus qu’André ne l’a eue réellement dans la main qu’à la fin du premier épisode, et était alors frustré de ne pouvoir continuer.
Avez-vous voyagé pour les besoins de ce scénario?
PC: Je suis retourné en Australie pour ne pas en donner une image saugrenue [l’histoire y débute], et je suis allé en Géorgie. André Juillard avait dessiné les scènes qui s’y déroulent avant l’invasion russe. Pendant ces événements, j’ai prié pour que les Russes s’arrêtent avant Tbilissi, ce qu’ils ont heureusement fait. Il aurait sinon fallu tout changer… Je ne force pas sur les descriptions pour lui laisser une large marge de manœuvre. Contrairement à celle que j’entretiens avec Jean-Claude Mézières [qui dessine Valérian], ma relation avec André est très douce. Jean-Claude, lui, me casse les nougats, il demande régulièrement des modifications du scénario pour mieux se l’approprier.
Comment travaillez-vous avec André Juillard?
Très facilement. Sa virtuosité et sa rapidité sont extraordinaires, il peut tout faire. Je connais ses goûts, et je prépare des textes sur mesure – il suffit qu’il réclame une scène se passant dans le désert ou une à Paris pour que je les ajoute. Je lui donne des scénarios très découpés, image par image, accompagnés de photos.
Encadré 6: entretien inédit par Alain Boillat et Philippe Kaenel au domicile de Pierre Christin à Paris en 2013 (extraits):
«Je voyage toujours avec mes carnets de notes. Je voyage comme un journaliste. Je ne voyage pas comme un touriste. Le tout est de savoir si je voyage à tel ou tel endroit avec l’idée que j’en tirerai un livre ou si j’ai déjà en fait une idée derrière la tête, que j’ai envie de raconter une histoire qui se passerait là, et donc je vais aller plutôt dans ce type d’endroits. Alors là, je dirais, dans le cas de Léna, il y a eu les deux. Il y a eu le fruit de voyages que j’avais fait en faisant des photos… Parce que je fais des photos très particulières pour les dessinateurs. Je ne suis pas un grand photographe. Enfin, eux ils disent que je suis bon, justement parce que je suis mauvais. Cela ne les gêne pas pour dessiner; parce que, quand il y a des photos trop artistiques, au fond, les dessinateurs n’aiment pas tellement cela […].
Je ne fais jamais de cadrage alambiqué. Je photographie frontalement. Voilà, je dis: «Cela se passe dans cette pièce. Je fais une photo là, une là, une là, une là. Clac.» Comme ça j’appuie à toute allure. Je photographie énormément de détails de la vie quotidienne qu’ils ne pourront jamais trouver dans un guide touristique ou sur internet parce que, je prends souvent cela comme exemple, il n’y a pas un pays où les fenêtres se ferment de la même façon, en particulier en Suisse, d’ailleurs. Il y a plein de petits détails comme cela… […]
Et je dirais que ce qui me plaît tout particulièrement, si vous regardez mes histoires et en particulier celles avec André, c’est des non-lieux. Ce n’est pas des lieux connus. De temps à autre, on dit Dubaï ou Sidney. Bon, pour le lecteur, ok, nous allons mettre une image où on voit l’opéra de Sidney parce que c’est une espèce de balise intellectuelle. Mais, pratiquement toutes les scènes se passent dans des lieux non répertoriés […].
Ma seule qualité comme scénariste, mais encore que je pense que tous les bons scénaristes l’ont, sinon ce n’est pas la peine d’essayer de faire ce métier-là, c’est d’être capable de visualiser ce que va faire le dessinateur. En ce sens, j’écris de façon particulière pour chacun de mes dessinateurs. Or là, le dessin d’André que j’ai toujours adoré, dans sa pureté, bien entendu quand je suis derrière l’ordinateur, ce n’est pas moi qui peut dessiner ce qu’il a à faire, mais je le rêve […].
J’admire vraiment les croquis d’André qui est d’ailleurs l’un des rares dessinateurs que je connaisse à faire des croquis entiers préparatoires, etc., de ses histoires. Et beaucoup de gens ont souvent dit à André que ses cahiers préparatoires de croquis ont presque autant de charme que la bande dessinée terminée et nickel. Cela m’amusait de faire rentrer son autre style de dessin, notamment au crayon, à l’intérieur de l’histoire. Donc, pour cela aussi, il fallait trouver un vecteur, pour que ce ne soit pas artificiel et le vecteur c’est que Léna, désœuvrée, pouvait revenir à ses premières amours, au métier de sa mère…»
Pour citer l'article
Philippe Kaenel, "La bande dessinée comme œuvre collective. Dialogue entre André Juillard et Pierre Christin ", Transpositio, n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée, 2022http://www.transpositio.org/articles/view/la-bande-dessinee-comme-oeuvre-collective-dialogue-entre-andre-juillard-et-pierre-christin
Voir également :
Aux confins de la narrativité. Une expérience de lecture: du paratexte à l’interprétation
La tentation est grande, pour les enseignants de littérature, de ne voir dans la bande dessinée qu’un réservoir inépuisable d’exemples séduisants, qu’un magasin d’ «illustrations» rassurantes pour un public supposé rétif à la théorie. Ainsi, les comics (Barthes 1966: 7) ont-ils fait pendant les décennies structuralistes l’épreuve des outils d’analyse affutés par la narratologie et la grammaire du récit.
Aux confins de la narrativité. Une expérience de lecture: du paratexte à l’interprétation
La tentation est grande, pour les enseignants de littérature, de ne voir dans la bande dessinée qu’un réservoir inépuisable d’exemples séduisants, qu’un magasin d’ «illustrations» rassurantes pour un public supposé rétif à la théorie. Ainsi, les comics (Barthes 1966: 7) ont-ils fait pendant les décennies structuralistes l’épreuve des outils d’analyse affutés par la narratologie et la grammaire du récit. Actuellement, bien que menacée de péremption par les jeux vidéo et les séries, la bande dessinée fait encore les beaux jours des théories de la lecture et de la fiction. Les zélateurs du medium n’avaient-ils pas eux-mêmes vu, dans cette heureuse disponibilité des cases et des planches, une formidable opportunité de promouvoir la dignité du 9e art? C’est ainsi qu’au gré de que l’on pourrait lire historiquement comme une instrumentalisation réciproque (la BD comme outil de promotion pédagogique des modèles descriptifs, les modèles descriptifs comme outil de promotion culturelle de la BD), se prenait, à bas bruit, l’habitude de pratiques transmédiales1 dont on mesure aujourd’hui la fertilité.
Le présent dossier, consacré à ce qui est devenu depuis sa parution un «classique», offre l’occasion de la double opération qui sera tentée dans les pages qui suivent: 1) considérer Le long voyage de Léna à la fois comme une «structure» (un système de relations) et comme un «dispositif» (un modèle ouvert sur les contextes de production et de réception2), c’est-à-dire comme une «œuvre» offerte à une expérience de lecture, depuis le moment où l’on prend en main l’album pour apprécier les détails de la couverture jusqu’au moment où on le range en se demandant s’il y aura une suite; 2) vérifier localement la robustesse des postulats transmédiaux en convoquant, quand le besoin s’en fait ressentir, des outils descriptifs empruntés aux études théâtrales (un domaine situé en marge de la narratologie, que celle-ci soit qualifiée de classique ou de postclassique).
Zone de passage (le paratexte)
Ainsi qu’en témoignent les archives génétiques que nous avons pu consulter3, le titre Le long voyage de Léna s’impose dès les premiers documents préparatoires.
Illustration 1: André Juillard, Esquisse pour la couverture du Long voyage de Léna, 2005. Archives André Juillard. © André Juillard
Relevant du péritexte auctorial4(Genette 1987), il se présente d’emblée comme un clin d’œil à son inscription dans la collection «Long courrier» des éditions Dargaud 5. Sur les pages de couverture de l’album, l’image de deux navires et celle d’une cabine avec hublot et couchette activeront les connotations maritimes de la collection. Pierre Christin et André Juillard ne sont pas les premiers à proposer un titre qui joue ainsi avec l’horizon d’attente prescrit par l’éditeur, comme en témoigne, imprimée en regard de la page de faux-titre, la liste de la quinzaine d’ouvrages parus «dans la même collection6». Sur la quatrième de couverture, une flamme d’oblitération évoque pour sa part le versant postal de la collection; les lignes ondulées sont liées à la charte graphique de cette dernière et, comme le logo à la rose de vents, appartiennent au péritexte éditorial7. Au verso de la page de faux-titre, un péritexte auctorial débute ainsi: «Cet album est issu d’un voyage à Berlin effectué par André Juillard et Pierre Christin, ainsi que des photos, de la documentation et des entretiens réalisés par Pierre Christin dans tous les autres pays où se rend Léna.» Les deux auteurs ont voyagé8; ils expédient, sous forme d’album, comme une liasse de cartes postales. Mais qu’en est-il de Léna?
Le court texte d’accroche qui figure sous l’image de la quatrième de couverture (encore un péritexte éditorial) commence par ces mots: «Qui est Léna? Que fait Léna? Le sait-elle elle-même?». Ces questions inattendues (se demande-t-on «Qui est Pierre Christin? Que fait-il? Le sait-il lui-même?») entrent en tension avec le titre dont l’évidence paraît alors trompeuse. Rapidement, le lecteur apprendra en effet que Léna «joue les touristes moyens» (p. 17, c. 10)9 et qu’elle n’est pas engagée dans «un voyage d’agrément» (p. 19, c. 6). Son nom – Muybridge10 – évoque le mouvement, mais il figure sur un «vrai-faux passeport» (p. 38, c. 1). Léna voyage sans plaisir; les paysages et les monuments sont pour elle sans attrait (il n’est que de voir son expression sur la couverture). Elle n’écrit à personne qui attende de ses nouvelles. Elle joue pourtant un «rôle de courrier» (p. 26, c. 3), ce qui ne manque pas de piquant, étant donné le nom de la collection.
Le dispositif paratextuel de l’album invite le lecteur à embarquer, c’est-à-dire à franchir la «“zone” de passage» (Del Lungo 2009: 9911) qui le sépare de l’univers fictionnel. Certains «vecteurs d’immersion» (le portrait de l’héroïne et le titre en cursives, par exemple) y sont déjà mis en œuvre (Schaeffer 1999: 25512). Les nombreuses dissonances de ce dispositif, particulièrement élaboré, éveillent immédiatement l’intérêt: la contradiction entre le mouvement et la mélancolie, la confusion entre le romanesque et le documentaire, le mélange annoncé entre «intimisme» et «fresque géopolitique». Tout attise la curiosité du lecteur, jusqu’au face à face troublant, sur la quatrième de couverture, d’un hublot ouvert et d’une photographie retournée.
Illustration 2: Quatrième de couverture, Le Long voyage de Léna © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007.
Zone de tension (l’histoire et le récit)
«Qui est Léna?». Elle est sans conteste l’héroïne du récit (elle est présente graphiquement dans 70% des cases selon les calculs d’Alain Corbellari et Alain Boillat), mais est-elle le personnage principal de l’histoire? Le long voyage de Léna offre une belle occasion d’éprouver la différence entre le récit et l’histoire, entre ces «deux aspects de toute œuvre littéraire» (Todorov 1971: 12) et entre les deux «niveaux de description» qu’ils requièrent (Barthes 1966: 11). À cette fin, il peut être utile de tenter de résumer la séquence compositionnelle (Todorov 1981: 133) ainsi que la séquence événementielle (Baroni 2017: 8413) de l’album. Bien que l’exercice soit peu formaliste, il devrait permettre de mieux saisir comment l’écart entre histoire et récit est mis en intrigue (Baroni 2017: 39-57) – afin que cet écart soit vécu par les lecteurs comme une tension qui ne se résout qu’une fois l’album refermé. Commençons par le résumé du récit:
Léna – on reconnaît la femme de la couverture – se rend dans un quartier de Berlin-Est. Elle a rendez-vous avec un vieil homme, nostalgique de la RDA. Il lui confie une liste de contacts qu’elle apprend par cœur avant de la brûler. Aux adresses et dates qu’elle a mémorisées, elle rencontre successivement six personnes à qui elle donne l’un des objets qu’elle transporte avec elle. Elle livre ainsi une boîte de massepain à Budapest, un flacon de parfum en Roumanie, une trousse pour diabétique à Kiev; on comprend que ces objets contiennent de quoi composer et injecter un poison. Des plans sont ensuite transmis en Turquie et une lettre codée en Syrie; ces deux derniers éléments renseignent les assassins sur la localisation et l’identité de leur future victime. Au fur et à mesure, Léna marque intérieurement sa distance envers les gens qu’elle contacte. À la fin du parcours, on apprend qui est Léna: celle-ci a perdu son fils et son mari dans un attentat perpétré par ceux-là mêmes qu’elle a rencontrés. Les services secrets français lui ont proposé la mission qui doit aboutir à leur neutralisation. À Dubaï, pendant que Léna s’envole à l’autre bout de la planète, les six terroristes explosent dans un véhicule piégé. En Australie, Léna fait la rencontre d’un veuf et de son jeune garçon.
Ce petit texte ayant été rédigé avant la consultation du site internet des éditions Dargaud, on se plaira à relever sa parenté avec le résumé (partiel) proposé, en guise de teaser, à l’occasion de la réédition récente du Long voyage de Léna 14:
Elle s'appelle Léna. C'est une jeune femme brune, élégante et mystérieuse. On ignore d'où elle vient et où elle va. Son voyage commence à Berlin-Est, dans le quartier où vivent les anciens dignitaires d'un régime effacé par le vent de l'Histoire. Léna rend visite à un homme qui lui remet une liste de noms et de numéros de téléphone, qu'elle apprendra par cœur avant de la détruire. Après Berlin, il y aura Budapest et un autre rendez-vous. Et après Budapest, Kiev, Odessa, la Turquie et la Syrie. À chaque fois, une rencontre. Peu de mots prononcés, juste un objet étrange remis par Léna à son destinataire: une boîte de pâtes d'amandes, un flacon de parfum, un nécessaire pour diabétiques.
