LIMINAIRE Dans l’introduction de son ouvrage Les rouages de l’intrigue, Raphaël Baroni (2017) reconnait sans ambages avoir fondé sa proposition épistémologique et didactique de renouvellement narratologique sur des œuvres issues du canon littéraire, plutôt que sur un corpus davantage contemporain et notamment lié au phénomène avéré de Transmedia Storytelling (Jenkins, 2007; Jenkins, Ford et Greene, 2013), cela à son corps défendant
- n°1 Justifier l’enseignement de la littérature
- n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes
- n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature
- n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature
- n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée
- n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives
- n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image
- Sylviane Ahr - Entretien : "disputes" et justifications de l'enseignement de la littérature
- Bertrand Daunay - Recension : Baroni Raphaël (2017), "Les Rouages de l’intrigue"
- Judith Émery-Bruneau - D’un paradigme interprétatif à un paradigme critique : prolégomènes à une transformation des recherches en didactique de la littérature
- La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins
Articles récents
- Zeina Hakim & Anne Monnier - Introduction n° 7: Le texte littéraire à l’épreuve de l’image
- Jan Baetens - Enseigner Proust illustré
- Daniel Delbrassine - Genres et écriture d’invention: préparer la transposition par la comparaison entre deux formes (BD/roman) d’un récit
- Barbara Hurni-Siegrist - Accompagner des enseignant·es pour parler des illustrations: Le cas du projet «La Fontaine à l’école numérique»
- Anne Monnier, Sylviane Tinembart, Emmanuelle Vollenweider, Anouk Darme-Xu - Les images dans les livres de lecture et les anthologies scolaires (Suisse romande, 1870-1970)
Fragments herméneutiques et phénoménologiques pour une actualisation narratologique en didactique de la (trans)fiction
Fragments herméneutiques et phénoménologiques pour une actualisation narratologique en didactique de la (trans)fiction
LIMINAIRE
Dans l’introduction de son ouvrage Les rouages de l’intrigue, Raphaël Baroni (2017) reconnait sans ambages avoir fondé sa proposition épistémologique et didactique de renouvellement narratologique sur des œuvres issues du canon littéraire, plutôt que sur un corpus davantage contemporain et notamment lié au phénomène avéré de Transmedia Storytelling (Jenkins 2007; Jenkins, Ford et Greene 2013), cela à son corps défendant:
J’ai donc exclu à la fois les productions romanesques des siècles précédents, les œuvres qui appartiennent à la littérature dite «populaire», et d’autres médias dans lesquels l’intrigue occupe une place centrale: le théâtre, le cinéma, les séries télévisées, la bande dessinée, les pratiques ludiques ou vidéoludiques, voire l’interaction entre ces différents médias, qui correspond à ce phénomène qu’Henry Jenkins a récemment baptisé le «transmedia storytelling». Il ne faudrait pas conclure de cette exclusion à un défaut d’intérêt de ma part ou à un mépris pour ces objets. Bien au contraire, je suis convaincu qu’il est nécessaire d’ouvrir l’étude du récit à l’ensemble des formes narratives, qu’elles soient élitistes ou populaires, expérimentales ou conventionnelles, littéraires ou extralittéraires, verbales ou visuelles, analogiques ou numériques (Baroni 2017: 19).
C’est en reprenant à mon compte la toute dernière proposition de l’extrait qui précède que je souhaite contribuer, dans ce bref essai, à une défense étayée, didactique et surtout actualisée de la problématique contemporaine du recours aux moyens et outils1 narratologiques en classe de français/littérature, cela à partir du cas précis du contexte pédagogique qui prévaut actuellement au Québec. La très persistante (r)évolution médiatique n’est pas sans générer certaines frictions socioculturelles entre groupes et sous-groupes sociaux de plus en plus réseautés, c’est-à-dire préoccupés par leurs intérêts mutuels propres (Jenkins, Ford et Greene 2013; Grumbach 2022; Lacelle, Acerra et Boutin 2023). Cette transformation progressive de l’espace de médiatisation de l’imaginaire et de la pensée (Gervais, 2023) ne cesse de générer, dans sa foulée, de nouvelles formes, souvent hybrides, du récit littéraire (Bootz 2011; Bouchardon 2014; Brunel, Quet et Massol 2018; Brehm et Lafleur 2019). De telles métamorphoses, qui vont de l’emprunt plutôt cavalier à certains fleurons de la tradition littéraire jusqu’à de radicales délinéarisations2 augmentées du temps et de l’espace narratifs, imposent, il me semble, une réelle ouverture des corpus narratifs mobilisés en enseignement du français. En cette époque de tous les possibles, ou presque, en matière de fiction (ré)inventée, un recours, même des plus modestes, à la narratologie contemporaine et à certains de ses outils, par exemple la mise en abîme de l’intrigue, semble nécessaire, voire incontournable, afin d’aider les lecteur·rice·s - en formation ou non - à mieux participer à toutes ces nouvelles expériences du récit (Jenkins, Ito et Boyd 2013; Serafini 2022) et, surtout, à en faire véritablement sens.
Le développement fulgurant des chaînes médiatiques spécialisées telles Netflix, Amazon Prime Video, HBO ou Disney+ ou, tout aussi frappant, celui de la transfiction (St-Gelais 2011), qui s’incarne dans une multitude de formes allant de l’adaptation classique (album illustré, bande dessinée, théâtre, cinéma, etc.) à la fanfiction la plus marginale, en passant par le jeu vidéo ou le comic-con, implique nécessairement une démocratisation des expériences de la fiction narrative. Comment la classe de français/littérature, traditionnellement dédiée à l’analyse du récit3 pourrait-elle logiquement faire l’impasse sur un tel développement? Cela lui permettrait, par la même occasion, de s'inscrire logiquement dans le mouvement actuel de révision de la narratologie classique.
1- Les programmes québécois sous la loupe narratologique
Souhaiter le renouvellement de l’enseignement/apprentissage du récit contemporain de fiction (Baroni 2017; Brunel et Bouchardon 2020; Dufays 2023; Dufays et Brunel 2023) en classe de français, à partir notamment d’un corpus davantage en correspondance avec ses formes actuelles et à venir, présuppose que les pratiques didactiques qui incarnent les contenus des instructions officielles en matière de narratologie soient minimalement l’objet d’une certaine cure de jouvence. C’est du moins le cas spécifique du Québec, où lesdits programmes de français n’ont plus été mis à jour depuis 1994 au collégial, 2001 au primaire et 2006 au secondaire… On constate alors, dans leur appareillage narratologique respectif, la présence d’éléments assurément familiers, car susceptibles d’incarner une certaine rigidité formaliste.
La figure 1 qui suit synthétise assez efficacement les éléments de contenu narratologique (compétences, savoirs, outils, approches préconisées etc.) promulgués en contexte québécois au primaire et au secondaire. Sans surprise, on y retrouve les usuels «éléments constitutifs d’une histoire», «suite d’évènements», «quête d’équilibre», «schéma narratif», «cohérence et organisation» et autre «justification», autant d’items conceptuels qui imposent une approche surplombante, voire carrément structuraliste, du système narratif, et ce, tout au long du parcours scolaire québécois.
Figure 1. Un extrait de la Progression des apprentissages au secondaire (MÉLSQ, 2011) |
Dans la foulée, un examen encore plus minutieux des programmes québécois, ainsi que des progressions des apprentissages qu’on leur a associées, du moins au primaire et au secondaire, permet très rapidement d’en arriver au constat manifeste, car univoque, que les savoirs et approches didactiques liés à la narratologie y demeurent foncièrement formalistes. Cette approche traditionnelle des formes, structures et caractéristiques du récit de fiction repose effectivement sur les conventions d’un formalisme littéraire fortement arrimé aux propositions conceptuelles des Propp, Greimas, Stanzel, Todorov, Genette, Bremond et consorts. Dans ce sens, cette focalisation persistante sur le formalisme narratif4, aussi bien en réception littéraire qu’en production de fiction narrative, semble correspondre, grosso modo, à la situation qui prévaut encore dans les milieux éducatifs formels, comme le rappelle Baroni:
L’un des succès imputables à la narratologie formaliste tenait à sa capacité de forger des outils aisément mobilisables, permettant de décrire, plus ou moins objectivement et avec un vocabulaire standardisé, la manière dont les textes narratifs se structurent. Ce rendement heuristique a permis à ces outils [de] se pérenniser dans les pratiques d’enseignement: schéma actantiel, schéma quinaire, prolepses, analepses, temps, voix et modes du discours font désormais partie de la vulgate enseignée aux apprentis lecteurs (2017: 17)
On pourrait donc arguer que la destinée de la didactique du récit de fiction, sous l’influence des contingences naturelles de la pratique enseignante québécoise, s’est très rapidement métamorphosée en véritable enseignement/apprentissage d’une grammaire narrative, à l’instar de la très forte ascendance, en didactique de l’écriture, du poids constant des normes et usages grammaticaux. Conséquemment, on a vu se démultiplier en classe de français/littérature, aussi bien au primaire qu’au secondaire, les situations d’évaluation – très majoritairement sommatives – où l’élève québécois devait (re)produire, à l’aide des outils narratologiques formalistes, des discours très fortement attendus. En somme, au cours des cent dernières années, on serait passé au Québec, en matière de narratologie scolaire, d’un premier discours didactique fondé sur l’imitation du canon littéraire (Melançon, Moisan et Roy 1988) à un second, officiellement en rupture avec le premier, mais finalement – et paradoxalement – toujours «reproductif»: «…il [ l’élève ] est invité à s’inspirer des textes lus ou entendus pour, à son tour, construire un univers dans lequel il campera une mise en intrigue» (MÉLSQ 2011).
Je nuancerai quelque peu, toutefois, un constat qui peut paraitre sans appel. En effet, on retrouve certes, dans les instructions officielles du ministère de l’Éducation du Québec, quelques éléments qui peuvent être associés à une approche postclassique5 (Herman 1997; Prince 2008; Sternberg 2011, Baroni 2017) – post formaliste et post structuraliste –, de la narration de fiction. Il y est bel et bien question, par exemple, de la notion de «mise en intrigue». On souhaite visiblement que l’élève adopte une sorte de méthodologie narrative qui repose d’abord et avant tout, j’insiste, sur la reproduction formelle et sans doute monolithique du récit, évaluation oblige, plutôt que sur son analyse approfondie, ses potentialités, son éventuelle déconstruction, etc.
On demeure donc toujours loin du projet de Gerald Prince (2006): «au moyen de nouveaux instruments, de corpus élargis et d’inflexions originales, la narratologie post-classique nous encourage à identifier ou à (ré)examiner différents aspects du récit et à les (re)définir et les (re)configurer». Aucune proposition des textes officiels du Québec évoque, par exemple, la «curiosité», la «tension», les «voix» ou les «modes» narratifs (Baroni 2017 et 2020), pas plus que la «fonction» et la «signification» de la narration, le «récit comme processus» ou son «incorporation de la voix du lecteur/récepteur» (Prince 2006 et 2008).
Il semble toutefois inévitable que, sous l’influence de l’évolution massive du paysage techno médiatique, des enseignant·e·s québécois·e·s aient intégré, implicitement, certaines notions profanes, du moins aux yeux de notre ministère, ou même académiques, qui peuvent être associées à la narratologie post formaliste. Je pense, par exemple, à la relative montée en force, dans plusieurs classes de fin du secondaire, de l’autofiction et du récit autobiographique. Ces derniers aspects renversent, ou du moins questionnent, nombre de principes, codes et procédés narratifs classiques, comme le souhaite explicitement Prince, et interpellent de plus en plus la multimodalité sémiotique, notamment en contexte numérique (Brunel 2012; Lacelle, Boutin et Lebrun 2017), comme véhicule du récit (Florey, Jeanneret et Mitrovic 2019).
Espérons surtout que le tout récent rappel – juin 2023 – des programmes de français du primaire et du secondaire par l’actuel ministre de l’Éducation constituera, pour la didactique de la littérature en contexte québécois, l’occasion tant attendue de convaincre les autorités concernées de procéder enfin à un ajustement sensible des contenus des instructions officielles en matière de narratologie contemporaine. Entre rapport intuitif et rapport formaliste au récit (Baroni 2017; David 2014), ladite refonte sera l’occasion, cela s’impose, d’inscrire par exemple le recours à des outils narratifs contemporains au sein du cursus québécois. Il en va, au bout du compte, des dispositions de l’élève à (re)penser son imaginaire intrinsèque afin que celui-ci corresponde toujours mieux aux valeurs, attentes et appréhensions de son devenir (Gervais 2018).
2- Le labyrinthe comme métaphore narratologique: Vic, phénomène d'interaction narrative
Au-delà donc des écrits épistémologiques, conceptuels et ministériels, il me semble fondamental de réfléchir – notamment de façon phénoménologique (Boccaccini 2023; Dufourcq 2014) – aux ancrages pragmatiques d’une tension narrative (Baroni 2020) qui doit nécessairement justifier une certaine mobilisation – qu’elle soit formelle ou implicite – des outils proposés par l’actuel mouvement de rénovation de la narratologie. Il en va de sa contribution, notamment didactique, à la dynamique évolutive des imaginaires contemporains. Pour ce faire, j’aimerais brièvement convoquer, en deux courts tableaux (figures 2 et 3), la description synthétique d’un cas de lecteur empirique (Ahr 2010; Guillemette et Cossette 2006; Louichon 2009), bref, un phénomène individuel (Dufourcq, 2014) d’interaction narrative.
Figure 2. Un phénomène d’interaction narrative (Vic, partie I) Vic, 53 ans et parfois qualifié d’adulescent attardé, gagne très bien sa vie grâce notamment à sa maitrise relevée de la réception (lecture). En début d’adolescence, on lui impose, en classe de français, la lecture de La communauté de l’anneau, tome premier du Seigneur des anneaux de l’écrivain J.R.R. Tolkien. D’abord rebuté, il se laisse lentement prendre au piège des rouages de l’intrigue (Baroni, 2017). Narrativement séduit, Vic se tourne alors vers Les deux tours et Le retour du roi, deuxième et troisième tomes du roman, puis vers son adaptation théâtrale avec marionnettes géantes, puis encore une autre en dessins animés, puis une relecture complète de l'œuvre, puis Bilbo le Hobbit. Sans surprise et deux décennies plus tard, il profite pleinement des adaptations au grand écran de ces romans canoniques, du moins dans le registre fantastique. Toutefois, et durant tout ce temps, un texte narratif beaucoup plus colossal, réputé labyrinthique, mythique, voire inextricable, attire Vic sans qu’il ne se sente capable d’y entrer… |
«Plus qu’un simple lieu imaginé, le labyrinthe est un imaginaire» écrit B. Gervais (2008: 23). Si cela se confirme, tel que nous le pensons, la conjugaison de la mécanique et de l’essence de l’intrigue narrative propre aux œuvres de fiction est une sorte de labyrinthe de l’imaginaire, un monde possible parmi des mondes possibles – Possible Worlds – (Pavel 1988; Ryan 1991; Schaeffer 1999; Bell et Ryan 2019; Lavocat 2019; Bell 2019; Martin 2019). Tolkien, en l'occurrence, ne viendra jamais à bout de son imaginaire labyrinthique, finalement rejoint par le minotaure temporel. En effet, il faudra plusieurs décennies à son fils Christopher pour achever son Possible World. Or une véritable fin est-elle narrativement souhaitable ? «Le labyrinthe et la fin se rejoignent dans leur capacité à faire entendre nos appréhensions les plus graves sur le monde et son destin» (Gervais 2008: 197). Au-delà de ce questionnement en spirale, il n’en demeure pas moins que les récepteur·rice·s de la fiction narrative en arrivent invariablement, quelle que soit l’intrigue à dénouer, au même dilemme narratif: sortir du récit ou le prolonger aussi longtemps que possible, briser le cycle ou le faire durer.
