La bande dessinée – forme considérée autrefois comme vulgaire – suscite aujourd’hui un vif intérêt au sein des études littéraires. Comme tout le monde, je suis étonnée par cette explosion en dépit du fait que, par le passé, j'ai rédigé un rapport au Département d’anglais pour défendre vigoureusement l’idée que nous ne devrions pas oublier cette forme narrative innovante. Cependant, s’il y a un essor de la bande dessinée, il s’accompagne aussi de confusions catégorielles et terminologiques.
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La bande dessinée est-elle de la littérature ? Lire les récits graphiques
La bande dessinée est-elle de la littérature ? Lire les récits graphiques
Cet article de Hillary Chute, publié en 2008 dans la revue de la Modern Language Association of America 1, a marqué un tournant dans les rapports entre bande dessinée et études littéraires sur le nouveau continent. Chute propose non seulement une définition de ce média, en insistant sur les spécificités sémiotiques de cette forme d’expression plurimodale, mais elle propose également de retracer brièvement son histoire et de réfléchir sur la littérarité de ce qu’elle rebaptise le « récit graphique », en s’attardant notamment sur les œuvres d’Art Spiegelman et de Joe Sacco. Nous sommes reconnaissants à Hillary Chute et à l’éditeur de nous avoir autorisés à republier cet article, qui a été traduit par Raphaël Baroni et Sébastien Graber.
La bande dessinée – forme considérée autrefois comme vulgaire – suscite aujourd’hui un vif intérêt au sein des études littéraires. Comme tout le monde, je suis étonnée par cette explosion en dépit du fait que, par le passé, j'ai rédigé un rapport au Département d’anglais pour défendre vigoureusement l’idée que nous ne devrions pas oublier cette forme narrative innovante. Cependant, s’il y a un essor de la bande dessinée, il s’accompagne aussi de confusions catégorielles et terminologiques. Pour ceux qui adoptent le point de vue des études littéraires, la manœuvre est évidente: soit on justifie l’intérêt de la bande dessinée en s’appuyant sur une défense de la culture populaire, soit on la rattache à la riche tradition des recherches sur les rapports entre textes et images, qui nous renvoie aux manuscrits enluminés du Moyen Âge. Mais la bande dessinée pose des problèmes que nous essayons encore de résoudre ; le terme n’entre pas facilement dans notre grammaire et la nomenclature qui l’entoure reste compliquée et controversée2. Le domaine des études littéraires n'a pas encore saisi les contours de cet objet fuyant, ni défini clairement son projet le concernant. Pour explorer les bandes dessinées contemporaines, nous devons dépasser certaines classifications antérieures : nous devons réexaminer les catégories de fiction, de narration et d’historicité. Les bourses d'études consacrées aux bandes dessinées – et plus particulièrement à ce que j'appelle les récits graphiques – sont en augmentation dans les sciences humaines. La bande dessinée peut être définie comme une forme hybride combinant des mots et des images, dans laquelle deux cheminements narratifs, l'un verbal et l'autre visuel, construisent une temporalité à l’intérieur d’un espace. La bande dessinée progresse temporellement en cheminant dans l'espace de la page, en s’appuyant sur une alternance de présences et d’absences, les cases saturées d’informations (aussi appelées vignettes ou cadres) alternant avec les gouttières (des espaces vides entre les cases). Extrêmement structurée dans sa construction narrative, la bande dessinée ne se contente pas de mélanger le visuel et le verbal – ni même d'illustrer l'un par l'autre – mais elle est plutôt encline à présenter les deux éléments de manière asynchrone : un lecteur de bande dessinée ne remplit pas seulement les blancs entre les cases, mais il opère aussi des allers-retours entre lecture et recherche visuelle du sens. Dans cet article, je traiterai la bande dessinée (comics) comme un média3, et non comme un genre populaire, telle qu’on l’entend habituellement4. Par ailleurs, je conclurai en attirant l’attention sur un genre particulièrement prégnant au sein de ce domaine : la bande dessinée non fictionnelle.
Je m’intéresserai particulièrement à la manière dont la bande dessinée met en jeu le problème de la représentation de l'histoire, car mon propre travail s'est concentré sur ce que cette forme rendait possible pour le récit non fictionnel, en particulier du fait de sa capacité de juxtaposer spatialement sur la page (et de faire se superposer) des moments passés, présents et futurs. Je m'intéresserai aussi à la manière dont la bande dessinée élargit les modes d'expression de soi et de l’histoire, tout en s'inscrivant dans la culture populaire5. Comment les bandes dessinées contemporaines s’y prennent-elles pour raconter des histoires collectives épouvantables ? Pourquoi les artistes féminines brouillent-elles la distinction entre histoires « privées » et histoires « publiques » ? L'impact esthétique et narratif des bandes dessinées à dimension historique est un élément central de MetaMaus, un livre d'Art Spiegelman à l'édition duquel je participe actuellement6 et qui portera sur les treize années qu'a duré le processus de fabrication de son livre, Maus : l'histoire d'un survivant, qui a été couronné par le prix Pulitzer.
Tour d’horizon
À l’heure actuelle7, trois revues scientifiques ont consacré des numéros spéciaux au récit graphique. Art Spiegelman a récemment donné un séminaire à l'Université de Columbia intitulé « Bandes dessinées : entrer dans le canon », et la Norton Anthology of Postmodern American Fiction intègre depuis peu des bandes dessinées. En dehors du monde académique, le récit graphique occupe l'avant-scène de la critique littéraire et des conversations culturelles : le magazine Time, baromètre du grand public, a nommé comme meilleur livre de 2006 le récit graphique d'Alison Bechdel : Fun Home. A Family Tragicomic. La même année, la maison d’édition Houghton Mifflin, qui publie The Best American Series, inaugurait le premier volume du Best American Comics. On pouvait même lire, en juillet 2004, dans un article de couverture du New York Times Magazine, que cette « nouvelle forme littéraire » rejoint « ce que le roman était autrefois – une forme accessible, vernaculaire [et] ayant un attrait massif » (McGrath 2004 : 24).
Le terme de roman graphique est un terme beaucoup plus commun et facilement identifiable que celui de récit graphique8. Mais ce qui était à l’origine un terme marketing doit aujourd’hui être replacé dans son contexte historique, celui de la seconde moitié du XXe siècle. L'impulsion est venue en partie d’une communauté éditoriale très active issue du milieu underground, qui souhaitait produire des œuvres liées au média de la bande dessinée, mais possédant un impact plus important : le premier usage public attesté de cette expression, par Richard Kyle, apparaît dans un bulletin de 1964 distribué aux membres de l'Amateur Press Association, et le terme fut ensuite emprunté par Bill Spicer dans son fanzine Graphic Story World. Beaucoup pensent que Will Eisneraurait inventé le terme parce qu'il l'a utilisé dans un contexte plus commercial, pour vendre à des éditeurs A Contract with God (1978). Composé d'une série de quatre histoires sérieuses, liées entre elles et racontant les conditions de vie sordides et les désirs d'assimilation de migrants vivant dans un immeuble du Bronx dans les années 1930, A Contract with God fut le premier livre commercialisé en tant que « roman graphique9 ».
