Justifier l’enseignement de la littérature:
Arguments passés et contemporains

Le premier numéro d’une revue consacrée à l’enseignement de la littérature se doit d’embrasser le plus largement possible son objet, pour en donner d’emblée la véritable mesure et l’inscrire dans les débats qui agitent aussi bien les spécialistes que le grand public. L’histoire et l’actualité des arguments avancés pour soutenir l’intérêt de la lecture et de l’étude des œuvres littéraires dans le cadre scolaire et académique nous semble à ce titre fournir matière à des réflexions rigoureuses et riches d’aperçus généraux.

Depuis une quinzaine d’années, l’étude des œuvres littéraires souffre d’un déficit croissant de légitimité à l’école et dans l’enseignement supérieur. Les raisons en sont diverses, malaisément interprétables ; et les symptômes, très controversés : réformes scolaires novatrices ou maladroites (c’est selon), baisse des effectifs dans les filières de formation en lettres, chute des ventes dans le domaine de la critique littéraire, transformation éditoriale de la littérature en offre de divertissement ou de développement personnel, prééminence culturelle de l’image sur l’écrit, etc. Pour autant, cette « crise » putative de l’enseignement littéraire n’est pas la première du genre, et on en dénombrerait sans peine plusieurs de comparables depuis le XIXe siècle.

Le parti pris de ce dossier thématique de Transpositio est donc double : (i) rappeler à la fois les mises en doute récurrentes de l’utilité ou de la pertinence d’un tel enseignement, et les faisceaux successifs de contre-objections qui leur ont été opposés ; (ii) suggérer la pluralité et la complexité des positions défendues aujourd’hui en la matière.

Au nom de quoi, en somme, justifier la lecture et l’étude des œuvres littéraires à l’école et à l’université ? Quels arguments a-t-on avancés par le passé ? Quels arguments peut-on avancer aujourd’hui ?

L’accueil des points de vue contemporains les plus différents sur la question est crucial à nos yeux. Non pas parce que la revue aurait pour vocation de fabriquer du consensus sur cette question, mais bien plutôt parce qu’elle se donne pour tâche de construire un espace où les éventuelles divergences puissent être formulées avec clarté et discutées comme telles.

Les contributions témoignent ainsi de la diversité des angles possibles sur un problème commun. Les degrés de scolarité évoqués vont du primaire à l’université. Les auteurs sont des didacticiens, des chercheurs issus des études littéraires ou médiatiques — et des enseignants en poste. La Suisse, la France, la Belgique et les États-Unis dessinent une première carte des affiliations institutionnelles des contributeurs, que nous espérons voir se diversifier encore. Les générations se côtoient: Peter Brooks revient ainsi sur l’un de ses articles paru en 1971 — à une date où certains des autres auteurs du dossier n’étaient pas encore nés. Inutile de préciser que ce savoir de l’expérience nous est très précieux. 

Les trois premières contributions revendiquent un parti-pris résolument historique. En mobilisant ce qu’elle nomme une « didactique historique en français », Marie-France Bishop identifie trois moments où se sont particulièrement déployés des débats et des arguments pour justifier l’enseignement de la littérature à l’école élémentaire en France, de la IIIe République à nos jours. Cela lui permet à la fois de déplier les enjeux politiques, moraux et culturels au cœur des débats, et de penser les effets de ces derniers sur la constitution des corpus scolaires et les conceptualisations variées du savoir-lire. Après un examen de l’éventail des justifications institutionnelles et didactiques de l’enseignement de la littérature à l’école, Jean-Louis Dufays porte une attention rare à la manière dont les élèves eux-mêmes expliquent leur rapport à l’enseignement littéraire. Des résultats d’une enquête menée en Belgique auprès d’élèves de trois écoles du secondaire, il ressort que les étudiants perçoivent un rapport précieux entre les compétences acquises en classe de français et leur vie quotidienne. Jérôme David quant à lui rapporte la « crise » actuelle de l’enseignement de la littérature au temps long de la gamme de ses justifications passées et présentes. Il suggère qu’une conceptualisation serrée des éthiques éducatives permettrait de rassembler les recherches en didactique et en littérature ainsi que les pratiques enseignantes afin de susciter des questions communes et de clarifier les usages que l’on a prêtés et que l’on pourrait confier aujourd’hui à l’enseignement de la littérature.

Les contributions suivantes s’attachent principalement à la situation actuelle. C’est le souci de réajuster l’enseignement de la littérature à notre contexte contemporain connecté en tout temps et peuplé de techno-images qui suscite l’intervention d’Yves Citton. De son point de vue, la culture médiatique et les études littéraires, loin de s’opposer, convergent: les méthodes herméneutiques sont indispensables à la compréhension des média, tout comme l’attention aux média offre de nombreuses possibilités de renouvellement de l’enseignement de la littérature. Ce frayage des cultures numériques et littéraires invite à privilégier les cheminements indisciplinés et l’imagination critique. 

Peter Brooks revient sur la perte d’influence contemporaine de la critique littéraire à l’université, notamment américaine, qu’il impute non pas à la Nouvelle critique, mais à son divorce d’avec son origine proprement pédagogique. La critique littéraire n’a de sens, selon lui, qu’en tant qu’elle s’adresse à un public d’étudiants et non à des collègues experts: par là même, elle engage une éthique de la lecture que le critique ne peut exercer qu’en enseignant et dont la transmission est fondamentale.


Pour citer l'article

J. David, M. Ecoeur & A.-F. Schläpfer, "Éditorial", Transpositio, n°1 Justifier l’enseignement de la littérature, 2017

http://www.transpositio.org/articles/view/editorial

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