Figure 3. Un phénomène d’interaction narrative (Vic, partie II) Novembre 2022. Vic s’est enfin décidé: il ouvre son édition anglaise de The Silmarillion. Heureux hasard, il tombe sur la carte – en insertion – du royaume mythique de Beleriand. Il entre dans l’archi labyrinthe de Tolkien: son legendarium. Plus d’une année passe et Vic y est toujours. Il dispose toutefois d’un support techno numérique qui lui permet d’évoluer, plus ou moins subjectivement, à travers un faisceau très complexe de nœuds, tensions et rouages trans narratifs. En effet, Vic se tourne vers The Nerd of the Ring, un booktubeur qui, comme son nom le laisse entendre, se révèle exégète du legendarium. Dans la foulée, Vic découvre The Tolkien Gateway, un wiki dédié aux mondes possibles de l’univers tolkienien. Il décèle aussi une présentation vidéo de L’atlas de la Terre du Milieu, cartographie de la géographie imaginée par Tolkien, puis se procure l’ouvrage en question. Insatiable, ou presque, Vic amplifie alors son intense déambulation narrative: lectures du Silmarillion en traduction française6, de la carte du Beleriand7, de La chute de Gondolin8, de Beren et Luthien9, de The Making of Middle-Earth. The Worlds of Tolkien and The Lord of the Rings10 et même d’un très universitaire Tolkien et les sciences11. Vic s’enfonce de plus en plus loin dans un espace-temps transfictionnel où des points de repère narratologiques se révèlent indispensables. |
La description de ce cas, tout à fait réel, de récepteur reconnu comme expert, mais volontairement captif du legendarium tolkienien, cherche à exemplifier le plus clairement possible, malgré sa singularité apparente, la prévalence confirmée de l’imaginaire – et donc du récit – comme besoin intrinsèque de l’existence (Gervais 2008; 2018; 2023). Un état de fait qui présuppose nécessairement un recours, même infime, à la narratologie, à ses outils et/ou à ses accointances épistémologiques lorsqu’on se retrouve plongé dans tout labyrinthe narratif, quelle qu’en soit l’envergure.
De là à amorcer l’actualisation du socle narratologique en classe de français/littérature, il n’y a, il me semble, qu'une distance millimétrique à franchir. Un tel devoir didactique semble d’autant plus évident et fondamental dans un contexte social que l’on devrait qualifier, désormais, de posthumaniste (Braidotti et Hlavajova 2018; Boutin 2019), et ce, dans le sens précis d’un «au-delà de l’humanisme» qui ne rejette en rien ce dernier et qui, surtout, relativise davantage le rôle de l’humain au sein de l’écosystème global (Besnier 2009; Braidotti 2013; Baquiast 2014). Y cohabitent maintenant, en guise d’illustration, des pratiques analogiques et/ou numériques du récit où la démultiplication, l'hybridation, la mise en communauté par réseau, le moissonnage par algorithme et la virtualisation entrent dans le jeu omniscient de la fiction narrative (Bouchardon 2014; Brunel 2021; Grumbach 2022; Lacelle, Acerra et Boutin 2023).
Or à quoi pourrait donc ressembler cette actualisation posthumaniste que je souhaite vivement à la classe de français/littérature québécoise, notamment en matière de narratologie? Les lignes qui suivent esquisseront, encore trop sommairement car la réflexion disciplinaire reste en ébullition, les grandes lignes d’un projet à consolider collectivement.
3- Quelles épistémologies, quels outils, quelles dispositions?
Spéculative il y a encore quelques années, force est de constater, à partir de l’exemple du récepteur Vic, que la théorie des mondes possibles en fiction correspond désormais à des pratiques réelles et signifiantes de la fiction narrative. Ces dernières sont d’ailleurs exacerbées par l’omniprésence du numérique qui les propulse dans des directions toujours plus inédites et novatrices (Bouchardon 2014; Brunel et Bouchardon 2020). Pour ces raisons éminemment pragmatiques, elle devrait être convoquée en enseignement formel du récit. De tels mondes possibles, en tant qu'univers fictionnels autonomes, possèdent chacun une valeur plausible et potentielle de vérité – une ontologie – qui transcende le monde fictif sous-tendu par l’articulation concrète de la narration (Pavel 1988).
D’ailleurs, Alice Bell (2019) fait remarquer que les fictions numériques se nourrissent assez systématiquement de cette ambiguïté ontologique, utilisant le virtuel numérique pour se jouer constamment de la frontière entre fiction et réalité. En fait, il m’apparait manifeste que les univers narratifs ontologiquement crédibles, par exemple le fameux legendarium de Tolkien, font mouche précisément parce qu’ils rendent plausible toute la densité de leur réseau propre d’intrigues par la création interne d’un ensemble de lois intelligibles qui respectent en tout temps l’intelligence (Martin 2019) tout comme l’imaginaire (Gervais 2023) et la subjectivité des lecteur·rice·s.
Toujours dans cette veine de l’ontologie narrative, Lavocat (2019) démontre comment, dans les multivers à vocation ludique, les environnements «multijoueurs» et les jeux à joueur unique, la trame narrative est constamment refaçonnée, remodelée, remixée par l’interaction de l’acteur – le récepteur/producteur – avec l’intelligence artificielle qui régit l’ensemble du récit-jeu. Ces «néo» formes de la narration, et toutes celles à venir, nécessitent donc qu’on ait recours à des clés narratives de compréhension et d’intégration – en élaboration – qui s’éloignent, sans toutefois les rejeter, des seuls outils formalistes et structuralistes – lire… humanistes – et qui, surtout, permettent aux lecteur·rice·s de mieux discerner et disséquer le sens qui y est mis en jeu (Prince 2006).
D’autre part, une didactique revampée de la littérature devrait nécessairement convoquer davantage des propositions conceptuelles résistantes, objectivantes et oh combien actuelles, mais fortement marginales en classe, du moins au Québec. Il est avéré, par exemple, que l’identification et surtout la prise en considération, par les lecteur·rice·s et/ou producteur·rice·s de récits, des stéréotypes narratifs facilitent, densifient et relancent leurs pratiques de la fiction (Brehm et Lafleur 2019; Dufays et Kervin 2010 et 2020; Dufays, Gemenne et Ledur 2015).
Je retiens d’abord, sans aucune surprise, la transfiction / transfictionnalité (Besson, 2007; Ryan, 2007; St-Gelais, 2011), appelée Transmedia Storytelling (Jenkins, 2007; Jenkins, Ford and Green, 2013) dans le monde anglo-saxon. Autant pour sa pertinence en tant que telle que pour son apport à une approche postclassique de la narratologie, la transfiction permet notamment de 1- cartographier la trajectoire (multi)médiatique d’un récit premier qui génère toute une arborescence de récits seconds, tiers, etc., 2- identifier et analyser les métamorphoses que les récits de ce nouveau réseau – et leurs différentes composantes narratives (tension, voix, modes, processus, etc.) proposent au récepteur, 3- relancer éventuellement cette chaîne d’histoires filiales par la production, grâce à différents outils narratifs, de nouvelles intrigues, de nouveaux cadrages et séquences, de nouvelles narrations, tensions, et dualités, etc. D’ailleurs, une seconde proposition qu’il me semble importante d’appeler en classe permet d’explorer avec encore plus de finesse et de profondeur l’évolution narrative des différentes œuvres de (trans)fiction: la mimèsis aristotélicienne (Ricoeur 1983; Baroni 2010), associée à la stéréotypie littéraire (Dufays 2010; Dufays et Kervyn 2010 et 2020; Daignault 2010; Connan-Pintado 2019). On pourra évidemment réserver pour le second cycle du secondaire un tel regard analytique sur la (re)production par leur appropriation, par exemple, de la diégèse, de l’intrigue et autres tensions.
En fin de parcours primaire, il serait même souhaitable de densifier cette longue et lente exploration de l’imaginaire, amorcée avant même le début de la scolarisation, voire dès le berceau, par une approche de lecture dialogique, qui tente précisément, et progressivement, d’aider les élèves à mieux discriminer, notamment à partir du matériel narratif et de ses différents outils, la vraisemblable objectivé de ce qui relève plutôt du fictif12. Dans ce cas précis, on suggère de discuter, à partir des récits de (semi)fiction historique, des différents rapports qui s'inscrivent entre discours savants et discours profanes dans l’élaboration de la mémoire et de la conscience collectives (Éthier et Lefrançois 2021). Bref, ces quelques approches ont chacune le mérite de proposer aux élèves une riche grille réflexive qui, adéquatement transposée en didactique de la fiction narrative, peut réellement contribuer à consolider leur rapport individuel et partagé aux récits qu’ils croisent tout au long de leur parcours scolaire, certes, mais aussi de leur vie adulte.
Une toute dernière piste d’émulation mérite, à mon avis, son paragraphe: la multimodalité13 narrative (Lacelle, Boutin et Lebrun, 2017; Serafini 2022). Rappelons d’abord les propos visionnaires de David Herman lorsqu’il précisait que «la narratologie peut maintenant s’employer pour désigner toute approche raisonnée de l’étude du discours narrativement organisé, qu’il soit littéraire, historiographique, conversationnel, filmique ou autre» (Herman 1997: 27).
Évoquant implicitement les travaux fondateurs du New London Group (1996), Herman ouvre ainsi la porte à la rencontre de l’épistémologie narratologique avec la sémiotique sociale. Comme le démontre Kress (1997; 2010) et tou·te·s les autres chercheur·euse·s qui le suivront, les unités de sens sont intrinsèquement polymorphes et les registres de signes qui les constituent interagissent pour mieux concrétiser et véhiculer le sens, et ce, aussi bien du côté sensoriel-perceptif que de manière cognitivo-affective. La transaction du sens entre les individus repose alors sur les différentes ressources sémiotiques, qui servent de véhicule aux modes porteurs du sens. Tous les récits du désormais vaste spectre narratif, qu’ils soient «traditionnels», davantage contemporains ou de l’extrême avant-garde, n’échappent plus à cette dynamique formelle intrinsèquement sémiotique et, dans ce sens, le travail de décryptage, de compréhension et d’intégration des signes, codes, modes et langages (Lacelle, Acerra et Boutin 2023; Serafini 2022) ne peut vraiment être accompli qu’avec la convocation de l’appareil conceptuel et des outils d’une narratologie actualisée.
Conclusion
Le lecteur en formation – formelle ou informelle – a plus que jamais besoin, en cette époque où pullulent tous les imaginaires (Gervais 2018) et encore tant d’autres à venir en autant de métavers (Lacelle, Acerra et Boutin 2023), de repères narratologiques. L’enseignement/apprentissage de la fiction narrative doit alors léguer à ce récepteur (inter/hyper)actif d’indispensables moyens de compréhension, certes, mais aussi de réaction et surtout d’engagement réel avec le fait fictionnel, car il en va de son rapport au monde qui a été, qui est, et qui, bien sûr, vient. Bref, son rapport au temps comme triple expérience du récit narratif (Picard 1989; Florey et Cordonier 2020): déchiffrement, fictionnalisation et mise hors-temps (mythification) du temps. Voilà, à mon humble avis, l’un des devoirs disciplinaires parmi les plus pressants pour le champ disciplinaire concerné.
Or il ne faudrait surtout pas se contenter de reproduire – assez bêtement – les pratiques cristallisées du passé à l’occasion d’une telle reconfiguration de la didactique du récit, c’est-à-dire remplacer, sans considération à l’égard de l’histoire scolaire des dernières décennies, une «grammaire» par une autre. Le préfixe post, dans «posthumanisme» comme dans «narratologie post classique», implique, j’ose le rappeler, de façon intrinsèque, et à partir des acquis d’hier et de jadis, de faire plus et surtout de faire mieux. Je ne voudrai jamais, personnellement, d’une classe de littérature où les élèves seront évalués, encore et toujours, en fonction de leur seule capacité à accumuler et à recracher sans raisonnement ancré, ni signifiance réelle pour leur propre imaginaire, des savoirs narratologiques manifestement déconnectés, tout aussi postclassiques qu’ils soient. Mieux vaudra alors, pour l’imaginaire individuel, de se perdre sans fin dans le labyrinthe de son choix.
Bibliographie
Acerra, Eleonora (2019), Les applications littéraires pour la jeunesse. Œuvres et lecteurs, thèse de doctorat, Montpellier, Université Paul Valéry.
Alber, Jan et Monika Fludernik (dir.) (2010), Postclassical Narratology: Approaches and Analyses, Columbus, Ohio State University Press.
Ahr, Sylviane (2009), D’une lecture empirique à une lecture subjective argumentée: quels processus cognitifs et langagiers mobiliser ?, Genève, Unige: https://www.unige.ch/litteratures2010/contributions_files/Ahr%202010.pdf
Baquiast, Jean-Paul (2014), Ce monde qui vient: sciences, matérialisme et posthumanisme au XXIe siècle, Paris, L'Harmattan.
Baroni, Raphaël (2020), «Tension narrative», in Un dictionnaire de didactique de la littérature, N. Brillant Rannou, F. Le Goff, M.-J. Fourtanier et J.-F. Massol (dir), Paris, Honoré Champion, p. 266-269.
Baroni, Raphaël (2017), Les rouages de l’intrigue. Les outils de la narratologie postclassique pour l’analyse des textes littéraires, Genève, Slatkine.
Baroni, Raphaël (2010), «Ce que l’intrigue ajoute au temps. Une relecture critique de Temps et récit de Paul Ricœur», Poétique, n° 163, p. 361-382.
Besnier, Jean-Michel (2009), Demain les posthumains: le futur a-t-il encore besoin de nous ? Paris, Fayard.
Bell, Alice (2019), «Digital Fictionality: Possible Worlds Theory, Ontology, and Hyperlinks», in Possible Worlds Theory and Contemporary Narratology, Bell, Alice et Marie-Laure Ryan (dir.), Lincoln, University of Nebraska Press, p. 249-271.
Boccaccini, Frederico (dir.) (2023), Phénoménologie de l’action. Perspectives contemporaines sur l’agentivité et le sujet, Leiden, Brill.
Bootz, Philippe (2011), «La littérature numérique en quelques repères», in Lire dans un monde numérique, C. Bélisle (dir.), Presses de l’enssib. https://doi.org/10.4000/books.pressesenssib.1095
Bouchardon, Serge (2014), La valeur heuristique de la littérature numérique, Paris, Hermann.
Boutin, Jean-François (2019), «Posthumanisme, éducation et littératie multimodale et médiatique: une injonction», R2LMM, vol. 10, https://doi.org/10.7202/1065533ar
Boutin, Jean-François et Virginie Martel (2021), «Le roman graphique - bande dessinée - historique: entre discours profane et discours savant… une lecture dialectique» , in Mondes profanes. Enseignement, fiction et histoire (deuxième édition revue et augmentée), M.-A. Éthier et D. Lefrançois, p. 281-295.
Braidotti, Rosi (2013), The Posthuman, Cambridge, Polity Press.
Braidotti, Rosi et Maria Hlavajova (dir.) (2018), Posthuman Glossary, Londres, Bloomsbury.
Besson, Anne (2007), La fantasy, Paris, Klinksieck.
Brehm, Sylvain et Maude Lafleur (dir.) (2019), Formes et enjeux de la transmission dans les fictions contemporaines pour adolescents et adolescentes, Montréal, Nota bene.
Brunel, Magali (2021), L'enseignement de la littérature à l'ère du numérique. Études empiriques au collège et au lycée, Rennes, PUR.
Brunel, Magali et Serge Bouchardon (2020), «Enseignement de la littérature numérique dans le secondaire français: une étude exploratoire», R2LLM, vol 11, https://www.erudit.org/fr/revues/rechercheslmm/2020-v11-rechercheslmm05499/1071476ar/
Brunel, Magali, François Quet et Jean-François Massol (dir.) (2018), L'enseignement de la littérature avec le numérique, Bruxelles, Peter Lang.