Dans les deux textes, le pronom impersonnel «on» et le présent de l’indicatif (également utilisés dans le projet de scénario établi par Christin15) se sont imposés, sous la pression manifeste de la séquence visuelle. Un autre parti était possible, qui aurait privilégié les récitatifs (les cartouches narratifs). Le résumé aurait alors pu commencer ainsi: «Léna – la femme représentée sur la couverture – raconte comment elle s’est rendue dans un quartier de Berlin-Est pour rencontrer un vieil homme, nostalgique de la RDA. Elle ne précise pas quel était son point de départ.» Cette option peut se justifier du caractère manifestement structurant des cartouches narratifs dans le crayonné de Juillard. Un tel choix contraint cependant à rappeler avec régularité la source imaginaire du récit («Léna raconte que…»). Une troisième piste pour un résumé du récit est inspirée par les «Légendes pour une exposition» rédigées par Christin. Ces légendes qui accompagnent chaque planche de l’album, sont le résultat d’une identification totale avec l’héroïne. Elles actualisent au présent (parfois en l’augmentant) la voix intérieure de Léna qui parle au passé dans les récitatifs. Par exemple, pour la Planche 1: «On m’appelle Léna, et je me trouve pour la première fois de ma vie dans cette lointaine partie de Berlin-Est. Je suis seule, absolument seule. C’est l’été. Il fait très chaud. Je dépasse une écluse immobile16». Un résumé inspiré par ces étonnantes variations autour des planches montrerait comment le plan iconique de la narration, perçu comme simultané, peut altérer la grammaire des récitatifs. L’examen de ces différents résumés, de la combinatoire des pronoms et des temps verbaux et la comparaison avec les documents préparatoires, tout cela s’avère pédagogiquement fertile pour une exploration des spécificités du récit en bande dessinée, mais également pour une compréhension globale, dans un esprit transmédial, des outils narratologiques. Mais revenons au premier résumé proposé ci-dessous. Dans son économie générale, ce résumé tient compte du fait que l’identité de Léna reste indécise durant les deux premiers tiers de l’album, à savoir pendant 35 pages sur 53 (862 caractères sur 1303 dans le résumé proposé). Le voyage peut donc être qualifié de «long» en raison du nombre de kilomètres parcourus et de l’archaïsme des moyens de transport (dans l’histoire), mais aussi en raison du nombre de pages (pages 3 à 38) qui attisent la curiosité du lecteur (dans le récit). Une dizaine de pages (pages 43 à 53) prennent le relais pour produire l’unique effet de suspense de l’album à propos du destin des terroristes. Quant à la surprise (qui invaliderait les diagnostics et les pronostics du lecteur), elle est moins produite par la révélation de l’identité de Léna (préparée par un semis d’indices) ou par la mort des assassins (annoncée de manière peu cryptée17) que par une scène qui dévoile l’étendue de l’ignorance de l’héroïne (mais n’anticipons pas). Alain Boillat et de Raphaël Baroni analysent ici-même les techniques compositionnelles de l’album, nous ne nous y attarderons donc pas. Certes, la tension narrative «ne dépend pas uniquement d’éléments thématiques (ce qui arrive aux personnages ou ce qui les caractérise), mais aussi d’une certaine organisation du discours» (Baroni 2017: 85), il convient néanmoins de prêter attention à ces «éléments thématiques» et de ne pas négliger, comme il est souvent d’usage18, «ce qui arrive aux personnages». Voici donc un résumé de l’histoire:
Un attentat non revendiqué fait dix-sept victimes dans le quartier de la légation française à Khartoum: parmi les victimes, figurent le mari et le fils d’Hélène Desrosières (Léna). Un ami de Desrosières, Paul-Marie de Calluire, membre des services secrets français, identifie les responsables. Il est informé de la prochaine opération «anti-impéraliste» fomentée par ce groupe de communistes dirigé par un ancien membre de la Stasi. Il s’agit d’assassiner un cheikh dont le rôle est crucial dans la signature d’un accord de paix au Moyen-Orient. Le chef du groupe accepte l’aide de Paul-Marie (qu’il a eu l’occasion de fréquenter pendant la Guerre froide). Paul-Marie propose à Léna de contribuer à la neutralisation des terroristes. Léna se présente à Berlin comme le courrier qui doit livrer à chaque membre du groupe – c’est-à-dire en Hongrie, Roumanie, Ukraine, Turquie et Syrie – une partie des moyens et des données nécessaires au nouvel attentat. De ce projet, Léna ignore la cible. Ce n’est qu’une fois sa mission achevée que Paul-Marie l’en informe. Il lui cache en revanche le sort qui les attend. À Dubaï, sur le point de commettre leur forfait, ils explosent dans un véhicule piégé, pendant que Léna est en route pour l’Australie. Sur une plage, elle rencontre un veuf et son jeune fils.
Ce résumé diffère nettement du précédent, bien que rigoureusement de la même longueur19. Alors que le résumé du récit frappait par son rapport deux tiers / un tiers (mystère / révélation), celui-ci révèle la structure symétrique d’une histoire «à clôture forte» (Schaeffer 2020: 10), une histoire «passant d’un équilibre à l’autre»:
Un récit20 idéal commence par une situation stable qu’une force quelconque vient perturber. Il en résulte un état de déséquilibre; par l’action d’une force dirigée en sens inverse, l’équilibre est rétabli; le second équilibre est semblable au premier mais les deux ne sont jamais identiques (Todorov 1980: 50).
Les deux événements qui respectivement ouvre et ferme le résumé permettent de dégager ceci:
La cellule familiale de Léna (situation stable) est fracturée par l’attentat de Khartoum (perturbation); après sa mission (force dirigée en sens inverse), la jeune femme est exfiltrée aux Antipodes; sa rencontre avec un veuf et un orphelin laisse présager la constitution d’un nouveau foyer (situation stable)21.
Décrite ainsi cependant, l’histoire de Léna ne manque pas de surprendre voire de mettre à mal la description de Todorov et le fameux schéma quinaire qui l’a clarifiée par la suite (Larivaille 1974)22. En effet, on ne peut que s’interroger sur la nature de la «force dirigée en sens inverse» supposée permettre le retour à l’équilibre affectif pour Léna. Le résumé de l’histoire permet de relever deux rendez-vous entre Léna et Paul-Marie de Calluire symétriquement situés à proximité du début et de la fin du texte. De Calluire est de fait lui aussi porteur d’une histoire à clôture forte:
Les services de renseignement français, représentés par l’expérimenté de Calluire (situation stable), ont été mis en échec par l’attentat de Khartoum qu’ils n’ont pas su anticiper (perturbation); afin de prendre sa revanche, de Calluire s’insinue, dès ses prémisses, dans l’organisation de la prochaine opération du groupe terroriste responsable de cet attentat (force dirigée en sens inverse; cette revanche mettra le groupe définitivement hors d’état de nuire (situation stable).
Enfin, on remarquera également l’importance des contacts entre de Calluire et le chef des terroristes autour d’une troisième histoire à clôture forte:
Un groupe de communistes soudé par leur passé commun et dirigé par un ancien dignitaire de la Stasi (situation stable), n’acceptant pas la chute de l’URSS (perturbation), poursuit par ses actions la lutte anti-impérialiste; ainsi cherchent-ils à empêcher la signature d’un accord de paix au Moyen-Orient (force dirigée en sens inverse); au cours de cette opération, l’ensemble du groupe trouve la mort, privant l’ancien dignitaire de la Stasi de ses moyens (situation stable).
Après avoir identifié cette troisième histoire, nous pourrions être tentés de réécrire le résumé, peut-être en dégageant plus lisiblement la manière dont elles s’emboîtent: Léna / De Calluire / les terroristes / De Calluire / Léna. Une telle entreprise serait sans doute vaine. En effet, n’est-ce pas déjà un biais (dû à l’influence du récit) que de braquer, en ouverture et en fermeture, le projecteur sur Léna? Il suffit, pour s’en assurer, de réécrire le résumé en dirigeant tour à tour le même projecteur sur de Calluire (Calluire / le Berlinois / Léna / le Berlinois / de Calluire) ou sur le Berlinois (le Berlinois / de Calluire / Léna / de Calluire / le Berlinois). L’histoire resterait inchangée dans les deux cas, mais Léna y perdrait son statut de personnage principal.
Reconnaissons que l’exercice qui consiste à résumer une histoire n’est pas une mince affaire. Pour Roland Barthes, l’histoire ne «relevait pas du langage» (Barthes 1966: 11, note 4) et Tzvetan Todorov en parlait comme d’un «matériau prélittéraire». Ce dernier ajoutait: «l’histoire est une convention, elle n’existe pas au niveau des événements eux-mêmes», elle est «une abstraction car elle est toujours perçue par quelqu’un, elle n’existe pas “en soi”». Il précisait surtout: elle «est rarement simple: elle contient le plus souvent plusieurs “fils” et ce n’est qu’à partir d’un certain moment que ces fils se rejoignent» (Todorov 1966: 133)23. Dans ce texte, précurseur à bien des égard, Todorov emprunte la notion de fil au vocabulaire de la dramaturgie classique, qui a aussi fourni les termes nœud, dénouement et intrigue issus du même bain métaphorique. Rappelons en effet que la poétique classique définissait l’intrigue comme un entrelacs de «fils» dans lequel les personnages se trouvaient «empêtrés». On peut rappeler à cet égard l’amusante étymologie qui ouvre l’article «Intrigue» de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
Ce mot vient du latin intricare, & celui-ci, suivant Nonius, de triæ, entrave, qui vient du grec τρίχες [triches], cheveux: quod pullos gallinaceos involvant & impediant capilli. Tripand24 adopte cette conjecture, & assure que ce mot se dit proprement des poulets qui ont les piés empêtrés parmi des cheveux, & qu’il vient du grec Θρίξ [trix], cheveux.
Intrigue, dans ce sens, est le nœud ou la conduite d’une pièce dramatique, ou d’un roman, c’est-à-dire, le plus haut point d’embarras où se trouvent les principaux personnages, par l’artifice ou la fourbe de certaines personnes, & par la rencontre de plusieurs événements fortuits qu’ils ne peuvent débrouiller.25
En régime classique, l’entrelacs de quelques fils (entre deux et quatre) suffit à donner matière à une représentation intelligible de l’existence humaine en tant qu’elle est soumise à la contingence, aux aléas, aux renversements de situation – le malheur succédant au bonheur et le bonheur au malheur (Scherer 1950: 9626). Les scénaristes de cinéma et de bandes dessinées – ne serait-ce qu’en raison de semblables contraintes de format – ont exploité à loisir ce type de construction (sans s’astreindre aux autres exigences de l’unité d’action27). Pourtant, pendant les décennies structuralistes, le modèle de l’histoire à plusieurs fils a été totalement périmé et occulté. À l’heure où la narratologie transmédiale prend la relève, on osera se souvenir que les études théâtrales ont, pendant ces mêmes décennies, persisté à promouvoir une méthodologie concurrente à la grammaire du récit dominante. Dans Lire le théâtre, Anne Ubersfeld se servait en effet du schéma actantiel de Greimas28 comme d’ «un mode de lecture» et revendiquait le caractère artisanal de cet usage dans la mesure où il visait le niveau sémantique des œuvres analysées et non pas leur niveau linguistique (Ubersfeld 1981: 55 et 56)29. Précautions utiles, car la méthode est très loin d’être orthodoxe: au nom d’une (supposée) «spécificité de l’écriture théâtrale», Ubersfeld promeut non seulement des «modèles actantiels» multiples mais aussi dynamiques et en transformation (Ubersfeld 1989: 81).
S’autoriser à dessiner plusieurs modèles actantiels et à y reporter les changements constatés en cours d’action (les actants se déplaçant en particulier d’une fonction à l’autre), c’était leur donner la possibilité de représenter les fils (et avant cela de les extraire du récit dramatique). Chaque fil est par ailleurs descriptible grâce à un schéma quinaire – mais on remarque alors aisément que sa séquence événementielle ne peut se passer des apports des autres fils (ainsi, Léna ne rencontrerait pas le veuf australien si Paul-Marie de Calluire n’avait pas cherché à se venger du «vieux maître berlinois»). Si l’on en croit l’article «Action» de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (Mallet 1751: 171a), toute action dramatique comporte plusieurs «desseins», des «efforts contraires» et la «solution des obstacles30». Plusieurs, car les «efforts contraires» ne sont dus qu’à la pluralité des fils. Ainsi inspirés, nous reconnaîtrions, dans Le long voyage de Léna, trois fils qu’il serait aisé de les valider en dessinant trois schémas actantiels, autour de trois Sujets: 1) Les services secrets français représentés par Paul-Marie Calluire; 2) Le «vieux maître berlinois», à la tête de son petit groupe d’anciens agents communistes; 3) Hélène Desrosières dite «Léna». Trois Sujets qui recherchent trois Objets: 1) Éliminer le groupe terroriste qui a tué des compatriotes et attenté à l’image de la France; 2) Empoisonner le cheikh Mohammed Al-Fahim pour faire échouer la signature d’un traité voulu par les «impérialistes»; 3) Surmonter la mort de son mari et de son fils afin d’envisager un avenir.
Reste à décrire l’entrelacs. Le plus évident est le croisement entre le fil 1 et le fil 2: c’est en enquêtant sur l’attentat de Khartoum que De Calluire remonte jusqu’au Berlinois. Comme leurs routes se sont déjà croisées par le passé, il n’a aucun mal à prendre contact avec lui et à se proposer de collaborer à son prochain projet (l’assassinat de Dubaï). Plus obscur est le croisement entre le fil 1 et le fil 3. De Calluire propose à Léna d’être l’instrument de sa «collaboration» au projet du Berlinois, mais aucune raison explicite n’est donnée à cette initiative bizarre. Léna ne fait pas partie de ses troupes, elle n’est nullement nécessaire à une mission que n’importe quel agent peut exécuter à sa place et sa personnalité est plutôt voyante (ce que les terroristes se feront fort de commenter chacun à sa façon). Pour comprendre cet aspect de l’entrelacs, il faut sans doute en revenir au récit et en particulier à ses caractéristiques visuelles. On se risquera à supposer que les raisons de Paul-Marie de Calluire ne peuvent être que symboliques: c’est parce que Léna est la jeune veuve d’un diplomate mort dans l’attentat qu’elle pourra incarner la vengeance – avec une robe noire et une allure de Némésis qui sont le fait du dessinateur31 – et réparer aux yeux des services français l’irrémédiable blessure de Khartoum32.
Illustration 3: Synopsis de Christin, p.1. © André Juillard & Pierre Christin 2005.
La vertu opératoire de cet exercice de reconstitution des fils réside dans le fait que celui-ci contraint à se concentrer sur l’histoire et rien que sur elle. L’exercice vaut aussi par les difficultés rencontrées et par les interrogations qu’il soulève. Pour continuer dans cette direction, on cherchera en vain, dans Le long voyage de Léna, la trace de véritables «efforts contraires», c’est-à-dire un obstacle ou un conflit avec des opposants. Léna ne court aucun danger d’être démasquée33, quand bien même elle peut irriter ses contacts avec ses réactions de «petite-bourgeoise». Hors l’explosion finale, tout se passe pour l’ensemble des personnages «comme prévu», «sans problème»; personne n’est amené à improviser, à s’écarter du plan. Ce défaut d’obstacle fait semble-t-il l’objet de l’une des deux remarques générales apportées par Juillard sur le synopsis de Christin: «pourquoi est-elle menacée?», écrit-il au sujet de Léna. Pour remédier à ce qui paraît un défaut, l’accrochage entre une vedette de la police et un navire écologiste est développé dans le projet de scénario. Bien que monté en épingle par le commentaire de l’Ukrainien (page 23, c. 5 à 9) et par celui de Paul-Marie de Calluire (p. 40, c. 2 à 6), «l’épisode dans le delta du Danube» se règle néanmoins en quelques cases (p. 21) sans avoir le temps d’inquiéter le lecteur. On remarquera également qu’aucun des trois desseins (à l’origine des trois fils) n’est explicité avec précision en termes de causes ou de raisons (on s’en aviserait au moment de tenter de nommer les actants occupant les fonctions de destinateur et de destinataire34). Il est par exemple difficile de savoir dans quelle mesure la signature d’un traité à Dubaï (désigné comme un accord de paix israëlo-palestinien uniquement dans les documents préparatoires) représente un enjeu, qu’il s’agisse de le favoriser ou de l’entraver. Au-delà de la vie du cheikh Mohammed Al-Fahim35, l’objectif principal des services secrets français semble bien de prendre une revanche, et celui du «vieux maître berlinois» de continuer d’entretenir un combat hors d’âge contre les puissances de l’Ouest. Paul-Marie agirait ainsi par vanité et le chef terroriste par «Ostalgie». Enfin, il s’avère que les échecs comme les réussites ne sont que des résultats provisoires dans le contexte de la «nébuleuse du terrorisme international» (p. 40, c.6). Quant à Léna, il est bien difficile de comprendre quel profit elle tire de cette histoire. Le synopsis prévoyait un scénario à la Monte-Cristo, mais André Juillard, pris d’un scrupule à sa lecture, note à la main: «nous ne sommes pas pour la peine de mort, n’est-ce pas? ni pour la vengeance personnelle? Ne faudrait-il pas que Léna ne sache pas vraiment le but ultime de ses commanditaires?». Si Léna ne poursuit pas la mort des coupables, que fait-elle?
