Introduction
L’objet de cet article est double.
Il s’agit d’abord de poser un regard sur la place qui est accordée actuellement à l’étude du récit1 dans l’enseignement obligatoire dans les pays francophones. Au départ des données de la recherche «Gary» (Brunel, Dufays, Emery-Bruneau et Florey, à paraitre), j’essaierai d’indiquer comment, à trois niveaux scolaires différents, les enseignants belges, français, québécois et suisses concernés par l’étude exploitent les aspects du texte narratif lorsqu’ils conduisent une séance d’étude sur une nouvelle et quelles opérations de lecture ils y associent2. Je m’attacherai également à montrer les liens qui peuvent être établis entre ces choix didactiques et les performances de lecture des élèves, qui ont été mesurées juste avant l’observation des pratiques de leurs enseignants3.
En second lieu, et beaucoup plus rapidement, j’ébaucherai une réflexion prospective basée sur ce que, compte tenu de l’enquête précitée et d’autres observations que j’ai pu faire en tant que chercheur et formateur d’enseignants, je perçois comme des priorités aujourd’hui en ce qui concerne l’étude du récit en classe de français.
1. Quels sont les aspects du texte narratif travaillés par les enseignants au fil de la scolarité?
1.1. Le projet Gary en deux mots
Le projet Gary est un projet de recherche international qui a impliqué une dizaine de chercheurs pendant sept ans (2015-2021) et s’est dédié à analyser et à mettre en relation les performances de lecture de 1987 élèves et les pratiques de leurs 69 enseignants à trois niveaux scolaires, en l’occurrence les niveaux 4, 7 et 10, correspondant aux élèves de 9, 12 et 15 ans. Deux ensembles de données ont été recueillies au départ: les réponses écrites des élèves à trois questions qui leur ont été soumises à la suite de la lecture autonome et silencieuse, en classe, de la nouvelle de Romain Gary «J’ai soif d’innocence» (ils disposaient pour cela de 50 minutes); et les films et les verbatims des séances (d’environ 50 minutes également) que les enseignants ont ensuite animées à propos de ce texte, en procédant comme ils le souhaitaient. Ces données ont fait l’objet de différents codages interjuges qui ont permis d’analyser finement d’une part les performances des élèves en ce qui concernait la compréhension, l’interprétation et l’appréciation du texte, et d’autre part les choix de leurs enseignants en ce qui concernait la guidance de ces mêmes opérations de lecture, les schèmes transversaux d’organisation du travail, les gestes didactiques mis en œuvre, les genres d’activité scolaire mobilisés et les aspects du texte narratif analysés. Sur la base des données ainsi traitées, les deux premiers volets de la recherche sont, logiquement, consacrés à l’étude des performances des élèves et des pratiques de leurs enseignants, et plus précisément à la mise en évidence de leur évolution au fil des niveaux ainsi qu’aux comparaisons internationales. Un troisième volet s’intéresse ensuite aux deux types de relations qui peuvent être établies entre ces deux ensembles: d’un côté les enseignants s’adaptent au niveau de leurs élèves, de l’autre les performances des élèves sont influencées par les pratiques habituelles de leurs enseignants.
Dans la présente contribution, seule est analysée la dernière dimension des pratiques d’enseignement, à savoir la place accordée dans les séances aux divers aspects du texte narratif.
1.2. Analyse au fil des niveaux
Les aspects du texte narratif constituent un ensemble hétérogène où ont été rassemblés à la fois les contenus diégétiques (construction narrative4, chute, personnages, relations entre eux, oppositions, cadre spatiotemporel, objets), les dimensions proprement narratives (narrateur, leçon ou morale, valeurs, référents culturels), les dimensions langagières et rhétoriques (titre, champs lexicaux, énonciation, éléments linguistiques) et les aspects extratextuels (auteur) susceptibles d’être thématisés dans les séances. Bien sûr, ces différentes catégories sont largement poreuses et le choix d’affecter une partie de verbatim à l’une plutôt qu’à l’autre peut être sujet à discussion. Si l’on considère en outre le nombre des catégories concernées, on comprendra que cette focale se soit avérée la plus complexe à coder. Il reste que le codage interjuge, qui a permis de lisser les éventuels désaccords interprétatifs, débouche sur un résultat assez clair dont atteste le graphique ci-dessous.
Graphique 1. Proportions de temps passé sur les 16 aspects du texte par niveaux (tous pays confondus)
L’analyse statistique nous révèle de claires convergences: même si leur part varie au fil des niveaux, certains aspects textuels sont privilégiés par les enseignants au sein des trois niveaux étudiés. En l’occurrence, trois d’entre eux sont mobilisés en priorité:
- - la construction narrative, qui représente plus d’un quart du temps d’enseignement des séances de niveau 4 (28 %), mais perd nettement de son importance au fil des niveaux (19 % au niveau 7 et 9 % au niveau 10)5;
- - dans un mouvement inverse, le prisme des «personnages», utilisé 16 % du temps par les enseignants de niveau 4 et 21 % au niveau 7, s’impose comme l’aspect du texte le plus abordé au niveau 10 (27 %)6;
- - enfin, la catégorie «autres», qui rassemble une série d’éléments hétéroclites ne pouvant être classés dans les autres colonnes, se montre très présente aux niveaux 4 et 7 (26 % et 27 %), mais chute assez nettement au niveau 10 (17 %).