Connan-Pintado, Christiane (2019), «Stéréotypes et littérature de jeunesse», Hermès, n° 83, p. 105 à 110.
Daignault, Marie-Christine, (2010), La stéréotypie ou l'art de persuader, mémoire de maitrise, Saguenay, Université du Québec à Chicoutimi.
David, Jérôme (2014), «Chloroforme et signification: pourquoi la littérature est-elle si soporifique à l’école ?», in Les passions en littérature. De la théorie à l’enseignement, R. Baroni et A. Rodriguez (dir.), Études de Lettres, n° 295, p. 19-32.
Denizot, Nathalie (2013), La scolarisation des genres littéraires (1802-2010), Bruxelles, Peter Lang.
Dufays, Jean-Louis (2023), «Innover en didactique de la littérature: pourquoi ? Comment ? À quelles conditions ? Avec quels effets ? Retour sur trente années d’expériences», Tréma, n° 59, https://doi.org/10.4000/trema.8070
Dufays, Jean-Louis (2010 [1994]), Stéréotype et lecture. Essai sur la réception littéraire, Bruxelles, Peter Lang.
Dufays, Jean-Louis et Magali Brunel (2023), «Innovations en lecture et en écriture littéraires. Questions et perspectives pour la recherche en didactique du français», Tréma, n° 59, https://doi.org/10.4000/trema.8085
Dufays, Jean-Louis, Louis Gemenne et Dominique Ledur, (2015 [1996]), Pour une lecture littéraire. Histoire, théories, pistes pour la classe, Bruxelles, De Boeck.
Dufays, Jean-Louis et Béatrice Kervyn (2020), «Stéréotype», in Un dictionnaire de didactique de la littérature, N. Brillant Rannou, F. Le Goff, M.-J. Fourtanier et J.-F. Massol (dir.), Paris, Honoré Champion, p. 197-200.
Dufays, Jean-Louis et Béatrice Kervyn (2010), «Le stéréotype, un objet modélisé pour quels usages didactiques ?», Éducation et didactique, vol. 4, n° 1, p. 53-80.
Dufourcq, Annabelle (dir.) (2016), Est-ce réel? Phénoménologies de l’imaginaire, Leiden, Brill.
Éthier, Marc-André et David Lefrançois (dir.) (2021), Mondes profanes. Enseignement, fiction et histoire (deuxième édition revue et augmentée), Québec, PUL.
Florey, Sonya et Judith Émery-Bruneau (2023), «Innover en didactique de la poésie: quelle pérennité ?», Tréma, n° 59, https://doi.org/10.4000/trema.8289
Florey, Sonya et Noël Cordonier (2020), «Temporalités de la lecture», in Un dictionnaire de didactique de la littérature, N. Brillant Rannou, F. Le Goff, M.-J. Fourtanier et J.-F. Massol (dir), Paris, Honoré Champion, p. 321-322.
Gervais, Bertrand (2008), La ligne brisée. Logiques de l’imaginaire, tome II, Montréal, Le Quartanier.
Gervais, Bertrand (2018), «L’imaginaire contemporain: plongées et contreplongées», in Soif de réalité: plongées dans l’imaginaire contemporain, B. Gervais et al. (dir.), Québec, Nota Bene, p. 7-15.
Gervais, Bertrand (2023), Un imaginaire de la fin du livre. Littérature et écrans, Montréal, Presses de l’Université de Montréal.
Guillemette Lucie et Josiane Cossette (2006), «La coopération textuelle», in Signo [en ligne], L. Hébert (dir.), http://www.signosemio.com/eco/cooperation-textuelle.asp
Grumbach, Stéphane (2022), L'empire des algorithmes. Une géopolitique du contrôle à l'ère de l'anthropocène, Paris, Armand Colin.
Herman, David (1999), Narratologies: New Perspectives on Narrative Analysis, Columbus, Ohio State University Press.
Herman, David (1997), «Scripts, Sequences, and Stories: Elements of a Postclassical Narratology», PMLA, n° 112 (5), p. 1046-1059.
Jenkins, Henry (2007), «Transmedia Storytelling 101», Pop Junctions, http://henryjenkins.org/2007/03/transmedia_storytelling_101.html#sthash.gSETwxQX.dpuf
Jenkins, Henry, Sam Ford et Joshua Green (2013). Spreadable Media: Creating Value and Meaning in a Networked Culture, New-York, NYU Press.
Jenkins, Henry, Mizumo Ito et Danah Boyd (2015). Participatory Culture in a Networked Era: A Conversation on Youth, Learning, Commerce, and Politics, Cambridge, Polity Press.
Kress, Gunther (2010), Multimodality, Londres, Routledge.
Kress, Gunther (1997), Before Writing: Rethinking the Paths to Literacy, Londres, Routledge
Lacelle, Nathalie et Jean-François Boutin (2020), «Multimodal, Multimodalité», in Un dictionnaire de didactique de la littérature, N. Brillant Rannou, F. Le Goff, M.-J. Fourtanier et J.-F. Massol (dir.), Paris, Honoré Champion, p. 158-162.
Lacelle, Nathalie, Eleonora Acerra et Jean-François Boutin (2023), «Compétence numérique, réception et production de contenu. Conceptualisation, manifestations et projections», in La compétence numérique en examen (titre provisoire), F. Michelot et S, Collin, Québec, PUQ (sous presse).
Lacelle, Nathalie, Jean-François Boutin et Monique Lebrun (2017), La littératie médiatique multimodale appliquée en contexte numérique: outils conceptuels et didactiques, Québec, Presses de l’Université du Québec
Langlade, Gérard (2004), «Sortir du formalisme, accueillir les lecteurs réels», Le français d’aujourd’hui, n° 145, p. 85-96.
Lavocat, Françoise (2019), «Possible Worlds, Virtual Worlds», in Possible Worlds Theory and Contemporary Narratology, Bell, Alice et Marie-Laure Ryan (dir.), Lincoln, University of Nebraska Press, p. 272-295.
Louichon, Brigitte (2009), La littérature après coup: contribution à une théorisation du sujet lecteur, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.
Martin, Thomas L. (2019). «As Many Worlds as Many Artists: Possible Worlds Theory and the Literature of Fantasy», in Possible Worlds Theory and Contemporary Narratology, Bell, Alice et Marie-Laure Ryan (dir.), Lincoln, University of Nebraska Press, p. 201-224.
Melançon, Joseph, Clément Moisan et Max Roy (1988), Le discours d'une didactique. La formation littéraire dans l'enseignement classique au Québec (1852-1967), Québec, Nuit blanche éditeur.
MÉQ (2006), Programme de formation de l’école québécoise. Enseignement secondaire, premier cycle, Québec, Gouvernement du Québec.
MÉQ (2001), Programme de formation de l’école québécoise.Enseignement primaire, Québec, Gouvernement du Québec.
MÉSLQ (2011), Progression des apprentissages au primaire. Français, langue d’enseignement, Québec, Gouvernement du Québec.
MÉSLQ (2011), Progression des apprentissages au secondaire. Français, langue d’enseignement, Québec, Gouvernement du Québec.
MÉLSQ (2007), Programme de formation de l’école québécoise. Enseignement secondaire, deuxième cycle, Québec, Gouvernement du Québec.
New London Group (1996), «A Pedagogy of Multiliteracies: Designing Social Futures», Harvard Educational Review, vol. 66, n° 1, p. 60-92.
Pavel, Thomas (1988), Univers de la fiction, Paris, Seuil.
Picard, Michel (1989), Lire le temps, Paris, Minuit.
Prince, Gerald (2008), «Classical and/or Postclassical Narratology», Esprit Créateur, n° 48 (2), p. 115-123.
Prince, Gerald (2006), «Narratologie classique et narratologie post-classique», Vox Poetica, http://www.vox-poetica.org/t/articles/prince.html
Rabatel, Alain (2004), Argumenter en racontant. (Re)lire et (ré)écrire les textes littéraires, Bruxelles, de Boeck.
Ricœur, Paul (1983), Temps et récit 1, Paris, Seuil.
Ryan, Marie-Laure (2007), «La transfictionnalité dans les médias», in La fiction ? suites et variations, R. Audet et R. Saint-Gelais (dir.), Québec, Nota Bene, p. 131-153.
Ryan, Marie-Laure (1991), Possible Worlds, Artificial Intelligence and Narrative Theory, Bloomington, Indiana University Press.
Ryan, Marie-Laure et Alice Bell (2019), «Introduction», in Possible Worlds Theory and Contemporary Narratology, Bell, Alice et Marie-Laure Ryan (dir.), Lincoln, University of Nebraska Press, p. 1-46.
St-Gelais, Richard (2011), Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil.
Schaeffer, Jean-Marie (1999), Pourquoi la fiction ? Paris, Seuil.
Serafini, Frank (2022). Beyond the Visual: An Introduction to Researching Multimodal Phenomena, New-York, Teachers College Press.
Serafini, Frank (2013), Reading the Visual: An Introduction to Teaching Multimodal Literacy, New-York, Teachers College Press.
Sternberg, Meir (2011), «Reconceptualizing Narratology. Arguments for a Functionalist and Constructivist Approach to Narrative», Enthymema, n° 4, p. 35-50.
Pour citer l'article
Jean-François Boutin, "Fragments herméneutiques et phénoménologiques pour une actualisation narratologique en didactique de la (trans)fiction", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/fragments-hermeneutiques-et-phenomenologiques-pour-une-actualisation-narratologique-en-didactique-de-la-trans-fiction
Voir également :
Représenter sa réception d’un texte littéraire en images avec Midjourney: analyse des attentes des élèves et des productions générées par l’intelligence artificielle générative
L’article se propose d’interroger les rapports entre textes et images d’un corpus de productions numériques générées par le programme d’intelligence artificielle Midjourney.
Représenter sa réception d’un texte littéraire en images avec Midjourney: analyse des attentes des élèves et des productions générées par l’intelligence artificielle générative
lntroduction
L’avènement rapide des intelligences artificielles dans divers domaines de la société, de la culture et de l’art a profondément bouleversé les milieux culturels et éducatifs, en renouvelant des questions concernant, entre autres, la portée créative et l’esthétique des productions générées par les machines (Ganascia, 2017; Manovic, 2018), leur originalité et auctorialité (Bensamoun, 2020), leurs configurations sociotechniques (Velkovska et Relieu, 2021) et leurs démarches herméneutiques (Roberge et Lebrun, 2023). Dans les milieux éducatifs, sont soulevés, en plus d’enjeux éthiques et critiques (voir, entre autres, Collin et Marceau, 2021), des questionnements didactiques, liés, d’une part, aux compétences littéraciques et médiatiques nécessaires pour analyser des messages générés par le biais d’interactions humain-machine, d’autre part, à la manière dont les savoirs littéraires sont acquis, mobilisés ou réinvestis en travaillant avec les machines.
Inscrite dans une réflexion concernant la formation du sujet-lecteur/scripteur numérique et dans une démarche exploratoire d’analyse des productions générées par les intelligences artificielles, notre contribution se propose d’interroger un corpus de productions numériques générées dans une classe québécoise de 3e année de secondaire dans le cadre d’une activité de production et réception littéraires réalisée avec Midjourney, un programme d’intelligence artificielle générative (Gozalo-Brizuela et Garrido-Merchán 2023) qui permet de créer des images à partir de commandes textuelles. Dans un premier temps, nous examinerons les attentes que les élèves expriment par rapport à la capacité de l’intelligence artificielle à traduire en images des textes, en l’occurrence issus d’œuvres littéraires, pour ensuite observer l’analyse qu’iels feront des images tant par rapport au texte de départ qu’à leurs attentes initiales. Dans un deuxième temps, en nous intéressant aux images produites par Midjourney, nous chercherons à déterminer quelles formes de collaboration, de redondance ou de disjonction iconotextuelles (Van der Linden 2006; 2008; Nikolajeva et Scott 2006) semblent mises en œuvre dans le traitement de l’extrait sous forme d’images proposées par le logiciel d’intelligence artificielle générative.
1. Repères théoriques
1.1. Les intelligences artificielles génératives et leurs commandes
De plus en plus utilisées dans différents domaines, allant de la traduction au marketing, de l’art numérique à la médecine, les intelligences artificielles génératives se caractérisent par l’exploitation de modèles linguistiques et d’apprentissage automatique qui permettent de produire de nouveaux contenus à partir de ressources médiatiques existantes, comme des textes, des éléments graphiques, des contenus audios ou vidéos (Jovanović et Campbell 2022). En fonction des technologies et des logiciels, les intelligences artificielles génératives parviennent, par exemple, à générer des textes à partir d’autres textes, comme le fait ChatGPT, mais également à partir de vidéos (voir, par exemple, Phenaki), de contenus sonores (voir, par exemple, Jukebox) ou même de formules scientifiques (voir, par exemple, Galactica). D’autres intelligences artificielles génératives, en revanche, utilisent des données textuelles pour créer des images bidimensionnelles, à l’instar de Midjourney ou de Dall·e, ou tridimensionnelles (voir, par exemple, les productions possibles avec Dreamfusion). Ces données textuelles, dites prompts, sont à considérer comme de véritables instructions, en langage naturel, visant à enclencher une analyse de la part de l’intelligence artificielle et à orienter le rendu final (Lou, Zhang et Yin 2023)1.
Selon différentes analyses portant sur l’ingénierie des prompts, pour que l’intelligence artificielle puisse se servir de sa capacité d’analyse linguistique et d’autoapprentissage, remplissant ainsi la tâche demandée par l’utilisateur·rice, ces indications textuelles doivent avoir un certain nombre de caractéristiques: par exemple, être cohérentes tout au long du processus de négociation avec l’intelligence artificielle, suffisamment diversifiées pour provoquer des variations et clairement orientées vers une forme d’apprentissage de la machine (Lou, Zhang et Yin 2023). En ce qui concerne la génération d’images à partir de textes, à laquelle nous nous intéressons plus particulièrement dans le cadre de cette contribution, d’autres paramètres nécessitent d’être pris en compte. En s’appuyant sur différentes expériences, Liu et Chilton (2022) ont notamment constaté qu’une interaction réussie avec l’intelligence artificielle, c’est-à-dire menant à un résultat en accord avec les instructions fournies, implique, entre autres, l’utilisation de mots-clés identifiant le thème de l’image et le style artistique souhaités, la génération de plusieurs images d’essai et la sélection de thèmes dont le niveau d’abstraction s’arrime à celui du style choisi. Oppenlaender (2023) a, de son côté, élaboré une typologie de modificateurs de commandes susceptibles de faire varier le résultat et d’être exploités dans une visée artistique. Le premier type de modificateurs concerne l’identification d’un ou plusieurs sujets de l’image, qui permettent d’indiquer à l’intelligence artificielle le ou les objets souhaités: si la définition de ces éléments «est essentielle pour contrôler le processus de génération de l’image» (Oppenlaender 2023, notre traduction), elle n’est pas une condition nécessaire pour enclencher le processus et certains auteur·rice·s peuvent donner aux intelligences artificielles des instructions portant uniquement sur le style. Le deuxième type concerne justement le style et donc l’identification de courants, périodes et écoles artistiques, ou bien d’artistes, matériaux, techniques ou supports sur lesquels l’utilisateur·rice souhaite voir représentée l’image générée par l’intelligence artificielle. Le troisième implique le réinvestissement d’une ou plusieurs images d’essai en guise de nouvelles commandes: dans ce cas, l’intelligence artificielle est censée profiter de ses capacités d’autoapprentissage et élaborer des variations sur le thème de ses premières propositions, en reconfigurant ou enrichissant l’image initialement générée. Le quatrième modificateur concerne l’utilisation d’«amplificateurs de qualité», que l’utilisateur·rice peut mobiliser pour «augmenter les qualités esthétiques et le niveau de détail des images» (Oppenlaender 2023, notre traduction): iel peut, par exemple, demander aux intelligences artificielles de produire une image «avec des couleurs sublimes» ou «digne d’un prix d’art contemporain» (Oppenlaender 2023, notre traduction), en laissant donc à la machine la possibilité d’exprimer une représentation algorithmique de la beauté ou de la légitimité artistique. Le cinquième concerne la répétition de termes qui permettent de renforcer les associations sémantiques que l’intelligence artificielle est en mesure d’établir. Enfin, le dernier type de modificateurs concerne l’introduction de termes dits «magiques», soit sémantiquement distants du sujet de la commande et se référant, par exemple, à des qualités non visuelles, comme le toucher ou l’ouïe (Oppenlaender 2023).