Zone de troubles (l’interprétation)
«Que fait Léna?». À la fin de l’album, la tension narrative prend fin, mais la tension interprétative ne fait que commencer: «non pas l’incertitude sur l’issue, mais l’incertitude sur le sens» (Jouve 2019: 46-47). «Que fait Léna?». La question reste entière, et cela malgré l’artifice qui consiste à lui prêter, dans les deux premiers tiers de l’album, la voix d’un narrateur (d’une narratrice) homodiégétique. Que dire de cette voix, si ce n’est d’abord sa réticence (sa «retenue», écrit Alain Boillat)? Cette voix n’est pas comme on pourrait peut-être le croire une anticipation du «debriefing» de sa mission36 (dans ce cas, tout le voyage aurait basculé dans l’analepse). Bien que prenant en charge des descriptions d’actions au passé, cette voix ne témoigne d’aucune «ultériorité». Elle affecte plutôt un caractère «intercalé» (Genette 1972: 229), à la manière d’un journal de bord, un journal intériorisé puisque l’écriture est évidemment exclue par les circonstances. Reste à comprendre la réticence de la narratrice, que certains critiques n’hésiteraient pas à qualifier de «non fiable» (Booth 1977). Sans entrer dans les débats ouverts par cette notion, retenons qu’une narration non fiable «réoriente l’attention du lecteur sur les processus mentaux du narrateur» (Wall 1994: 23, cité par Nünning 2018: 127). Le passé composé – frappant dans les récitatifs – contribuerait quant à lui à maintenir une distance avec le lecteur. L’usage de ce temps verbal rendrait en effet «cognitivement plus difficile d’oublier complètement la médiation du discours narratif et de se replacer dans la perspective temporelle du personnage» (Baroni 2017: 122-123)37. On peut ainsi faire l’hypothèse que ce temps permet à Léna de prendre elle-même de la distance.
De même que Léna voyage et ne voyage pas, on pourrait donc dire qu’elle narre et ne narre pas, qu’elle simule la narration comme elle simule le voyage. En effet, le «monologue intérieur38», qui se poursuit jusqu’à la page 38, occulte le principal: une biographie fracturée par la perte et le deuil. Léna ne se contente pas d’assumer avec réticence la position de narrateur de sa propre vie (Ricœur 2008), elle s’efforce de tuer dans l’œuf tout processus qui relèveraient du «proto-narratif» (Schaeffer 2020: 46-59): 1) elle se refuse à toute mémoire épisodique en se voulant «lisse et sans mémoire» (p. 10, c. 4, p. 32, c. 4); 2) elle répète qu’elle passe des nuits sans rêve (p. 15, p. 4, p. 20, c. 6); 3) elle évite toute planification d’action et se déclare incapable de projection dans l’avenir (p. 16, c. 6). Ainsi Léna s’exile-t-elle volontairement des «territoires originaires du récit», c’est-à-dire de son «vaste continent narratif intérieur» (Schaeffer 2020: 43 et 44).
Cet exil est susceptible d’expliquer bien des choses: en acceptant la mission proposée par Paul-Marie, Léna se met au service d’un projet exogène qui la dispense de tout dessein personnel. La page où elle apprend par cœur la liste des «noms, numéros de téléphones et adresses» (p. 5) est parlante à cet égard: Léna se remplit la mémoire avec le plan élaboré par l’ancien agent de la Stasi39. Simple exécutante, elle cesse provisoirement d’être le sujet de sa propre biographie.
Illustration 4: , p.5 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007.
Illustration 5: Storyboard, planche 4, © André Juillard & Pierre Christin 2005
Ainsi, l’un des principaux moteurs de la curiosité du lecteur est-il interprétable diégétiquement. Léna se présente comme un instrument sans souvenirs, sans désirs et, autant que faire se peut, sans affects: «Toujours rester au-delà de la colère», «calmer des pensées qui tournaient un peu trop vite», «Ne pas penser à ça, aller de l’avant […].» (p. 19, c. 1)40. Se bornant à manifester une sorte d’attention flottante, elle avance sans crainte de s’égarer, d’être en retard ou de rater un rendez-vous. On pense alors à James Bond, dont Umberto Eco avait en son temps montré comment, à partir de la fin du premier volume (Casino Royale), il avait été libéré par son auteur de toute «névrose», de toute interrogation morale, c’est-à-dire que ce dernier avait abandonné toute «psychologie en tant que moteur de la narration». Ayant cessé de s’interroger sur les motivations de ses ennemis et celles de ses supérieurs41, Bond n’est plus qu’une «merveilleuse machine» (Eco 1981: 84). Suite au traumatisme émotionnel qu’elle a vécu, c’est à cet état que semble aspirer Léna. Elle ne s’interroge pas sur la finalité de sa mission, il lui suffit d’avoir un plan. Sa mission lui donne l’occasion de se mettre – paradoxalement – «à l’abri du chaos», après avoir fait l’expérience de l’imprévisible et de l’incontrôlable (Rimé 2005: 297 et 305).
Le désarroi existentiel et moral de Léna refait surface à la page 38, une fois la mission terminée. Il est alors temps d’en venir à l’étrange scène où l’héroïne, emportée par une colère subite, adopte un comportement tout à fait surprenant: elle devient pour la première fois vulgaire («espion de merde», «salopard de manipulateur»), agressive (elle saisit Paul-Marie par le col) et en proie à des stéréotypes de classe (elle s’en prend à sa «particule de merde»). Cet épisode – qui n’est pas développé dans le synopsis – paraît invraisemblable à la première lecture puisqu’il repose sur le soupçon que Paul-Marie aurait décidé de ne pas empêcher l’assassinat du cheikh. Fallait-il produire un peu d’agitation dans un album jusque-là fort calme ou animer le visage trop placide de l’héroïne? S’agissait-il seulement de souligner – au prix d’une invraisemblance – l’ignorance de Léna quant à l’issue de sa mission et son innocence? Ne serait-ce pas plutôt que la machine du scénario d’espionnage cesse alors de fonctionner et que Léna, à l’instar du premier James Bond42, est à nouveau «mûr[e] pour la crise, pour la reconnaissance salutaire de l’ambiguïté universelle» (Eco 1981: 84)? Il est vrai que les explications de Paul-Marie ont de quoi troubler celle qu’il appelle Hélène.
Illustration 6: Le Long voyage de Léna, p.45 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007.
N’apprend-on pas qu’il hésite à qualifier le «vieux maître berlinois» d’ami ou d’ennemi (p. 40, c. 10), que le cheikh a été proche de tous les ceux qui sont chargés de le tuer (pp. 43-44) et que Léna elle-même – elle vient de l’admettre – n’a pas vu en ceux-ci «que des monstres»?
Il y a plus troublant peut-être. Tout au long de son «voyage», le deuil énigmatique de Léna est sans cesse mis en parallèle avec l’effondrement des utopies socialistes. La photographie encadrée de noir qu’elle transporte avec elle entre en écho graphique, dès les premières pages, avec le portrait de Trotsky et le buste de Lénine qui ornent la salle à manger berlinoise, puis, dans d’autres intérieurs, avec des images de Staline, Hafez el-Assad, Mustafa Kemal Atatürk... Croisant les «vestiges» d’un «monde disparu» de Berlin-Est (p. 9), sa voix intérieure dit: «j’ai eu sentiment curieux qu’il n’y avait presque plus rien de vivant autour de moi». Au centre de la ville, sans que l’on puisse savoir de quel passé il est question: «en longeant un pan du mur tout moche, j’aurais pu penser au passé… je ne l’ai pas fait» (p. 10). En Roumanie, l’analogie est encore plus explicite: «je sais qu’il est impossible de faire revivre le passé. Aussi impossible que de faire repartir les usines dévastées de l’époque communiste» (p. 16). Peu après, elle se donnera du courage en prenant pour exemple les statues des «vieux héros prolétariens» (p. 19, c. 1). Elle remarquera, à Kiev, les chantiers abandonnés du port (p. 23), le bâtiment officiel désaffecté devenu un «tombeau» (p. 25). De «l’ancienne Trébizonde», elle soulignera qu’ «il ne restait plus grand-chose de la magie passée» (p. 27). Le plus frappant dans cette lignée sémantique (comment croire que Léna se soit «amusée» en esquissant ce dessin, comme le prétend le projet de scénario) est sans doute la substitution, dans le carnet de croquis, de son mari Antoine en lieu et place de Staline; elle-même, affublée de tresses, se figure assise avec son fils sur les genoux du petit père des peuples (p. 31, c. 6 p. 24, c. 6).Illustration 7: Le Long voyage de Léna, p.31, © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
L’effondrement des pays communistes est bel et bien mis en équivalence avec le désastre de son existence. Est-ce exagéré de remarquer que sa vie reposait, elle-aussi, sur une utopie dominée par la figure «paternelle» d’Antoine Desrosières? N’était-elle pas contrainte de suivre son mari, de poste en poste, avec l’unique fonction d’atténuer les effets des déménagements sur le développement de leur fils Sylvain43? Bien qu’ils soient responsables de son deuil, les terroristes que Léna va rencontrer au cours de sa mission ne sont-ils pas comme elle, les orphelins d’une utopie, privés comme elle d’identité (p. 5, c. 1), de rôle (p. 25, c. 2), d’amis (p. 18, c. 1-2)?
C’est alors bien le voyage qui importe à Léna (le chemin) plus que le but (la vengeance). Un voyage qui relie des personnes et non des villes. Il s’agit pour Léna d’expérimenter ce que cela lui fait de parler, de boire un café ou un thé, de serrer la main à ces frères (et sœur) dévoyés. Dès les premières étapes, elle avoue – sans que le lecteur puisse à ce moment comprendre la portée de la remarque – qu’il est «dur» de rencontrer ces «gens» (p. 19, c. 3). On doit alors relire l’album, et s’intéresser à chacune de ces rencontres «éprouvantes» (p. 18, c. 7) et à sa tonalité affective propre: antipathie réciproque envers Imre Sambor et le professeur Danitça — teintée d’agressivité pour le premier, d’ironie pour la seconde; «difficulté à trouver antipathique» Iouri Repitski doublée d’une «joie mauvaise» à le tromper: sympathie possible mais non formulée envers Adnan Beyamoglu qui devine que Léna est séparée des siens et qui partage son goût des baignades solitaires (ce que Paul-Marie ne manquera pas de souligner); méfiance envers les deux frères d’Alep qui ne cachent pas leur mépris. Il n’est rien dit de cet arc-en-ciel affectif dans le synopsis. Rendu perceptible par le «monologue intérieur», il aboutit à ce constat communiqué à Paul-Marie: «Tous ceux que j’ai rencontrés n’étaient pas des monstres» (p. 40, c. 1).
Pierre Christin a voulu que Le Long Voyage de Léna traverse une partie de la planète marquée, au début du XXIe siècle, par les ruines du bloc de l’Est et hantée les spectres de la Guerre froide. André Juillard a pour sa part désiré apporter plus de complexité au personnage principal. Alors que le scénariste assumait la volonté de vengeance de l’héroïne ainsi que sa fonction artificielle de «porte-regard» (Hamon 1981: 185), le dessinateur insiste pour que la finalité de la mission de Léna lui soit obscure et pour que sa détresse soit plus intéressante. Ce faisant, ce dernier accentue le paradoxe originel du caractère de la jeune femme: décidée et intrépide, elle n’en regrette pas moins un passé de femme au foyer dépendante; alternativement, elle se soumet et se révolte contre le scénario de son commanditaire. À vrai dire, aveuglement et paradoxe, soumission et révolte, frisent pareillement l’invraisemblance, mais ils permettent à Juillard de réaliser ce nouage de «l’intimisme» et de la «fresque géopolitique» qui est spécifique au duo qu’il forme avec Christin44. Ce nouage touche peu le niveau de l’histoire; l’articulation des fils étant déjà assurée dans le scénario de Christin, les apports de Juillard à la construction du personnage de Léna seront surtout déterminants pour la construction du récit. D’ordre analogique bien plus que logique, ils consistent à faire entrer en résonance affective la biographie individuelle et la grande Histoire45. La contradiction interne du personnage de Léna, tout à la fois émancipée et nostalgique, entre ainsi en écho avec la situation politique de l’ancienne zone d’influence de la Russie soviétique. Ce réseau d’analogies étant tissé sans souci particulier de l’intrigue, il augmente singulièrement, et de manière à coup sûr inattendue, les difficultés que rencontre toute tentative d’interprétation.
Bibliographie
Anonyme (1765), «Intrigue», in Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, vol. VIII, p. 845b–846a, en ligne, consulté le 15 juillet 2021, URL: http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/article/v8-2668-1/
Baroni, Raphaël (2007), La tension narrative, suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil.
Baroni, Raphaël (2017), Les rouages de l’intrigue, Les outils de la narratologie postclassique pour l’analyse des textes littéraires, Genève, Slatkine.
Barthes, Roland (1981 [1966]), «Introduction à l’analyse structural des récits», in Communications 8, L’analyse structurale du récit, Paris, Seuil, p. 7-33.
David, Jérôme (2012), «Le premier degré de la littérature», Fabula-LhT, n° 9, mars 2012, en ligne, consulté le 15 juillet 2021, URL: http://www.fabula.org/lht/9/david.html.
Eco, Umberto (1981 [1966]), «James Bond: une combinatoire narrative», in Communications 8, L’analyse structurale du récit, Paris, Seuil, p. 131-157.
Genette, Gérard (1972), Figures III, Discours du récit, Paris, Seuil.
Genette, Gérard (1983), Nouveau discours du récit, Paris, Seuil.
Genette, Gérard (1987), Seuils, Paris, Seuil.
Greimas, Algirdas Julien (1966), Sémantique structurale, recherche et méthode, Paris, Larousse.
Hamon, Philippe (1981), Introduction à l’analyse du descriptif, Paris, Hachette.
Jaucourt, Louis, Chevalier de (1765), «Nœud», in Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, vol. XI, p. 185, en ligne, consulté le 15 juillet 2021, URL: http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/article/v11-681-10/
Jauss, Hans-Robert (1978), Pour une esthétique de la réception[texte allemand 1977], Paris, Gallimard.
