... la «crise» frappe l’enseignement de la littérature tous les «vingt-cinq à trente ans, soit l’équivalent d’une génération (2005:8), depuis que celui-ci est inscrit comme tel dans les programmes scolaires. Je ne saurais donc que souligner – comme le font d’ailleurs, à la suite d’André Chervel (2006), Marie-France Bishop et Jean-Louis Dufays dans ce premier dossier que nous offre la nouvelle revue Transpositio – combien l’histoire d’une discipline scolaire...
- n°1 Justifier l’enseignement de la littérature
- n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes
- n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature
- n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature
- n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée
- n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives
- n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image
- Sylviane Ahr - Entretien : "disputes" et justifications de l'enseignement de la littérature
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Entretien : "disputes" et justifications de l'enseignement de la littérature
Entretien : "disputes" et justifications de l'enseignement de la littérature
Dans votre ouvrage paru en 2015 et intitulé Enseigner la littérature aujourd’hui: «disputes» françaises (Paris, Champion), vous mettez l’accent sur les débats qui ont accompagné depuis une vingtaine d’années les réformes de l’enseignement de la littérature en France. Les prises de position, très tranchées et virulentes, ont été nombreuses. À relire certaines d’entre elles, on s’étonne de leur forte teneur émotionnelle. Comment expliquez-vous cette composante affective des débats? Serait-elle une caractéristique de la «crise» de l’enseignement de la littérature en ce début du XXIe siècle?
Je me permets de répondre à votre seconde question avant de proposer quelques explications à «cette composante affective des débats» qui ont accompagné les réformes de l’enseignement de la littérature en France au cours des vingt dernières années.
Cette «composante affective» ne me semble pas être une caractéristique de la «crise» de l’enseignement de la littérature en ce début du XXIe siècle, du moins pour ce qui concerne la France. En effet, comme tend à le souligner le titre donné au premier chapitre, cette «crise» est en quelque sorte «congénitale». Selon Alain Viala, président du groupe d’experts à l’origine des programmes de lycée vivement contestés au tout début des années 2000, la «crise» frappe l’enseignement de la littérature tous les «vingt-cinq à trente ans, soit l’équivalent d’une génération (2005:8), depuis que celui-ci est inscrit comme tel dans les programmes scolaires. Je ne saurais donc que souligner – comme le font d’ailleurs, à la suite d’André Chervel (2006), Marie-France Bishop et Jean-Louis Dufays dans ce premier dossier que nous offre la nouvelle revue Transpositio – combien l’histoire d’une discipline scolaire (ses évolutions et ses régressions en termes de finalités mais aussi de corpus, de contenus et de modalités d’enseignement) nous aide à comprendre les reconfigurations successives auxquelles elle est soumise.
La «teneur émotionnelle» qui caractérise les discours de déploration qui ont envahi la scène publique française au tournant du XXIe siècle n’est en rien exceptionnelle. Déjà au début du siècle précédent, Gustave Lanson a dû répondre aux vives attaques qui lui étaient adressées depuis la mise en application de la réforme de 1902, considérée alors comme le facteur essentiel de la «crise du français». Il lui a fallu expliquer à ses détracteurs que les changements sociaux et sociétaux observés à partir des années 1840 avaient accentué les écarts entre la culture littéraire classique enseignée au lycée, dont le public s’était diversifié, et la culture bourgeoise, dont les pratiques culturelles s’étaient également modifiées. Et une telle situation jalonne tout le vingtième siècle, période durant laquelle les politiques publiques d’éducation tendent progressivement à favoriser la massification et la démocratisation de l’enseignement scolaire et, plus tardivement, universitaire. Or, si les réformes Berthoin, Fouchet-Capelle et Haby 1, adoptées respectivement en 1959, en 1963 et en 1975, ont permis, en France, la massification de l’enseignement secondaire, sa démocratisation se fait attendre aujourd’hui encore, alors même que les acteurs politiques comme institutionnels n’ont eu de cesse tout au long du dernier demi-siècle de la promouvoir par une série de mesures, parfois contradictoires et contre-productives pour ce qui concerne l’enseignement de la littérature. C’est précisément ce que j’explique dans l’ouvrage L’enseignement de la littérature au collège (2005:25-91), duquel je vais tirer trois exemples afin de montrer combien cet enseignement répond à des enjeux sociaux et sociétaux et, par là même, à des enjeux politiques, raison pour laquelle toute orientation nouvelle donnée à cet enseignement est source de tensions et donc de réactions souvent très vives. On peut lire, par exemple, dans les Instructions du 27 octobre 1960 concernant «la lecture suivie et dirigée»:
[Il faut] restaurer dans une certaine mesure la notion de littérature qui a pris pour de nombreux esprits un sens péjoratif. Il faut montrer qu’elle n’est pas un jeu gratuit de l’esprit, une parade étincelante chargée de divertir la galerie, un musée poussiéreux d’écrivains qu’on salue au passage et qu’on s’empresse d’oublier, mais l’expression d’une époque dont elle reflète les idées et les rêves, les inquiétudes comme les espoirs, les déchirements comme les enthousiasmes, mais le témoignage d’hommes profondément engagés dans l’existence et qui nous font part de leurs multiples expériences. Nos élèves doivent savoir que la littérature est une force sociale, qu’elle forme et oriente les esprits, qu’elle dégage des styles de vie, qu’elle influe puissamment sur la mentalité et l’opinion et que, par suite, c’est avec sérieux qu’on doit la considérer 2.
Considérer la littérature et, de fait, son enseignement scolaire «avec sérieux» est alors d’autant plus indispensable qu’elle entre en concurrence, semble-t-il, avec un nouveau medium culturel (la télévision voire, dans une moindre mesure, le cinéma), susceptible de «forme[r] et [d’]oriente[r] les esprits». Situation qui conduit, par exemple, les auteurs du manuel Lire – Troisième (Descazaux & Littman), édité par Bordas en 1968, à émettre un véritable cri de détresse:
Homme sans passé, sans drame, sans langage, transparent et puéril, infiniment fragile, perméable à toutes les entreprises, et les plus vulgaires, de la propagande et de la publicité. Consommateur conditionné, automate consentant aux rouages bien huilés, curieux de déguisement, de violence et de bruit pour mieux dissimuler son néant intérieur. Dès lors comment douter que notre devoir le plus pressant soit de rendre à ce pantin son humanité? C’est à préparer les futurs adhérents des maisons de la culture qu’il nous faut œuvrer. Ah! Comme tout reprend sens et saveur dès que passe à nouveau le courant humain, dès que retentit la voix oubliée des poètes, dès que la litote, l’allusion, la nuance fine sont à nouveau entendues et saluées comme telles!
C’est également avec une grande charge affective que les auteurs du manuel Textes vivants – Expression personnelle – Sixième édité par Magnard en 1973 rappellent aux professeurs de français que leur mission est de «sauver la personne, au moment où elle risque d’être altérée par la mécanisation et la robotisation de la vie, happée par la fourmilière des villes, submergée par le déferlement d’images télévisées» (Arnaud L. & C.:6). On retrouve cette même «teneur émotionnelle» dans le propos tenu par l’universitaire français Jean Burgos en 1975: «J’ai l’impression que notre enseignement fait naufrage, il faut trouver au plus vite des solutions» (1977:97). Et, vingt-cinq ans plus tard, le Belge Karl Canvat dresse un constatanalogue à celui de son ainé: «Tout le monde connait la crise que traverse,depuis une trentaine d’années, l’enseignement de la littérature dans lesecondaire» (2001:151). Comme je m’efforce de le (dé)montrer dans la première partie de l’ouvrage auquel vous faites allusion, ces discours de déploration reflètent certes une situation conflictuelle mais ils sont aussi, selon moi, le signe de lavitalité d’un enseignement humaniste qui interroge sans cesse ses finalités, ses contenus,ses modalités. C’est d’ailleurs ce que tend également à rappeler Jean Caune dans sa monographie publiée en 2013. Selon ce spécialiste de la médiation culturelle, l’enseignement des sciences serait également en crise dans la mesure où il est en rupture avec l’état actuel du monde et de la société. Et, de fait, le chercheur questionne la place de la science au sein des humanités contemporaines.
La «forte teneur émotionnelle», perceptible dans les propos qui ont accompagné la mise en application de nouveaux programmes de français au tournant du XXIe siècle, est présente dans un grand nombre de discours tenus en réaction aux réformes successives qui ont jalonné le XXe siècle en vue d’adapter les disciplines scolaires – et, en particulier, l’enseignement de la littérature comme celui de la langue – à la réalité sociale et technologique du moment. À l’occasion des premières Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, Martine Jey ouvre sa communication par cette question: «Et si les débats et polémiques actuels étaient, pour une bonne part, la répétition des débats de la fin du siècle dernier?» (2001:35). On peut donner au moins deux explications, étroitement liées, à cette «composante affective des débat» d’hier et d’aujourd’hui.
La première réside dans les liens, plus ou moins ténus, qui unissent «humanités» et enseignement de la littérature, notamment française, depuis sa création, c’est-à-dire depuis l’instauration de l’explication de textes d’auteurs français au baccalauréat en 1840: mise en concurrence des humanités classiques et des humanités modernes dès le milieu du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe siècle, des humanités modernes et des méthodes dans la seconde moitié du XXe siècle (Veck 1994) puis «retour en force» des humanités au tournant du XXIe siècle (Denizot 2015) et questionnement sur la définition même des «humanités» aujourd’hui (Citton 2010; Doueihi 2008, 2011). Certes, comme N. Denizot le fait remarquer, «[d]ans le champ de l’enseignement, le terme “humanités” semble réapparaitre depuis quelques années, mais avec des acceptions qui ne sont pas complètement stabilisées» (Ibid.). On observe cependant depuis une décennie un recentrage des programmes sur la dimension humaniste3 de la culture – de la culture littéraire étroitement liée à la culture artistique, comme le soulignent les programmes de l’école et du collège de 2015 – et, de fait, sur la portée éthique, politique voire philosophique des œuvres. À l’heure où les valeurs de la République française sont ébranlées, l’enseignement de la littérature apparaît comme un espace de «formation des élèves à une posture éthique d’interprète, quels que soient les discours auxquels ils ont affaire. […] Il s'agit d'une préoccupation d'ordre politique, en ce qu'elle réintroduit la question de l'effet de vérité des textes et la question des valeurs que le lecteur actualise à leur contact» 4. On perçoit dans ces orientations, assumées tout à la fois par quelques acteurs institutionnels et par certains chercheurs (en didactique de la littérature mais aussi en philosophie éthique, en sociologie des valeurs, en théories littéraires), combien l’enseignement de la littérature est susceptible de répondre à des enjeux éthiques et politiques et, par voie de conséquence, de faire l’objet de débats à forte charge affective, et cela, indépendamment du contexte dans lequel ces débats s’inscrivent.
Afin de développer quelque peu cette deuxième explication, je vais prendre appui sur la double acception du terme «politique» que Paul Aron rappelle dans Le dictionnaire du littéraire (2002:590-591): le politique désigne «l’espace social de la confrontation des opinions et des intérêts des citoyens», la politique désigne «l’art de gouverner la cité». Et il précise:
Le domaine du littéraire ne peut être pensé à l’écart de ces deux acceptions. Il est, pour une part, un lieu d’intégration «civile» des citoyens dans la vie sociale, parce qu’il permet de maîtriser la langue, les discours, les savoirs et les représentations, et parce qu’il offre un moyen d’invention et de divertissement; d’autre part, il peut être vu comme un vecteur d’opinions et d’intérêts. La place et les missions qu’on lui accorde dépendent donc de choix (du) «politique(s)».
La réalité institutionnelle française d’hier et d’aujourd’hui confirme cette corrélation établie ici entre l’enseignement littéraire et le/la politique, tous deux reposant sur des idéologies variables. Cette corrélation explique donc aussi la dimension polémique que revêtent les réactions des uns et des autres lors de toute réforme affectant en profondeur les finalités de cet enseignement et, de fait, ses modalités ainsi que les corpus sur lesquels il repose. Le propos développé au tournant du XXIe siècle par François Baluteau au sujet de l’enseignement dispensé dans les collèges souligne les tensions idéologiques qui l’affectent alors et qui concernent aujourd’hui tout autant le lycée, soumis au phénomène de massification évoqué plus haut:
S’il [le collège] se cale sur l’égalité des chances, on dénonce un renoncement à une excellence intellectuelle, une chute culturelle de la Nation, s’il maintient une exigence savante, on entendra des voix déclarer l’élitisme, s’il s’engage dans une reconnaissance d’une éducation intégrale, certains verront les signes de la défaite intellectuelle. […] Le collège serait finalement réussi si tous les jeunes, qui lui sont confiés, pouvaient en sortir avec un égal «bagage culturel ». Et par conséquent, au centre de tous les problèmes et de tous les espoirs, se place l’accès du plus grand nombre à la culture savante. Celle-ci est défendue largement comme une fierté nationale 5. Elle est aussi un principe supérieur qui rend indécidable la solution égalitaire par un renoncement à une culture scolaire exigeante. (2001:6)
L’enseignement de la littérature cristallise la tension évoquée ici de façon plus générale. Pour certains (législateurs, enseignants, parents et même élèves, chercheurs, etc.), celui-ci vise (doit viser) à l’acquisition de ladite «culture savante», culture «commune» autour de laquelle il s’agit de fédérer des (pré-)adolescents aux identités diverses afin d’assurer la cohésion du groupe social, dont le fonctionnement est effectivement assujetti à une communauté de normes, de références. La religion a longtemps assuré cette fonction normative: elle parvenait à «lier» les hommes autour d’un même objet sacré, autour des mêmes valeurs morales. Il est dès lors attendu de l’enseignement de la littérature qu’il poursuive cette même finalité dans la mesure où, comme l’explique Emmanuel Fraisse, «même sans Dieu (et surtout peut-être sans Dieu), même sans Auteur et sans origine, le livre et la lecture demeurent, en dernière analyse, le lieu du lien, de la solidarité absolue, de la religion au sens propre du terme» (2000:594). Or, faire apparaître la littérature (et son enseignement) comme un «liant social», facteur d’harmonie dans une communauté que d’aucuns disent qu’elle souffre de déliquescence, n’est-ce pas l’asservir à des raisons d’État, comme le soulignent les auteurs de l’ouvrage S’approprier le champ littéraire?