Des dizaines d'années plus tard, on retrouve des sections « roman graphique » dans de nombreuses librairies. Pourtant, ce terme semble souvent impropre pour désigner les objets rangés dans ces rayons. De nombreuses œuvres fascinantes regroupées sous cette étiquette – y compris Maus de Spiegelman, qui a contribué à populariser le terme – ne sont pas du tout des romans : ce sont de riches œuvres non fictionnelles, ce qui explique l’accent que je mettrai ici sur le terme plus large de récit. En effet, cette forme remet en question l’idée reçue qui voudrait que, par défaut, le dessin en tant que système serait intrinsèquement plus fictionnel que la prose. Elle donne aussi une nouvelle image de ce que nous considérons comme de la fiction ou de la non-fiction. Dans ce que nous désignons par récit graphique, la longueur substantielle à laquelle faisait référence le terme roman peut être préservée, mais cette expression plus neutre suppose l’existence d'autres modes que celui de la fiction. Un récit graphique est un ouvrage de la longueur d'un livre qui se rattache au média de la bande dessinée10.
Il existe de nombreux formats pour la bande dessinée qui sont tous porteurs d'un bagage culturel unique. Aux Ėtats-Unis11, le comic strip a émergé avant le début du XXe siècle et possède une extension qui varie de moins d'une page à plusieurs pages ou même davantage. Il s'agit d’une séquence qui forme une unité minimale et s’apparente à ce que l’on pourrait désigner comme une histoire courte. Le comic book, qui a vu le jour dans les années 1930, compte généralement trente-deux pages et se présente soit comme un recueil de comic strips, soit comme une histoire continue, souvent sous la forme d’un épisode qui se rattache à une série12. La bande dessinée se décline ainsi en toutes sortes de formats et dans différents contextes sériels, des strips quotidiens ou hebdomadaires aux comic books publiés mensuellement, en passant par les personnages sériels représentés dans tous ces formats. J’ai soutenu ailleurs que la planche de bande dessinée est elle-même un matériau dans lequel s’inscrit une forme de sérialité. En effet, il s’agit d’une architecture narrative fondée sur l'établissement d’intervalles réguliers au sein de l'espace et sur des déviations de cette régularité. Formellement, la bande dessinée diffère du dessin animé (en anglais : cartoon), car ces derniers présentent une succession d’images formées d’une seule case. Alors que ces deux formes utilisent souvent des dispositifs visuels et verbaux similaires, les bandes dessinées, qui se déploient généralement sur plusieurs cases, ont une dynamique narrative qui diffère des dessins animés. Pourtant, les auteurs de bandes dessinées sont encore couramment appelés en anglais cartoonists. Cela s’explique par le fait que la définition historique du cartoon trouve une résonnance chez des auteurs impliqués dans la reproduction de masse d’images dessinées – un aspect de cette forme qui empêche la bande dessinée d'être rattachée aux « beaux-arts ». Cartoon vient du mot italien cartone, qui signifie carton, et désigne un support pour une image ou un motif destiné historiquement à être transféré sur des tapisseries ou des fresques (Harrison 1981 ; Janson 1991 ; Harvey 2001 ; 2005). Pourtant, comme le souligne Randall Harrison, « avec l'arrivée de l’imprimerie, le "cartoon" a pris un autre sens. Il s’agissait d’une esquisse qui pouvait être reproduite en série. C'était une image qui pouvait être largement diffusée13 » (1981 : 16).
Mais comment définir la forme de la bande dessinée, quelles sont ses propriétés, son extension et ses capacités expressives ? Les amateurs de bandes dessinées pourraient en fait dire, comme l'a fait le juge Potter Stewart au sujet de la pornographie : il suffit d’en voir pour savoir ce que c’en est14. La bande dessinée est une forme créative en perpétuelle évolution, toujours soumise aux contraintes des formats imposés par des entreprises commerciales, contrairement au livre d'artiste, qui a connu une histoire parallèle au cours du XXe siècle15. Une partie de la critique s’est occupée de ce que Scott McCloud a appelé les « descriptions fonctionnelles » de la bande dessinée et, dans la plupart des cas, ces travaux négligent joyeusement les méthodologies institutionnelles les mieux établies. Understanding Comics de McCloud (1993a), le premier livre à théoriser la bande dessinée à travers sa propre forme médiatique, en propose une définition délibérément large et provisoire16. Son analyse de la forme intègre, mais sans s'y limiter, le contexte des supports imprimés, paramètre que de nombreux praticiens et critiques considèrent comme essentiel (p. ex. Kunzle 1973 ; Dowd & Reinert 2004).
McCloud définit la bande dessinée comme des « images picturales et autres, volontairement juxtaposées en séquences, destinées à transmettre des informations et / ou à provoquer une réaction esthétique chez le lecteur17 » (2007 : 17). McCloud ajoute qu’avant sa projection, la pellicule d'un film « s’apparente à une bande dessinée observée au ralenti » (1999 : 5). Cet accent mis sur la séquence permet à McCloud de rattacher à la préhistoire de ce média des manuscrits d'images précolombiennes, la tapisserie de Bayeux et les Tortures de Saint-Erasme (1460), parmi d'autres antécédents culturels tout aussi improbables. En 2001, Robert Harvey a rejeté la conception de McCloud selon laquelle les bandes dessinées n'auraient pas besoin de contenir des mots pour être identifiées en tant que telles. C’est le cas également de Smolderen (2007), qui réfute l’idée que la séquence serait la propriété définitoire de la bande dessinée en analysant un « effet d'essaimage » à partir d’images uniques tirées de Bibles illustrées, de Bosch et de Brueghel, ainsi que de livres pour enfants. Harvey soulève quant à lui cette objection : « il me semble que la caractéristique essentielle de la bande dessinée – ce qui la distingue des autres types de récits picturaux – est l'incorporation de contenu verbal. […] Et l'histoire de la bande dessinée me semble mieux soutenir ma thèse que la sienne » (2001 : 75-76). Selon Harvey, l’histoire de la bande dessinée remonterait au XVIIIe siècle et débuterait dans les images produites par Hogarth, Gillray, Rowlandson et Goya (voir aussi Katz 2006 et Sabin 1993).