À la suite des observations de Ronveaux et Schneuwly (2018), on pourrait lire dans ces variations la manifestation d’un «formatage» progressif de la séance de lecture de texte littéraire, qui irait de pair avec une centration sur des connaissances scolaires instituées (linguistiques, narratologiques…), au détriment du recours à d’autres instruments de lecture, plus proches de la vie quotidienne et du vécu des élèves et de l’enseignant.
La situation est moins claire en ce qui concerne les catégories les moins souvent mobilisées. Quelques éléments saillants peuvent être soulignés cependant. La rubrique «énonciation» est très peu représentée, surtout aux niveaux 4 et 7 (0,2 % et 0,7 %), de même que les passages abordant la question de l’«auteur» (0,1 % au niveau 4 ; 1 % au niveau 7; 2 % au niveau 10). En outre, la catégorie «référents culturels», qui représente 4 % du temps des verbatims de niveaux 4 et 7, passe à un remarquable 8 % au niveau 10. Cette observation, croisée à celles que nous avons formulées plus haut et aux conclusions de Ronveaux et Schneuwly (2018), renforce l’hypothèse selon laquelle le texte, au fil de la scolarité, serait traité de moins en moins comme un support à l’exercice de compréhension narrative linéaire et de plus en plus comme une occasion d’enrichir sa culture générale et théorique. Le travail de reconstitution de la logique du récit, qui est privilégié aux niveaux 4 et 7, serait donc perçu comme un préalable permettant, au niveau 10, de s’intéresser davantage à d’autres dimensions.
1.3. Comparaison internationale
Comme on va le constater, les tendances que nous venons de souligner à propos de la place accordée aux aspects du texte aux différents niveaux scolaires sont le lieu de disparités dès lors qu’on considère nos résultats sous l’angle de la comparaison entre les pays.
Observons d’abord les résultats pour le niveau 4, où nous avons observé les pratiques dans 8 classes belges et 8 classes françaises7.
Graphique 2. Proportions de temps accordé aux aspects du texte au niveau 4 dans les deux pays
Comme on peut le constater, les 16 enseignants belges et français se distinguent assez fortement à différents égards. À propos des deux aspects majeurs d’abord: la construction narrative, qui est privilégiée presque deux fois plus par les enseignants belges (35 % vs 20 %) et les personnages et leurs relations, qui «pèsent» cinq fois plus chez leurs collègues français (6 % vs 33 %). En ce qui concerne les aspects plus minoritaires ensuite, on relève un travail plus important dans les classes belges sur le titre, sur les thèmes, les oppositions et les valeurs ainsi que sur les aspects «autres», tandis que les classes françaises consacrent davantage de temps au cadre spatio-temporel et aux référents culturels.
On voit ainsi se dégager une préférence pour le levier d’une lecture linéaire (construction narrative) chez les enseignants belges, et à l’inverse une préférence pour les aspects qui relèvent d’une lecture thématique (personnages, référents culturels) chez leurs collègues français. Cette différence pourrait s’expliquer par la formation universitaire des enseignants français du niveau 4: ceux-ci ont peut-être davantage été préparés à faire un usage modéré de la construction narrative, dont les limites sont de plus en plus souvent dénoncées par les chercheurs8.
Graphique 3. Proportions de temps accordé aux aspects du texte au niveau 7 dans les quatre pays
Les variations internationales sont tout aussi importantes au niveau 7, où elles concernent tout particulièrement deux aspects du texte: la construction narrative, qui est privilégiée deux fois plus dans les classes belges, québécoises et suisses (entre 22 et 25 %) que dans les classes françaises (11 %); et les personnages et leurs relations, qui sont deux ou trois fois plus prisés par les enseignants français et québécois (36 % et 41 %) que par leurs collègues belges et suisses (15 % et 12 %). Qui plus est, les classes suisses se distinguent par un temps presque deux fois plus important accordé à d’autres contenus que les aspects du texte (40 % vs 23 % en Belgique, 19 % en France et 22 % au Québec).
Il semblerait ainsi que la différence constatée au niveau 4 se confirme ici, non plus entre les enseignants belges et français mais entre d’un côté les enseignants belges et suisses, plus adeptes des aspects linéaires du texte, et de l’autre leurs collègues français et québécois, plus axés sur des approches par thèmes (au sens large du terme). La formation des enseignants est moins aisée à mobiliser ici comme critère explicatif majeur, car seuls les enseignants belges du niveau 7 disposent pour le moment d’une formation plus courte et moins ancrée dans les savoirs universitaires. Il reste dès lors à supposer des tendances différentes dans la culture éducative des quatre pays.
Graphique 4. Proportions de temps accordé aux aspects du texte au niveau 10 dans les quatre pays
En ce qui concerne enfin le niveau 10, trois différences assez nettes apparaissent:
- - la place accordée par les enseignants suisses à l’entrée «personnages» (36 %), qui est deux fois plus importante que chez leurs collègues belges du même niveau (18 %) et trois fois supérieure que chez leurs compatriotes du niveau 7 (12 %) ;
- - le poids persistant de la construction narrative chez les trois enseignants québécois, qui prisent cette entrée trois fois plus leurs collègues français (17 % vs 6 %) ;
- - et l’intérêt manifeste des enseignants belges pour la leçon ou la morale du récit, à laquelle ils accordent trois à neuf fois plus d’importante que leurs collègues des autres pays (10 % vs 1 %, 2 % et 4 %).
