Le présent dossier de la revue Transpositio, à nouveau consacré à la bande dessinée, fait écho au numéro précédent et le complète à plusieurs égards. Le premier volet visait à aborder l’enseignement de la bande dessinée sous les angles historiques et pratiques, en s’interrogeant, entre autres, sur les conditions nécessaires pour une scolarisation de cet objet souvent qualifié d’hybride ou d’inclassable et, de ce fait, difficile à associer à tel ou tel geste interprétatif balisé par des pratiques disciplinaires.
- n°1 Justifier l’enseignement de la littérature
- n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes
- n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature
- n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature
- n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée
- n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives
- Sylviane Ahr - Entretien : "disputes" et justifications de l'enseignement de la littérature
- Bertrand Daunay - Recension : Baroni Raphaël (2017), "Les Rouages de l’intrigue"
- Judith Émery-Bruneau - D’un paradigme interprétatif à un paradigme critique : prolégomènes à une transformation des recherches en didactique de la littérature
- La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins
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Introduction n°5: La bande dessinée à l’Université : regards croisés sur "Le Long Voyage de Léna" d’André Juillard et Pierre Christin
Introduction n°5: La bande dessinée à l’Université : regards croisés sur "Le Long Voyage de Léna" d’André Juillard et Pierre Christin
Le présent dossier de la revue Transpositio, à nouveau consacré à la bande dessinée, fait écho au numéro précédent et le complète à plusieurs égards. Le premier volet visait à aborder l’enseignement de la bande dessinée sous les angles historiques et pratiques, en s’interrogeant, entre autres, sur les conditions nécessaires pour une scolarisation de cet objet souvent qualifié d’hybride ou d’inclassable et, de ce fait, difficile à associer à tel ou tel geste interprétatif balisé par des pratiques disciplinaires.
Ainsi, l’étude de la place précaire de la bande dessinée dans les pratiques scolaires s’explique en partie par des défis méthodologiques liés l’enseignement du médium, qui découlent autant de ses caractéristiques médiatiques que de son histoire culturelle. Il s’agissait de passer en revue les obstacles historiques à la scolarisation de la bande dessinée, mais également de décrire la fenêtre qui s’ouvre actuellement, dans un régime culturel qualifié par Rouvière d’ère de «post-légitimation». Une autre partie proposait quelques pistes pour éviter de réduire la bande dessinée à ses aspects exclusivement narratifs, littéraires, visuels ou graphiques. Ces pistes proposaient au contraire de mettre en évidence l’interrelation fondamentale entre ces différents aspects de la bande dessinée, tout en ne perdant pas de vue l’existence de caractéristiques spécifiques au médium (support, perspective narrative, sérialité de la représentation iconique, etc.). Une dernière partie examinait enfin les défis posés par l’étude du médium, tels qu’ils apparaissent à la lumière d’une observation des pratiques effectives des enseignants et des élèves.
Face à ces nombreux défis ou obstacles, Hélène Raux (2019 : §62) signale qu’il y a un vrai danger à réduire l’enseignement de la bande dessinée à l’application d’une nomenclature spécialisée (case, planche, bulle, gouttière, etc.) ou à une analyse thématique, qui ne rendrait pas justice à la richesse des récits graphiques pour le développement de compétences littératiées. Les articles que nous avons réunis dans le précédent numéro montraient que considérer la bande dessinée comme un support populaire, attrayant, facile à comprendre et qui rapprocherait les objets étudiés de la culture juvénile ou des lectures privées est à la fois réducteur et trompeur. On oublie trop souvent la complexité inhérente à la bande dessinée et ce qu’il en coûte, pour un enseignant ou une enseignante soucieuse de lui rendre justice, quand il s’agit de savoir par quel bout saisir cet objet «mal identifié» (Blanchard & Raux 2019). Marianne Blanchard et Hélène Raux suggèrent ainsi que le déficit de «légitimité scolaire de la bande dessinée» (Blanchard & Raux 2019 : §2) ne s’explique pas seulement par des raisons historiques ou culturelles, du fait de la réputation populaire ou juvénile du médium, mais aussi par un «manque de maîtrise du support par les enseignants», qu’il faudrait rattacher à une lacune dans leur formation initiale :
peu présente dans les programmes scolaires, la bande dessinée est quasiment absente des cursus universitaires, notamment dans les composantes chargées de la formation des enseignants (ESPE) – même si elle peut être abordée ponctuellement par des enseignants-chercheurs impliqués dans des recherches sur le médium, qui connaissent actuellement un important développement dans une diversité de disciplines. (Blanchard & Raux 2019 : §4)
Le présent dossier tente ainsi de combler cette lacune en faisant état d’une expérience collective débutée il y a une dizaine d’années au sein d’une université suisse. Il s’agit à la fois d’éclairer le caractère nécessairement interdisciplinaire des formations académiques portant sur la bande dessinée, mais également de montrer comment il devient possible d'approcher un objet en multipliant les angles et les cadrages interprétatifs. Loin d’offrir un éventail raisonné de l’ensemble des perspectives de recherche applicables à la bande dessinée, il s’agit plutôt de montrer quels types de savoirs peuvent être intégrés dans la formation initiale des enseignant et d’expliciter quelques gestes d’analyse qui constituent autant de regards croisés sur une œuvre classique du répertoire.
Le choix de l’objet qui sert de support à ces regards croisés s’est imposé aux auteurs dans le contexte d’une Master-class organisée entre plusieurs universités. La série choisie se veut représentative d’une bande dessinée scolarisable, c’est-à-dire que l’on peut qualifier à la fois de formellement «classique» tout en la rattachant à des auteurs reconnus au sein de la production franco-belge, tant du fait de la collection dans laquelle elle s’insère qu’en raison de la réputation du scénariste et du dessinateur qui appartiennent au panthéon des auteurs canonisés. Le troisième opus n’ayant pas encore été publié au moment de la création de la Master-class, il n’en sera fait mention que de manière marginale dans les articles réunis dans ce dossier. En revanche, pour les deux premiers volumes de la série, Le Long Voyage de Léna (qui était d’abord pensée pour être un one-shot) et Léna et les trois femmes, il a été possible de recueillir des entretiens avec l’éditeur1 et les auteurs, et ces derniers ont donné un accès inédit à de riches documents génétiques, qui ont permis d’ouvrir le capot de l’œuvre et d’offrir un rare aperçu de son processus de production. Le public auquel s’est adressé le séminaire de master, qui est à l’origine des contributions réunies dans ce dossier, était composé d’étudiant·e·s inscrits dans plusieurs disciplines du Master ès lettres, en particulier en histoire et esthétique du cinéma, en français moderne et en histoire de l’art. Les textes que nous avons réunis sont le produit d’un groupe de recherche lié à diverses sections de la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne et il nous a semblé intéressant de retracer rapidement comment cette collaboration a pu se nouer. Il s’agit d’éclairer sous quelles conditions l’enseignement académique peut être stimulé, de sorte que les futurs enseignants puissent acquérir une meilleur «maîtrise du support», ainsi que le suggèrent de Raux et Blanchard.
Les prémices du Groupe d’étude sur la bande dessinée (GrEBD) bénéficièrent d’une conjonction de planètes favorable. Les auteurs et l’autrice ici rassemblés avaient déjà manifesté leur intérêt pour la bande dessinée en participant aux mêmes publications et aux mêmes colloques consacrés au «neuvième art». Certains avaient, dans le cadre de recherches soutenues par le FNS, glissé la bande dessinée parmi les médiums étudiés ; ce fut le cas par exemple du projet «Les Usages de Jésus au XXe siècle» (2006-2009), qui a permis de renforcer la collaboration avec le Centre BD de la Bibliothèque municipale de Lausanne (créé dix ans plus tôt), notamment à l’occasion d’un débat public organisé en marge d’un colloque international à l’Hôtel de Ville de Lausanne en mai 2009. En février 2011, grâce à l’acquisition par le Centre BD du fonds du collectionneur genevois Pierre-Yves Ghebali, un nouveau projet consacré à la sérialité dans les périodiques de bande dessinée de l’après-guerre («Le découpage de l'action») est conçu (Université de Fribourg et Université de Lausanne), puis financé par le FNS (2012-2015). C’est à cette même époque qu’Olivier Christin, professeur à l’Université de Neuchâtel, invite les universités romandes à se joindre à un cycle de rencontres intitulé «La bande dessinée à l'université». Soutenu par les éditions Dargaud, le cycle débute à Lyon, le 5 décembre 2011, avec Enki Bilal et Pierre Christin. Les universités de Neuchâtel et de Grenoble 3 prévoient d’inviter Jean-Claude Mézières, l’Université de Lausanne opte pour le duo André Julliard et Pierre Christin.
Très vite, les Lausannois s’entendent sur le constat qu’une rencontre animée par un·e professeur·e ne suffit pas à répondre à la question ouverte par «La bande dessinée à l’université ?!». En particulier, la participation des étudiant·e·s leur paraît indispensable. Le contact est alors pris avec André Julliard et Pierre Christin autour d’un l’album qu’ils ont publié ensemble en 2006 : Le Long Voyage de Léna. Grâce à Clotide Palluat, des éditions Dargaud, les deux auteurs acceptent de mettre à disposition les documents préparatoires de l’album. Alain Boillat, Raphaël Baroni, Danielle Chaperon et Philippe Kaenel décident alors d’organiser ensemble, pour le semestre de printemps 2012, un séminaire de niveau Master ayant pour objectif le montage d’une exposition pour le compte du Centre BD de la Ville de Lausanne. Frédéric Sardet, directeur de la Bibliothèque municipale, valide le projet, et Cuno Affolter, conservateur au Centre BD, se propose pour intervenir dans le séminaire et superviser la réalisation de l’exposition dans l’espace de la Bibliothèque.
Pendant le semestre, chaque étudiant·e présentera un exposé sur un aspect de l’album et sera chargé de concevoir, à partir de ses résultats, un «poster». Dix panneaux d’exposition seront ainsi composés (Margot Daeppen, Justine Duay, Bige Öcal, Marina Popea, Valérie Rohrbach, Fabien Schneider, Sarah Studer, Maëlle Tappy) et mis en page par l’un d’eux (Rodolfo Garcia). Les étudiant·e·s procéderont également à l’accrochage et à l’installation des vitrines présentant des documents originaux, sous l’œil bienveillant de Cuno Affolter. L’exposition Autour de Léna est inaugurée le 16 avril 2012. Pierre Christin, malheureusement souffrant, sera interviewé ultérieurement à Paris par Alain Boillat et Philippe Kaenel. Le 27 avril, la conférence publique avec André Julliard et Philippe Ostermann, directeur général des éditions Dargaud de l’époque, est précédée d’une rencontre sur le site de l’Université avec les enseignant·e·s et les étudiant·e·s, qui avaient développé une lecture experte de l’album, et préparé des questions pointues, voire épineuses, portant sur les aspects commerciaux ou sur les stéréotypes de genre : questions auxquelles les deux invités répondirent sans tabou et avec force détails.
Montage de l’exposition Autour de Léna à la Bibliothèque municipale de la ville de Lausanne, en présence de Cuno Affolter.
C’est à la suite de ce semestre de printemps 2012 qu’est né à l’Université de Lausanne le Groupe d’étude sur la bande dessinée (GrEBD), dont le site internet offre de nombreuses ressources aux enseignants, notamment une bibliographie et un lexique en ligne. Il s’est formé à partir de trois constats : celui de la présence dans le corps professoral de la Faculté des lettres de l’UNIL d’un nombre relativement élevé de personnes passionnées par la BD ; celui de la place décidément introuvable dévolue à l’étude de ce média dans les structures universitaires francophones ; celui, enfin, de l’existence à la Bibliothèque municipale de Lausanne, grâce à Cuno Affolter, de l’un des plus riches fonds de bandes dessinées en Europe. Alors que le cinéma possède aujourd’hui des départements d’enseignement et de recherche qui lui sont entièrement consacrés, la bande dessinée, même dans un pays comme la Belgique, traditionnellement considérée comme la patrie de cet art, n’est étudiée que par des chercheur·se·s émargeant à d’autres foyers disciplinaires. Un spécialiste de narratologie (Raphaël Baroni), un théoricien du cinéma (Alain Boillat), une moderniste férue de dramaturgie (Danielle Chaperon), un médiéviste (Alain Corbellari), un historien de l’art (Philippe Kaenel) et un germaniste (Alexander Schwarz) ont décidé de créer une structure grâce à laquelle la recherche sur le «neuvième art» pourrait être développée en tenant précisément compte de la variété et de la complémentarité des approches. Ajoutons à ce comité de base, une équipe très active de doctorant·e·s (Justine Favre, Gaëlle Kovaliv, Raphaël Oesterlé, Camille Schaer et Olivier Stucky), dont les thèses couvrent différents domaines de recherche, allant de la didactique des langues et de la littérature à l’histoire des supports, des magazines pour la jeunesse d’après-guerre et à la transition numérique.
Le projet de rédaction du présent dossier s’inscrit dans la continuité du cours, de l’exposition et de l’invitation d’André Juillard en 2012, mais il n’a pu se concrétiser, dans l’esprit pédagogique qui était à l’origine de notre démarche, qu’avec l’opportunité offerte par la revue Transpositio, et grâce à l’autorisation des auteurs et de l’éditeur portant sur l’usage du matériel iconographique et documentaire à la base de cet enseignement et de cette recherche.
Comment travailler sur la bande dessinée? Sur quelles prémices? À partir de quelles sources documentaires? Et surtout, à quelles fins? Les études de type monographique sont en règle générale tournées vers des «classiques» du genre, de Rodolphe Töpffer à nos jours, en passant par les aventures de Little Nemo ou de Tintin, dont l’historiographie est sans équivalent. Il est par conséquent rare de rencontrer des travaux centrés sur un ou deux albums spécifiques appartenant à ce que l’on pourrait qualifier, sans jugement de valeur aucun, la bande dessinée mainstream. Tel est la singularité de ce recueil d’études consacrées à un album inaugurant un triptyque déployé entre 2009 et 2020. Les extensions ultérieures, qui n’avaient pas été prévues à l’origine par les deux auteurs, se sont développées autour d’une figure forte, d’une héroïne en l’occurrence. En effet, les personnages principaux sont les moteurs de nombre de collections : ils permettent de leur donner une cohérence et de les labéliser dans la masse des albums publiés chaque année.
Il faut dire que Léna avait tout pour plaire à ses deux créateurs, qui comptent parmi les plus importants de la bande dessinée francophone aujourd’hui. André Juillard trouvait en cette aventurière séduisante l’occasion non seulement de mettre en scène (en abyme même) la pratique du dessin, tout en croquant des nus féminins qui constituent l’une des marques distinctives de son œuvre. Pierre Christin, quant à lui, pouvait construire autour de ce personnage énigmatique une intrigue hitchcockienne, toute en tensions et parsemée d’indices.
Les responsables de la présente recherche ont eu par ailleurs l’immense chance de disposer d’archives inédites : le témoignage oral des auteurs, un dialogue avec l’éditeur et les archives personnelles, généreusement transmises par le dessinateur et le scénariste : script, scénario, crayonné, photographies. Cette documentation a permis de nouer les fils de la genèse d’une bande dessinée reposant sur la complicité de deux artistes. De plus en plus, les scientifiques qui se spécialisent dans le domaine de la bande dessinée s’intéressent aux conditions matérielles, contractuelles et médiatiques de production des œuvres et exploitent les archives d’édition, tandis que les auteurs et autrices prennent de plus en plus soin de leurs propres archives, veillant à leur patrimonialisation. Les études réunies dans ce recueil participent de cette démarche générale qui vise à articuler les choix esthétiques et les pratiques narratives avec tout ce qui entoure l’œuvre, qu’on l’appelle contexte, conditions de production ou encore, avec Gérard Genette, péritexte et paratexte. Cette articulation entre ces «mondes» ou ces «espaces» n’est évidemment pas nouvelle. Elle se fonde sur les études dans le domaine des littératures et des arts de très longue date et obéissent en définitive à une finalité : donner à comprendre le processus de création d’œuvres le plus souvent collectives résultant de médiations diverses et proposant des fictions qui sont autant de regards portés sur le monde.
Sur le plan didactique, ce dossier, qui complète le numéro précédent intitulé «Lire la bande dessinée comme (de la) littérature ?», met en évidence la manière dont la diversité des regards, inhérente à une approche académique résolument interdisciplinaire, permet d’enrichir notre compréhension de la bande dessinée. Sur le plan historique et artistique, on retiendra l’intérêt de prendre en compte le contexte éditorial et la manière dont l’œuvre s’inscrit dans la trajectoire des auteurs. Le regard du médiéviste, sensible à l’entrelacement du texte et de l’image, nous rend attentif aux choix esthétiques qui président à la représentation des personnages et à leur impact sur la lecture. Le spécialiste du cinéma éclaire pour sa part les paramètres relatifs au point de vue et à la focalisation dans un récit en régime de monstration, qui partage de ce fait certains de ses mécanismes avec les dispositifs cinématographiques. L’horizon des études théâtrales, en s’appuyant sur une conception dynamique des schémas narratifs, nous aide en outre à démêler les intrigues complexes qui s’entrelacent dans les scénarios de Pierre Christin et dans les compositions d’André Juillard. Enfin, une analyse fondée sur les principes de la narratologie transmédiale, soucieuse de mettre en évidence les spécificités médiatiques des récits graphiques, conduit à reconsidérer les typologies des mises en page de manière à saisir les nuances d’une organisation tabulaire du récit.
Ainsi que l’illustre ce numéro, le GrEBD se conçoit comme un lieu de convergence interdisciplinaire mu par la conviction que la manière la plus efficace de contribuer à la formation initiale des futur·e·s enseignant·e·s consiste à tenter de ne laisser dans l’ombre aucune des principales caractéristiques d’une forme d’expression mixte inventée et théorisée par un écrivain, dramaturge et artiste, Rodolphe Töpffer. Ce genre, cette pratique a permis, en quelque sorte, de renouer avec un goût très médiéval pour le mélange du texte et de l’image, renouvelé plus tard par les récits cinématographiques. Si la bande dessinée étudiée en contexte scolaire constitue sans nul doute un instrument idéal pour le développement d’une littératie intermédiale, sa vraie richesse s’affirme dans la mesure où on ne l’assimile pas trop hâtivement à l’une ou l’autre de ces perspectives. Ni littérature graphique, ni storyboard proto-filmique, ni théâtre en estampes, ni récit enluminé, ni architecture narrative, la bande dessinée est un peu tout cela en même temps. C’est à cette diversité d’expériences médiatiques que reconduit presque inéluctablement l’étude approfondie des récits en bande dessinée, et au sein de ceux-ci, Le Long Voyage de Léna.
Références
Blanchard, Marianne & Hélène Raux (2019), «La bande dessinée, un objet didactique mal identifié», Tréma, n° 51. En ligne, consulté le 6 août 2021, DOI : https://doi.org/10.4000/trema.4818
Raux, Hélène (2019), «Ce que les blogs d’enseignants disent de la lecture de bandes dessinées à l’école», Tréma, n° 51. En ligne, consulté le 6 août 2021, DOI : https://doi.org/10.4000/trema.4826
Pour citer l'article
Raphaël Baroni, Alain Boillat, Danielle Chaperon, Alain Corbellari et Philippe Kaenel, "Introduction n°5: La bande dessinée à l’Université : regards croisés sur "Le Long Voyage de Léna" d’André Juillard et Pierre Christin", Transpositio, n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée, 2022http://www.transpositio.org/articles/view/introduction-n-5-la-bande-dessinee-a-l-universite-regards-croises-sur-le-long-voyage-de-lena-d-andre-juillard-et-pierre-christin
Voir également :
Décrire et interpréter l’architecture graphique des bandes dessinées: Léna mise en page
Sur la base de l’analyse de l’organisation des planches que l’on rencontre au fil de l’album Le Long Voyage de Léna de Pierre Christin et André Juillard, cet article visera à montrer comment il est possible de décrire et d’interpréter l’architecture des planches d’un récit graphique{{Cette réflexion a été développée dans le cadre du projet Sinergia «Reconfiguring Comics in our Digital Era», financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS: CRSII5_180359).
Décrire et interpréter l’architecture graphique des bandes dessinées: Léna mise en page
La dimension tabulaire de la bande dessinée: de la théorie à l’enseignement… et retour
Sur la base de l’analyse de l’organisation des planches que l’on rencontre au fil de l’album Le Long Voyage de Léna de Pierre Christin et André Juillard, cet article visera à montrer comment il est possible de décrire et d’interpréter l’architecture des planches d’un récit graphique1. Je commencerai par souligner l’importance, pour la didactique de la bande dessinée, de disposer d’un outillage conceptuel permettant d’identifier différents prototypes de mise en page, tout en soulignant les lacunes observables en ce domaine. Je mettrai aussi en lumière un certain nombre de problèmes liés à l’ergonomie des principaux modèles théoriques, ce qui justifie selon moi leur reconfiguration dans l’optique d’une transposition didactique des typologies existantes. Cela m’amènera à proposer un modèle original, que je mettrai à l’épreuve par ma lecture de l’album de Christin et Juillard.
Philippe Sohet, dans son effort de didactisation d’une bande dessinée d’Edmond Baudoin, commente de la manière suivante une planche caractérisée par des effets de symétrie:
Ces ajustements graphiques nous rappellent qu’une planche ne se réduit pas à une succession de cases, elle est surtout un espace où cohabitent des vignettes. Si la «lecture» d’une bande dessinée est séquentielle, case par case, il ne faut pas perdre de vue que son appréhension visuelle est d’abord globalisante, l’œil percevant la planche dans son ensemble. Cette réalité correspond à la dimension «tabulaire» de la planche. Il est donc possible de penser cette cohabitation, de l’organiser en fonction de certaines fins. (Sohet 2010: 66)
Pour les enseignants soucieux de mettre en avant les spécificités du langage de la bande dessinée, il est en effet difficile de faire l’impasse sur l’un des aspects les plus saillants de ce médium, à savoir le fait que la séquence de cases est projetée à la surface de son support, ce qui entraine l’émergence d’effets liés à la coprésence des images. Pourtant, en dépit de la reconnaissance de cette «dimension tabulaire», où se joue en partie le sens du récit, de nombreux manuels se caractérisent par une carence d’outils permettant de traiter cet aspect. L’ouvrage de Sohet, par exemple, possède des sections intitulées «La planche comme composition» (2010: 63-67), «La panopticité» (2010: 68-73) et «La stratégie du site» (2010: 73-80), mais, fidèle à une approche dont l’objectif est surtout de dégager la spécificité de l’œuvre de Baudoin, il ne propose aucun principe général de «composition» ou d’organisation de cette «panopticité», ce qui réduit considérablement la transférabilité de cette lecture vers d’autres contextes. Plus récemment, dans les manuels publiés par Marie-Hélène Marcoux, pourtant très systématiques dans leur approche du langage de la bande dessinée, la description de la dimension tabulaire est totalement absente du manuel destiné aux niveaux primaires (2018), alors que pour le niveau secondaire, les mises en page régulières sont érigées en matrices pour toutes les autres formes de composition, ce qui l’amène à leur attribuer une valeur esthétique que l’on peut juger excessive:
Le gaufrier sert de modèle pour disposer les cases de façon harmonieuse et visuellement attrayante. Il est normal que certaines scènes importantes ne puissent pas correspondre au format plus contraignant de six ou neuf cases. Le bédéiste a parfois besoin de plus de cases […] pour illustrer une scène d’action rapide. Il choisira donc de varier, selon ses besoins, le gaufrier classique. (Marcoux 2016: 30)
À côté du «gaufrier», il existe pourtant bien d’autres types d’organisation de l’espace paginal, que l’on peut qualifier, selon les auteurs, de mises en page «semi-régulière», «irrégulière», «rhétorique», «décorative» ou «productrice» (Chavanne 2010 ; Groensteen 1999 ; Peeters 2003). Renaud Chavanne rappelle en outre que «contrairement à ce que l’on pourrait être tenté de penser, les compositions régulières ne sont pas nécessairement les plus anciennes attestées de la bande dessinée» (2010: 57). La question se pose donc de savoir si, pour construire un savoir scolaire sur la «panopticité» ou la «planche comme composition», il suffit de renvoyer à ces typologies savantes et aux terminologies qui en découlent. Et si c’est le cas, quel modèle choisir?
Jusqu’à récemment, je m’appuyais dans mes cours2 sur les modèles élaborés par Benoît Peeters (1991) et Thierry Groensteen (1999), qui sont les plus fréquemment cités dans la recherche francophone3. Si les types dégagés par ces deux auteurs sont relativement faciles à expliquer et à illustrer avec des exemples choisis4, en revanche, le passage à un usage empirique se révèle beaucoup moins aisé. Mon expérience m’a notamment permis de constater l’existence de difficultés persistantes, pour un grand nombre d’étudiants, quand il s’agissait de classer certaines mises en page d’apparence plutôt banale, mais qui se situaient en dehors des catégories, ou plutôt qui cumulaient des traits contradictoires invitant à les classer dans plusieurs catégories simultanément. Ces modèles ont pour eux la simplicité des critères qui sont au fondement des catégorisations, mais l’analyse d’œuvres singulières ne cesse de mettre en évidence l’existence de cas indécidables. Au début, je suggérais de sélectionner la typologie correspondant le mieux à l’objet étudié, voire de nommer différentes classifications possibles, en mettant en évidence les traits qui les rapprochent de tel ou tel type, ce qui n’était au fond guère satisfaisant. Au lieu d’offrir un levier pour l’interprétation, les typologies finissaient par devenir des obstacles bloquant l’analyse dans sa phase descriptive, au lieu de l’orienter vers une réflexion sur la fonction du dispositif.
En contexte scolaire, quand on présente une planche et que l’on porte la discussion sur sa dimension tabulaire, il est pourtant difficile d’échapper à la question de savoir comment décrire telle ou telle mise en page et à l’interrogation qui découle de cette difficulté: pourquoi tel ou tel dispositif ne se laisse pas facilement classer? Si cela concerne une œuvre expérimentale, on pourra en conclure que la valeur de l’objet se fonde, en partie du moins, sur son écart créatif vis-à-vis des principes de compositions habituels. Mais si l’on rencontre le même problème à la lecture d’un album d’André Juillard et de Pierre Christin, qui s’inscrit dans la droite ligne de la tradition franco-belge, alors il faudra en conclure que l’outil mobilisé pour l’analyse souffre d’un défaut d’ergonomie.