Les positions de McCloud et Harvey ne sont pas aussi contradictoires qu’on pourrait le penser. La bande dessinée dépend toujours de la manière dont la temporalité peut être construite en empruntant des chemins complexes, et souvent non linéaires, à travers l'espace de la page ; pour l'essentiel, cette forme s’appuie à la fois sur des mots et des images, bien que ce ne soit pas toujours nécessaire. Comme le suggère Spiegelman, les œuvres en bande dessinée « chorégraphient et donnent forme au temps » (2005 : 4). Et bien que cette fonction puisse être remplie par de nombreuses formes d’expression, c'est dans la manière spécifique dont la bande dessinée accomplit cette opération que l'on peut trouver ce qui constitue souvent l’aspect formel le plus intéressant de ce média. McCloud désigne les cases comme « l’élément iconique le plus important » de la bande dessinée (2007 : 106), car elles nous indiquent, de manière très générale, « que nous sommes face à une division de l’espace et du temps » (2007 : 107) et sont à la base de la grammaire de la bande dessinée. En effet, ainsi que l’affirme McCloud, les cases « fragmentent à la fois l’espace et le temps, proposant un rythme haché des instants qui ne sont pas enchaînés » (2007 : 75). Par cette succession de cases en alternance avec des espaces vides, une page de bande dessinée offre une riche carte temporelle, configurée autant par ce qui est dessiné que par ce qui ne l'est pas ; ce média est très conscient de l'artificialité de ses frontières sélectives, qui organisent la planche sous la forme d’un diagramme de moments encapsulés. McCloud soutient que l'espace vide, appelé la gouttière, « recèle beaucoup du mystère et de la magie qui sont au cœur de la bande dessinée » (2007 : 74), et il ajoute que « ce qui se situe entre les cases constitue le seul élément de la bande dessinée qui ne peut pas être imité par un autre média » (1993b : 13).
À travers les travaux de ces chercheurs et critiques, une histoire de la bande dessinée est en train de se constituer et de faire émerger une riche tradition liée à l’histoire des formes, nourrissant ainsi un engouement contemporain pour la narration graphique. La brève histoire que je retracerai dans ces lignes fait référence à plusieurs personnages et événements clés – j’évoquerai ici le contexte des œuvres américaines, mais sans mettre l’accent sur le développement de l’industrie de la bande dessinée commerciale, qui est dominée par deux éditeurs, Marvel et DC, spécialisés dans les histoires de superhéros. Même si McCloud et Harvey sont en désaccord, ils affirment l’un comme l’autre l'importance de Hogarth pour la bande dessinée (McCloud 2007 : 24 ; Harvey 2001 : 77). Dans Modern Fiction Studies, Marianne DeKoven et moi-même avons affirmé à propos d’une œuvre comme La Carrière d’une prostituée –comme dans une bande dessinée, cette œuvre représente des moments ponctuels encadrés qui s’inscrivent dans la progression d’un récit– que l’on peut « comprendre l'influence de Hogarth en lisant son œuvre comme une extension de l’ut pictura poesis, qui fait passer cette dernière de la poésie au genre du roman moderne. Il a introduit une structure séquentielle et romanesque dans une forme picturale » (2006 : 769). Plus tard, au XIXe siècle, Rodolphe Töpffer (1799-1846) – un enseignant suisse considéré comme l'inventeur de la bande dessinée moderne – établit les conventions de cette forme narrative, qu'il définit comme un « langage pictural18 » et qu’il décrit comme un style concis reposant sur l’apparition du cadre des cases dans la page ; il ajoute qu’il se fonde sur deux formes préexistantes : le roman et les histoires en estampe de Hogarth (Kunzle 1990 ; Willems 2007). En 1832, faisant l'éloge de l'œuvre de Töpffer, Goethe vante le potentiel pour la culture de masse de ce qui finira par être baptisé« romans en estampes19 ».
Même dans cette incarnation précoce, la bande dessinée était considérée comme une forme d'art antiélitiste. Néanmoins, les comic strips américains se sont distingués des formes européennes antérieures –lesquelles n'ont jamais été produites en masse de la même manière– par leur usage de personnages récurrents et leur publication dans des journaux à grande diffusion (cf. Gordon 1998). Il est communément admis qu'en Amérique, la bande dessinée a été inventée en 1895 – l’année même où les frères Lumière inventaient le film narratif à Paris – dans le journal de Joseph Pulitzer, le New York World, avec The Yellow Kid de Richard Fenton Outcault, qui mettait en scène des migrants urbains de cette époque, ainsi qu'un enfant attachant et odieux habitant un immeuble de l’East Side20. Pulitzer s'est rapidement rendu compte que la bande dessinée était un moyen d’augmenter la diffusion de son journal. La lutte qui s’ensuivit dans la presse à sensations entre William Randolph Hearst et Pulitzer au sujet du Yellow Kid aurait donné naissance au terme yellow journalism21, et trouverait son origine dans la couleur caractéristique de la robe de chambre du gamin.
Contrairement à la littérature moderniste, qui s'est développée à peu près à la même époque, le média de la bande dessinée a été marqué dès le début par son statut de marchandise. Cependant, on ignore encore souvent le fait que la bande dessinée des premières décennies du XXe siècle était à la fois un produit de la culture de masse et une forme qui influençait et était influencée par les pratiques de l'avant-garde, notamment celles se rattachant au dadaïsme et au surréalisme (Gopnik et Varnedoe 1990 ; Inge 1990). On ignore aussi souvent le fait qu'à la fin des années 1930, alors que les comic books commençaient leur ascension, portés par les épaules de Superman, les premiers récits graphiques modernes, appelés « romans sans paroles », avaient déjà fait leur apparition : il s’agissait d’œuvres gravées sur bois au rendu magnifique – dans certains cas vendues comme des romans classiques – qui servaient presque entièrement un agenda socialiste et incorporaient des pratiques expérimentales largement associées au modernisme littéraire (Joseph 2003). Ces « romans sans paroles », en dépit de leur désignation, comprenaient souvent du texte, mais pas sous la forme de cartouches ou de bulles (Beronä 2001 ; voir aussi Cohen 1977). Bien que ces œuvres n'aient pas toujours été associées à l'histoire de la bande dessinée, certains chercheurs ont commencé à les inclure dans le développement du récit graphique, ce qui leur a permis de montrer comment ce média, au début de son histoire moderne, a pu inclure des expérimentations formelles sans perdre son attrait pour la consommation de masse, ce qui représente un développement crucial pour l'impact de la forme actuelle22. En montrant les tensions entre, d'une part, une production éditoriale de masse et des pratiques artisanales, et, d'autre part, entre convention et expérimentation, ces œuvres montrent comment les premières versions des récits graphiques ont pu répondre aux enjeux de la culture contemporaine tout en anticipant l’émergence de genres marqués par un mélange entre la culture élitiste et populaire, que l'on identifie comme typiques de la littérature contemporaine23.