Ces constats confirment deux tendances que nous avons déjà pu dégager à propos des opérations de lecture au niveau 10, à savoir la montée en puissance du travail de l’interprétation dans les classes belges et suisses de notre échantillon (convergence avec l’attention portée à la morale de la nouvelle dans les premières et aux personnages dans les secondes) et l’attention toujours forte accordée à la compréhension dans l’échantillon québécois (en relation avec la mobilisation de la construction narrative).
1.4. Analyse qualitative: deux objets privilégiés dans les séances: les personnages et la construction narrative
Pour approfondir l’analyse, il est intéressant de souligner que les deux aspects du texte qui sont privilégiés dans l’ensemble des classes, à savoir les personnages et la construction narrative, rendent compte de l’impact des propriétés de l’objet enseigné (Schneuwly et Thévenaz-Christen 2006) en classe de littérature. Il s’agit donc de reconnaitre ici l’importance de l’«effet texte» sur les pratiques enseignées: face à une nouvelle à chute centrée sur la relation entre deux personnages, il n’est pas étonnant que les enseignants s’attardent prioritairement sur les personnages et sur la structure narrative.
1.4.1. Focus sur les personnages
D’abord, quand on considère l’importance que jouent les personnages au niveau de la compréhension des récits (Reuter 1988; Tauveron 1995; Glaudes et Reuter 1998; Aeby Daghé, Sales Cordeiro, Blanc et Coppola 2020), il est logique que les enseignants s’appuient largement sur eux pour aborder les textes. L’articulation entre le travail sur les personnages et la compréhension est ainsi confirmée par nos données. Mais on remarque également que plus on avance dans la scolarité, plus les échanges autour des personnages sont nombreux et approfondis et vont de pair avec un travail interprétatif. Pour affiner cette progression, nous distinguons quatre objectifs que l’enseignant peut viser lorsqu’il attire l’attention des élèves sur les personnages.
En premier lieu, il peut s’agir simplement de présenter un personnage, via une description physique ou psychique:
«On continue, présentation de Taratonga, page quatorze [pause pendant que les élèves cherchent la page quatorze].» (F10-05)
En second lieu, il est souvent question de vérifier un trait de caractère d’un personnage, objectivé via l’explicitation de pensées, de paroles ou de divers agissements:
«On était en train de dire que Taratonga [ENS écrit au tableau] ment; c’est ce qu’on était en train de dire, elle ment [inaudible] et on était en train de chercher, enfin ÉL10 était en train de chercher le passage, le passage où on voyait qu’elle mentait. Alors vas-y ÉL10, indique la ligne alors, on est page 18.» (F4-06)
Dans ces cas, le contenu soumis à la discussion se fait à partir de données plus ou moins littérales: les éléments de réponse «attendus» sont, à des degrés divers, explicités ou du moins évoqués dans la nouvelle, souvent numéros de ligne à l’appui. L’analyse est alors mise au service de la compréhension de la nouvelle «au ras du texte», à partir d’une hypothèse partagée par la classe, à qui il peut être demandé d’objectiver ou de justifier telle ou telle réponse. La validation s’effectue par le retour au texte (Falardeau 2003).
Une troisième forme de travail, plus complexe, est proposée lorsqu’il s’agit de saisir la raison du comportement d’un personnage:
«Je vais revenir au texte. "Je liquidai donc quelques affaires personnelles dont je disposais et je revins à Tahiti... Je fus déçu par Papeete". Pourquoi Il est déçu? Est-ce que vous avez compris pourquoi est-ce qu’il était déçu?» (B10-03)
Ici, le travail mobilise une compétence de lecture plus exigeante, en l’occurrence une opération de type inférentiel: l’élève doit construire un lien cohérent entre un passage particulier et la dynamique globale du récit. L’appui sur l’extrait seul ne suffit plus pour aboutir à la compréhension: il s’agit aussi de le mettre en rapport avec des informations qui sont fournies préalablement ou ultérieurement dans le texte et de produire ainsi des inférences complexes. Comme le soulignent les commentaires des enquêtes PISA et PIRLS, ce sont ces inférences qui s’avèrent les plus problématiques pour les élèves les plus faibles. Qui plus est, elles mobilisent des processus psychoaffectifs et exigent des élèves qu’ils se représentent les états mentaux du personnage (Cèbe et Goigoux 2009), voire qu’ils se rapprochent de lui à travers l’identification ou l’empathie fictionnelle (Jouve 2012).
Enfin, il arrive que l’enseignant convoque des extraits portant sur les personnages qui permettent à la classe de juger un comportement. Dans ce cas, il tend à solliciter explicitement l’avis voire l’évaluation subjective des élèves:
«Oh là il ne se moque pas encore quand même, vous avez l’impression qu’il se moque là? [ENS regarde le texte] Écoutez bien! [ENS lit le passage] "Toute la beauté mille fois décrite mais toujours bouleversante lorsqu’on la voit enfin de ses propres yeux, du paysage polynésien, s’offrit à moi au premier pas que je fis sur la plage".» (F7-02)
Ce type d’adresse, qui interpelle lui aussi la subjectivité des lecteurs, permet d’accéder progressivement à une diversité de points de vue, dont l’accueil par l’enseignant appelle une conduite didactique adaptée (Sauvaire 2013).
1.4.2. Focus sur la construction narrative
Le second aspect du texte qui est privilégié dans les séances concerne les éléments clés de la progression du récit. Comme nous l’avons déjà souligné, le temps accordé à la construction narrative tend à décliner au fil du curriculum, à l’inverse de celui qui est consacré aux personnages. Dans ce contexte, on constate que, si les grandes parties du «schéma narratif» (Barthes 1966 ; Propp 1970 ; Fayol 1985 ; Adam et Revaz 1996 ; Reuter 2016) sont toutes abordées par les extraits mobilisés, les rôles assignés aux extraits liminaires du récit (début et fin) sont particulièrement intéressants.