La théorisation de la mise en page en bande dessinée est marquée par un déficit chronique de mises à l’épreuve empiriques et la réflexion portant sur la transposition didactique des modèles pourrait être l’occasion de remédier à ce problème. Dans le domaine de la didactique de la bande dessinée, Nicolas Rouvière, à la suite de Jean-Paul Meyer (2019: 164, n. 19), dénonce également les «limites des typologies actuelles» (2019: 372), tout en insistant sur le rôle que pourrait jouer la didactique dans la théorisation de la bande dessinée:
Il est enfin un dernier argument, sans doute le plus décisif, pour reconsidérer sans mépris aucun l’apport que peut représenter la sphère éducative pour une meilleure connaissance de la bande dessinée. En effet, les difficultés à caractère didactique que rencontrent les enseignants quand il s’agit de faire étudier la BD en classe correspondent très souvent à des nœuds épistémologiques qui se trouvent au cœur de la spécificité du médium. Ainsi en va-t-il de la notion d’hypercadre, qui a constitué l’une des difficultés les plus importantes pour la théorisation sémiotique de la bande dessinée. (Rouvière 2016: 372)
L’objectif de cet article sera précisément de tenter d’améliorer l’ergonomie des typologies existantes en élaborant un modèle en partie original, qui soit à la fois plus facile à enseigner, plus souple et plus efficace pour décrire l’organisation tabulaire des planches. On pourrait contester l’intérêt d’un tel outil en arguant que l’interprétation des effets découlant de l’organisation spatiale des récits graphiques pourrait se passer d’une description standardisée, ainsi que l’illustre l’approche du récit graphique de Boudoin par Sohet. D’ailleurs, les didacticiens dénoncent souvent les dérives d’un enseignement qui se contenterait de transmettre une terminologie ou un bagage technique au lieu de s’attacher à dégager le sens de l’œuvre:
Enseigner la bande dessinée est un défi que l’enseignement scolaire doit relever, en particulier pour établir des liens entre la littératie traditionnelle et les nouvelles formes de culture médiatique. Mais il ne s’agit pas seulement de former des lecteurs experts et critiques, aussi bien à l’aise dans le monde des lettres que celui des représentations figuratives, pour démêler des productions discursives combinant des codes variés. Il s’agit aussi de former des lecteur sensibles, impliqués, entrant en résonnance symbolique avec les œuvres, pour s’accomplir à part entière comme sujets-interprètes. (Missiou 2019: 98)
J’essaierai de montrer, en m’appuyant sur la lecture du Long Voyage de Léna, que le fait de discuter de la mise en page des planches en se fondant sur une grille d’analyse permet de sensibiliser les apprenants à une dimension souvent négligée lors de la lecture, tout en élargissant le champ de leur expérience esthétique. Ainsi que l’affirme Elizabeth Rosen, l’étude de leur dimension tabulaire souligne que les bandes dessinées «remettent en question la plupart des façons dont nous avons appris à lire: de gauche à droite, de haut en bas, de façon linéaire et progressive» (2009: 58). Jesse Cohn insiste quant à lui sur le fait que de nombreux lecteurs, habitués à cette lecture linéaire, négligent les effets qui se construisent à l’échelle de la page, ce qui réduit considérablement leur horizon esthétique et les amène à lire les bandes dessinées comme des romans ordinaires5:
Parfois, en lisant un roman graphique, nous pouvons perdre de vue le fait que nous regardons une page. En effet, pour la plupart de nos élèves, habitués à considérer la bande dessinée comme une lecture facile, leur regard passe assez rapidement sur les pages, qui sont généralement conçues pour ne pas interrompre cette fluidité ; ils voient des personnages agissant dans le temps, et non un dessin étendu dans l'espace. (Cohn 2009: 44)
Cohn confesse avoir rencontré des résistances quand il s’agissait d’attirer l’attention de ses étudiants sur l’aspect proprement graphique des récits en bande dessinée. Il ajoute que si cette dimension devient évidente lorsqu’il confronte sa classe à des œuvres expérimentales, à l’instar des romans graphiques de Chris Ware, la grande majorité des bandes dessinées exigent de disposer d’un cadre interprétatif permettant d’identifier les procédures standardisées à travers lesquelles les récits «occupent l’espace» (2009: 44). Il s’agit par conséquent de découvrir des principes généraux de composition, que Cohn compare avec l’art du montage hollywoodien enseigné dans les cursus d’études cinématographiques6. Il ne s’agit pas de confondre le découpage filmique avec l'organisation tabulaire du récit, qui sont des opérations totalement différentes, mais d’insister sur l’importance d’objectiver les logiques sous-jacentes au montage cinématographique et à la mise en page de la bande dessinée pour que ces configurations narratives soient perçues au-delà des automatismes culturels qui les invisibilisent.
Par ailleurs, outiller les apprenants avec une typologie de techniques narratives permet de discuter de phénomènes qui transcendent le cas particulier, posant par exemple la question des parentés et des filiations entre les œuvres, tout en permettant de mettre au jour des procédures standardisées qui donnent forme aux productions sérielles de la culture médiatique7. Mobiliser de tels cadres interprétatifs permettrait par conséquent sans nul doute de renforcer la littératie médiatique des apprenants (cf. Lebrun, Lacelle & Boutin 2012).
Tabularité des récits graphiques et typologies des mises en page
Dans un article pionnier, Pierre Fresnault-Deruelle (1976) définit la bande dessinée comme un produit culturel écartelé entre la linéarité du strip et la tabularité de la planche. Cette double dimension a amené Thierry Groensteen à souligner l’existence de deux modes d’appréhension des rapports entre les images dessinées. Dans une terminologie qu’il emprunte à Jean Ricardou (1978), il évoque une arthrologie restreinte et une arthrologie généralisée. L’arthrologie, en médecine, consiste en l’étude des articulations entre différents membres du corps humain. En bande dessinée, cette double logique articulatoire souligne que les cases – qui constituent l’unité fondamentale de la bande dessinée – ne font pas que se succéder linéairement, comme une suite de mots, mais forment également un réseau entre des éléments occupant différents lieux disséminés dans l’espace graphique. L’étude des relations qui se tissent au sein de cet espace consiste, toujours selon la terminologie de Groensteen, à mettre en lumière un «tressage iconique», c’est-à-dire un réseau qui se déploie dans une dimension tabulaire et plus seulement linéaire. A priori, ce tressage peut se déployer à n’importe quelle échelle de l’œuvre imprimée, Groensteen insistant sur le fait que les images facilitent une saisie rapide du sens, ce qui invite, davantage que dans d’autres genres d’imprimés, à naviguer librement à la surface des pages et au feuilletage des albums:
La bande dessinée est fondamentalement une littérature qui ne dissimule rien, qui s’offre à une possession entière et sans reste: on la découvre rien qu’à la feuilleter, on navigue à sa surface sans oblitérer ce qui précède et en ayant déjà un œil sur ce qui arrive. (Groensteen 2011: 82)
Au sein de ce système, qualifié de «spatio-topique», se pose en particulier la question de l’étalement des images à la surface des planches et des effets qui découlent de leur configuration paginale. Comme l’explique Groensteen:
Parmi les diverses opérations qui assurent l’intégration des composantes d’une bande dessinée, celle qui a le plus particulièrement pour fonction de régir les paramètres spatio-topiques est communément désignée sous le terme de «mise en page». (1999: 107)
Benoît Peeters est probablement l’un des premiers auteurs à avoir proposé une typologie des mises en page8. Selon son approche, deux critères sont retenus pour classer la composition des planches: d’une part, l’interdépendance ou l’autonomie entre le tableau et le récit ; d’autre part, le rapport de domination, respectivement de la fonction narrative ou de la tabularité. En croisant ces critères, Peeters (2003: 49) obtient un tableau à double entrée définissant quatre types de composition, qui renvoient respectivement à une utilisation rhétorique, conventionnelle, productrice ou décorative de la mise en page.
Tableau 1: Typologie des mises en page selon Benoît Peeters.
Les mises en page rhétorique et conventionnelle sont donc dominées par la fonction narrative, mais elles s’opposent sur le plan de la variabilité des cases. Dans la mise en page rhétorique, le format s’adapte au contenu tandis que dans le dispositif conventionnel, il n’y a pas d’interdépendance, le format adoptant une grille régulière, aussi appelée «gaufrier» (Peeters 2003: 51). Au sujet de la mise en page conventionnelle, Peeters affirme par ailleurs qu’il s’agit d’un «système fortement codifié, où la disposition des cases dans la planche, à force de se répéter, tend à devenir transparente» (2003: 52). Les mises en page décorative et productrice se caractérisent quant à elles par une dominance du tableau, mais la première est exploitée à des fins purement esthétiques, tandis que la seconde engendre des effets qui modifient l’appréhension du récit.
Si les mises en page dites rhétoriques ou conventionnelles sont relativement faciles à identifier, il est plus difficile de différencier concrètement les utilisations décoratives ou productrices. L’appréciation de la fonction du dispositif et la détermination du point de bascule à partir duquel on peut considérer que la dimension tabulaire devient dominante reposent en effet sur des critères subjectifs. Jan Baetens et Pascal Lefèvre ont d’ailleurs montré que ces qualificatifs pouvaient très bien s’utiliser en relation avec le «gaufrier», que Peeters range pourtant dans la catégorie des usages conventionnels. Par exemple, de nombreuses pages de Watchmen exploitent des effets de symétrie ou des compositions en damier jouant sur le contraste des couleurs, ce qui renforce l’une ou l’autre de ces fonctions:
Ce qui fait la force de l’album, sous l’angle du cadrage, c’est l’utilisation du principe conventionnel selon des logiques en fait contradictoires. Ainsi la plus neutre de toutes les mises en page – la fragmentation de la planche en neuf vignette analogues – connaît aussi un emploi producteur. La symétrie du modèle de base pousse à doter un chapitre entier d’une structure symétrique globale et de faire miroiter les successives pages de la première partie de cette section dans les planches équivalentes de la seconde moitié. Par ailleurs de nombreuses planches de Watchmen revêtent sûrement, en premier lieu par la distribution réglée, souvent en damier, des contrastes chromatiques, un aspect décoratif et ne peuvent pas ne pas être déchiffrées comme un espace plastique. (Baetens & Lefèvre 1993: 60)
Groensteen propose quant à lui une typologie un peu différente, ce qui l’autorise à envisager l’existence de gaufriers productifs ou décoratifs. Reprenant l’exemple de Watchmen discuté par Baetens et Lefèvre, il est conduit à critiquer le qualificatif de conventionnel pour définir le gaufrier, car cette mise en page exacerberait les correspondances non linéaires qui peuvent être tressées entre des cases isomorphes:
La mise en page régulière est donc aussi celle qui exalte certains effets de tressage parce qu’elle leur permet de produire les agencements les plus simples et prégnants du point de vue perceptif, et parce qu’elle renforce les correspondances entre lieux prédéterminés. (Groensteen 1999: 114)
Le principe retenu par Groensteen pour analyser une mise en page repose sur les réponses données à deux questions, apparemment très simples:
a / Est-elle régulière ou irrégulière?
b / Est-elle discrète ou ostentatoire? (Groensteen 1999: 114)
En croisant ces deux critères, Groensteen reconstruit une typologie à quatre termes:
- régulière et discrète ;
- régulière et ostentatoire ;
- irrégulière et discrète (ce qui correspond à la mise en page «rhétorique» classique) ;
- irrégulière et ostentatoire. (Groensteen 1999: 115)
Le problème découlant de ce modèle, c’est qu’il ne précise pas quel degré de régularité correspond au juste l’expression «mise en page régulière» et il n’indique pas davantage selon quel critère il est possible de décider que telle ou telle composition devient ostentatoire. En effet, Groensteen mentionne la possibilité de rencontrer, au sein d’une mise en page régulière, des rupture saillantes, sans que cette modification du gaufrier ne fasse basculer ce dernier du côté des organisations irrégulières:
[La mise en page régulière] possède enfin cette ultime vertu, de ménager la possibilité de ruptures soudaines et spectaculaires avec la norme posée d’abord. Dans un album dont les pages sont régulières, une page qui se distingue soudain par une configuration spéciale obtiendra un impact très fort […]. Au lieu que, quand toutes les vignettes sont discriminées par des formats différents – comme le propose l’option rhétorique –, il est plus difficile d’en faire vraiment ressortir aucune. (Groensteen 1999: 114-115)
On voit ainsi que l’opposition la plus élémentaire, à savoir celle entre régularité et irrégularité, pose la question du seuil à partir duquel on passe d’un prototype à l’autre, puisque Groensteen – comme Peeters9, d’ailleurs – suggère que des variations locales du gaufrier ne remettent pas en cause le type de base auquel se rattache la composition. Quant à la fonction de ces ruptures, Groensteen considère qu’elles peuvent renforcer le caractère ostentatoire de la mise en page, faisant basculer une mise en page conventionnelle dans un registre décoratif ou productif, ou qu’elles peuvent tout aussi bien répondre à la simple nécessité d’adapter le format de la case à son contenu narratif, ce qui la rapprocherait d’un usage rhétorique.
Cette possibilité de considérer que certaines planches irrégulières ne représenteraient que des variations du gaufrier pose non seulement la question du seuil à partir duquel une irrégularité peut être jugée pour elle-même, mais également de l’échelle à partir de laquelle caractériser une mise en page. Faut-il considérer l’ensemble de l’œuvre, que l’on classerait dans l’une ou l’autre de ces catégories de base – régulière ou irrégulière pour Groensteen, conventionnelle ou rhétorique pour Peeters – et définir ensuite, sur cette base, des passages qui offriraient des variations de cette matrice, ou vaut-il mieux s’attacher à décrire chaque planche dans sa relative autonomie vis-à-vis de l’œuvre globale? La question est d’autant plus actuelle que de nombreux romans graphiques contemporains jouent sur une forte hétérogénéité de registres, accentuée par l’esthétique discontinue du chapitrage et des compositions paginales10. On comprend mieux sur cette base la perplexité des étudiants confrontés à des mises en page irrégulières, que l’on devrait définir comme des variantes, ostentatoires ou discrètes, d’une mise en page régulière, dont la fonction pourrait être aussi bien productrice que décorative ou rhétorique.
Avant de proposer une alternative, je mentionnerai un dernier cadre théorique, un peu moins connu, mais qui a le mérite d’être fondé sur une base empirique, à savoir l’étude systématique des mises en page d’Edgar P. Jacobs par Renaud Chavanne (2005). Dans une tentative de généralisation ultérieure de son modèle, Chavanne réarrange les typologies de Peeters et Groensteen en proposant un modèle simplifié à trois pôles:
Poursuivant, développant et approfondissant l’analyse de nos prédécesseurs, nous identifions trois grands principes de composition susceptibles de s’appliquer aux œuvres organisées par bandes: le principe de régularité, le principe de semi-régularité et le principe rhétorique. (2010: 27)
Chavanne reprend donc de Peeters le «principe rhétorique» et emprunte à Groensteeen le «principe de régularité», mais il introduit un pôle intermédiaire, qu’il appelle «principe de semi-régularité11», qui règle en quelque sorte la question du seuil entre les deux dispositifs. Outre l’introduction de cette catégorie, l’une des innovations majeures apportée par Chavanne consiste à souligner, davantage que ne le font Peeters et Groensteen, le fait que ces trois prototypes ne sont que des pôles et que leur concrétisation au sein d’une œuvre procède d’une logique combinatoire, débouchant sur un «mélange de ces principes»:
[O]n pourrait venir à penser de ce qui précède qu’il existe une séparation étanche entre ce qui procède de la rhétorique et ce qui appartient à la régularité, et, dans un moindre degré, entre la semi-régularité et la rhétorique. Il n’en va pas ainsi. Bien sûr les définitions de ces principes de composition sont suffisamment fortes pour qu’elles permettent de distinguer des constructions effectivement différentes, et que cette distinction se conforme à l’observation […]. Mais rien ne justifie l’impossibilité d’une combinatoire, d’un mélange des principes. (Chavanne 2010: 153).
Au lieu de penser les rapports sous forme de choix binaire ou de tableau à double entrée, il faudrait ainsi se représenter les types de mises en page possible comme des pôles se répartissant sur un spectre allant de la mise en page rhétorique à la mise en page régulière en passant par différents stades intermédiaires. On peut aussi retenir du modèle de Chavanne la notion de matrice, qui désigne une configuration de base présidant à la construction de l’œuvre, laquelle se distingue des concrétisations locales et plus ou moins divergentes de telle ou telle planche dans son état publié:
Lorsqu’il s’engage dans la création d’une bande dessinée, le dessinateur s’astreint presque systématiquement à un certain nombre de contraintes de composition. Ces contraintes peuvent lui être imposées, ou il peut les choisir de lui-même. Ce choix peut être fait en pleine connaissance de cause, comme il peut résulter d’une habitude, d’une tradition que l’on reproduit sans même s’en apercevoir. Il s’agira par exemple du format de la bande dessinée (une page? de quelles dimensions? une partie d’une page plus grande occupée par d’autres éléments que la bande dessinée?), du nombre de vignettes par bande (fixe, variable, dans quelles proportions?), du nombre de bandes se succédant sur l’espace de composition (fixe? variable?), de la hauteur de ces bandes (toujours semblable ou fluctuante?), de la régularité ou non de la dimension des cases, et ainsi de suite. L’ensemble de ces contraintes de composition, nous les appellerons la matrice de l’œuvre. (Chavanne 2010: 15)
Il faut donc souligner l’intérêt de la notion de matrice et du principe de gradualité introduits par Chavanne, mais on peut regretter la disparition de la dimension ostentatoire ou de ce que Peeters définissait comme des mises en page où le tableau domine. Plus exactement, les mises en page les plus ostentatoires sont bien envisagées dans les derniers chapitres de l’ouvrage, mais libérées de leur dépendance envers la linéarité de la bande, elles font l’objet d’une nomenclature de plus en plus foisonnante, ce qui complexifie son usage12. En outre, la catégorie «semi-régulière» apparait, comme son nom l’indique, comme une dérivation de la mise en page régulière, plus que comme une véritable catégorie intermédiaire, ainsi qu’en témoigne cette citation:
[L]a régularité de composition peut se transformer en une contrainte terrible voire paralysante. C’est probablement alors qu’apparaissent les avantages des compositions semi-régulières. […] Une composition semi-régulière dérive directement d’une composition régulière, dont elle est en quelque sorte une altération. De la composition régulière, la semi-régulière retient le principe d’invariance des dimensions des bandes et des vignettes. La matrice élémentaire qui sous-tend de manière simple et sans aucune équivoque les compositions régulières, est toujours immédiatement perceptible dans une composition semi-régulière. Pour parler autrement, on peut dire que la grille de base, que le gaufrier de la composition régulière apparaît immédiatement et sans difficulté sous une composition semi-régulière. (Chavanne 2010: 49)
Chavanne n’envisage donc pas le cas où une mise en page semi-régulière serait dérivée d’une matrice rhétorique, ce qui est pourtant fréquent dans l’œuvre de Hergé, par exemple quand ce dernier met en scène le récit de Tchang dans Tintin au Tibet, qui prend la forme, au sein d’une mise en page globalement rhétorique, d’un montage régulier de cases isomorphes montrant en alternance le narrateur et des fragments de son récit et produisant un effet de damier qui préfigure les compositions décoratives que l’on rencontre dans Watchmen. On peut citer également une double page célèbre rattachée au flashback du Secret de la licorne dans laquelle Hergé joue sur des effets de symétrie entre deux grandes cases spectaculaires montrant des navires et un combat entre des marins et des pirates, qui contrastent avec une séquence de petites cases de format identique, où l’on peut suivre les mésaventures burlesques du capitaine Haddock mimant l’événement.
L’idée que la mise en page semi-régulière serait la dérivation d’une composition régulière et qu’en outre elle aurait pour fonction essentielle d’assouplir une contrainte de production conduit Chavanne à négliger les cas, pourtant nombreux, où un mélange de régularité et d’irrégularité confère à la planche une valeur ostentatoire ou productrice. Il me semble que ce genre de dispositif, que j’appellerai pour ma part mise en page architecturée, est susceptible de se rencontrer aussi bien dans une œuvre dominée par une matrice rhétorique que fondée sur le principe du gaufrier. J’ajouterai que ce dispositif peut même devenir une matrice en soi dans des récits graphiques exploitant pleinement la dimension tabulaire de la bande dessinée. Cette catégorie a aussi l’intérêt d’offrir une base pour regrouper la très grande diversité des compositions occupant l’espace paginal d’une manière que l’on pourrait qualifier de créative.
Typologie circulaire et mise en page architecturée
On peut retenir plusieurs principes dérivés des modèles élaborés par Peeters, Groensteen et Chavanne en vue de leur réarticulation au sein d’un modèle que je tenterai de rendre plus souple et plus efficace pour un usage scolaire. Tout d’abord, on peut considérer que la mise en page rhétorique et le gaufrier ne posent pas de problème de repérage particulier, dans la mesure où ils renvoient à des standards historiquement attestés, qui continuent de structurer une partie importante de la production actuelle. Les termes eux-mêmes sont devenus courants dans le langage des spécialistes de la bande dessinée, à tel point qu’ils ne nécessitent plus de définition particulière dans leurs travaux. Quand il s’agira d’expliquer la nature de ces prototypes à des apprenants, on se contentera de rappeler que le gaufrier consiste en un découpage régulier de la page, qui forme une grille, alors que la mise en page rhétorique consiste à adapter le format des cases au contenu représenté, ce qui induit un principe de variation plus ou moins aléatoire. On retiendra également le principe défini par Peeters, à savoir que le gaufrier est fondé sur une autonomie de l’organisation tabulaire, alors que la mise en page rhétorique adapte la mise en page aux contraintes de l’histoire représentée.
La clarté de cette opposition repose également sur un principe d’engendrement qui en constitue la raison d’être. Le gaufrier propose une organisation tabulaire standardisée, qui simplifie la mise en page, mais il complexifie le «cadrage» de l’action. À l’inverse, la mise en page rhétorique offre plus de souplesse pour mettre en scène le contenu narratif dans chaque case, mais elle complexifie l’agencement de ces cases dans l’espace du support. Dans un cas comme dans l’autre, on associera ces dispositifs à des matrices fondées sur un principe de production standardisée, ce qui explique que le dispositif tende généralement à s’invisibiliser au profit de la progression linéaire dans le récit et de l’immersion dans le plan de l’histoire.
En ce qui concerne les mises en page ostentatoires, c’est-à-dire celles dans lesquelles la dimension tabulaire devient plus saillante, on évitera de différencier les usages décoratif ou productif, car leur interprétation repose sur des critères trop subjectifs. Il me semble par contre que la catégorie introduite par Chavanne, qui consiste à proposer un pôle intermédiaire entre la régularité du gaufrier et l’irrégularité de la mise en page rhétorique offre une piste intéressante. Mais plutôt que d’en faire une simple dérivation de la mise en page régulière, il serait plus productif de lui conférer un statut propre et d’expliquer en quoi une irrégularité régulière ou une régularité irrégulière, est susceptible de renforcer la saillance de la dimension tabulaire de la planche. Pour ce troisième pôle, je propose d’utiliser l’expression de mise en page architecturée.
Ainsi que l’explique Catherine Labio, l'architecture «occupe depuis longtemps une place prépondérante dans la bande dessinée» (2015: 312). Elle explique qu’il ne s’agit pas seulement d’un sujet «médiagénique13» pour les récits graphiques, mais que cette thématique constitue également une mise en abîme du dispositif, car «la dimension architecturale de la page est une caractéristique essentielle du genre» (2015: 315, n. 7). Labio va plus loin en associant les déformations productrices que l’on peut observer dans les mises en page de Winsor McCay aux principes esthétiques de l’art nouveau, qui dominaient son époque. Dans le même registre, Alain Boillat, à la suite de Vincent Amiel, souligne qu’au sein d’une série comme Les Cités obscures – scénarisée par Benoît Peeters et dessinée par François Schuiten, lui-même fils d’architecte – on peut observer une «convergence entre l’architecture de la ville et celle de la planche» (2018: 143). Boillat rapproche cette conception ostensiblement architecturée du modèle de la mise en page productrice, que Peeters valorise dans ses travaux théoriques:
Dans un art de l’espace comme la bande dessinée où la disposition des cases sur la planche appelle un niveau de lecture tabulaire (facultativement subsumé en partie par la lecture linéaire), la démarche à l’œuvre dans les Cités obscures constitue intrinsèquement un renvoi aux conditions fondamentales de la création/réception de la BD. […] À travers les exemples qu’il convoque (Winsor McCay, Régis Frank et Fred) pour illustrer sa typologie, on comprend bien que c’est une utilisation dite «productrice» (par opposition à celles respectivement qualifiées de «conventionnelle», «décorative» et «rhétorique») qu’il entend valoriser dans la production contemporaine (et par conséquent dans la sienne propre), c’est-à-dire une mise en page obéissant au principe selon lequel «c’est l’organisation de la planche qui semble dicter le récit» (Peeters 1998: 68). (Boillat 2018: 143)
En résumé, même si n’importe quelle mise en page peut être considérée comme une forme d’architecture graphique, on pourrait utiliser l’étiquetage mise en page architecturée pour renvoyer plus spécifiquement à une configuration que l’on qualifierait, dans une autre terminologie, de productrice ou d’ostentatoire. Ce troisième pôle pourra également être défini formellement comme une composition au sein de laquelle des irrégularités locales s’inscrivent dans une configuration de rang supérieur, ce phénomène correspondant par exemple aux effets de symétrie, de contraste ou de hiérarchie qui relient des éléments hétérogènes au sein de la page. Parmi les cas typiques de compositions architecturées, on pourra mentionner par exemple les cases en médaillon placées au milieu de la planche, que l’on trouve parfois chez Jacobs, ou ces grandes cases qui viennent rompre la régularité d’un gaufrier en occupant toute la largeur d’un strip, qui sont fréquentes chez Frederik Peeters. On inclura également les compositions jouant sur des contrastes de couleur ou des correspondances graphiques non linéaires, qui abondent dans les compositions de Watchmen. Il faut rappeler en effet que l’architecture de la page ne passe pas nécessairement par des variations affectant la forme des cases: ainsi que l’ont montré Baetens et Lefèvre (1993: 60), les contrastes de couleurs au sein d’un gaufrier ou d’une mise en page rhétorique peuvent très bien créer des effets saillants à l’échelle de la planche ou de la double planche.
Enfin, il faut noter que les principes de composition peuvent varier au fil d’une œuvre, et que même à l’échelle d’une planche, on peut observer localement différents principes qui se combinent en se superposant les uns aux autres. Ces métissages, qui font parfois glisser une mise en page d’une matrice vers un pôle différent, tout en conservant certains traits inhérents au dispositif de base, soulignent l’importance de disposer d’une typologie suffisamment souple pour ménager des lieux intermédiaires, situés à une plus ou moins grande distance d’un pôle ou de l’autre.
De manière à conserver ces nuances tout en échappant à la question souvent insoluble des «seuils» qui font basculer une mise en page d’une catégorie à une autre, je propose de réarticuler ces trois prototypes (rhétorique, gaufrier, architecturé) au sein d’un continuum, lui-même structuré par les oppositions mises en évidence par Groensteen. Cette articulation serait impossible dans une modélisation sous la forme d’un tableau à double entrée, mais elle peut néanmoins être envisagée dans le cadre d’un typologie circulaire inspirée des travaux du narratologue allemand Franz Karl Stanzel (1955). Dans ce genre d’approche, les prototypes de mises en page s’articulent au sein d’un espace polarisé par deux axes: régularité/irrégularité, discret/ostentatoire. Suivant le modèle de Groensteen et de Peeters, la mise en page rhétorique correspond à un pôle situé dans le quart «irrégulier/discret» alors que le gaufrier se situe du côté «régulier/discret». Enfin, le pôle de la mise en page architecturée se situe sur le versant ostentatoire, mais à l’entrecroisement entre régularité et irrégularité.
Ce modèle possède la caractéristique de ménager des lieux intermédiaires, que l’on peut considérer comme des sous-types dérivant des trois pôles principaux. On peut ainsi mentionner les mises en page semi-régulières de Chavanne, qui partagent la discrétion des pôles rhétorique et du gaufrier tout en se situant à mi-chemin entre les deux dispositifs sur le plan de leur régularité. On peut aussi situer dans ces espaces intermédiaires des mises en page rhétoriques ou dérivant d’un gaufrier, mais qui partagent certains traits du pôle architecturé. Ce schéma circulaire permet enfin de décrire des variations observables localement au sein d’une même œuvre entre des mises en page susceptibles de s’écarter de manière plus ou moins ostensiblement de la matrice dont elles dérivent.Schéma 1: Typologie circulaire des mises en page
Notons malgré tout que quelques types de composition échappent à cette typologie, laquelle repose fondamentalement sur la possibilité de définir l’agencement d’une séquence d’information (généralement narrative) au sein d’une unité graphique de rang supérieur. Les bandes dessinées qui adoptent une mise en page flottante, c’est-à-dire dépourvue de cadres facilitant le repérage de l’agencement des cases dans l’espace de la planche, mais aussi les dispositions en ruban continu ou suivant une logique de diaporama – qui sont en train de devenir majoritaires dans le domaine de la production numérique14 – échappent à cette logique, car un tel mode de présentation, ainsi que l’explique Groensteen, «déterritorialise chaque image, masquant ou ruinant l'ensemble des liens tissés à la surface de la page» (2011: 72). Ces limites admises, nous allons voir comment l’analyse des mises en page dans un album tel que Le Long Voyage de Léna est susceptible de bénéficier de notre typologie. L’objectif ne sera pas, dans ce cas précis, de rattacher l’ensemble de l’œuvre à un pôle ou à un autre, mais plutôt de dessiner les contours d’une matrice permettant de souligner comment, localement, telle ou telle mise en page investit la dimension tabulaire de l’album en vue de produire tel ou tel effet ou de s’adapter à telle ou telle contrainte. La valeur essentielle de cette approche sera d’objectiver différentes manières d’occuper l’espace et de rendre ainsi possible l’interprétation de la valeur de chacune des compositions.
Mettre en page Léna
Déterminer la matrice à laquelle se rattache l’œuvre de Christin et Juillard n’est pas chose aisée dans la mesure où cette bande dessinée offre une grande diversité de mises en page. Un regard distant pourrait en conclure que l’irrégularité évidente de ces compositions renvoie à une matrice rhétorique, exemplifiée dès l’incipit. Dans cette première planche (qui correspond à la page trois de l’album imprimé), l’irrégularité apparente se révèle beaucoup plus complexe quand on l’analyse de manière plus détaillée en se penchant sur sa genèse.