Dans les années 1950, 1960 et 1970, les bandes dessinées reflètent les bouleversements que l’on observe durant ces décennies dans la culture américaine, souvent en lien avec la Deuxième Guerre mondiale : elles créent un point de jonction entre la culture populaire américaine de masse et les expérimentations que l’on trouve dans les modernismes littéraires et artistiques. Fondée par le caricaturiste Harvey Kurtzman en 1952, la revue Mad Comics: Humor in a Jugular Vein (qui deviendra plus tard le magazine MAD) se présentait comme un comic book sérieusement autoréflexif et profondément préoccupé par l'esthétique de la bande dessinée. Avec Mad, Kurtzman établissait le projet d’une bande dessinée servant de critique pour les valeurs américaines dominantes, en particulier celles véhiculées par les médias, et pour cette raison, ce magazine a constitué une source d’inspiration pour la bande dessinée underground (souvent appelée comix) qui se développera à la fin des années 1960 et au début des années 1970.
Comme la littérature des années 1960, la bande dessinée de cette période est dominée par des oppositions. Les dernières années de la décennie sont marquées par la révolution des comix undergrounds, ce mouvement revendiquant explicitement son rattachement à l’avant-garde. En réaction aux codes de la censure, qui étouffaient l'industrie mainstream, la bande dessinée underground est devenue un support culturel influent, à la fois frappant et déstabilisant, parce qu'il se fondait sur la transgression des tabous. Rejetant les grands éditeurs, les représentants de la scène underground auto-publiaient des œuvres qui expérimentaient, hors des contraintes commerciales, les capacités formelles de la bande dessinée. C'est de cette culture que sont issus les récits graphiques les plus durables : des œuvres sérieuses et imaginatives explorant les réalités sociales et politiques en repoussant les limites d'un média historiquement inscrit dans la culture de masse. L'autobiographie, sans doute le mode dominant des récits graphiques actuels, a d'abord pris son essor dans cette culture underground.
Spiegelman en est l’exemple éloquent. Ses bandes dessinées expérimentales et ses récits autobiographiques, qui incluent le prototype que constitue Maus, ainsi que ses deux magazines Arcade (1975-1976) et RAW (1980-1991), transposent l’esthétique antinarrative de l'avant-garde dans le média populaire, et même populiste, qu’est la bande dessinée. À l’origine, Spiegelman détournait les attentes du public liées au développement de l’histoire, en travaillant à se démarquer des bandes dessinées de «divertissement». Plus tard, dans le magazine RAW, où Maus a été publié pour la première fois sous la forme d’une série, il a élargi cette pratique.À travers ces expérimentations, nous voyons que l’énonciation historique se construit de manière éclatée, à travers des espaces paradoxaux et des temporalités mouvantes : la bande dessinée – en tant que forme qui s'appuie sur l'espace pour représenter le temps – apparaît alors structurellement équipée pour remettre en question les modes dominants de la narration et de l’historiographie.
Maus, qui a remporté un prix Pulitzer « spécial » et qui a fait découvrir la sophistication de la bande dessinée au monde académique, dépeint les Juifs comme des souris et les Allemands comme des chats. Ce récit raconte, en faisant des allers-retours entre la Pologne de la Seconde Guerre mondiale et le New York des années 1970 et 1980, l'histoire d'un auteur de bande dessinée, nommé Art Spiegelman et de son père, Vladek, un survivant de l'Holocauste. Maus a été largement commenté24. C'est une histoire captivante, un portrait émouvant d'une famille imparfaite. C'est aussi une œuvre dont la complexité esthétique et politique est liée aux spécificités de la bande dessinée. Marianne Hirsch souligne des aspects de l’œuvre de Spiegelman que l’on pourrait généraliser de manière à éclairer les potentialités du récit graphique. Selon elle, l'utilisation par Spiegelman de photographies dans un texte dessiné à la main
fait émerger non seulement la question de savoir comment, quarante ans après la sentence d'Adorno, l'Holocauste peut être représenté, mais aussi comment différents médias – la bande dessinée, la photographie, le récit, le témoignage – peuvent interagir les uns avec les autres pour produire un texte plus perméable et multiple, capable de refonder le problème de la représentation de l’Holocauste et de supprimer définitivement la séparation nette entre les domaines du documentaire et de l’esthétique. (1992-1993 : 11)
Spiegelman s'est battu publiquement, et avec succès, contre le New York Times pour faire passer son livre du classement des best-sellers appartenant au genre de la fiction à celui des œuvres non fictionnelles. En faisant s’entrechoquer dans la bande dessinée des couches narratives asynchrones ou concurrentes, il crée un niveau intense d'autoréflexivité (voir fig. 1). De plus, dans le récit graphique, le corps de l’auteur demeure présent dans le texte à travers le geste de la main visible dans le dessin25. Cette absence de transparence inscrit le récit déployé à la surface de la page dans le registre de la subjectivité, ce qui permet aux œuvres de bande dessinée d'être productivement conscientes de la façon dont elles «matérialisent» l'histoire – ce terme frappant étant utilisé par Spiegelman (Brown 1988 : 98). Concernant la place occupée par Maus dans la recherche académique, lors d’une interview donnée en 2003, Marianne Hirsch a affirmé que « dans le monde universitaire... c'est plus qu'une acceptation. Tout le monde se précipite pour écrire sur Maus » (2005).
Contextes
L'étude d'un texte de référence tel que Maus est en train de donner naissance à un domaine de recherche dont l’objectif est d’étudier plus largement le potentiel de cette forme d’expression. Dans un commentaire à propos de son œuvre, Spiegelman affirme que « la surface stylistique [de la page] était un problème à résoudre » (1994), ce qui caractérise bien la manière dont le récit graphique appréhende le style et la forme : il s’agit d’articuler les histoires à travers une esthétique spatiale liée aux cases, aux gaufriers26, aux gouttières et aux strips. Le récit graphique attire donc l'attention sur ce qui a été désigné par Mitchell comme un formalisme politique reconfiguré27. Selon lui, ce média nous confronterait aujourd’hui à un « nouveau type de formalisme », alors que le « moment moderniste de la forme […] est peut-être derrière nous28 » (2003 : 324). La narration graphique offre en particulier des exemples convaincants et diversifiés d’œuvres mobilisant différents styles, méthodes et modes pour traiter le problème de la représentation historique. Une conscience des limites de la représentation – qui est non seulement un problème spécifique à l’expression d’un traumatisme mais aussi une« condition sine qua non de toute représentation » (Kunow 1997 : 252) – fait partie intégrante du langage de la bande dessinée, du fait de sa forme architecturée, consciente d’elle-même et bimodale. Et simultanément, c’est pourtant à travers une visualisation à la fois saisissante, émouvante et directe des circonstances historiques, que la BD aspire à un engagement éthique.