L’appui sur le début du récit sert principalement à rappeler le cadre général de l’intrigue:
«Donc je vous propose de relire ensemble les premiers paragraphes et puis de vous poser quelques questions pour voir si vous avez bien compris» (B10-03).
On perçoit aisément ici l’importance didactique d’assurer une compréhension commune du cadre référentiel du récit, car c’est ce socle construit collectivement qui rend possibles des échanges portant sur des points plus complexes. Les autres extraits centrés sur la construction narrative servent également à rappeler la trame et le cadre de l’intrigue.
En contraste, l’appui sur la fin du récit sert à interpréter le texte et à témoigner de son appréciation:
ÉL: Moi ce qui m’a plu c’est la chute de l’histoire, parce qu’on s’y attend pas.
ENS: alors, le fait qu’on ne s’y attende pas, nécessairement, il va falloir en reparler, est-ce qu’il y en a qui n’ont pas du tout aimé le texte? Il n’est pas arrivé jusque-là, d’accord, est-ce que quelqu’un avait vu venir la chute? (F10-04)
C’est donc en prenant en considération la situation du passage dans le texte et en tenant compte de sa dynamique narrative que l’enseignant oriente les échanges vers telle ou telle opération de lecture.
1.5. Rapports entre les aspects du texte et les opérations de lecture
1.5.1. Opérations de lecture et aspects du texte
Demandons-nous ensuite si les opérations de lecture sont liées à certains aspects du texte plutôt qu’à d’autres. Pour le savoir, nous avons repéré les corrélations statistiques les plus significatives, puis nous les avons mises en évidence dans le tableau qui suit.
Tableau 1. Corrélations entre les opérations de lecture et les aspects du texte
Plusieurs observations se dégagent de ce tableau. Les seuls aspects du texte qui sont associés intensément au travail de la compréhension sont la construction narrative (aux niveaux 4 et 10: 0,54 et 0,44) et le cadre spatio-temporel du récit (au niveau 7: 0,47), alors que le travail interprétatif semble concerner surtout les relations entre les personnages aux niveaux 7 et 10 (0,45 et 0,41). Ensuite, il est frappant de voir que le travail de l’appréciation est associé de manière privilégiée à trois aspects textuels, mais d’une manière contrastée entre les niveaux puisque, aux niveau 4 et 7, les élèves sont surtout invités à exercer leur jugement sur le narrateur (0,54 et 0,52) ou sur les oppositions (0,53 au niveau 7), tandis qu’au niveau 10, ce sont d’abord le titre de la nouvelle (0,47) et la leçon-morale (0,45) qui sont associés à l’appréciation. Quant à l’apport culturel, au niveau 7, il semble incompatible avec le travail sur les éléments linguistiques (-0,42) et, au niveau 10, il est notamment centré sur le narrateur (0,43). Il est par ailleurs logique qu’aux niveaux 7 et 10, les référents culturels soient surtout développés dans le cadre de l’opération de lecture qui privilégie précisément cette dimension (0,51 et 0,59).
1.5.2. Quels sont les objets de l’interprétation et de l’appréciation éthique?
Pour prolonger l’analyse, il nous a semblé intéressant d’examiner quels sont les aspects du texte qui font le plus l’objet d’interprétations et d’appréciations de type éthique, car la dimension éthique de la lecture est aujourd’hui, comme on l’a déjà vu, l’objet d’une forte préoccupation de la part de nombreux chercheurs et enseignants, et c’est à propos des contenus textuels qu’elle peut être le mieux appréhendée. Il y a lieu ici, soulignons-le, de distinguer les interprétations éthiques, qui consistent à identifier les jugements éthiques qui se dégagent du texte (qu’ils soient attribuables à un personnage, au narrateur, ou à l’auteur), et les appréciations éthiques, qui sont les jugements portés par le lecteur lui-même (qui peut être l’enseignant ou l’élève).
En reprenant certaines catégories distinguées par Gabathuler (2016), nous avons identifié quatre aspects du texte littéraire qui sont abordés sur ce plan dans les séances de notre corpus: les personnages, les situations narratives, la morale à tirer de la nouvelle et le thème de l’argent. L’exploitation de ces aspects dans les classes est relativement homogène entre les différentes classes d’âge. Bien que ceux du niveau 10 recourent à une plus grande diversité d’éléments textuels, les enseignants des trois degrés scolaires sollicitent l’interprétation ou l’appréciation éthique en premier lieu à propos des personnages.
Cet objet est en effet à lui seul plus mobilisé que les quatre autres réunis. Cette primauté des personnages confirme l’importance de cette instance dans les activités scolaires relatives à la littérature (Aeby Daghé et Sales Cordeiro 2020). En particulier, ses liens avec le travail sur la compréhension en font une clé d’accès précieuse à la fiction. Ici, ce sont principalement des traits de caractère ou certaines aspirations des personnages qui fonctionnent comme leviers pour aborder la question des valeurs. Nombreuses sont les interactions en classe qui thématisent le désir initial du narrateur de fuir un monde occidental nourri selon lui par des valeurs capitalistes:
ÉL: Par rapport à son caractère? il en a marre de l’argent, il a envie de liberté.