Jouve, Vincent (2007), «Les métamorphoses de l’écriture narrative», Protée, n° 34 (2-3), p. 139-152, en ligne, consulté le 15 juillet 2021, URL: https://www.erudit.org/fr/revues/pr/2006-v34-n2-3-pr1451/014273ar/
Jouve, Vincent (2019), Pouvoirs de la fiction. Pourquoi aime-t-on les histoires?, Paris, Armand Colin.
Mallet, Edme François(1751), «Action», in Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, vol. I, p. 121a-122a, en ligne, consulté le 15 juillet 2021, URL: http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/article/v1-501-5/
Merlin-Kajman, Hélène (2015), Lire dans la gueule du loup, Essai sur une zone à défendre, la littérature, Paris, Gallimard.
Nünning, Ansgar (2018), «Pour une reconceptualisation de la narration non fiable: une double approche cognitive et rhétorique», in Introduction à la narratologie postclassique, Les nouvelles directions de la recherche sur le récit, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion.
Raimond, Michel, La crise du roman des lendemains du naturalisme aux années vingt, Paris, José Corti.
Ricœur, Paul (2008), «La vie: un récit en quête de narrateur», in Ecrits et conférences, t.1: Autour de la psychanalyse, Paris, Seuil.
Rimé, Bernard (2005), Le partage social des émotions, Paris, Puf.
Schaeffer, Jean-Marie (2020), Les Troubles du récit, pour une nouvelle approche des processus narratifs, Vincennes, Editions Thierry Marchaisse.
Scherer, Jacques (1950), La dramaturgie classique en France, Paris, Nizet.
Souriau, Etienne (1950), Les deux cent mille situations dramatiques, Paris, Flammarion.
Todorov, Tzvetan (1980 [1971-1978]), Poétique de la prose, suivi de Nouvelles recherches sur le récit, Paris, Seuil.
Todorov, Tzvetan (1981 [1966]), «Les catégories du récit littéraire», in Communications 8, L’analyse structurale du récit, Paris, Seuil, p. 131-157.
Ubersfeld, Anne (1989), Lire le théâtre [1982], Paris, Éditions sociales.
Vouilloux, Bernard (2007), «La critique des dispositifs», in Critique, n° 718, p. 152-168.
Annexe
Résumé de l’histoire
Un attentat non revendiqué fait dix-sept victimes dans le quartier de la légation française à Khartoum: parmi les victimes, figurent le mari et le fils d’Hélène Desrosières (Léna). Un ami de Desrosières, Paul-Marie de Calluire, membre des services secrets français, identifie les responsables. Il est informé de la prochaine opération «anti-impéraliste» fomentée par ce groupe de communistes dirigé par un ancien membre de la Stasi. Il s’agit d’assassiner un cheikh dont le rôle sera crucial dans la signature d’un accord de paix au Moyen-Orient. Le chef du réseau accepte l’aide de Paul-Marie (qu’il a eu l’occasion de fréquenter pendant la Guerre froide). Paul-Marie propose à Léna de contribuer à la neutralisation des terroristes. Léna se présente à Berlin comme le courrier qui doit livrer à chaque membre du groupe – c’est-à-dire en Hongrie, Roumanie, Ukraine, Turquie et Syrie – une partie des moyens et des données nécessaires au nouvel attentat. De ce projet, Léna ignore la cible. Ce n’est qu’une fois sa mission achevée que Paul-Marie l’en informe. Il lui cache en revanche le sort qui les attend. À Dubaï, sur le point de commettre leur forfait, ils explosent dans un véhicule piégé, pendant que Léna est en route pour l’Australie. Sur une plage, elle rencontre un veuf et son jeune fils.
Résumé du récit
Léna – on reconnaît la femme de la couverture – se rend dans un quartier de Berlin-Est. Elle a rendez-vous avec un vieil homme, nostalgique de la RDA. Il lui confie une liste de contacts qu’elle apprend par cœur avant de la brûler. Aux adresses et dates qu’elle a mémorisées, elle rencontre successivement six personnes à qui elle donne l’un des objets qu’elle transporte avec elle. Elle livre ainsi une boîte de massepain à Budapest, un flacon de parfum en Roumanie, une trousse pour diabétique à Kiev; on comprend que ces objets contiennent de quoi composer et injecter un poison. Des plans sont ensuite transmis en Turquie et une lettre codée en Syrie; ces deux derniers éléments renseignent les assassins sur la localisation et l’identité de leur future victime. Au fur et à mesure, Léna marque intérieurement sa distance envers les gens qu’elle contacte. À la fin du parcours, on apprend qui est Léna: celle-ci a perdu son fils et son mari dans un attentat perpétré par ceux-là mêmes qu’elle a rencontrés. Les services secrets français lui ont proposé la mission qui doit aboutir à leur neutralisation. À Dubaï, pendant que Léna s’envole à l’autre bout de la planète, les six terroristes explosent dans un véhicule piégé. En Australie, Léna fait la rencontre d’un veuf et de son jeune garçon.
Pour citer l'article
Danielle Chaperon, "Aux confins de la narrativité. Une expérience de lecture: du paratexte à l’interprétation", Transpositio, n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée, 2022http://www.transpositio.org/articles/view/aux-confins-de-la-narrativite-une-experience-de-lecture-du-paratexte-a-l-interpretation
Voir également :
Les visages de Léna
La spécificité graphique la plus massive de la bande dessinée est son caractère itératif: le moindre récit oblige le dessinateur à reproduire des dizaines voire des centaines de fois les traits d’un certain nombre – et plus souvent encore d’un nombre certain – de personnages différents, si possible fortement typés et immédiatement distinguables les uns des autres.
Les visages de Léna
La spécificité graphique la plus massive de la bande dessinée est son caractère itératif: le moindre récit oblige le dessinateur à reproduire des dizaines voire des centaines de fois les traits d’un certain nombre – et plus souvent encore d’un nombre certain – de personnages différents, si possible fortement typés et immédiatement distinguables les uns des autres. De ce point de vue, la distinction entre séries conventionnelles et «one shots» ou romans graphiques n’est pas si grande que pourrait le laisser croire une vision par trop condescendante de la hiérarchie des genres en BD1: le moindre album de cinquante pages présente déjà une, voire plusieurs centaines d’itérations du même personnage, et si le nombre des Lucky Luke dessinés par Morris ou des Astérix croqués par Uderzo s’élève, sur l’ensemble des séries qui les abritent, à plusieurs milliers, il y a moins de différences qualitatives entre quelques centaines et quelques milliers qu’entre l’unicité des personnages représentés dans l’art pictural et la moindre suite itérative dont quelques pages de BD suffisent à nous offrir l’exemple. Aussi réaliste, sérieuse ou «adulte» que se veuille une BD, elle ne saurait échapper à cette contrainte qui fait de la simplification et de la stéréotypie une loi universelle de ce type de médium.
La peinture, certes, jusqu’à la Renaissance, s’est volontiers pensée sur un mode sériel que l’on a pu comparer à celui de la BD: la vie du Christ, en particulier, a suscité des suites de panneaux ou de vitraux parfois fort longues, propension dont les quatorze stations du chemin de Croix sont demeurées l’expression la plus vivante. Mais ici encore ces séries itératives sont rarement très longues et restent liées à un art aussi schématique que symbolique, et ce n’est pas un hasard si, avec l’avènement de la représentation mimétique, à la Renaissance, cette compulsion s’est estompée: les grands cycles de fresques de Masaccio ou de Michel-Ange ne montrent plus guère qu’un nombre très restreint de réitérations des mêmes personnages. Le plafond de la chapelle Sixtine ne présente ainsi que quatre représentations de Dieu, qui ne se ressemblent que par des traits assez généraux, et il y a gros à parier que si Michel-Ange avait peint les scènes de la Sixtine dans un album de petit format au XXe siècle, il se serait trouvé des critiques pour remarquer que ses quatre Dieux n’étaient qu’assez approximativement le même personnage. De fait, ce type de reproche est fréquent dans le monde de la critique BD, et la comparaison que l’on vient d’esquisser montre tout ce que celui-ci peut avoir d’injuste. Les peintres n’ont en fait pratiqué la réitération massive des personnages qu’à des époques où la typisation l’emportait sur la mimésis. Lorsque cette dernière est devenue la norme, la peinture s’est individualisée et la création sérielle a à peu près disparu de la création picturale2. Il est évident que le génie des grands autoportraitistes (Dürer, Rembrandt, Van Gogh…) réside dans leur capacité de faire apparaître autre, au fil du temps, ce qu’une ontologie paresseuse aurait tendance à appeler «un même visage». Si tous les autoportraits de Rembrandt se ressemblaient, cela ferait longtemps qu’on n’en parlerait plus!
De ces quelques remarques, une conclusion s’impose: la BD entretient – au moins sur ce plan, et on pourrait montrer que ce n’est pas le seul (voir Corbellari 2016) – plus de rapports avec l’art médiéval qu’avec celui qui s’est développé du XVe au XXe siècle. Qu’elle soit caricaturale (type «gros nez» ou autres) ou qu’elle ait des prétentions au réalisme, elle demeure par essence un art de la stylisation et de la convention symbolique. Une BD «sérieuse» dont les personnages changeraient constamment de vêtements (il y en a, évidemment, mais elles sont moins fréquentes qu’on pourrait le penser) court vite le risque de paraître difficile à suivre, et on voit presque toujours, dans ces cas, les dessinateurs grossir, pour ainsi dire involontairement, leur trait pour compenser le surcroît d’effort cognitif demandé au lecteur. De plus, il se pourrait que les parts respectives de l’humour et du sérieux ne recouvrent pas exactement les catégories du caricatural et du réalisme. Comme le disait un personnage de la série apparemment fantaisiste, mais volontiers auto-réflexive Animal lecteur, qui tourne autour des «aventures» d’un marchand de BD,
La BD réaliste c’est un dessin idéalisé, canons classiques, traits réguliers… Rien à voir avec la réalité […]. La BD humoristique c’est la caricature, le trait juste qui croque l’individu […]. Je dirais donc que la BD humoristique est la plus réaliste et que la BD pas humoristique me fait plutôt rire. (Salma & Libon 2011:22)
Le propos n’est paradoxal qu’en apparence et peut être rapproché de celui de Scott McCloud qui faisait remarquer que
Quand on regarde la photo ou le dessin réaliste d’un visage on voit le visage de quelqu’un d’autre mais quand on est dans le monde du dessin minimaliste c’est soi-même que l’on voit. (McCloud 1999: 36)
Si elles ne disent pas exactement la même chose, ces deux citations sont néanmoins d’accord pour affirmer que l’adhésion et l’identification du lecteur aux personnages des BD qu’il lit sont souvent inversement proportionnelles à l’effort mimétique déployé par le dessinateur. Le cas de la ligne claire hergéenne est à cet égard exemplaire, son évident schématisme ne l’ayant pas empêchée, bien au contraire, d’assurer le succès d’un des héros d’aventures les plus populaires du XXe siècle, tous genres confondus. De fait, le réalisme «trop léché» brocardé par Salma et Libon n’a qu’assez rarement passé pour le nec plus ultra de l’expression bédéique, ce qu’ont bien compris les dessinateurs d’aujourd’hui, qui accompagnent de plus en plus des scénarios parfaitement dépourvus d’humour de dessins que l’on aurait, naguère encore, volontiers qualifiés de caricaturaux3. Ce n’est aujourd’hui un secret pour personne que les BD qui prétendent au réalisme graphique appartiennent souvent à la frange la plus commerciale, et donc la plus méprisée, du genre. Mais en fait, ce qui rend vaine toute recherche de «réalisme» en BD est le phénomène, auquel il me faut maintenant revenir, de l’itération: le simple fait que la BD multiplie celle-ci dans des quantités littéralement «industrielles» (société de consommation oblige) lui ferme a priori toute possibilité d’atteindre à un «réalisme pictural», au sens que l’on donnait à ce terme au XIXe siècle. En abordant ici un artiste – Juillard – régulièrement cité comme, selon la formule consacrée, «l’un des meilleurs dessinateurs réalistes de sa génération», et qui a réussi à se faire apprécier à la fois par un large public et par les amateurs exigeants, il nous sera loisible de mesurer à quel point, dans un tel medium, toute idée de mimétisme est relative, et voué à l’échec tout effort pour dégager de l’empire de la convention une introuvable essence du mimétisme bédéique.
Tout dessinateur développe des types de personnages auxquels il lui est à peu près impossible d’échapper, et si l’adepte du franchement caricatural semble avoir plus de liberté pour s’écarter des modèles fournis par la nature que celui qui cherche à s’y conformer, on constate dans les deux cas que l’habitude du métier confine les créateurs dans des stéréotypes idiosyncrasiques qui se révèlent vite aussi contraignants les uns que les autres. Tout amateur un tant soit peu assidu de BD a vite fait de reconnaître les dessinateurs qui lui sont familiers, et même les cas (exceptionnels: citons Uderzo ou Boucq) de ceux qui auraient développé parallèlement leur art dans les deux directions de la caricature et du mimétisme ne sauraient tromper l’œil exercé d’un bédéphile chevronné, sans qu’il soit d’ailleurs toujours facile d’exprimer verbalement le «je ne sais quoi» qui caractérise la «patte» de chaque créateur.
Le cas de Léna nous offre ici un cadre idéal pour expérimenter un type de recherche qu’il conviendrait de poursuivre sur une large échelle, mais dont on comprendra vite que les considérables moyens d’investigation qu’il demande aient jusqu’ici fait reculer les plus ambitieux spécialistes de la BD. Il est donc à peine nécessaire de préciser que je n’aboutirai ici qu’à des conclusions trop peu étayées pour être autre chose que provisoires. Pour que les rapides remarques qui vont suivre aient quelque valeur, il faudrait en effet les comparer à des comptages du même genre effectués sur un échantillon suffisamment grand d’autres albums et séries. L’exégèse de la BD a jusqu’ici reculé devant ce type de critique statistique4, mais il faudrait qu’elle franchisse le pas si elle veut obtenir des résultats sérieux dans cette direction. Mais comme un tel travail pourrait durablement occuper des bataillons de doctorants, on me pardonnera, je l’espère, d’appuyer ici mes comparaisons sur des approximations subjectives.
L’itération graphique en BD peut se déployer selon les deux axes traditionnels du structuralisme: l’axe paradigmatique et l’axe syntagmatique. Du point de vue du paradigme, les personnages ou autres éléments discrets d’un album ou d’une série BD peuvent être mis en parallèle avec les personnages ou éléments d’autres albums et d’autres séries, qu’elles soient du même auteur (je parlerais en l’occurrence de paradigme interne) ou plus largement d’autres auteurs (paradigme externe); du point de vue syntagmatique, il s’agirait d’examiner les réitérations d’un même personnage ou élément à l’intérieur d’un même album ou série.