Certains des livres les plus fascinants – ceux qui suscitent l’intérêt des critiques littéraires29 – représentent souvent des réalités historiques dramatiques. Par exemple, trois des auteurs de bande dessinée parmi les plus acclamés aujourd'hui, Art Spiegelman, Joe Sacco et Marjane Satrapi, travaillent dans un mode non fictionnel. Spiegelman s’est penché sur la Seconde Guerre mondiale et le 11 septembre, Sacco sur la Palestine et la Bosnie, Satrapi sur la révolution islamique en Iran et la guerre en Irak. Ce n'est pas une coïncidence. À travers sa manière congénitalement formaliste de raconter des histoires, à travers ses expérimentations avec les contraintes artificielles de son propre langage, la bande dessinée attire notre attention sur ce que Shoshana Felman et Dori Laub appellent la f«textualisation du contexte » :
le contenu empirique ne doit pas seulement être connu, mais doit être lu […]. L’exigence fondamentale et légitime de contextualisation du texte doit elle-même être complétée, simultanément, par le travail moins familier, et pourtant nécessaire, de textualisation du contexte. (Felman & Laub 1992 : xv)
Le récit graphique accomplit ce travail en rendant manifestes ses propres artifices et en attirant l’attention sur ses raccords. Sa grammaire formelle rejette la transparence et rend la textualisation visible, inscrivant le contexte dans la présentation graphique. Dans Maus, par exemple, le contexte du récit, sa nature de production culturelle sur l'Holocauste renonçant délibérément à la maîtrise esthétique, est affiché de manière extra-sémantique dans l’apparence de ses lignes au tracé hésitant. Lorsque nous lisons ce texte, nous percevons la texture granuleuse de ses lignes et nous constatons de ce fait le rejet des tropes nazis de la maîtrise.
Les récits graphiques les plus importants explorent les limites incertaines de ce qui peut être dit et de ce qui peut être montré, à l'intersection entre l’histoire collective et les histoires vécues30. Des auteurs comme Spiegelman et Sacco, aux prises avec un horizon historique, dépeignent la torture et le massacre sur un mode formel complexe, qui ne se détourne pas du traumatisme et qui ne cherche pas à l'atténuer. En fait, ils démontrent comment le fait de retracer visuellement ce traumatisme peut se révéler à la fois éthique et productif. Il y a aussi un riche éventail d'œuvres d'écrivaines qui explorent l'enfance et le corps – des préoccupations généralement reléguées au silence et à l'invisibilité de la sphère privée. Le récit de Satrapi sur sa jeunesse en Iran, Persepolis, ainsi que des œuvres d'autrices américaines comme Lynda Barry, Alison Bechdel, Phoebe Gloeckner et Aline Kominski-Crumb illustrent comment le récit graphique peut dépeindre la réalité quotidienne de la vie des femmes ; et cette réalité, tout en étant enracinée dans une individualité, apparaît investie et intriquée dans la collectivité, au-delà des modèles prescriptifs de l’altérité et de la différence sexuelle. Dans tous les cas, de l’échelle la plus large à l'échelle locale, le récit graphique met en scène l’aspect traumatique de l'histoire, mais tous ces auteurs et toutes ces autrices refusent de montrer cet aspect à travers le prisme de l'indicible ou de l'invisible ; à l’inverse ils ou elles transcrivent plutôt sa difficulté à travers des procédés textuels inventifs et variés.
On ne devrait pas conclure de cet enthousiasme engendré par les productions non fictionnelles que des œuvres puissantes ne pourraient pas relever de la fiction. Des auteurs comme Charles Burns (Black Hole), Daniel Clowes (Ghost World) et Chris Ware (Jimmy Corrigan : The Smartest Kid on Earth) ont rehaussé le niveau de la bande dessinée littéraire en racontant des histoires à la fois sérieuses dans leur portée et denses stylistiquement. Il s’agit cependant d’affirmer que la combinaison des mots et des images crée de nouvelles possibilités pour l'écriture de l'histoire en proposant des expérimentations formelles, tout en conservant l’attrait du texte pour un public de masse. La narration graphique suggère ainsi que l'exactitude historique n'est pas le contraire de l'invention créative, car la problématique de la distinction entre fait et fiction est rendue visible par le dessin. En effet, structurellement parlant, la bande dessinée est un média double et stratifié, qui peut juxtaposer différents moments historiques sur une même planche, ainsi qu’on peut le constater dans la dernière case de la figure 1, dans laquelle Spiegelman montre des cadavres de camps de concentration qui envahissent silencieusement son studio de SoHo.
Pour présenter certains travaux prometteurs sur ces questions, je reviendrai brièvement sur Mitchell, car sa manière de montrer comment les horizons formel et politique peuvent s'entrelacer est particulièrement pertinente pour réfléchir sur les récits graphiques non fictionnels. Mitchell s’est intéressé à After the Last Sky: Palestinian Lives, une œuvre d’Edward Said produite en collaboration avec le photographe Jean Mohr, dont le texte mélange des mots et des images. Dans son commentaire, Mitchell met en évidence l’importance de ce qu’il définit comme une « esthétique spatiale » (2003 : 324). Dans l'introduction du livre, Said écrit d’ailleurs : « Je crois que pour nous représenter, nous devrions utiliser essentiellement des formes d'expression non conventionnelles, hybrides et fragmentaires. […] Une double vision donne forme à mon texte » (2003 : 6).
Publié en 1986, la même année que l’œuvre charnière de Spiegelman, l'appel de Said au mélange des genres, des disciplines et des médias, explique son enthousiasme pour la bande dessinée, qu'il détaille dans l'admirable introduction qu’il a rédigée en 2001 pour le récit graphique de Sacco sur la Palestine, un exemple de ce que l'on appelle aujourd’hui le «journalisme en bande dessinée31». Selon lui, la bande dessinée offre une vision double en raison de son hybridité structurelle, par cette combinaison narrative de mots et d'images qui ne forment pas une synthèse. Dans une case de bande dessinée, les images et les mots peuvent signifier différemment, et de cette manière, l'œuvre peut véhiculer des récits ou des sens à double codage.
Le travail de Sacco, par la densité de ses détails, attire l'attention sur le rythme – un aspect formel que Said considère comme étant peut-être « la plus importantes de ses réussites » (Sacco 2015 : n.p.). Faisant l'éloge de Palestine, Naseer Aruri va jusqu’à écrire que « chaque page équivaut à un essai », une appréciation de la densité du récit qui ne se limite pas à la prose du texte, mais qui indique plutôt comment l'épaisseur de la forme iconotextuelle, telle qu’elle est travaillée par Sacco, transmet ce qui apparaît comme un surplus d'information ou de plénitude32. Peu de récits narratifs résistent mieux à la consommation facile que ceux de Sacco : le formalisme de ses pages constitue une jungle exigeant un intense travail de « décodage ». Ce terme, qui connote une difficulté, est utilisé conjointement par Spiegelman et par Said pour parler de la bande dessinée (Said 2001 : ii ; 2015 : np ; Spiegelman 1995 : 61). Les œuvres de Sacco s’appuient effectivement sur un va-et-vient disjonctif entre la contemplation de l’image et la lecture du texte, et ce rythme – souvent compliqué et coûteux en temps – fait partie de leur pouvoir de «captation», selon la formulation de Said, ce qui est particulièrement pertinent pour traiter un sujet aussi politisé et éthiquement compliqué que le conflit israélo-palestinien33. Said loue la façon dont Sacco associe bizarrement une forme d’accélération (les pages sautent aux yeux avec une sorte d’urgence) et de décélération (chaque page doit être arpentée de long en large pour être décodée), et il en conclut que ses « bandes dessinées offrent aux lecteurs un séjour raisonnablement long auprès d’un peuple » rarement représenté avec autant de complexité et de rigueur (2001 : v ; 2015 : np). Une planche de bande dessinée, à la différence d'un film ou d'un récit en prose traditionnel, est capable de maintenir ce flux contradictoire en tension, car le développement narratif est retardé, rétracté ou rendu récursif par la profondeur et le volume de la structure graphique.