Image 1: Le Long Voyage de Léna, p. 3 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Image 2: Storyboard, planche 1 © André Juillard & Pierre Christin 2005
On constate que le storyboard, contrairement à la planche finale, présente une structure plus régulière, car on n’y trouve pas de variations au sein des cases du premier et du troisième strip. Dans ce travail préparatoire, on voit néanmoins que le gaufrier de base est modifié pour signifier graphiquement que Léna se trouve seule dans le tramway, l’élargissement du cadre permettant de montrer les sièges vides qui l’entourent. Ce procédé fait passer le strip d’un régime régulier de trois cases à une disposition en deux cases de formats différents. Si l’on observe la version finale, on constate que Juillard introduit une seconde variation dans le format des vignettes du premier strip et du troisième strip: les cases centrales montrant la protagoniste cadrée en «plan taille» apparaissent plus étroites que les cases situées sur les bords, qui sont davantage orientées sur la monstration du décor («plan moyen» ou «plan pied»). Cette irrégularité et ces correspondances thématiques produisent une symétrie axiale verticale et, pour les deux strips extérieurs, également horizontale, ainsi qu’une symétrie centrale entre les quatre coins opposés de la page. Ces cases isomorphes et solidaires accentuent ainsi légèrement la visibilité de la dimension tabulaire, ce qui rapproche la configuration du pôle architecturé. On voit ainsi comment deux phases d’élaboration d’une même planche, en dépit de variations que l’on pourrait juger quasi imperceptibles, peuvent néanmoins se situer différemment par rapport à différents pôles de notre typologie, laquelle contribue ainsi à visibiliser le travail graphique du dessinateur: dans un premier état, un gaufrier devient semi-régulier par la fusion de deux cases, ce qui le rapproche du pôle rhétorique, puis dans la mise en page finale, on observe un glissement vers le pôle archtiecturé par un jeu de correspondances formelles et thématiques construisant des effets de symétrie au sein de l’irrégularité du dispositif.
Images 3 et 4: Storyboard, planches 53 et 53bis
© André Juillard & Pierre Christin 2005
Image 5: Le Long Voyage de Léna, p. 55
© Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
On observe la même tendance à s’écarter du gaufrier dans les planches finales de l’album, l’effet étant particulièrement visible dans la version «encrée» du storyboard, car le tracé du stylo rend le cadre des cases plus ostentatoire15. À cette étape, on perçoit encore clairement la présence du gaufrier, qui a évolué par fragmentation horizontale et verticale pour s’adapter au contenu du scénario. On constate en outre, dans la dernière case, que le corps de Léna déborde du cadre au lieu que celui-ci s’adapte à son contenu. D’un côté, ce débordement crée un effet architectural dans le storyboard en créant un contraste ostentatoire avec le reste de la page, mais d’un autre côté, cela montre que nous sommes encore très éloignés du pôle rhétorique, puisque la case ne s’adapte pas à son contenu, l’auteur devant se résoudre à réduire le corps de Léna dans la version ultérieure pour la «recadrer».
En dépit de cette contrainte, évidemment plus forte sur la dernière case de la planche, la régularité matricielle du gaufrier finit par disparaitre presque complètement dans la version finale, qui offre une beaucoup plus grande hétérogénéité compositionnelle. On constate notamment, dans les cases 4 et 5, que le corps de Léna, qui est allongée sur le sable, impose une reconfiguration débouchant sur une superposition verticale de vignettes au format oblong, qui s’adaptent à leur sujet tout en s’écartant de la grille de départ, qui n’est plus perceptible que dans le premier strip. Dans les versions encrée et crayonnée, le découpage vertical et horizontal ne faisait pas «déborder» les cases du gaufrier, alors que dans la version finale, le strip du milieu présente une variation importante puisque les cases horizontales sont plus courtes que la somme de deux cases, ce qui laisse plus de place pour élargir les deux cases verticales de la fin du strip, qui peuvent ainsi déborder d’une simple case coupée en deux.
En amont du travail de composition auquel procède André Juillard, le scénario rédigé par Pierre Christin propose également un découpage qui témoigne déjà d’une réflexion sur la mise en espace du récit. Alors que le synopsis se présentait sous la forme d’un texte continu, organisé en paragraphes et en lignes de dialogues, le scénario est quant à lui segmenté en cases et en pages. Il est frappant de constater que les planches sont comptées par paires16 (2-3, 4-5, 6-7, etc.), ce qui montre que le scénariste pense d’emblée le récit en fonction des unités graphiques du produit final17. Pour chaque double page, Christin segmente ensuite le contenu en une quinzaine de cases adoptant une numérotation continue, laissant au dessinateur le choix de déterminer le lieu de l’articulation entre les deux planches. On constate d’ailleurs que les annotations manuscrites de Juillard induisent un redécoupage du scénario à partir du travail sur le storyboard: le dessinateur détermine d’abord la charnière entre les planches et procède ensuite à une renumérotation des cases pour la page de droite.
Image 6: synopsis et scénario
© André Juillard & Pierre Christin
Quant au choix de Christin de segmenter les doubles pages en une quinzaine de cases, il se fonde probablement sur un principe d’approximation. Ainsi que l’a précisé Juillard dans un entretien, ce scénario a été écrit sur mesure pour un dessinateur dont les œuvres les plus connues – par exemple sa série Les sept vies de l’épervier ou Le Cahier Bleu, qui lui a valu en 1995 le prix de l’Alph-Art au festival d’Angoulême – s’organisent généralement selon un format assez caractéristique: une mise en page en trois strips, que l’on peut qualifier d’aérée et qui met en valeur le dessin de Juillard, lequel apprécie de représenter des corps aux proportions réalistes dans des décors détaillés, ce qui exige de disposer de plus d’espace que ce que pourrait offrir un découpage sur quatre strips, pourtant assez répandu dans la bande dessinée franco-belge. En cela, Juillard apparait bien comme l’héritier d’Edgar P. Jacobs – dont il a d’ailleurs repris la série Blake et Mortimer – et non comme un continuateur du style d’Hergé, qui avait une approche beaucoup plus rhétorique18. Pour Juillard, une double page canonique consiste donc en une composition articulant deux grilles construites sur une matrice de trois bandeaux de trois cases, soit environ dix-huit cases, qui lui permettent ensuite de moduler des effets, soit à des fins rhétoriques, soit pour architecturer l’espace, souvent en jouant sur des effets de symétrie. Ce qui explique la raison pour laquelle Christin propose généralement trois ou quatre cases de moins que les dix-huit du gaufrier matriciel, c’est qu’il a conscience que le scénario, notamment quand il inclut de longs dialogues ou des récitatifs, exige un étalement de la matière narrative. Cet étalement peut impliquer une fragmentation du contenu en plusieurs «moments» (ce qui conduit à une augmentation du nombre de cases prévues par le scénario) ou une dilatation de la case (ce qui réduit le nombre de cases par rapport à la grille de départ). Par ailleurs, Christin compose avec le fait que le dessinateur doit conserver la liberté d’insérer des cases supplémentaires, fondées sur ce que l’on pourrait appeler des idées graphiques, auxquelles le scénariste n’aurait pas pensé mais qui peuvent surgir au moment de la création du storyboard ou lors de sa reconfiguration lors de l’élaboration de la planche finale.
Si l’on observe le passage du scénario (image 6) au storyboard (image 7), puis à la mise en page finale (image 8), la huitième planche passe ainsi de sept segments à neuf, puis dix cases. On voit notamment que la cinquième vignette est fragmentée in extremis pour isoler la monstration d’un pan du mur de Berlin, dont la nudité coïncide avec le récitatif «Je ne l’ai pas fait». Cette segmentation renforce à la fois l’effet de «virgule» au sein du récitatif, mettant la phrase en saillance, tout en invitant à associer la nudité du mur avec la présence silencieuse d’une pensée refoulée.
Image 7: Storyboard, planche 8 © André Juillard & Pierre Christin 2005
Image 8: Le Long Voyage de Léna, p. 10 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
On constate ainsi que les notions de matrice et de mise en page régulière et semi-régulière s’avèrent particulièrement opératoires pour définir le processus de création de l’œuvre, même si, dans la version publiée, l’album se situe davantage sur le rhétorique ou architecturé. L’espace graphique se construit progressivement sur la base d’un gaufrier de neuf cases, réparties en trois bandes, qui correspond à une sorte de modèle par défaut sur lequel se fondent aussi bien le dessinateur que le scénariste pour déployer la matière de leur récit. Ajoutons que cette matrice confère une sorte rôle hiérarchique par défaut à la cinquième case, du fait de sa position centrale dans la page, et cet effet est souvent accentué graphiquement ou exploité narrativement lors du passage du scénario à la mise en page finale. L’existence de cette matrice facilite indéniablement la coordination entre les deux auteurs et l’engendrement du récit graphique. On peut aller jusqu’à avancer que cette matrice rythme l’imaginaire de Juillard, comme elle organise l’univers graphique des références dont il s’inspire, sous la figure tutélaire de Jacobs. À partir de cette grille de départ, l’auteur peut procéder à divers ajustements pour occuper de manière optimale l’espace dont il dispose, ce qui oriente – suivant les options choisies – sa mise en page vers les pôles rhétoriques ou architecturés. Si ce gaufrier matriciel est parfois bien visible dans le storyboard, le second niveau de configuration, rattachable à la planche finale, opérera presque invariablement un glissement vers d’autres pôles19.
Si j’ai insisté dans un premier temps sur les ajustements de nature rhétorique que l’on observe non seulement dans l’incipit et l’excipit, mais également dans presque toutes les planches bavardes, qui doivent composer avec un espace saturé de textes, Juillard ne manque pas d’explorer des configurations paginales nettement plus ostentatoires. C’est le cas en particulier dans les planches les plus silencieuses de l’album, qui sont presque toutes fortement architecturées. Pour construire ces planches, Juillard exploite notamment des effets de symétrie centrale ou axiale produits par la variation des cases ou par des contrastes visuels ou thématiques, mais il exploite aussi souvent la valeur hiérarchique de l’image située au milieu de la planche.
Image 9: Storyboard, planche 20 © André Juillard & Pierre Christin 2005
Ces effets sont exploités dans la vingtième planche, où Juillard joue sur un allongement de la première et de la dernière case pour insérer le dessin détaillé de navires associés à un paysage maritime. Cette déformation construit un effet de symétrie centrale, invitant à contempler la structuration globale de la planche, dont le cœur est occupé stratégiquement par une représentation de l’héroïne. Même si l’isomorphisme du premier et du dernier strip n’est pas parfait, la proximité thématique du contenu des cases renforce la correspondance entre deux segments éloignés du récit qui cadrent la séquence. On remarque aussi, dans la diagonale opposée, un rapprochement entre les arbres de la mangrove, qui se répondent et dont la verticalité contraste avec l’horizontalité des navires. Cette planche montre également que l’effet d’achitecturation de l’espace est davantage prégnant dans ces pages en raison de leur thématique, dans la mesure ou le récit, très silencieux, invite davantage à une contemplation du monde représenté qu’à une lecture linéaire des événements de l’histoire.
Ce procédé va se généraliser vers la fin de l’album, en particulier dans les pages 46 à 54 (qui correspondent aux planches 44 à 52 dans le scénario). Ces pages, pratiquement muettes, se composent selon un principe presque invariant: la construction d’une symétrie axiale verticale à l’échelle globale de la planche (à deux ou trois exceptions près, notamment, pour des raisons clairement rhétoriques, dans le troisième strip de la page 48) et un portrait de Léna, dans une case étroite située centre de la planche, dont le format ne varie jamais, renforçant un effet de tressage iconique entre les pages. Cette architecture est particulièrement visible aux pages 46, 47, 52 et 54, dans la mesure où elle est renforcée par l’isomorphisme des strips 1 et 3 et par le caractère totalement silencieux des images, qui favorise un régime de lecture moins linéaire.
Image 10: Le Long Voyage de Léna, p. 52 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Dans les pages 48 à 53, cette case centrale fonctionne sur le modèle du montage alterné au cinéma: elle insère une référence au voyage en avion de l’héroïne au cœur de la scène focalisée sur les terroristes, quand bien même ces deux évènements ne se déroulent pas dans le même chronotope. Dans ce cas, on peut ajouter que le caractère architecturé de l’espace est renforcé par l’apparence de la vignette centrale, dont l’étroitesse et l’ambiance nocturne du voyage en avion de Léna contraste avec le contexte diurne et très lumineux des cases plus larges qui représentent l’action des terroristes. On peut également signaler l’effet découlant de la récurrence du procédé dans le degré de saillance de la configuration paginale.
Image 11: scénario du Long Voyage de Léna © André Juillard & Pierre Christin
Il est frappant de constater que cette idée, que l’on pourrait qualifier d’éminemment graphique, est trouvée par Juillard, qui est alors amené à transformer le scénario de Christin pour ajouter ces «inserts» de Léna. Lors d’un entretien qu’il nous a accordé, le dessinateur assume d’ailleurs la paternité de cette idée et en explique l’intérêt narratif:
Cela ne vient pas de Pierre Christin. Ce n’était pas dans le scénario. Cela vient de moi qui avais envie que Léna reste présente. […]C’était une façon de montrer que sa mission continuait bien qu’elle ne soit pas là.
La première occurrence est assez subtile, dans la mesure où Juillard suggère de remplacer un dessin de Lénine par un autoportrait de Léna, de sorte que la contemplation en surcadrage de ses croquis conduise à la replacer au cœur de la planche20, avant que le «montage alterné» se mette en place. L’effet est renforcé par un tressage iconique à l’échelle de la double page: dans la case correspondante de la page précédente, on trouve en effet un autre portrait de Léna, qui la montre installée dans son avion et située au lieu stratégique où le récit bascule d’un régime de focalisation exclusivement centré sur elle, à une perspective qui suivra ensuite le déroulement de l’action des terroristes. Dès la page suivante, Juillard introduit donc systématiquement, au sein du découpage proposé par Christin, une case supplémentaire avec la mention «insert Léna avion», tout en s’arrangeant pour la situer au milieu de la planche et pour l’inscrire dans une série de cases centrales isomorphes. Cet insert est d’ailleurs souligné graphiquement dans le storyboard par l’usage d’une couleur bleue, ajoutée à l’aquarelle, qui vient mettre en évidence la case ou le «dessin21» montrant Léna dans une section du récit où elle est paradoxalement absente ou passive.
Images 12, 13, 14: Storyboard des planches 44 à 46 © André Juillard & Pierre Christin 2005
On peut enfin mentionner la manière très intéressante dont Juillard exploite localement le gaufrier, qui passe du statut de matrice occultée au rôle de dispositif ostentatoire. Ici, la composition régulière devient saillante, en partie en raison du contexte dans lequel elle s’insère: au sein de l’album, le gaufrier, qui s’étale brusquement sur une double page, tranche avec les compositions antérieures, et cet épisode se distingue aussi par sa fonction dans l’intrigue. De nombreux mystères sont dénoués: Léna décline sa véritable identité, explique ses motivations et finit par révéler l’identité des personnages figurant sur la photo de la case 6, qui avait été montrée comme un leitmotiv aux pages 15, 20, 27 et 32.
Images 15 et 16: Le Long Voyage de Léna, p. 38-39 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Les pages 38 et 39 sont donc les seules de l’album à adopter ce plan strict du gaufrier et elles tranchent aussi formellement par l’usage systématique du récitatif et l’absence de dialogues. On voit comment Juillard met à profit la valeur expressive du gaufrier, au lieu de le déformer pour l’adapter aux contraintes de son récit. L’absence de variation dans la dimension des cases donne l’impression que les images ne sont pas vraiment coordonnées, qu’elles ne s'imbriquent pas dans la structure organique de la page, ce qui renforce l’effet d’un rythme régulier et dépourvu de relief. Les images deviennent illustratives (quand elles montrent les photos de l’époux ou du fils de Léna) ou anecdotiques (quand elles montrent Léna achetant des vêtements et prenant l’avion). Ce que l’on peut considérer comme un sommaire graphique se subordonne à la voix l’héroïne, sur laquelle repose entièrement la progression narrative. Léna semble perdue dans ses pensées: on la montre méditative, se laissant porter par l’accomplissement d’actions routinières, désormais dépourvues d’importance. L’intrigue est déjà dénouée pour elle. La composition graphique de cette séquence semble ainsi renforcer la perspective distanciée d’une voix over fatiguée, qui peut enfin libérer des pensées réprimées et laisser derrière elle les tensions inhérentes à l’accomplissement de sa mission.
Conclusion
Le modèle que je propose d’introduire pour l’analyse de la mise en page apparait finalement davantage comme un perfectionnement ou une réarticulation des modèles antérieurs que comme une véritable rupture avec ces derniers. La typologie circulaire intègre en particulier les critères dégagés par Groensteen, à savoir le caractère plus ou moins régulier ou ostentatoire du dispositif, tout en reprenant les catégories rhétorique, régulière et semi-régulière de Peeters et Chavanne, ainsi que la notion de matrice introduite par ce dernier. Enfin, ce qui est peut-être encore plus important, ce modèle se fonde sur un principe qui se trouve au cœur de l’approche de Peeters, à savoir que la déformation d’une case au sein d’un système fondé sur la répétition produit une irrégularité qui peut s’expliquer de deux manières différentes: soit elle répond à la nécessité d’adapter le cadre de l’image au contenu représenté (ce qui correspond au pôle rhétorique), soit elle vise à accentuer la dimension tabulaire de la planche en produisant des effets que l’on peut qualifier de décoratifs ou de productifs (ce qui la fait basculer du côté de l’architecture).
La principale innovation, déjà suggérée par Chavanne, tient au caractère progressif des catégories retenues, qui sont redéfinies comme des pôles au sein d’un continuum plutôt que comme des unités discrètes formant un tableau à double entrée. La seconde innovation repose sur l’introduction d’un nouveau prototype, que j’ai appelé mise en page architecturée. En soi, ce pôle n’est pas entièrement original car il découle de la fusion des types décoratif et productif, que je place sur le versant ostentatoire des compositions semi-régulières. En outre, il dérive des nombreuses études ayant souligné la parenté entre architecture et mise en page dans un médium tel que la bande dessinée. L’usage du qualificatif architecturé vise avant tout à définir un principe formel qui se trouve au fondement des mises en page ostentatoires. Ce principe repose sur la possibilité de déceler la présence d’une régularité au sein de l’irrégularité en changeant d’échelle, ce qui revient à décrire une configuration créative de la planche, qui s’écarte peu ou prou des structures conventionnelles, c’est-à-dire de la régularité du gaufrier ou du caractère apparemment aléatoire (car lié à des contraintes locales) des variations de la mise en page rhétorique.
Pour devenir pleinement opératoire, ce modèle devra probablement évoluer, être clarifié et simplifié. D’un point de vue terminologique, on pourra par exemple regretter que les trois pôles soient labellisés avec des termes qui n’appartiennent pas au même paradigme. Peut-être vaudrait-il mieux substituer au substantif gaufrier l’adjectif régulier. Avec le recul, l’adjectif rhétorique n’est peut-être pas si transparent, en dépit de son usage courant chez les spécialistes, car il suggère la présence d’un effet sur le lecteur, ce qui le placerait sur un versant plus ostentatoire. Pour aller plus loin dans la transposition didactique, on pourrait aussi s’émanciper davantage des principes dont dérive le modèle, par exemple en abandonnant la mention des axes de la régularité et de l’ostentation, au profit d’une description plus empirique des trois prototypes et des compositions intermédiaires.
À ce stade, la valeur que l’on peut reconnaitre à ce modèle en devenir est d’offrir un outil suffisamment souple pour dépasser l’impression que la mise en page d’un album tel que Le Long Voyage de Léna serait uniforme ou simplement rhétorique. Il permet au contraire de saisir les nuances locales qui font glisser le dispositif vers tel ou tel pôle, tout en montrant comment les pages dérivent d’une matrice plus ou moins identifiable. Il n’est évidemment pas toujours possible de disposer de documents génétiques permettant de remonter à cette matrice, mais dans de nombreux cas, il est possible d’en déduire les contours en repérant au fil des pages des invariances sur lesquelles repose l’imaginaire graphique de l’auteur. Toutefois, même si l’analyse des planches ne permet pas de définir un principe génétique sous-jacent, ce modèle permet de classer chaque mise en page à une plus ou moins grande distance de tel ou tel pôle, ce qui permet à la fois d’objectiver les éléments formels caractérisant la composition, tout en réfléchissant aux effets produits par ce dispositif. Pour rendre le cercle typologique plus lisible – à l’instar du cercle des situations narratives de Stanzel –, on pourrait en proposer des déclinaisons illustrées en disposant différents types de planches à une plus ou moins grande distance des trois pôles fondamentaux, dont le sens s’éclairerait de manière plus empirique que théorique.
Schéma 2: Classement des planches dans un cercle typologique simplifié
En lien avec l’imaginaire graphique de Juillard, lui-même en partie dérivé des mises en page de Jacobs, j’ai beaucoup insisté sur les effets de symétrie architecturant la planche, mais il y a bien d’autres manières de produire des effets similaires, en jouant sur les contrastes entre les cases ou sur leur contenu graphique. Il faut ajouter qu’il y peut y avoir, sur le pôle des mises en page architecturées, d’importantes variations en termes de degré de visibilité et de complexité des structures, les cas les plus expérimentaux et les plus inextricables étant certainement incarnés par les compositions de Chris Ware. À l’opposé de cette esthétique du scriptible, Juillard déploie au contraire beaucoup d’efforts pour que les variations du gaufrier demeurent toujours très lisibles et même plus ou moins invisibles. L’architecture de la page doit ainsi accomplir ses effets sans nuire à l’immersion ou briser le rythme de la lecture et, en cela, elle reste assez conventionnelle. Ses compositions aérées et plus ou moins architecturées induisent néanmoins un rythme que l’on pourrait qualifier de contemplatif22, à l’instar du long voyage de Léna, qui apprécie de prendre son temps dans ses déambulations. Cette dernière commente son itinérance en ces termes: «Aller où je dois aller, même si c’est lent…» (p. 19). Les déplacements de l’héroïne à pied, à la nage, en train, en bus, en tram, en navire ou dans de vieilles voitures se situent ainsi aux antipodes de la passion hergéenne pour la vitesse mécanique23, mais ils sont au diapason de cette manière très personnelle dont André Juillard occupe l’espace de son médium et construit la lecture de ses albums.
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Pour citer l'article
Raphaël Baroni, "Décrire et interpréter l’architecture graphique des bandes dessinées: Léna mise en page", Transpositio, n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée, 2022http://www.transpositio.org/articles/view/decrire-et-interpreter-l-architecture-graphique-des-bandes-dessinees-lena-mise-en-page
Voir également :
La bande dessinée comme œuvre collective. Dialogue entre André Juillard et Pierre Christin
L’imaginaire de la création artistique a tendance à considérer cette dernière comme un acte individuel, intime, singulier, voire en rupture avec les normes ou la tradition. Il s’agit d’une conception romantique, renouvelée par le surréalisme et fondée sur l’idéologie de l’avant-garde.
La bande dessinée comme œuvre collective. Dialogue entre André Juillard et Pierre Christin
L’imaginaire de la création artistique a tendance à considérer cette dernière comme un acte individuel, intime, singulier, voire en rupture avec les normes ou la tradition. Il s’agit d’une conception romantique, renouvelée par le surréalisme et fondée sur l’idéologie de l’avant-garde. Dans le domaine de la bande dessinée, les collaborations entre plusieurs acteurs, dont les statuts d’ «auteurs» varient, sont devenus une norme pratique admise au XXe siècle, tandis qu’il n’en fut pas de même un siècle plus tôt, dans le genre naissant de ce que Rodolphe Töpffer appelait le «histoires en estampes». Cette question se pose sous un angle particulier dans le cadre des relations entre André Juillard et Pierre Christin, deux figures de premier plan, d’autorité même, dans le monde de la bande dessinée. Dans le cas des aventures de Léna (un triptyque dont le premier volume est traité ici),comment situer le dessinateur et le scénariste, leur collaboration et leurs choix, tant esthétiques que narratifs ou rédactionnels, ceci en dialogue avec leur éditeur? Autrement dit, comment leurs travaux individuels ont-ils donné une œuvre?
De manière plus générale, force est de constater que dans l’histoire des créations culturelles et notamment dans le domaine de l’histoire de l’art, de l’antiquité, à l’art contemporain en passant par le moyen âge et la période dite «moderne» (de la Renaissance à la Révolution), les œuvres collectives sont plutôt la règle que l’exception. La peinture et en particulier les œuvres de grandes dimensions ou de complexités techniques résultent très souvent d’une collaboration ou d’un travail collectif en atelier. Il en est de même de la sculpture, de l’architecture et bien sûr de la gravure, essentiellement utilisée comme art de la reproduction, qui implique un artiste (peintre ou dessinateur), un graveur, un éditeur et un imprimeur. L’idée de l’estampe dite «originale», idéalement exécutée de bout en bout par une même personne, ne s’est établie que dans le dernier tiers du XIXe siècle.
Dans cette idéologie de la création singulière se rejoue la distinction canonique entre l’«artiste» et l’«artisan», entre l’«art» et le «commerce». C’est de ce clivage normatif qu’est né, entre autres, le rejet de l’«illustration» comme œuvre seconde et secondaire, soumise à l’antériorité et l’hégémonie du texte et de l’écrivain (Kaenel 2005). De là est également issue l’idée du «cinéma d’auteur» qui, dans les faits, est nécessairement (ou du moins presque toujours) une œuvre collective. Ces conceptions n’empêchent pas la persistance et l’efficacité de l’idéologie de la création individuelle et indivise, c’est-à-dire unique, singulière et «originale».
Töpffer comme idéal
Dans le domaine de la bande dessinée, un personnage historique est venu appuyer cette vision ou ce rêve d’autonomie créatrice. Rodolphe Töpffer (1799-1846) est devenu depuis une trentaine d’années une figure d’autorité, dans tous les sens du terme. Rebaptisé «inventeur de la bande dessinée», il cumule tous les traits idéaux et apocryphes de l’«auteur de bande dessinée». On se souvient que, frustré d’une carrière dans les beaux-arts (qui fut la voie suivie à Genève par son père, Wolfgang-Adam), Rodolphe devient directeur de pensionnat et professeur de rhétorique et belles-lettres à l’Académie de Genève, critique d’art à ses heures, journaliste politique (conservateur) vers la fin de sa vie, touriste, illustrateur de ses propres récits de voyages et autres fictions moralisantes, auteur, acteur, metteur en scène de ses pièces de théâtre, inédites de son vivant mais fondamentales dans la gestation de ce qu’il appellera les «histoires en estampes» et qu’il théorisera peu avant sa mort, dans une sorte de manifeste et de manuel, l’Essai de physiognomonie (1845).
Töpffer est «auteur» à plusieurs titres, sous plusieurs formes et dans plusieurs genres, plus ou moins publics et reconnus, alors qu’il exécute ses premiers albums peu avant 1830. Il commence à les éditer dès 1833, avant qu’ils ne connaissent une diffusion française et européenne dans les années 1840. En témoignent la reproduction de ses œuvres dans le journal L’Illustration, le piratage des albums par la Maison Aubert à Paris et l’essor d’une véritable «mode» qui sera suivie par Gustave, Doré, Nadar et tant d’autres. Surtout, d’un point de vue qui est le nôtre aujourd’hui, Töpffer a accompli ce rêve d’autonomie créatrice, car non seulement il est l’auteur de ses histoires, son propre «scénariste» (avant même que ce profil professionnel ne se développe), le seul dessinateur de ses albums qu’il imprime à compte d’auteur et diffuse lui-même (Kaenel 2005). A cette maîtrise exceptionnelle de la chaîne de production et de diffusion s’ajoute un trait (c’est le cas de le dire) essentiel caractérisant son œuvre sur le plan esthétique: l’usage de la ligne, dans lequel on a parfois vu l’archéologie de la fameuse «ligne claire» hergéenne. Le fait que le dessin et le texte de Töpffer sont autographes et qu’ils se limitent au noir et blanc résonne également avec des pratiques d’auteurs contemporains (Groensteen 1994). On sait combien le combat pour le noir et blanc contre les thèmes, usages et formats standardisés de la bande dessinée (le «48cc», 48 pages, cartonné en couleur) s’est retrouvé au cœur des revendications des jeunes auteurs de bandes dessinées. Tel est le cas de L’Association, à Paris, une maison d’édition fondée en 1990, qui défend implicitement les valeurs que Töpffer et son œuvre condensent. Or, ce modèle idéal est rarement atteignable au regard des pratiques de la bande dessinée aujourd’hui, qui, dans la presque totalité des cas, rendent impossible la création purement autonome et individuelle. Internet, il est vrai, a rendu cette autonomie créatrice plus aisée; mais il s’agit d’un «support» ou d’un espace qui demeure encore peu valorisé parmi les auteurs de bandes dessinées.