Commençons par l’axe paradigmatique. Que chaque dessinateur ait ses tics et qu’il se meuve généralement dans un cercle assez restreint de types graphiques est une évidence dont on n’a pourtant peut-être pas toujours mesuré toutes les conséquences. Qu’une part inconsciente accompagne, sur ce plan, le processus créateur est d’ailleurs d’autant plus vraisemblable que le principe même de la réitération entraîne presque nécessairement chez le dessinateur un comportement quasiment somnambulique sans lequel le remplissage toujours recommencé des cases serait tout simplement insupportable. On en prendra pour exemple un des dessinateurs d’obédience réaliste dont l’uniformité des visages a le plus frappé les bédéphiles: Victor Hubinon répétait à tel point les mêmes visages de GI américains chez tous ses personnages (y compris parmi les pirates du XVIIIe siècle !), qu’il n’était plus capable d’exprimer, quand le scénario l’exigeait, la dégradation des traits de certains de ses héros. Ainsi, lorsque Eric, retrouvant son père prisonnier des Barbaresques, est ému de pitié car Barbe-Rouge lui paraît méconnaissable, le lecteur a tout lieu de le trouver peu physionomiste, car lui-même ne remarque au mieux chez le démon des Caraïbes qu’un très léger désordre de la coiffure qui n’a en fait perdu que sa teinture (Charlier et Hubinon 1995: 151) ! Mais l’automatisme peut aussi générer, à l’inverse, de curieux effets de distorsion. Ainsi, il n’a pas échappé aux meilleurs lecteurs des aventures de Yoko Tsuno que leur auteur, Roger Leloup, avait tendance à affubler d’yeux bridés des personnages sans aucune accointance avec l’Extrême-Orient. D’où la question: est-ce parce qu’il avait une tendance naturelle à l’ «orientalisation» des visages qu’il a choisi de raconter les aventures d’une Japonaise, ou est-ce parce que son héroïne était Japonaise qu’il en est venu à japoniser ses Européens ? On notera – mais cela est peut-être sans rapport avec la solution de cette énigme – que, bien qu’ancien assistant d’Hergé, Leloup prépubliait Yoko Tsuno dans le Journal de Spirou et qu’une tendance, encore présente dans ses premiers récits, à représenter certains personnages sous un angle légèrement caricatural (marque de fabrique de l’école de Marcinelle) s’est assez rapidement estompée sous sa plume pour aboutir à un style réaliste aseptisé dont les yeux bridés sont devenus l’un des indices les plus sûrs.
Venons-en à Léna: celle-ci apparaît d’emblée, aux lecteurs familiers de l’univers graphique de son dessinateur, comme un personnage typiquement «juillardien»5. Ses cheveux noirs et courts, son visage allongé en triangle l’apparentent clairement à une série de personnages analogues qui peuplent les créations de l’auteur. C’est le cas en particulier de Louise, l’héroïne québécoise du Cahier bleu, mais aussi de Blanche, la mère de l’héroïne des Sept vies de l’épervier, personnage quantitativement peu présent dans la série, mais à qui son rôle central dans la scène inaugurale du premier tome confère évidemment un caractère emblématique. Quant à Ariane, l’héroïne, dont la naissance est consécutive à cette scène, elle a bien la même forme de visage mais ses cheveux bruns et plus longs nous éloignent un peu du «type Léna». Il faut toutefois remarquer que Juillard ne lui dessine que rarement les cheveux complètement libres, ce qui la rapproche d’Eve, l’héroïne d’Après la pluie, également brune aux cheveux longs mais attachés en queue de cheval. Si l’on parcourt les Blake et Mortimer de Juillard, on remarquera que notre dessinateur est le principal promoteur des femmes dans l’œuvre néo-jacobsienne. Cependant, sans trop de surprise, presque toutes celles qu’il dessine ont les cheveux courts, notre dessinateur affectionnant visiblement les coupes «garçonne» encore très présentes dans l’Angleterre des années 50.
Fig. 1: Travaux préparatoires pour Le Long voyage de Léna
© André Juillard
Ce relevé ultra-rapide des types féminins dominants dans l’œuvre juillardienne nous confirme donc la typicité de Léna et nous met sur la voie d’un élément récurrent dans la pratique du dessinateur: la réticence à s’attarder sur les coiffures féminines. Gêne, goût personnel, paresse ? on ne s’attardera pas à en démêler la signification profonde (et nous n’atteignons certes pas, en l’occurrence, les extrêmes névrotiques d’un Leo, dont les héroïnes tendent presque toutes à arborer une pilosité crânienne zéro !)6, plus intéressant étant de constater que cette propension donne à ses personnage féminins un caractère légèrement androgyne. On associera cette tendance à deux exemples curieux pris dans Le Long voyage de Léna; au tout début, la première apparition, de face (p. 4), de la bonne du professeur berlinois nous fait l’illusion d’un vieil homme ventripotent, et un peu plus loin (p. 17) la sévère professeure roumaine Danitça a non seulement un petit chignon qui permet de faire l’impasse sur sa chevelure, mais surtout une lèvre supérieure si prononcée qu’elle en évoquerait presque une moustache. Ces deux cas frisent le lapsus; parler de déni de féminité serait peut-être trop dire, mais ils introduisent indéniablement un "trouble dans le genre". De fait, l’indistinction des sexes va dans les deux sens7: Victor, le héros du Cahier bleu, possède une chevelure noire légèrement en bataille dont la ressemblance avec celle de Louise est frappante, ce qui ne peut avoir échappé au dessinateur qui dispose clairement les deux personnages en miroir dans certains cases (voir en particulier p. 20, c. 4, p. 35, c. 4, ou encore p. 44, c. 4). De manière générale, beaucoup de personnages masculins de Juillard se distinguent par la finesse de leurs traits; ses barbus eux-mêmes – l’Abel d’Après la pluie ou le Rob de Léna et les trois femmes (un peu moins, certes, l’Henri IV des Sept vies de l’épervier!) – ont quelque chose de fragile, et le Mortimer dessiné par Juillard est assurément, avec sa mèche molle, la moins virile des incarnations graphiques du pugnace professeur écossais.
Un des tout premiers personnages dessinés par Juillard nous fournit peut-être une des clés de sa tendance à l’androgynie: chevalier médiéval, héros d’une série de jeunesse de l’auteur, Bohémond de Saint-Gilles arbore en effet déjà le visage triangulaire signalé plus haut et, surtout, une coupe au bol sur des cheveux noirs qui trahit une influence extérieure évidente, celle du parangon de tous les héros de la bande dessinée médiévalisante: le Prince Valiant d’Harold Foster, lequel a également influencé les traits du Johan de Peyo et de nombreux héros français moins célèbres (voir Corbellari 2001). Or, l’androgynie de Prince Valiant est criante, issue non seulement d’un certain idéal hollywoodien des années 1930, mais plus encore d’un fameux type médiéval révisé par l’imagerie du XIXe siècle et dont le rayonnement n’est plus à démontrer: celui de Jeanne d’Arc. Léna avatar de la pucelle d’Orléans ? Pour inattendue et quelque peu lointaine qu’elle paraisse, la proposition n’est peut-être pas totalement dénuée de pertinence. Léna n’est-elle pas à sa manière une combattante ? De fait, qui ne serait frappé, en voyant la couverture du Long voyage de Léna, par le profil à la fois désabusé et impénétrable de l’héroïne ? N’était l’évidence de la robe et du corps de femme, quiconque, isolant ce visage, en déduirait que le protagoniste du récit est masculin ne ferait qu’une inférence parfaitement crédible.
Passons maintenant à la série syntagmatique. Une des particularités des deux premiers albums des aventures de Léna réside dans leur linéarité et dans le fait que l’héroïne est présente dans absolument toutes les scènes, à l’exception de l’avant-dernière du premier tome (p. 46-53), où elle ne se fait pas oublier pour autant, puisque chaque case centrale de ces huit pages revient sur elle en montage alterné8. La plupart des autres personnages n’interviennent, surtout dans le premier récit, que pour une seule étape du parcours de Léna, et on peut donc dire que la présence de cette dernière écrase littéralement toutes les autres, ses incarnations graphiques représentant à elles seules un bon quart (excluons les simples figurants – parmi lesquels Juillard a eu la coquetterie de placer, touristes visitant Berlin, les Louise et Victor du Cahier bleu9) des personnages dessinés10. Cette prédominance fait de Léna le seul personnage dont les réitérations peuvent appuyer valablement un propos statistique; c’est donc sur elle que je vais maintenant me concentrer. Précisons tout d’abord que ne seront prises en compte que les apparitions dans lesquelles la tête de Léna est visible, les gros plans et inserts, de toute façon très peu nombreux, sur d’autres parties de son corps n’ayant pas de pertinence dans ce cadre: ce qui fonde la ressemblance d’un personnage de BD est en effet toujours sa tête, car la question de la ressemblance ne se pose pas du tout de la même manière pour une main ou un pied: à moins d’un signe caractéristique (détail sur lequel on n’insiste généralement que parce qu’il avait, précisément, jusque-là passé inaperçu), il suffit au mieux d’identifier les membres comme masculin ou féminin (ou enfantin). Dans le registre caricatural, le vêtement intervient certes massivement dans la typification des personnages: si on représentait Obélix victime d’un régime, le dessin de la tête ne suffirait peut-être pas à le reconnaître, mais les braies rayées de bleu et de blanc dissiperaient toute ambiguïté. Il ne faut toutefois pas attribuer à la question du vêtement une importance plus grande qu’elle n’en a. Dans son assez cynique parodie de Lucky Luke, Bouzard affuble le temps d’une scène le fameux cow-boy solitaire d’une chemise rouge et d’un foulard jaune et s’amuse à montrer le désarroi des autres personnages, qui ne le reconnaissent plus (Bouzard 2017: 10-17), façon de dire par l’absurde au lecteur que cette convention n’est peut-être pas aussi irrévocable qu’on le croit souvent.
En même temps, il serait naïf de croire que le registre réaliste est insensible à la signalétique vestimentaire (les personnages de Barbe-Rouge, par exemple, ne se changent pas souvent – on sait que l’hygiène était douteuse au XVIIIe siècle, mais tout de même !), et Léna nous en donne précisément la preuve, Juillard la vêtant obstinément de noir presque jusqu’à la fin de ses aventures. Il est vrai que notre héroïne alterne divers modèles de robes, y superpose parfois une veste beige, voire un pullover, et troque de temps à autre la robe contre un costume de bain (d’une pièce) ou même un T-shirt, assorti à un jean. Mais ce n’est qu’à la page 45 du deuxième tome qu’elle rompt avec le noir, arborant un chemiser rose, puis une blouse de même couleur, et enfin un T-shirt jaune, avant d’apparaître dans les dernières cases, solitaire face à la Volga, avec un manteau et des bottes brunes, qui recouvrent un jean bleu et un pull assorti. Apparaît ainsi de manière assez obvie l’un des sens (d’ailleurs confirmé par le dessinateur11) de l’aventure de Léna: le dépassement d’un deuil.
Il me faut maintenant aborder le volet le plus fastidieux à élaborer, mais non le moins important, de mon enquête, car ce n’est qu’après avoir compté et classé les itérations du personnage de Léna que l’on pourra commencer à voir clair dans les pratiques graphiques de Juillard. Si mes calculs sont exacts, Le Long voyage de Léna et Léna et les trois femmes reproduisent 639 fois la tête de l’héroïne: 311 dans le premier volume, 328 dans le second, chiffres dont la légère différence s’explique par le fait que, comme on l’a vu, l’avant-dernière scène du Grand voyage de Léna se déroule en la quasi absence de l’héroïne. J’avoue que les critères que j’ai retenus pour faire mon décompte ne sont pas totalement sans défaut: j’ai inclus des silhouettes lointaines, alors que quelques plans moyens sur les jambes de Léna – davantage destinés à dynamiser la narration qu’à occulter sciemment le visage de l’héroïne – n’ont pas été recensés. J’ai également renoncé à tenir compte des vagues silhouettes de tête émergeant à peine derrière des vitres de voitures ou d’autobus, et je n’ai compté qu’une apparition dans les deux cases (une par album, ce qui n’est sans doute pas dû au hasard) où l’on voyait Léna se regarder dans un miroir. Pour autant, ces petites hésitations me semblent trop minimes pour altérer les statistiques que je propose.
Le critère le plus intéressant à appliquer pour classer ces images m’a paru être celui des angles de vue, auquel je restreindrai donc ici mon enquête. J’ai retenu six catégories: visage vu de profil, de trois-quarts-face, sous un angle compris entre le trois-quarts et le profil, en profil perdu, de face et de dos. En fait, les deux dernières citées se sont révélées des catégories un peu fantômes: je n’ai observé pratiquement aucun plan de tête complètement de face ou de dos et les quelques occurrences que j’en ai tout de même répertoriées s’accompagnaient généralement d’une vue légèrement décalée du reste du corps. De tels décalages s’observent d’ailleurs aussi avec les profils, et Juillard, dont on verra qu’il affectionne cet angle, manifeste une forte tendance à mettre des têtes de profils sur des corps qui ne le sont pas toujours tout à fait, par souci, sans doute de stylisation. J’ai par ailleurs assimilé à des profils perdus toutes les vues par l’arrière qui n’étaient ni clairement des profils ni clairement des vues de dos, et je n’ai pas sérié en détail, les subsumant sous l’étiquette arbitraire de demi-face, les diverses variations des angles compris entre le trois-quarts et le profil, de toute façon en nombre suffisamment peu nombreux pour qu’il soit peu vraisemblable que le dessinateur ait eu lui-même une pratique complètement codifiée en la matière. Je n’ai pas non plus tenu compte des très rares vues en plongée (je n’ai observé aucune contre-plongée), généralement peu spectaculaires12. Enfin, il aurait peut-être fallu signaler certains angles d’inclination de la tête, mais ceux-ci ne remettent généralement pas en question la distinction du profil ou du trois-quarts-face. Aussi rudimentaire que soit cet inventaire, le résultat ne m’en semble pas inintéressant:
On observe peu de variations entre les deux albums, excepté pour la quatrième catégorie mais l’augmentation que l’on note entre le premier et le second tome ne suffit pas à changer la hiérarchie, très claire, des trois angles les plus courants.
C’est évidemment ici que des comptages faits chez d’autres dessinateurs seraient indispensables à l’interprétation de nos résultats. Pour un Gotlib, dont la raideur est proverbiale (faces et profils dominent massivement son dessin13), combien d’autres dessinateurs, parfois moins virtuoses, dont les choix d’angles faciaux sont infiniment plus variés! De ce point de vue, le fait que les vues de dos et de face soient extrêmement rares dans nos deux albums (et qu’elles soient de toute façon, comme je l’ai déjà précisé, sujettes à caution) semble s’inscrire dans une tendance générale de la BD d’obédience réaliste. Les angles situés entre le trois-quarts et le profil sont par contre en nombre limité dans nos deux albums, ce qui semble témoigner d’une certaine rigidité en contraste avec la pratique d’autres maîtres du dessin «réaliste» (Giraud – pour prendre un exemple peut-être extrême – use, par exemple dans les aventures de Blueberry, d’une variété d’angles qui défie toute classification), mais il faut tout de même noter la nette tendance à la hausse dont fait preuve Léna et les trois femmes. Donc, même si ces angles sont souvent d’interprétation difficile, il ne fait pas de doute que Juillard a montré davantage de souplesse dans le second volume de son diptyque14. La raison m’en semble résider dans la plus grande masse de personnages que comprend le deuxième album: l’héroïne plus solitaire du Grand voyage de Léna ayant à assumer moins de dialogues avec plusieurs interlocuteurs simultanés, le besoin de raffiner l’angle facial qu’elle leur présentait était moins grand.