Mais l’État n’a pas joué uniquement au cours des siècles le rôle d’une instance régulatrice ou répressive, l’État, par le biais de certains de ses appareils idéologiques ou hégémoniques (surtout l’Église au moyen âge et l’École aux temps modernes) a orienté les pratiques du champ littéraire.
Par l’art et la littérature, l’État entend produire des discours de cohésion sociale et diffuse des valeurs dans le langage de l’universel. […]
Progressivement l’Église céda ses prérogatives à l’Appareil Judiciaire d’État en matière de censure et sa fonction idéologique à l’Appareil Scolaire. (Rosier, Dupont & Reuter, 2000:144)
Que l’on adhère ou non à cette prise de position, il n’en demeure pas moins que les contours de cette discipline scolaire sont à interroger car, comme le montre Alain Vaillant, «nous sommes aujourd’hui engagés dans un bouleversement littéraire d’une ampleur exceptionnelle – peut-être le plus considérable depuis la Renaissance»: non seulement les outils numériques transforment les conditions de création, de diffusion et de réception de l’objet littéraire, mais «le processus global de mondialisation, qui touche les productions intellectuelles au moins autant que l’économie, remet en cause [le] modèle national» (2011:12) sur lequel la littérature s’est construite dans l’hexagone.
On peut percevoir dans cette rapide démonstration combien l’enseignement de la littérature s’est fondé et se fonde aujourd’hui encore sur des considérations idéologiques et politiques, ce qui explique la «teneur émotionnelle» des débats qui surgissent lors de toute réforme affectant ses finalités, ses contenus, ses modalités.
L’enseignement de la littérature est l’objet de pratiques et de réflexions de la part d’une grande diversité d’individus impliqués au primaire, dans le secondaire, dans les universités et les hautes écoles; dans les instances nationales et régionales chargées d’élaborer les programmes; parmi les formateurs et les formatrices; en didactique; et dans les études littéraires. Il semblerait, à vous lire, que les «disputes» récentes n’aient pas mobilisé au même degré chacun de ces champs. Existe-t-il néanmoins des préoccupations qui leur seraient communes − en dépit de ces divergences éventuelles?
Limitant ma réflexion à l’enseignement de la littérature au collège et au lycée en France – même si je convoque des recherches menées dans différents contextes de la francophonie –, il est vrai que certains des champs que vous évoquez peuvent sembler ne pas être concernés par ces «disputes». Je vais donc, avant de répondre à votre question, apporter quelques précisions concernant les choix que j’ai opérés.
Il faut savoir qu’en France les programmes sont élaborés par une instance nationale (la Direction générale de l'Enseignement scolaire, qui dépend du Ministère de l’Éducation nationale) et qu’ils concernent donc l’ensemble de la population scolaire de l’hexagone et des départements et régions d’outre-mer.
Les formateurs et les formatrices ont pour mission de relayer les prescriptions institutionnelles et de faciliter leur mise en œuvre. Si contestation il y a de leur part, c’est le plus souvent sous une autre «étiquette» que celle de formateurs ou de formatrices qu’elle s’exprime: ils/elles adoptent alors la posture du chercheur, qui questionne, entre autres, la validité de ces prescriptions. Les travaux de recherche en didactique de la littérature que je confronte sont donc aussi le fruit de formateurs et de formatrices engagés dans un travail de recherche personnel ou bien mené sous le pilotage d’un ou d’enseignants- chercheurs.
Par ailleurs, l’enseignement de la littérature au primaire, institué en France en 2002, a certes donné lieu à des discours multiples. Mais il s’est agi, au cours des quinze dernières années, principalement de configurer une «sous discipline du français» (Bishop 2016:383) et de donner naissance à une «didactique spécifique qui ne peut être totalement dissociée de l’apprentissage du savoir lire» (ibid.: 367),la didactique de la lecture littéraire «concern[ant] principalement les classes de collège et de lycée» (ibid.: 382). Très majoritairement et même si certaines résistances sont perceptibles au sein du corps enseignant, ces discours ne remettent pas en cause l’enseignement de la littérature de façon aussi virulente et aussi polémique que cela est le cas pour cet enseignement dans le secondaire et, plus particulièrement, au lycée 6. Et cela, pour deux raisons, me semble-t-il: cet enseignement concerne essentiellement la littérature de jeunesse, la littérature «consacrée» relevant de la «culture savante» n’est donc pas «menacée»; même si une théorisation didactique de la lecture littéraire à l’école, s’intéressant à la réception des textes par le sujet lecteur, se fait jour au tournant du XXIe siècle 7 et qu’une épreuve de littérature est inscrite au concours de recrutement des professeurs des écoles de 2005 à 2010, l’enseignement de la lecture des textes littéraires répond à deux finalités distinctes, comme tendent d’ailleurs à le rappeler les programmes du cycle 3 de 2015 8: des enjeux littéraires et de formation personnelle d’une part, des enjeux cognitifs et métacognitifs (développer la compréhension de l’écrit grâce à un enseignement explicite de celle-ci et contrôler son activité de lecteur) d’autre part. En raison de cette distinction et des corpus littéraires concernés, l’enseignement de la littérature à l’école ne «serait» donc pas contesté. Je modalise mon propos car je pense que les années à venir confirmeront ou infirmeront la validité de cette hypothèse.
Quant à l’enseignement de la littérature à l’université, il demeure prioritairement un enseignement magistral centré sur l’auteur, l’œuvre et le contexte historique, littéraire et artistique dans lequel celle-ci a émergé, comme je le montre dans un article récent rendant compte d’une enquête par questionnaire menée en 2014 auprès de quatre-vingt-deux professeurs stagiaires de lettres d’une même académie (Ahr 2017a). Il est vrai que certains universitaires s’efforcent de promouvoir un renouvellement de l’enseignement de la littérature: ouverture des corpus à la littérature toute contemporaine, prise en compte de l’actualisation des œuvres par les étudiants lecteurs, articulation entre lecture des œuvres et activités d’écriture, mise en dialogue de la littérature avec d’autres œuvres artistiques, etc. Mais, ces orientations ne sont pas majoritaires. Il est à noter cependant qu’un certain nombre d’universitaires, aux spécialités différentes, se sont engagés dans les débats qui ont dominé la sphère médiatique française au cours de la dernière décennie. En effet, il y a bien une préoccupation commune aux différents acteurs que vous listez dans votre question, et cette préoccupation ne concerne pas seulement la France: il s’agit de donner du sens à l’enseignement de la littérature, ainsi que le soulignent les auteurs de l’ouvrage Conditions de l’éducation:
Les disciplines littéraires sont parmi les plus touchées par le phénomène de perte de sens. [...]
Il faut se demander: pourquoi la littérature? On ne peut échapper à la question. Là-dessus les réformateurs ont raison. Il est vain de se voiler la face, le sens de l’enseignement de la littérature fait aujourd’hui question. Cette question doit être affrontée sans tabou ni préjugés. Est-ce l’objet littéraire en tant que tel qui est en cause, ou bien une certaine littérature? Est-ce sa fonction en général qui est atteinte, ou bien une certaine façon de la mettre en œuvre? En tout cas, l’interrogation sur la justification de cet enseignement ne saurait être éludée? (Blais, Gauchet & Ottavi, 2008:93, 95).
C’est un aspect que je développe, entre autres, dans le premier chapitre de la première partie de l’ouvrage auquel vous faites référence, en m’appuyant notamment sur les essais publiés au cours de la dernière décennie par des chercheurs dont les travaux s’inscrivent dans des champs différents 9. Consensus il y a donc quant à la nécessité de redéfinir les finalités de cet enseignement, de l’adapter à la réalité sociale, sociétale et technologique d’aujourd’hui.
En France, les prescriptions institutionnelles actuelles du lycée professionnel, de l’école et du collège s’appuient sur les travaux de recherche en didactique de la littérature menés depuis le tournant du XXIe siècle. Elles définissent clairement les finalités de l’enseignement de la littérature: acquisition d’une culture littéraire et artistique, formation personnelle, formation d’un esprit critique et de jugements de goût 10, mais aussi, pour l’école et le collège, compréhension de l’écrit, «[l]es activités de lecture mêl[a]nt de manière indissociable compréhension et interprétation» (2015:109). Cependant, leur mise en application requiert un accompagnement de la part de l’institution afin que les enseignants s’emparent également des fondements épistémologiques sur lesquels ces programmes reposent et donnent ainsi du sens aux choix didactiques qu’ils opèrent. De plus, la validité de ces prescriptions se trouve, pour l’école et le collège, contestée par le ministère recomposé suite aux élections présidentielles, et cette contestation concerne précisément les finalités que ces programmes attribuent à l’enseignement de la littérature et autour desquelles ils s’organisent. On perçoit bien ici les liens qui unissent littérature, idéologie et politique, encore aujourd’hui. Si l’on admet avec Antoine Compagnon que «l’initiation à la langue littéraire et à la culture humaniste, moins rentable à court terme, semble vulnérable dans l’école et la société de demain» (2007:31), on comprend aisément que cet apprentissage soit peu conforme à une idéologie basée sur la «rentabilité» immédiate. Néanmoins, force est de reconnaitre la nécessité d’interroger les contours de cette discipline scolaire – et, en premier lieu, les «justifications» de son enseignement, comme le confirme le choix que vous avez opéré pour ce premier dossier –, et de l’adapter à la société d’aujourd’hui. Donner du sens à cet enseignement et réévaluer ponctuellement ce sens à l’aune des évolutions sociétales et technologiques (et non politiques), certes ! Mais prenons le temps 11 de réfléchir aux enjeux prioritaires auxquels cet enseignement est susceptible de répondre et faisons en sorte que la recherche soit une force suffisamment convaincante et peut-être aussi persuasive pour influencer les choix politiques, desquels dépend la formation des citoyens de demain {{On remarquera la «composante affective» qui caractérise mon propre propos ! Peut-il en être autrement lorsqu’il s’agit du devenir des enfants et des adolescents à la formation desquels nous contribuons, de façon plus ou moins directe selon nos statuts respectifs?}.
La littérature est enseignée du primaire à l’université. Et chaque degré de scolarité ou de formation en fait un objet adapté à ses fins, à ses méthodes et à ses publics. Cela implique-t-il, dans les faits, qu’il y a autant de justifications de l’enseignement de la littérature qu’il y a de programmes ou de filières? Ou observe-t-on, au contraire, des cohérences partielles au sein de ces étapes multiples de la scolarisation et des études?
Je me permets tout d’abord de revenir sur votre affirmation: autant je vous rejoins quand vous précisez que «chaque degré de scolarité ou de formation fait [de la littérature] un objet adapté à ses fins, à ses méthodes», autant je nuancerais pour ce qui concerne l’adaptation de cet enseignement «à ses publics» dans la mesure où, d’une part, ces publics évoluent aujourd’hui très rapidement (par exemple, la culture des jeunes de 2018 est-elle vraiment celle des générations précédentes auxquelles appartiennent les adultes qui les forment?) et, où, d’autre part, la massification de l’enseignement, que j’ai évoquée précédemment, a pour conséquence de diversifier considérablement la population scolaire, voire universitaire. Sont-ce exactement les mêmes publics auxquels on enseigne si l’on exerce dans un établissement situé dans le centre d’une grande ville, ou dans un établissement situé à la périphérie de celle-ci? Or, les programmes scolaires français sont effectivement nationaux 12!
Pour répondre à votre question, il me faut distinguer les différents acteurs qui, d’une façon ou d’une autre, tentent d’assurer un continuum entre les divers paliers de l’enseignement scolaire et universitaire de la littérature. Et, faute de connaitre suffisamment bien l’histoire et la réalité présente d’autres systèmes éducatifs et universitaires, je limiterai ma réflexion à la France.
Les discours institutionnels tendent, de façon plus marquée aujourd’hui, à promouvoir une progression curriculaire de l’enseignement scolaire de la littérature. Ces discours favorisent la mise en place d’actions de formation professionnelle visant à assurer la liaison entre les différents cycles et degrés d’enseignement (liaison école/collège, collège/lycée, par exemple). Cependant, ces actions restent minoritaires et généralement d’une efficacité relative, compte tenu de la durée qui leur est accordée (le plus souvent, trois journées réparties sur une année scolaire). Comme j’ai pu le remarquer, ayant assuré moi-même ce type de formation, quand, sous l’impulsion de l’inspection, d’un chef d’établissement ou des enseignants eux-mêmes, ces actions de formation continue s’inscrivent dans la durée (sur deux ou trois années, par exemple), les échanges entre enseignants ne se centrent pas seulement sur les contenus et les modalités d’enseignement, mais également sur les finalités de cet enseignement (non sur «le faire», mais sur le (pourquoi/pour quoi faire»). Par ailleurs, autant il semble possible de faire émerger une certaine continuité entre l’enseignement de la littérature à l’école élémentaire et celui dispensé en début de collège 13, autant les difficultés surgissent quand il s’agit de faire réfléchir les professeurs à la liaison collège/lycée. Deux raisons peuvent expliquer cette situation. La première concerne la pression que les examens exercent sur les choix didactiques des enseignants: la préparation au baccalauréat 14 conduit les professeurs de lycée à privilégier un enseignement, souvent magistral, centré sur les procédés d’écriture à la source des effets programmés par le texte sur la réception par le «lecteur modèle» 15; la préparation au Diplôme national du brevet, que les élèves passent à l’issue de leur dernière année de collège, invitent les professeurs à privilégier l’étude de la langue et la compréhension de l’écrit 16[4]. La seconde raison tient à l’identité des concepteurs des programmes (spécialistes de la discipline ou de la didactique de cette discipline): cette identité détermine les conceptions de la littérature et des finalités de son enseignement ainsi que les fondements épistémologiques sur lesquels les programmes d’enseignement reposent 17.