Image 1: Rodolphe Töpffer, Mr. Pencil, 1840, page 1. Autographie. Coll. privée.
A travers leurs récits, qui naissent de l’entrelacs du texte et de l’image, dessinateurs et scénaristes de bande dessinée, animés depuis une quarantaine d’années d’une ambition esthétique nouvelle, ont néanmoins produit des œuvres qui ont renouvelé les constructions narratives, les choix graphiques et leurs modes d’inscription dans la culture d’aujourd’hui (Ory 2012). Il s’agit certes d’un univers extrêmement diversifié: des mangas à la bande dessinée «artiste» ou d’«avant-garde», en passant par les graphic novels et une multitude de genres et de pratiques en dialogue avec d’autres médias ou arts, comme la littérature, la peinture, comme les arts de la scène (6e art), le cinéma (7e art), la télévision et la photographie (8e art). Il s’agit également d’un immense marché générant des millions, monopolisé en Europe par des éditeurs et grands groupes de presse comme Dargaud ou Hachette (aujourd’hui Lagardère), au sein duquel, paradoxalement, la majeure partie des auteurs (dessinateurs et scénaristes principalement) peinent à vivre de ce métier. Un monde, un «champ» diraient les sociologues dans la tradition bourdieusienne, qui s’est véritablement constitué dans les années 1970 avec des expositions (qui de plus en plus ont conquis des lieux légitimes), des revues spécifiques, des critiques spécialisés, des musées (à Angoulême, Bruxelles, Louvain…), des collections publiques, alors que les ventes aux enchères des «classiques» comme Hergé atteignent des sommets et que prolifèrent les festivals de par le monde (Boltanski 1975; Beaty 2007).
Des auteurs «complets»?
Mais qui sont effectivement les «acteurs» (les agents) de la bande dessinée aujourd’hui dans la francophonie? Ces œuvres collectives mettent le plus souvent aux prises un scénariste, un dessinateur, un éditeur. A ces trois instances qui pèsent de tout leur poids dans les choix esthétiques et commerciaux viennent s’ajouter le metteur en couleur, le calligraphe des textes et parfois le dessinateur de la couverture, qui n’est pas toujours le même que l’auteur des dessins de l’album.
Les qualificatifs employés pour désigner ces «acteurs» (qui ne jouissent pas du même degré de reconnaissance en tant qu’»auteurs»1) varient suivant leurs formations et sont implicitement l’objet d’enjeux et de positionnement professionnels (Maigret 1994). Le scénariste peut être également écrivain ou journaliste (parfois historien ou professeur d’université), tandis que le dessinateur peut être assimilé à un artiste proche du pôle beaux-arts ou plutôt à un graphiste, proche du pôle arts décoratifs. Les exemples d’autodidaxie ne sont pas rares dans cette population d’auteurs, tandis que l’essor de la bande dessinée en ligne et la multiplication des blogs portés par le genre du témoignage ou de l’autofiction, ont largement contribué à ce phénomène. Internet sert aux «auteurs» connus, reconnus ou consacrés à diffuser leur travail urbi et orbi (en amont ou en aval de l’édition d’albums) tandis que les nouveaux entrants utilisent l’écran pour se faire connaître, comme marchepied vers le marché de l’édition, l’album fonctionnant toujours comme un indice de notoriété, si ce n’est de qualité. La bande dessinée donne ainsi lieu à des «pratiques», des «métiers» qui, dans une minorité de cas, débouchent sur des «professions». Les acteurs quels qu’ils soient se retrouvent inclus dans une logique socioprofessionnelle obéissant à des principes de classements et de hiérarchies.
Un postulat classique de la sociologie des arts et des littératures est que les conditions matérielles et sociales de production des œuvres ne sont pas simplement des causalités «antérieures» à l’œuvre, à savoir un cadre, un décor, un contexte sur lequel se détacherait ou d’où émergerait l’œuvre. Les formes, les styles, les genres, les esthétiques sont également issus de positionnements liés à des postures spécifiques (par exemple une attitude cool, le tutoiement facile, un mode de s’exprimer souvent oral, décontracté si ce n’est familier, etc).
Dans le domaine de la bande dessinée, la répartition des tâches est apparemment claire. Elle est définie par des compétences acquises dans la plupart des cas à travers une formation spécifique (à l’écriture, au dessin, à la gestion commerciale). Comme œuvre mixte et le plus souvent collective, l’exercice de la bande dessinée favorise souvent les tandems (comme dans le cas de la série Astérix), même si certains cumulent ces compétences, que l’on songe à Philippe Geluck, l’auteur du Chat ou Greg, alias Michel Louis Albert Regnier, l’inventeur des aventures d’Achille Talon, qui fut dessinateur, scénariste, rédacteur en chef et directeur littéraire. Ce cumul et cette polyvalence sont caractéristiques d’une bande dessinée où jeux d’images et jeux de mots sont indissociables. Les doubles casquettes sont encore le propre du genre de l’autobiographie ou de l’autofiction qui reposent sur l’idée que l’intimité ou l’«authenticité». En principe, elles ne peuvent se raconter et se dessiner de manière «vraie» que par soi-même (Miller 2011; Turgeon 2010).
Le profil professionnel, les choix esthétiques ou de genres sont indissociables d’enjeux économiques et symboliques particuliers. En règle générale, on ignore les conditions contractuelles précises qui lient l’éditeur et le dessinateur ou le scénariste. Quels pourcentages de droits touchent-ils sur les ventes? sur la première édition? sur les éventuelles rééditions? sur les produits dérivés ou les adaptations? Dans le cas de Léna, on sait en tout cas que la participation aux bénéfices fut plus importante pour le dessinateur (André Juillard) que pour le scénariste (Pierre Christin), selon des critères ne reposant pas sur leurs «qualités» d’auteurs, mais plutôt sur le temps de travail effectif et leur investissement personnel (encadré 1).
Les enjeux symboliques (indissociables de ceux économiques) sont principalement corrélés à la notion ou la valeur d’auteur. Mais qui est l’auteur principal d’une bande dessinée comme Léna en termes de prédominance, de préséance ou d’antécédence? Ici (ceci indépendamment de la complicité ou de l’entente avérée des deux acteurs), le poids du dessinateur, une «star» dans le domaine, l’a emporté. Rares sont les scénaristes qui jouissent d’une reconnaissance ou d’une visibilité équivalente à celle d’André Juillard, même si Pierre Christin fait également figure de «star» parmi les scénaristes (Pierre Christin, 2020). Il n’empêche que la bande dessinée, produit iconotextuel par excellence, se vend principalement à travers l’image, qui lui assure sa visibilité et sa distinction dans un marché extrêmement concurrentiel. Ceci semble une évidence, mais elle pose problème dans le cas, par exemple, de romans graphiques adaptés de Flaubert, Proust ou Céline, qui ont occasionnellement provoqué des débats sur la légitimité de leur réécriture par l’image, de leur transposition ou de leur appropriation visuelle. Ces rejets s’appuient notamment sur la formule stigmatisante traduttore, traditore (le traducteur est un traître) dont l’une des occurrences anciennes et célèbres se trouve dans La Défense et illustration de la langue française de Joachim du Bellay (1549): «Mais que diray-je d'aucuns, vrayement mieux dignes d'estre appelez traditeurs, que traducteurs? veu qu'ils trahissent ceux qu'ils entreprennent exposer, les frustrans de leur gloire, et par mesme moyen seduisent les lecteurs ignorans, leur monstrant le blanc pour le noir.»
Image 2: «Pierre Christin. L’homme qui révolutionna la bande dessinée2»
La visibilité de l’artiste, la part de l’image dans l’œuvre, entre en conflit avec le prestige socio-culturel accordé à l’écriture à laquelle on associe depuis la Renaissance la conception, l’idée et l’intellection, tandis que l’image serait du côté matériel de la sensation ou du sentiment. Cet a priori fonde le mépris culturel dont a pâti la pratique de l’illustration, surtout depuis la fin du XVIIIe siècle, à partir du moment où les livres se mettent à se vendre grâces aux gravures, menaçant le monopole lettré et relançant l’adage italien précité. D’où la tentation du dessinateur et illustrateur de «faire l’auteur». Telle est l’expression qu’utilise J.-J. Grandville vers 1845, lorsqu’il réunit ses esquisses et dessins originaux destinés à l’illustration des Fables de La Fontaine, illustrées de gravures sur bois dite de reproduction, en 1838. Il fait précéder l’album unique recueillant ses dessins d’une lettre-préface manuscrite dans laquelle il explique son travail graphique et affirme son intelligence du texte (Kaenel 2005).
Un siècle et demi plus tard, André Juillard, qui a travaillé avec de nombreux scénaristes, s’est affirmé comme auteur à travers une remarquable bande dessinée, Le Cahier Bleu,publié dans un premier temps en 1993-1994 dans la revue (À Suivre) (Lavanchy 2007). Il s’est assimilé par ce biais à ceux qui sont parfois qualifiés des auteurs «complets» (comme Töpffer); une expression problématique car elle induit que la complétude du métier de dessinateur serait nécessairement dépendante de sa capacité à tenir également la plume.
Tirer la couverture
Dans cette économie symbolique, les couvertures occupent un espace de représentation particulièrement sensible. Quel nom faire figurer en haut, en bas, en grand, avant ou après, et dans quelle typographie? Dans le cas de Léna, le scénariste et le dessinateur sont placés de part et d’autre du titre, en haut. A travers la typographie, la couverture affirme par ce biais l’égalité auctoriale des deux protagonistes.
Image 3: Le Long Voyage de Léna, couverture © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Cette situation binaire peut occasionnellement se complexifier lorsqu’un tiers apparaît: l’illustrateur «externe», mandaté par l’éditeur le plus souvent. Juillard, victime de cette imposition à ses débuts, se rappelle de la décision prise par Jacques Martin de ne pas retenir sa couverture pour un volume des aventures d’Arno, ceci pour des raisons probablement commerciales, préférant la confier au dessinateur sous contrat pour la suite, Jacques Denoël (Jans 1996, p. 34). L’ironie du sort et la logique des carrières veut que Juillard, ayant acquis la réputation qu’on lui connaît, sera lui aussi sollicité en externe pour exécuter des couvertures d’albums dont il n’est pas le coauteur.
A propos de la couverture comme affichage du crédit des deux auteurs, Pierre Christin a souligné, dans un entretien avec Gilles Ratier, en 1994, la différence générique (dans les deux sens du terme) entre une œuvre cinématographique et une bande dessinée. Tout en soulignant l’égalité de statut des créateurs, de la plume et du crayon, le scénariste reconnaît le poids prédominant du dessin par rapport au texte:
[…] les rapports entre le metteur en scène et le scénariste n’ont rien à voir avec ceux existant entre le dessinateur et le scénariste: le metteur en scène est le seul maître à bord, car faire un film c’est comme lancer un transatlantique, il y a des types à la plomberie, dans les soutes, en train de ramer, à la passerelle… C’est monstrueux ! Alors qu’en bande dessinée, quoi qu’on en dise, si le scénariste et le dessinateur ont leur nom en lettres de taille égale sur la couverture d’un album, ce n’est pas un hasard; c’est quand même quelque chose qui se fait à deux et le rôle du scénariste n’est pas inférieur à celui du dessinateur, même si le meilleur des scénarios illustré par le plus mauvais des dessinateurs donne forcément un mauvais résultat, alors que le meilleur des dessinateurs est capable de métamorphoser un assez mauvais scénario3.
Les œuvres de bandes dessinées résultent ainsi de ce dialogue antérieur, interne, fait de défense de territoires, d’empiètements et de complicités, de spécificités mais aussi de compétences partagées ou doubles qui font sortir les acteurs de leur rôle et peuvent occasionnellement générer des tensions, notamment lorsque le dessinateur intervient sur le scénario. On sait, par exemple, que Juillard a occasionnellement coupé les textes de Jacques Martin, qu’il juge trop bavard. Inversement, il arrive que le scénariste empiète à son tour sur les prérogatives du dessinateur; par exemple lorsque Martin donne à Juillard les pages avec le découpage et le crayonné (l’esquisse préalable, le script visuel) qu’il doit suivre ou adapter, le «jeune» dessinateur devant «faire du Martin» contre son gré… Il est intéressant (et logique) de constater qu’une fois reconnu comme dessinateur et comme auteur, Juillard, assumera volontairement cette posture d’imitateur lorsqu’il reprendra les aventures de Blake et Mortimer d’Edgar P. Jacobs, avec d’autres, à partir de 2003 (Sente 2008).
En résumé, la plupart des albums de bandes dessinées sont des œuvres collectives résultant de relations de travail, de négociations qui peuvent reposer sur des liens de complicité étroits, comme dans le cas de Pierre Christin et André Juillard. Mais qui sont ces deux auteurs? comment s’est établie leur collaboration dans le cadre des aventures de Léna? Nous bénéficions d’une documentation exceptionnelle pour éclairer ces questions: les archives personnelles, généreusement transmises par les auteurs (script, scénario, crayonné, photographies), complétées par des entretiens, conduits à la suite d’une Masterclass à l’Université de Lausanne et d’une exposition organisée en 2012 dans les espaces de la Bibliothèque municipale de Lausanne qui, pour rappel, conserve la seconde plus importante collection de bandes dessinées en Europe.
Le corps dédoublé de Léna
Interrogés au moment de la parution du troisième volume des aventures de l’héroïne, André Juillard et Pierre Christin reviennent sur leur collaboration et leurs points de vue respectifs dans un entretien publié sur le site de l’éditeur Dargaud le 20 janvier 2020:
Dix ans après Léna et les trois femmes, vous avez pris plaisir à la mettre en scène une nouvelle fois?
André Juillard: J’aime sa personnalité, sa vulnérabilité et sa force. Dans cet album, elle a tourné la page de son drame personnel et assume son rôle avec énergie. Léna est une femme compétente et sérieuse. Et, mine de rien, elle observe toujours ce qu’il se passe autour d’elle. Elle est plus tournée vers l’action, même s’il n’y en a pas beaucoup dans cette histoire...
À ce propos, il paraît que vous avez râlé en découvrant le scénario...
AJ: J’ai dit à Pierre que j’avais envie de scènes d’action afin que Léna utilise ses compétences physiques. C’est une nageuse de bon niveau, elle aime la compétition... Quand j’ai reçu la première version, j’ai constaté que l’histoire se déroulait dans un lieu clos ! Les scènes d’intérieur, ce n’est pas ce que je préfère dessiner... Je lui ai suggéré de modifier le scénario. Les passages dialogués pouvaient très bien être situés à l’extérieur. Il a tenu compte de mes désirs: dans l’album, Léna monte à cheval, elle pratique le ski de fond et elle participe à une chasse.
Pierre, qu’est-ce qui vous motive dans les aventures de Léna?
Pierre Christin: Elles me permettent de faire entrer ce Moyen-Orient en pleine crise dans la bande dessinée. Je me suis longtemps intéressé aux différents aspects du système communiste, mais les enjeux géopolitiques se situent désormais ailleurs.
Pourquoi nous avoir fait patienter dix ans depuis le précédent album?
PC: J’avais envie de revenir à cette série car j’avais l’impression d’être resté au milieu du chemin, mais il me fallait attendre qu’André en ait terminé avec Blake et Mortimer. Je suis un gars patient, j’ai donc attendu une dizaine d’années... Ce qui m’a obligé à modifier le scénario à plusieurs reprises, car je tenais à ce qu’il entre en résonance avec l’actualité immédiate.
Il y a plus de dialogues que dans les albums précédents, qui faisaient plutôt la part belle aux récitatifs...
PC: Dans la plupart des films et des séries venus des États-Unis, les Arabes sont des salauds. En somme, ils ont remplacé les communistes... Je tenais à ce qu’ils soient présentés ici comme des gens honorables. Ils défendent leur pays, mais ils peuvent aussi faire preuve de générosité. C’est pour cette raison que j’ai laissé plus de place aux dialogues, afin de permettre à ces personnages d’expliquer leurs motivations au lecteur4.
Image 4: André Juillard, Esquisse pour la couverture du Long voyage de Léna, 2005. Archives André Juillard. © André Juillard
Ce bref échange est riche d’enseignements. En premier lieu, il trahit ce que l’on pourrait appeler un «syndrome de Pygmalion»: tant le dessinateur que l’écrivain se sont épris de l’héroïne à laquelle ils ont donné vie sur le papier. On apprend ensuite que l’œuvre en question est le résultat d’échanges discontinus sur une dizaine d’années, dépendant de la disponibilité des deux auteurs. Le projet a évolué non seulement en relation avec l’ancrage de l’histoire dans une actualité politique internationale mais encore selon les priorités et les goûts du dessinateur et du scénariste, le premier aimant le plein air et appréciant de montrer le corps sportif (et parfois dénudé) de Léna, le second privilégiant les huis-clos, selon une logique psychologique et spatiale modélisée par le film policier. On y découvre enfin, entre les lignes, un scénariste volubile (il se reconnaît volontiers bavard) et un dessinateur dont la prise de parole est certes précise, mais moins présente, comme si se rejouaient dans l’entretien leurs postures professionnelles: celles de l’homme de langage et celle de l’homme d’images.
Deux mots sur Pierre Christin
Pierre Christin est présenté (et se présente) comme un écrivain et un scénariste (les notices Wikipédia servent de marqueurs à ce sujet). Né en 1938, il étudie à la Sorbonne et à Sciences Po, qui se déclare «université de recherche internationale, sélective, ouverte sur le monde, qui se place parmi les meilleures en sciences humaines et sociales5». Il y soutient une thèse de doctorat en littérature intitulée Le fait divers, littérature du pauvre: une étude d'un type de récit littéraire. Pianiste de Jazz à ses heures, journaliste, traducteur, il se rend en 1965 aux Etats-Unis, à Salt Lake City, où il enseigne la littérature française et retrouve un ami d’enfance, Jean-Claude Mézières. Il débute avec lui dans la bande dessinée en adressant au journal Pilote une première histoire, celle de Valérian et Laureline (Les Mauvais Rêves, 1967). Nommé l’année suivante à l’Université de Bordeaux, il donne un enseignement qui sera à la base de l’école de journalisme, aujourd'hui IJBA, première école de journalisme publique de France. Christin a raconté son parcours de manière enjouée sur le site booknode.com (encadré 2).
Image 5: «Entretien avec Pierre CHRISTIN6»
Couvert de prix et d’honneurs, devenu grand professionnel du scénario de bandes dessinées, il demeure néanmoins un personnage singulier dans ce métier. A diverses occasions, l’écrivain est revenu sur cette question, notamment lors d’un dialogue avec le public en 2003 (encadré 3) ou plus récemment dans un entretien inédit à son domicile parisien en 2012 (encadré 4).
Les Aventures de Léna occupe une place exemplaire dans l’œuvre de Pierre Christin, à la croisée entre le registre de l’enquête journalistique, son goût du roman policier et sa passion du tourisme (en particulier de la photographie de voyage). Il est à noter qu’à ses yeux «La BD n’est pas à proprement parler de la littérature»; «Le scénariste n’écrit que la partie d’un tout qui n’existe pas encore»; «L’art de la BD est avant tout l’art du découpage». On pourrait ajouter: «un art du sacrifice» au sens que la théorie de l’art (et notamment Eugène Delacroix) accordait à l’expression. En effet, le peintre (à la différence du photographe travaillant en analogique) a la capacité de choisir, d’accentuer ou d’atténuer les composantes de la représentation afin de produire l’effet voulu. C’est ce qui s’appelle «faire œuvre», mais à quatre mains (au moins) dans le cas de la bande dessinée.
Deux mots sur André Juillard
André Juillard est né en 1948 à Paris. Il est présenté (et se présente) comme dessinateur et scénariste de bandes dessinées sur Wikipédia. Il a assis sa réputation grâce à une série d’albums scénarisés par Patrick Cotias, dont l’histoire se passe sous Henry V, Les Sept Vies de l'Épervier (1994-1998). Dans les mêmes années, il écrit et dessine un diptyque, Le Cahier bleu, qui paraît d’abord dans le journal (A suivre) et reçoit le Grand prix de la Ville d’Angoulême en 1996. Il reprend dans les années 2000 le dessin des aventures de Blake et Mortimer de Jacobs et entreprend en 2006 Le Long Voyage de Léna, puis en 2009 Léna et les trois femmes, suivi, après une pause de dix ans, par Léna dans le brasier, en 2020.
Image 6: André Juillard dans son exposition de dessins originaux à la Bibliothèque francophone multimédia de Limoges7
Une double page illustrée intéressante dans le journal Lire, durant l’été 2011, montre le dessinateur chez lui, dans ce qui est son «atelier8 «: une table de travail; des dessins et des livres partout («Je ne suis peut-être pas un historien mais j’aime me documenter», confesse-t-il), ainsi qu’une collection de modèles réduits («Jamais un livre ne saura vous rendre la vue globale d’une voiture ou d’un avion»). On y apprend que son projet était d’être illustrateur: «Mon père était bibliophile et avait de très beaux ouvrages dans sa bibliothèque. Mon rêve était alors de les illustrer. Mais au moment où je suis arrivé en âge de travailler, le métier n’existait plus ! C’est pourquoi je me suis rabattu sur la bande dessinée». Il avoue également qu’il rechigne à utiliser l’ordinateur (nous sommes en 2011) «lui préférant un porte-plume en bois de son enfance, des pinceaux Raphaël, des crayons «2B, un peu gras». Puis il s’empresse de montrer ses carnets de croquis «constellés de splendides nus féminins», comme le relève le journaliste, Julien Bisson, qui s’entend dire: «Toutes ont un air de parenté, sans doute parce qu’elles ressemblent inconsciemment à ma femme». En effet, à l’instar de Léna, les figures féminines occupent une place centrale dans son œuvre graphique.
Dans plusieurs entretiens, Juillard a témoigné de sa pratique documentée de la bande dessinée, comme en 2001, dans le site bdparadisio où l’on peut lire:
La documentation, ça vient avant toute chose en fait ! Quand on fait une bande dessinée historique, c'est vital. Même pour une histoire contemporaine, d'ailleurs. Pour «Le Cahier Bleu», j'ai pris mon appareil photo et mon vélo puis je suis allé visiter certains lieux que j'avais déjà plus ou moins repérés dans Paris, j'ai fait des repérages comme au cinéma. Je me suis dit: mon héroïne va habiter ici, j'ai essayé de regarder un peu quel genre de paysage elle pouvait avoir de sa fenêtre, etc.9
Interrogé sur le passage des croquis préparatoires, caractérisés par un crayonné dynamique, à une «écriture» faite de lignes épurées, le dessinateur répond:
Je crois que je suis très attaché à la technique de base de la bande dessinée, celle de nos ancêtres Hergé, Jacobs, Franquin même… c'est-à-dire le cerné noir à l'encre de chine. J'ai du mal de ce fait à garder la vitalité que vous dites trouver dans mes croquis […] ma passion pour la BD me ramène toujours vers cette espèce de tradition alors que la bande dessinée évolue. […] La lisibilité, c'est la première chose qui doit exister dans une bande dessinée. C'est l'élément essentiel, à mon point de vue. Dans le phénomène particulier à la bande dessinée qui est cette association d'un texte et d'une image, si l'image est trop compliquée, on va lire le texte mais on va peut-être être obligé de s'arrêter sur l'image parce qu'elle n'est pas évidente. Ça va nuire à la fluidité de la lecture.
Nous reviendrons sur cette transformation du crayonné en dessin à la plume sur la page des albums. Retenons pour l’instant l’image du dessinateur précis, documenté, héritier de la ligne claire, loué pour ses décors, mais aussi ses constructions (ses cadrages) et surtout pour ses figures (ses nus féminins): un auteur parfois «complet» (dans le cas du Cahier bleu), qui aquarelle les dessins quand il le peut, comme dans le cas de Léna, au contraire de Blake et Mortimer.
Histoire d’une collaboration: la passion documentaire
Un entretien inédit à l’Université de Lausanne en 2012 donne des informations sur la fabrication du diptyque (devenu triptyque depuis lors) et la collaboration des deux auteurs avec l’éditeur. Il nous fait entrevoir l’ «atelier» d’une bande dessinée. C’est fort d’une relation ancienne et connaissant l’intérêt du dessinateur pour les figures féminines que l’écrivain lui taille sur mesure l’histoire de Léna. Face à deux auteurs reconnus, l’éditeur se voit, lui, en «premier lecteur» et «accompagnateur». Et Juillard d’acquiescer: «L’éditeur, c’est vrai qu’il ne peut pas imposer à l’auteur de faire quelque chose qu’il n’a pas envie de faire». Mais c’est avec lui qu’il incite Christin à rendre la bande dessinée moins «silencieuse» et par conséquent plus dense et moins vite lue: de là serait née l’idée du monologue intérieur de l’héroïne qui fait d’elle l’une des instances de la narration (encadré 1).
La complicité exceptionnelle et l’admiration réciproque sont déclarées à de multiples reprises par les deux auteurs. Pierre Christin confirme dans un entretien de 2001:
Depuis longtemps j’admirais la sérénité du dessin d’André, la douceur de ses couleurs, la délicatesse de ses portraits et, en même temps, la rigueur narrative très classique de son récit. Alors, quand il m’a laissé entendre qu’il aimerait peut-être travailler avec moi, je me suis enfermé avec mon ordinateur et, passionnément, j’ai écrit le premier jet du Long Voyage de Léna, du «sur-mesure», comme je le fais toujours, puisque ce n’était destiné qu’à André et à lui seul. Dire que le résultat ne m’a pas déçu serait un euphémisme. Nous avons même été si heureux de notre collaboration, André et moi, que nous pensons déjà lui donner une suite.
Dans un autre entretien le scénariste soulignait ce respect mutuel reposant entre autres choses sur une claire répartition des compétences et des interventions. Ils font preuve d’une capacité d’écoute mutuelle qui les prédispose à reformuler leur travail pour répondre aux attentes ou désirs du partenaire. Christin se plaint par contraste de Jean-Claude Mézières, dessinateur de Valérian, qui «demande régulièrement des modifications du scénario pour mieux se l’approprier» (encadré 5).
Image 7: Storyboard, planche 52 © André Juillard & Pierre Christin 2005
Les deux auteurs du Long Voyage de Léna s’accordent également sur un plan central: leur goût partagé pour la documentation, pour la vraisemblance des personnages, des décors et des lieux. Certes, toute bande dessinée est aujourd’hui basée sur du matériel documentaire, même dans le genre où prédomine l’imagination comme le domaine de la science-fiction. Dans le cas de Léna toutefois, le parcours topographique du récit a exigé du scénariste une série de voyages dont les traces sont conservées dans des carnets de notes et des albums photographiques. Les clichés de Christin alternent des sites ou des lieux qui indexent le récit dans une géographie référentielle et d’autres lieux qu’à la suite de l’anthropologue Pierre Augé on qualifie de «non-lieux», soit des espaces interchangeables où l’individu reste anonyme: moyens de transport, aires d’autoroute, grandes chaînes hôtelières, autant d’espace avec lequel on noue des relations de consommation non identitaires ou historiques (Augé 1992).
Image 8: Pierre Christin, photographie. Archives Pierre Christin © Pierre Christin
Image 9: Le Long Voyage de Léna, page 33 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Le voyage est l’élément central du récit, comme l’indique le titre de l’album. Cependant, à la différence des traditionnels héros de bande dessinée itinérants qui, à l’instar de Tintin, se déplacent en suivant des pistes, en résolvant des énigmes, Léna avance à tâtons. Elle ignore parfois où elle doit se rendre, et comment s’y rendre, de même que la nature de sa mission reste cachée pour elle et le lecteur. En même temps, au fil de cette itinérance à la fois organisée et errante, Christin comme Juillard jouent sur les stéréotypes du récit de voyage littéralement véhiculé grâce à un éventail de modes de déplacement, de la marche à l’avion, en passant par la voiture, le bateau, le bus ou le train. Occasionnellement, la photographie est mise en abîme dans l’album, en noir et blanc, redessinée, avec pour sujet non des lieux, mais des personnages.
Image 10: Pierre Christin, photographie. Archives Pierre Christin © Pierre Christin
Image 11: Le Long Voyage de Léna, page 32 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Le long voyage de Léna se déroule dans la géographie des pays de l’Est à la fin de la guerre froide. Mais c’est aussi un voyage intérieur, mélancolique, une sorte de rédemption, une manière pour l’héroïne, dans le présent de l’action, de régler la question des fantômes du passé qui la hantent: un travail de deuil impossible, ce qui explique la présence de la photographie en leitmotiv du mari et du fils de Léna décédés dans un attentat. L’imbrication entre la documentation, l’écriture et le dessin est décrite par Christin au fil de l’entretien précité, le scénariste étant non seulement celui qui a photographié, qui a vu, qui écrit, qui décrit, mais aussi celui qui se plaît à imaginer, à prévoir, à rêver le dessin à venir (encadré 6).