Ces différentes caractéristiques et variables des prompts susceptibles de conditionner l’interaction avec les intelligences artificielles, ainsi que leurs productions, ont déjà mené à interroger la portée artistique de l’écriture des commandes («Is writing prompts really making art?», se demandent McCormack et collègues) et les compétences nécessaires pour les rédiger (Korzynski et al. 2023). D’autres questions ont ciblé plus largement les capacités artistiques et créatives des intelligences artificielles génératives ainsi que la nature des productions générées. Décrites tantôt comme des «machines à plagiat» (Chomsky, Roberts et Watumull 2023), tantôt comme des technologies porteuses d’une «créativité artificielle» (Gefen 2023), les intelligences artificielles génératives créent des contenus dont le statut et la genèse demeurent partiellement opaques. À cet égard, que se passe-t-il lorsque le prompt est une citation littéraire? Comment, plus particulièrement, se comporte une intelligence artificielle générative comme Midjourney, qui crée des images à partir de textes, lorsque la commande ne mentionne pas des objets ou des styles artistiques ou encore lorsqu’elle comporte des énoncés métaphoriques ou un langage symbolique? Comment analyse-t-elle l’extrait? Cherche-t-elle à le situer par rapport au cotexte ou, plus largement, par rapport à l’œuvre dont il est issu? Quelles formes de collaboration, de redondance ou de disjonction iconotextuelles (Van der Linden 2006; 2008; Nikolajeva et Scott 2006) peut-on constater? Sur quels indices sémantiques ou thématiques semble-t-elle fonder sa transposition iconique? Peut-on identifier, dans ses démarches de traitement et de reconfiguration des données textuelles, des choix, des parcours ou des reconfigurations algorithmiquement subjectifs?
1.2. Les intelligences artificielles et l’expression de la subjectivité lectorale
Si une intelligence artificielle générative comme Midjourney est appelée à interpréter des données textuelles, l’usager·e qui les a saisies se doit d’analyser à son tour les productions qu’elle génère à partir de ses instructions. Comment les reçoit-iel? Recherche-t-iel des échos des textes de départ ou bien considère-t-iel comme acceptables des transpositions très éloignées des univers, narratifs et stylistiques, des textes de départ? Négocie-t-iel avec le logiciel pour parvenir à des productions plus proches de ses images mentales? Répondre à ces questions et interroger la réception que les élèves font des propositions de Midjourney revient non seulement à examiner comment iels procèdent lorsqu’iels analysent conjointement des images et des textes, mais également à observer comment iels expriment leur subjectivité lectorale (Langlade 2006) dans l’interaction avec la machine. Nous supposons, en effet, que le cadre technologique offert par les intelligences artificielles génératives et le processus de négociation auquel elles invitent pourraient constituer un nouvel espace d’expression de la subjectivité lectorale, dont les manifestations seraient à la fois issues de ressources et processus cognitifs, épistémiques, socioculturels, psychoaffectifs propres à chaque individu, et de conditions matérielles, discursives et techniques propres aux environnements numériques génératifs, qui baliseraient et détermineraient les horizons de production et de réception. À cet égard, si les intelligences artificielles génératives conditionnent l’agir du sujet en fonction de leurs caractéristiques et propriétés algorithmiques, elles lui permettent également d’agir subjectivement, par exemple au moment de la sélection et de la saisie d’une information textuelle pour la machine, lors de l'analyse des résultats, ou encore lors de la réévaluation éventuelle des consignes à l’aune de ses réactions, intuitions, curiosités, désirs, intentions et attentes propres. Dans cette perspective, les logiciels d’intelligences artificielles génératives et les processus informatiques sur lesquels ils reposent ne se limiteraient pas à influencer les manifestations de subjectivité, mais ils les détermineraient, les opérations prédictives et performatives de traitement, moissonnage et analyse des données textuelles venant reconfigurer le regard que le lecteur porte sur le texte, voire conditionner — ou programmer informatiquement — sa manière de le lire, de le comprendre, de le penser. Le sujet-lecteur numérique (Robinson 2022; Andrejevic 2020; Kiepas 2020) s’exprimerait ainsi au sein et par le biais d’un inconscient algorithmique, qui «brouillerait, briserait et reformaterait» (Beller 2021: 50) les modes d’expression de sa subjectivité. Plus précisément, l’activité fictionnalisante du sujet-lecteur numérique (ses concrétisations imageantes, ses jugements axiologiques, ses activations fantasmatiques, ses perspectives de cohérence mimétique) (Langlade 2006) s’appuierait aussi bien sur une reconfiguration personnelle du texte que sur l’anticipation des potentialités créatives de l’intelligence artificielle générative.
2. Méthodologie
2.1. Design de la recherche
L’expérience ici analysée a été élaborée dans le cadre du projet de recherche-action Multinumeric (FRQSC 2020-2023), qui vise à soutenir le développement de la compétence numérique par la littératie médiatique multimodale chez des élèves du secondaire dans différentes disciplines scolaires (en français, en univers social et en art), par la cocréation, la mise en œuvre et l’analyse de pratiques pédagogiques faisant appel au numérique. Réalisée entre décembre 2022 et mai 2023, à l’issue d’une première année de travail sur la lecture littéraire numérique, la séquence conçue pour le volet du projet concernant l’enseignement du français a été élaborée par trois cochercheur·es de l’équipe et par une enseignante de français exerçant en 3e année d’école secondaire (14-15 ans) dans un collège privé montréalais2. Différentes rencontres de cocréation en format distanciel ont eu lieu, afin d’identifier la problématique de la séquence; d’arrimer les compétences numériques visées aux programmes d’enseignement en français; de choisir les logiciels et les outils pédagogiques qui auraient été utilisés (portfolio, journal de bord, carnet de lecture, questionnaires d’accompagnement de la lecture littéraire, etc.). Des échanges de courriels, des partages de documents (articles scientifiques et ressources théoriques sur la théorie de la lecture littéraire numérique; référentiels des compétences numériques, etc.) ont complété la démarche. Structurée autour d’une question bien précise, formulée par l’enseignante lors de la première rencontre de cocréation («Comment s’engager dans un monde dont le sens nous échappe?»), la séquence a comporté, dans un premier temps, la lecture et l’analyse d’un corpus de textes littéraires de genres variés sur les thèmes de l’engagement et du non-sens3, puis, dans un deuxième temps, la mise à l’essai de deux logiciels d’intelligence artificielle générative, ChatGPT et Midjourney, dans le cadre de différentes activités de réception et production littéraire.
2.2. Description de l'activité
Articulé en trois activités, le volet de la séquence didactique comportant l'utilisation du numérique se proposait d’impliquer les élèves dans une forme de «dialogue» avec des logiciels d’intelligence artificielle sur les thèmes de l’engagement et du non-sens. Pour la première activité, dont nous rendons compte dans le cadre de cet article, l’enseignante avait notamment prévu de travailler avec Midjourney dans une perspective interprétative et appréciative. Les élèves devaient sélectionner un extrait qu’iels avaient particulièrement aimé (issu du corpus de textes narratifs, théâtraux et poétiques analysés dans la première partie de la séquence) et justifier leur appréciation au vu de critères esthétiques et thématiques, ainsi que d’une définition personnelle de l’engagement et du non-sens. Iels devaient également formaliser leurs attentes visuelles vis-à-vis de Midjourney, en anticipant la capacité du logiciel à restituer une image de l’extrait plus ou moins conforme à son contenu, tel qu’iels l’avaient appréhendé et imaginé au moment de la lecture. Dans cette sélection, les élèves devaient notamment établir des «liens entre des éléments thématiques du texte et le fonctionnement de Midjourney» 4, en anticipant, par exemple, les types de requêtes possibles et le rendu graphique de l’image, puis générer quelques images et les analyser, dans l’optique d’en choisir une, qu’iels avaient ensuite à interpréter de manière plus approfondie, en la mettant en relation avec le texte de départ. Dans cette étape, iels devaient être en mesure de porter un regard esthétique et critique sur les productions Midjourney, tant par rapport à l’extrait qu’aux processus génératif et automatisé de création d’images proposé par l’intelligence artificielle. Conformément aux intentions de l’enseignante, cette activité présupposait ainsi une réflexion, analytique et subjective, sur le texte de départ, une interaction avec le logiciel d’intelligence artificielle générative, et un questionnement, analytique et sensible, de ses capacités à s’approprier les indications textuelles fournies et à les traduire en images. Ces différents aspects auraient ensuite fait l’objet d’une évaluation, l’enseignante se proposant d’interroger la capacité des élèves à choisir un extrait sur la base d’arguments subjectifs, liés, d’une part, au «retentissement artistique et thématique» de l’œuvre de départ sur soi, d’autre part, aux représentations des réponses possibles du logiciel et de sa capacité à restituer une image plus ou moins conforme à leurs attentes esthétiques et thématiques. Tous les travaux des élèves ainsi que les images produites par Midjourney devaient être consignés dans un portfolio numérique individuel, sur lequel nous baserons nos analyses et constats.
3. Présentation des données
Dans cette section, nous examinerons les attentes que les élèves expriment par rapport à la capacité de Midjourney à traduire en images l’extrait qu’iels ont sélectionné, pour ensuite nous intéresser à leur analyse des images produites par le logiciel d’intelligence artificielle tant par rapport au texte de départ qu’aux préfigurations initiales. Notre attention se portera plus spécifiquement sur cinq portfolios d’élèves, qui témoignent d’approches très contrastées en ce qui concerne aussi bien la formulation des attentes vis-à-vis de Midjourney et de sa capacité à restituer une image de l’extrait plus ou moins conforme à leurs représentations, que l’analyse des productions générées par le logiciel d’intelligence artificielle générative.
3.1. Analyse des portfolios: du texte littéraire à la production générative
3.1.1. Attentes de représentation de l’extrait
L’analyse des portfolios des élèves révèle tout d’abord que les attentes visuelles concernant les images que Midjourney sera en mesure de générer s’expriment au moins de trois manières différentes.
Une partie des élèves s’attache à décrire assez finement l’image attendue, en donnant des indications précises sur les caractéristiques des personnages, leurs attitudes, leurs traits physiques et états psychologiques:
En lisant ce passage5, j’avais en tête une image d’une jeune fille en habit simple avec le minimum de possession — une fille de bohème sur un train. Elle regarde dehors, on ne peut pas voir sa face ni son expression. Elle est détendue et semble à l’aise. On ne voit pas clairement ce qui se passe dehors, parce que le train part assez vite pour mettre tout l’extérieur en mouvement. Mais il y a beaucoup de couleurs dehors, même si on ne sait pas elles appartiennent à quoi6.
Extrait du portfolio de Parnika
Je m’attends à voir quelqu’un de visiblement déprimé et piteux (dû aux envies suicidaires) qui mange du chocolat et le tout très peu coloré à part peut-être le chocolat lui-même7.
Extrait du portfolio de Maxence
Comme le démontrent respectivement les propos de Maxence et de Parnika, ces indications peuvent s’appuyer soit sur la reprise d’éléments de l’extrait soit sur des interprétations subjectives des passage cités. Si les attentes du premier renvoient au texte sélectionné, dans lequel sont évoqués aussi bien le chocolat que des pensées suicidaires, celles de Parnika, qui mettent notamment l’accent sur l’image d’une jeune femme à l’air détendu, voyageant en train dans une direction indéterminée, font écho à son interprétation du passage et des états d’âme du personnage: «en le (= le passage) lisant, on ressent le contraste entre la mobilité et la tranquillité», écrit-elle, avant d’expliquer, en citant à deux reprises l’extrait, que le personnage est pris dans le «mouvement des choses», qu’il vit sereinement, car, d’une part, il semble apprécier ne pas être «statique» et, d’autre part, il sait que les changements sont inévitables:
En le (= le passage) lisant, on ressent le contraste entre la mobilité et la tranquillité. Suzanne s’est mise à la fois en dehors de ce mouvement puisqu’elle «[avale] tout des yeux tranquillement» comme si les mouvements ne la concernent pas, mais elle fait aussi partie de cette mobilité puisqu’elle est aussi en mouvement et aime le fait qu’elle n’est pas statique. De plus, c’est un peu fou de dire qu’on se sent à sa place quand il n’y a pas une place fixe pour nous de rester et qu’elle est dans le mouvement des choses. C’est lié à l’absurdité de la vie puisque tout est continuellement en train de changer, et on ne peut pas mettre pause sur le temps pour que les choses restent telles qu’elles sont. Je trouve que ce passage est aussi fortement lié au temps puisque le mouvement des choses autour de nous (et nous-mêmes) est comme le passage du temps; et comme quand le temps coule, on ne peut pas modifier la suite des choses puisqu’il n’y a pas de possibilité de le faire une fois qu’elles sont passées. (…) Mais ce passage montre aussi l’engagement dans ce monde dont on ne peut pas changer les choses. Suzanne est «installée» et se sent «à [sa] place» même si tout autour elle, les choses sont en train de se dérouler.
Extrait du portfolio de Parnika
En revanche, pour une autre partie des élèves, à l’instar de Saynoon, les attentes visuelles de transposition de l’extrait sont formulées de manière plus vague, en indiquant simplement qu’iels espèrent recevoir une image qui exprime l’atmosphère du récit ou les émotions des personnages:
En ce qui concerne mes attentes visuelles/esthétiques pour l’extrait choisi8 dans Midjourney, j’aimerais voir une représentation visuelle qui reflète la profondeur émotionnelle de la phrase. Je souhaite que l’image capturée transmette la tristesse et la détresse des personnes.
Extrait du portfolio de Saynoon
Enfin, quelques formulations des attentes vis-à-vis de Midjourney témoignent de la volonté de certain·es élèves de mettre à l’épreuve l’intelligence artificielle et de tester ses capacités de figuration des extraits. Les propos de Maxence semblent justement valoriser le potentiel créatif du logiciel, auquel il reconnait la faculté d’articuler des termes et des images appartenant à des champs éloignés. Dès lors, son choix de l’extrait, explique-t-il dans le portfolio, est justifié par le désir de voir une image qu’«un humain» pourrait difficilement élaborer, car elle présuppose l’articulation de «deux termes qui ont normalement un symbolisme presque opposé». Il s’en explique en insistant sur l’incongruité apparente de l’extrait textuel choisi, dans lequel le narrateur établit un lien de causalité entre le fait d’être dans un état de profonde détresse («Quand on a envie de crever») et celui d’éprouver un plaisir inédit d’une expérience banale («le chocolat a meilleur gout que d’habitude»).
3.1.2. Analyse de l’interprétation des images produites par Midjourney
L’interprétation et l’appréciation des images produites par Midjourney, livrées également dans les portfolios, permettent d’examiner la manière dont les élèves s’attachent à identifier des liens thématiques entre les images et les textes de départ, voire expriment leur jugement esthétique sur les productions de l’intelligence artificielle générative. Dans ce cas aussi, les travaux considérés témoignent de démarches très différentes, allant d’une lecture des productions de Midjourney apparemment décorrélée des extraits à une analyse plus attentive à l’identification des liens entre les images et les textes de départ.