Par ailleurs, pour ce qui concerne la continuité entre l’enseignement scolaire et l’enseignement universitaire de la littérature, même si des mesures sont prises par l’institution pour assurer à tous la réussite de cette transition, les écarts en termes de finalités, de contenus et de modalités sont importants dans l’ensemble des disciplines, comme le souligne un article de Sophie Blitman, publié dans Le Monde du 25 mai 2017, au titre évocateur: «Du lycée à l’université: le grand écart». La journaliste, qui a mené une enquête auprès d’enseignants exerçant dans des universités réparties sur l’hexagone, note au sujet de l’enseignement des lettres:
En lettres, l'apprentissage de la grammaire et de la linguistique est renforcé en licence, où les étudiants élargissent par ailleurs leur culture littéraire en se confrontant davantage à des œuvres anciennes, du Moyen Âge ou du XVIe siècle. Mais «il existe une relative continuité, dans la mesure où l'objectif, in fine, est de comprendre le sens des textes», relève Cécile Rochelois, maître de conférences à l'université de Pau et membre de l'Association des professeurs de lettres.
[…] «Alors que les lycéens sont surtout formés à l'analyse stylistique et à l'interprétation d'un texte seul, on leur demande, à l'université, de disserter sur plusieurs œuvres qu'il s'agit de mettre en relation les unes avec les autres, en les replaçant dans leur contexte historique et idéologique», indique Romain Vignest, président de l'Association des professeurs de lettres. Et de souligner que «l'université attend une vision plus globale qui fait parfois ressortir le manque de culture des étudiants».
Les finalités de l’enseignement universitaire de la littérature seraient donc tout d’abord de développer la culture littéraire des étudiants et, «in fine», de leur permettre de «comprendre le sens des textes». Peut-on dès lors parler d’«une relative continuité» entre l’enseignement scolaire et l’enseignement universitaire de la littérature?
Enfin, les plans de formation initiale des enseignants, que proposent les Écoles supérieures du Professorat et de l’Éducation (ÉSPÉ) créées en 2013, prévoient des actions visant à favoriser une réflexion sur la continuité des apprentissages de l’école au lycée. Les enseignant débutants sont donc sensibilisés à la nécessité d’envisager leur enseignement de la littérature au sein d’un espace qui ne se réduit pas au(x) seul(s) niveau(x) dans le(s)quel(s) ils enseignent ou enseigneront. Cependant, ainsi que je le montre dans un article paru très récemment (Ahr 2017b), une harmonisation des discours institutionnels s’avère indispensable: la confrontation des rapports de jury des deux épreuves orales du Capes externe de lettres modernes des trois dernières sessions (2014-2016) et des divers textes et documents officiels cadrant aujourd’hui l’enseignement de la littérature dans le secondaire me conduit à mettre au jour certaines contradictions, qui reflètent des conceptions différentes – ou, tout du moins, non stabilisées – de l’enseignement scolaire de la littérature, notamment en lien avec les autres langages artistiques. Ces contradictions sont à la fois internes, puisqu’on relève des orientations divergentes au sein des diverses commissions ou bien d’une année sur l’autre, et externes, si l’on met certaines de ces orientations en écho avec celles privilégiées par le ministère de l’Éducation nationale dans ses textes de cadrage récents.
En conclusion, ce premier «dossier» de Transpositio consacré aux «justifications de l’enseignement de la littérature» dans une perspective à la fois synchronique et diachronique montre combien il est important de réfléchir à l’articulation possible, aujourd’hui, entre ces diverses justifications et cela, à tous les paliers de la scolarité et de la formation universitaire et professionnelle. En effet, que ces finalités soient d’ordre cognitif, langagier, esthétique, culturel, éthique, social et/ou philosophique, elles déterminent la nature des connaissances et des compétences à construire ou à développer et, par voie de conséquence, les situations d’enseignement les plus propices à la réalisation des objectifs d’apprentissage ainsi clairement définis tant par/pour l’enseignant que par/pour l’élève. Avant d’enseigner ou d’apprendre la littérature, il y a lieu, dans un cas comme dans l’autre, de savoir «pour quoi faire», «pourquoi étudier la littérature», aspect auquel bon nombre de chercheurs (voir note 9) se sont intéressés au cours de la dernière décennie. C’est à cette condition que le professeur, quel que soit le niveau dans lequel il enseigne, opérera les choix didactiques adéquats (connaissances et compétences visées, contenus et modalités d’enseignement, corpus, supports, évaluations) et que les élèves, comme les étudiants, prendront plaisir à découvrir des textes et des œuvres dont la lecture leur est généralement imposée.
Votre ouvrage aborde la spécificité française des «disputes» concernant l’enseignement de la littérature. Cela signifie-t-il que la France fait exception sur ce point?
Si j’aborde dans l’ouvrage la spécificité française des «disputes», c’est en premier lieu parce que c’est l’espace que je connais le mieux. Mais il me semble aussi que les liens qui se sont tissés au cours des siècles entre littérature, école et politique sont spécifiques à la France et expliquent les changements successifs des programmes de français et, en particulier, de ceux de littérature, qui reposent sur des conceptions différentes du littéraire et sur des enjeux différents assignés à son enseignement.
Francis Marcoin explique, par exemple, dans son ouvrage À l’École de la littérature les liens étroits qui unissent l’École et la littérature:
École et Littérature, Littérature et École, de quelque façon qu’on prenne les choses, ce couple reste inséparable dans la France telle qu’elle s’est constituée tout au long du XIXe siècle, depuis la Révolution de 1789. Les livres ont existé bien avant la généralisation de l’instruction, et inversement il existait de la lecture sans livre et sans littérature. Mais l’Institution littéraire et l’Institution scolaire se sont développées solidairement et conflictuellement, en débordant le domaine d’une minorité lettrée ou d’une demande populaire fractionnée pour s’ouvrir à l’ensemble d’une population qui a fait siennes les images idéales où se construit la figure du lecteur que tous ne seront pas, mais que chacun rêve d’être. […] Sur le long terme, c’est l’école qui, bien ou mal, assure à la littérature l’essentiel de son statut, en diffusant les textes, en créant un horizon d’attente, en soutenant la commercialisation des livres (activités de lectures suivies, lectures conseillées) et en générant une corporation enseignante dont au moins une forte minorité est étroitement mêlée à la production et à la consommation de littérature. (1992:68-69)
De plus, comme je l’ai déjà rappelé, la littérature française et donc son enseignement ont été longtemps considérés en France comme un vecteur d’unification sociale. C’est notamment ce que tend à souligner la Circulaire du 15 juillet 1890:
Les grands écrivains français figurent à présent sur tous les programmes: dans l’enseignement spécial ils tiennent la première place, par les écoles supérieures de Saint-Cloud et de Fontenay-aux-Roses ils pénètrent dans l’enseignement primaire pour l’élever et le vivifier. N’offrent-ils pas ainsi le lien que l’on cherchait pour unir entre eux, sur quelques points du moins, des enseignements si dispersés? Du lycée à la plus modeste école de village ne peut-il ainsi s’établir une sorte de concert entre tous les enfants de la même patrie?
Il est quelques grands noms que tous connaîtront, quelques belles pages que tous auront lues, admirées, apprises par cœur: n’est-ce pas une richesse de plus ajoutée au patrimoine commun? N’est-ce pas un précieux secours pour maintenir, par ce qu’il a de plus intime et de plus durable, l’unité de l’esprit
national 18?
Et, effectivement, dans les instructions publiées sous les IIIe et IVe République, le caractère national de la littérature est fortement souligné. Après la suprématie des textes antiques dans l’enseignement des lettres, il apparait comme fondamental que l’école de la République transmette à ses futurs citoyens le patrimoine culturel sur lequel elle s’est fondée. De même, les avant-propos qui accompagnent les manuels font apparaitre un discours qui insiste sur la précellence de la littérature française, signe du «génie français» 19. Je cite ici un exemple parmi bien d’autres:
De plus, ils [les textes littéraires] sont empruntés exclusivement à la littérature française,les traductions des œuvres étrangères se prêtant peu à la culture littéraire et à la formation du goût. Mais lorsque les traducteurs s’appellent Fénelon ou Leconte de Lisle, leurs traductions d’Homère appartiennent évidemment à la littérature française. À ce titre, nous le savons retenues. (Philippon & Plantié, 1927. Je souligne.)
Je ne peux pas développer cet aspect dans le cadre de cette «conversation critique», mais l’analyse diachronique des instructions officielles et des manuels publiés au XXe siècle (Jey 1998; Houdart-Merot 1998; Ahr 2005; contribution de Marie-France Bishop à ce premier dossier de Transpositio) confirme la prédominance de la littérature «franco-française» dans les programmes scolaires français, celle-ci étant considérée comme un bien national dont l’École doit assurer la transmission. Ce n’est qu’au tournant du XXIe siècle où l’on observe une certaine ouverture aux autres littératures, que les programmes de l’école, du collège et du lycée général et technologique de la fin des années 2000 remettent en question. Nouveau ministère peu d’années plus tard, nouveaux programmes pour l’école et le collège fondés sur une conception plus ouverte de la littérature et des finalités de son enseignement ! On ne peut nier que celui-ci repose, en France, sur des conceptions idéologiques contrastées et donc sur des choix politiques qui varient au fil des changements gouvernementaux. C’est d’ailleurs ce que Paul Aron laisse entendre à la toute fin de son article du Dictionnaire du littéraire auquel j’ai déjà fait référence, puisqu’il précise que «l’idée qu’un président de la République se sente obligé de faire état de ses préférences littéraires est caractéristique de la relation qui unit politique et littérature dans la tradition française» (2002:591).
Pour conclure, si vous le voulez bien, permettez-nous une question un peu plus personnelle. On l’a vu, les répertoires de justification de l’enseignement de la littérature sont pluriels aujourd’hui, et ils se multiplient d’autant si l’on privilégie une approche historique sur la longue durée. À considérer toutefois l’avenir de cet enseignement, lequel de ces répertoires vous semble-t-il le plus pertinent et le plus prometteur?
Je ne pense pas qu’un répertoire soit «plus pertinent» et «plus prometteur» qu’un autre. J’estime, en revanche, que les multiples finalités assignées, hier et aujourd’hui, à l’enseignement de la littérature doivent être étayées épistémologiquement – cet étayage devant conjuguer divers champs théoriques des sciences humaines et sociales – et que ces justifications plurielles soient connues des enseignants, à quelque niveau qu’ils exercent, afin qu’ils opèrent des choix didactiques motivés. D’ailleurs, n’est-ce pas là l’un des enjeux de votre revue et, plus particulièrement, de ce premier dossier?
Avant de donner à lire et, éventuellement, d’étudier collectivement une œuvre ou un texte littéraire, la question à se poser est en effet non de savoir si elle/il est ou non conforme aux prescriptions institutionnelles (si elle/il figure dans les programmes), si cette étude préparera efficacement la classe aux évaluations certificatives, mais de savoir si elle répond aux enjeux que l’enseignant donne à son enseignement à un instant T en fonction du profil et des besoins des élèves, besoins en termes d’apprentissages et de formation personnelle (connaissances et compétences inscrites dans les référentiels, développement d’une culture littéraire et artistique, construction de l’identité individuelle et sociale, découverte de l’autre, etc.). Il revient donc à chacun de se demander, en premier lieu, pourquoi/pour quoi il choisit de faire lire et étudier à cette classe cette œuvre, ce texte; dans quelle mesure ce choix contribuera efficacement à la formation de ses élèves lecteurs, sachant que cette formation est d’une grande complexité et que l’on ne cherche pas, à l’école (et peut-être aussi, dans certains cas, à l’université), à former des lecteurs experts mais des lecteurs autonomes, capables de comprendre ce qu’ils lisent, d’interroger les représentations de l’homme et du monde que l’œuvre ou le texte leur renvoient, de percevoir l’aptitude du langage à dire le monde (dans sa diversité), d’émettre un jugement esthétique et/ou éthique personnel fondé, etc. De la réponse à ces questions préliminaires dépendront les choix que l’enseignant opérera pour ce qui concerne les modalités et les supports d’enseignement et d’apprentissage, ceux-ci pouvant être aujourd’hui de natures fort diverses20 et leur utilisation produisant également des effets différents en termes d’apprentissages.
Et, pour conclure, je reprendrai l’une des phrases par lesquelles j’achève la réflexion que je mène dans l’ouvrage qui est le point de départ de cette «conversation critique»: «Littérature, lecture, culture, humanité se déclinent désormais au pluriel». C’est, selon moi, cette pluralité qui est à privilégier dans l’enseignement de la littérature et qui doit aussi caractériser les finalités qui lui sont assignées. Il faut veiller cependant à ce que chacune d’elles conduise à des choix didactiques adéquats. Lire une œuvre littéraire ou lire un extrait de cette œuvre ne répondent pas à la même finalité. Lire (étudier) une œuvre pour rendre compte de sa compréhension globale, pour identifier le courant littéraire et artistique dans lequel elle s’inscrit, pour interroger le passé à la lumière du présent et/ou le présent à la lumière du passé, pour confronter son propre système de valeurs à celui porté par un ou des personnages, pour découvrir une culture temporellement et/ou géographiquement différente, pour développer sa sensibilité esthétique, etc., conduit à développer des postures de lecture et, de fait, des modalités d’enseignement et d’apprentissage différentes mais aussi complémentaires. On mesure combien la tâche de l’enseignant est complexe aujourd’hui (indéniablement, bien plus qu’hier) et, par conséquent, combien il est important d’assurer la circulation des savoirs entre la recherche, la formation et le terrain enseignant. On ne peut donc que féliciter l’équipe à l’origine de ce projet de création d’un «espace collectif de recherche sur l’enseignement de la littérature», accessible à tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, se sentent concernés par cet enseignement, objet de multiples controverses, passées et présentes, qui sont aussi le signe de sa vitalité.