Pour aborder la question de la littératie liée à l'idée d’un « décodage » de la bande dessinée, on pourrait s'inspirer de l’explication que donne Spiegelman de ce terme. Ses commentaires associent à la bande dessinée une littératie spécifique et active, ainsi qu’en témoigne la déclaration suivante, publiée en 1995 dans le Comics Journal :
Il me semble que la bande dessinée est déjà passée du statut d'icône de l'analphabétisme à celui de l'un des derniers bastions de la littératie. […] Si [ce média] a un problème aujourd’hui, c'est que le public actuel n'a plus la patience de décoder les bandes dessinées. […] Je ne sais pas si nous sommes à l'avant-garde d'une culture différente ou si nous sommes plutôt les derniers artisans d’une culture passée. (1995 : 61)
Ce commentaire s'écarte de l’image que beaucoup se font encore du média. Ainsi que l’écrivait Will Eisner dans Graphic Storytelling : « la bande dessinée en tant que forme de lecture a toujours été considérée comme une menace pour la littératie » (1996 : 3). Fredric Wertham, auteur en 1954 de l'incendiaire Seduction of the Innocent, un livre qui a contribué à introduire la censure dans le champ de la bande dessinée, désignait la consommation des récits graphiques comme « une dérobade à la lecture, et presque son contraire » (cité dans Schmitt 1992 : 157). Pourtant, en présentant des moments ponctuels encadrés qui alternent avec les espaces vides des gouttières au sein desquels il faut projeter une causalité, certains commentateurs (par exemple McCloud 1993a : 66-93, 106 ; Carrier 2000 : 51) soulignent que la bande dessinée exige une participation substantielle du lecteur pour construire le récit, allant jusqu’à favoriser une sorte d’«intimité interprétative» avec celui-ci (Mc Cloud 1993a : 69). Et même à l’intérieur de ses cases, le récit graphique, comme le suggère mon bref commentaire sur l’œuvre de Sacco, peut nécessiter un ralentissement, la forme pouvant devenir très exigeante mentalement. Étant donné que la construction spatiale de la page peut encourager les relectures et brouiller délibérément la linéarité narrative (en bande dessinée, la lecture peut se faire dans toutes les directions), la reconstruction du récit de base exige ainsi un degré élevé d'engagement cognitif34. Dans Goražde, Sacco spatialise le style elliptique de sa prose, que l’on pourrait rattacher à celui d’un écrivain de l’avant-garde littéraire comme Louis-Ferdinand Céline, en fragmentant le texte dans des cartouches flottant à la surface des images. Spatialiser le récit verbal pour dramatiser ou bousculer les fils du récit visuel, revient à introduire des ellipses dans la grammaire d'un support déjà caractérisé par la structure elliptique de la séquence case-gouttière-case. On peut voir un exemple de ce type dans l'une des pages les plus troublantes de Goražde, dans laquelle Sacco illustre le témoignage d’Edin, son ami bosniaque, qui est aussi traducteur. Cette image montre les cadavres des amis d’Edin, quatre hommes morts le premier jour de la première attaque serbe sur Goražde en mai 1992 (fig. 2).
La réaction négative suscitée par la bande dessinée « littéraire » en tant qu’objet de recherche, que l’on peut observer chez beaucoup d’universitaires, met en évidence l’anxiété engendrée par la dimension visuelle de la culture, en lien avec ce que Mitchell a identifié comme le «tournant visuel» (pictorial turn) des années 1990. Cette réaction montre aussi une suspicion envers une forme esthétique profondément marquée par son histoire populaire. Dans un éditorial publié en 2004 intitulé «Dommages collatéraux», Hirsch souligne la crainte de notre profession «qu'à l'ère médiatique contemporaine, nos étudiants (sans parler de nos représentants politiques) aient perdu leur littératie verbale et se soient abandonnés à une visualité dominante et incontrôlable qui altère la pensée». Mais elle écrit aussi – en introduisant les contributions à ce numéro de la revue PMLA portant sur les rapports entre études littéraires et arts visuels, qui comprend quatre prises de position sur la visualité dans The Changing Profession – que ces travaux «révèlent que notre domaine a déjà dépassé cette anxiété» (Hirsch 2004 : 1210).
En effet, le moment est venu d’élargir notre expertise scientifique et notre intérêt pour la bande dessinée. « Quel type de littératie visuelle et verbale sera en mesure de répondre aux besoins du moment présent ? » se demande Hirsch (2004 : 1212). Je parie – tout comme elle, qui analyse ensuite le dernier livre de Spiegelman In the Shadow of No Tower – que les récits graphiques embrassent certaines des questions les plus pressantes posées à la littérature contemporaine : quelle sont les structures narratives les plus pertinentes pour produire une représentation éthique de l’histoire ? Quels sont les enjeux actuels liés au droit de montrer et de raconter l'histoire ? Quels sont les risques de la représentation ? Comment les gens comprennent-ils leur vie en concevant des récits et parviennent-ils à rendre intelligible la difficulté du processus de remémoration ? Les récits graphiques font écho et prolongent les inventions formelles de la littérature, depuis les attitudes sociales et les pratiques esthétiques du modernisme jusqu’à la transition postmoderniste vers une démocratisation des formes populaires. Dans le récit graphique, nous voyons qu’une prise en compte de la reproductibilité et de la circulation de masse peut se conjuguer avec une attention rigoureuse et expérimentale à la forme comme mode d'intervention politique. Les approches critiques de la littérature, comme elles commencent à le faire, doivent porter une attention plus soutenue à cette forme en développement – une forme qui exige de repenser le récit, le genre et, pour reprendre l'expression de James Joyce, la «modalité du visible» (1948 : 39).
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Pour citer l'article
Hillary Chute , "La bande dessinée est-elle de la littérature ? Lire les récits graphiques ", Transpositio, Traductions, 2020https://www.transpositio.org/articles/view/la-bande-dessinee-est-elle-de-la-litterature-lire-les-recits-graphiques
Voir également :
Recension : Baroni Raphaël (2017), "Les Rouages de l’intrigue"
Raphaël Baroni a fait le choix de s’inscrire dans la tradition – aussi glorieuse que délaissée – des théoriciens de la littérature qui conjuguent un intérêt pour de nouvelles formes d’approches du texte littéraire et pour les processus de leur enseignement.