Du dessin à la page: le dessin dans la page
Léna est fille de dessinatrice, illustratrice d’ouvrages de sciences naturelles. Elle a une formation d’historienne de l’art. Elle jouit également d’une excellente mémoire visuelle et «photographique» comme le montre une page du second album, Léna et les trois femmes, où se trouvent «projetées» dans la case les photographies mémorisées de trois personnages qu’elle rencontre (p. 22). On apprend à la page 38 seulement qu’elle s’appelle Hélène Desrosière et l’on comprend que le noir qu’elle porte exclusivement est celui du deuil de son mari et son fils. Dans le cadre de sa mission, elle dessine des figures qui sont ses contacts, mais aussi quantité de sujets anecdotiques pour jouer au touriste et à l’amatrice. A un moment donné, son contact turc feuillette le carnet et déclare en voyant une tête de profil: «C’est qui ce barbu? Il n’est pas des nôtres», Léna répond: «J’ai dessiné des gens et des choses que j’ai vus pendant mon voyage. J’ai pensé arracher ces pages, mais c’est plus crédible comme ça» (p. 32).
Le crayonné «original» de Juillard, se trouve non seulement reproduit mais encore mis en abîme par cette astuce dans la fiction bédéique. Le dessin en question figure un pilote de bateau, clope au bec, qui, en fait, semble s’inspirer directement d’une copie à la mine de plomb et crayons de couleurs par Juillard d’un portrait de Vittore Carpaccio (1465-1525/26), présenté lors de l’exposition des œuvres d’André Juillard au Musée Ingres en 1988. Autrement dit, un dessinateur met en images dans un récit une femme historienne de l’art et dessinatrice, qui tire le portrait d’un personnage de fiction, inspirés par l’histoire de la peinture italienne de la Renaissance, et exposé par ailleurs dans le musée de l’artiste, Ingres, qui est le parangon du dessin aux yeux de l’historiographie…
Image 12: Le Long Voyage de Léna, page 30 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Image 13: Le Long Voyage de Léna, page 21 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Image 14: André Juillard, Carpaccio10
L’intrigue du Long voyage de Léna n’est pas que policière: elle est photographique et surtout graphique. Ces jeux d’images, de supports et de reproduction et l’insertion «en contrebande», narrativisé, du crayonné de Juillard sont en fait une idée de Christin (encadré 6). Il s’agit de représentations de représentations qui visent à produire un effet de réel au sein de la fiction. Le lecteur «voit» en effet les personnages dont Léna regarde les reproductions dans l’espace diégétique de l’action, de la fiction. Certaines photographies redessinées sont parfois exhibées, ainsi lorsque l’un des commanditaires de la mission de Léna lui montre en photographies des agents, le lecteur-spectateur étant placé frontalement dans la position et le point de vue de Léna (p. 40).
Image 15: Le Long Voyage de Léna, page 40 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Dans le récit graphique, les cadrages, les points de vue, les jeux de regards (anecdotiques, évités, croisés, insistants jusqu’au «regard» caméra, les instruments d’optique (jumelles, lunettes et surtout miroirs) sont autant d’instruments et de dispositifs qui renforcent les ambiguïtés de la position de l’héroïne, ses deux identités, son histoire passée et présente: en un mot, sa fonction d’agent double. Cette logique omniprésente de la duplication graphique est mise en intrigue dans la double page 46-47. On y voit Léna dans un avion tandis qu’au Moyen-Orient les terroristes se rendent sur les lieux de l’attentat. Le centre des deux pages est occupé à gauche par une représentation de Léna assise dans la cabine et à droite, en miroir, par un autoportrait de Léna qui figure dans son carnet de dessins regardé par l’un des terroristes: un pseudo-autoportrait qui regarde également le lecteur-spectateur dans une relation spéculaire redoublée, qui exprime la duplicité de Léna et sa double personnalité.
Image 16: Le Long Voyage de Léna, page 47 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
André Juillard et le «grand art»
De père vétérinaire, et de grand-mère directrice d’école, le jeune André Juillard se rend occasionnellement au Louvre avec sa mère qui soutient sa passion du dessin. Il débute des études de médecine en 1968 à Lyon, mais abandonne après deux ans pour se tourner vers la bande dessinée et des études aux Arts Décoratifs en 1973. Il est affilié au Syndicat des dessinateurs de presse. La consécration vient en 1984 avec le premier des Cahiers de la Bande dessinée qui lui est dédié, sous la direction de Thierry Groensteen. Elle prend en particulier la forme d’un article de Jacques Martin (1921-2010) intitulé «André Juillard, l’héritier», qui l’ «adoube» en en faisant le représentant majeur de l’ «école de Bruxelles». Il le compare à un autre dessinateur, Paul Cuvelier, qui appartient à la «grande tradition classique»; «en découvrant les dessins de Juillard, je songe aussitôt à David, Ingres ou Devéria, et point du tout à une vedette ancienne ou moderne de la bande dessinée», déclare l’auteur des aventures d’Alix et de Lefranc.
Image 17: Jacques Martin, «André Juillard, l’hériter11» © Glénat
A l’instar de Martin, Juillard s’est souvent référé au grand art, comme dans une interview reprise dans le blog d’André Juillard: «je ne me suis jamais dit je serai Cuvelier ou rien. Du reste, enfant, je ne rêvais pas de devenir Hergé ou Jacobs mais Delacroix ou Rembrandt»12. Ici, Juillard ne mentionne pas Ingres, avec lequel il entretient pourtant des relations complexes. Ses dessins au crayon, en particulier ceux exposés dans une exposition monographique au Musée Ingres en 1988, témoignent d’une volonté de faire «académique». Au sens premier, une «académie» est un nu réalisé en institution; c’est d’ailleurs le titre de l’exposition/vente personnelle à la Galerie du 9e Art à Paris en 2011. La relation au peintre français s’étoffe lorsque l’on regarde l’autoportrait dessiné de Juillard sous les traits de son héros, Arno, traité comme un pastiche d’Ingres et reproduit dans les Cahiers de la Bande dessinée en 1984.
Image 18: André Juillard, Portrait d’Arno11© André Juillard
Image 19: Exposition 14 © André Juillard
Dans ce même cahier 56, un article du grand spécialiste de la bande dessinée, Thierry Groensteen, intitulé «Profil d’une carrière», note que le succès du dessinateur fut tardif et fait suite à un changement d’éditeur (de Fleurus à Glénat) et à la publication d’un premier album en 1977, passage devenu obligé dans la reconnaissance. L’auteur y fait l’éloge de la variété, de l’humilité, de la patience méthodique, de l’apprentissage, soit du métier qui est celui de Juillard, avant de conclure significativement: «L’artisan est devenu artiste».
Image 20: André Juillard, Nu de Dos15
Image 21: Affiche de l’Exposition / Vente André Juillard16
Les dessinateurs de bandes dessinées restent néanmoins des artistes d’un type particulier. Ils exposent et vendent leurs tirages de tête ou leur dessins originaux dans les circuits et les galeries consacrés au genre. Cette relégation dans un marché parallèle exprime une forme de domination symbolique qui se lit d’autant plus fortement dans les discours, tenus par l’artiste comme par ses critiques, sur les qualités du crayonné de Juillard, comme si l’esquisse première, non destinée à un usage «commercial», contenait la «première idée» du dessinateur: une dimension autographe survalorisée dans le marché des arts graphiques, comme si Juillard était plus artiste en faisant du crayonné qu’en pratiquant la ligne claire… Interrogé sur le succès de la bande dessinée sur le marché de l’art, Juillard répond en ces termes en 2011:
Moi, cela ne me choque pas.Mais dans la mesure où tout est art, pourquoi la BD ne le serait pas? On dit que c’est le 9ème art. Je trouve que les meilleurs artistes de BD sont largement au niveau des artistes des temps passés. J’ai vu certaines œuvres d’artistes des temps passés qui étaient à la limite de la médiocrité. Je dis cela de mon point de vue. Par exemple, tout ce qui a été peint au 17ème siècle n’a pas à être considéré comme étant des chefs d’œuvres. Et il me semble que dans la BD, il y a une sorte de sélection de tout ce qui sort et elle ne palie pas [sic]par rapport à ce que l’on peut voir ailleurs. En BD, comme dans tout, que ce soit en littérature. En peinture. En musique. Il y a le meilleur et il y a le pire. Et là c’est plutôt quand même du tout bon (rires)17.
Image 22: André Juillard dessinant18
Récemment, en 2020, Juillard a publié une sélection de ses Carnets secrets 2004-2020. On y trouve toute sorte de sujets: des nus bien sûr et des dessins inspirés des maîtres formant son musée imaginaire, comme Ingres, Klimt, Watteau, Simon Vouet, Vuillard ou encore des photographes comme Helmut Newton dont les nus sont les exacts homologues de ceux crayonnés par Juillard. Cette publication reprend un court texte de l’auteur qui donne sa profession de foi en introduction à un volume antérieur, les 36 vues de la Tour Eiffel (Christian Desbois Editions, 2002). Cet album de Juillard est un hommage centenaire à celui, lithographié en couleurs, du graveur Henri Rivière, et découvert une vingtaine d’années plus tôt par le dessinateur. Les gravures de Rivière sont à leur tour inspirées par les Trente-six vues du mont Fuji, gravées sur bois par Hokusai entre 1830 et 1833. Le recueil d’aquarelles paysagères de 2002 par Juillard est composé de vues réelles; d’autres reproduisent des objets représentant la tour Eiffel (de l’affiche au tee-shirt); d’autres enfin sont imaginaires et inspirées d’œuvres célèbres mêlant De Chirico à Hergé, Jacobs ou Kertész. Voici donc la profession de foi de Juillard reprise dans cet album d’hommage très particulier:
Les hasards de la vie, mes gènes, mon milieu, mes admirations et mes détestations ont fait qu’aujourd’hui je dessine comme au bon vieux temps avec un crayon de bois et graphite et m’escrime à reproduire la réalité au lieu de présenter des installations dans une galerie d’Art Contemporain […]. J’assume sereinement cet asservissement à la réalité. (Carnets secrets 2004-2020, 2020)
Rétrospectivement, et aussi anachronique que cela puisse paraître, on ne peut s’empêcher de trouver un côté bande dessinée à l’œuvre graphique de Rivière, revu à l’aune de la ligne claire, comme d’ailleurs le pourraient être les gravures sur bois de Hokusai.
Le conservatisme assumé de Juillard, sur le plan esthétique et technique, a pour conséquence de le rapprocher du monde des beaux-arts ou de ce que l’on appelle le «grand art» ou les «classiques». Il s’agit en fait de l’une des matrices du Long voyage de Léna. A un moment du récit, Léna traverse avec l’un de ses contacts un musée d’art en Ukraine (p.24-25). Elle passe devant le tableau imaginaire d’un peintre fictif, Lemonovitch, intitulé Staline et les deux enfants dont deux versions existeraient: l’une en Ukraine et l’autre à la Galerie Tretiakov de Moscou, sans que l’on sache laquelle est la copie de l’autre: deux œuvres identiques représentant deux enfants, face à Léna, un agent double.
Image 23: Le Long Voyage de Léna, page 24 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Le contact qui l’accompagne a ce commentaire qu’il faut lire comme un clin d’œil de Pierre Christin à André Juillard sur le plan de l’intrigue visuelle et peut-être comme une allusion à leur projet quatre mains: «Il faut qu’il en soit de même pour ce que notre petit groupe s’apprête à accomplir. Nous allons peindre un tableau dont personne ne saura attribuer la signature avec certitude, mais dont l’effet sera considérable».
Image 24: Le Long Voyage de Léna, page 25 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Bibliographie
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Annexes
Encadré 1: Entretien inédit d’Alain Boillat avec André Juillard et le directeur des éditions Dargaud, Philippe Ostermann, en 2012 à l’Université de Lausanne
Alain Boillat: Pourquoi Léna?
André Juillard: Un petit historique de Léna. Ça vient en fait d’un désir de collaboration entre Pierre Christin et moi-même, et vice versa, qui datait quand même d’il y a quelques années, puisqu’on se connaissait depuis une vingtaine d’années. Mais il se trouvait que lui comme moi avions des engagements par ailleurs; donc il fallait trouver un moment propice. Je l’ai trouvé un jour, je me suis trouvé en fait entre deux boulots, et il se trouve que j’ai déjeuné avec Pierre, et je lui dis: «Bon c’est peut-être le moment?» Il me dit: «Bon, ben je vais y réfléchir…». Et deux jours après, j’avais un synopsis, le synopsis de Léna, qui m’a tout de suite plu, parce que pour moi une histoire c’est les personnages. Si je ne peux pas m’attacher à des personnages, je ne fonctionne pas, ça ne m’intéresse pas. Et Pierre qui me connaissait bien a dégoté dans son armoire à malices un personnage féminin comme je les aime, c’est à dire complexe, tourmenté, ayant vécu. Et c’est ainsi qu’il m’a séduit. (…) Voilà comment est né Léna. Et Pierre m’a dit plus tard que c’est un personnage, enfin une histoire, disons, qu’il avait créé spécialement pour moi, parce qu’il me connaissait; il connaissait mes désirs, le genre d’histoires que j’avais envie de raconter, enfin de mettre en scène. (…) J’étais touché, à la fois par cette histoire, mais aussi par la sensation que Pierre me connaissait bien. C’est quelque chose d’assez émouvant en fait. Bon, voilà la genèse de Léna.
AB: C’est-à-dire aucune intervention à ce stade-là de l’éditeur?
Philippe Ostermann: Non ! aucune, non, non ! Mais euh !
AB: C’est fréquent que ça se passe comme ça?
PO: Quand c’est André Juillard et Pierre Christin, oui ! Après, on peut dire: «Cette histoire je la sens bien et j’ai envie de l’éditer ! Ou au contraire, ben non ! Je pense qu’il y a des trucs qui fonctionnent pas !» Mais au départ c’est une rencontre d’auteurs. Ce sont des auteurs majeurs, qui ont déjà derrière eux une carrière importante, voilà. Donc, dans ce cas-là on est un peu en retrait. Et le job de l’éditeur il s’adapte aussi aux auteurs avec lesquels on travaille. […] on est un accompagnateur et on est le premier lecteur. Alors, dans le cas d’une collaboration entre un dessinateur et un scénariste, on est le deuxième lecteur. Mais, notre rôle c’est aussi de poser des questions que se poserait un lecteur en disant «Voilà ! Là, l’histoire me paraît parfaite, mais là, je bloque un tout petit peu» […] surtout quand c’est Pierre et André, voilà, on pose des questions et on essaye de pousser à la réflexion, mais on ne va pas dire: «Moi, ton éditeur, je t’ordonne de faire ça !»
AJ: […] L’éditeur, c’est vrai qu’il ne peut pas imposer à l’auteur de faire quelque chose qu’il n’a pas envie de faire. […] Pour revenir à Léna, je me souviens (tout ça pour revenir au rapport avec l’éditeur) que le premier scénario était un scénario très silencieux. C’est-à-dire qu’il y avait quelques dialogues dans l’histoire et beaucoup de pages sans écrit, sans commentaires. Et on s’était fait la réflexion que ce n’était pas forcément une très bonne idée de faire une bande dessinée silencieuse, dans la mesure où, par expérience, on sait qu’elles sont très vite lues et avec moins d’attention que les autres. Et donc, on a suggéré à Pierre de faire parler un peu plus les personnages. Et c’est là qu’il a eu l’idée, qui m’a semblé très intéressante, du monologue intérieur. […]
PO: Tout dépend de l’arrangement qu’il y a entre les auteurs. L’éditeur ne se mêle pas de cela. Certains auteurs vont partager à cinquante-cinquante. Et certains auteurs vont considérer que, le dessinateur passant beaucoup plus de temps, il va toucher soixante pour cent, jusqu’à soixante-dix pour cent de droits, notamment en Belgique. Et souvent, ces soixante-dix-trente continue jusqu’à remboursement des avances ou jusqu’à un certain palier de vente, puis cinquante-cinquante. En France, Goscinny et Charlier ont vraiment mis la règle des cinquante-cinquante qui est quasiment…
AJ: Oui. J’étais surpris en travaillant avec Pierre que lui n’exigeait pas cinquante/cinquante. C’était soixante-quarante, je crois. C’est aussi qu’on bénéficie d’un statut par rapport à beaucoup d’auteurs, c’est que le travail est payé à la planche. On est payé pour chaque planche que l’on fait. Et cette rémunération ne sera pas déduite des droits d’auteurs.
Encadré 2: Pierre Christin sur Pierre Christin dans le site booknode.com
Le métier de scénariste lui permet d’explorer ses vocations restées en friche: bien que s’estimant trop bavard pour l’emploi, il aurait aimé être espion afin de monter des scénarios en vraie grandeur. Ou alors officier de marine pour avoir tout le temps de lire à bord de cargos pourris comme ceux qu’il a empruntés pour écrire «Lady Polaris», balade dans les ports d’Europe publiée avec Mézières en 1987. Il aurait aussi aimé être architecte, pour bâtir toutes ces villes qu’il a racontées, telles Los Angeles dans «L’Etoile oubliée de Laurie Bloom» ou le Belgrade encore yougoslave de «Cœurs Sanglants et autres faits divers» avec Enki Bilal.
Il aura en tout cas été un voyageur conséquent, profitant des immobilités imposées –attentes dans les hôtels, les gares, les aéroports – pour observer, noter, emmagasiner. Il est capable d’arpenter une ville des journées entières de façon obsessionnelle, prenant des photos (plutôt moches mais efficaces) qu’il distribue ensuite à ses dessinateurs. Mais divaguer en Patagonie ou descendre les rapides du Mékong ne lui fait pas peur (enfin, pas trop). Chaussé de ses indestructibles Weston ayant foulé le Cap Nord et le Kalahari, il a fait un premier tour du globe par l’hémisphère nord en 1992, un second par l’hémisphère sud en 1999, périples qu’on retrouve dans «L’homme qui fait le tour du Monde» (avec Philippe Aymond). Mais il a fait beaucoup plus souvent encore le tour de Paris sur les rails abandonnés de la petite ceinture («La Voyageuse de Petite Ceinture» avec A. Goetzinger, 1985) et celui de la Petite Couronne en vélo («La Bonne Vie» avec Max Cabanes, 1999).
Romancier, il traite aussi bien l’aventure citadine dans «ZAC» et «Rendez-Vous en Ville» que les plongées au fond du terroir français dans «L’Or du Zinc» (1998). Il aborde également le théâtre ou le scénario de film («Bunker Palace Hôtel» avec Enki Bilal en 1989). Et, sans pour autant abandonner la bande dessinée, il a publié récemment de nombreux ouvrages illustrés explorant d’autres rapports entre textes et dessins dans la collection en format à l’italienne Les correspondances de Pierre Christin. Collection pour laquelle il a travaillé notamment avec Patrick Lesueur, Jacques Ferrandez, Jean-Claude Denis, Alexis Lemoine et Enki Bilal.
Considérant que, pour vivre heureux, il faut vivre beaucoup mais caché, il aurait aimé avoir cent vies dans cent villes et presque autant d’identités.
Encadré 3:«Entretien avec Pierre CHRISTIN au festival BD de Cluny, lors de la manifestation «Pierre CHRISTIN, rencontre avec le public» le 15 mars 2003(http://www.sceneario.com/sceneario_interview_CHRI.html):
Public: Vous êtes scénariste, quels conseils donneriez-vous à ceux d’entre-nous qui souhaiteraient se lancer dans ce métier?
Pierre Christin:A l’époque où j’ai débuté, dans les années soixante, on devenait scénariste un peu par hasard. Il s’agissait essentiellement de travaux pour les magazines destinés à la jeunesse. Je suis donc rentré dans la BD par effraction. En voyage aux USA avec mon ami Jean-Claude Mézières, on n’avait plus un sous pour se payer le voyage retour. Suite aux conseils d’un ami, Jean Giraud (alias Moebius), j’ai commencé à envoyer des histoires à un certain Goscinny pour le magazine Pilote. Il s’agissait avant tout de boucler les histoires, des premières idées jusqu’à la publication, dans la semaine. Il fallait aller rapidement, sans forcément connaître le dessinateur auquel serait attribuée l’histoire. Dans un second temps, le métier s’est construit, codifié. Et cette codification est basée sur plusieurs préceptes simples, qui font que le métier de scénariste est très différent du métier d’écrivain.
1- La BD n’est pas à proprement parler de la littérature. En effet, même un ballon long est finalement un élément de dialogue bien court. Il faut accepter de faire court.
2- Le scénariste n’écrit que la partie d’un tout qui n’existe pas encore. Et pour construire ce tout, le scénariste produit une quantité de textes dont les 2/3 ne sont pas destinés à être publiés, mais servent au contexte. Un grand nombre d’informations de ma production sont pour le seul dessinateur (for his eyes only, comme on dit dans les romans d’espionnage…).
3- L’art de la BD est avant tout l’art du découpage. Le scénario est écrit avant, page par page et image par image. Ce qu’on écrit est un tout qui n’existe pas encore.
Suivent les textes off dont la bande dessinée a le secret («peu après», «pendant ce temps», «quelque part dans l’univers»…), cela permet d’élaborer le fil de l’histoire. Il y a ensuite les indications sur les personnages et enfin les dialogues.
Encadré 4: Entretien inédit par Alain Boillat et Philippe Kaenel au domicile de Pierre Christin à Paris en 2013 (extrait):
Philippe Kaenel: Est-ce que vous n’êtes pas un scénariste atypique dans le monde de la BD?
Pierre Christin: Bah ! Comme on me l’a souvent dit, j’ai fini par le croire. En tout cas, quand je suis rentré dans la bande dessinée, là j’étais véritablement atypique. Ne serait-ce que par mon niveau de diplôme, par exemple.
PhK: Il n’y a pas beaucoup de docteurs ès lettres dans le milieu…
PC: C’est sûr. Apparemment, j’étais une exception à la règle par cette cohabitation entre le fait d’être universitaire et scénariste de BD où, à l’époque, à l’université, tout de même, cela faisait bizarre. Ce n’était pas encore tout à fait rentré dans les mœurs. Et je peux vous dire que dans les années soixante-dix, quand je disais aux gens que je faisais de la bande dessinée, ils pensaient vraiment que c’était un gag ! D’ailleurs, ce qui était aussi la règle en bande dessinée, petit métier, j’avais pris un pseudonyme, pour signer mes premiers scénarios. […] Ce n’était pas un snobisme, mes goûts littéraires faisaient que je prenais mes références tout à fait à l’extérieur du monde de la bande dessinée. Bizarrement, si on prend la composition sociologique de la BD en France au jour d’aujourd’hui, je suis beaucoup moins atypique.
Encadré 5: L'Épervier, «Pierre Christin envoie Léna chez les kamikazes» in Les interviews, Communauté: bd blog, 10 janvier 2010, repris dans Le blog d'André Juillard (http://andre-juillard.over-blog.com).
Pierre Christin:[…] Mon entente avec André Juillard compte beaucoup. Et puis Léna est un personnage mystérieux, cryptique, même pour ses auteurs, ce qui donne envie de la ranimer. D’autant plus qu’André ne l’a eue réellement dans la main qu’à la fin du premier épisode, et était alors frustré de ne pouvoir continuer.
Avez-vous voyagé pour les besoins de ce scénario?
PC: Je suis retourné en Australie pour ne pas en donner une image saugrenue [l’histoire y débute], et je suis allé en Géorgie. André Juillard avait dessiné les scènes qui s’y déroulent avant l’invasion russe. Pendant ces événements, j’ai prié pour que les Russes s’arrêtent avant Tbilissi, ce qu’ils ont heureusement fait. Il aurait sinon fallu tout changer… Je ne force pas sur les descriptions pour lui laisser une large marge de manœuvre. Contrairement à celle que j’entretiens avec Jean-Claude Mézières [qui dessine Valérian], ma relation avec André est très douce. Jean-Claude, lui, me casse les nougats, il demande régulièrement des modifications du scénario pour mieux se l’approprier.
Comment travaillez-vous avec André Juillard?
Très facilement. Sa virtuosité et sa rapidité sont extraordinaires, il peut tout faire. Je connais ses goûts, et je prépare des textes sur mesure – il suffit qu’il réclame une scène se passant dans le désert ou une à Paris pour que je les ajoute. Je lui donne des scénarios très découpés, image par image, accompagnés de photos.
Encadré 6: entretien inédit par Alain Boillat et Philippe Kaenel au domicile de Pierre Christin à Paris en 2013 (extraits):
«Je voyage toujours avec mes carnets de notes. Je voyage comme un journaliste. Je ne voyage pas comme un touriste. Le tout est de savoir si je voyage à tel ou tel endroit avec l’idée que j’en tirerai un livre ou si j’ai déjà en fait une idée derrière la tête, que j’ai envie de raconter une histoire qui se passerait là, et donc je vais aller plutôt dans ce type d’endroits. Alors là, je dirais, dans le cas de Léna, il y a eu les deux. Il y a eu le fruit de voyages que j’avais fait en faisant des photos… Parce que je fais des photos très particulières pour les dessinateurs. Je ne suis pas un grand photographe. Enfin, eux ils disent que je suis bon, justement parce que je suis mauvais. Cela ne les gêne pas pour dessiner; parce que, quand il y a des photos trop artistiques, au fond, les dessinateurs n’aiment pas tellement cela […].
Je ne fais jamais de cadrage alambiqué. Je photographie frontalement. Voilà, je dis: «Cela se passe dans cette pièce. Je fais une photo là, une là, une là, une là. Clac.» Comme ça j’appuie à toute allure. Je photographie énormément de détails de la vie quotidienne qu’ils ne pourront jamais trouver dans un guide touristique ou sur internet parce que, je prends souvent cela comme exemple, il n’y a pas un pays où les fenêtres se ferment de la même façon, en particulier en Suisse, d’ailleurs. Il y a plein de petits détails comme cela… […]
Et je dirais que ce qui me plaît tout particulièrement, si vous regardez mes histoires et en particulier celles avec André, c’est des non-lieux. Ce n’est pas des lieux connus. De temps à autre, on dit Dubaï ou Sidney. Bon, pour le lecteur, ok, nous allons mettre une image où on voit l’opéra de Sidney parce que c’est une espèce de balise intellectuelle. Mais, pratiquement toutes les scènes se passent dans des lieux non répertoriés […].
Ma seule qualité comme scénariste, mais encore que je pense que tous les bons scénaristes l’ont, sinon ce n’est pas la peine d’essayer de faire ce métier-là, c’est d’être capable de visualiser ce que va faire le dessinateur. En ce sens, j’écris de façon particulière pour chacun de mes dessinateurs. Or là, le dessin d’André que j’ai toujours adoré, dans sa pureté, bien entendu quand je suis derrière l’ordinateur, ce n’est pas moi qui peut dessiner ce qu’il a à faire, mais je le rêve […].
J’admire vraiment les croquis d’André qui est d’ailleurs l’un des rares dessinateurs que je connaisse à faire des croquis entiers préparatoires, etc., de ses histoires. Et beaucoup de gens ont souvent dit à André que ses cahiers préparatoires de croquis ont presque autant de charme que la bande dessinée terminée et nickel. Cela m’amusait de faire rentrer son autre style de dessin, notamment au crayon, à l’intérieur de l’histoire. Donc, pour cela aussi, il fallait trouver un vecteur, pour que ce ne soit pas artificiel et le vecteur c’est que Léna, désœuvrée, pouvait revenir à ses premières amours, au métier de sa mère…»
Pour citer l'article
Philippe Kaenel, "La bande dessinée comme œuvre collective. Dialogue entre André Juillard et Pierre Christin ", Transpositio, n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée, 2022http://www.transpositio.org/articles/view/la-bande-dessinee-comme-oeuvre-collective-dialogue-entre-andre-juillard-et-pierre-christin
Voir également :
Aux confins de la narrativité. Une expérience de lecture: du paratexte à l’interprétation
La tentation est grande, pour les enseignants de littérature, de ne voir dans la bande dessinée qu’un réservoir inépuisable d’exemples séduisants, qu’un magasin d’ «illustrations» rassurantes pour un public supposé rétif à la théorie. Ainsi, les comics (Barthes 1966: 7) ont-ils fait pendant les décennies structuralistes l’épreuve des outils d’analyse affutés par la narratologie et la grammaire du récit.