ENS: Il veut la liberté, il en a marre de l’argent, oui...
ÉL: Un endroit où il y a pas d’argent, où c’est plus des aides amicales, des échanges amicaux... et pas avec de l’argent.
ENS: Des échanges amicaux, oui, il a envie de s’éloigner du monde de l’argent. Très bien. Oui? (B7-01)
L’élément le plus commenté est l’opposition entre la quête de désintéressement du narrateur et son projet mercantile plus tardif de vente des toiles de Taratonga. Dans ce cas, les réactions peuvent se faire passionnelles et simplificatrices: «il est en quête d’argent en fait», indique par exemple un élève (F10-02). La contradiction qui habite le narrateur dans son rapport à l’argent fonctionne comme un principe d’accès fort à la question des valeurs. Le narrateur est d’ailleurs mentionné deux fois plus souvent que le personnage de Taratonga.
Deuxièmement, une situation narrative est souvent discutée sur le plan éthique: l’action de Taratonga de donner des gâteaux emballés dans de fausses toiles de Gauguin pour «appâter» le narrateur. Parmi les huit situations narratives relevées, cette action a suscité des réactions contrastées, Taratonga étant considérée soit comme une menteuse, soit comme voulant faire passer un message au narrateur. «Taratonga est presque une voleuse», estime un élève (CH7-01). La tromperie potentielle est ainsi très souvent mentionnée. Le personnage du narrateur n’est pas épargné non plus lorsqu’est évaluée son action d’échange des toiles contre une montre en or et de l’argent. Pour parler de sa cupidité, certains élèves n’hésitent pas à parler d’«arnaque».
Troisièmement, on observe dans bon nombre de séances la sollicitation par l’enseignant d’un regard éthique sur le thème de l’argent, présenté comme source de conflits avec les autres valeurs, en particulier celles de l’amitié et de l’innocence (revendiquée par ailleurs par le narrateur).
Enfin, le regard éthique sur la morale à tirer de l’histoire est fréquemment sollicité sous forme d’interrogation. Une enseignante suisse (CH10-01) invite ainsi clairement ses élèves: «quelle est d’après vous la morale? Il peut y avoir plusieurs morales». On notera que, même si c’est toujours l’enseignant qui ouvre la discussion au sujet de l’enseignement à tirer du récit de Gary, c’est également dans ce cas que la mise en mots des élèves se fait la plus généreuse.
L’analyse confirme en somme que le regard éthique s’intéresse aux différents aspects du texte qui avaient déjà été mis en évidence par Gabathuler (2016), à savoir les personnages, certains évènements de l’intrigue, et, dans l’après-coup de la lecture, la dimension didactique du texte.
1.6. Bilan intermédiaire
Ayant ainsi examiné sous divers angles la part consacrée par les enseignants aux différents aspects du texte de Gary, on peut résumer comme suit les éléments saillants de cette analyse:
- - deux aspects du texte sont particulièrement privilégiés tout au long de la scolarité, la construction narrative et les personnages, mais tandis que le premier perd nettement de son importance au fil des niveaux, le second à l’inverse voit son importance quasiment doubler entre les niveaux 4 et 10;
- - la centration sur les aspects narratologiques, linguistiques et culturels est globalement plus importante au niveau 10 qu’aux niveaux précédents, ce qui semble un indice de la «disciplination» croissante de l’activité d’analyse textuelle et confirme la thèse défendue par Schneuwly et Ronveaux (2018);
- - ces convergences apparentes vont cependant de pair avec de grandes disparités sur le plan international. Au niveau 4, la construction narrative est privilégiée deux fois plus par les enseignants belges que par les enseignants français, alors que les personnages et leurs relations, à l’inverse, le sont cinq fois plus par les enseignants français. L’écart entre les enseignants français et les autres se confirme au niveau 7, où la construction narrative est privilégiée deux fois plus dans les classes belges, québécoises et suisses que dans les classes françaises, alors que les personnages et leurs relations sont beaucoup plus prisés par les enseignants français et québécois que par leurs collègues belges et suisses. Enfin, les différences entre pays s’estompent en partie au niveau 10, même si les enseignants suisses, québécois et belges s’y distinguent, les premiers par une attention deux fois plus grande accordée aux personnages, les deuxièmes par leur intérêt persistant pour la construction narrative et les troisièmes par l’importance qu’ils portent à la leçon ou à la morale du récit;
- - enfin, quand on croise les résultats relatifs aux aspects du texte avec ceux qui concernent les opérations de lecture, il apparait que l’attention portée à la structure narrative est étroitement corrélée à la stimulation de la compréhension, alors que ce sont les relations entre les personnages qui suscitent le plus des appels à l’interprétation (aux niveaux 4 et 10) et à l’appréciation (au niveau 7). Plus précisément, aux trois degrés scolaires, ce sont les personnages qui font le plus l’objet d’une interprétation ou d’une appréciation sur le plan éthique: cela concerne surtout le comportement de Taratonga (quand elle utilise des toiles comme emballages en dissimulant leur origine), mais aussi plus largement la question du rapport à l’argent et la leçon morale qu’on peut tirer du récit.