Bibliographie
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Pour citer l'article
Sylviane Ahr, "Entretien : "disputes" et justifications de l'enseignement de la littérature", Transpositio, Conversations critiques, 2018http://www.transpositio.org/articles/view/entretien-disputes-et-justifications-de-l-enseignement-de-la-litterature
La recherche de type collaboratif: méthodologie pertinente? espace de circulation des savoirs et de formation?
La recherche de type collaboratif ou design based research tend à rapprocher «communauté de recherche et communauté de pratique» (Desgagné 1997 : 380) autour de questionnements communs d’ordre à la fois épistémologique et pragmatique. Pour les chercheurs en didactique de la littérature, il s’agit de construire leur objet de recherche dans l’ensemble de ses dimensions, en prenant en compte les interactions et les tensions entre les savoirs issus de la recherche et ceux issus du terrain. Pour les enseignants, il s’agit de questionner à la lumière des recherches récentes leurs pratiques et les effets de celles-ci sur les apprentissages réalisés par leurs élèves, de se former à et par la recherche (Vinatier 2016).
La recherche de type collaboratif: méthodologie pertinente? espace de circulation des savoirs et de formation?
La recherche de type collaboratif ou design based research tend à rapprocher «communauté de recherche et communauté de pratique» (Desgagné 1997 : 380) autour de questionnements communs d’ordre à la fois épistémologique et pragmatique. Pour les chercheurs en didactique de la littérature, il s’agit de construire leur objet de recherche dans l’ensemble de ses dimensions, en prenant en compte les interactions et les tensions entre les savoirs issus de la recherche et ceux issus du terrain. Pour les enseignants, il s’agit de questionner à la lumière des recherches récentes leurs pratiques et les effets de celles-ci sur les apprentissages réalisés par leurs élèves, de se former à et par la recherche (Vinatier 2016). Ce croisement entre recherche et terrain favorise la coconstruction de connaissances répondant à des besoins d’enseignement et d’apprentissage généralement identifiés comme prioritaires (Morrissette 2013).
L’article visera à mettre au jour les atouts, voire les limites, de ce type de recherche. Il prendra appui sur certaines des données recueillies dans le cadre du programme de recherche quinquennal (2014-2019) PELAS (Pratiques Effectives de la Lecture Analytique dans le Secondaire1), auquel collaborent une douzaine de chercheurs en didactique de la littérature2 ainsi qu’une trentaine de professeurs de collège et de lycée français et belges. Après une rapide présentation des enjeux et des modalités de la collaboration entre chercheurs et praticiens, l’article rendra compte, à travers l’analyse des discours tenus par ces derniers, des déplacements conceptuels que ceux-ci ont opérés lors de cette recherche collaborative, mais aussi des difficultés observées en termes de circulation des savoirs et de développement professionnel.
Enjeux et modalités de la collaboration entre praticiens et chercheurs dans le cadre du programme de recherche PELAS
Lestensions qui ont alimenté et qui alimentent encore aujourd’hui les discours de déploration concernant l’enseignement de la littérature dans le secondaire (Ahr 2015) proviennent en partie d’une connaissance très approximative de la réalité effective des classes. En effet, l’analyse des textes officiels et des outils pédagogiques mis à la disposition des enseignants, tels que les manuels, ne rend compte que très partiellement de la réalité effective, à un moment T, de l’enseignement de la littérature dans le secondaire, que structurent également des données contextuelles, intervenant comme contraintes ou ressources (Desgagné 1997 : 273). Or, si l’on veut identifier les lieux de transformation possible des pratiques d’enseignement en vue d’envisager l’adaptation de la discipline à la culture et à la société de notre temps, il est indispensable de savoir non seulement ce qui s’enseigne réellement aujourd’hui en matière de littérature mais aussi comment on enseigne et on apprend dans les classes de français. Deux facteurs ont déterminé les limites du champ d’observation et d’analyse retenu par l’équipe de recherche: d’une part, la priorité accordée aux approches analytiques de la lecture de la littérature dans les grandes classes du secondaire; d’autre part, les difficultés que les élèves rencontrent lors de leur passage au lycée, soit, pour ce qui concerne la France, lorsqu’ils entrent en classe de seconde, difficultés que l’institution souligne en ces termes:
Les élèves de seconde expriment souvent leur étonnement devant les tâches qui leur sont proposées en français. Ils se sentent démunis, mal préparés. Beaucoup ont le sentiment d’être livrés à eux-mêmes et, en particulier, de ne pas savoir comment aborder une lecture analytique sans un questionnaire détaillé tel qu’il leur était souvent fourni au collège. (Ministère de l'éducation nationale 2012 : 1)
La recherche s’intéresse donc prioritairement aux niveaux de troisième (fin de collège) et de seconde (première année du lycée).
Cette recherche descriptive à visée «herméneutique» (Dufays 2001) tend ainsi non seulement à analyser les effets des pratiques professorales sur les apprentissages que les élèves réalisent ou non, mais également à cerner les conceptions de la littérature et de son enseignement sur lesquelles ces pratiques s’appuient, explicitement ou implicitement. Il faut entendre par «pratiques professorales» l’ensemble des «composants didactiques et pédagogiques des pratiques d’enseignement» (Goigoux 2014 : 2) qui reconfigurent les objets à enseigner inscrits dans les programmes en «objets enseignés» (Schneuwly, Dolz & Ronveaux 2006 : 176) puis en objets réellement appris. Il s’agit donc d’analyser, d’une part, les situations d’enseignement et d’apprentissage de la littérature (formes de travail proposées, places et rôles respectifs de l’enseignant et des élèves, tâches discursives orales et écrites, rapports texte/enseignant/élèves, questionnements professoraux, activités des élèves, etc.) ainsi que les corpus et outils pédagogiques (dont les outils numériques) privilégiés par les enseignants; et, d’autre part, les effets de ces choix didactiques sur les apprentissages réalisés (ou non) par les élèves.
Sans pour autant prétendre à une étude quantitative, l’équipe s’est donné pour contrainte de diversifier les terrains d’enquête. Deux critères ont présidé au choix des établissements. Le premier est d’ordre géographique et sociologique (zones urbaine, périurbaine, rurale; contextes socioéconomique, socioculturel, socioprofessionnel; taux de réussite au diplôme national du brevet et au baccalauréat, etc.). Le second –et c’est cet aspect qui est retenu dans le présent article– concerne l’implication des professeurs dans le projet de recherche.
Afin d’approcher au mieux la réalité effective des classes, il est en effet nécessaire que les enseignants soient partie prenante du projet. Celui-ci peut de la sorte répondre à un double enjeu: offrir aux chercheurs un terrain d’enquête; permettre aux professeurs de bénéficier, à terme et grâce à un travail collaboratif, d’une formation par et à la recherche. C’est en effet par «la réflexion collective des acteurs qu’on peut trouver des solutions» (Flandin 2014) répondant à la nécessité d’adapter l’enseignement de la littérature dans le secondaire à la réalité actuelle. Et c’est à cette condition que peuvent être menées les démarches empiriques indispensables à la recherche en didactique de la littérature et à la formation des enseignants, qui lui est étroitement liée, et que l’on peut «contribuer à l’évolution des pratiques professionnelles au profit de tous les élèves» (Goigoux 2007 : 47).
Les membres de l’équipe ont donné des formes différentes à ce volet collaboratif de la recherche. Selon les données du protocole, cette collaboration a consisté en un investissement et une réflexivité qui se sont manifestés de diverses manières: par la transmission des descriptifs de séquences, par le choix des séances de lecture analytique significatives, par l’enregistrement des analyses «à chaud» de ces séances, par la remise des travaux avant, pendant et après la séance pour les élèves correspondant aux profils identifiés par les chercheurs. Dans un bassin défavorisé de l’académie de Versailles, ce volet collaboratif a pris la forme d’une action de formation; dans l’académie de Lille, la composante collaborativea été prise en charge dans un séminaire de recherche à l’École Supérieure du Professorat et de l’Éducation (ÉSPÉ3), sur le site d’Arras. Ce sont ces deux formes de la recherche collaborative qui sont étudiées ici dans le contexte de la recherche PELAS.
Une recherche-formation collaborative dans l’académie de Versailles
La recherche collaborative liée à une action de formation à destination des enseignants de français des collèges et des lycées d’un même bassin a nécessité non seulement l’investissement assuré de l’un d’entre eux, mais aussi l’aval et le soutien de la part des chefs des établissements concernés ainsi que du service de la formation continue du Rectorat, auprès duquel le professeur, porteur de cette initiative locale, a déposé une demande de formation se déroulant sur quatre demi-journées de quatre heures réparties dans l’année scolaire. Il a été précisé alors que cette action, «adossée à un projet de recherche sur les pratiques effectives visant à former des lecteurs de littérature du collège au lycée (libellé du stage la première année)», était à inscrire dans la durée (trois années: de 2015/2016, année de la collecte des données, à 2018) et visait à répondre à un objectif général, précisé en ces termes dans le plan de formation:
Le programme de formation/recherche se propose d'explorer les effets des pratiques d'enseignement sur les apprentissages réalisés par les élèves, en particulier de troisième et de seconde. L'objectif est de comprendre comment les élèves s'impliquent dans la lecture et l'interprétation.
Les modalités de travail, validées par le Rectorat, étaient également présentées ainsi :
Trois modalités de travail alterneront:
Les analyses des mises en œuvre et des transactions effectives en classe et/ou en ligne pour interroger les apprentissages des élèves.
Les mutualisations de pratiques de la lecture analytique en collège et en lycée menant à des réflexions et synthèses collaboratives sur les dispositifs et les situations de travail.
Des temps dédiés à l’actualisation des savoirs, à partir d’apports théoriques sur les théories didactiques de la lecture et pour nommer les pratiques (en appui sur des extraits choisis d’articles ou d’ouvrages récents).
Globalement, les modalités de travail ont été les mêmes durant les trois années, mais l’accent a été mis progressivement sur l’appropriation d’une posture de praticien réflexif, celle-ci requérant l’actualisation des savoirs issus de la recherche. Enfin, ce stage a regroupé au cours des trois années et selon des variations importantes d’une séance à l’autre entre 8 et 15 enseignants4, constat qui conduit à s’interroger sur les atouts et les limites de cette recherche-formation collaborative, comme nous le verrons plus loin.
Un séminaire pour accompagner la recherche collaborative dans l’académie de Lille
L’équipe du bassin d’Arras en lycée et en collège, constituée par sollicitation directe et par cooptation, a réuni quatre enseignants représentant un panel d’établissements à recrutements socio-culturellement contrastés: trois d’entre eux, expérimentés; le quatrième, en début de carrière à Fourmies, ville en restructuration industrielle. Cette équipe, soutenue par l’ÉSPÉ Lille Nord de France et par l’université d’Artois, a bénéficié d’un soutien financier pour ses travaux.
Pour les praticiens, le contrat prévoyait, outre l’enregistrement audiovisuel de séances de lecture analytique et la transmission des données prévues par le protocole (cf. ci-dessus), la participation à un séminaire, selon deux temporalités: de juin 2015 à juin 2016, durant la phase de collecte des données, les trois demi-journées de séminaire avaient pour finalités de soutenir cette collecte, de favoriser l’autoquestionnement, la confrontation des interrogations, ainsi que la mutualisation des pratiques et des références, sans intervention du chercheur. L’année suivante, les deux dernières séances du séminaire ont été consacrées à la préparation de deux tables rondes pour deux journées d’étude (au plan national et régional), dans le cadre d’un dialogue entre praticiens et chercheurs (cf. ci-dessous).
Afin d’identifier l’influence de cette recherche collaborative sur les conceptions et les pratiques professorales en matière d’approches analytiques des textes littéraires, plusieurs données ont été recueillies et analysées : les questionnaires et les entretiens semi-directifs collectés en début de recherche PELAS (2015) auprès des enseignants des deux groupes; les échanges enregistrés lors de certaines des séances de formation, notamment lors de la séance bilan proposée en avril 2018 pour l’académie de Versailles; les interventions de deux représentants de l’équipe de Versailles et de trois représentantes de l’équipe de l’académie de Lille dans le cadre d’une journée d’étude organisée par l’équipe PELAS à l’Institut français de l’Éducation en octobre 2017; ainsi que, pour Lille, les verbatims des séminaires et l’enregistrement de la réunion préparatoire à cette journée comme à celle d’avril 20175.
La recherche collaborative : un espace de développement professionnel
La recherche collaborative menée dans le cadre du programme PELAS a été envisagée conformément au concept élaboré par Desgagné il y a plus de vingt ans. Trois dimensions caractérisent ce type d’action:
- - Les «praticiens s'engagent, avec le chercheur, à explorer un aspect de leur pratique» et «l'objet même de la recherche porte sur leur compréhension en contexte du phénomène exploré». Dans le cas présent, cet «aspect de leur pratique» concerne les approches analytiques des textes littéraires.
- - Cette activité de recherche offre aux praticiens «une occasion de perfectionnement, elle est activité de formation».