Frappe, enfin, l’importante proportion des profils, qui semble générale chez Juillard et qui explique peut-être pourquoi il s’est vite senti à l’aise dans le style jacobsien, les dialogues entre personnages de profil étant, on le sait, extrêmement abondants dans les aventures originales de Blake et Mortimer. Dans le cas de Léna, la fréquence des profils n’est cependant que peu liée aux situations d’interlocution, les dialogues étant plus volontiers traités en champ-contrechamp; ils définissent plutôt Léna – une grande partie étant tournés vers la droite – comme une femme qui avance sans cesse, tournée résolument vers un futur qu’elle n’appréhende ni ne craint outre mesure, en même temps que tout nous indique qu’elle fuit un passé traumatisant. On remarquera que la couverture du premier tome et la dernière image du second montrent toutes deux l’héroïne de profil le regard tourné vers une étendue d’eau (la Mer Noire dans le premier cas, la Volga dans le second) dont on ne voit pas l’autre rive, indice assez clair du caractère emblématique de la posture.
Cette dynamique de la fuite explique sans doute aussi l’importance quantitative des profils perdus: Léna semble par-là continuellement échapper à la prise que l’on pourrait avoir sur elle. On pourrait lire, au demeurant, dans le choix de cet angle, une propension plus générale de Juillard: Le Cahier bleu affectionne également le profil perdu, qui pourrait bien y exprimer identiquement l’impossibilité de saisir, au propre comme au figuré, les êtres que l’on croise et que l’on désespère de comprendre.
Encore une fois, pour être solides, ces remarques exigeraient des mises en séries matériellement impossibles à même esquisser ici, et qui seules nous garantiraient de l’arbitraire. Et même ainsi la certitude d’avoir atteint à l’essentiel resterait douteuse: qui nous garantit, en effet, que les statistiques – qui épuisent certes le quantifiable – parviennent à cerner le significatif? Un seul détail frappant fait, parfois, plus d’effet que cent occurrences banales d’un même motif. L’exception tranche toujours efficacement sur la règle; encore faut-il que la règle soit clairement reconnue! Et dans la mesure où le travail quantitatif ici esquissé reste largement à faire, il n’aura peut-être pas été totalement inutile d’en énoncer les principes et de faire miroiter les horizons qui s’ouvrent devant ceux qui sauront le mener à bien.
Une chose est certaine: les aventures de Léna se prêtent particulièrement bien, par ce que l’on pourrait appeler l’ubiquité graphique de leur protagoniste, à une enquête de détail sur les modalités de son itération. Aux rapides remarques que je viens de faire à propos des angles sous lesquels apparaît son visage pourraient venir s’ajouter des considérations sur les variations de sa coupe de cheveux, le système de ses vêtements, les objets (cigarettes, verres, etc.) qu’elle manie, le rythme et le rituel de ses nombreuses baignades, qui scandent les deux albums, les éléments (au sens bachelardien) qui l’entourent (terre, eau, air et feu ont chacun leur lot); le tout mis en lien avec les séries que permettent de dégager les axes paradigmatiques et syntagmatiques. Un tel travail pourrait s’inscrire dans le cadre d’une «littératie médiatique multimodale» (Lebrun, Lacelle, Boutin 2012) qui permettrait à l’étude de la BD de dépasser les oppositions contestables du réalisme et du caricatural, du sériel et de l’individuel, du comique et du sérieux, voire du puéril et du littéraire, en s’appuyant sur ce qui dans le medium ne peut pas être réduit à des effets de sens déjà codifiés par une tradition qui a toujours tendu à amoindrir la portée d’un art trop souvent encore réduit à une sous-littérature. L’enquête, assurément, ne fait que commencer.
Bibliographie
Bouzard, Guillaume (2017), Jolly Jumper ne répond plus, Paris, Lucky Comics.
Charlier, Jean-Michel & Victor Hubinon (1995), L’intégrale Barbe-Rouge, Paris, Dargaud, tome 5.
Chavannes, Renaud (2005), Edgar P. Jacobs et le secret de l’explosion, Montrouge, PLG.
Corbellari, Alain (2001), «Le Chevalier et son double. La représentation du souverain dans la BD médiévalisante», in Le Moyen Âge par la bande. BD et Moyen Âge, Études de Lettres, n° 257, p. 65-84.
Corbellari, Alain (2016), «Le Moyen Âge invente la BD», Historia, avril, p. 50-55.
Collectif (2012), «Entretien avec André Juillard et Philippe Ostermann», Master-class à l’Université de Lausanne, 27 avril.
Gotlib, Marcel (1970), Rubrique-à-brac, Paris, Dargaud, tome 1.
Christin, Pierre & André Juillard (2020), Dans le brasier, Paris, Dargaud.
Christin, Pierre & André Juillard (2009), Léna et les trois femmes, Paris, Dargaud.
Christin, Pierre & André Juillard (2006), Le Long Voyage de Léna, Paris, Dargaud.
Juillard, André (1998), Après la pluie, Tournai, Casterman.
Juillard, André (1994), Le Cahier bleu, Tournai, Casterman.
Juillard, André & Patrick Cothias (1998b [1992]), Les Sept vies de l’épervier (intégrale), Grenoble, Glénat.
Juillard, André & Yves Sente (2000-2016), Blake et Mortimer, Bruxelles, éd. Blake et Mortimer, 7 vol.
Juillard, André & Claude Verrien puis Pierre Marin (1979-1983), Bohémond de Saint-Gilles, Paris, Fleurus, 4 vol.
Lebrun, Monique, Lacelle, Nathalie et Boutin, Jean-François (éd.) (2012), La littératie médiatique multimodale, Québec, Presses de l’Université du Québec.
McCloud, Scott (1999 [1993]), L’art invisible, trad. de l’américain par Dominique Petitfaux, Paris, Vertige Graphic.
Salma, Sergio & Libon (2011), Animal lecteur, 2, «Il sort quand ?», Marcinelle-Charleroi, Dupuis.
Pour citer l'article
Alain Corbellari, "Les visages de Léna", Transpositio, n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée, 2022http://www.transpositio.org/articles/view/les-visages-de-lena
Voir également :
Fragments herméneutiques et phénoménologiques pour une actualisation narratologique en didactique de la (trans)fiction
LIMINAIRE Dans l’introduction de son ouvrage Les rouages de l’intrigue, Raphaël Baroni (2017) reconnait sans ambages avoir fondé sa proposition épistémologique et didactique de renouvellement narratologique sur des œuvres issues du canon littéraire, plutôt que sur un corpus davantage contemporain et notamment lié au phénomène avéré de Transmedia Storytelling (Jenkins, 2007; Jenkins, Ford et Greene, 2013), cela à son corps défendant
Fragments herméneutiques et phénoménologiques pour une actualisation narratologique en didactique de la (trans)fiction
LIMINAIRE
Dans l’introduction de son ouvrage Les rouages de l’intrigue, Raphaël Baroni (2017) reconnait sans ambages avoir fondé sa proposition épistémologique et didactique de renouvellement narratologique sur des œuvres issues du canon littéraire, plutôt que sur un corpus davantage contemporain et notamment lié au phénomène avéré de Transmedia Storytelling (Jenkins 2007; Jenkins, Ford et Greene 2013), cela à son corps défendant:
J’ai donc exclu à la fois les productions romanesques des siècles précédents, les œuvres qui appartiennent à la littérature dite «populaire», et d’autres médias dans lesquels l’intrigue occupe une place centrale: le théâtre, le cinéma, les séries télévisées, la bande dessinée, les pratiques ludiques ou vidéoludiques, voire l’interaction entre ces différents médias, qui correspond à ce phénomène qu’Henry Jenkins a récemment baptisé le «transmedia storytelling». Il ne faudrait pas conclure de cette exclusion à un défaut d’intérêt de ma part ou à un mépris pour ces objets. Bien au contraire, je suis convaincu qu’il est nécessaire d’ouvrir l’étude du récit à l’ensemble des formes narratives, qu’elles soient élitistes ou populaires, expérimentales ou conventionnelles, littéraires ou extralittéraires, verbales ou visuelles, analogiques ou numériques (Baroni 2017: 19).
C’est en reprenant à mon compte la toute dernière proposition de l’extrait qui précède que je souhaite contribuer, dans ce bref essai, à une défense étayée, didactique et surtout actualisée de la problématique contemporaine du recours aux moyens et outils1 narratologiques en classe de français/littérature, cela à partir du cas précis du contexte pédagogique qui prévaut actuellement au Québec. La très persistante (r)évolution médiatique n’est pas sans générer certaines frictions socioculturelles entre groupes et sous-groupes sociaux de plus en plus réseautés, c’est-à-dire préoccupés par leurs intérêts mutuels propres (Jenkins, Ford et Greene 2013; Grumbach 2022; Lacelle, Acerra et Boutin 2023). Cette transformation progressive de l’espace de médiatisation de l’imaginaire et de la pensée (Gervais, 2023) ne cesse de générer, dans sa foulée, de nouvelles formes, souvent hybrides, du récit littéraire (Bootz 2011; Bouchardon 2014; Brunel, Quet et Massol 2018; Brehm et Lafleur 2019). De telles métamorphoses, qui vont de l’emprunt plutôt cavalier à certains fleurons de la tradition littéraire jusqu’à de radicales délinéarisations2 augmentées du temps et de l’espace narratifs, imposent, il me semble, une réelle ouverture des corpus narratifs mobilisés en enseignement du français. En cette époque de tous les possibles, ou presque, en matière de fiction (ré)inventée, un recours, même des plus modestes, à la narratologie contemporaine et à certains de ses outils, par exemple la mise en abîme de l’intrigue, semble nécessaire, voire incontournable, afin d’aider les lecteur·rice·s - en formation ou non - à mieux participer à toutes ces nouvelles expériences du récit (Jenkins, Ito et Boyd 2013; Serafini 2022) et, surtout, à en faire véritablement sens.
Le développement fulgurant des chaînes médiatiques spécialisées telles Netflix, Amazon Prime Video, HBO ou Disney+ ou, tout aussi frappant, celui de la transfiction (St-Gelais 2011), qui s’incarne dans une multitude de formes allant de l’adaptation classique (album illustré, bande dessinée, théâtre, cinéma, etc.) à la fanfiction la plus marginale, en passant par le jeu vidéo ou le comic-con, implique nécessairement une démocratisation des expériences de la fiction narrative. Comment la classe de français/littérature, traditionnellement dédiée à l’analyse du récit3 pourrait-elle logiquement faire l’impasse sur un tel développement? Cela lui permettrait, par la même occasion, de s'inscrire logiquement dans le mouvement actuel de révision de la narratologie classique.
1- Les programmes québécois sous la loupe narratologique
Souhaiter le renouvellement de l’enseignement/apprentissage du récit contemporain de fiction (Baroni 2017; Brunel et Bouchardon 2020; Dufays 2023; Dufays et Brunel 2023) en classe de français, à partir notamment d’un corpus davantage en correspondance avec ses formes actuelles et à venir, présuppose que les pratiques didactiques qui incarnent les contenus des instructions officielles en matière de narratologie soient minimalement l’objet d’une certaine cure de jouvence. C’est du moins le cas spécifique du Québec, où lesdits programmes de français n’ont plus été mis à jour depuis 1994 au collégial, 2001 au primaire et 2006 au secondaire… On constate alors, dans leur appareillage narratologique respectif, la présence d’éléments assurément familiers, car susceptibles d’incarner une certaine rigidité formaliste.
La figure 1 qui suit synthétise assez efficacement les éléments de contenu narratologique (compétences, savoirs, outils, approches préconisées etc.) promulgués en contexte québécois au primaire et au secondaire. Sans surprise, on y retrouve les usuels «éléments constitutifs d’une histoire», «suite d’évènements», «quête d’équilibre», «schéma narratif», «cohérence et organisation» et autre «justification», autant d’items conceptuels qui imposent une approche surplombante, voire carrément structuraliste, du système narratif, et ce, tout au long du parcours scolaire québécois.
Figure 1. Un extrait de la Progression des apprentissages au secondaire (MÉLSQ, 2011) |
Dans la foulée, un examen encore plus minutieux des programmes québécois, ainsi que des progressions des apprentissages qu’on leur a associées, du moins au primaire et au secondaire, permet très rapidement d’en arriver au constat manifeste, car univoque, que les savoirs et approches didactiques liés à la narratologie y demeurent foncièrement formalistes. Cette approche traditionnelle des formes, structures et caractéristiques du récit de fiction repose effectivement sur les conventions d’un formalisme littéraire fortement arrimé aux propositions conceptuelles des Propp, Greimas, Stanzel, Todorov, Genette, Bremond et consorts. Dans ce sens, cette focalisation persistante sur le formalisme narratif4, aussi bien en réception littéraire qu’en production de fiction narrative, semble correspondre, grosso modo, à la situation qui prévaut encore dans les milieux éducatifs formels, comme le rappelle Baroni:
L’un des succès imputables à la narratologie formaliste tenait à sa capacité de forger des outils aisément mobilisables, permettant de décrire, plus ou moins objectivement et avec un vocabulaire standardisé, la manière dont les textes narratifs se structurent. Ce rendement heuristique a permis à ces outils [de] se pérenniser dans les pratiques d’enseignement: schéma actantiel, schéma quinaire, prolepses, analepses, temps, voix et modes du discours font désormais partie de la vulgate enseignée aux apprentis lecteurs (2017: 17)
On pourrait donc arguer que la destinée de la didactique du récit de fiction, sous l’influence des contingences naturelles de la pratique enseignante québécoise, s’est très rapidement métamorphosée en véritable enseignement/apprentissage d’une grammaire narrative, à l’instar de la très forte ascendance, en didactique de l’écriture, du poids constant des normes et usages grammaticaux. Conséquemment, on a vu se démultiplier en classe de français/littérature, aussi bien au primaire qu’au secondaire, les situations d’évaluation – très majoritairement sommatives – où l’élève québécois devait (re)produire, à l’aide des outils narratologiques formalistes, des discours très fortement attendus. En somme, au cours des cent dernières années, on serait passé au Québec, en matière de narratologie scolaire, d’un premier discours didactique fondé sur l’imitation du canon littéraire (Melançon, Moisan et Roy 1988) à un second, officiellement en rupture avec le premier, mais finalement – et paradoxalement – toujours «reproductif»: «…il [ l’élève ] est invité à s’inspirer des textes lus ou entendus pour, à son tour, construire un univers dans lequel il campera une mise en intrigue» (MÉLSQ 2011).
Je nuancerai quelque peu, toutefois, un constat qui peut paraitre sans appel. En effet, on retrouve certes, dans les instructions officielles du ministère de l’Éducation du Québec, quelques éléments qui peuvent être associés à une approche postclassique5 (Herman 1997; Prince 2008; Sternberg 2011, Baroni 2017) – post formaliste et post structuraliste –, de la narration de fiction. Il y est bel et bien question, par exemple, de la notion de «mise en intrigue». On souhaite visiblement que l’élève adopte une sorte de méthodologie narrative qui repose d’abord et avant tout, j’insiste, sur la reproduction formelle et sans doute monolithique du récit, évaluation oblige, plutôt que sur son analyse approfondie, ses potentialités, son éventuelle déconstruction, etc.