1.7. Le traitement des aspects du texte dans les classes les moins et les plus performantes
Après avoir identifié les tendances dominantes dans les pratiques d’enseignement, nous les avons comparées aux performances lectorales des élèves, que nous avons mesurées sur la base de leurs résumés écrits de la nouvelle qui leur avait été soumise en lecture silencieuse individuelle avant la séance de travail collectif. Pour ce faire, nous avons distingué les classes de notre corpus en fonction de leur niveau moyen de performance en compréhension9 et en interprétation10, puis nous avons confronté ces deux ensembles aux données «enseignement» à l’aide des coefficients de Pearson et de tests de significativité11. Nous avons ainsi pu voir dans quelle mesure les choix des enseignants variaient ou non en fonction des performances de leurs élèves ou, à l’inverse, influaient sur celles-ci (les corrélations étant lisibles dans les deux sens, comme on le verra).
A cet égard, dès le niveau 4, nous constatons que les enseignants mobilisent beaucoup plus la construction narrative avec les classes en difficulté en compréhension (0,44) et en interprétation (0,38) qu’avec les classes plus à l’aise dans ce domaine (0,17 en compréhension et en interprétation). Dans ces dernières en revanche, les enseignants consacrent davantage de temps à l’étude des personnages (0,26 en compréhension et 0,22 en interprétation contre 0,11 avec les plus faibles compreneurs ou 0,12 avec les plus faibles interprètes).
Graphique 5. Aspects du texte travaillés dans les classes
les moins et les plus performantes en compréhension au niveau 4
Graphique 6. Aspects du texte travaillés dans les classes
les moins et les plus performantes en interprétation au niveau 4
Au niveau 7, les compreneurs les moins performants se voient à nouveau proposer de travailler principalement sur la construction narrative (0,32), tandis que le second aspect mobilisé, bien plus faiblement, concerne les personnages (0,14). Cette tendance s’inverse avec les meilleurs compreneurs: les enseignants les invitent à s’intéresser principalement aux personnages (0,22), tandis que la construction narrative est bien moins étudiée (0,11). La tendance est d’ailleurs du même ordre si l’on regarde les aspects du texte traités par les enseignants avec les classes des plus faibles et des meilleurs interprètes.
Graphique 7. Aspects du texte travaillés dans les classes les moins et les plus performantes en compréhension au niveau 7
Graphique 8. Aspects du texte travaillés dans les classes les moins et les plus performantes en interprétation au niveau 7
Au niveau 10 enfin, tandis que la construction narrative continue à être significativement travaillée avec les moins bons compreneurs (0,15), le travail sur les personnages devient l’aspect le plus traité (0,23). Avec les meilleurs compreneurs, la part consacrée à la construction narrative est plus faible (0,1) et la part consacrée aux personnages reste importante (0,22), tandis qu’est mobilisé significativement un troisième aspect, celui des référents culturels liés à l’œuvre (0,1). On repère également certains écarts si l’on s’intéresse au score en interprétation: avec les plus faibles interprètes, le travail le plus mobilisé concerne les personnages (0,27) et dans une moindre mesure les valeurs (0,14); avec les meilleurs interprètes, le travail sur les personnages est plus faiblement mobilisé, et le deuxième aspect du texte auquel les enseignants se consacrent est à nouveau à l’étude des référents culturels (0,11).
Graphique 9. Aspects du texte travaillés dans les classes les moins et les plus performantes en compréhension au niveau 10
Graphique 10. Aspects du texte travaillés dans les classes
les moins et les plus performantes en interprétation au niveau 10
En somme, ici encore, l’adaptation des enseignants au niveau de performances de leurs élèves est patente, et celle-ci se manifeste non par paliers de niveau scolaire mais bien par stade de compétence. Et à l’inverse, on peut penser que le fait d’avoir affaire à des enseignants qui privilégient le recours à la construction narrative stimule moins les capacités interprétatives des élèves.
La construction narrative est visiblement considérée comme l’aspect structurant de la compréhension d’un récit, comme un préalable, et les enseignants y consacrent d’autant plus de temps que les élèves sont moins performants en lecture (compréhension et interprétation). Elle se trouve ainsi principalement sollicitée avec les élèves de niveau 4 et de niveau 7 les plus en difficulté. Enfin, ce travail sur les personnages s’enrichit peu à peu, avec les élèves les plus performants au niveau 10: les enseignants convoquent alors des référents culturels liés au texte. L’adaptation aux performances des élèves est donc bien repérable et elle se manifeste par un effet de décalage dans les aspects traités entre les élèves les plus faibles et les plus forts en lecture.
Mais si on analyse ces corrélations dans le sens inverse, on peut aussi considérer que l’enrichissement progressif des aspects traités (les personnages, les aspects culturels, voire les valeurs) favorise le développement des compétences des élèves confrontés à un texte littéraire. En effet, même si les données que nous avons recueillies chez les enseignants sont ultérieures aux réponses des élèves au questionnaire de lecture, elles ont été observées pour la plupart dans la deuxième moitié de l’année scolaire. Elles témoignent ainsi des pratiques d’enseignement ordinaires auxquelles les élèves de ces enseignants ont été habitués depuis plusieurs mois et qui les en partie ont stimulés – ou non – à devenir de meilleurs compreneurs et de meilleurs interprètes.
2. Quelles perspectives pour la narratologie dans les classes aujourd’hui?
Dans le second volet de cet article, je m’attacherai, de manière beaucoup plus rapide, à ébaucher une réflexion prospective basée sur ce que, compte tenu de l’enquête que je viens de présenter et d’autres observations que j’ai pu faire dans ma pratique de chercheur et de formateur d’enseignants, je perçois comme des priorités aujourd’hui en ce qui concerne l’étude du récit dans les classes de français. Puisqu’il s’agit ici de propositions, je n’ignore pas la part de convictions personnelles dont elles relèvent et n’ai aucune intention de les présenter comme des nécessités objectives qui émaneraient d’un constat de manques essentialisés.