Les analyses contenues dans les portfolios de Saynoon, de Maxence et d’Anderson sont représentatives d’une lecture centrée sur l’image générée par Midjourney qui fait abstraction de l’extrait textuel de départ. Saynoon, par exemple, analyse la transposition proposée par Midjourney d’une citation du roman de Romain Gary La vie devant soi («C’est toujours dans les yeux que les gens sont les plus tristes») et pointe des éléments qui contribuent, à son avis, à restituer l’atmosphère du passage et l’état d’âme des personnages, qu’elle avait auparavant décrits comme empreints de «tristesse et de détresse». Dès lors, elle décrit les «couleurs chaudes» de l’image et sa «lumière tamisée», qui créent un environnement «doux», «introspectif», «invitant à la contemplation». Elle s’attache également à décrire les «ombres» sur le visage du personnage, qui «ajoutent une mélancolie à l’image», et ses yeux, qu’elle définit, de manière assez paradoxale, comme «légèrement embués, suggérant une tristesse contenue».
Figure 1. Image et analyse tirées du portfolio de Saynoon.
Extrait: «C’est toujours dans les yeux que les gens sont les plus tristes» de La vie devant soi.
Après avoir exploré différentes options, j’ai choisi une image d’un visage aux yeux qui pleurent dans une lumière douce et tamisée. Les yeux du sujet sont légèrement embués, suggérant une tristesse contenue. Le visage est encadré par des ombres, ajoutant une dimension de mélancolie à l’image. J’ai opté pour cette image car elle capture la subtilité et l’intensité émotionnelle des yeux, tout en maintenant une certaine beauté esthétique. Les couleurs chaudes et la lumière tamisée créent une atmosphère douce et introspective, invitant à la contemplation.
L’élève, qui souhaitait retrouver, dans l’image de Midjourney, «la profondeur émotionnelle de la phrase» de Gary ainsi que «la tristesse et la détresse des personnes», semble désormais se concentrer uniquement sur l’image, dont elle justifie le choix en n’invoquant que des critères issus de son analyse de quelques éléments iconiques: «J’ai opté pour cette image car elle capture la subtilité et l’intensité émotionnelle des yeux, tout en maintenant une certaine beauté esthétique». Elle semble également faire abstraction de l’écart entre la représentation de la jeune fille en larmes proposée par le logiciel d’intelligence artificielle générative et celle de Monsieur Hamil, le vieux marchand de tapis, musulman pieux, auquel la citation fait référence. Dans son analyse, les différences entre les caractéristiques physiques des deux personnages ne sont pas discutées. La «tristesse contenue» du personnage n’est pas non plus analysée en tenant compte de celle du personnage dans l’extrait du roman. En effet, Monsieur Hamil, dans le passage en question, est chagriné par les questions que Momo lui pose à propos de ses parents, de son âge et de ses origines, car il n’est pas en mesure de lui répondre. En revanche, si les causes de cette tristesse teintée de gêne, d’affection, de pitié et d’empathie, ne sont pas discutées dans l’analyse de l’image, l’élève reconnait à la production de Midjourney la capacité à restituer la «profondeur émotionnelle» qu’elle avait attribuée à l’extrait.
De même, face à la production de Midjourney issue de la citation de Gary, «Quand on a envie de crever, le chocolat a encore meilleur gout que d’habitude», Maxence se saisit de la représentation du personnage, des couleurs prédominantes et de l’organisation graphique des différents éléments pour analyser l’image à partir d’une interprétation sommaire de la citation. L’élève semble faire abstraction du contexte de l’extrait et ne revient pas sur l’association possible entre la condition du personnage de Momo, auquel renvoie la citation, et celui de la petite fille représentée dans l’image de Midjourney. L’analyse proposée par l’élève convoque, au contraire, des aspects qui ne font pas partie de l’imaginaire véhiculé par le texte de départ et qui semblent relever de préoccupations propres à l’élève, concernant la solitude, la dépression et l’aliénation du travail. Ainsi, la relative monochromie de l’image produite par l’intelligence artificielle est mise en relation avec la supposée dépression du personnage sur l’image, qui guetterait la mort; la présence d’une petite fille «encerclée de chocolat» et l’absence de voies d’issues («et il n’y a nulle part où elle peut sortir») sont comparées à l’enfermement d’une personne «dépressive ou déprimée (qui) pourrait se sentir emprisonnée par des mauvaises pensées et par la tristesse»; l’expression neutre de la petite fille, ni joyeuse ni vraiment triste, est justifiée par l’ambivalence de la scène, le personnage ayant envie de mourir, mais étant entouré d’un produit qu’il est censé considérer comme délicieux («la petite fille n’a pas l’air si déprimée, mais elle n’a pas l’air joyeuse non plus. Cela est probablement dû au fait qu’elle est supposée vouloir crever, mais qu’elle doit paraître aimer le chocolat»). Enfin, la tenue, l’air relativement serein et l’allure routinière avec laquelle la petite fille semble se charger de la décoration des chocolats évoquent pour l’élève l’absurdité de certaines tâches professionnelles, répétitives et aliénantes: «Alors on pourrait aussi dire qu’elle est enfermée dans la routine et la répétition ce qui revient à l’absurdité de la répétition dans le monde dans lequel on vit».
Figure 2. Image et analyse tirées du portfolio de Maxence.
Extrait: «Quand on a envie de crever, le chocolat a encore meilleur gout que d’habitude» de La vie devant soi.
Premièrement, la petite fille n’a pas l’air si déprimée, mais elle n’a pas l’air joyeuse non plus. Cela est probablement dû au fait qu’elle est supposée vouloir crever, mais qu’elle doit paraître aimer le chocolat. De plus, l’image est monotone. Elle est principalement brune avec du chocolat, mais même la petite fille est habillée en brun. La diversité de couloir est souvent associée à la joie et à d’autres bonnes choses tandis que le contraire signifie souvent la déprime. Je pense que le fait que l’image soit monotone marche bien avec l’extrait car elle est supposée vouloir mourir. De plus, on peut observer que dans cette image, la fille est encerclée de chocolat et il n’y a nulle part où elle peut sortir. On pourrait dire qu’elle est enfermée et encerclée par le chocolat comme une personne dépressive ou déprimée pourrait se sentir emprisonnée par des mauvaises pensées et par la tristesse. Finalement, de la façon dont la fille est habillée et de la façon qu’elle présente le chocolat elle à une allure de travailleuse comme si elle était une caissière qui vend du chocolat. Elle à l’air habitué et tranquille comme si elle faisait ça chaque jour et que c’était rendu une routine. Alors on pourrait aussi dire qu’elle est enfermée dans la routine et la répétition ce qui revient à l’absurdité de la répétition dans le monde dans lequel on vit.
De manière similaire, l’image générée par Midjourney à partir d’une citation d’En attendant Godot, «Voilà l’homme tout entier, s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable», amène Anderson à mettre en relation avec l’extrait des éléments visuels proposés par l’intelligence artificielle qui ne semblent pas renvoyer au texte de Beckett. À cet égard, l’élève juge «intéressants» deux éléments dont le lien avec la citation n’est pas explicité dans le portfolio. Le premier concerne la mise en scène d’un personnage amputé, le second la représentation, à son avis peu claire, du pied absent («l’intelligence artificielle ne nous montre pas clairement lequel de ses pieds n’est pas là»). Comme dans l’exemple précédent, l’élève se livre moins à une interprétation de relation texte-image qu’à une interprétation de l’image elle-même. Ainsi, plutôt que de se questionner sur la pertinence des éléments visuels introduits par Midjourney, sans liens apparents avec la citation du texte de Godot, Anderson semble plutôt chercher à comprendre, sans les discuter, les choix interprétatifs du logiciel: «l’intelligence artificielle a décidé que son pied coupable ne devrait juste pas exister». De même, si l’élève n’interroge pas, dans son analyse, le choix de l’intelligence artificielle générative de représenter, en premier plan, une chaussure disproportionnée par rapport à taille du personnage, il propose, en revanche, une interprétation de la couleur utilisée: «La couleur rouge peut dire beaucoup de choses comme comment le soulier est blâmé et coupable». En acceptant de facto la pertinence interprétative de la proposition iconique de Midjourney, non seulement l’élève affranchit cette dernière de l’épreuve de la confrontation au texte, mais, de plus, il justifie lui-même les choix interprétatifs du logiciel en leur conférant de la cohérence et du sens, même s’ils ne semblent pas fondés sur le contenu de la citation.
Figure 3. Image et analyse tirées du portfolio d’Anderson.
Extrait: «Voilà l’homme tout entier, s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable» de En attendant Godot.
Dans cette photo le monsieur manque un pied, je trouve que c’est un détail très intéressant car l’intelligence artificielle a décidé que son pied coupable ne devrait juste pas exister. C’est aussi très intéressant comment l’intelligence artificielle ne nous montre pas clairement lequel de ses pieds n’est pas là. L’image nous présente un homme plutôt triste et malheureux, il manque son pied droit ou gauche (c’est pas très clair). Le soulier rouge peut être interprété en étant coupable, mais c’est vraiment le pied qui est coupable même si c’est le monsieur qui blâme son soulier. La couleur rouge peut dire beaucoup de choses comme comment le soulier est blâmé et coupable.
Si, dans ces exemples, le texte de départ parait entièrement ou partiellement occulté dans l’analyse des élèves, dans d’autres productions, la reconfiguration subjective des images et des textes de départ, dont témoignent les justifications, les descriptions et les interprétations des productions de Midjourney, est plus explicitement reconduite à l’extrait.
Ainsi, la description d’une image générée par Midjouney, auquel une autre élève (Parnika) a soumis une citation de La femme qui fuit d’Anaïs Barbeau-Lavalette («Le paysage se déroule et s’éloigne, tu avales tout des yeux tranquillement. Tu sens que tu es à ta place, pour la première fois. Installée dans le mouvement des choses»), révèle que l’élève tente d’établir un lien avec le texte de départ. Parnika souligne la redondance entre des éléments de l’images et certains passages de la citation («la fille regarde calmement dehors»; «voit du champ sans fin qui passe en arrière d’elle») et renvoie à des moments ou des évènements précédents de l’histoire («cette scène nous rappelle aussi de quand Suzanne est venue à Montréal pour la première fois pour son concours d’art oratoire»). Parnika mobilise également des éléments issus aussi bien de son imaginaire et de sa compréhension/interprétation de l’œuvre. Elle fait, par exemple, référence au «soleil (qui est) en train de [se] coucher dehors» — et qu’on ne voit pas pour autant dans l’image —; elle interprète le regard du personnage comme étant orienté vers «l’horizon, vers un futur que personne ne peut prédire» et elle commente son voyage «vers l’inconnu», en affirmant, de manière solennelle, qu’«il n’y a pas de recul, pas de ralentissement». Interprété de manière métaphorique par l’élève, ce voyage du personnage, qui lui rappelle un passage précédent de l’histoire, au cours duquel Suzanne, lors de son premier séjour à Montréal, a découvert «la vraie signification de l’art libre», devient aussi l’occasion d’anticiper des évènements futurs. En effet, Parnika décrit cette nouvelle fuite du personnage comme celle qui lui permettra de «rester temporairement avant de partir de nouveau» et qui lui fera également «découvrir un nouveau milieu qui lui donnera l’inspiration pour créer de l’art». La description de l’image montre, enfin, que l’élève l’analyse au prisme des connaissances sur le genre littéraire et artistique (l’avant-garde automatiste) acquises durant le cours consacré au roman de Barbeau-Lavalette: «On peut voir qu’elle est au milieu de la campagne, et c’est comme tous les autres artistes/automatistes. En effet, la plupart d’entre eux finissent par adopter une vie en campagne pour leur création artistique».
Figure 4. Image et analyse tirées du portfolio de Parnika.
Extrait: «Le paysage se déroule et s’éloigne, tu avales tout des yeux tranquillement. Tu sens que tu es à ta place, pour la première fois. Installée dans le mouvement des choses» de La femme qui fuit.
Dans l’image, la fille (qui peut représenter Suzanne) regarde dehors et voit du champ sans fin qui passe en arrière d’elle. Le Soleil est en train de coucher dehors, et elle est dans ce train qui l’amène vers l’inconnu. Il n’y a pas de recul, pas de ralentissement. La fille regarde calmement dehors. En fait, elle regarde l’horizon — comme écrit au début du roman, Suzanne lève ses yeux et regarde l’horizon, vers un futur que personne ne peut prédire. On peut voir qu’elle est au milieu de la campagne, et c’est comme tous les autres artistes/automatistes. En effet, la plupart d’entre eux finissent par adopter une vie en campagne pour leur création artistique. De plus, cette scène nous rappelle aussi de quand Suzanne est venue à Montréal pour la première fois pour son concours d’art oratoire — elle était dans un train et regardait le paysage qui l’amenait à une ville dans laquelle elle va découvrir la vraie signification de l’art libre. Donc, cette fois, quand elle prend le train de nouveau pour trouver une autre place pour rester temporairement avant de partir de nouveau, c’est comme si elle allait découvrir un nouveau milieu qui lui donnera l’inspiration pour créer de l’art.
Si l’exemple précédent a permis d’établir que Parnika est parvenue facilement à établir des liens entre l’extrait et l’illustration proposée par Midjourney, le logiciel ayant traduit en images quelques éléments de la citation (le paysage qui déroule et s’éloigne; un personnage féminin qui regarde dehors), le travail d’Arthur, quant à lui, montre comment il est possible de trouver une correspondance entre le texte et la production de l’intelligence artificielle, même lorsque celle-ci semble sans lien apparent avec la citation de départ. Ainsi, dans son analyse de l’image générée à partir d’une autre citation issue de La femme qui fuit, «On est allé trop loin, trop vite», l’élève souligne d’emblée «la grande diversité et l’absurdité» des «composant(e)s» de l’illustration fournie par Midjourney, qui représente des «objets n’allant pas du tout ensemble et n’étant pas du tout à leur place». Tentant tout de même d’arrimer la proposition du logiciel au texte de Barbeau-Lavalette, l’élève associe «cet(te) absurdité et ce mélange d’objets» aux sentiments «d’inconfort et de confusion» que Suzanne Meloche devait avoir éprouvés au moment du passage. Pour ce faire, il mobilise sa subjectivité en invoquant, plus spécifiquement, son propre inconfort face à l’ensemble hétéroclite d’éléments indéfinissables qui composent l’image, qu’il compare à celui éprouvé par le personnage du roman de Barbeau-Lavalette. De plus, il interprète le caractère «extravagant» de la production de Midjourney comme la représentation métaphorique du franchissement des frontières de la raison: «Je crois que cela signifie le fait d’être aller trop loin, d’avoir pris un trop gros pas et de s’être retrouvé à quelque part où nous ne sommes pas supposé être». La reprise de l’expression «aller trop loin», présente dans la citation, témoigne de la volonté de l’élève d’interpréter l’image moins pour ce qu’elle évoque en soi que pour ce qu’elle représente du texte qui a déterminé sa génération.
Figure 5. Image et analyse tirées du portfolio d’Arthur.
Extrait choisi: «On est allé trop loin, trop vite» de La femme qui fuit.