On demeure donc toujours loin du projet de Gerald Prince (2006): «au moyen de nouveaux instruments, de corpus élargis et d’inflexions originales, la narratologie post-classique nous encourage à identifier ou à (ré)examiner différents aspects du récit et à les (re)définir et les (re)configurer». Aucune proposition des textes officiels du Québec évoque, par exemple, la «curiosité», la «tension», les «voix» ou les «modes» narratifs (Baroni 2017 et 2020), pas plus que la «fonction» et la «signification» de la narration, le «récit comme processus» ou son «incorporation de la voix du lecteur/récepteur» (Prince 2006 et 2008).
Il semble toutefois inévitable que, sous l’influence de l’évolution massive du paysage techno médiatique, des enseignant·e·s québécois·e·s aient intégré, implicitement, certaines notions profanes, du moins aux yeux de notre ministère, ou même académiques, qui peuvent être associées à la narratologie post formaliste. Je pense, par exemple, à la relative montée en force, dans plusieurs classes de fin du secondaire, de l’autofiction et du récit autobiographique. Ces derniers aspects renversent, ou du moins questionnent, nombre de principes, codes et procédés narratifs classiques, comme le souhaite explicitement Prince, et interpellent de plus en plus la multimodalité sémiotique, notamment en contexte numérique (Brunel 2012; Lacelle, Boutin et Lebrun 2017), comme véhicule du récit (Florey, Jeanneret et Mitrovic 2019).
Espérons surtout que le tout récent rappel – juin 2023 – des programmes de français du primaire et du secondaire par l’actuel ministre de l’Éducation constituera, pour la didactique de la littérature en contexte québécois, l’occasion tant attendue de convaincre les autorités concernées de procéder enfin à un ajustement sensible des contenus des instructions officielles en matière de narratologie contemporaine. Entre rapport intuitif et rapport formaliste au récit (Baroni 2017; David 2014), ladite refonte sera l’occasion, cela s’impose, d’inscrire par exemple le recours à des outils narratifs contemporains au sein du cursus québécois. Il en va, au bout du compte, des dispositions de l’élève à (re)penser son imaginaire intrinsèque afin que celui-ci corresponde toujours mieux aux valeurs, attentes et appréhensions de son devenir (Gervais 2018).
2- Le labyrinthe comme métaphore narratologique: Vic, phénomène d'interaction narrative
Au-delà donc des écrits épistémologiques, conceptuels et ministériels, il me semble fondamental de réfléchir – notamment de façon phénoménologique (Boccaccini 2023; Dufourcq 2014) – aux ancrages pragmatiques d’une tension narrative (Baroni 2020) qui doit nécessairement justifier une certaine mobilisation – qu’elle soit formelle ou implicite – des outils proposés par l’actuel mouvement de rénovation de la narratologie. Il en va de sa contribution, notamment didactique, à la dynamique évolutive des imaginaires contemporains. Pour ce faire, j’aimerais brièvement convoquer, en deux courts tableaux (figures 2 et 3), la description synthétique d’un cas de lecteur empirique (Ahr 2010; Guillemette et Cossette 2006; Louichon 2009), bref, un phénomène individuel (Dufourcq, 2014) d’interaction narrative.
Figure 2. Un phénomène d’interaction narrative (Vic, partie I) Vic, 53 ans et parfois qualifié d’adulescent attardé, gagne très bien sa vie grâce notamment à sa maitrise relevée de la réception (lecture). En début d’adolescence, on lui impose, en classe de français, la lecture de La communauté de l’anneau, tome premier du Seigneur des anneaux de l’écrivain J.R.R. Tolkien. D’abord rebuté, il se laisse lentement prendre au piège des rouages de l’intrigue (Baroni, 2017). Narrativement séduit, Vic se tourne alors vers Les deux tours et Le retour du roi, deuxième et troisième tomes du roman, puis vers son adaptation théâtrale avec marionnettes géantes, puis encore une autre en dessins animés, puis une relecture complète de l'œuvre, puis Bilbo le Hobbit. Sans surprise et deux décennies plus tard, il profite pleinement des adaptations au grand écran de ces romans canoniques, du moins dans le registre fantastique. Toutefois, et durant tout ce temps, un texte narratif beaucoup plus colossal, réputé labyrinthique, mythique, voire inextricable, attire Vic sans qu’il ne se sente capable d’y entrer… |
«Plus qu’un simple lieu imaginé, le labyrinthe est un imaginaire» écrit B. Gervais (2008: 23). Si cela se confirme, tel que nous le pensons, la conjugaison de la mécanique et de l’essence de l’intrigue narrative propre aux œuvres de fiction est une sorte de labyrinthe de l’imaginaire, un monde possible parmi des mondes possibles – Possible Worlds – (Pavel 1988; Ryan 1991; Schaeffer 1999; Bell et Ryan 2019; Lavocat 2019; Bell 2019; Martin 2019). Tolkien, en l'occurrence, ne viendra jamais à bout de son imaginaire labyrinthique, finalement rejoint par le minotaure temporel. En effet, il faudra plusieurs décennies à son fils Christopher pour achever son Possible World. Or une véritable fin est-elle narrativement souhaitable ? «Le labyrinthe et la fin se rejoignent dans leur capacité à faire entendre nos appréhensions les plus graves sur le monde et son destin» (Gervais 2008: 197). Au-delà de ce questionnement en spirale, il n’en demeure pas moins que les récepteur·rice·s de la fiction narrative en arrivent invariablement, quelle que soit l’intrigue à dénouer, au même dilemme narratif: sortir du récit ou le prolonger aussi longtemps que possible, briser le cycle ou le faire durer.
Figure 3. Un phénomène d’interaction narrative (Vic, partie II) Novembre 2022. Vic s’est enfin décidé: il ouvre son édition anglaise de The Silmarillion. Heureux hasard, il tombe sur la carte – en insertion – du royaume mythique de Beleriand. Il entre dans l’archi labyrinthe de Tolkien: son legendarium. Plus d’une année passe et Vic y est toujours. Il dispose toutefois d’un support techno numérique qui lui permet d’évoluer, plus ou moins subjectivement, à travers un faisceau très complexe de nœuds, tensions et rouages trans narratifs. En effet, Vic se tourne vers The Nerd of the Ring, un booktubeur qui, comme son nom le laisse entendre, se révèle exégète du legendarium. Dans la foulée, Vic découvre The Tolkien Gateway, un wiki dédié aux mondes possibles de l’univers tolkienien. Il décèle aussi une présentation vidéo de L’atlas de la Terre du Milieu, cartographie de la géographie imaginée par Tolkien, puis se procure l’ouvrage en question. Insatiable, ou presque, Vic amplifie alors son intense déambulation narrative: lectures du Silmarillion en traduction française6, de la carte du Beleriand7, de La chute de Gondolin8, de Beren et Luthien9, de The Making of Middle-Earth. The Worlds of Tolkien and The Lord of the Rings10 et même d’un très universitaire Tolkien et les sciences11. Vic s’enfonce de plus en plus loin dans un espace-temps transfictionnel où des points de repère narratologiques se révèlent indispensables. |
La description de ce cas, tout à fait réel, de récepteur reconnu comme expert, mais volontairement captif du legendarium tolkienien, cherche à exemplifier le plus clairement possible, malgré sa singularité apparente, la prévalence confirmée de l’imaginaire – et donc du récit – comme besoin intrinsèque de l’existence (Gervais 2008; 2018; 2023). Un état de fait qui présuppose nécessairement un recours, même infime, à la narratologie, à ses outils et/ou à ses accointances épistémologiques lorsqu’on se retrouve plongé dans tout labyrinthe narratif, quelle qu’en soit l’envergure.
De là à amorcer l’actualisation du socle narratologique en classe de français/littérature, il n’y a, il me semble, qu'une distance millimétrique à franchir. Un tel devoir didactique semble d’autant plus évident et fondamental dans un contexte social que l’on devrait qualifier, désormais, de posthumaniste (Braidotti et Hlavajova 2018; Boutin 2019), et ce, dans le sens précis d’un «au-delà de l’humanisme» qui ne rejette en rien ce dernier et qui, surtout, relativise davantage le rôle de l’humain au sein de l’écosystème global (Besnier 2009; Braidotti 2013; Baquiast 2014). Y cohabitent maintenant, en guise d’illustration, des pratiques analogiques et/ou numériques du récit où la démultiplication, l'hybridation, la mise en communauté par réseau, le moissonnage par algorithme et la virtualisation entrent dans le jeu omniscient de la fiction narrative (Bouchardon 2014; Brunel 2021; Grumbach 2022; Lacelle, Acerra et Boutin 2023).
Or à quoi pourrait donc ressembler cette actualisation posthumaniste que je souhaite vivement à la classe de français/littérature québécoise, notamment en matière de narratologie? Les lignes qui suivent esquisseront, encore trop sommairement car la réflexion disciplinaire reste en ébullition, les grandes lignes d’un projet à consolider collectivement.
3- Quelles épistémologies, quels outils, quelles dispositions?
Spéculative il y a encore quelques années, force est de constater, à partir de l’exemple du récepteur Vic, que la théorie des mondes possibles en fiction correspond désormais à des pratiques réelles et signifiantes de la fiction narrative. Ces dernières sont d’ailleurs exacerbées par l’omniprésence du numérique qui les propulse dans des directions toujours plus inédites et novatrices (Bouchardon 2014; Brunel et Bouchardon 2020). Pour ces raisons éminemment pragmatiques, elle devrait être convoquée en enseignement formel du récit. De tels mondes possibles, en tant qu'univers fictionnels autonomes, possèdent chacun une valeur plausible et potentielle de vérité – une ontologie – qui transcende le monde fictif sous-tendu par l’articulation concrète de la narration (Pavel 1988).
D’ailleurs, Alice Bell (2019) fait remarquer que les fictions numériques se nourrissent assez systématiquement de cette ambiguïté ontologique, utilisant le virtuel numérique pour se jouer constamment de la frontière entre fiction et réalité. En fait, il m’apparait manifeste que les univers narratifs ontologiquement crédibles, par exemple le fameux legendarium de Tolkien, font mouche précisément parce qu’ils rendent plausible toute la densité de leur réseau propre d’intrigues par la création interne d’un ensemble de lois intelligibles qui respectent en tout temps l’intelligence (Martin 2019) tout comme l’imaginaire (Gervais 2023) et la subjectivité des lecteur·rice·s.
Toujours dans cette veine de l’ontologie narrative, Lavocat (2019) démontre comment, dans les multivers à vocation ludique, les environnements «multijoueurs» et les jeux à joueur unique, la trame narrative est constamment refaçonnée, remodelée, remixée par l’interaction de l’acteur – le récepteur/producteur – avec l’intelligence artificielle qui régit l’ensemble du récit-jeu. Ces «néo» formes de la narration, et toutes celles à venir, nécessitent donc qu’on ait recours à des clés narratives de compréhension et d’intégration – en élaboration – qui s’éloignent, sans toutefois les rejeter, des seuls outils formalistes et structuralistes – lire… humanistes – et qui, surtout, permettent aux lecteur·rice·s de mieux discerner et disséquer le sens qui y est mis en jeu (Prince 2006).
D’autre part, une didactique revampée de la littérature devrait nécessairement convoquer davantage des propositions conceptuelles résistantes, objectivantes et oh combien actuelles, mais fortement marginales en classe, du moins au Québec. Il est avéré, par exemple, que l’identification et surtout la prise en considération, par les lecteur·rice·s et/ou producteur·rice·s de récits, des stéréotypes narratifs facilitent, densifient et relancent leurs pratiques de la fiction (Brehm et Lafleur 2019; Dufays et Kervin 2010 et 2020; Dufays, Gemenne et Ledur 2015).
Je retiens d’abord, sans aucune surprise, la transfiction / transfictionnalité (Besson, 2007; Ryan, 2007; St-Gelais, 2011), appelée Transmedia Storytelling (Jenkins, 2007; Jenkins, Ford and Green, 2013) dans le monde anglo-saxon. Autant pour sa pertinence en tant que telle que pour son apport à une approche postclassique de la narratologie, la transfiction permet notamment de 1- cartographier la trajectoire (multi)médiatique d’un récit premier qui génère toute une arborescence de récits seconds, tiers, etc., 2- identifier et analyser les métamorphoses que les récits de ce nouveau réseau – et leurs différentes composantes narratives (tension, voix, modes, processus, etc.) proposent au récepteur, 3- relancer éventuellement cette chaîne d’histoires filiales par la production, grâce à différents outils narratifs, de nouvelles intrigues, de nouveaux cadrages et séquences, de nouvelles narrations, tensions, et dualités, etc. D’ailleurs, une seconde proposition qu’il me semble importante d’appeler en classe permet d’explorer avec encore plus de finesse et de profondeur l’évolution narrative des différentes œuvres de (trans)fiction: la mimèsis aristotélicienne (Ricoeur 1983; Baroni 2010), associée à la stéréotypie littéraire (Dufays 2010; Dufays et Kervyn 2010 et 2020; Daignault 2010; Connan-Pintado 2019). On pourra évidemment réserver pour le second cycle du secondaire un tel regard analytique sur la (re)production par leur appropriation, par exemple, de la diégèse, de l’intrigue et autres tensions.
En fin de parcours primaire, il serait même souhaitable de densifier cette longue et lente exploration de l’imaginaire, amorcée avant même le début de la scolarisation, voire dès le berceau, par une approche de lecture dialogique, qui tente précisément, et progressivement, d’aider les élèves à mieux discriminer, notamment à partir du matériel narratif et de ses différents outils, la vraisemblable objectivé de ce qui relève plutôt du fictif12. Dans ce cas précis, on suggère de discuter, à partir des récits de (semi)fiction historique, des différents rapports qui s'inscrivent entre discours savants et discours profanes dans l’élaboration de la mémoire et de la conscience collectives (Éthier et Lefrançois 2021). Bref, ces quelques approches ont chacune le mérite de proposer aux élèves une riche grille réflexive qui, adéquatement transposée en didactique de la fiction narrative, peut réellement contribuer à consolider leur rapport individuel et partagé aux récits qu’ils croisent tout au long de leur parcours scolaire, certes, mais aussi de leur vie adulte.
Une toute dernière piste d’émulation mérite, à mon avis, son paragraphe: la multimodalité13 narrative (Lacelle, Boutin et Lebrun, 2017; Serafini 2022). Rappelons d’abord les propos visionnaires de David Herman lorsqu’il précisait que «la narratologie peut maintenant s’employer pour désigner toute approche raisonnée de l’étude du discours narrativement organisé, qu’il soit littéraire, historiographique, conversationnel, filmique ou autre» (Herman 1997: 27).
Évoquant implicitement les travaux fondateurs du New London Group (1996), Herman ouvre ainsi la porte à la rencontre de l’épistémologie narratologique avec la sémiotique sociale. Comme le démontre Kress (1997; 2010) et tou·te·s les autres chercheur·euse·s qui le suivront, les unités de sens sont intrinsèquement polymorphes et les registres de signes qui les constituent interagissent pour mieux concrétiser et véhiculer le sens, et ce, aussi bien du côté sensoriel-perceptif que de manière cognitivo-affective. La transaction du sens entre les individus repose alors sur les différentes ressources sémiotiques, qui servent de véhicule aux modes porteurs du sens. Tous les récits du désormais vaste spectre narratif, qu’ils soient «traditionnels», davantage contemporains ou de l’extrême avant-garde, n’échappent plus à cette dynamique formelle intrinsèquement sémiotique et, dans ce sens, le travail de décryptage, de compréhension et d’intégration des signes, codes, modes et langages (Lacelle, Acerra et Boutin 2023; Serafini 2022) ne peut vraiment être accompli qu’avec la convocation de l’appareil conceptuel et des outils d’une narratologie actualisée.