- - Les connaissances construites au cours de cette recherche collaborative sont «le produit d'un processus de rapprochement, voire de médiation entre théorie et pratique et entre culture de recherche et culture de pratique» (1997 : 383-384).
L’analyse des données recueillies dans l’académie de Versailles montre que ce type de recherche favorise chez les enseignants un déplacement de posture dans la mesure où, comme l’un des professeurs concernés le précise, ils «apprennent à réfléchir» sur leur pratique, à actualiser les savoirs sur lesquels cette pratique repose et à percevoir l’intérêt que cette actualisation représente pour leur pratique au quotidien.
Plusieurs facteurs favorisent ce déplacement de posture. Cependant, comme le confie l’un des enseignants, «on devient des praticiens réflexifs» une fois que l’on a accepté, comme le précise un autre, de «se remettre en posture d’apprenant». Et cet «apprentissage» ne peut se réaliser que sous certaines conditions: il faut accepter de confronter sa pratique à celle des autres, de la voir questionnée par les chercheurs mais aussi par les pairs et bien évidemment par soi-même, ce qui conduit à accepter d’ouvrir les portes de sa classe. Il faut accepter de «douter» (verbe qui revient fréquemment lors des échanges) de la validité de sa pratique, qu’avec l’expérience on croyait efficace et efficiente. Il faut percevoir l’intérêt que certains écrits de recherche peuvent présenter pour sa pratique au quotidien. Une fois ce «mal nécessaire» accepté –pour reprendre l’expression d’un des enseignants–, l’intérêt d’un tel travail collaboratif est multiple: non seulement les échanges entre pairs donnent envie d’approfondir la réflexion engagée, mais les rencontres avec le/les chercheur(s)-formateur(s) impulsent et entretiennent «le processus de réflexion», comme le soulignent les verbatims suivants6:
P1 : À chaque fois j’ai l’impression qu’il y a un niveau qui se développe […] ça entretient le processus de réflexion.
P2 : Ça maintient dans une dynamique et c’est très stimulant intellectuellement, c’est gratifiant car ça permet de sortir de la routine.
P3 : Ça permet d’intellectualiser notre approche de notre métier, ça m’a aidée à dépasser ces moments où je trouvais que je commençais à entrer dans cette routine.
Quant aux écrits de recherche que le chercheur invite et «aide» à lire, ils permettent de «mettre des mots sur des difficultés ressenties» mais non encore verbalisées, d’éclairer certaines notions et certains concepts (par exemple, «Qu’est-ce qu’une lecture analytique ?», «Qu’est-ce qu’un sujet lecteur ?»), sachant que l’intérêt pour le professeur «ne porte pas sur la notion elle-même mais sur ce que ça veut dire pour sa pratique au quotidien». Ces éclairages théoriques donnent également «envie d’approfondir, d’aller plus loin» et favorisent aussi une meilleure compréhension des prescriptions institutionnelles. Comme l’avoue un enseignant, lire ces écrits de recherche d’un premier abord complexes, c’est «se mettre dans la situation de l’élève». Il y a comme «un effet de miroir» car la lecture de ces écrits est au départ, selon les professeurs, aussi compliquée que celle des textes littéraires qu’ils soumettent à leurs élèves: l’un d’eux précise que l’on peut ainsi «percevoir la difficulté de l’apprenant que l’on a face à nous tout le temps et justement son angoisse par rapport à nos exigences». Et ce même professeur ajoute qu’il peut de la sorte «garder en mémoire ce qu’est, ce qu’a été [son] parcours d’apprenant».
Il y a cependant consensus sur la nécessité de prévoir une «phase d’adaptation», car la collaboration est dans un premier temps «déstabilisante». Et il faut du temps pour entrer dans les écrits de recherche, permettre à chacun de percevoir l’intérêt de telle notion, de tel concept (une fois compris·e) pour sa pratique au quotidien. L’un des enseignants confie : «Avant je n’en voyais pas l’intérêt, ça n’avait pas de sens pour moi, mais maintenant…»
Par ailleurs, cette recherche collaborative apparait comme un espace où les tensions perçues dans la classe, les difficultés éprouvées sont «théorisées». Cette «mise en discours des tensions», éclairée par les écrits des chercheurs, est perçue comme un processus «salvateur», ce que les verbatims suivants confirment :
P4 : Des gens pensent à ça, et donc ça légitime mes inquiétudes et en plus on essaie de trouver une solution.
P5 : C’est rassurant car on n’est pas seul à partager ces doutes.
Le «groupe de recherche», aussi désigné par le syntagme «groupe de travail» (ce qui confirme l’implication réelle des enseignants dans le processus de recherche), offre donc du temps pour «verbaliser», «partager», «réfléchir», «construire des savoirs sur le long terme» et, par conséquent, opérer un déplacement de posture qui repose sur une conception ouverte du métier d’enseignant. Deux stagiaires confient sur ce point:
P6 : Le professeur n’est pas nécessairement celui qui a la solution, ça le replace comme quelqu’un qui tâtonne.
P7 : On devient aussi un peu nous-mêmes chercheurs, modestement, très modestement. C’est déstabilisant, voire très déstabilisant, mais c’est déculpabilisant.
Adopter la posture de chercheur pour ces enseignants impliqués dans cette recherche collaborative, c’est «prendre du recul par rapport à un échec constaté» (une situation de classe qui n’a pas donné les résultats escomptés), «échec que jusqu’alors on se contentait de constater comme tel», c’est «chercher autre chose», se demander ce que l’on peut faire d’autre pour atteindre l’objectif visé. Et pour ce qui concerne les approches analytiques des textes littéraires, adopter cette nouvelle posture conduit à s’accorder des libertés par rapport à ce que l’on croyait être imposé par l’institution. C’est par exemple admettre qu’«il y a mille façons de faire des lectures analytiques, qu’il ne faut pas se limiter, qu’il ne faut pas s’enfermer, surtout pas s’enfermer dans les représentations que l’[on s’en fait] à la lecture des programmes». C’est considérer que le plus important est de réfléchir au «processus» par lequel les élèves s’approprient le texte et parviennent progressivement à parler de la lecture qu’ils en ont faite. C’est considérer «la classe comme un laboratoire» et donc, en matière de lecture analytique, c’est «oser», «s’autoriser», «tester», «essayer» de nouvelles approches, les «varier», les «diversifier». La lecture analytique ne consiste plus seulement dès lors à «comprendre et analyser les mécanismes à l’œuvre dans un texte», comme la définissent certains des enseignants dans le questionnaire renseigné au début de la recherche. Effectivement, alors qu’initialement tous estiment que la lecture analytique vise à apprendre aux collégiens à «déstructurer» les textes et aux lycéens à les «restructurer», cette conception des enjeux de l’enseignement de la littérature ne fait plus consensus trois ans plus tard dans la mesure où cette modalité de lecture scolaire est désormais perçue comme «un processus à entretenir sur le long terme», où elle est à envisager «dans un continuum» dans la formation des élèves lecteurs.
Cette collaboration favorise également la circulation voire la production de savoirs, comme en témoignent les évolutions apportées aux descriptifs présentant l’action de formation menée dans un bassin de l’académie de Versailles et soumis à l’administration. Les verbes «explorer», «questionner», «interroger», «réfléchir sur», «chercher à repérer», «éclairer» y sont de plus en plus présents et, la troisième année, sont clairement annoncés «des temps d’actualisation des connaissances théoriques dans les champs de la didactique du français et de la didactique de la littérature» afin d’éclairer les questions soulevées lors de l’analyse des données recueillies par les professeurs eux-mêmes (séances filmées, écrits et oraux d’élèves).
La recherche collaborative : complexités et limites
Le dispositif conçu dans l’académie de Lille montre les complexités et les difficultés de l’articulation entre les enjeux de la recherche et ceux de la formation dans la recherche collaborative, telle qu’actuellement définie. Comment en effet faire en sorte qu’ils ne se développent pas simplement en parallèle, ou l’un au détriment de l’autre? Comment, dans une recherche de type «écologique» qui cherche à approcher le plus possible les pratiques professorales ordinaires dans leurs contextes, ne pas influer sur celles-ci dans les enjeux de formation? Comment prendre en compte, dès la conception du protocole de recherche, les modalités d’évaluation des effets de la collaboration avec les chercheurs sur le développement professionnel des praticiens? Ce sont donc ces complexités et ces difficultés que met au jour l’analyse réflexive de la recherche collaborative telle qu’elle a été mise en place dans cette académie, à Arras.
L’organisation du séminaire évoqué plus haut a découlé des enjeux et modalités de la recherche PELAS, dans le sens où les enseignants et les classes concernées ne pouvaient être considérés comme de simples terrains d’observation. Selon le contrat établi au départ, il s’agissait pour les enseignants de bénéficier non seulement d’un soutien logistique pour le suivi de la collecte durant l’année du recueil des données, mais également de bénéficier de l’appui du groupe au moment où ils acceptaient de livrer leur pratique au regard du chercheur. Le séminaire leur offrait également un espace pour échanger sur leur pratique, afin de nourrir, par la coformation, un processus de développement professionnel. Le contrat stipulait également qu’au-delà d’une bibliographie sur la didactique de la lecture littéraire fournie par le chercheur, celui-ci n’interviendrait pas dans les débats, du moins dans la période de collecte des données, c’est-à-dire durant la première année du séminaire. Des prolongements pour la formation étaient envisagés, notamment par la participation aux deux journées d’étude, mais sans qu’ils aient été, à ce moment-là, davantage précisés.
Les membres de ce groupe avaient bénéficié, avant la recherche et dans le cadre de la formation initiale ou continue, d’apports sur la lecture littéraire et sur la prise en compte du sujet lecteur dans la conduite des séances. L’un d’eux s’était également engagé dans une démarche d’autoformation, nourrie par de nombreuses lectures de revues et d’ouvrages didactiques. Dans sa contribution à la préparation à la journée d’étude à Arras (28 avril 2017), il explique ainsi:
C’est la fréquentation du CRDP qui m’a fait changer. Au départ, j’y allais pour trouver des idées de cours et puis, j’ai emprunté L’École des Lettres Lycée avec des articles d’Yves Stalloni, la revue Didactique, des ouvrages de Jordy, d’Annie Rouxel… La constitution de corpus, la didactique des textes m’intéressaient beaucoup. Se libérer des contraintes que s’imposent finalement les professeurs eux-mêmes me semblait indispensable. Mais cela n’allait pas sans friction avec les collègues en place!
De fait, dans cet espace de discussion ouvert par le séminaire, s’est exprimée l’adhésion forte de ces praticiens à la prise en compte du sujet lecteur, lors des séances de lecture analytique, dans un processus de construction collective du sens à l’oral. Cette conception centrée sur le lecteur a accru, selon eux, leurs motivations pour ces séances et, parallèlement, celles des élèves, comme en témoignent les verbatims suivants d’enseignants de collège, puis de lycée:
P 1 […] elle permet à chacun de se dire: je peux dire quelque chose du texte, je peux comprendre quelque chose […].
P 2 : C’est là que la classe prend tout son sens […] c’est un chemin énorme qu’ils doivent entreprendre dans le texte et à la limite, les autres sont là pour contredire.
Et l’enseignant de lycée ajoute que «c’est ce passage qui est compliqué».
Le séminaire a également favorisé, dans un climat très libre, les échanges sur les difficultés liées à la prise en compte du sujet lecteur dans les approches analytiques des textes, notamment dans la perspective de la liaison entre le collège et le lycée. Pour les enseignants de collège du groupe, comme pour le ministère, c’est bien l’écart entre le niveau des élèves en collège (compétences lecturales, lexicales et syntaxiques faibles; élèves en difficulté par rapport à des analyses métatextuelles écrites) et les exigences des instructions officielles du lycée qui est source de nombreuses interrogations. Celles-ci paraissent difficiles à surmonter. Au lycée, les difficultés tiennent à l’effectif des classes (autour de 35 élèves), à la diversité des pratiques enseignantes et des représentations des élèves à leur sujet, aux contradictions entre la prise en compte de l’élève comme lecteur et le poids des épreuves du baccalauréat, ou même plus généralement, au passage des premières réactions des élèves face à un texte à des analyses plus outillées et plus approfondies, s’appuyant sur l’acquisition de connaissances, comme l’analyse cet enseignant de lycée:
[Dans certaines classes], ils attendent que ce soit moi qui donne le savoir savant, ils veulent bien embrayer le travail, mais dès qu’ils doivent chercher par eux-mêmes, cela leur déplait. Ils veulent bien réagir, ils aiment bien qu’on les sollicite, mais quand la sollicitation devient exigence de lecture, ils voudraient bien que ce soit le professeur qui la leur propose, qui donne davantage de choses, les savoirs savants. […] Cela ne veut pas dire que tout vient des élèves, bien sûr…mais est-ce que je suis trop exigeante, ou est-ce que je suis maladroite, parfois, je me pose la question. On ne peut en rester au stade de la réaction de l’élève. Il faut qu’on construise quelque chose, le savoir, et c’est cette deuxième phase, l’interprétation ou la construction du sens qui est difficile à mettre en place avec certaines classes.
Par ailleurs, la forme orale du cours, qui est la conception de référence des praticiens du groupe pour les séances de lecture analytique, se révèle, dans ces échanges, entrer en contradiction avec le développement des compétences d’analyses métatextuelles requises par le commentaire littéraire au baccalauréat. Un enseignant de lycée précise ainsi que «le réinvestissement de ces compétences travaillées à l’oral est décevant dans la première étape du commentaire écrit». Ce qui rejoint les analyses de l’un de ses collègues de collège:
[…] mais est-ce que des choses systématiques… ça ne pourrait pas aider de temps en temps les élèves qui ont du mal ? Parce qu’on ne part plus de cela, mais on leur demande d’utiliser cela. […] il manque quelque chose dans nos façons de faire pour leur permettre à tous d’aller plus loin dans la compréhension, d’être capables d’écrire un bilan seuls, de développer une question, de l’enrichir, de l’interpréter: tout seuls, ils n’y arrivent pas.