Aux confins de la narrativité. Une expérience de lecture: du paratexte à l’interprétation
La tentation est grande, pour les enseignants de littérature, de ne voir dans la bande dessinée qu’un réservoir inépuisable d’exemples séduisants, qu’un magasin d’ «illustrations» rassurantes pour un public supposé rétif à la théorie. Ainsi, les comics (Barthes 1966: 7) ont-ils fait pendant les décennies structuralistes l’épreuve des outils d’analyse affutés par la narratologie et la grammaire du récit. Actuellement, bien que menacée de péremption par les jeux vidéo et les séries, la bande dessinée fait encore les beaux jours des théories de la lecture et de la fiction. Les zélateurs du medium n’avaient-ils pas eux-mêmes vu, dans cette heureuse disponibilité des cases et des planches, une formidable opportunité de promouvoir la dignité du 9e art? C’est ainsi qu’au gré de que l’on pourrait lire historiquement comme une instrumentalisation réciproque (la BD comme outil de promotion pédagogique des modèles descriptifs, les modèles descriptifs comme outil de promotion culturelle de la BD), se prenait, à bas bruit, l’habitude de pratiques transmédiales1 dont on mesure aujourd’hui la fertilité.
Le présent dossier, consacré à ce qui est devenu depuis sa parution un «classique», offre l’occasion de la double opération qui sera tentée dans les pages qui suivent: 1) considérer Le long voyage de Léna à la fois comme une «structure» (un système de relations) et comme un «dispositif» (un modèle ouvert sur les contextes de production et de réception2), c’est-à-dire comme une «œuvre» offerte à une expérience de lecture, depuis le moment où l’on prend en main l’album pour apprécier les détails de la couverture jusqu’au moment où on le range en se demandant s’il y aura une suite; 2) vérifier localement la robustesse des postulats transmédiaux en convoquant, quand le besoin s’en fait ressentir, des outils descriptifs empruntés aux études théâtrales (un domaine situé en marge de la narratologie, que celle-ci soit qualifiée de classique ou de postclassique).
Zone de passage (le paratexte)
Ainsi qu’en témoignent les archives génétiques que nous avons pu consulter3, le titre Le long voyage de Léna s’impose dès les premiers documents préparatoires.
Illustration 1: André Juillard, Esquisse pour la couverture du Long voyage de Léna, 2005. Archives André Juillard. © André Juillard
Relevant du péritexte auctorial4(Genette 1987), il se présente d’emblée comme un clin d’œil à son inscription dans la collection «Long courrier» des éditions Dargaud 5. Sur les pages de couverture de l’album, l’image de deux navires et celle d’une cabine avec hublot et couchette activeront les connotations maritimes de la collection. Pierre Christin et André Juillard ne sont pas les premiers à proposer un titre qui joue ainsi avec l’horizon d’attente prescrit par l’éditeur, comme en témoigne, imprimée en regard de la page de faux-titre, la liste de la quinzaine d’ouvrages parus «dans la même collection6». Sur la quatrième de couverture, une flamme d’oblitération évoque pour sa part le versant postal de la collection; les lignes ondulées sont liées à la charte graphique de cette dernière et, comme le logo à la rose de vents, appartiennent au péritexte éditorial7. Au verso de la page de faux-titre, un péritexte auctorial débute ainsi: «Cet album est issu d’un voyage à Berlin effectué par André Juillard et Pierre Christin, ainsi que des photos, de la documentation et des entretiens réalisés par Pierre Christin dans tous les autres pays où se rend Léna.» Les deux auteurs ont voyagé8; ils expédient, sous forme d’album, comme une liasse de cartes postales. Mais qu’en est-il de Léna?
Le court texte d’accroche qui figure sous l’image de la quatrième de couverture (encore un péritexte éditorial) commence par ces mots: «Qui est Léna? Que fait Léna? Le sait-elle elle-même?». Ces questions inattendues (se demande-t-on «Qui est Pierre Christin? Que fait-il? Le sait-il lui-même?») entrent en tension avec le titre dont l’évidence paraît alors trompeuse. Rapidement, le lecteur apprendra en effet que Léna «joue les touristes moyens» (p. 17, c. 10)9 et qu’elle n’est pas engagée dans «un voyage d’agrément» (p. 19, c. 6). Son nom – Muybridge10 – évoque le mouvement, mais il figure sur un «vrai-faux passeport» (p. 38, c. 1). Léna voyage sans plaisir; les paysages et les monuments sont pour elle sans attrait (il n’est que de voir son expression sur la couverture). Elle n’écrit à personne qui attende de ses nouvelles. Elle joue pourtant un «rôle de courrier» (p. 26, c. 3), ce qui ne manque pas de piquant, étant donné le nom de la collection.
Le dispositif paratextuel de l’album invite le lecteur à embarquer, c’est-à-dire à franchir la «“zone” de passage» (Del Lungo 2009: 9911) qui le sépare de l’univers fictionnel. Certains «vecteurs d’immersion» (le portrait de l’héroïne et le titre en cursives, par exemple) y sont déjà mis en œuvre (Schaeffer 1999: 25512). Les nombreuses dissonances de ce dispositif, particulièrement élaboré, éveillent immédiatement l’intérêt: la contradiction entre le mouvement et la mélancolie, la confusion entre le romanesque et le documentaire, le mélange annoncé entre «intimisme» et «fresque géopolitique». Tout attise la curiosité du lecteur, jusqu’au face à face troublant, sur la quatrième de couverture, d’un hublot ouvert et d’une photographie retournée.
Illustration 2: Quatrième de couverture, Le Long voyage de Léna © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007.
Zone de tension (l’histoire et le récit)
«Qui est Léna?». Elle est sans conteste l’héroïne du récit (elle est présente graphiquement dans 70% des cases selon les calculs d’Alain Corbellari et Alain Boillat), mais est-elle le personnage principal de l’histoire? Le long voyage de Léna offre une belle occasion d’éprouver la différence entre le récit et l’histoire, entre ces «deux aspects de toute œuvre littéraire» (Todorov 1971: 12) et entre les deux «niveaux de description» qu’ils requièrent (Barthes 1966: 11). À cette fin, il peut être utile de tenter de résumer la séquence compositionnelle (Todorov 1981: 133) ainsi que la séquence événementielle (Baroni 2017: 8413) de l’album. Bien que l’exercice soit peu formaliste, il devrait permettre de mieux saisir comment l’écart entre histoire et récit est mis en intrigue (Baroni 2017: 39-57) – afin que cet écart soit vécu par les lecteurs comme une tension qui ne se résout qu’une fois l’album refermé. Commençons par le résumé du récit:
Léna – on reconnaît la femme de la couverture – se rend dans un quartier de Berlin-Est. Elle a rendez-vous avec un vieil homme, nostalgique de la RDA. Il lui confie une liste de contacts qu’elle apprend par cœur avant de la brûler. Aux adresses et dates qu’elle a mémorisées, elle rencontre successivement six personnes à qui elle donne l’un des objets qu’elle transporte avec elle. Elle livre ainsi une boîte de massepain à Budapest, un flacon de parfum en Roumanie, une trousse pour diabétique à Kiev; on comprend que ces objets contiennent de quoi composer et injecter un poison. Des plans sont ensuite transmis en Turquie et une lettre codée en Syrie; ces deux derniers éléments renseignent les assassins sur la localisation et l’identité de leur future victime. Au fur et à mesure, Léna marque intérieurement sa distance envers les gens qu’elle contacte. À la fin du parcours, on apprend qui est Léna: celle-ci a perdu son fils et son mari dans un attentat perpétré par ceux-là mêmes qu’elle a rencontrés. Les services secrets français lui ont proposé la mission qui doit aboutir à leur neutralisation. À Dubaï, pendant que Léna s’envole à l’autre bout de la planète, les six terroristes explosent dans un véhicule piégé. En Australie, Léna fait la rencontre d’un veuf et de son jeune garçon.
Ce petit texte ayant été rédigé avant la consultation du site internet des éditions Dargaud, on se plaira à relever sa parenté avec le résumé (partiel) proposé, en guise de teaser, à l’occasion de la réédition récente du Long voyage de Léna 14:
Elle s'appelle Léna. C'est une jeune femme brune, élégante et mystérieuse. On ignore d'où elle vient et où elle va. Son voyage commence à Berlin-Est, dans le quartier où vivent les anciens dignitaires d'un régime effacé par le vent de l'Histoire. Léna rend visite à un homme qui lui remet une liste de noms et de numéros de téléphone, qu'elle apprendra par cœur avant de la détruire. Après Berlin, il y aura Budapest et un autre rendez-vous. Et après Budapest, Kiev, Odessa, la Turquie et la Syrie. À chaque fois, une rencontre. Peu de mots prononcés, juste un objet étrange remis par Léna à son destinataire: une boîte de pâtes d'amandes, un flacon de parfum, un nécessaire pour diabétiques.
Dans les deux textes, le pronom impersonnel «on» et le présent de l’indicatif (également utilisés dans le projet de scénario établi par Christin15) se sont imposés, sous la pression manifeste de la séquence visuelle. Un autre parti était possible, qui aurait privilégié les récitatifs (les cartouches narratifs). Le résumé aurait alors pu commencer ainsi: «Léna – la femme représentée sur la couverture – raconte comment elle s’est rendue dans un quartier de Berlin-Est pour rencontrer un vieil homme, nostalgique de la RDA. Elle ne précise pas quel était son point de départ.» Cette option peut se justifier du caractère manifestement structurant des cartouches narratifs dans le crayonné de Juillard. Un tel choix contraint cependant à rappeler avec régularité la source imaginaire du récit («Léna raconte que…»). Une troisième piste pour un résumé du récit est inspirée par les «Légendes pour une exposition» rédigées par Christin. Ces légendes qui accompagnent chaque planche de l’album, sont le résultat d’une identification totale avec l’héroïne. Elles actualisent au présent (parfois en l’augmentant) la voix intérieure de Léna qui parle au passé dans les récitatifs. Par exemple, pour la Planche 1: «On m’appelle Léna, et je me trouve pour la première fois de ma vie dans cette lointaine partie de Berlin-Est. Je suis seule, absolument seule. C’est l’été. Il fait très chaud. Je dépasse une écluse immobile16». Un résumé inspiré par ces étonnantes variations autour des planches montrerait comment le plan iconique de la narration, perçu comme simultané, peut altérer la grammaire des récitatifs. L’examen de ces différents résumés, de la combinatoire des pronoms et des temps verbaux et la comparaison avec les documents préparatoires, tout cela s’avère pédagogiquement fertile pour une exploration des spécificités du récit en bande dessinée, mais également pour une compréhension globale, dans un esprit transmédial, des outils narratologiques. Mais revenons au premier résumé proposé ci-dessous. Dans son économie générale, ce résumé tient compte du fait que l’identité de Léna reste indécise durant les deux premiers tiers de l’album, à savoir pendant 35 pages sur 53 (862 caractères sur 1303 dans le résumé proposé). Le voyage peut donc être qualifié de «long» en raison du nombre de kilomètres parcourus et de l’archaïsme des moyens de transport (dans l’histoire), mais aussi en raison du nombre de pages (pages 3 à 38) qui attisent la curiosité du lecteur (dans le récit). Une dizaine de pages (pages 43 à 53) prennent le relais pour produire l’unique effet de suspense de l’album à propos du destin des terroristes. Quant à la surprise (qui invaliderait les diagnostics et les pronostics du lecteur), elle est moins produite par la révélation de l’identité de Léna (préparée par un semis d’indices) ou par la mort des assassins (annoncée de manière peu cryptée17) que par une scène qui dévoile l’étendue de l’ignorance de l’héroïne (mais n’anticipons pas). Alain Boillat et de Raphaël Baroni analysent ici-même les techniques compositionnelles de l’album, nous ne nous y attarderons donc pas. Certes, la tension narrative «ne dépend pas uniquement d’éléments thématiques (ce qui arrive aux personnages ou ce qui les caractérise), mais aussi d’une certaine organisation du discours» (Baroni 2017: 85), il convient néanmoins de prêter attention à ces «éléments thématiques» et de ne pas négliger, comme il est souvent d’usage18, «ce qui arrive aux personnages». Voici donc un résumé de l’histoire:
Un attentat non revendiqué fait dix-sept victimes dans le quartier de la légation française à Khartoum: parmi les victimes, figurent le mari et le fils d’Hélène Desrosières (Léna). Un ami de Desrosières, Paul-Marie de Calluire, membre des services secrets français, identifie les responsables. Il est informé de la prochaine opération «anti-impéraliste» fomentée par ce groupe de communistes dirigé par un ancien membre de la Stasi. Il s’agit d’assassiner un cheikh dont le rôle est crucial dans la signature d’un accord de paix au Moyen-Orient. Le chef du groupe accepte l’aide de Paul-Marie (qu’il a eu l’occasion de fréquenter pendant la Guerre froide). Paul-Marie propose à Léna de contribuer à la neutralisation des terroristes. Léna se présente à Berlin comme le courrier qui doit livrer à chaque membre du groupe – c’est-à-dire en Hongrie, Roumanie, Ukraine, Turquie et Syrie – une partie des moyens et des données nécessaires au nouvel attentat. De ce projet, Léna ignore la cible. Ce n’est qu’une fois sa mission achevée que Paul-Marie l’en informe. Il lui cache en revanche le sort qui les attend. À Dubaï, sur le point de commettre leur forfait, ils explosent dans un véhicule piégé, pendant que Léna est en route pour l’Australie. Sur une plage, elle rencontre un veuf et son jeune fils.
Ce résumé diffère nettement du précédent, bien que rigoureusement de la même longueur19. Alors que le résumé du récit frappait par son rapport deux tiers / un tiers (mystère / révélation), celui-ci révèle la structure symétrique d’une histoire «à clôture forte» (Schaeffer 2020: 10), une histoire «passant d’un équilibre à l’autre»:
Un récit20 idéal commence par une situation stable qu’une force quelconque vient perturber. Il en résulte un état de déséquilibre; par l’action d’une force dirigée en sens inverse, l’équilibre est rétabli; le second équilibre est semblable au premier mais les deux ne sont jamais identiques (Todorov 1980: 50).
Les deux événements qui respectivement ouvre et ferme le résumé permettent de dégager ceci:
La cellule familiale de Léna (situation stable) est fracturée par l’attentat de Khartoum (perturbation); après sa mission (force dirigée en sens inverse), la jeune femme est exfiltrée aux Antipodes; sa rencontre avec un veuf et un orphelin laisse présager la constitution d’un nouveau foyer (situation stable)21.
Décrite ainsi cependant, l’histoire de Léna ne manque pas de surprendre voire de mettre à mal la description de Todorov et le fameux schéma quinaire qui l’a clarifiée par la suite (Larivaille 1974)22. En effet, on ne peut que s’interroger sur la nature de la «force dirigée en sens inverse» supposée permettre le retour à l’équilibre affectif pour Léna. Le résumé de l’histoire permet de relever deux rendez-vous entre Léna et Paul-Marie de Calluire symétriquement situés à proximité du début et de la fin du texte. De Calluire est de fait lui aussi porteur d’une histoire à clôture forte:
Les services de renseignement français, représentés par l’expérimenté de Calluire (situation stable), ont été mis en échec par l’attentat de Khartoum qu’ils n’ont pas su anticiper (perturbation); afin de prendre sa revanche, de Calluire s’insinue, dès ses prémisses, dans l’organisation de la prochaine opération du groupe terroriste responsable de cet attentat (force dirigée en sens inverse; cette revanche mettra le groupe définitivement hors d’état de nuire (situation stable).
Enfin, on remarquera également l’importance des contacts entre de Calluire et le chef des terroristes autour d’une troisième histoire à clôture forte:
Un groupe de communistes soudé par leur passé commun et dirigé par un ancien dignitaire de la Stasi (situation stable), n’acceptant pas la chute de l’URSS (perturbation), poursuit par ses actions la lutte anti-impérialiste; ainsi cherchent-ils à empêcher la signature d’un accord de paix au Moyen-Orient (force dirigée en sens inverse); au cours de cette opération, l’ensemble du groupe trouve la mort, privant l’ancien dignitaire de la Stasi de ses moyens (situation stable).
Après avoir identifié cette troisième histoire, nous pourrions être tentés de réécrire le résumé, peut-être en dégageant plus lisiblement la manière dont elles s’emboîtent: Léna / De Calluire / les terroristes / De Calluire / Léna. Une telle entreprise serait sans doute vaine. En effet, n’est-ce pas déjà un biais (dû à l’influence du récit) que de braquer, en ouverture et en fermeture, le projecteur sur Léna? Il suffit, pour s’en assurer, de réécrire le résumé en dirigeant tour à tour le même projecteur sur de Calluire (Calluire / le Berlinois / Léna / le Berlinois / de Calluire) ou sur le Berlinois (le Berlinois / de Calluire / Léna / de Calluire / le Berlinois). L’histoire resterait inchangée dans les deux cas, mais Léna y perdrait son statut de personnage principal.
Reconnaissons que l’exercice qui consiste à résumer une histoire n’est pas une mince affaire. Pour Roland Barthes, l’histoire ne «relevait pas du langage» (Barthes 1966: 11, note 4) et Tzvetan Todorov en parlait comme d’un «matériau prélittéraire». Ce dernier ajoutait: «l’histoire est une convention, elle n’existe pas au niveau des événements eux-mêmes», elle est «une abstraction car elle est toujours perçue par quelqu’un, elle n’existe pas “en soi”». Il précisait surtout: elle «est rarement simple: elle contient le plus souvent plusieurs “fils” et ce n’est qu’à partir d’un certain moment que ces fils se rejoignent» (Todorov 1966: 133)23. Dans ce texte, précurseur à bien des égard, Todorov emprunte la notion de fil au vocabulaire de la dramaturgie classique, qui a aussi fourni les termes nœud, dénouement et intrigue issus du même bain métaphorique. Rappelons en effet que la poétique classique définissait l’intrigue comme un entrelacs de «fils» dans lequel les personnages se trouvaient «empêtrés». On peut rappeler à cet égard l’amusante étymologie qui ouvre l’article «Intrigue» de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
Ce mot vient du latin intricare, & celui-ci, suivant Nonius, de triæ, entrave, qui vient du grec τρίχες [triches], cheveux: quod pullos gallinaceos involvant & impediant capilli. Tripand24 adopte cette conjecture, & assure que ce mot se dit proprement des poulets qui ont les piés empêtrés parmi des cheveux, & qu’il vient du grec Θρίξ [trix], cheveux.
Intrigue, dans ce sens, est le nœud ou la conduite d’une pièce dramatique, ou d’un roman, c’est-à-dire, le plus haut point d’embarras où se trouvent les principaux personnages, par l’artifice ou la fourbe de certaines personnes, & par la rencontre de plusieurs événements fortuits qu’ils ne peuvent débrouiller.25
En régime classique, l’entrelacs de quelques fils (entre deux et quatre) suffit à donner matière à une représentation intelligible de l’existence humaine en tant qu’elle est soumise à la contingence, aux aléas, aux renversements de situation – le malheur succédant au bonheur et le bonheur au malheur (Scherer 1950: 9626). Les scénaristes de cinéma et de bandes dessinées – ne serait-ce qu’en raison de semblables contraintes de format – ont exploité à loisir ce type de construction (sans s’astreindre aux autres exigences de l’unité d’action27). Pourtant, pendant les décennies structuralistes, le modèle de l’histoire à plusieurs fils a été totalement périmé et occulté. À l’heure où la narratologie transmédiale prend la relève, on osera se souvenir que les études théâtrales ont, pendant ces mêmes décennies, persisté à promouvoir une méthodologie concurrente à la grammaire du récit dominante. Dans Lire le théâtre, Anne Ubersfeld se servait en effet du schéma actantiel de Greimas28 comme d’ «un mode de lecture» et revendiquait le caractère artisanal de cet usage dans la mesure où il visait le niveau sémantique des œuvres analysées et non pas leur niveau linguistique (Ubersfeld 1981: 55 et 56)29. Précautions utiles, car la méthode est très loin d’être orthodoxe: au nom d’une (supposée) «spécificité de l’écriture théâtrale», Ubersfeld promeut non seulement des «modèles actantiels» multiples mais aussi dynamiques et en transformation (Ubersfeld 1989: 81).
S’autoriser à dessiner plusieurs modèles actantiels et à y reporter les changements constatés en cours d’action (les actants se déplaçant en particulier d’une fonction à l’autre), c’était leur donner la possibilité de représenter les fils (et avant cela de les extraire du récit dramatique). Chaque fil est par ailleurs descriptible grâce à un schéma quinaire – mais on remarque alors aisément que sa séquence événementielle ne peut se passer des apports des autres fils (ainsi, Léna ne rencontrerait pas le veuf australien si Paul-Marie de Calluire n’avait pas cherché à se venger du «vieux maître berlinois»). Si l’on en croit l’article «Action» de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (Mallet 1751: 171a), toute action dramatique comporte plusieurs «desseins», des «efforts contraires» et la «solution des obstacles30». Plusieurs, car les «efforts contraires» ne sont dus qu’à la pluralité des fils. Ainsi inspirés, nous reconnaîtrions, dans Le long voyage de Léna, trois fils qu’il serait aisé de les valider en dessinant trois schémas actantiels, autour de trois Sujets: 1) Les services secrets français représentés par Paul-Marie Calluire; 2) Le «vieux maître berlinois», à la tête de son petit groupe d’anciens agents communistes; 3) Hélène Desrosières dite «Léna». Trois Sujets qui recherchent trois Objets: 1) Éliminer le groupe terroriste qui a tué des compatriotes et attenté à l’image de la France; 2) Empoisonner le cheikh Mohammed Al-Fahim pour faire échouer la signature d’un traité voulu par les «impérialistes»; 3) Surmonter la mort de son mari et de son fils afin d’envisager un avenir.
Reste à décrire l’entrelacs. Le plus évident est le croisement entre le fil 1 et le fil 2: c’est en enquêtant sur l’attentat de Khartoum que De Calluire remonte jusqu’au Berlinois. Comme leurs routes se sont déjà croisées par le passé, il n’a aucun mal à prendre contact avec lui et à se proposer de collaborer à son prochain projet (l’assassinat de Dubaï). Plus obscur est le croisement entre le fil 1 et le fil 3. De Calluire propose à Léna d’être l’instrument de sa «collaboration» au projet du Berlinois, mais aucune raison explicite n’est donnée à cette initiative bizarre. Léna ne fait pas partie de ses troupes, elle n’est nullement nécessaire à une mission que n’importe quel agent peut exécuter à sa place et sa personnalité est plutôt voyante (ce que les terroristes se feront fort de commenter chacun à sa façon). Pour comprendre cet aspect de l’entrelacs, il faut sans doute en revenir au récit et en particulier à ses caractéristiques visuelles. On se risquera à supposer que les raisons de Paul-Marie de Calluire ne peuvent être que symboliques: c’est parce que Léna est la jeune veuve d’un diplomate mort dans l’attentat qu’elle pourra incarner la vengeance – avec une robe noire et une allure de Némésis qui sont le fait du dessinateur31 – et réparer aux yeux des services français l’irrémédiable blessure de Khartoum32.
Illustration 3: Synopsis de Christin, p.1. © André Juillard & Pierre Christin 2005.
La vertu opératoire de cet exercice de reconstitution des fils réside dans le fait que celui-ci contraint à se concentrer sur l’histoire et rien que sur elle. L’exercice vaut aussi par les difficultés rencontrées et par les interrogations qu’il soulève. Pour continuer dans cette direction, on cherchera en vain, dans Le long voyage de Léna, la trace de véritables «efforts contraires», c’est-à-dire un obstacle ou un conflit avec des opposants. Léna ne court aucun danger d’être démasquée33, quand bien même elle peut irriter ses contacts avec ses réactions de «petite-bourgeoise». Hors l’explosion finale, tout se passe pour l’ensemble des personnages «comme prévu», «sans problème»; personne n’est amené à improviser, à s’écarter du plan. Ce défaut d’obstacle fait semble-t-il l’objet de l’une des deux remarques générales apportées par Juillard sur le synopsis de Christin: «pourquoi est-elle menacée?», écrit-il au sujet de Léna. Pour remédier à ce qui paraît un défaut, l’accrochage entre une vedette de la police et un navire écologiste est développé dans le projet de scénario. Bien que monté en épingle par le commentaire de l’Ukrainien (page 23, c. 5 à 9) et par celui de Paul-Marie de Calluire (p. 40, c. 2 à 6), «l’épisode dans le delta du Danube» se règle néanmoins en quelques cases (p. 21) sans avoir le temps d’inquiéter le lecteur. On remarquera également qu’aucun des trois desseins (à l’origine des trois fils) n’est explicité avec précision en termes de causes ou de raisons (on s’en aviserait au moment de tenter de nommer les actants occupant les fonctions de destinateur et de destinataire34). Il est par exemple difficile de savoir dans quelle mesure la signature d’un traité à Dubaï (désigné comme un accord de paix israëlo-palestinien uniquement dans les documents préparatoires) représente un enjeu, qu’il s’agisse de le favoriser ou de l’entraver. Au-delà de la vie du cheikh Mohammed Al-Fahim35, l’objectif principal des services secrets français semble bien de prendre une revanche, et celui du «vieux maître berlinois» de continuer d’entretenir un combat hors d’âge contre les puissances de l’Ouest. Paul-Marie agirait ainsi par vanité et le chef terroriste par «Ostalgie». Enfin, il s’avère que les échecs comme les réussites ne sont que des résultats provisoires dans le contexte de la «nébuleuse du terrorisme international» (p. 40, c.6). Quant à Léna, il est bien difficile de comprendre quel profit elle tire de cette histoire. Le synopsis prévoyait un scénario à la Monte-Cristo, mais André Juillard, pris d’un scrupule à sa lecture, note à la main: «nous ne sommes pas pour la peine de mort, n’est-ce pas? ni pour la vengeance personnelle? Ne faudrait-il pas que Léna ne sache pas vraiment le but ultime de ses commanditaires?». Si Léna ne poursuit pas la mort des coupables, que fait-elle?
Zone de troubles (l’interprétation)
«Que fait Léna?». À la fin de l’album, la tension narrative prend fin, mais la tension interprétative ne fait que commencer: «non pas l’incertitude sur l’issue, mais l’incertitude sur le sens» (Jouve 2019: 46-47). «Que fait Léna?». La question reste entière, et cela malgré l’artifice qui consiste à lui prêter, dans les deux premiers tiers de l’album, la voix d’un narrateur (d’une narratrice) homodiégétique. Que dire de cette voix, si ce n’est d’abord sa réticence (sa «retenue», écrit Alain Boillat)? Cette voix n’est pas comme on pourrait peut-être le croire une anticipation du «debriefing» de sa mission36 (dans ce cas, tout le voyage aurait basculé dans l’analepse). Bien que prenant en charge des descriptions d’actions au passé, cette voix ne témoigne d’aucune «ultériorité». Elle affecte plutôt un caractère «intercalé» (Genette 1972: 229), à la manière d’un journal de bord, un journal intériorisé puisque l’écriture est évidemment exclue par les circonstances. Reste à comprendre la réticence de la narratrice, que certains critiques n’hésiteraient pas à qualifier de «non fiable» (Booth 1977). Sans entrer dans les débats ouverts par cette notion, retenons qu’une narration non fiable «réoriente l’attention du lecteur sur les processus mentaux du narrateur» (Wall 1994: 23, cité par Nünning 2018: 127). Le passé composé – frappant dans les récitatifs – contribuerait quant à lui à maintenir une distance avec le lecteur. L’usage de ce temps verbal rendrait en effet «cognitivement plus difficile d’oublier complètement la médiation du discours narratif et de se replacer dans la perspective temporelle du personnage» (Baroni 2017: 122-123)37. On peut ainsi faire l’hypothèse que ce temps permet à Léna de prendre elle-même de la distance.
De même que Léna voyage et ne voyage pas, on pourrait donc dire qu’elle narre et ne narre pas, qu’elle simule la narration comme elle simule le voyage. En effet, le «monologue intérieur38», qui se poursuit jusqu’à la page 38, occulte le principal: une biographie fracturée par la perte et le deuil. Léna ne se contente pas d’assumer avec réticence la position de narrateur de sa propre vie (Ricœur 2008), elle s’efforce de tuer dans l’œuf tout processus qui relèveraient du «proto-narratif» (Schaeffer 2020: 46-59): 1) elle se refuse à toute mémoire épisodique en se voulant «lisse et sans mémoire» (p. 10, c. 4, p. 32, c. 4); 2) elle répète qu’elle passe des nuits sans rêve (p. 15, p. 4, p. 20, c. 6); 3) elle évite toute planification d’action et se déclare incapable de projection dans l’avenir (p. 16, c. 6). Ainsi Léna s’exile-t-elle volontairement des «territoires originaires du récit», c’est-à-dire de son «vaste continent narratif intérieur» (Schaeffer 2020: 43 et 44).