Cet extrait m’a marqué parce que j’y trouve beaucoup de vérité quant à la façon dont nous vivons ces jours ci. On se dépêche trop vite pour vivre notre vie et cela peut ruiner notre perception des vraies choses. Mon attente pour l’image reliée à cet extrait est un humain marchant sur un chemin qui a l’air d’aller à l’infini. Par contre, L’image que Midjourney m’a procuré pour cet extrait a été bien différente de ce que je m’attendais. J’ai choisi l’image ci-dessus en particulier car les autres ne représentaient que des grenouilles et une maison en champignons, deux aspects qui ne m’ont pas marqué. L’image que j’ai choisie m’a marqué due à la grande diversité et à l’absurdité de ses composants. Cette absurdité et ce mélange d’objets n’allant pas du tout ensemble et n’étant pas du tout à leur place me donne un sentiment d’inconfort et de confusion, les mêmes sentiments que Suzanne Meloche ressentait lorsqu’elle a dit la phrase que j’ai choisie. Aussi, les composants de cette image m’ayant été procurée sont tout droit sortie d’un imaginaire extravagant. Je crois que cela signifie le fait d’être aller trop loin, d’avoir pris un trop gros pas et de s’être retrouver à quelque part où nous ne sommes pas supposé être, ou nous ne savons pas la façon dont les choses marchent.
3.2. Analyse des images produites par Midjourney: quelles modalités de traitement de l’extrait?
Après avoir examiné les attentes de représentation des élèves vis-à-vis de Midjourney ainsi que leurs analyses des productions retenues, il convient de s’arrêter sur les images produites par le logiciel d’intelligence artificielle, afin d’identifier les modalités du traitement des informations textuelles opérées par la machine. Quelles formes de collaboration, de redondance ou de disjonction iconotextuelles (Van der Linden, 2006; 2008; Nikolajeva et Scott, 2006) sont mises en œuvre par l’intelligence artificielle générative? Quels éléments de l’extrait semblent retenus dans chaque cas?
Nous avons repéré et distingué trois types de rapports textes-images. Le premier s’apparente à la redondance, qui, selon la définition de Van der Linden (2006), implique une congruence, totale ou partielle, entre les informations portées par les textes et par les images. Dans cette catégorie figure, par exemple, l’illustration proposée par Midjourney à Parnika à partir de la citation de La femme qui fuit «Le paysage se déroule et s’éloigne, tu avales tout des yeux tranquillement. Tu sens que tu es à ta place, pour la première fois. Installée dans le mouvement des choses». La représentation d’une femme, le regard plongé dans le panorama qui défile devant elle, véhicule en effet les mêmes informations que l’extrait, dont elle reprend plusieurs éléments: le personnage représenté est en effet une femme (ce qui n’est signalé, dans l’extrait, que par l’accord en genre du participe passé «installée»), en mouvement, face à un paysage qu’elle observe «tranquillement» (dans l’image, la jeune femme contemple un paysage à travers la fenêtre d’un train en marche).
Le deuxième type de rapport textes-images identifiable dans les propositions de Midjourney relève de la collaboration ou de la complémentarité. Dans cette configuration, selon la définition de Van der Linden (2006), deux contenus, partiellement discordants, «travaillent conjointement en vue d’un sens commun» (p. 120). Cette collaboration, que l’on retrouve dans plusieurs propositions de l’intelligence artificielle, se fonde généralement sur la reprise d’un seul élément de l’extrait et est accompagnée de l’introduction de personnages, de lieux ou de représentations d’actions qui ne figurent pas dans le texte de départ. Ainsi, dans l’image issue de la citation de Gary «Quand on a envie de crever, le chocolat a encore meilleur gout que d’habitude», l’intelligence artificielle extrait du texte la référence au chocolat, mais elle ajoute, dans l’image, le personnage d’une petite fille, assez élégamment vêtue, qui le décore. De la même manière, dans la production générée à partir de la citation de Beckett «Voilà l’homme tout entier, s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable», on retrouve les éléments «homme» et «chaussure». Cependant, l’image du personnage privé d’un pied résulte d’une intervention du logiciel, basée peut-être sur la tentative de restituer la mention d’un homme «tout entier» qui s’attaque à la partie de soi qu’il estime coupable. On observe le même type de congruence partielle entre les informations véhiculées par les textes et par les images dans celle générée à partir de la citation de La vie devant soi: «C’est toujours dans les yeux que les gens sont les plus tristes». D’une part, la proposition de l’intelligence artificielle semble fondée sur la reprise de quelques éléments de l’extrait, et notamment sur la référence aux «yeux» et à leur capacité à laisser transparaitre la tristesse des gens. D’autre part, elle introduit des éléments qui ne sont pas évoqués par le texte et qui, comme nous l’avons vu, n’appartiennent pas au passage en question. Dès lors, les larmes, tout comme la caractérisation d’un personnage féminin, sont une réélaboration de Midjourney, qui se trouve à faire dire quelque chose de plus ou de légèrement différent (Eco, 2003) au texte de Gary.
Le troisième type de rapport textes-images identifiable dans le corpus d’images consignées dans les portfolios peut être associé à la syllepse. Définie comme un cas extrême de contrepoint (Nikolajeva et Scott 2006), elle désigne la disjonction entre les informations textuelles et celles véhiculées par l’image. L’image générée par Midjourney à partir de la citation de La femme qui fuit, «On est allé trop loin, trop vite», en constitue un parfait exemple, car l’écart entre ce qu’exprime le texte de départ et ce que représente l’image générée par l’intelligence artificielle est maximal. Cette dernière, en effet, donne à voir une maison entourée de créatures fantastiques, réduites à des bouches et des yeux exorbités, guettant l’horizon ou rejetant une pluie de petits objets, autour d’une maison près de laquelle apparait un homme à l’air résigné.
4. Discussion des données
4.1. Du texte de départ à la génération d’images
4.1.1. Du texte de départ à la génération d’images: attentes littéraires et attentes technologiques
L’étude des portfolios révèle que les attentes de transposition iconique des élèves reposent essentiellement sur la reprise de quelques éléments de l’extrait qui ont attiré leur attention. Iels espèrent notamment que Midjourney puisse générer des images qui expriment une redondance, ou du moins une forme de collaboration, avec les textes. Dès lors, iels retiennent, pour leurs analyses interprétatives, les productions qu’iels jugent les plus conformes à la citation et, lorsque l’intelligence artificielle leur propose des images très éloignées de l’univers des extraits, iels cherchent à rétablir des liens avec les textes en revenant sur leurs émotions: ainsi, si Parnika sélectionne l’image qui «décrit le mieux le passage» et Maxence écarte celles qui «correspondent moins à l’extrait», Arthur en conserve une qu’il juge absurde et recrée un lien avec le texte de Barbeau-Lavalette en assimilant son «inconfort» pour la proposition de Midjourney à celui que le personnage éprouve dans le passage cité. Cette attente d’une certaine congruence entre des éléments de la citation et la transposition iconique s’accompagne d’une autonomisation de l’extrait par rapport au contexte. Que l’extrait présente des contenus plus abstraits («aller trop loin, trop vite») ou des référents plus concrets (chocolat, yeux, etc.), les attentes ne sont pas fondées sur la citation et son contexte, mais considérées de manière relativement indépendante. Si la citation offre des référents concrets (par exemple «chocolat»), ils sont réinvestis dans la formulation des attentes sous la forme d’une reprise mot-à-mot; si, en revanche, l’extrait présente des contenus plus abstraits («aller trop loin, trop vite»), les élèves introduisent de nouveaux éléments («un humain marchant sur un chemin qui a l’air d’aller à l’infini»), qui ne renvoient que partiellement au texte de départ.
On constate, de plus, une faible valorisation de la polysémie de l’image et de sa capacité potentielle à enrichir les textes de départ, à en expliciter les non-dits ou bien à développer des narrations parallèles. Un seul élève, en effet, choisit parmi les différentes propositions de Midjourney l’image qui, à son avis, peut se prêter à de multiples interprétations («J’ai choisi cette image car il y a plusieurs façons de l’interpréter», Extrait du portfolio de Maxence).
Par ailleurs, la formulation d’attentes impliquant une mise à l’épreuve des potentialités — créatives ou technologiques — du logiciel est plutôt rare: dans un cas seulement, on trouve explicitée la volonté d’interroger la capacité de Midjourney à générer une image à partir d’éléments textuels considérés comme difficiles à représenter pour un être humain. Si la nouveauté de l’expérience et de l’exercice d’interaction avec l’intelligence artificielle a certainement conditionné les attentes des élèves ainsi que leurs manières de les formuler, nous pouvons néanmoins considérer que l’on s’attend avant tout de Midjourney qu’il sache lire et comprendre le texte, puis le transposer en une image qui mobilise et réinvestit de manière cohérente les éléments jugés saillants.
Cette recherche d’une adhésion à la citation détermine peut-être la relative imprécision des indications concernant la représentation des personnages ou des lieux de l’extrait. En effet, les attentes visuelles des élèves sont généralement exprimées de manière sommaire, avec peu de références aux images mentales élaborées au moment de la lecture. On peut dès lors supposer que les élèves ne s’attendent pas à ce que l’intelligence artificielle soit en mesure de s’arrimer à leur interprétation ni qu’elle puisse être utilisée pour donner à voir les reconfigurations subjectives qu’iels opèrent en lisant. Cela pourrait également expliquer le fait que les élèves ne cherchent pas à obtenir des images plus proches de leurs représentations mentales en donnant des indications supplémentaires à Midjourney. Leur démarche d’interaction avec l’intelligence artificielle se limite à la réinsertion de la citation et à l’attente d’une nouvelle proposition, plus conforme à la lettre du texte. Dans cette perspective, Midjourney serait considéré davantage comme une machine de traduction intersémiotique, dont l’efficacité s’évalue en fonction de la cohérence des articulations textes-images proposées, que comme une machine d’appropriation littéraire (Shawky-Milcent, 2014).
4.1.2. Du texte de départ à l’analyse des images: analyses iconotextuelles à géométrie variable
L’analyse des images retenues dans les portfolios montre que les élèves tendent à décrire et à interpréter les propositions de Midjourney de manière décorrélée de l’extrait. Les cinq travaux examinés montrent qu’une élève seulement, Parnika, s’attache à associer les éléments visuels proposés par le logiciel d’intelligence artificielle à la citation, en identifiant, dans le portrait de la jeune fille dans le train, des liens avec l’attitude, l’environnement et les actions du personnage de Suzanne. Les autres élèves se livrent, en revanche, à des analyses fortement descriptives, qui semblent oublier le texte — et ce même si leurs interprétations initiales mobilisaient de manière assez précise des éléments de la citation ou renvoyaient, de manière plus large, aux thématiques de l’œuvre. Ainsi, Seynoon, qui avait fait référence, dans son appréciation critique de l’extrait de Gary, à la question de la marginalité ainsi qu’à la solitude et à la vieillesse des personnages du roman, décrit ce «visage aux yeux qui pleurent dans une lumière douce (…) et introspective, invitant à la contemplation» sans en interroger la cohérence par rapport à la citation. De manière similaire, Anderson ne relève pas, dans son analyse de la symbolique de la couleur du soulier et la représentation d’un homme sans pied, l’introduction d’éléments absents de l’univers narratif de Beckett. Maxence, de son côté, analyse longuement la monochromie de l’image, l’aspect de la petite fille représentée et sa position au milieu de centaines de petits chocolats à l’aune de thématiques qui n’appartiennent pas à l’œuvre citée. Il semble ainsi que l’image générée par la machine se superpose au texte, s’interpose dans le processus de réception de celui-ci et lui fasse littéralement écran, en amenant les élèves à réagir uniquement à ce qu’ils voient.
Or, si l’exercice de la citation, qui implique d’isoler et de décontextualiser des phrases marquantes, pourrait avoir favorisé l’oubli du texte, on peut également supposer que les élèves acceptent les productions de Midjourney comme étant des formes de concrétisation imageante de la machine, c’est-à-dire comme le résultat d’un processus de figuration des personnages, des lieux et des évènements d’un récit (Langlade 2006), et qu’iels recherchent une liaison systématique, bien que non nécessairement visible, avec l’extrait. Par exemple, dans l’analyse d’Arthur, qui a constaté l’absurdité de la proposition fantastique de Midjourney par rapport à la citation de La femme qui fuit («On est allé trop loin, trop vite»), le lien avec l’extrait est justifié par l’adhésion de l’élève aux émotions du personnage: en effet, son «inconfort», qu’il rattache à l’égarement supposé du personnage dans le texte, est perçu comme un signe de l’absurdité de l’image et, donc, de son adéquation avec la citation. L’image, superposée au texte, enclenche un discours sur l’œuvre qui permet de raconter ses émotions, sa propre lecture de l’image. Dès lors, pour Arthur, tout comme pour ses camarades, le discours sur le texte est reconfiguré par une analyse de l’image qui devient l’occasion pour parler de soi, de ses préoccupations et de sa vision du monde. Ainsi, si les élèves ne décèlent pas les incohérences entre les textes et les images ou, du moins, s’iels ne semblent pas particulièrement gêné·es par les écarts constatés, c’est parce que l’image se trouve à être interprétée à la place du texte.
4.2. Rapports textes-images: ce que Midjourney fait à l’extrait
Que fait donc l’intelligence artificielle générative aux extraits? Comment les réélabore-t-elle et que peut-on dire de sa démarche de transposition?
On constate tout d’abord que Midjourney n’est pas en mesure d’identifier la citation ni d’en restituer le cotexte. L’introduction, dans presque toutes les images, de personnages, d’éléments et de décors étrangers aux textes de départ montre, en effet, que le traitement du texte n’implique pas une consultation de bases de données littéraires ni l’exploitation d’informations relatives à l’œuvre, à son auteur·rice ou à son époque. À l’instar des élèves, l’intelligence artificielle générative ne reconnait pas la citation comme telle, mais la traite au contraire comme toute commande textuelle (ou prompt), en isolant des mots et des phrases clés (Oppenlaender 2023). Ainsi, d’une part, l’intelligence artificielle procède à la transposition en images d’indices sémantiques plus ou moins facilement identifiables, d’autre part, elle propose des illustrations assez proches les unes des autres d’un point de vue graphique et visuel, malgré les différences génériques et stylistiques des textes de départ.
Par ailleurs, dans sa démarche transpositive, Midjourney semble générer plus aisément des images ayant une relation de symétrie avec les textes lorsque ceux-ci contiennent des références à des éléments concrets, tandis qu’il propose des associations moins immédiates lorsque la citation revêt une valeur aphoristique ou convoque des concepts abstraits, des états d’âme ou des émotions. Dans ce cas, l’intelligence artificielle procède soit en substituant des images plus concrètes à des références abstraites, le chagrin étant, par exemple, traduit par l’image d’une jeune fille en pleurs, soit en introduisant de nouveaux éléments, plus ou moins éloignés de la citation et de son cotexte. Ces interventions peuvent être reliées aux textes de départ par le biais de métaphorisations, qui permettent, par exemple, de reconnaitre dans le personnage sans pied représenté par Midjourney la condition de l’«homme tout entier» de Beckett, ou bien elles peuvent être considérées comme des réécritures iconiques à part entière. Par exemple, l’image proposée à partir de la citation de La femme qui fuit «On est allé trop loin, trop vite» et, dans une moindre mesure, celle issue de la citation de Gary «Quand on a envie de crever, le chocolat a encore meilleur gout que d’habitude» témoignent de ces procédés de traitement des informations textuelles «magiques» (Oppenlaender 2023), qui ne permettent pas d’identifier les indices sémantiques exploités par la machine, mais qui «introduisent un caractère aléatoire dans l’image, pouvant conduire à des résultats surprenants» (Oppenlaender 2023, notre traduction). Il semblerait ainsi que lorsque l’intelligence artificielle ne parvient pas à isoler et à transposer de manière symétrique des indices textuels, elle insère des variables impondérables, qui témoignent d’une forme de créativité algorithmique.
Conclusion
Bien que le caractère exploratoire de notre recherche et la nouveauté de l’expérience pour les élèves n’invitent pas aux généralisations, il nous semble que les propos des participant·es, leurs attentes et analyses puissent témoigner de manières de penser et construire le sens produit par une intelligence artificielle dans le cadre d’une activité de réception/production littéraire.