Recension : Baroni Raphaël (2017), "Les Rouages de l’intrigue"
Raphaël Baroni a fait le choix de s’inscrire dans la tradition – aussi glorieuse que délaissée – des théoriciens de la littérature qui conjuguent un intérêt pour de nouvelles formes d’approches du texte littéraire et pour les processus de leur enseignement. Son dernier ouvrage, Les Rouages de l’intrigue1, s’emploie ainsi à penser à nouveau frais une question importante pour la théorie littéraire, celle de l’intrigue, tout en interrogeant la possibilité de son traitement scolaire. S’agissant de la réflexion didactique de l’auteur, précisons d’emblée qu’il s’y prend avec une modestie qui montre sa connaissance de la complexité des problèmes en jeu : c’est ce qui le distingue de nombre de littéraires qui, s’aventurant dans les questions de l’école, supposent tout en connaitre sans en rien étudier.
L’intérêt de Baroni pour l’enseignement scolaire de la littérature et son approche didactique est ancien, ce dont témoigne l’intéressant dossier qu’il a dirigé avec Antonio Rodriguez, Les passions en littérature, où se côtoient (plus qu’ils ne discutent à vrai dire) littéraires et didacticiens2. Le nouvel ouvrage poursuit donc une préoccupation constante, que confirment les remerciements liminaires et la préface demandée à Jean-Louis Dufays.
Cette alliance de deux préoccupations théoriques, littéraire et didactique, peut à elle seule laisser entrevoir l’intérêt que trouveront les lecteurs de Transpositio à Rouages de l’intrigue ; mais ce n’est pas la seule : l’ouvrage possède en effet, entre autres vertus, celle de donner une idée la plus claire possible de la conception que l’auteur propose de l’intrigue, reprenant l’essentiel de son magistral ouvrage sur la question, paru dix ans plus tôt3, tout en faisant le choix, par souci de clarté d’exposition et d’efficacité didactique, d’une triple réduction de son approche aux formes verbales, textuelles et littéraires du récit.
L’ouvrage veut aider à comprendre le ressort du plaisir que peut susciter chez le lecteur la tension narrative qui est comme le moteur de l’intrigue d’un récit. Traitant la question en narratologue, Baroni essaie de comprendre comment le récit peut intriguer le lecteur et comment ce dernier peut jouer le jeu de l’intrigue. Reprenant les anciennes théories littéraires et leurs développement récents, il les confronte aux apports d’autres disciplines, principalement la didactique, la philosophie morale et les sciences cognitives, pour expliquer la fonction et le fonctionnement de l’intrigue, dont «l’expérience esthétique» possèderait, selon l’auteur (p. 14), une «valeur anthropologique fondamentale».
Dans son essai de clarification conceptuelle, Baroni fait, dans sa première partie, un tour d’horizon historique des approches théoriques de l’intrigue, pour construire un solide réseau conceptuel qui permet de distinguer configuration du savoir sur les évènements narrés (qui, en donnant sens et forme à l’histoire, crée un effet de concordance dans la lecture) et intrigue, destinée à saisir le lecteur (et qui, par la tension qu’elle instaure, crée un effet de discordance). Cette distinction, établie non comme une dichotomie mais plutôt comme une polarité, fait apparaitre deux modalités de fonctionnement du récit – qui peut s’opérer aussi bien dans les récits fictionnels que factuels ; elle peut se projeter sur une autre distinction, entre récits mimétiques (tendanciellement intrigants) et informatifs (tendanciellement configurants), sachant par ailleurs que ces deux catégories (dont la distinction ne recoupe pas non plus celle entre récits factuels et fictionnels) peuvent bien sûr faire apparaitre (mais de façon tendanciellement variable) configuration et intrigue. La mise en intrigue n’est cependant pas qu’une affaire de stratégie textuelle (qui agence la séquentialité de l’histoire et celle du récit) mais une question d’interaction discursive, où le lecteur doit actualiser les potentialités du texte : le rôle du lecteur – de son interprétation au sens fort du terme – dans le fonctionnement de l’intrigue est l’un des apports principaux de l’approche de Baroni sur la question.
La deuxième des trois parties (dont la centralité est encore soulignée par le fait qu’elle porte le même titre que celui de l’ouvrage) investigue le fonctionnement de l’intrigue. La description des modalités de l’intrigue fait ressortir l’interaction entre la réticence qui s’observe dans la mise en texte de l’histoire et le travail cognitif du lecteur pour déjouer cette réticence afin de se représenter l’histoire, de manière évolutive et toujours un peu surprise : c’est cette interaction qui permet de comprendre l’effet esthétique de la mise en intrigue, sous la forme du suspense ou de la curiosité (il faut noter l’abandon, assez heureux, du concept de « fonction thymique », que proposait l’ouvrage antérieur, pour désigner la dimension affective de ces effets chez le lecteur). Enfin, se plaçant dans une logique fonctionnelle, qui veut identifier quelles fonctions peuvent – au moins virtuellement – remplir telle ou telle forme textuelle ou discursive, Baroni revisite quelques concepts saillants de la narratologie ou de la linguistique de l’énonciation, pour montrer comment les caractéristiques formelles du récit peuvent concourir à la dynamique de la mise en intrigue.
Cette dimension est ce qui fait l’apport le plus original de l’ouvrage par rapport aux travaux précédents de l’auteur, puisqu’elle n’avait pas été traitée dans l’ouvrage de 2007, La Tension narrative. C’est du reste l’intention didactique qui explique cet ajout : car même si Baroni s’abstient à juste titre de faire des propositions concrètes pour la classe, le choix d’articuler des notions nouvelles à celles qui relèvent d’une culture théorique partagée, associé aux analyses de textes proposées dans la troisième partie de l’ouvrage, donne à ses lecteurs les clés nécessaires à la conception d’outils pour penser l’enseignement de la question de l’intrigue. L’analyse de belle facture des textes singuliers choisis (Derborence de Charles Ferdinand Ramuz, Le Roi Cophetua de Julien Gracq, Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet) ne sonnent pas comme des applications, mais comme des ouvertures qui interrogent les ressorts de l’intrigue dans ces œuvres, en exploitant les outils théoriques construits mais en les associant à des modalités d’analyses (contextuelles, textuelles, intertextuelles) classiques.