Cet exil est susceptible d’expliquer bien des choses: en acceptant la mission proposée par Paul-Marie, Léna se met au service d’un projet exogène qui la dispense de tout dessein personnel. La page où elle apprend par cœur la liste des «noms, numéros de téléphones et adresses» (p. 5) est parlante à cet égard: Léna se remplit la mémoire avec le plan élaboré par l’ancien agent de la Stasi39. Simple exécutante, elle cesse provisoirement d’être le sujet de sa propre biographie.
Illustration 4: , p.5 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007.
Illustration 5: Storyboard, planche 4, © André Juillard & Pierre Christin 2005
Ainsi, l’un des principaux moteurs de la curiosité du lecteur est-il interprétable diégétiquement. Léna se présente comme un instrument sans souvenirs, sans désirs et, autant que faire se peut, sans affects: «Toujours rester au-delà de la colère», «calmer des pensées qui tournaient un peu trop vite», «Ne pas penser à ça, aller de l’avant […].» (p. 19, c. 1)40. Se bornant à manifester une sorte d’attention flottante, elle avance sans crainte de s’égarer, d’être en retard ou de rater un rendez-vous. On pense alors à James Bond, dont Umberto Eco avait en son temps montré comment, à partir de la fin du premier volume (Casino Royale), il avait été libéré par son auteur de toute «névrose», de toute interrogation morale, c’est-à-dire que ce dernier avait abandonné toute «psychologie en tant que moteur de la narration». Ayant cessé de s’interroger sur les motivations de ses ennemis et celles de ses supérieurs41, Bond n’est plus qu’une «merveilleuse machine» (Eco 1981: 84). Suite au traumatisme émotionnel qu’elle a vécu, c’est à cet état que semble aspirer Léna. Elle ne s’interroge pas sur la finalité de sa mission, il lui suffit d’avoir un plan. Sa mission lui donne l’occasion de se mettre – paradoxalement – «à l’abri du chaos», après avoir fait l’expérience de l’imprévisible et de l’incontrôlable (Rimé 2005: 297 et 305).
Le désarroi existentiel et moral de Léna refait surface à la page 38, une fois la mission terminée. Il est alors temps d’en venir à l’étrange scène où l’héroïne, emportée par une colère subite, adopte un comportement tout à fait surprenant: elle devient pour la première fois vulgaire («espion de merde», «salopard de manipulateur»), agressive (elle saisit Paul-Marie par le col) et en proie à des stéréotypes de classe (elle s’en prend à sa «particule de merde»). Cet épisode – qui n’est pas développé dans le synopsis – paraît invraisemblable à la première lecture puisqu’il repose sur le soupçon que Paul-Marie aurait décidé de ne pas empêcher l’assassinat du cheikh. Fallait-il produire un peu d’agitation dans un album jusque-là fort calme ou animer le visage trop placide de l’héroïne? S’agissait-il seulement de souligner – au prix d’une invraisemblance – l’ignorance de Léna quant à l’issue de sa mission et son innocence? Ne serait-ce pas plutôt que la machine du scénario d’espionnage cesse alors de fonctionner et que Léna, à l’instar du premier James Bond42, est à nouveau «mûr[e] pour la crise, pour la reconnaissance salutaire de l’ambiguïté universelle» (Eco 1981: 84)? Il est vrai que les explications de Paul-Marie ont de quoi troubler celle qu’il appelle Hélène.
Illustration 6: Le Long voyage de Léna, p.45 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007.
N’apprend-on pas qu’il hésite à qualifier le «vieux maître berlinois» d’ami ou d’ennemi (p. 40, c. 10), que le cheikh a été proche de tous les ceux qui sont chargés de le tuer (pp. 43-44) et que Léna elle-même – elle vient de l’admettre – n’a pas vu en ceux-ci «que des monstres»?
Il y a plus troublant peut-être. Tout au long de son «voyage», le deuil énigmatique de Léna est sans cesse mis en parallèle avec l’effondrement des utopies socialistes. La photographie encadrée de noir qu’elle transporte avec elle entre en écho graphique, dès les premières pages, avec le portrait de Trotsky et le buste de Lénine qui ornent la salle à manger berlinoise, puis, dans d’autres intérieurs, avec des images de Staline, Hafez el-Assad, Mustafa Kemal Atatürk... Croisant les «vestiges» d’un «monde disparu» de Berlin-Est (p. 9), sa voix intérieure dit: «j’ai eu sentiment curieux qu’il n’y avait presque plus rien de vivant autour de moi». Au centre de la ville, sans que l’on puisse savoir de quel passé il est question: «en longeant un pan du mur tout moche, j’aurais pu penser au passé… je ne l’ai pas fait» (p. 10). En Roumanie, l’analogie est encore plus explicite: «je sais qu’il est impossible de faire revivre le passé. Aussi impossible que de faire repartir les usines dévastées de l’époque communiste» (p. 16). Peu après, elle se donnera du courage en prenant pour exemple les statues des «vieux héros prolétariens» (p. 19, c. 1). Elle remarquera, à Kiev, les chantiers abandonnés du port (p. 23), le bâtiment officiel désaffecté devenu un «tombeau» (p. 25). De «l’ancienne Trébizonde», elle soulignera qu’ «il ne restait plus grand-chose de la magie passée» (p. 27). Le plus frappant dans cette lignée sémantique (comment croire que Léna se soit «amusée» en esquissant ce dessin, comme le prétend le projet de scénario) est sans doute la substitution, dans le carnet de croquis, de son mari Antoine en lieu et place de Staline; elle-même, affublée de tresses, se figure assise avec son fils sur les genoux du petit père des peuples (p. 31, c. 6 p. 24, c. 6).Illustration 7: Le Long voyage de Léna, p.31, © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
L’effondrement des pays communistes est bel et bien mis en équivalence avec le désastre de son existence. Est-ce exagéré de remarquer que sa vie reposait, elle-aussi, sur une utopie dominée par la figure «paternelle» d’Antoine Desrosières? N’était-elle pas contrainte de suivre son mari, de poste en poste, avec l’unique fonction d’atténuer les effets des déménagements sur le développement de leur fils Sylvain43? Bien qu’ils soient responsables de son deuil, les terroristes que Léna va rencontrer au cours de sa mission ne sont-ils pas comme elle, les orphelins d’une utopie, privés comme elle d’identité (p. 5, c. 1), de rôle (p. 25, c. 2), d’amis (p. 18, c. 1-2)?
C’est alors bien le voyage qui importe à Léna (le chemin) plus que le but (la vengeance). Un voyage qui relie des personnes et non des villes. Il s’agit pour Léna d’expérimenter ce que cela lui fait de parler, de boire un café ou un thé, de serrer la main à ces frères (et sœur) dévoyés. Dès les premières étapes, elle avoue – sans que le lecteur puisse à ce moment comprendre la portée de la remarque – qu’il est «dur» de rencontrer ces «gens» (p. 19, c. 3). On doit alors relire l’album, et s’intéresser à chacune de ces rencontres «éprouvantes» (p. 18, c. 7) et à sa tonalité affective propre: antipathie réciproque envers Imre Sambor et le professeur Danitça — teintée d’agressivité pour le premier, d’ironie pour la seconde; «difficulté à trouver antipathique» Iouri Repitski doublée d’une «joie mauvaise» à le tromper: sympathie possible mais non formulée envers Adnan Beyamoglu qui devine que Léna est séparée des siens et qui partage son goût des baignades solitaires (ce que Paul-Marie ne manquera pas de souligner); méfiance envers les deux frères d’Alep qui ne cachent pas leur mépris. Il n’est rien dit de cet arc-en-ciel affectif dans le synopsis. Rendu perceptible par le «monologue intérieur», il aboutit à ce constat communiqué à Paul-Marie: «Tous ceux que j’ai rencontrés n’étaient pas des monstres» (p. 40, c. 1).
Pierre Christin a voulu que Le Long Voyage de Léna traverse une partie de la planète marquée, au début du XXIe siècle, par les ruines du bloc de l’Est et hantée les spectres de la Guerre froide. André Juillard a pour sa part désiré apporter plus de complexité au personnage principal. Alors que le scénariste assumait la volonté de vengeance de l’héroïne ainsi que sa fonction artificielle de «porte-regard» (Hamon 1981: 185), le dessinateur insiste pour que la finalité de la mission de Léna lui soit obscure et pour que sa détresse soit plus intéressante. Ce faisant, ce dernier accentue le paradoxe originel du caractère de la jeune femme: décidée et intrépide, elle n’en regrette pas moins un passé de femme au foyer dépendante; alternativement, elle se soumet et se révolte contre le scénario de son commanditaire. À vrai dire, aveuglement et paradoxe, soumission et révolte, frisent pareillement l’invraisemblance, mais ils permettent à Juillard de réaliser ce nouage de «l’intimisme» et de la «fresque géopolitique» qui est spécifique au duo qu’il forme avec Christin44. Ce nouage touche peu le niveau de l’histoire; l’articulation des fils étant déjà assurée dans le scénario de Christin, les apports de Juillard à la construction du personnage de Léna seront surtout déterminants pour la construction du récit. D’ordre analogique bien plus que logique, ils consistent à faire entrer en résonance affective la biographie individuelle et la grande Histoire45. La contradiction interne du personnage de Léna, tout à la fois émancipée et nostalgique, entre ainsi en écho avec la situation politique de l’ancienne zone d’influence de la Russie soviétique. Ce réseau d’analogies étant tissé sans souci particulier de l’intrigue, il augmente singulièrement, et de manière à coup sûr inattendue, les difficultés que rencontre toute tentative d’interprétation.
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Annexe
Résumé de l’histoire
Un attentat non revendiqué fait dix-sept victimes dans le quartier de la légation française à Khartoum: parmi les victimes, figurent le mari et le fils d’Hélène Desrosières (Léna). Un ami de Desrosières, Paul-Marie de Calluire, membre des services secrets français, identifie les responsables. Il est informé de la prochaine opération «anti-impéraliste» fomentée par ce groupe de communistes dirigé par un ancien membre de la Stasi. Il s’agit d’assassiner un cheikh dont le rôle sera crucial dans la signature d’un accord de paix au Moyen-Orient. Le chef du réseau accepte l’aide de Paul-Marie (qu’il a eu l’occasion de fréquenter pendant la Guerre froide). Paul-Marie propose à Léna de contribuer à la neutralisation des terroristes. Léna se présente à Berlin comme le courrier qui doit livrer à chaque membre du groupe – c’est-à-dire en Hongrie, Roumanie, Ukraine, Turquie et Syrie – une partie des moyens et des données nécessaires au nouvel attentat. De ce projet, Léna ignore la cible. Ce n’est qu’une fois sa mission achevée que Paul-Marie l’en informe. Il lui cache en revanche le sort qui les attend. À Dubaï, sur le point de commettre leur forfait, ils explosent dans un véhicule piégé, pendant que Léna est en route pour l’Australie. Sur une plage, elle rencontre un veuf et son jeune fils.
Résumé du récit
Léna – on reconnaît la femme de la couverture – se rend dans un quartier de Berlin-Est. Elle a rendez-vous avec un vieil homme, nostalgique de la RDA. Il lui confie une liste de contacts qu’elle apprend par cœur avant de la brûler. Aux adresses et dates qu’elle a mémorisées, elle rencontre successivement six personnes à qui elle donne l’un des objets qu’elle transporte avec elle. Elle livre ainsi une boîte de massepain à Budapest, un flacon de parfum en Roumanie, une trousse pour diabétique à Kiev; on comprend que ces objets contiennent de quoi composer et injecter un poison. Des plans sont ensuite transmis en Turquie et une lettre codée en Syrie; ces deux derniers éléments renseignent les assassins sur la localisation et l’identité de leur future victime. Au fur et à mesure, Léna marque intérieurement sa distance envers les gens qu’elle contacte. À la fin du parcours, on apprend qui est Léna: celle-ci a perdu son fils et son mari dans un attentat perpétré par ceux-là mêmes qu’elle a rencontrés. Les services secrets français lui ont proposé la mission qui doit aboutir à leur neutralisation. À Dubaï, pendant que Léna s’envole à l’autre bout de la planète, les six terroristes explosent dans un véhicule piégé. En Australie, Léna fait la rencontre d’un veuf et de son jeune garçon.
Pour citer l'article
Danielle Chaperon, "Aux confins de la narrativité. Une expérience de lecture: du paratexte à l’interprétation", Transpositio, n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée, 2022http://www.transpositio.org/articles/view/aux-confins-de-la-narrativite-une-experience-de-lecture-du-paratexte-a-l-interpretation
Voir également :
Une question de point de vue : mode et voix dans "Le Long voyage de Léna"
La notion de «focalisation», devenue usuelle dans l’enseignement de la littérature pour aborder les récits romanesques, est parfois malaisée à proposer en tant qu’outil d’analyse dans la mesure où elle tend à recouvrir une trop grande diversité de phénomènes et présente certains flottements dans sa définition même, posée par Gérard Genette (Genette 1972 : 183-224 ; 1983 : 43-52) et reprise ou discutée par ses continuateurs.
Une question de point de vue : mode et voix dans "Le Long voyage de Léna"
La notion de «focalisation», devenue usuelle dans l’enseignement de la littérature pour aborder les récits romanesques, est parfois malaisée à proposer en tant qu’outil d’analyse dans la mesure où elle tend à recouvrir une trop grande diversité de phénomènes et présente certains flottements dans sa définition même, posée par Gérard Genette (Genette 1972 : 183-224 ; 1983 : 43-52) et reprise ou discutée par ses continuateurs. Ainsi Reuter souligne-t-il dans un ouvrage de synthèse récent à vocation pédagogique l’importance de l’étude du «point de vue» en ces termes :
La question des perspectives est en fait importante pour l’analyse des récits car le lecteur perçoit l’histoire selon un prisme, une vision, une conscience, qui détermine la nature et la quantité des informations. (Reuter 2016: 47)
Force est de constater qu’une telle conception englobante ne facilite guère l’appréhension des phénomènes : la subordination de la transmission d’informations narratives (envisagée de façon quantitative, en fonction d’un degré de restriction) à la construction d’un sujet percevant (étonnamment assimilé ici au lecteur et non au personnage) a en effet pour inconvénient de postuler une corrélation nécessaire entre deux niveaux distincts (le second «déterminerait» le premier). En outre, les notions de «vision» (héritée de Jean Pouillon) et de «conscience» demeurent entachées d’imprécisions : la première parce que la dimension visuelle est conçue de manière métaphorique en littérature et par conséquent s’avère problématique dans une démarche transmédiale, la seconde parce qu’elle porte sur l’accès à un état mental qui est davantage tributaire de choix énonciatifs (il relève donc plus de la voix que du mode).
La comparaison avec des médias visuels et narratifs tels que la bande dessinée ou le cinéma peut a priori sembler commode pour clarifier certaines des facettes de la question du «point de vue», mais elle occasionne souvent de nouvelles confusions. Le présent article entend revenir sur ce cadre théorique à partir d’une analyse de l’album Le Long Voyage de Léna (2006) scénarisé par Pierre Christin et dessiné par André Juillard, et de quelques références ponctuelles à sa suite parue en 20091. Nous souhaitons démontrer à la fois la productivité de certaines notions de la narratologie pour examiner le médium de la bande dessinée (et inversement) ainsi que l’intérêt spécifique de cet album dans le cadre d’un usage pédagogique visant à illustrer les concepts de mode et de voix. Rappelons que le dessinateur André Juillard est l’auteur du Cahier bleu (1994), autre récit centré sur la vie intime d’un personnage féminin qui, à l’instar du célèbre Rashômon (le seul film à être cité par Genette), présente un récit en focalisation interne variable (ou multiple selon les segments racontés) 2.
Prémisses théoriques : focalisation et médias (audio)visuels
Comme dans d’autres moyens d’expression, le fonctionnement du récit en bande dessinée et corrélativement le positionnement du lecteur par rapport à l’histoire racontée dépendent dans une large mesure de choix qui sont effectués par les auteurs quant à la construction du «point de vue» – hyperonyme dont il importe de prendre conscience de la polysémie3 et de l’iconocentrisme4, mais qui a l’avantage de résonner, au-delà du seul champ de la narratologie, avec des aspects envisagés au sein de différents champs disciplinaires5 et à propos tant de représentations visuelles (œuvres picturales, photographie,…) que de productions et dispositifs médiatiques (cinématographiques, vidéoludiques, etc.). Ce qui importe à notre sens, à l’ère des caméras subjectives et des jeux vidéo en «première personne», c’est de discuter dans une démarche intermédiale une notion inscrite dans différentes traditions théoriques en confrontant les acquis de celles-ci sur un objet spécifique, en l’occurrence ici la bande dessinée. Nous nous cantonnerons dans le présent article à envisager le «point de vue» sur deux plans distincts : en termes de réglage épistémique de l’accès (plus ou moins restreint) à des informations pertinentes pour la compréhension du récit (la «focalisation»au sens de Genette)6 et de subjectivisation de la représentation par l’éventuel filtre d’un personnage (ou, comme nous le verrons, par la présence récurrente de ce dernier à l’image). Cette dernière s’opère notamment (mais non exclusivement) à un niveau perceptif : il s’agit du point de vue (au sens strict) ou du point d’écoute pour la composante auditive (suggérée ponctuellement dans le médium «muet» de la bande dessinée par le truchement, notamment, de bulles et onomatopées).
L’absence de distinction entre ces deux niveaux (épistémique et perceptif), comme l’a montré Raphaël Baroni (2020) dans un récent état de la question, explique la plupart des réserves adressées à la typologie genettienne de la focalisation. Baroni fait le constat qu’il faut «admettre une articulation possible entre deux manières très différentes d’aborder la question de la perspective narrative» (2020: 33), et ce d’autant plus lorsque l’objet d’étude, à l’instar de la bande dessinée, offre une représentation visuelle dont l’examen ne peut se satisfaire d’une acception flottante initialement pensée pour le récit romanesque:
Les récits graphiques et audiovisuels apparaissent en effet comme des révélateurs d’un risque de confusion entre deux phénomènes très différents : d’un côté, le réglage de l’information narrative, de l’autre, la construction d’une vision subjective, qui passe par des procédés formels spécifiques.» (Baroni 2020: 34)
Dans une perspective transmédiale analogue, nous privilégierons des modèles non spécifiquement élaborés pour le récit scriptural. Une approche comme celle d’Alain Rabatel visant à étudier les marqueurs linguistiques de la représentation de perceptions subjectives en proposant un modèle alternatif aux «efforts genettiens et post-genettiens de définition du foyer reste[raie]nt marqués par une sorte de primat phénoménologique de la vue» (1998: 8) pourrait certes contribuer à l’étude de la genèse d’un album (via des documents scénaristiques7) ou ponctuellement à la part verbale du récit bédéique, mais elle nous conduirait à faire l’impasse sur les principales propriétés d’un moyen d’expression qui repose sur une interaction entre texte et images.
Ainsi n’est-ce pas un hasard si c’est précisément dans le champ de l’étude du récit filmique que les deux phénomènes distingués par Baroni ont été envisagés conjointement sans être pour autant confondus : François Jost, dans l’ouvrage L’Œil-caméra (1987) auquel se réfère Baroni, distingue la focalisation qui a trait au savoir de l’ocularisation (ou auricularisation) qui concerne le voir (ou l’entendre), dédoublant de la sorte, avec quelques nuances, les critères sur lesquels repose la typologie genettienne. Ainsi l’ocularisation zéro est définie par le fait que la caméra «ne prend la place d’aucun œil interne à la diégèse» et l’ocularisation interne par le fait que «le spectateur s’identifie ponctuellement au regard du personnage» (Jost 1987: 26). Cette dernière est dite primaire lorsque des éléments internes à l’image renvoient à la présence du regard d’un personnage, et secondaire «lorsque la subjectivité de l’image [au sens strictement perceptif] est construite par le montage, les raccords» (Jost 1987: 27). On peut ajouter que Bordwell et Thompson, pour leur part, abordent dans le domaine des études cinématographiques ce qu’ils appellent le «champ informatif» du récit filmique, respectivement sous l’angle de son étendue (degré de restriction) et de sa profondeur (degré de subjectivité), témoignant ainsi d’un même souci de distinguer deux types de phénomènes8 (2009: 141-147). Leur conception graduelle ne permet toutefois pas d’isoler des types de configuration narrative, commodes selon nous pour définir un régime dominant dans un segment donné du récit analysé, fût-ce pour montrer, à travers les particularités que présente ledit segment, en quoi il diffère du type prévu par la théorie. On pourrait à ce titre affirmer que chaque changement majeur de type de focalisation (niveau épistémique) ou d’attribution d’un statut de sujet percevant à un personnage (niveau perceptif) introduit dans le récit une nouvelle «séquence» qui s’inscrit plus généralement dans une architecture rythmique globale qui influence notre expérience de lecture ou de visionnement, et dont il est possible de rendre compte dans l’analyse. C’est pourquoi nous opterons pour la typologie de François Jost, et ce en dépit de la gymnastique articulatoire qu’exige à l’oral la prononciation des néologismes proposés. La distinction postulée par Jost entre «cognitif» et «perceptif» demeure toutefois redevable d’un modèle (genettien) peu adapté à l’étude de l’inscription d’une subjectivité, puisque celle-ci ne peut se réduire à la présence d’un sujet de la perception.
Nous en voulons pour preuve la discussion, chez les théoriciens du cinéma, des effets d’un usage systématique de la caméra subjective («POV-shot» en anglais, terme qui souligne la polysémie du point of view)9. Il a en effet été discuté en quoi ce procédé qui assoit l’ocularisation interne n’implique pas nécessairement une focalisation interne ni ne favorise l’accès à la «psychologie» du personnage dont nous partageons la perception. Au contraire, le rejet hors-champ constant du visage (sauf présence de miroirs) résultant d’une assimilation de la caméra à l’emplacement supposé des yeux du personnage enraie l’expression d’une subjectivité qui, au cinéma, passe surtout par la monstration à l’écran du jeu de l’acteur ou de l’actrice. La caméra subjective postule en outre que les personnages regardés par le sujet diégétique nous regardent (plutôt qu’ils ne se regardent au sein d’une diégèse supposément close et autonome). C’est pourquoi les usages de la caméra subjective au cinéma se veulent le plus souvent «déshumanisants» au sens où ils sont rapportés à des êtres caractérisés par une altérité totale (du moins lorsque la production de l’image n’est pas motivée au sein même de la diégèse par un personnage-filmeur)10 : le regard que nous partageons y est de manière récurrente celui d’une froide machine à tuer (prolongement morbide de la caméra))11. L’essor des jeux vidéo en «First Person», s’il a contribué à populariser le procédé au cinéma12, n’invalide pas fondamentalement ce constat : dans un tel médium interactif, le rapport à l’avatar vidéoludique consiste surtout en l’exploitation d’un élément actionnable plutôt qu’en l’identification à un personnage13. Même si, en bande dessinée, la référence au cinéma transparaît dans un recours à une ocularisation interne ancrée de manière récurrente dans un même personnage (par exemple dans les planches dédiées, dans le roman graphique From Hell, au futur tueur14), ce constat a priori paradoxal d’une «caméra subjective» faiblement chargée en «subjectivité» est considérablement affaibli pour trois raisons: le médium ne met pas en jeu la construction socioculturelle de la vedette qui incarne un personnage (en le chargeant de sa persona à laquelle peuvent être associés des affects) – le personnage, à la rigueur, y est une star en soi ; l’ocularisation interne n’implique pas un jeu d’occultation/exhibition d’un dispositif technique de prise de vues (même si son corolaire, le «regard à la caméra», vise aussi le lecteur) ; enfin, le degré de stylisation de la représentation dessinée du personnage, lorsqu’elle est soumise comme chez Juillard aux conventions graphiques du dessin réaliste, fait de l’expression faciale et corporelle du protagoniste un canal qui offre, comparativement à la caricature humoristique, beaucoup moins de lisibilité à l’expression de l’intériorité, au même titre que le texte écrit ne peut guère rendre compte du grain d’une voix, sauf expédients ponctuels de type onomatopéique. Il s’agit là de limites discutées dans le présent dossier par Alain Corbellari, pour qui «l’adhésion et l’identification du lecteur aux personnages […] sont souvent inversement proportionnelles à l’effort mimétique déployé par le dessinateur» (même s’il ne faut pas négliger combien l’exhibition de l’acte de graphiation, pour reprendre le terme de Marion 1993, amoindrit l’immersion dans la fiction et par conséquent l’identification à des personnages qui, souvent, sont précisément fortement stétéotypés). Nous verrons que les auteurs du Long Voyage de Léna ont su tirer parti de ces limites intrinsèques. Car rien n’interdit de jouer précisément sur cette ambiguïté pour établir un certain régime de subjectivité, et il ne fait pas de doute que dans l’album que nous étudions, le scénario de Christin était spécifiquement prévu pour le style graphique déjà bien établi de Juillard.
Le parti de Léna
Nous examinerons ici en détail les partis-pris de Christin et Juillard en termes de focalisation (restriction du champ informatif) et de point de vue (dans le sens spécifique de l’ocularisation). Une première évidence consiste à noter qu’il n’est pas besoin de voir à travers les yeux de Léna, courrier qui transmet des informations entre les membres d’un réseau terroriste et s’avère être un agent infiltré, pour partager le vécu de la jeune femme. Comme nous l’avons exposé ailleurs, la notion de «point de vue», considérée comme un hyperonyme, ne se réduit pas aux aspects mentionnés jusqu’ici : les choix concernant la modalisation du discours narratif procèdent plus fondamentalement d’un positionnement idéologique des auteurs qui transmettent, qu’ils le veuillent ou non, une certaine opinion sur le monde (Boillat 2006). Aussi, dans Le Long Voyage de Léna, il n’est pas anodin que cela ne soit pas avec l’équipe internationale de comploteurs que Christin et Juillard solidarisent leur lecteur comme cela se serait produit s’ils les avaient élus en tant que personnages sur lesquels le récit est focalisé – cette mise à distance sera encore plus marquée dans le deuxième tome par rapport aux djihadistes –, et si, inversement, la prise en charge énonciative du récit de l’assassinat des terroristes, qui s’amorce à la page 44 et s’achève sur les trois cases de l’explosion de la page 5315, n’est plus assumée, comme dans les deux premiers tiers de l’album, par l’héroïne qui, jusque-là, s’exprimait à la première personne dans les textes de récitatifs. Cette «voix intérieure» du personnage a en outre un impact spécifique sur le lecteur en ce qu’elle assure, de manière continue, la présence verbale du personnage de Léna, et de la sorte garantit sa disponibilité à l’adhésion affective du lecteur, et ce même si les énoncés s’avèrent peu modalisés. Dans un ouvrage ultérieur à L’Œil-caméra, François Jost mentionnait de manière incidente (et à notre connaissance jamais reprise dans les discussions sur ces questions) un aspect qui constitue peut-être encore une autre facette du «point de vue», ou du moins qui est irréductible au caractère strictement quantitatif de la focalisation selon une conception empruntée par Genette à Todorov (1966), et qui stipule que le savoir du lecteur est inférieur, égal ou supérieur à celui du personnage:
En termes cognitifs, qu’est-ce que la focalisation interne ? C’est, pour celui qui raconte, décider, consciemment ou non, que l’on va faire partager au lecteur ou au spectateur la vie du personnage, comme il est censé l’appréhender ou l’avoir appréhendé […]. Pour que l’on sache comme il sait (non pas : ce qu’il sait), on doit éprouver comme lui. La focalisation vise à faire partager une impression. (Jost 1991: 43).
Ce passage du quoi au comment, de la connaissance à l’émotion n’est en fait guère favorisé par la conceptualisation de la focalisation, trop ancrée dans un cadre (post)structuraliste pour tenir compte des modalités d’absorption diégétique du lecteur/spectateur. Or, le «long voyage» qui fut d’abord celui de Christin (lorsqu’il prit des clichés qui serviront de matériel documentaire16) est certes rapporté à Léna, mais il est aussi celui du lecteur de l’album : sans voir à travers ses yeux, sans en savoir autant qu’elle sur les raisons de sa présence dans les lieux successivement visités, le lecteur appréhende le monde fictionnel par le biais de l’expérience qui est la sienne. Bien que le texte du récitatif thématise une forme de blocage d’une subjectivisation des énoncés («J’aurais pu penser au passé… Je ne l’ai pas fait», p. 10, «Cette nuit-là encore, j’ai dormi sans rêves», p. 20, ou «J’essayais seulement d’être lisse, fraîche et sans mémoire», p. 32) – blocage qui certes rappelle la fuite en avant perpétuelle des héros de séries BD d’aventure mais qui, par la thématisation même qui est proposée dans le monologue intérieur, ne fait qu’accroître l’importance de la psychologie énigmatique du personnage et renforce chez le lecteur le régime de la curiosité –, l’omniprésence du corps de Léna à l’image et de sa pensée dans le texte assurent l’identification du lecteur au personnage.