Conclusion
Le lecteur en formation – formelle ou informelle – a plus que jamais besoin, en cette époque où pullulent tous les imaginaires (Gervais 2018) et encore tant d’autres à venir en autant de métavers (Lacelle, Acerra et Boutin 2023), de repères narratologiques. L’enseignement/apprentissage de la fiction narrative doit alors léguer à ce récepteur (inter/hyper)actif d’indispensables moyens de compréhension, certes, mais aussi de réaction et surtout d’engagement réel avec le fait fictionnel, car il en va de son rapport au monde qui a été, qui est, et qui, bien sûr, vient. Bref, son rapport au temps comme triple expérience du récit narratif (Picard 1989; Florey et Cordonier 2020): déchiffrement, fictionnalisation et mise hors-temps (mythification) du temps. Voilà, à mon humble avis, l’un des devoirs disciplinaires parmi les plus pressants pour le champ disciplinaire concerné.
Or il ne faudrait surtout pas se contenter de reproduire – assez bêtement – les pratiques cristallisées du passé à l’occasion d’une telle reconfiguration de la didactique du récit, c’est-à-dire remplacer, sans considération à l’égard de l’histoire scolaire des dernières décennies, une «grammaire» par une autre. Le préfixe post, dans «posthumanisme» comme dans «narratologie post classique», implique, j’ose le rappeler, de façon intrinsèque, et à partir des acquis d’hier et de jadis, de faire plus et surtout de faire mieux. Je ne voudrai jamais, personnellement, d’une classe de littérature où les élèves seront évalués, encore et toujours, en fonction de leur seule capacité à accumuler et à recracher sans raisonnement ancré, ni signifiance réelle pour leur propre imaginaire, des savoirs narratologiques manifestement déconnectés, tout aussi postclassiques qu’ils soient. Mieux vaudra alors, pour l’imaginaire individuel, de se perdre sans fin dans le labyrinthe de son choix.
Bibliographie
Acerra, Eleonora (2019), Les applications littéraires pour la jeunesse. Œuvres et lecteurs, thèse de doctorat, Montpellier, Université Paul Valéry.
Alber, Jan et Monika Fludernik (dir.) (2010), Postclassical Narratology: Approaches and Analyses, Columbus, Ohio State University Press.
Ahr, Sylviane (2009), D’une lecture empirique à une lecture subjective argumentée: quels processus cognitifs et langagiers mobiliser ?, Genève, Unige: https://www.unige.ch/litteratures2010/contributions_files/Ahr%202010.pdf
Baquiast, Jean-Paul (2014), Ce monde qui vient: sciences, matérialisme et posthumanisme au XXIe siècle, Paris, L'Harmattan.
Baroni, Raphaël (2020), «Tension narrative», in Un dictionnaire de didactique de la littérature, N. Brillant Rannou, F. Le Goff, M.-J. Fourtanier et J.-F. Massol (dir), Paris, Honoré Champion, p. 266-269.
Baroni, Raphaël (2017), Les rouages de l’intrigue. Les outils de la narratologie postclassique pour l’analyse des textes littéraires, Genève, Slatkine.
Baroni, Raphaël (2010), «Ce que l’intrigue ajoute au temps. Une relecture critique de Temps et récit de Paul Ricœur», Poétique, n° 163, p. 361-382.
Besnier, Jean-Michel (2009), Demain les posthumains: le futur a-t-il encore besoin de nous ? Paris, Fayard.
Bell, Alice (2019), «Digital Fictionality: Possible Worlds Theory, Ontology, and Hyperlinks», in Possible Worlds Theory and Contemporary Narratology, Bell, Alice et Marie-Laure Ryan (dir.), Lincoln, University of Nebraska Press, p. 249-271.
Boccaccini, Frederico (dir.) (2023), Phénoménologie de l’action. Perspectives contemporaines sur l’agentivité et le sujet, Leiden, Brill.
Bootz, Philippe (2011), «La littérature numérique en quelques repères», in Lire dans un monde numérique, C. Bélisle (dir.), Presses de l’enssib. https://doi.org/10.4000/books.pressesenssib.1095
Bouchardon, Serge (2014), La valeur heuristique de la littérature numérique, Paris, Hermann.
Boutin, Jean-François (2019), «Posthumanisme, éducation et littératie multimodale et médiatique: une injonction», R2LMM, vol. 10, https://doi.org/10.7202/1065533ar
Boutin, Jean-François et Virginie Martel (2021), «Le roman graphique - bande dessinée - historique: entre discours profane et discours savant… une lecture dialectique» , in Mondes profanes. Enseignement, fiction et histoire (deuxième édition revue et augmentée), M.-A. Éthier et D. Lefrançois, p. 281-295.
Braidotti, Rosi (2013), The Posthuman, Cambridge, Polity Press.
Braidotti, Rosi et Maria Hlavajova (dir.) (2018), Posthuman Glossary, Londres, Bloomsbury.
Besson, Anne (2007), La fantasy, Paris, Klinksieck.
Brehm, Sylvain et Maude Lafleur (dir.) (2019), Formes et enjeux de la transmission dans les fictions contemporaines pour adolescents et adolescentes, Montréal, Nota bene.
Brunel, Magali (2021), L'enseignement de la littérature à l'ère du numérique. Études empiriques au collège et au lycée, Rennes, PUR.
Brunel, Magali et Serge Bouchardon (2020), «Enseignement de la littérature numérique dans le secondaire français: une étude exploratoire», R2LLM, vol 11, https://www.erudit.org/fr/revues/rechercheslmm/2020-v11-rechercheslmm05499/1071476ar/
Brunel, Magali, François Quet et Jean-François Massol (dir.) (2018), L'enseignement de la littérature avec le numérique, Bruxelles, Peter Lang.
Connan-Pintado, Christiane (2019), «Stéréotypes et littérature de jeunesse», Hermès, n° 83, p. 105 à 110.
Daignault, Marie-Christine, (2010), La stéréotypie ou l'art de persuader, mémoire de maitrise, Saguenay, Université du Québec à Chicoutimi.
David, Jérôme (2014), «Chloroforme et signification: pourquoi la littérature est-elle si soporifique à l’école ?», in Les passions en littérature. De la théorie à l’enseignement, R. Baroni et A. Rodriguez (dir.), Études de Lettres, n° 295, p. 19-32.
Denizot, Nathalie (2013), La scolarisation des genres littéraires (1802-2010), Bruxelles, Peter Lang.
Dufays, Jean-Louis (2023), «Innover en didactique de la littérature: pourquoi ? Comment ? À quelles conditions ? Avec quels effets ? Retour sur trente années d’expériences», Tréma, n° 59, https://doi.org/10.4000/trema.8070
Dufays, Jean-Louis (2010 [1994]), Stéréotype et lecture. Essai sur la réception littéraire, Bruxelles, Peter Lang.
Dufays, Jean-Louis et Magali Brunel (2023), «Innovations en lecture et en écriture littéraires. Questions et perspectives pour la recherche en didactique du français», Tréma, n° 59, https://doi.org/10.4000/trema.8085
Dufays, Jean-Louis, Louis Gemenne et Dominique Ledur, (2015 [1996]), Pour une lecture littéraire. Histoire, théories, pistes pour la classe, Bruxelles, De Boeck.
Dufays, Jean-Louis et Béatrice Kervyn (2020), «Stéréotype», in Un dictionnaire de didactique de la littérature, N. Brillant Rannou, F. Le Goff, M.-J. Fourtanier et J.-F. Massol (dir.), Paris, Honoré Champion, p. 197-200.
Dufays, Jean-Louis et Béatrice Kervyn (2010), «Le stéréotype, un objet modélisé pour quels usages didactiques ?», Éducation et didactique, vol. 4, n° 1, p. 53-80.
Dufourcq, Annabelle (dir.) (2016), Est-ce réel? Phénoménologies de l’imaginaire, Leiden, Brill.
Éthier, Marc-André et David Lefrançois (dir.) (2021), Mondes profanes. Enseignement, fiction et histoire (deuxième édition revue et augmentée), Québec, PUL.
Florey, Sonya et Judith Émery-Bruneau (2023), «Innover en didactique de la poésie: quelle pérennité ?», Tréma, n° 59, https://doi.org/10.4000/trema.8289
Florey, Sonya et Noël Cordonier (2020), «Temporalités de la lecture», in Un dictionnaire de didactique de la littérature, N. Brillant Rannou, F. Le Goff, M.-J. Fourtanier et J.-F. Massol (dir), Paris, Honoré Champion, p. 321-322.
Gervais, Bertrand (2008), La ligne brisée. Logiques de l’imaginaire, tome II, Montréal, Le Quartanier.
Gervais, Bertrand (2018), «L’imaginaire contemporain: plongées et contreplongées», in Soif de réalité: plongées dans l’imaginaire contemporain, B. Gervais et al. (dir.), Québec, Nota Bene, p. 7-15.
Gervais, Bertrand (2023), Un imaginaire de la fin du livre. Littérature et écrans, Montréal, Presses de l’Université de Montréal.
Guillemette Lucie et Josiane Cossette (2006), «La coopération textuelle», in Signo [en ligne], L. Hébert (dir.), http://www.signosemio.com/eco/cooperation-textuelle.asp
Grumbach, Stéphane (2022), L'empire des algorithmes. Une géopolitique du contrôle à l'ère de l'anthropocène, Paris, Armand Colin.
Herman, David (1999), Narratologies: New Perspectives on Narrative Analysis, Columbus, Ohio State University Press.
Herman, David (1997), «Scripts, Sequences, and Stories: Elements of a Postclassical Narratology», PMLA, n° 112 (5), p. 1046-1059.
Jenkins, Henry (2007), «Transmedia Storytelling 101», Pop Junctions, http://henryjenkins.org/2007/03/transmedia_storytelling_101.html#sthash.gSETwxQX.dpuf
Jenkins, Henry, Sam Ford et Joshua Green (2013). Spreadable Media: Creating Value and Meaning in a Networked Culture, New-York, NYU Press.
Jenkins, Henry, Mizumo Ito et Danah Boyd (2015). Participatory Culture in a Networked Era: A Conversation on Youth, Learning, Commerce, and Politics, Cambridge, Polity Press.
Kress, Gunther (2010), Multimodality, Londres, Routledge.
Kress, Gunther (1997), Before Writing: Rethinking the Paths to Literacy, Londres, Routledge
Lacelle, Nathalie et Jean-François Boutin (2020), «Multimodal, Multimodalité», in Un dictionnaire de didactique de la littérature, N. Brillant Rannou, F. Le Goff, M.-J. Fourtanier et J.-F. Massol (dir.), Paris, Honoré Champion, p. 158-162.
Lacelle, Nathalie, Eleonora Acerra et Jean-François Boutin (2023), «Compétence numérique, réception et production de contenu. Conceptualisation, manifestations et projections», in La compétence numérique en examen (titre provisoire), F. Michelot et S, Collin, Québec, PUQ (sous presse).
Lacelle, Nathalie, Jean-François Boutin et Monique Lebrun (2017), La littératie médiatique multimodale appliquée en contexte numérique: outils conceptuels et didactiques, Québec, Presses de l’Université du Québec
Langlade, Gérard (2004), «Sortir du formalisme, accueillir les lecteurs réels», Le français d’aujourd’hui, n° 145, p. 85-96.
Lavocat, Françoise (2019), «Possible Worlds, Virtual Worlds», in Possible Worlds Theory and Contemporary Narratology, Bell, Alice et Marie-Laure Ryan (dir.), Lincoln, University of Nebraska Press, p. 272-295.
Louichon, Brigitte (2009), La littérature après coup: contribution à une théorisation du sujet lecteur, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.
Martin, Thomas L. (2019). «As Many Worlds as Many Artists: Possible Worlds Theory and the Literature of Fantasy», in Possible Worlds Theory and Contemporary Narratology, Bell, Alice et Marie-Laure Ryan (dir.), Lincoln, University of Nebraska Press, p. 201-224.
Melançon, Joseph, Clément Moisan et Max Roy (1988), Le discours d'une didactique. La formation littéraire dans l'enseignement classique au Québec (1852-1967), Québec, Nuit blanche éditeur.
MÉQ (2006), Programme de formation de l’école québécoise. Enseignement secondaire, premier cycle, Québec, Gouvernement du Québec.
MÉQ (2001), Programme de formation de l’école québécoise.Enseignement primaire, Québec, Gouvernement du Québec.
MÉSLQ (2011), Progression des apprentissages au primaire. Français, langue d’enseignement, Québec, Gouvernement du Québec.
MÉSLQ (2011), Progression des apprentissages au secondaire. Français, langue d’enseignement, Québec, Gouvernement du Québec.
MÉLSQ (2007), Programme de formation de l’école québécoise. Enseignement secondaire, deuxième cycle, Québec, Gouvernement du Québec.
New London Group (1996), «A Pedagogy of Multiliteracies: Designing Social Futures», Harvard Educational Review, vol. 66, n° 1, p. 60-92.
Pavel, Thomas (1988), Univers de la fiction, Paris, Seuil.
Picard, Michel (1989), Lire le temps, Paris, Minuit.
Prince, Gerald (2008), «Classical and/or Postclassical Narratology», Esprit Créateur, n° 48 (2), p. 115-123.
Prince, Gerald (2006), «Narratologie classique et narratologie post-classique», Vox Poetica, http://www.vox-poetica.org/t/articles/prince.html
Rabatel, Alain (2004), Argumenter en racontant. (Re)lire et (ré)écrire les textes littéraires, Bruxelles, de Boeck.
Ricœur, Paul (1983), Temps et récit 1, Paris, Seuil.
Ryan, Marie-Laure (2007), «La transfictionnalité dans les médias», in La fiction ? suites et variations, R. Audet et R. Saint-Gelais (dir.), Québec, Nota Bene, p. 131-153.
Ryan, Marie-Laure (1991), Possible Worlds, Artificial Intelligence and Narrative Theory, Bloomington, Indiana University Press.
Ryan, Marie-Laure et Alice Bell (2019), «Introduction», in Possible Worlds Theory and Contemporary Narratology, Bell, Alice et Marie-Laure Ryan (dir.), Lincoln, University of Nebraska Press, p. 1-46.
St-Gelais, Richard (2011), Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil.
Schaeffer, Jean-Marie (1999), Pourquoi la fiction ? Paris, Seuil.
Serafini, Frank (2022). Beyond the Visual: An Introduction to Researching Multimodal Phenomena, New-York, Teachers College Press.
Serafini, Frank (2013), Reading the Visual: An Introduction to Teaching Multimodal Literacy, New-York, Teachers College Press.
Sternberg, Meir (2011), «Reconceptualizing Narratology. Arguments for a Functionalist and Constructivist Approach to Narrative», Enthymema, n° 4, p. 35-50.
Pour citer l'article
Jean-François Boutin, "Fragments herméneutiques et phénoménologiques pour une actualisation narratologique en didactique de la (trans)fiction", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/fragments-hermeneutiques-et-phenomenologiques-pour-une-actualisation-narratologique-en-didactique-de-la-trans-fiction
Voir également :
Sur Facebook