La verbalisation de ces difficultés amène le groupe à s’interroger sur la nécessité d’une trace écrite en cours (perte de temps ou nécessité? lieu de développement de l’écrit ou non? par qui? et qu’en est-il pour les élèves des repérages, surlignages et notes à même le texte: sont-ils des outils suffisants? Quels usages du tableau blanc interactif (TBI)? etc.).
L’un des enseignants du groupe, nourri de nombreuses lectures personnelles (cf. ci-dessus) ouvre une perspective:
Mais la lecture analytique n’est peut-être pas le moment de travailler l’écrit, il y a peut-être une place pour la lecture analytique et une place pour la rédaction. Il ne faut peut-être pas les lier tous les deux tout le temps.
À l’inverse, un autre enseignant de lycée propose de passer davantage par l’écrit pour entrer dans la lecture analytique. Toutefois, ces pistes n’ont pas été durablement reprises dans les échanges du groupe et n’ont pas fait l’objet d’une ouverture vers des lectures théoriques.
Enfin, comme le souligne le verbatim suivant, ce sont également les questions de la différenciation et de la progression à établir au lycée sur deux ans qui ont été objets de débats et non la progression entre collège et lycée:
La difficulté que je rencontre concerne la différenciation. Comment faire attention et accompagner les élèves en difficulté dans leur apprentissage dans une classe de 36 élèves? Comment veiller sur leur progression et leur fixer des objectifs simples qui les mettent en confiance sans cesser d’être exigeante et tout en continuant à les intéresser? Comment mettre cette progression en place sur deux ans?
Ces questionnements ont été soumis à discussion durant les deux journées d’études l’année suivant la collecte des données: ils ont été confrontés à des analyses et à des apports théoriques7. Toutefois aucune évaluation finale de ces confrontations ne permet d’en mesurer plus précisément les apports. Deux autres demi-journées de séminaire, en aval de ces journées, consacrées à l’analyse de ces apports auraient sans doute été nécessaires. Outre cette lacune dans l’anticipation de ce volet de la formation, la dimension collaborative s’est heurtée au décalage entre la temporalité du séminaire et celle du dépouillement des données qui aurait pu permettre aux chercheurs de mieux répondre aux questions posées et de renvoyer à la théorie et à de nouvelles lectures.
Jusqu’où ce séminaire et la participation aux journées d’étude ont-ils permis ce développement professionnel? Ont-ils favorisé la circulation des savoirs et des apports de la recherche? Les données recueillies, faute de mesures précises, ne permettent pas de répondre plus avant à ces questions, même si, à l’heure actuelle, on peut observer que le processus se traduit, pour deux des enseignants impliqués dans la recherche, par une démarche d’engagement dans une formation de formateurs à l’INSPÉ.
Cette collaboration entre chercheurs et praticiens confirme cependant la prégnance du modèle de l’explication de textes à l’oral en situation collective et met au jour les confusions ou les contradictions entre prise en compte du sujet lecteur dans la lecture analytique et commentaire littéraire à l’écrit du baccalauréat de français. La prise en compte du sujet lecteur remet en cause la conception de la discipline, la solidarisation de ses exercices, les distributions entre modalités orales ou écrites des apprentissages et la place des outils d’analyse et des connaissances littéraires dans ce processus d’enseignement et d’apprentissage, particulièrement dans le contexte scolaire français. Les gestes professionnels des enseignants au service de ce que Jean-Pierre Astolfi (2008) désigne comme «le processus enseigner» sont par là même fortement questionnés.
En conclusion, ces deux études montrent les atouts mais aussi les difficultés et les complexités des recherches collaboratives lorsqu’elles visent également le développement professionnel des praticiens. Recherche et formation se déploient en effet dans des temporalités différentes. Une telle recherche collaborative requiert par conséquent une double planification et une double structuration (de recherche et de formation) avec des outils différents, du moins si l’on veut en mesurer de façon précise les effets.
Bibliographie
Ahr, Sylviane (2015), Enseigner la littérature aujourd’hui : «disputes» françaises, Paris, Honoré Champion, coll. «Didactique des lettres et des cultures».
Ahr, Sylviane (dir.) (2018), Former à la lecture littéraire au lycée – Réflexions et expérimentations, Poitiers Futuroscope, Éditions Canopé.
Astolfi, Jean-Pierre (2008), La Saveur des savoirs, Issy-les-Moulineaux, ESF Éditeurs.
Desgagné, Serge (1997), «Le concept de recherche collaborative: l’idée d’un rapprochement entre chercheurs universitaires et praticiens enseignants», Revue des sciences de l'éducation, n° 23, p. 271-393. En ligne, URL : http://id.erudit.org/iderudit/031921ar
Dufays, Jean-Louis (2001), «Quelle(s) méthodologie(s) pour les recherches en didactique de la littérature? Esquisse de typologie et réflexions exploratoires», Enjeux, n° 51-52, p. 7-29.
Flandin, Simon (2014), «La vidéoformation dans tous ses états: Quelles options théoriques? Quels scénarios? Pour quels effets?», Conférence de consensus, Chaire UNESCO, «Former les enseignants au XXIe siècle». En ligne, URL : http://chaire-unesco-formation.ens-lyon.fr/Conference-La-videoformation-dans
Goigoux, Roland (2014), «Lire et écrire à l’école primaire», Bulletin de la Recherche, n° 31. En ligne, URL : http://ife.ens-lyon.fr/ife/recherche/ bulletins/2014/bulletin-nb031
Goigoux, Roland (2007), «Un modèle d’analyse de l’activité des enseignants», Éducation et didactique, n° 1- 3, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, p. 47-69.
Ministère de l’Éducation nationale (2012), «Ressources mises en ligne par le ministère concernant la mise en œuvre d’un accompagnement personnalisé en classe de seconde». En ligne, URL : http://cache.media.eduscol.education.fr/file/Accompagnement_personnalise/30/3/LyceeGT_Ressource_AP_fiche_liaison_3eme_2de_en_francais_216303.pdf
Ministère de l’Éducation nationale (2010), «Programme de l'enseignement commun de français en classe de seconde générale et technologique et en classe de première des séries générales et programme de l'enseignement de littérature en classe de première littéraire», Bulletin officiel spécial, n° 9. En ligne, URL : http://www.education.gouv.fr/cid53318/mene1019760a.html
Morrissette, Joëlle (2013), «Recherche-action et recherche collaborative: quel rapport aux savoirs et à la production de savoirs?», Nouvelles pratiques sociales, n° 25, p. 35-49.
Schneuwly Bernard, Joaquim Dolz & Christophe Ronveaux (2006), «Le synopsis: un outil pour analyser les objets enseignés», in Les méthodes de recherche en didactiques, M.-J. Perrin-Glorian & Y. Reuter (dir.), Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, p. 175-189.
Vinatier, Isabelle (2016), «Recherche collaborative avec des conseillers pédagogiques: quels effets formatifs?», Communiquer, n° 18. En ligne, URL http://journals.openedition.org/communiquer/2097
Pour citer l'article
Sylvianne Ahr & Isabelle de Peretti, "La recherche de type collaboratif: méthodologie pertinente? espace de circulation des savoirs et de formation?", Transpositio, n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature, 2021http://www.transpositio.org/articles/view/la-recherche-de-type-collaboratif-methodologie-pertinente-espace-de-circulation-des-savoirs-et-de-formation
Voir également :
Passer par la peinture pour enseigner la littérature : un détour à l’épreuve de la recherche
Faire du commentaire pictural un détour pour favoriser l’apprentissage du commentaire littéraire est séduisant. L'enquête dont est issu cet article documente et interroge les tenants et les aboutissants d'une telle ambition.
Passer par la peinture pour enseigner la littérature : un détour à l’épreuve de la recherche
Introduction
Le projet de passer par des exercices de réception de l’image comme médiation pour les enseignements/apprentissages en lecture de la littérature est séduisant. Il repose sur deux présupposés: les images se liraient à la manière dont se lisent les textes; les élèves, plus familiers du visuel que du textuel, y seraient moins en difficulté. Ainsi, un rapport de l’Inspection générale, en France, affirmait, en 2000, que la «lecture de l’image» était un «détour opérant» pour apprendre à lire la littérature, «un apport méthodique indéniable, dans la mesure où la démarche d’analyse pour "déchiffrer" une image est plus spontanément reçue par les élèves» (Waysbord-Loing, 2000: 16).
Or l’institutionnalisation scolaire de l’expression lecture de l’image1 n’est pas sans poser problème, en tout cas concernant les œuvres picturales, souvent évoquées parmi les images à étudier, et auxquelles cet article se consacre plus particulièrement. D’abord, un tableau ne se lit pas, en tout cas au sens propre du mot lire, car les diverses combinaisons de teintes, de textures et de traits, pour significatives qu’elles soient, ne font pas l’objet d’un encodage de type linguistique. Si la sémiologie picturale est à l’origine de l’expression, ses propositions théoriques déconstruisent cependant aisément le présupposé d'une identité entre lecture littéraire et réception picturale: il y a forcément métaphore à parler «de vocabulaire ou de lexique picturaux, de syntaxe figurative» (Marin, 1971: 9). Ainsi faut-il prendre garde aux «assimilations hâtives que cautionne l’application au visuel de termes appartenant à la terminologie linguistique ou rhétorique.» (Vouilloux, 2006: 137). Ensuite, il est douteux que les élèves reçoivent «plus spontanément» la peinture que la littérature. Selon Bourdieu et Darbel (1966), affirmer que «l’homme de la culture de l’image serait immédiatement doté de la culture nécessaire pour déchiffrer l’œuvre picturale, image entre les images» (p. 16), c’est s’autoriser à ne pas enseigner à tous ses codes spécifiques pour la réserver aux «âmes bien nées» (p. 15). D’ailleurs, il est contestable qu’une œuvre picturale soit une image car elle n’est pas forcément figurative, et quand elle l’est, ses composantes ne peuvent se réduire à leur fonction mimétique, elles prennent sens pour le récepteur par leurs caractéristiques plastiques et pas seulement iconiques (Vouilloux, 2004).
Or, si les programmes actuels, du moins en France, soulignent plus que par le passé la spécificité des deux langages2, il est toujours question, par exemple dans les programmes de lycée, d’«éclairer la lecture des œuvres et des textes littéraires (…) par leur mise en relation avec les autres arts»3 C’est pourquoi nous souhaitons interroger ici, d’un point de vue socio-didactique, les conditions d’un passage par le commentaire4 de la peinture pour favoriser l’enseignement/apprentissage du commentaire de la littérature. Le transfert, au profit de la littérature, de compétences qui auraient été construites en travaillant sur la peinture est-il possible malgré les écarts sémiotiques entre les deux arts et les écarts herméneutiques qui en résultent? A quelles conditions? Par ailleurs, d’après les enquêtes en sociologie de la culture, par exemple celles d’Olivier Donnat (2011: 28), il demeure en France «une forte stratification sociale des pratiques culturelles». Comme en 1966 «la fréquentation des musées est presque exclusivement le fait des classes cultivées» (Bourdieu & Darbel: 35). Le commentaire pictural n’est-il accessible qu’aux élèves à qui leur parcours scolaire et extrascolaire rend familière la culture picturale 5? le projet de détour, étant alors facilitateur pour les uns et pas pour les autres, serait-il susceptible de renforcer les inégalités sociales de réussite?
1. Méthodologie et cadre théorique
Nous nous appuierons sur une recherche basée sur une double enquête (Claude, 2015, 2016a, 2016b). La première auprès de 350 élèves de troisième et de seconde scolarisés dans des établissements de l’académie de Créteil au recrutement socialement contrasté (parmi les PCS des parents – Professions et Catégories Socio-professionnelles – le taux des «Employés», «Ouvriers», «Personnes sans activité professionnelle», va de 10,7% à 51 % selon les classes enquêtées). La seconde auprès de 200 enseignants de français de la même région.
Pour ce qui est des élèves, chacun d’entre eux a écrit, en deux heures, deux commentaires. Le premier sur une des six reproductions picturales et le second sur un des six extraits littéraires que nous leur avions proposés, choisis parce qu’ils présentaient d’après notre analyse des difficultés équivalentes (voir Claude, 2017)6. Les modalités d’exécution du travail étaient les mêmes pour les deux exercices et la consigne était rédigée semblablement: «écrivez dix lignes (au minimum) pour commenter (donnez quelques-unes de vos impressions)». Suivait une phrase autorisant à ne pas traiter l’un des deux objets en expliquant pourquoi. Le corpus a fait l’objet d’une double analyse comparative, entre commentaire littéraire et pictural d’une part, entre profils sociaux des élèves d’autre part. Puis des entretiens post passation ont été menés avec 11 groupes de 2 à 4 élèves, l’enquêteur les invitant à revenir sur leurs travaux et à expliquer pourquoi ils préféraient l’un ou l’autre des deux exercices ou s’y sentaient plus compétents. L’analyse des transcriptions a permis d’affiner la compréhension des conduites d’élèves dans les deux exercices.
Du côté des enseignants, nous avons soumis un questionnaire à 211 enseignants de français de l’académie de Créteil. Ils étaient interrogés sur les objectifs qu’ils se donnaient concernant chacun des deux arts, les difficultés qu’ils y rencontraient, et leurs critères pour considérer les exercices comme réussis, critères qui se sont avérés de même nature pour les deux objets. Ceci nous a permis de disposer d’une référence à l’aune de laquelle comparer les commentaires. Le but de cette recherche n’était donc pas de tester un dispositif d’enseignement, mais de comparer, au regard des attendus, les dispositions culturelles et langagières que les élèves étaient susceptibles d’importer de leur expérience antérieure au départ d’un projet de détour par la peinture.