En tant que premier tome qui fut initialement conçu comme un one shot, Le Long voyage de Léna est particulièrement intéressant pour discuter la question de la focalisation en BD dans la mesure où le lecteur ne sait encore rien du personnage éponyme dont les motivations et intentions ne sont dévoilées que tardivement, et ce bien que le récit soit focalisé sur Léna, que nous ne quittons jamais. Ce paradoxe tient à plusieurs choix scénaristiques. Premièrement, le récit débute en pleine action, soit par la première visite de Léna à Berlin-Est: ainsi, rien ne nous est dit de la préparation de sa mission, des conditions de son départ, etc. Cette logique immersive est soulignée par une structure parente de celle du journal de voyage, où Léna agit au jour le jour, bien que les temps verbaux du récitatif soient au passé – sans, notons-le, que cette dimension rétrospective ne soit exploitée sur le plan épistémique, contrairement à ce qui se passe dans le récit de Léna et les trois femmes17. D’ailleurs, le temps verbal du présent s’impose dès la page 38, ce qui correspond au moment où Léna Muybridge a achevé sa mission, et s’apprête donc à revenir, après la série d’aventures vécues en tant qu’agente secrète, à la vie quotidienne associée à son vrai nom, Hélène Desroisières, qu’elle apprend au lecteur précisément en ce moment-pivot du récit, alors que l’image nous la montre acheter un billet d’avion et un manteau en prévision de sa véritable destination.
Image 1: Le Long Voyage de Léna, p. 38 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Deuxièmement, le texte des récitatifs sont certes rédigés à la première personne et attribués à Léna, mais le récit demeure «behavioriste», s’en tenant la plupart du temps à décrire ou commenter ce que perçoit la jeune femme (et que le lecteur voit à l’image), rarement ce qu’elle ressent et jamais ce qu’elle prévoit de faire ; son passé, dont on comprendra qu’elle essaie de refouler le caractère douloureux (la natation lui permet de faire le vide, d’être «sans mémoire», p. 32, c.5), ne fait surface que par bribes, par le biais de traces diégétiques (une photographie et une K7 audio de chansons) – interprétables en tant que signes d’une perte, et donc en tant que marqueurs de subjectivité –, jusqu’au dévoilement de la page 38 (image 1), où Léna, montrée dans la dernière case de la planche précédente dans une attitude de repli introspectif (corps détendu, écouteurs sur les oreilles, yeux mi-clos), nous donne sa véritable identité: c’est donc le personnage même qui assume de nous en apprendre plus sur lui-même, sans intercession d’une autre instance narrative. Les vignettes en noir/blanc, ici, servent la «background story» du personnage, longtemps différée.
Troisièmement, au vu du caractère secret de la mission de Léna et du fait que ses interlocuteurs agissent dans la clandestinité, les dialogues sont allusifs. Léna voyage seule (elle n’a ni confident ni acolyte qui justifierait une explicitation verbale diégétique) et n’a aucun contact avec ceux qui lui ont confié sa mission afin de ne pas être repérée (on sait combien les situations de télécommunication sont favorables à la transmission naturalisée d’informations au lecteur, comme cela est fréquemment le cas dans la série Blake et Mortimer, dont Juillard est l’un des continuateurs). Les personnes qu’elle rencontre comme autant de jalons sur son parcours sont par ailleurs peu loquaces jusqu’à l’homme de Kief, ex-membre du KGB, un bavard dont les répliques vont permettre au lecteur, après avoir lu vingt planches, de confirmer certaines inférences qu’il avait pu émettre quant au contexte narratif. Ainsi, on trouve dans les bulles attribuées à l’Ukrainien la première mention du terme «terrorisme» qui occasionne ensuite, dans une vignette étroite qui suggère un statut de bref aparté, un positionnement fort du personnage principal: «Moi, Léna […], je ne suis pas une terroriste» (p. 24, c. 5). À l’occasion de cet échange, pour la première fois, Léna laisse transparaître dans le récitatif (c’est-à-dire à l’intention du seul lecteur) son ressenti et livre une information sur la manière dont elle se positionne par rapport à la cause anti-impérialiste des membres du réseau secret: «Et je n’ai pu m’empêcher d’éprouver une joie mauvaise en constatant la légère erreur d’analyse du bavard18»(p. 26, c. 5). L’adhésion du lecteur au point de vue de Léna (au sens idéologique du terme) est favorisée par l’explicitation de la non-adhésion de celle-ci à la cause de ses interlocuteurs (et futures victimes).
Finalement, Léna elle-même ne maîtrise pas le plan d’ensemble du projet. En effet, elle ne dispose que de certaines pièces du puzzle, et à ce titre se distingue foncièrement de ceux «pour lesquels la fin justifie les moyens» (p. 23, c. 10). Léna ayant étudié l’histoire de l’art (l’une des rares informations qu’elle transmet à ses interlocuteurs et qui n’est pas mensongère), elle utilise un comparant pictural pour décrire son rôle dans l’opération: «Je ne suis chargée que de fournir le petit matériel de peinture […], je ne sais même pas ce que représentera la scène finale» (p. 25, c. 7). La séquence finale, en effet, comme nous le verrons, se déroule indépendamment d’elle.
Léna, une figure omniprésente offerte aux regards
La dimension visuelle du médium bédéique nous invite à considérer un aspect qui paraît tout à fait évident dans une démarche intuitive mais qui n’est que rarement mentionné dans les théories sur le point de vue: il s’agit simplement du degré de présence à l’image d’un personnage donné19. En bande dessinée, le fait de tracer successivement dans chacune des cases (ou presque) la silhouette du héros ou de l’héroïne dont la récurrence participe souvent à la cohérence graphique de la planche (par exemple le motif du groom à la tenue rouge dans Spirou) constitue pour le dessinateur un véritable défi et une contrainte laborieuse, et ce en raison du fait que cette apparence doit demeurer reconnaissable en dépit des changements d’angle, d’échelle de plan, etc., puisque le Même – l’identité du sujet – doit être maintenu dans la variation. Montrer le personnage, c’est offrir l’occasion au lecteur d’être «avec lui»: l’identification, tant narrative qu’émotive, commence par là.
La question de l’identification au personnage principal se pose de manière d’autant plus légitime dans Le Long voyage de Léna que l’héroïne est mentionnée dès le titre (et ce avant même que les auteurs aient prévu d’en faire le personnage d’une série) et que sur la couverture de l’album elle apparaît seule, pensive, à l’avant-plan d’un fond maritime qui l’inscrit dans un paysage tout en contribuant à assoir sa centralité (son visage se trouve au milieu de l’image, exactement sous la mention du nom «Léna20») ; cette position centrale – prémices du statut de personnage focal assuré par le «Je» du récitatif– se voit en outre renforcée par le contraste qu’impose la tenue sombre de Léna avec le jaune lumineux de l’environnement (significativement, le ciel n’y est pas bleu, ce qui permet aux contours du visage et même à la couleur de la peau modelée par des ombres propres de se détacher de l’arrière-plan21).
Un repérage quantitatif de la présence ou de l’absence du personnage de Léna dans chacune des vignettes – indépendamment des modalités de représentation du visage de l’héroïne, discutées dans ce dossier par Alain Corbellari – s’avère instructif: on observe que, même si l’héroïne n’apparaît dans certaines cases qu’en très petit, sous forme de silhouette22 ou seulement partiellement – c’est-à-dire selon un procédé relevant de la métonymie, qu’il s’agisse d’une main (p. 6, c. 9) ou de jambes (p. 8, c. 8) –, elle est présente visuellement23 à l’échelle de l’album dans 70% des vignettes (484 cases sur 54 planches, soit près de 9 images par page en moyenne), parfois même dans chaque image d’une même planche (aux pages 23, 24 et 25, ou 34-35). Par ailleurs, le 30% des cases restantes comporte nombre de contrechamps sur les interlocuteurs de Léna, ce qui inscrit en creux la présence du regard de celle-ci (on peut, sur ce point, assimiler mutatis mutandis la juxtaposition des cases au montage cinématographique, et concevoir ces images comme une ocularisation interne secondaire24). Un autre type de présence de Léna, spécifique à cet album, réside dans des vignettes qui incluent une image noir/blanc présente en tant qu’objet dans la diégèse: une photographie du couple qu’elle formait avec son mari décédé (p. 38, c. 425) ou l’autoportrait dessiné par Léna sur son carnet à dessin (p. 47, c. 4). La mise en scène du regard porté sur les croquis diégétisés constitue d’ailleurs l’un des rares cas d’ocularisation interne (primaire) sur l’un des personnages principaux26, en l’occurrence Léna (p. 29, c. 9, image 2) puis, après un passage de relais qui s’effectue au moment où le lecteur tourne la page de l’album, sur le Turc Adnan (p. 30, c. 5-7 et 9, après deux cases «semi-subjectives» où il apparaît en amorce, image 3).
Image 2: Le Long Voyage de Léna, p. 29 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin2007
Image 3: Le Long Voyage de Léna, p. 30 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Ce qui importe avant tout sur un plan quantitatif et à l’échelle de l’album, c’est la répartition du nombre de visualisations de Léna par planche: on constate en effet un changement de régime qui s’amorce à la page 46, avec une séquence d’images qui repose sur un principe d’alternance entre des gros plans de Léna dans l’avion et la piste narrative consacrée à la tentative avortée d’assassinat qui se déroule dès lors en dehors d’elle, mais selon ce qu’elle a prévu (d’où le rappel de son visage, alors que l’on peut supposer qu’elle pense à ce qui se passe ailleurs, ou peut-être le rêve). Ici encore, la centralité de Léna est signifiée graphiquement en ce que, sur huit pages consécutives (p. 46-53), elle figure systématiquement dans une case située exactement au milieu de la planche, comme si toutes les autres vignettes gravitaient autour d’elle. Cette récurrence a été prévue et soulignée au stade du découpage préparatoire (story-board), où la case centrale de chacune de ces planches est mise en évidence par une hachure bleue (voir l’article de Raphaël Baroni dans le présent dossier). À la page 47, nous ne quittons pas les terroristes à Dubaï mais Léna est néanmoins présente sous la forme d’une «image dans l’image», un portrait dessiné que l’un des protagonistes tient en main et oriente en direction du lecteur, en une sorte de réciproque de la case où Pierre-Marie tend la photo de l’équipe de terroristes à Léna (et au lecteur) pour accréditer ses dires (sa réplique débute significativement par l’interrogation «Vous voyez ?»). Si on se concentre sur le segment compris entre la première page de l’album et la 45, la présence de Léna grimpe à 78% des vignettes (ce qui est un chiffre considérable au vu de la place accordée par ailleurs à des paysages vides de tout personnage principal) ; elle figure en outre dans presque chaque image des trois dernières planches.
Ocularisation et focalisation
La conjonction de la forte présence de Léna et du régime dominant de l’ocularisation zéro conduit d’une part à l’exhibition du corps de l’héroïne offerte au regard du lecteur (en particulier lorsqu’elle se baigne nue aux pages 8-9, alors qu’elle n’est vue de personne27), d’autre part à ce qu’aucun autre personnage ne soit construit en tant qu’instance percevante et par conséquent ne vienne concurrencer l’identification au personnage éponyme. Quelques cases font toutefois exception en venant ponctuer le récit à des moments bien spécifiques.
Il s’agit premièrement de deux passages où le lecteur, l’espace d’une seule case venant clore une page de droite (p. 7, c. 10 ; p. 13, c. 11, image 4), reste avec l’interlocuteur de Léna qui la regarde s’éloigner, comme si la seule présence masculine au premier plan faisait peser sur elle une menace dont elle ne semble pas avoir conscience, le lecteur constatant (sans gain épistémique aucun) qu’elle est observée à son insu (et ce d’autant plus qu’il s’apprête à ce moment-là à tourner la page, et ne peut donc anticiper la suite d’un simple regard). Cette impression est également distillée souterrainement, sur un mode proche de ce que l’on trouve dans la série Blake et Mortimer28, par la représentation de l’environnement de Léna dans d’autres cases de l’album dans lesquelles des «figurants» se situent au premier plan dans une posture qui pourrait être lue de manière paranoïaque comme visant une surveillance de l’héroïne29. Dans l’un des cas (p. 17, c. 8, image 5), cette finalité du regard est confirmée, mais sans intention d’entretenir un suspense quant à ce protagoniste à lunettes noires, puisqu’il a tôt fait d’être identifié comme l’agent censé conduire Léna à la gare. Il n’en demeure pas moins que ces jeux de regard soulignent l’instabilité de la situation de l’héroïne qui, dans le récitatif, souligne son sens aigu de la précarité des choses (p. 20, c. 7 ; p. 32, c. 9).
Image 4: Le Long Voyage de Léna, p. 7, cases 9 et 10 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Image 5: Le Long Voyage de Léna, p. 17, case 8 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Deuxièmement, nous pensons à une case (p. 21, c. 7) dans laquelle s’opère un déblocage inattendu puisqu’elle montre un personnage féminin dont il s’agit de l’unique occurrence dans l’album et qui, situé au premier plan de l’image, observe Léna sur le bateau d’en face (sans que la case réciproque du regard de l’héroïne sur elle ne soit dessinée). Cet apax ne reste pas sans explication: dix-neuf pages plus loin, l’agent secret Paul-Marie confie à Léna, surprise qu’il soit au courant de ce qui s’est passé dans le delta du Danube, qu’une des leurs se trouvait parmi l’équipage des écologistes, et «qu’elle a vu un bateau se dissimuler sous les arbres et [les] en a informés» (p. 40, c. 4).
Dans une telle intrigue d’espionnage, comme le souligne la référence à cette informatrice, la circulation du savoir est bien sûr centrale. Cependant, Léna, à l’instar du lecteur, est placée en dehors de ce circuit pendant les deux premiers tiers de l’album. Sur un plan quantitatif, on peut donc définir la focalisation de la manière suivante (en reprenant les termes de Baroni 2020):
Récit personnel de Léna – focalisation restreinte jusqu’à la page 38:
Terroristes < lecteur (indices) < Jean-Marie / Léna
Récit du projet d’assassinat – focalisation sur Léna impliquant une forte restriction jusqu’à la page 40:
Lecteur = (<) Léna (consignes à transmettre) < membres du réseau terroriste < Jean-Marie.
On observe par conséquent une importante stabilité dans l’instauration du régime de focalisation, fixe lorsqu’elle s’effectue sur Léna, portant sur un ample segment narratif lorsqu’elle est restreinte.
Les albums plus récents se départiront quelque peu de cette régularité qui a trait au fait que Léna, au cours de son «long voyage», se laissait en quelque sorte porter par les flots. Ainsi, au début de Léna et les trois femmes, un montage alterné s’instaure entre deux pistes: l’une est consacrée à la traversée en jeep de Léna dans le désert australien, l’autre aux agents secrets pour lesquels elle a travaillé dans l’aventure précédente, qui la suivent en espérant la convaincre d’accepter une nouvelle mission. Sur la première planche, ces deux pistes sont intriquées d’une manière qui ne se comprend que rétrospectivement, du moins pour un lecteur peu habitué à la représentation «paranoïaque» de Juillard: si un homme téléphone dans une cabine au premier plan de la cinquième case (qui prend un format large pour mieux inclure l’environnement de Léna, image 6), c’est qu’il est en train d’informer l’agent des renseignements de la présence de Léna à la station-service. Léna et le lecteur ne l’apprendront que plus tard de la bouche de Paul-Marie (p. 8, c. 6). Il s’agit donc, à ce stade, d’une focalisation du récit sur Léna postulant une équivalence relative entre ce que sait cette dernière et ce qu’apprennent progressivement les lecteurs.
Image 6: Léna et les trois femmes, p. 3, case 5 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2009
Cette focalisation s’accompagneà la page suivante d’une alternance entre des gros plans sur Léna et des images visualisant ses proches disparus vers lesquels voguent ses pensées, comme le confirme le monologue intérieur – ce dernier provoque une césure moins forte avec le présent de l’image que les récitatifs du premier album30). La case longitudinale de la page 5 – située approximativement au même endroit dans la planche que la précédente à la page 3, instaurant ainsi une parenté graphique avec celle-ci – modifie quant à elle ce régime (image 7): nous voyons deux hommes – dont un n’est pas reconnaissable, son visage demeurant hors-champ (il s’agit d’une paralipse visuelle) – manigancer quelque chose: ils libèrent un kangourou pour le lancer sur la route empruntée par Léna, dressant devant elle un danger dont la vraisemblance a été suggérée précédemment par un panneau de circulation quelque peu exotique pour un lecteur français. Il faut remarquer que le gain épistémique acquis par le lecteur sur Léna dans ce passage est faible: certes nous savons que Léna est suivie, mais nous ne savons ni pourquoi, ni par qui, ni dans quelle intention. Seul le dialogue de la page 8 entre Léna et Paul-Marie réinstaure une équivalence épistémique entre Léna et le lecteur, et permet à ce dernier d’accéder aux informations obtenues par l’héroïne au stade de son recrutement. Lors de sa préparation proprement dite, qui est assortie dans la diégèse d’une projection de diapositives, la transmission des renseignements se veut particulièrement didactique. On observe donc une inversion par rapport au premier tome, où les explications éclairantes de Paul-Marie n’interviennent que dans la dernière partie du récit, alors que dans Léna et les trois femmes, que l’on pourrait considérer comme le développement d’une case du premier volume où Léna croise des passantes voilées («une sombre cohorte venue de je ne sais où est passée près de moi», p. 33, c. 5), ces éclaircissements, après avoir été quelque peu différés suite à une ellipse (p. 11, c. 8-9), constituent la phase liminaire du récit.
Image 7: Léna et les trois femmes, p. 5, case 6 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2009
En passant du débriefing du premier tome au briefing du deuxième, la curiosité du lecteur est beaucoup moins titillée puisqu’il bénéficie des acquis de la formation de Léna, puis est constamment guidé par elle dans l’aventure. Les auteurs ont néanmoins introduit une autre forme de restriction du savoir: pendant que Léna fait l’apprentissage des trois jeunes femmes promises à devenir des martyrs de la cause djihadiste, elle tente parallèlement de désamorcer l’attentat qui se prépare. Bien que nous accédions en ocularisation interne primaire à l’image et aux répliques qui se présentent à elle lorsqu’elle épie par l’œil de bœuf les terroristes pour lesquels elle feint de travailler (p. 42, c. 7 ; p. 51, c. 631), nous ne savons rien du plan qui est le sien ni de sa manière de communiquer avec les services secrets. Le texte du récitatif reste en effet sciemment évasif: «Le gars chargé de nous tenir à l’œil est resté dehors […]. [J]’ai pu vérifier quelque chose d’important sans qu’il s’en aperçoive» (p. 45, c. 9). ). Il en va de même lorsque Léna se regarde – et lorsque nous la regardons avec ses yeux à elle – dans le miroir: «Au matin, je sais ce que je vais faire» (p. 48, c. 2). Dans ce cas, le rapport du lecteur à Léna relève de la focalisation restreinte. Trois cases qui comportent un récitatif convoyant des informations importantes (mais encore lacunaires) soulignent le rôle décisif de la gestion du savoir pour le scénariste: «La piscine de la Butte-aux-Cailles est l’une des adresses qui m’a été confiée sur un ferry-boat de Sydney. Et ça, mon suiveur encagoulé qui m’attend patiemment dehors ne peut pas le savoir. Ce que ne peut savoir non plus Cheikh Najib, c’est que je sais désormais où, quand et comment aura lieu l’attentat-suicide.» (p. 52, c. 1-3). Ces énoncés soulignent la nature relationnelle de la détermination du point de vue: un réseau de personnages est construit et le lecteur est positionné différemment par rapport à chacun de ceux-ci. À ce titre, l’organisation narrative de l’album est très proche de celle des films d’espionnage d’Alfred Hitchcock comme La Mort aux trousses (où une jeune femme est précisément, là aussi, un agent infiltré).
Nous terminerons cette illustration des catégories de la focalisation et de l’ocularisation en nous référant à deux strips consécutifs (image 8) de Léna et les trois femmes qui racontent comment l’héroïne, après avoir vu passer une grosse berline allemande susceptible de représenter une menace32, comprend qu’elle est l’objet d’une filature en entendant des bruits de pas derrière elle (un cas d’auricularisation interne transposé verbalement)33. En dépit du régime dominant de la focalisation du récit sur Léna, le surgissement de l’inconnu est montré en une ocularisation interne primaire (p. 20, c. 5) puis secondaire (p. 20, c. 7) ancrée dans ce personnage masculin, dont le lecteur constate la présence avant que Léna ne la perçoive. Cette paralepse momentanée a toutefois une incidence moindre dans la mesure où la pertinence narrative de l’information supplémentaire est faible. Cet exemple atteste la nécessité de faire le départ entre les niveaux perceptif et épistémique.
Image 8: Léna et les trois femmes, p. 20, cases 3-8 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2009
La voix intérieure de Léna
Il convient d’ajouter à nos observations concernant les «perspectives» adoptées par les auteurs du Long Voyage de Léna la question de la voix, c’est-à-dire de l’instance narrative, dans la mesure où, ici, le choix du scénariste a une incidence décisive sur la représentation de la subjectivité dans l’album. À l’incitation de son éditeur34, Christin a en effet opté pour faire de Léna la narratrice (homodiégétique) du récit scriptural convoyé par les textes du récitatif, qui équivalent ici à ceux proférés au cinéma par des personnages en voix over35. Ils sont donc rédigés à la première personne et rendent compte de commentaires qui ne sont pas proférés dans le for intérieur de l’héroïne au moment correspondant au lapse de temps suggéré par l’action figurée dans la case, mais ultérieurement, les temps verbaux étant au passé (tout en collant à l’action représentée, comme dans certains films noirs, à l’instar de Détour ou des Griffes du passé36). On a dit toute la retenue qu’y manifeste la narratrice en modalisant fort peu son discours, en n’anticipant jamais la suite de l’histoire et en se contentant bien souvent d’une simple description de ce qui est visualisé dans la vignette. Ce registre descriptif ne produit toutefois aucune redondance, d’une part parce qu’il s’agit de canaux sémiotiques différents, d’autre part parce que chaque énoncé renvoie indubitablement à son énonciatrice (Léna étant présente dans toutes les scènes qu’elle raconte, la vraisemblance de sa prise en charge énonciative est garantie), affirmant la présence du personnage et son contrôle (fictif) sur la narration – contrôle certes partiel, puisqu’elle ne maîtrise ni le niveau de la «monstration»37 (sauf lorsqu’elle lui est déléguée via des images dessinées par elle) ni celui de la narration visuelle. D’ailleurs, le récitatif est en général absent lorsque la case comprend des phylactères (la narratrice superpose rarement sa voix à celle des dialogues, à moins que le contenu de ceux-ci ne soit superfétatoire, comme à la page 29), comme s’il s’agissait avant tout de faire «entendre la voix» du personnage éponyme. Préalablement aux révélations qui interviennent dans le dernier tiers du récit, les récitatifs ne participent guère au réglage de la transmission au lecteur d’informations pertinentes pour comprendre le récit (si ce n’est en ce qui concerne les allusions au passé de Léna). En fait, leur présence se justifie avant tout par une volonté d’affirmer la «voix» de Léna.
Un premier débrayage énonciatif s’opère entre les pages 42 et 45, lorsque Paul-Marie prend le relais de la narration verbale, jusqu’à une phrase-clé: «Vous n’avez pas besoin d’en savoir plus» (p. 45, c. 4). La situation d’énonciation s’ancre dans un dialogue mené avec Léna à Buenos Aires – on passe, comme cela est courant au cinéma, d’une voix in (p. 45, c. 1-3) ou off (p. 45, c. 7) à une voix over et inversement, tandis que les énoncés se réfèrent aux agissements des terroristes à Dubaï figurés en alternance dans certaines des vignettes, envisagés d’abord dans la simultanéité, ensuite sur un mode proleptique (à partir de «Un minibus […] viendra les prendre à leur hôtel», p. 44, c. 5), enfin représentés uniquement au niveau de la monstration, Paul-Marie ayant interrompu sa prise en charge de la narration verbale. Dans la première planche totalement muette de l’album (page 46) qui souligne la vacance provisoire de narrateur verbal, un deuxième débrayage intervient. Il introduit une nouvelle situation d’énonciation dont les sujets sont les membres de l’équipe d’assassins rassemblés dans le minibus précédemment présenté par Paul-Marie (le référent du discours devient une nouvelle situation d’énonciation diégétique). La visualisation de ces locuteurs (en voix in, c’est-à-dire par le truchement de phylactères rattachés à leur visage respectif) alterne avec des images illustrant leur propos sur lesquelles se poursuit l’échange: comme dans le cas d’un pont sonore («overlapping») au cinéma, la voix in devient over, c’est-à-dire que le texte passe, en bande dessinée, de la bulle au récitatif. Ainsi l’espion Repitski, après avoir dit que, la veille, il a pu voir le bateau qui est censé garantir leur fuite après l’assassinat, décrit l’embarcation qui est par ailleurs représentée dans la case (p. 47, c. 2-3), derrière Repitski lui-même (il s’agit donc d’une analepse dont la portée est de vingt-quatre heures). Aux pages suivantes, une variation touche à l’une des deux pistes de ce «montage alterné»: les images de la discussion dans le véhicule n’alternent plus avec des cases illustrant le propos des tueurs (l’absence de coréférence suggérant que les choses ne se passeront pas comme ces derniers sont en train de les planifier), mais uniquement avec des vignettes montrant Léna dormant dans l’avion. Le lecteur est ainsi invité à inférer que la piste de Léna est simultanée, ce qui contribue à disculper l’héroïne des conséquences ultimes de son intervention. La corrélation de l’alternance repose sur un rapport de cause à effet, puisque Léna est, somme toute, la personne qui est à l’origine de la future mise en échec du plan dont les assassins récapitulent à ce moment-là le déroulement. Une nouvelle planche muette (p. 54), dont chacune des vignettes est consacrée au trajet de Léna à Sydney, introduit ensuite l’épilogue qui, notablement, est dépourvu de tout récitatif: il n’incombe pas à l’héroïne d’assumer l’étape ultime de configuration narrative du récit.
À travers l’analyse des deux albums de Christin et Juillard, nous avons démontré la pertinence pour l’étude de la bande dessinée des notions de «focalisation» et d’»ocularisation» envisagées par Jost pour le cinéma, et en particulier l’intérêt que présente l’examen de procédés visant la restriction du savoir du lecteur et délimitant, dans une portion donnée du récit bédéique, un régime dominant (ou, à l’inverse, instaurant des points de rupture). Dans le genre de l’espionnage où certaines informations doivent demeurer secrètes (à l’intérieur de la diégèse, mais aussi en termes d’un rapport au lecteur fondé sur la curiosité ou le suspense), le jeu sur le réglage de la transmission du savoir narratif (respectivement véhiculé par le canal du texte ou celui de l’image) constitue l’un des principaux ressors du récit. Nous avons montré combien il importe de distinguer cette dimension épistémique de la question de la subjectivité, dimension très faiblement présente dans le cas étudié en dépit d’une identification favorisée à Léna via le monologue du récitatif et la forte récurrence du personnage féminin éponyme dans les vignettes.
La complexité énonciative du dernier tiers de l’album Le Long Voyage de Léna dont nous avons essayé de rendre compte en dégageant une série de glissements – d’autant plus invisibilisés pour le lecteur que la facture des phylactères (typographie, style d’écriture, couleur du fond) demeure strictement identique – témoigne cependant de la nécessité de prendre en considération certaines interactions entre mode et voix: la succession d’instances de narration confère au lecteur par addition un savoir qu’aucun des personnages ne possède, et fait donc basculer, le temps d’une parenthèse sanglante, la focalisation sur Léna vers une focalisation élargie que Jost renomme habilement «focalisation lectorielle» (Jost 1987: 129). L’évanouissement du narrateur (verbal) à la fin du Long voyage de Léna contribue à signifier que l’héroïne peut reprendre la maîtrise sur son destin sans avoir à le ressaisir par la parole au moment où, immergée dans les eaux de l’océan Austral, elle s’apprête à renaître après avoir fait le deuil des siens.
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Pour citer l'article
Alain Boillat, "Une question de point de vue : mode et voix dans "Le Long voyage de Léna"", Transpositio, n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée, 2022http://www.transpositio.org/articles/view/une-question-de-point-de-vue-mode-et-voix-dans-le-long-voyage-de-lena
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