Tout d’abord, nous avons vu que les images générées par l’intelligence artificielle sont traitées comme une transposition iconique des citations et qu’elles sont rarement remises en question par rapport au texte de départ ou à son cotexte. Analysées à la place du texte, elles sont, au contraire, regardées et interprétées en acceptant d’emblée l’ensemble d’associations et reconfigurations imageantes, plus ou moins éloignées des citations, proposées par Midjourney.
Dans cet exercice, qui les mène parfois à s’éloigner de l’horizon littéraire des textes de départ, les élèves révèlent un autre horizon d’attente, d’ordre technologique, qui les conduit à projeter, envisager ou fantasmer les capacités et les limites de l’intelligence artificielle. Les références à la transposition d’éléments textuels et le nombre relativement limité d’indications concernant la capacité de Midjourney à associer des indices sémantiques pour créer des images poétiques, imagées, décalées ou au contraire fidèles au texte de départ montrent que, sans un enseignement des manières d’interagir avec les intelligences artificielles, les élèves s’attendent avant tout à ce que le logiciel sache bien lire, comprendre et transposer les textes en images plutôt qu’intervenir de manière créative, en proposant de nouveaux éléments, des réinterprétations ou des reconfigurations stylistiques particulières.
Et pourtant, les images produites par Midjourney montrent que l’intelligence artificielle opère des remaniements profonds du texte de départ, en proposant, parfois, des univers graphiques dans lesquels aucun élément des citations n’est identifiable. D’où viennent ces images? Sont-elles l’expression d’une manière — subjective — de la machine de concevoir les thèmes des extraits sélectionnés pour l’article, soit la tristesse, le besoin d’un coupable, le constat d’être allé trop loin, trop vite? Peut-on considérer la combinaison opaque d’indices sémantiques comme une forme de réécriture créative des extraits? Peut-on comparer l’analyse que Midjourney fait de la citation, décorrélée de l’extrait, à celle qu’en font les élèves? Les propositions visuelles de Midjourney forcent-elles les élèves à construire des relations sémantiques qui déforment, voire dénaturent le sens du texte à l’origine de la commande, ou encore leur propre concrétisation imageante? Dans un contexte où les élèves seraient davantage formé·es aux moyens, aux processus et aux formes d’interaction avec une intelligence artificielle, verrions-nous davantage apparaitre leur propre subjectivité, mise en jeu avec celle anticipée de la machine? Si ces questions ne semblent pas, pour le moment, avoir de réponse, elles nous semblent tout à fait pertinentes en contexte didactique, aussi bien dans une perspective de développement de compétences littéraires que littéraciques numériques.
Bibliographie
Andrejevic, Mark (2020), Automated Media, New York et Abingdon, Routledge.
Bensamoun, Alexandra (2020). «Ceci est… une œuvre d’art! La question des créations générées par une intelligence artificielle», L’Observatoire, 55 (1), p. 104-106.
Beller, Jonathan (2021), The World Computer: Derivative Conditions of Racial Capitalism, New York, Duke University Press, [en ligne].
Chomsky, Noam, Roberts, Ian et Watumull, Jeffrey (2023), «The false promise of ChatGPT». The New York Times, 8 mars 2023, [en ligne].
Collin, Simon et Marceau, Emmanuelle (2021). L’intelligence artificielle en éducation: enjeux de justice » Formation et profession, 29 (2), p. 1–4, [en ligne].
Dusi, Nicola (2000), «Per una ridefinizione della traduzione intersemiotica», In N. Dusi et S. Nergaard (dir.). Sulla traduzione intersemiotica. Versus, n° 85-87, p. 3-54.
Eco, Umberto (2003), Dire quasi la stessa cosa. Esperienze di traduzione, Milano, Bompiani.
Fernandez, Perter (2022), «Technology behind text to image generators, Library Hi Tech News», n° 39(10), p. 1-4 [en ligne].
Ganascia, Jean-Gabriel (2017). «Une machine ne peut pas être créative.», In J. Ganascia (dir.), Intelligence artificielle: vers une domination programmée?, Le Cavalier Bleu, p. 107-115.
Gefen, Alexandre (dir.) (2023), Créativités artificielles. La littérature et l'art à l’heure de l'intelligence artificielle, Paris, Presses du réel.
Gozalo-Brizuela, Roberto et Garrido-Merchán, Eduardo (2023), «ChatGPT is not all you need. A state of the art. Review of large generative AI models», AI Frameworks Discussion of Abeba Birhane’s Algorithmic Injustice and Social Impact Articles, 1 (1), [en ligne].
Jovanović Mladjan et Campbell, Mark (2022), «Generative Artificial Intelligence: Trends and Prospects», Computer, 55 (10), p. 107-112. (DOI: 10.1109/MC.2022.3192720)
Kiepas, Andrzej (2020), «Human Subjectivity in the Dawn of Digital Society», International Journal of Pedagogy Innovation and New Technologies, 7 (1), p. 31-38.
Korzynski, Pawel, Mazurek, Grzegorz, Krzypkowska, Pamela et Kurasniski, Artur (2023), «Artificial intelligence prompt engineering as a new digital competence: Analysis of generative AI technologies such as ChatGPT», Entrepreneurial Business and Economics Review, 11 (3), p. 25‐37, [en ligne].
Langlade, Gérard (2006), «L’activité fictionnalisante du lecteur». Modernités 23. Les enseignements de la fiction, in M. Braud, B. Laville et B. Louichon (dir.), p. 163-176.
Le Goff, François et Fourtanier, Marie-Josée (dir.) (2017), Les Formes plurielles des écritures de la réception. Volume I: Genres, espaces et formes. Volume II: Affects et temporalités, Namur, Presses universitaires de Namur, coll. «Diptyque».
Liu, Vivian et Chilton, Lidia B. (2022), «Design guidelines for prompt engineering text-to-image generative models», CHI ’22: Proceedings of the 2022 CHI Conference on Human Factors in Computing systems, New York, Association for computing machinery.
Lou, Renze, Zhang Kai et Yin Wenpeng, (2023), «Is prompt all you need? No. A comprehensive and broader view of instruction learning», arXiv, [en ligne].
McCormack, Jon, Gambardella, Camilo Cruz, Rajcic, Nina, Krol, Stephen, James, Llano, Maria Teresa et Yang Men (2023), «Is writing prompts really making art?», In Artificial Intelligence in Music, Sound, Art and Design, S. Adkins, P. Sarmento et M. Barthet (dir.), Cham, Springer, p. 196-211 [en ligne].
Nikolajeva, Maria et Scott, Carole (2006), How picturebooks work, New York, Routledge.
Oppenlaender, Jonas (2023), «A taxonomy of prompt modifiers for text-to-image generation», Behaviour & Information Technology, [en ligne].
Roberge, Jonathan et Lebrun, Tom (2021). «BERT, GPT-3, Timnit Gebru et nous: l’intelligence artificielle à la conquête du langage», Sociologie et sociétés, 53 (1-2), p. 235-257, [en ligne].
Robinson, David G. (2022), Voices in the Code: A Story about People, Their Values, and the Algorithm They Made. Russell Sage Foundation [en ligne].
Shawky-Milcent, Bénédicte (2014), L’Appropriation des œuvres littéraires en classe de seconde, Thèse de doctorat soutenue à l’université de Grenoble.
Van der Linden, Sophie (2006), Lire l’album, Le Puy-en-Velay, L’Atelier du poisson soluble.
Van der Linden, Sophie (2008). «L’album, le texte et l’image», Le français aujourd’hui, 161 (2), p. 51-58.
Velkovska, Julia et Relieu, Marc (2021). «Pour une conception "située" de l’intelligence artificielle. Des interactions hybrides aux configurations socio-techniques», Réseaux, 229 (5), 2021, p. 215-229.
Pour citer l'article
Eleonora Acerra, Sylvain Brehm, Nathalie Lacelle, "Représenter sa réception d’un texte littéraire en images avec Midjourney: analyse des attentes des élèves et des productions générées par l’intelligence artificielle générative", Transpositio, n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image, 2024http://www.transpositio.org/articles/view/representer-sa-reception-d-un-texte-litteraire-en-images-avec-midjourney-analyse-des-attentes-des-eleves-et-des-productions-generees-par-l-intelligence-artificielle-generative
Voir également :
Introduction n° 7: Le texte littéraire à l’épreuve de l’image
Notre réflexion sur les interactions entre texte et image dans l’enseignement de la littérature part d’un postulat central: l’image constitue un outil permettant aux élèves de se distancier du texte pour mieux en saisir les significations. Toutefois, la relation entre texte et image, loin de se limiter à une simple correspondance analogique dans laquelle l’image serait subordonnée au texte, révèle des processus de production de sens complexes. Ce numéro vise ainsi à explorer les statuts et fonctions possibles de l’image dans l’enseignement de la littérature, se situant dans la continuité du dossier n°4 de Transpositio qui s’intitulait «Enseigner la bande-dessinée comme (de la) littérature».
Introduction n° 7: Le texte littéraire à l’épreuve de l’image
Redéfinir le sens: l’intégration des médiations texte/image dans l’enseignement de la littérature
Notre réflexion sur les interactions entre texte et image dans l’enseignement de la littérature part d’un postulat central: l’image constitue un outil permettant aux élèves de se distancier du texte pour mieux en saisir les significations (Demougin, 2002; Delbrassine, 2019). Toutefois, la relation entre texte et image, loin de se limiter à une simple correspondance analogique dans laquelle l’image serait subordonnée au texte, révèle des processus de production de sens complexes (Peirce, 1978). Ce numéro vise ainsi à explorer les statuts et fonctions possibles de l’image dans l’enseignement de la littérature, se situant dans la continuité du dossier n°4 de Transpositio qui s’intitulait «Enseigner la bande-dessinée comme (de la) littérature» (Baroni & Turin 2021).
Cette problématique s’inscrit dans les fondements de la sémiotique, qui a étendu les principes de la linguistique structurale à d’autres formes de signification, comme les publicités (Barthes, 1964; Eco, 1972), les œuvres picturales (Marin, 1969), les bandes dessinées (Peeters, 2009), les films (Metz, 2014) ou encore les images diagrammatiques (Bertin, 2013). Ce cadre a permis de conceptualiser une pluralité de «langages visuels», reflétant la diversité des pratiques médiatiques.
De l’image-illustration à l’image-texte: perspective historique
Dans le cadre scolaire, l’articulation entre texte et image ne va pas de soi, dans la mesure où l’image est un objet à la fois attractif et énigmatique. Attractif, parce que sa lecture est immédiate et joue avec les émotions ; énigmatique, dans le sens où, en tant qu’icône, l’image délivre un message qui n’est pas net et doit être décodé par le lecteur (Peirce, 1978).
Il n’en demeure pas moins que la place et le statut de l’image s’inscrivent dans une longue tradition pédagogique, même si les finalités qui lui ont été assignées ont évolué au fil du temps, comme le montrent Ferran et al. (2017). Ces derniers rappellent que Comenius, au XVIIe, crée des ouvrages qui contiennent des gravures accompagnées de petites légendes, avec l’idée selon laquelle il faut «voir pour savoir». Dès le XVIIIe le nouveau marché de la littérature de jeunesse va recourir à l’illustration pour favoriser sa diffusion. Avec l’instauration de l’école obligatoire pour tous à la fin du XIXe siècle, l’image est introduite dans les manuels, avec l’idée de rendre le savoir accessible à tous les milieux, y compris les plus populaires. Les développements techniques, notamment l’arrivée de la photographie, vont également transformer le statut de l’image. On passe progressivement des planches pédagogiques à la reproduction de documents authentiques qui sont désormais étudiés pour eux-mêmes ou en lien avec un extrait de texte (Ferran et al., 2017).
En Français, l’arrivée des finalités communicationnelles dans les années 1980, en France (Demougin, 2002) comme en Suisse romande (Darme-Xu et al., 2020), fait de l’image un «genre de texte» qu’il s’agit de lire :
Lire c’est prendre connaissance d’un message qu’on a sous les yeux. Ainsi, au sens large, toute communication visuelle suppose de quelque manière une lecture, qu’il s’agisse d’une simple image, d’images avec textes ou de textes proprement dit. (DIP 1980: p. 14 1)
Cette nouvelle manière d’appréhender l’image entraine l’arrivée de nouvelles activités dans lesquelles texte et image, désormais placés sur un pied d’égalité, sont mis en regard l’un de l’autre, comme dans l’exemple ci-dessous tiré des Activités sur les textes pour les élèves de 15 ans (DIPC 1987: p. 132):
Dans cet atelier destiné à travailler avec les élèves l’argumentation, la caricature du dessinateur humoristique français Barrigue est posée en regard d’une lettre de l’Association suisse pour l’énergie atomique qui conteste l’information parue dans la Tribune-Le-Matin. Le contenu de cette lettre est le suivant:
Monsieur le rédacteur en chef,
Dans la Tribune-Le-Matin du 3 novembre, une information concernant le chauffage à distance de la ville d’Aarau à partir de la centrale nucléaire de Gösgen était accompagnée d’une caricature de votre collaborateur Barrigue. On y voyait un personnage se réchauffant à un radiateur et laissant apparaître ses poignets et ses mains, directement au-dessus du radiateur, réduits à l’état d’ossements.
Sans contester le moins du monde le talent de votre caricaturiste, nous nous permettons de faire deux remarques.
Des caricatures sur le thème du squelette sont souvent faites à propos de l’énergie nucléaire, malgré l’excellent bilan que les centrales ont présenté jusqu’ici en matière de sécurité: zéro mort par radiation sur plus de vingt-cinq ans d’utilisation de centrales nucléaires. Si on tient à ce motif du squelette, il serait plus pertinent de l’associer à l’armement atomique et à la menace que ce dernier fait peser sur nous.
D’autre part, le chauffage à distance dont traite votre information du 3 novembre consiste à utiliser de l’eau chauffée dans une centrale nucléaire. Or, cette eau n’est à aucun moment entrée en contact avec les réactions nucléaires qui se produisent au cœur du réacteur. L’eau du système de chauffage à distance fait partie d’un circuit complètement séparé de ceux du réacteur; elle n’est donc pas plus radioactive que l’eau potable du robinet, et le personnage de la caricature n’a en réalité rien à craindre pour la sécurité de ses mains.
Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir accorder dans un de vos prochains numéros une place aux lignes qui précèdent, et nous vous en remercions d’avance.
Veuillez agréer, Monsieur le Rédacteur en chef, l’expression de nos sentiments distingués.
ASSOCIATION SUISSE POUR L’ENERGIE ATOMIQUE, Secrétariat, (F. Bucher) (M.A. Fankhauser)
Comme on peut le constater ici, c’est moins l’image qui est subordonnée à la compréhension et à l’interprétation du texte que la lettre qui aide à «lire» l’image, dans la mesure où elle décrit précisément ce qu’on voit et donne le contexte.
L’intégration de la littérature comme composante de la langue première dès les premiers degrés de la scolarité au tournant des années 2000 ramène la question des relations entre texte et image au sein de l’enseignement de la littérature.En Suisse romande, ces liens font l’objet de recommandations précises de la part de la Conférence intercantonale de l’instruction publique (CIIP 2006). La littérature y est définie comme englobant des œuvres telles que les films et bandes dessinées, nécessitant de fait «le développement d’une pédagogie de l’image et des médias» (CIIP 2006, p.40). Il s’agit donc, dès l’entrée dans l’écrit, de mettre l’élève au contact des livres (CIIP 2006, p.23), en l’amenant progressivement à différencier le texte de l’image et à réfléchir aux liens entre ces deux composantes (CIIP 2006, p.38). Ces recommandations se concrétisent dans le plan d’études romand (PER 2010) qui couvre l’ensemble de la scolarité obligatoire, par une attention à porter sur les liens entre texte et image «dans un album, sur une affiche, ...» (PER 2010, L1 15), en vue de donner à l’élève des clés pour apprécier des ouvrages littéraires variés.