L’appui théorique des registres de l’apprentissage, tels que les définissent Elisabeth Bautier et Patrick Rayou (2013), nous a permis d’analyser le corpus. Selon ce modèle, une activité d’apprentissage est analysable comme configurant trois registres. Le premier est celui des opérations cognitivo-langagières qui sont mises en œuvre. Le second, culturel, est constitué des savoirs généraux et spécialisés qui y sont engagés. Le troisième, identitaire symbolique, concerne les modes d’engagement de soi dans l’activité et de la prise en compte d’autrui. Nous avons cherché à comprendre, d’après les réponses des enseignants, comment ils attendaient que soient configurés les trois registres, et d’en déduire des critères pour notre analyse comparative des commentaires des élèves. Ce qui nous a permis de connaître, pour chacun des deux arts et pour les différents profils sociaux, la proportion des commentaires plus ou moins proches de la mobilisation des registres que les enseignants souhaitaient y trouver.
2. Aperçu des résultats: des commentaires picturaux plus proches des attendus que les commentaires littéraires
Les élèves ont été sensiblement plus nombreux à s’emparer de l’autorisation qui leur était donnée de ne pas faire l’exercice pour le texte (30.5%) que pour la peinture (5.5%). L’écart est plus net encore si nous ne retenons que les travaux des élèves des classes de recrutement majoritairement défavorisé (1.5% ne traitent pas la peinture et 47.5% ne traitent pas la littérature). Ils ont donc vraisemblablement le sentiment d’être plus compétents en commentaire pictural. Pour savoir s’ils l’étaient effectivement, nous avons comparé les commentaires à l’aune des attentes des enseignants.
2.1. Ce qui est attendu des enseignants dans les trois registres
Dans le registre cognitif, les enseignants souhaitent que les élèves appréhendent avec justesse un sens qu’on peut considérer comme consensuel, mais aussi interprètent, c’est-à-dire conçoivent d’autres directions de sens, si possible plurielles. Ils voudraient aussi que les élèves sachent montrer ces sens interprétés comme acceptables par le texte ou le tableau commenté, en s’appuyant sur une observation minutieuse de cet objet, notamment de sa forme (pour la peinture teintes, texture, composition, lignes; pour la littérature sonorités, rythmes, figures de style, composition…) mais aussi en tenant compte du contexte artistique et historique. Dans le registre culturel, ceci suppose que les élèves disposent de savoirs linguistiques et iconographiques pour accéder à la part consensuelle du sens mais aussi de savoirs leur permettant de justifier et de nourrir leur interprétation. Dans le registre identitaire symbolique, une majorité des enseignants disent attendre que les élèves s’engagent subjectivement dans une transaction avec l’œuvre, en y mettant de ce qu’ils sont vraiment, de leurs émotions, de leurs valeurs, car c’est nécessaire pour qu’ils puissent concevoir personnellement du sens. Mais comme l’interprétation produite doit être justifiée par une analyse du texte ou du tableau, il faut aussi qu’ils acceptent de ressaisir cette réception subjective, de la retravailler (ce qui rappelle le processus de va et vient dialectique défini par Jean-Louis Dufays, 2016). Ce processus est généralement perçu par les enseignants enquêtés comme successif: il faut donc s’investir puis se désinvestir, en prenant ses distances avec l’objet, tout en conservant trace des éléments interprétatifs permis par la projection de soi. C’est donc une façon très spécifique d’être soi qui est attendue dans le registre identitaire symbolique.
2.2. Les commentaires des élèves à l’aune de ces attendus
D’une analyse qualitative fine d’une trentaine de commentaires, nous avons induit des caractéristiques langagières correspondant aux différents critères que nous avons définis d'après les réponses des enseignants. Ceci nous a permis, pour l’approche quantitative, de classer chacun des 700 commentaires, pour chacun des critères, dans un type plus ou moins proche des attendus. Nous ne pouvons détailler ici les indicateurs pour chaque critère de chaque registre (voir Claude, 2015), en voici deux exemples qui pourront en donner une idée: pour déterminer, dans le registre cognitif, si l’élève concevait des directions de sens relevant d’une interprétation, nous avons observé s’il y avait écart entre le lexique objectivement attaché à la description du tableau ou à l’univers diégétique du texte et un lexique s’en abstrayant, manifestant la part prise par le récepteur dans la création de significations (par exemple, à propos de la Nativité de Georges de la Tour, le vocabulaire abstrait, «mort», «enfers», «paradis», «froideur», «crainte», qui ne relève pas de la seule observation du tableau, signale que le commentateur prend en charge la proposition d’un sens symbolique).
Autre exemple, dans le registre identitaire symbolique, certains indicateurs signalent l’investissement subjectif : marques de la première personne, modalisateurs, adverbes («personnellement, je pense que…» ; «franchement c’est un beau tableau»), formules explicitant l’activité du récepteur («il me semble…», «on dirait que…», «je comprends que…», «je propose d’y voir»….), indices lexicaux de l’appréciation ou de la dépréciation, comme des adjectifs péjoratifs ou mélioratifs (le texte ou le tableau est «intéressant», «incompréhensible», «émouvant» ; les couleurs sont «belles», «criardes», «joyeuses»….). D’autres indicateurs permettent de repérer la ressaisie de cet engagement pour le partager avec autrui, notamment les marques de l’articulation justifiée entre caractéristiques de l’œuvre et interprétation proposée (tel élément «montre que….», «donne l’impression que…». Cette impression «est le fait de…», «vient de…», «s’explique par…», «est produite par…»)
D’après notre étude, les commentaires picturaux des élèves présentent les opérations cognitivo-langagières attendues des enseignants plus souvent que leurs commentaires littéraires. 81% des commentaires picturaux sont analysables comme relevant de l’interprétation alors que c’est le cas de 60 % des commentaires sur la littérature. Dans 39% des commentaires picturaux et seulement 22% des commentaires littéraires les élèves proposent des directions de sens plurielles. 73 % des commentateurs prennent en compte les caractéristiques formelles pour la peinture alors que c’est le cas de seulement 45 % pour la littérature, où ils les traitent de surcroît plus souvent de façon purement descriptive, sans leur associer d’effets de sens. Pour chaque critère du registre cognitif, l’écart de réussite se creuse nettement en faveur de la peinture pour les élèves des établissements de recrutement défavorisé (un seul exemple: pour ce sous-groupe, des pistes interprétatives sont repérables dans 78 % des commentaires picturaux, et 34 % des commentaires littéraires seulement).
Dans le registre culturel, la peinture met en revanche les élèves en difficulté plus souvent que la littérature: beaucoup de commentaires manifestent que leur auteur ne dispose pas de certaines connaissances dont on peut considérer qu’elles seraient nécessaires pour lui permettre d’appréhender une part du sens dont on peut considérer, en contexte scolaire, qu’elle doit faire consensus. 40 % des élèves sont mis difficulté pour leur compréhension de la peinture, contre 27% pour la littérature. Par exemple, 60% des élèves n’identifient pas les personnages comme un troupe de comédiens dans le tableau de Picasso, La Famille de Saltimbanques. 75 % de ceux qui travaillent sur La Nativité ou Le Nouveau-né de Georges de la Tour n’identifient pas les personnages évangéliques7. Pour les textes, les savoirs linguistiques, notamment lexicaux, peuvent certes faire défaut, mais plus rarement empêcher l'appréhension du sens global du texte (Cèbe, Goigoux & Thomaset, 2003). En revanche, les élèves sont sensiblement plus nombreux pour le tableau (20%) que pour le texte (10 %) à convoquer des savoirs culturels pour étayer leur interprétation, notamment des références à d’autres œuvres.
Dans le registre identitaire symbolique enfin, les élèves acceptent mieux le double mouvement d’implication subjective et de ressaisie de cette implication, d’après nos indicateurs, concernant la peinture (40% des commentaires contre 20% en commentaire littéraire; dans les établissements les plus défavorisés, l’écart se creuse nettement: 36 % pour la peinture et 5 % seulement pour la littérature).
Donc notre analyse montre que les conduites d’élèves dans les trois registres sont très différentes d’un art à l’autre. Par rapport aux commentaires littéraires, les commentaires picturaux sont plus proches des attendus des enseignants pour la majorité de nos critères; ils n’en sont plus éloignés que pour une partie des critères du registre culturel. Que les élèves s’approchent plus souvent de normes scolaires quand ils travaillent sur la peinture confirme que le projet de faire jouer un rôle de médiation à cet exercice pour enseigner le commentaire littéraire doit être pris au sérieux. Mais il faut comprendre, pour chacun des registres, ce qui explique que les conduites d’élèves soient différentes. C’est nécessaire pour tenter de définir quel accompagnement pourrait les aider à transférer ce qu’ils savent faire d’un art à l’autre, afin d’éviter que le détour soit sans retour (Claude & Rayou, 2020).
3.Propositions d’explication des différences
Si les élèves ne réussissent pas semblablement les deux activités, c’est, d’après nous, parce que les différences sémiologiques entre deux objets ont des incidences sur l’activité requise dans les trois registres; mais c’est aussi parce que les élèves ne perçoivent pas les deux objets de la même façon.
3.1. Les incidences des différences sémiologiques entre les deux objets
3.1.1. Des savoirs culturels exigeants pour la peinture.
Certes, il n’existe pas de lexique pictural. Pour autant, les signes picturaux ne font pas sens naturellement, même s’il n’y a pas de corrélation arbitraire entre signifiant et signifié (Eco, 1992). Certains motifs ou configurations plastiques sont conventionnellement dotés, préalablement à leur réalisation dans le tableau, de contenus de sens. Un exemple en est la connaissance, souvent utile pour le genre de la peinture d’histoire8 de l’iconographie9. Erwin Panofsky définit deux stades de l’appréhension d’un tableau figuratif: le premier, pré-iconographique, est celui de la reconnaissance de ce qui est figuré, c'est-à-dire des «motifs artistiques»; il permet d’appréhender les significations «primaires ou naturelles». L’«expérience pratique» (1967: 17, 18) d’un récepteur ordinaire y suffit le plus souvent (sont représentés un homme et une femme nus, un paon…). Le second stade est celui de l’iconographie, par lequel le spectateur accède aux significations conventionnelles des motifs, en reconnaissant les thèmes ou concepts (ce sont Adam et Eve, c’est l’attribut d’Héra…). Appréhender ces contenus de sens requiert des connaissances parfois savantes, d’autant que ces conventions sont variables pour le même thème d’un foyer culturel à l’autre.
3.1.2. Un langage qui ne s’appuie pas sur une langue
C’est au récepteur de la peinture de postuler des corrélations entre forme (combinaisons de teintes, de textures et de traits) et sens, sans l’appui d’un code de type linguistique (Eco, 1992). Ceci réclame de lui une participation active, mais moins contrainte, et peut expliquer que les élèves se sentent plus autorisés à produire une interprétation. Par ailleurs, les signes picturaux sont à la fois des désignants (au sens où ils représentent un figuré) et des signifiants à valeur expressive (au sens où les caractéristiques picturales produisent certaines impressions) (Marin, 1971), ils ont une double nature, iconique, du fait qu’ils participent à la figuration, et plastique, du fait qu’ils se caractérisent par une certaine qualité matérielle (Groupe µ, 1992), ce qui peut expliquer pourquoi les élèves construisent plus souvent du sens en articulant les deux aspects du signe. Pour un tableau non figuratif, les caractéristiques plastiques doivent suffire au récepteur pour concevoir sa compréhension/interprétation. Certes, dans la discipline, le lecteur doit aussi donner sens aux caractéristiques sensibles de la forme du texte: mais l’existence du code linguistique peut masquer à une partie des élèves cette modalité de production de sens.
Une autre différence réside dans la temporalité de l’appréhension. Commenter un texte selon les réquisits scolaires suppose des relectures à même de faire émerger diverses interprétations. Cependant, la successivité s’impose à la première lecture. Au contraire, si le tableau présente généralement des jalons au parcours du regard, jalons parfois très visibles, notamment dans un tableau de facture classique, il laisse néanmoins au spectateur le choix d’ordonner les composantes de diverses façons, de sorte que «le tableau n’offre pas une lecture, mais un système de lectures» (Marin, 1971: 21). Ceci peut inciter l’élève à construire une pluralité de sens. Bernard Vouilloux souligne la «labilité des indices qui autorisent l’interprétation figurative» (2006: 142): il dépend du spectateur que telle ou telle caractéristique d’un tableau soit retenue comme signifiante, ce qui peut favoriser, à l’échelle d’un groupe voire au cours de la réception d’un même sujet, des propositions interprétatives diverses.
L’élève récepteur de la peinture pourrait par conséquent se sentir plus encouragé à donner sens à l’œuvre, y compris à sa forme, à concevoir une interprétation plurielle. La peinture est donc telle, par ses caractéristiques propres, qu’elle est susceptible d’encourager les opérations cognitives attendues des enseignants. Mais c’est à la condition que l’élève s’engage effectivement dans la réception, qu’il accepte et s’autorise ce travail de récepteur actif. Ceci suppose un certain rapport à l’objet: dans le registre culturel, un certain mode de valorisation de l’objet; dans le registre identitaire symbolique, un engagement subjectif dans l’interaction avec lui.
3.2. Un rapport différent des élèves aux deux objets
Les entretiens post-passation avec les élèves font apparaître, quand on les compare avec les verbatims des enseignants, un rapport10 à l’œuvre picturale plus favorable aux attendus de ces derniers que leur rapport à l’œuvre littéraire. Nous confronterons dans cette partie des verbatims d’enseignants et d’élèves, afin de mettre en lumière des écarts de conception qui ne peuvent qu’être sources de malentendus.