2.1. Articuler travail sur le récit et travail de l’interprétation
La première priorité concerne les activités interprétatives. Comme le montrent les résultats de l’enquête Gary, si les enseignants qui travaillent le récit en classe suscitent de plus en plus son interprétation à mesure qu’ils «montent» dans les niveaux scolaires, le recours à cette opération reste relativement peu outillé. Quel que soit le niveau scolaire et le profil de performance des élèves, rares sont les séances où l’on voit des enseignants solliciter explicitement une diversité d’hypothèses interprétatives en distinguant celles qui relèvent d’une culture possiblement partagée –je pense ici aux différents schémas interprétatifs issus du «sens commun» comme, dans le cas du récit de Gary, l’arroseur arrosé ou la condamnation de l’appât du gain, mais aussi à la diversité des «interprétations externes» fondées sur des savoirs historiques, sociologiques, biographiques, intertextuels, psychologiques ou autres – des «interprétations subjectives» qui émanent de l’expérience et des représentations des élèves. Or il me semble que c’est en grande partie cette diversité d’interprétations qui donne à chaque lecture son épaisseur et sa plus-value. Je trouverais dès lors important que cette «opération»-là soit davantage sollicitée, non pas certes sous la forme d’explications «magistrales», mais dans le cadre de débats interprétatifs où l’enseignant invite les élèves à exploiter par eux-mêmes différents savoirs et ressources qu’il met à leur disposition12.
Bien sûr, il s’agit là d’une proposition qui excède de loin le cas spécifique de l’étude des récits. Je crois dès lors utile de préciser que, pour aborder les textes de ce type, c’est avant tout à des fins interprétatives (et aussi appréciatives, comme on le verra plus loin) qu’il importe de continuer à faire appel aux «outils» narratologiques que sont les schémas narratif et actantiel, les différentes typologies des personnages, les notions de narrateur, de rythme narratif, de focalisation et de point de vue. Mais tout l’enjeu selon moi est de présenter ces outils comme des moyens d’enrichir le sens plutôt que comme des conditions d’accès à celui-ci. Ceci concerne tout particulièrement le fameux «schéma narratif», qui, selon mes observations, est souvent considéré en classe comme la clé de toute compréhension. Or nul n’est besoin de se référer aux cinq étapes du schéma quinaire pour comprendre un récit. Il suffit pour cela de saisir quel est l’acteur (singulier ou collectif) de l’histoire, à quels problèmes (ou «quêtes» si l’on veut) il est confronté et comment il les résout ou non. Plutôt que le «schéma» de Greimas ou de Larivaille donc, c’est la séquence définie par Brémond qui me semble être l’outil premier de la compréhension des récits13. Les autres outils greimassiens, genettiens et autres ne sont utiles que dans un second temps, comme moyens de complexifier le sens et de l’ouvrir dans des directions multiples.
Un autre exemple: la notion de narrateur non fiable serait particulièrement pertinente pour interpréter le récit «J’ai soif d’innocence», car on y voit un protagoniste qui à la fois s’illusionne sur lui-même (ou fait mine de le faire) et, de ce fait, ne cesse de tromper le lecteur.
2.2. Articuler travail sur le récit et travail de l’appréciation
En second lieu, les résultats de la recherche Gary ont permis de constater la rareté, encore plus spectaculaire peut-être, de la stimulation des appréciations. A quelques exceptions près, lorsque cette opération est stimulée, c’est seulement pour tâter le niveau d’intérêt initial ou final des élèves à l’égard du texte, mais guère pour les inviter à mobiliser une diversité de critères d’appréciation ni à passer de leurs jugements de gout spontanés à un jugement de valeur étayé. Or il me semble qu’apprendre à formuler une appréciation argumentée sur une production culturelle – et donc notamment un récit – constitue l’un des objectifs les plus importants dans la perspective de l’éveil à l’esprit critique et d’une éducation dite citoyenne. A cet égard, comme j’ai eu l’occasion quelques fois de l’écrire (cf. notamment Dufays, 2019), quatre critères d’appréciation mériteraient selon moi d’être explicitement mobilisés tout au long de la scolarité, en l’occurrence le critère cognitif, qui permet de juger l’œuvre en fonction de sa lisibilité supposée (beaucoup de jeunes élèves tendent ainsi à apprécier davantage les textes qu’ils jugent faciles et à déprécier ceux qu’ils trouvent trop complexes), le critère référentiel, qui permet d’apprécier l’œuvre en fonction de l’univers référentiel qu’elle mobilise (beaucoup d’élèves apprécient ainsi certains récits du seul fait qu’ils se déroulent dans un cadre qui leur plait), le critère éthique, qui permet d’apprécier l’œuvre en fonction de la leçon morale qu’on peut en dégager (l’appréciation étant ici étroitement connectée à l’interprétation), et le critère esthétique, qui permet d’apprécier l’œuvre en fonction de l’intérêt qu’on épreuve pour sa construction ou son écriture (et c’est sur ce point que les outils narratologiques – schéma narratif, narrateur, rythme, focalisation, etc. – s’avèrent particulièrement précieux).