Cependant, comme le relève Duvin-Parmentier (2020), force est de constater que les enseignant·es expriment aujourd’hui des difficultés à didactiser la lecture de l’image. Autrement dit, la place, le rôle et la fonction de l’image dans l’enseignement du Français demeurent encore souvent équivoques pour les enseignant·es, qui ne se sentent pas formé·es pour faire découvrir aux élèves la «grammaire de l’image» par l’analyse de formes iconiques variées.
État de la question du point de vue des recherches en didactique de la littérature
Cette intégration de la littérature comme objet d’enseignement dès les premières années de la scolarité, conjuguée à l’essor de la révolution numérique offrant un accès sans précédent à une multitude d’images, a ainsi conduit à un renouvellement des recherches en didactique de la littérature. Ces travaux explorent notamment les frontières médiatiques de la littérature et interrogent l’hétérogénéité des supports mobilisables en classe, au-delà des formes strictement textuelles. Les interactions entre littérature et arts (Chabanne, 2018), l’analyse des albums pour la jeunesse (Lépine, 2012 ; Leclaire-Halté, 2014; Specogna, 2015; Delbrassine, 2019), des œuvres multimodales (Lacelle, Boutin et Lebrun, 2012) ou encore de la littérature nativement numérique (Acerra, 2017; Brunel, 2021), ainsi que les dynamiques de circulation intermédiatique (Castagnet-Caignec, 2021) sont autant de domaines d’investigation en plein développement. Ces recherches participent à l’élargissement des objets d’étude en littérature, tout en invitant à repenser les objectifs, les méthodes et les corpus mobilisés dans l’enseignement.
En parallèle, les études récentes sur la bande dessinée (Baroni, 2018; Rouvière, 2012; Raux, 2023) offrent des perspectives particulièrement enrichissantes, notamment parce qu’elles conduisent à interroger les limites traditionnelles de la littérature. Cependant, comme l’ont souligné Marianne Blanchard et Hélène Raux (2019), il subsiste un important travail de formation à destination des enseignant·es, visant à leur permettre de développer des gestes interprétatifs adaptés, en prenant en compte la complexité propre à ce médium hybride qui articule dimensions textuelles et graphiques.
Ce numéro a, quant à lui, pour ambition d'examiner différentes perspectives d'analyse, en s'attachant d'abord à retracer l'évolution historique des interactions entre texte et image et leur institutionnalisation dans les pratiques scolaires, avant de mettre l'accent sur des approches didactiques diversifiées, ainsi que sur des observations empiriques effectuées en milieu scolaire. Il apparaît que l'interaction entre texte et image ne compromet pas le sens intrinsèque de l'un ou de l'autre, mais le reconfigure, ou encore le réinterprète, en fonction du contexte inédit dans lequel il s'inscrit.
S’interroger sur les transformations de la relation texte-image à l’heure du numérique (et sur leurs conséquences pour l’enseignement de la littérature) implique de revisiter une histoire complexe, pour reconnaître les héritages et évaluer la nouveauté qui se fait jour dans les pratiques contemporaines.
On se demandera notamment comment la relation texte-image, jusqu’à son renouveau dans les pratiques numériques, peut revivifier l’enseignement de la littérature. Quel rôle peut jouer l’imbrication du texte et de l’image aujourd’hui pour stimuler les productions écrites des élèves ou leur travail de lecture et d’interprétation?
Nous nous proposons d’interroger les relations qu’entretiennent littérature et image selon les axes suivants:
Axe 1. Enjeux pédagogiques et didactiques des éditions illustrées dans l'enseignement
Ce premier axe vise à mettre en avant à la fois les pratiques pédagogiques spécifiques liées aux éditions illustrées et les questionnements didactiques qui en découlent. Pourquoi privilégier, en tant qu’enseignant·e, une édition illustrée d’une œuvre donnée? Quels dispositifs didactiques mettre en œuvre? Avec quels apprentissages potentiels pour les élèves?
Jan Baetens se penche sur cette question en prenant le cas de Proust et des illustrations dont son œuvre a fait l’objet. Il note que, si enseigner Proust à travers les éditions illustrées de la Recherche du temps perdu semble à première vue plus facile qu’enseigner l’œuvre même, il n’en est rien: le critique analyse les difficultés sous-jacentes à ce choix pédagogique et les moyens d’y remédier, en prenant notamment en compte l’absence d’homogénéité de cette iconographie et la complexité de la culture visuelle en place.
Partant d’une expérience pratiquée en classe de terminale dans l’enseignement belge, Daniel Delbrassine montre comment l’approche en parallèle de deux genres d’un même récit, produits par le même auteur au même moment, permet de mettre en lumière les spécificités et contraintes de chacun des genres. Cette comparaison représente selon lui une étape indispensable pour préparer l’élève à la transposition de genre, tout en lui permettant d’acquérir des outils clés pour affiner ses compétences d’analyse en vue des lectures ultérieures.
Barbara Hurni-Siegrist, quant à elle, aborde la question de l’articulation entre texte et illustration par le biais d’éditions numérisées des Fables de La Fontaine auprès d’élèves du degré secondaire à Genève. Le parti pris d’un enseignement dédié aux dimensions matérielles des textes permet de mieux appréhender les compétences nécessaires pour intégrer la lecture d’images dans le cours de Français.
Axe 2. Les manuels scolaires à l'ère de l’image : histoire, fonctions et usages pédagogiques
Ce deuxième axe explore la place et la fonction des images dans les manuels scolaires destinés à l’enseignement du Français. Les articles présents se concentrent sur la diversité des images présentes dans ces manuels – allant des photographies aux caricatures en passant par les représentations de tableaux et les bandes dessinées – et leur rôle à la fois dans l’attractivité du matériel pédagogique et dans l’atteinte des objectifs didactiques. Les auteurs analysent aussi bien l’évolution des relations entre texte et image dans les manuels scolaires à travers l’histoire que l’exploitation des adaptations cinématographiques dans les manuels français ou l’usage des images dans le cadre de séquences d’enseignement de fictions historiques pour la jeunesse.
L’article d’Anne Monnier, Sylviane Tinembart, Emmanuelle Vollenweider et Anouk Darme-Xu retrace les rapports entre texte et image dans les manuels de lecture et les anthologies scolaires édités en Suisse romande entre 1870 et 1970. Il montre comment l’image donne à voir une représentation de la littérature scolarisée qui diffère en fonction des périodes et des publics d’élèves visés.
Hélène Raux porte son attention sur les adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires dans les manuels français pour le collège et propose d’explorer les usages que les manuels font de ces adaptations: quels objectifs sont assignés au travail sur des adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires? comment est organisée la mise en relation entre texte et film? et enfin dans quelle mesure l’un est-il exploité au service de la lecture de l’autre?
Diane Boër analyse deux séquences d’enseignement basées sur des fictions historiques pour la jeunesse. Elle observe que la transposition didactique interne, médiée par l’enseignant·e, ne s’aligne pas toujours sur la transposition didactique externe, proposée par l’édition. Ainsi, en classe, les images sont principalement utilisées pour soutenir la compréhension du texte par les élèves, indépendamment des volontés éditoriales.
AXE 3. Enjeux didactiques de la compréhension visuelle dans l’approche des textes littéraires par les élèves
Ce dernier axe explore l’utilisation de l’image dans l’enseignement de la littérature, en particulier sa fonction dans la compréhension, l’analyse et l’interprétation des textes littéraires, que ce soit dans les genres de l'album illustré, de la littérature jeunesse, du roman ou de la poésie. Il s’agit de comprendre comment les mots et le texte se donnent à voir et comment l’image s’écrit en littérature, en explorant les relations concrètes des textes (notamment poétiques) et de l’image depuis le XIXe siècle jusqu’aux créations contemporaines. L’accent est mis sur les méthodes pédagogiques permettant aux élèves d’intégrer les images dans leur lecture. En s'appuyant sur plusieurs études de cas, cette partie questionne la pertinence et les limites de la lecture d’image en tant que médiation, notamment lorsqu’il s’agit d’œuvres picturales, où les codes visuels diffèrent des structures linguistiques. Il met également en lumière des pratiques pédagogiques concrètes et innovantes, telles que l’utilisation de programmes d’intelligence artificielle pour générer des images à partir de textes littéraires.
Marie-Sylvie Claude traite ici d’un paradoxe inhérent à la lecture de l’image lorsque celle-ci est une œuvre picturale. En effet, les programmes de français du lycée en France encouragent les enseignant·es à utiliser la lecture de l’image comme médiation pour les enseignements en lecture de la littérature. Or l’institutionnalisation scolaire d’une œuvre picturale n’est pas sans poser problème dans la mesure où un tableau ne se «lit»pas – les diverses combinaisons de teintes, de textures et de traits ne faisant pas l’objet d’un encodage de type linguistique. La critique met notamment en garde contre les assimilations hâtives qui appliquent au visuel des termes appartenant à la terminologie linguistique.
L’article de Maud Lebreton Reinhard et Florence Aubert présente un extrait du matériel pédagogique qu’elles ont élaboré à l’attention des enseignant·es du primaire et du secondaire 1 pour travailler l’image au sein d’albums illustrés. Prenant appui sur l’iconotexte Corrida de Yann Fastier, il met en lumière la nécessité de considérer à part égale le rôle du texte et des images dans la production de sens.
L’article de Eleonora Acerra, Sylvain Brehm et Nathalie Lacelle porte sur une expérience dans laquelle les élèves sont invités à générer une image par un programme d’intelligence artificielle à partir d’une citation choisie librement au sein d’un corpus d’œuvres littéraires proposé. L’analyse porte d’une part sur les attentes des élèves, d’autre part sur leur capacité à porter un regard esthétique et critique sur les productions du logiciel.
Conclusion
L’approche adoptée dans ce dossier a consisté à donner la parole aux didacticien·nes ainsi qu’aux expert·es des médias, de la littérature et de l’histoire culturelle, afin qu’ils et elles analysent la relation complexe, à la fois mémorielle, imaginaire et historique, qui unit texte et image. Leurs articles couvrent différents degrés, du primaire à l’université, et différents systèmes éducatifs – la Suisse romande, la Belgique, la France ou le Québec.
Ces articles, chacun à leur manière, mettent en évidence que la signification originale d’un texte ou d’une image n’est pas altérée par l’interaction entre ces deux médiums, mais plutôt ajustée et potentiellement réinterprétée en fonction de son nouveau contexte de diffusion. La manière dont l’ensemble des contributions interrogent cette relation conduit finalement à une réflexion sur ce qu’on met sous le terme de «littérature», tant en tant que pratique sociale qu’en tant qu’objet d’enseignement. Les relations entre objet textuel et objet iconique développées dans ce numéro ouvrent ainsi de nouvelles pistes pour l’enseignement de la littérature.
Bibliographie
Baroni, Raphaël & Turin, Gaspard (2021), "Introduction n°4 - Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature", Transpositio, n° 4, Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, en ligne, consulté le 6 décembre 2024.
Baroni, Raphaël & Goudmand, Anaïs (dir.) (2018), «Les avatars du chapitre dans la bande dessinée», Cahiers de narratologie, n° 34, en ligne, consulté le 8 décembre 2024. (DOI: https://doi.org/10.4000/narratologie.8662)
Barthes, Roland, «Rhétorique de l’image» (1964), Communications, n° 4, p. 40-51, en ligne, consulté le 8 décembre 2024.
Bertin, Jacques (2013), Sémiologie graphique. Les diagrammes, les réseaux, les cartes, Paris, Éd. de l’EHESS.
Blanchard, Marianne & Raux, Hélène (2019), «La bande dessinée, un objet didactique mal identifié», Tréma, n° 51, en ligne, consulté le 8 décembre 2024. (DOI: https://doi.org/10.4000/trema.4818)
Conférence intercantonale de l'instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) (2006). Enseignement/apprentissage du français en Suisse romande : orientations. Neuchâtel, CIIP.
Conférence intercantonale de l'instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) (2010). Plan d’études romand. Neuchâtel, CIIP, en ligne, consulté le 3 décembre 2024, URL : https://portail.ciip.ch/per/domains
Darme-Xu Anouk, Monnier Anne, Schneuwly Bernard & Tinembart Sylvianne (2020), «Émergence de la didactique du français et rénovation de l’enseignement en Suisse romande (1970-1990)», in Diffusion et influences des recherches en didactique du Français, O. Tremblay, E. Falardeau, P. Boyer & I. Gauvin (dir.), Namur, Presses Universitaires de Namur, p. 203-222.
Delbrassine, Daniel (2019). «L’album pour enfants entre texte et image», Textyles, n° 57, p. 139-156.
Demougin, Françoise (2002), «Littérature et image: d’une lecture à l’autre», Tréma, n° 19, p. 1-11.
Département de l’Instruction publique et des Cultes du canton de Vaud (1987), Activités sur les textes, Français 9ème, Lausanne, Éd. Loisirs et Pédagogie SA.
Département de l’Instruction publique (DIP) du canton de Genève (1980), Méthodologie de la lecture, 7e, 8e, 9e, Maître I. Genève, DIP.
Duvin-Parmentier, Bénédicte (2020), «La séance de lecture de l’image dans la séquence des professeurs stagiaires de français: représentations et choix méthodologiques», Pratiques, n° 187-188, en ligne, consulté le 15 novembre 2024.
Eco, Umberto (1972), La structure absente, Paris, Mercure de France.
Ferran, Florence, Eve-Marie Rollinat-Levasseur & François Vanoosthuyse (2017), «Éléments pour une histoire et une didactique», in Image et enseignement, Perspectives historiques et didactiques, F. Ferran, E.-M. Rollinat-Levasseur & F. Vanoosthuyse (dir.), Paris, Honoré Champion, p. 9-55.
Guillou Marlène & Claudine Dubois (dir.) (2009), Des images pour lire et pour écrire, SCÉRÉN CRDP Nord – Pas de Calais.
Lacelle, Nathalie & Monique Richard (2020), Croiser littératie, art et culture des jeunes, Québec, Presses de l'Université du Québec.
Lacelle, Nathalie (2017), La littératie médiatique multimodale appliquée en contexte numérique, Québec, Presses de l'Université du Québec.
Leclaire-Halté, Anne (2014), «Valeurs et rapport texte/image dans l’album de littérature de jeunesse: étude d’un exemple, Le Génie du pousse-pousse», Pratiques, n° 163-164, en ligne, consulté le 22 février 2023.
Marin, Louis (1969), «Éléments pour une sémiologie picturale», Les Sciences humaines et l’œuvre d’art, Bruxelles, Éd. La Connaissance, «Témoins et témoignages», p. 109-142.
Metz, Christian (2014), «Existe-t-il une approche sémiologique de l’esthétique ?», 1895. Revue d'histoire du cinéma, n° 70, p. 154-167.
Peeters, Benoît (2009), Écrire l’image, Bruxelles,Éd. Impressions nouvelles, coll. «Réflexions faites».
Peirce, Charles Sanders (1978), Écrits sur le signe, trad. G. Deledalle, Paris, Seuil.
Specogna, Antonietta (2015), «Relation texte-image: pratiques d’enseignement dans les situations de lecture d’albums au cycle 3». Recherches en éducation, n° 22, en ligne, consulté le 15 novembre 2024.
Vouilloux, Bernard (2006), «Du figural iconique», Poétique, n° 146, p. 131-146.
Pour citer l'article
Zeina Hakim & Anne Monnier, "Introduction n° 7: Le texte littéraire à l’épreuve de l’image", Transpositio, n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image, 2024http://www.transpositio.org/articles/view/introduction-n-7-le-texte-litteraire-a-l-epreuve-de-l-image
Voir également :
Sur Facebook