3.2.1. Le texte du récepteur
Si une minorité des enseignants se réfèrent à une conception du sens des œuvres comme immanent, c’est-à-dire contenu dans l’œuvre même, réduit à l’intentio operis (Eco, 1992), pour la majorité d’entre eux, il s’agit bien de co-construire ce sens, comme l’exprime Yvon 11 (enseignant au lycée):
Il ne s'agit pas d'un matériau mort et figé (…), mais [le texte] est le résultat de deux phases créatives: celle réalisée, parfois dans la douleur, par son auteur, et la recréation, qui la complète, par l’opération de lecture.
Le rapport que les élèves ont au tableau apparaît bien plus compatible avec cet attendu que le rapport qu’ils ont au texte. Sarah (élève de seconde) explique par exemple en entretien: «le tableau, c’est notre opinion, alors qu’un texte, c’est l’opinion de l’auteur… C’est ça qu’il faut dire en commentaire… Dans une peinture c’est plus facile, on est libre». Pour Amélie (élève de troisième): «Sur le tableau il y a rien d’écrit, c’est à nous d’écrire, alors que sur le texte il y a ce qu’il y a déjà écrit». Commentaire et objet du commentaire étant de nature linguistique, elle les perçoit comme concurrents, et ne se sent de ce fait pas autorisée à produire son texte de lectrice (Mazauric, Fourtanier & Langlade, 2011). Cette idée est exprimée par plusieurs élèves de notre corpus. Au contraire, pour la peinture, le langage de l’objet et le métalangage du commentaire sont hétérogènes, ce qui autoriserait le texte de réception. Dayane (élève de seconde) explique par exemple: «une peinture… il y a pas de texte… je veux dire c’est nous on imagine… alors qu’un poème il y a des textes, alors…».
Une partie des enseignants aimeraient que leurs élèves s’appuient sur un investissement subjectif entier (au sens du paradigme du sujet lecteur, Langlade & Rouxel, 2004), sur leurs émotions notamment. Chloé (enseignante en lycée) écrit par exemple: «Je leur demande: - de formuler, d’exprimer leurs émotions – de repérer comment l’émotion a été possible, par quels procédés l’auteur a réussi à la faire naître.». Ils font même parfois de l’émotion une condition incontournable de la compréhension/interprétation des oeuvres, comme Pascal (enseignant en lycée):
Je souhaite qu’ils comprennent que [le texte] est un lieu vivant, de pure émotion, de plaisir, qui doit faire réagir très vite. Si l’émotion n’est pas transmise, il faut savoir faire un sort expéditif à ce texte en expliquant pourquoi (même rapidement), puis tendre les bras à un autre auteur.
Or les élèves, quant à eux, dénient souvent à la littérature tout pouvoir de les émouvoir, au contraire de la peinture:
Hafza: Les émotions du texte moi je les sens pas!
Dayane : Émotifs on n’est pas trop émotifs (rires)
Enquêtrice: Et sur les tableaux ça vous fait quelque chose davantage?
Sarah: Oui parce que il y a des couleurs (…)
Selim: Bien sûr on voit si on voit quelqu’un de mort ça va nous faire quelque chose bien sûr.
Si tous ne sont pas aussi péremptoires, aucun, dans nos entretiens, n’exprime son émotion de lecteur, alors qu’ils sont nombreux à se dire sensibles à la peinture.
3.2.2. La pluralité de l’interprétation
Adrien (enseignant en lycée), comme beaucoup de ses collègues, insiste sur la pluralité de sens qui fait la richesse de l’œuvre littéraire:
Avec mes élèves, je compare volontiers le texte à un mille-feuille. Tous les deux se savourent, et tous les deux ont une multitude de strates. Et plus il y a de strates, meilleur c’est. Les strates d’un chef d’œuvre sont infinies…
Pour les élèves au contraire, si c’est possible de donner plusieurs sens à un tableau, ce n’est pas le cas pour un texte. Ainsi, selon Amélie (élève de troisième): «le texte il peut avoir qu’un seul sens et un tableau il peut avoir plusieurs sens». Dans un autre entretien, Sarah, Hafza et Dayane débattent de l’interprétation de La Nativité de George de la Tour. Pour Hafza: «c’est la naissance de Jésus». Mais pour Sarah: «Non moi j’aurais vu n’importe quelle naissance». Hafza affirme alors la possibilité de la pluralité interprétative: «Ça dépend de la personne qui regarde…» Les deux élèves iront jusqu’ à dépasser leur désaccord interprétatif: non pas un sens ou l’autre, mais une intégration des deux directions de sens :
Hafza: C’est les deux. C’est un commencement.
Sarah: C’est l’espoir… c’est un espoir…
L’enquêtrice tentant alors de les amener au même type d’échanges à propos d’un texte se heurte à une fin de non-recevoir:
Enquêtrice.… mais il n’y a pas deux manières de comprendre?
Ensemble: Un texte? Ben non… un texte, non…
3.2.2. Une forme signifiante
Autre composante du rapport aux œuvres d’art qui sous-tend les attendus scolaires, la forme de l’expression doit être appréhendée comme riche de virtualités connotatives à actualiser: «j’attends qu’ils parviennent à montrer que l’écriture fait sens» (Emma, enseignante en lycée). Presque tous les enseignants regrettent que leurs élèves se contentent souvent de décrire des caractéristiques formelles sans rien en faire, comme l’écrit Maria (enseignante en lycée): «Je voudrais éviter le formalisme sans construction du sens (les élèves décrivent la forme, relèvent des figures de style, des champs lexicaux, décrivent la prosodie mais n’en font rien)». Cet échange entre des élèves à propos de «Stances à Marquise» de Corneille12 nous semble illustrer ce que Maria souhaite éviter: pendant qu’Hafza tente de construire du sens, Sarah et Dayane s’évertuent à décrire la versification:
Sarah: C’est un poème… (à propos de Stances à Marquise de Corneille)
Dayane: Il y a des rimes… Des rimes plates ou des rimes embrassées…
Hafza: Mais c’est un vieux…
Sarah: Croisées… je crois?
Dayane: Ah oui croisées
Hafza: …une personne âgée qui fait une déclaration…
Sarah: Il y a des strophes…des… quatre… quatrains.
En revanche, concernant la peinture, ils évoquent très souvent les caractéristiques plastiques, notamment les couleurs, pour expliquer comment ils s’y prennent pour commenter, comme Akim (élève de seconde): «Dans le tableau il y a les couleurs qui nous annoncent… les sentiments, la joie ou… et comme il y a des couleurs chacun fait des hypothèses…».
Au-delà des caractéristiques sémiologiques de la peinture, le rapport des élèves à cet art peut donc expliquer que leurs productions écrites sont plus proches de ce que valorisent les enseignants quand il s’agit de peinture que quand il s’agit de littérature. Le statut des deux exercices dans les évaluations, très différent, y contribue sans doute. En effet, si les programmes français prescrivent la «lecture de l’image» à tous les niveaux du secondaire, elle est beaucoup moins présente que la littérature dans les épreuves certificatives, ce qui fait que les élèves sont moins souvent soumis à des exercices d’entraînement notés. Or, plusieurs nous disent en entretien, comme Fatiha, que «si dans un commentaire on dit quelque chose qui nous plaît et qu’on développe, peut-être que Mme E (son enseignante) c’est pas ça qu’elle voulait comme idée et on n’aura pas une bonne note». Cette crainte contribue sans doute à construire leur rapport différent aux deux arts. Certains des enseignants qui ont répondu à notre enquête le soulignent, comme Pascal (enseignant en lycée): «ils parlent plus facilement devant un tableau (…) que devant un texte dont la forme écrite rappelle immédiatement la contrainte de la copie, du devoir sanctionné par une note».
Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que les enseignants cherchent à faire de la peinture une médiation pour la littérature. Une enseignante en collège dit en entretien: «Ce travail les aide à revenir au texte: ils comprennent enfin ce que j’attends!» Or, si nous sommes en mesure de confirmer que les élèves, notamment dans les collèges les plus défavorisés, y rencontrent moins de difficultés, nous constatons que cette facilitation provient des écarts entre les deux arts: l’activité de compréhension/interprétation ne peut donc être transposée à l’identique, son transfert d’un art à l’autre nécessite une adaptation.
4. L'accompagnement didactique nécessaire
Notre enquête auprès des enseignants fait apparaître trois types de posture concernant le transfert des apprentissages d’un art à l’autre.
Quelques enseignants font le choix délibéré de cacher à leurs élèves la finalité du travail qu’ils proposent aux élèves sur la peinture: comme ce travail plaît aux élèves, ils craignent de perdre leur implication en faisant explicitement le lien avec la littérature. Ainsi Delphine (enseignante en collège) écrit-elle: «Ils aiment tellement ça que j’essaie de ne pas casser l’ambiance en leur rappelant qu’en réalité on fait du français». Marie (enseignante en lycée) se réjouit quant à elle que les élèves «sont comme Monsieur Jourdain, avec la peinture ils apprennent le commentaire sans le savoir!». Il s’agirait donc, en somme, pour préserver l’engagement des élèves dans l’exercice quand il porte sur la peinture, d’invisibiliser la finalité du retour à la littérature.
Les enseignants d’un second groupe, majoritaires, explicitent la finalité du retour à la littérature mais considèrent que le passage d’un art à l’autre va de soi. Julien (enseignant en collège), écrit: «Ils voient bien que le principe est le même: être à l’écoute de ses réactions à l’œuvre et en faire quelque chose.» La médiation par la peinture risque fort de rester lettre morte si l’enseignant n’aide pas ses élèves à prendre conscience, d’une part des apprentissages qu’ils ont réalisés et, d’autre part, des transformations qu’il est nécessaire de faire subir à ces apprentissages pour les adapter à un objet de nature différente. On peut craindre que seuls ceux qui disposent déjà du rapport à la littérature requis par l’exercice ne soient en mesure de prendre en charge par eux-mêmes le retour du détour, les autres restant tributaires de représentations qui font obstacle à leur réussite.
Les enseignants d’un dernier groupe disent s’attacher à accompagner le travail de recontextualisation, au profit du commentaire littéraire, des compétences acquises par la pratique du commentaire pictural. Ainsi Emma, enseignante en lycée, détaille en entretien l’accompagnement didactique qu’elle a opéré suite à une remarque fortuite d’un de ses élèves:
J’ai travaillé sur le Radeau de la Méduse; il fallait observer, réagir, construire une interprétation à partir de là. Quand je leur ai demandé de faire le bilan de ce que nous avions fait un élève a dit: ‘’c’était bien aujourd’hui, ce qu’on a fait était mieux que d’habitude’’. Un autre a répondu: ‘’on a fait exactement la même chose que d’habitude’’. J’étais ravie, je les ai fait travailler à partir de là: ce que nous avions fait, les points communs et les différences avec ce que nous faisons sur la littérature (…) pour que ça serve à quelque chose il faut arriver à ce qu’ils fassent le lien.
Pour ces enseignants, il est nécessaire de faire identifier aux élèves l’opération intellectuelle qui leur a permis de commenter la peinture, de manière à ce qu’ils puissent la décontextualiser et la recontextualiser au profit de la littérature. Compte tenu de ce que notre recherche nous a appris du rapport très différent des élèves aux deux arts, qui s’ajoute aux différences sémiotiques, on peut affirmer que c’est une condition pour faire jouer à la peinture un rôle de médiation vers la littérature.
Conclusion
Passer par la peinture pour favoriser les apprentissages en commentaire de la littérature (au sens large que nous donnons au mot commentaire) est un projet légitime. En effet, par rapport à la littérature, les élèves s’approchent davantage de ce qui est attendu des enseignants quand on leur demande, en amont de tout dispositif didactique, d’écrire leur compréhension/interprétation d’un tableau. Ils partent de moins loin des normes scolaires en commentaire pictural qu’en commentaire littéraire. Ce sont, d’après nos analyses, les écarts sémiotiques et surtout le rapport différent des élèves aux deux arts qui expliquent cette meilleure réussite: beaucoup d’élèves que nous avons rencontrés en entretien manifestent un rapport à la peinture qui est compatible avec les réquisits scolaires; au contraire, concernant la littérature de nombreux malentendus apparaissent, qui affectent nos trois registres. On peut considérer ces malentendus comme socio-scolaires (Rayou, 202O), du fait que les écarts entre réussite en commentaire pictural et en commentaire littéraire s’accroissent, dans notre recherche, pour les élèves des établissements de recrutement très populaire. Par conséquent, la préconisation d'une médiation par la peinture peut être illusoire si elle présuppose l’évidence d’un transfert entre les deux processus de compréhension/interprétation: si l’enseignant considère que c’est la même activité, donc qu’il n’y aucune difficulté à transposer à la littérature ce qu’on sait faire sur la peinture, les malentendus risquent de rester entiers. Les inégalités de réussite concernant la littérature ont de ce fait peu de chances de diminuer. En revanche, le détour par la peinture est prometteur si l’enseignant prend en charge, dans les trois registres que nous avons définis, l’étayage du retour à la littérature, c’est-à-dire qu’il accompagne ses élèves dans le transfert, au profit du commentaire littéraire, de ce qu’ils sont capables de faire en commentaire pictural.
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«Marquise, si mon visage / A quelques traits un peu vieux, / Souvenez-vous qu'à mon âge / Vous ne vaudrez guère mieux.»
Pour citer l'article
Marie-Sylvie Claude, "Passer par la peinture pour enseigner la littérature : un détour à l’épreuve de la recherche", Transpositio, n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image, 2024http://www.transpositio.org/articles/view/passer-par-la-peinture-pour-enseigner-la-litterature-un-detour-a-l-epreuve-de-la-recherche
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