L’enseignant pourrait inviter les élèves à convoquer ces différents critères tant au début d’une lecture (après la découverte de l’incipit) qu’à la fin, ce qui leur permettrait d’ainsi mesurer l’évolution de leur jugement, mais surtout, il serait précieux de donner du temps aux élèves pour se partager mutuellement leurs appréciation afin d’une part de leur permettre d’argumenter à leur propos et d’autre part de relativiser leurs jugements en constatant la diversité des points de vue au sein de la classe14.
2.3. Articuler travail sur le récit et lecture littéraire… et donc notamment lecture immersive
La troisième priorité, qui s’appuie sur les deux premières tout en les dépassant, concerne l’approche générale de la lecture à adopter pour travailler les récits en classe. Je pars du principe que, dans l’enseignement obligatoire, ce qu’il s’agit avant tout d’apprendre aux élèves, tout au long de la scolarité, c’est une manière d’approcher et de lire les textes, quels qu’ils soient, afin de leur permettre de faire de la lecture une ressource pour accéder aux connaissances et aux expériences du monde dans leur diversité et leur complexité.
A cet égard, les récits, comme les textes poétiques, les textes dramatiques, les textes d’idées et les textes fonctionnels, sont des moyens pour développer ces modalités de la lecture qui ont été théorisées et nommées par un grand nombre de chercheurs sous des noms variés15, et que j’ai regroupées pour ma part, à la suite de Picard (1986), sous les catégories (larges) de «lecture participative ou impliquée» et «lecture distanciée ou analytique» (ou, pour faire court, «participation» et «distanciation»). En clair, lorsqu’on étudie des récits en classe, qu’ils soient courts ou longs, classiques ou contemporains, légitimés («réputés littéraires») ou non, textuels ou iconiques, il importe d’une part de les analyser comme des objets de savoir qui, pour pouvoir faire sens, requièrent un minimum de compréhension commune ancrée dans ce qu’il est convenu d’appeler les «droits du texte», et d’autre part d’inviter les élèves à les confronter à leurs représentations, à leurs expériences, à leurs émotions et à leurs valeurs, autrement dit à leurs «droits de lecteurs», sans faire de ce deuxième mouvement un simple prolongement d’une étude objectivante préalable, mais en la suscitant dès le début de la lecture en classe et tout au long de celle-ci.
C’est dans ce cadre d’un va-et-vient didactiquement organisé qu’il s’agit de penser la sollicitation et le partage de cette diversité d’interprétations et d’appréciations dont je parlais précédemment. Tant l’interprétation que l’appréciation gagnent en effet à s’appuyer alternativement sur des ressources communes et sur des ressources personnelles, et c’est précisément en activant davantage ces deux processus de lecture qu’on permet à l’élève de faire de sa lecture une expérience riche et motivante.
On sait par ailleurs que, outre ces deux opérations, les élèves, quel que soit leur âge, ont besoin d’être validés dans le rapport affectif qu’ils entretiennent avec les textes, ce qui passe par l’immersion référentielle dont parle Schaeffer (1999), par les activités fictionnalisantes dont parle Langlade (2007) (concrétisation imageante, cohérence mimétique, activité fantasmatique et réaction axiologique) et par l’identification aux personnages et aux situations narratives dont parlent Picard (1986) et Jouve (1993). Je tiens cependant à souligner que ces processus-là ne peuvent être que suscités mais que, contrairement à l’interprétation et à l’appréciation, ils ne peuvent jamais être garantis ni donc évalués. En effet, si tout texte peut être interprété et apprécié d’une manière ou d’une autre, tout texte ne suscite pas nécessairement une activité fantasmatique de la part du lecteur, si impliqué soit-il. Pour cette raison, la «lecture subjective», pour «souhaitable» qu’elle soit (en tant que source d’agrément et d’épanouissement du lecteur), ne peut constituer à mes yeux une condition de réussite de la lecture scolaire.
2.4. Articuler travail sur le récit et étude de la tension narrative
Enfin, c’est dans cette perspective – d’une lecture des récits en prise avec les émotions – que j’accorde une importance stratégique à la notion de tension narrative telle que l’a modélisée Raphaël Baroni (2007, 2017). Comme je l’ai écrit ailleurs (Dufays 2014), pour être porteuse de valeurs et d’apprentissages auprès des élèves, la lecture en classe des textes narratifs gagne à être conçue comme une activité collective qui amène l’ensemble des élèves à participer à la coconstruction du sens en interrogeant le texte dans sa progression et dans sa tension. Cela suppose de le découper en «lexies», en multipliant les «arrêts sur image» comme le faisait Barthes dans S/Z (1970), de manière à s’interroger pas à pas sur l’évolution non seulement de l’intrigue mais aussi de sa tension narrative et des effets thymiques que sont le suspense et la curiosité. Procéder de la sorte permet tout à la fois d’ancrer l’enseignement de la lecture dans une conception de la narratologie actualisée et plus en prise avec le fonctionnement des lectures effectives.
On l’aura compris, si l’on excepte ma suggestion finale sur la tension narrative, les propositions qui ponctuent ces quelques pages sont moins centrées sur les outils narratologiques proprement dits que sur leur usage et, plus précisément, sur les opérations de lecture auxquelles ils sont nécessairement associés. Cela étant, je tiens à réaffirmer le caractère clairement engagé de ces propositions. Au sein du récit des avatars scolaires de la narratologie, je n’ai guère l’illusion d’être le sujet-héros de la quête qui résoudra le manque de l’objet du désir: je me vois tout au plus comme un Petit Poucet qui s’échinerait à semer quelques cailloux pour tenter de ne pas trop se perdre en chemin.
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