Cette approche de la didactique, qui laisse aux acteurs de l’enseignement la responsabilité de le penser, est aux rebours d’une conception descendante et est l’une des formes que prend l’heureuse modestie de l’auteur en la matière. Pour autant, l’ouvrage n’est pas exempt de traces d’une conception applicationniste de la relation entre les théories littéraire et didactique. On les trouvait en germe dans Les passions en littérature. De la théorie à l’enseignement – dont le titre, comme celui de l’introduction, «Instruire par les émotions : théorie et didactique littéraires», dit assez cette conception d’une application de la théorie à la pratique et d’un cantonnement de la didactique à cette dernière, quand il s’agit de «transformer un propos théorique en une didactique de la littérature», pour reprendre les mots de l’introduction de ce même ouvrage. Dans Les Rouages de l’intrigue, cela se traduit par l’utilisation du syntagme «théorique et didactique» (p. 19), mais aussi par une utilisation abusive de l’expression «transposition didactique» (par exemple p. 19), puisqu’au rebours du concept didactique, élaboré au départ en didactique des mathématiques4et repris ensuite dans d’autres didactiques, il est question ici d’une application pratique de savoirs théoriques, sans égard pour la transformation de nature qu’opère le processus sur ces savoirs.
Peut-être pourrait-on aussi s’interroger sur le choix de reprendre au début du chapitre 2 (sous le titre «Premier et second degrés de la lecture») les dichotomies classiques avancées pour classer les modalités (scolaires ou non) de lecture. Que ces dichotomies aient été et soient encore reprises par des didacticiens (dont certains sont cités ici), n’empêche pas qu’elles reposent sur une fable – que j’avais, sans grand succès, tenté de déconstruire il y a vingt ans5, non pour laisser accroire que ces modalités «se rejoignent dans une conception “postmoderne” de la littérature» (pour reprendre les termes de Baroni, p. 50), mais tout simplement pour faire apparaitre leur inconsistance théorique. Une autre vision dichotomique se donne à voir dans le traitement de l’histoire de la théorie littéraire et de sa destinée scolaire (formalisme vs rhétorique, narratologie classique vs postclassique), dans le but d’opposer une ancienne approche, présentée comme négligente voire méprisante à l’égard de l’intrigue, et une nouvelle qui la revaloriserait. Outre la fonction rhétorique, bien connue dans l’écriture de recherche, d’une telle position dans la construction d’une niche, ce propos semble en fait obéir ici à un topos théorique (assez vivace en didactique) qui privilégie les excès de quelques épigones au détriment du travail de fond des théoriciens les plus marquants, dont une relecture permet d’interroger de telle dichotomies. Du reste, cela est illustré dans l’ouvrage même de Baroni, par les nombreuses citations qui, fussent-elle concédées et minorées, montrent combien les auteurs censés relever de l’ancienne théorie, peuvent aisément concourir à la nouvelle approche. Au point que l’ouvrage apparait finalement presque comme une contre-illustration de cet affichage de rupture : c’est plutôt la normale continuité théorique qui ressort de sa lecture.
Cela n’est pas le moindre gage du sérieux des Rouages de l’intrigue : dans une logique cumulative qui caractérise la pratique scientifique, il capitalise les apports les plus intéressants pour cerner son objet. Il le fait avec l’assurance du théoricien qui pense un objet complexe avec des outils qui ont fait leurs preuves mais qui demandent parfois à être à nouveau aiguisés ; il le fait avec le souci éthique de penser aux possibles usages sociaux (parmi lesquels les usages scolaires) des propositions avancées ; il le fait avec la préoccupation d’intéresser toujours son lecteur en l’intriguant, confirmant une fois de plus l’intuition de Greimas et Landowski selon laquelle les textes théoriques pouvaient être appréhendés comme de «petits récits6»…
Pour citer l'article
Bertrand Daunay, "Recension : Baroni Raphaël (2017), "Les Rouages de l’intrigue"", Transpositio, Conversations critiques, 2019https://www.transpositio.org/articles/view/recension-baroni-raphael-2017-les-rouages-de-l-intrigue
Voir également :
Pour des concepts narratologiques intelligibles et utiles pour l’enseignement : schéma quinaire et focalisation en débat
Dans le champ de la didactique de la littérature, l’attention portée aux expériences des sujets lecteurs a eu le mérite de revaloriser des rapports aux textes plus personnels et passionnels, moins inféodés à des techniques d’analyse qui risqueraient de nous détourner de l’essentiel, c’est-à-dire du plaisir esthétique et de l’expérience immersive où se jouent certainement certains enjeux éthiques fondamentaux des fictions narratives.
Pour des concepts narratologiques intelligibles et utiles pour l’enseignement : schéma quinaire et focalisation en débat
Dans le champ de la didactique de la littérature, l’attention portée aux expériences des sujets lecteurs a eu le mérite de revaloriser des rapports aux textes plus personnels et passionnels, moins inféodés à des techniques d’analyse qui risqueraient de nous détourner de l’essentiel, c’est-à-dire du plaisir esthétique et de l’expérience immersive où se jouent certains enjeux éthiques fondamentaux des fictions narratives. En dépit de son indéniable intérêt, cette orientation sur la dimension expérientielle ou subjective de la lecture a eu néanmoins la fâcheuse conséquence de marginaliser les réflexions portant sur les outils d’analyse qui relèvent de la poétique ou, plus précisément, de ce courant de la théorie littéraire identifié comme la narratologie. Dans le champ de la didactique, on risque en effet de considérer la théorie du récit avec méfiance du fait de sa réputation formaliste et de son lien supposé avec un paradigme structuraliste jugé caduque et desséchant pour la lecture. Cela explique en partie le peu d’attention porté au travail de transmission d’un outillage conceptuel qui vise pourtant à enrichir le commentaire des œuvres, et quand bien même ce genre d’enseignement demeure fréquent, et même souvent central dans les plans d’étude actuels, surtout au niveau des deuxième et troisième cycles1. Si l’on accepte le principe selon lequel l’analyse textuelle ne saurait se satisfaire d’un commentaire purement intuitif ou subjectif2, il est étrange que l’on ne se préoccupe pas davantage, notamment au niveau de la formation des enseignant·e·s, de la nature de ces outils et de la manière dont ils sont enseignés, comme si l’affaire était entendue depuis longtemps, et qu’il suffisait de se reposer sur un corpus notionnel usuel et des définitions standardisées3.
Toutes les conditions sont donc réunies pour produire une dangereuse circularité fondée sur un recyclage non problématisé de savoirs acquis sur le tas, à travers l’enseignement obligatoire et post-obligatoire, la lecture de quelques «classiques» de la théorie (surtout Genette), d’ouvrages de synthèses ou de manuels. Tout au plus, les futurs enseignant·e·s sont-ils/elles mis en garde contre un excès de formalisme, comme si théorie et plaisirs esthétiques étaient nécessairement antinomiques. Mais si l’on accepte de voir la narratologie non comme un «moment» de l’histoire de la théorie littéraire, mais bien comme une discipline à part entière, à l’instar de la linguistique ou de la stylistique, c’est-à-dire comme un courant de pensée traversé par différents paradigmes épistémologiques et par des débats parfois intenses entre des positions antagonistes, peut-être découvrira-t-on que cette dernière offre des ressources critiques beaucoup plus riches que les notions figées dont héritent les enseignant·e·s. N’est-il pas alors dommageable de faire l’économie d’une réflexion didactique sur le choix des notions enseignées, et notamment sur leur utilité et la clarté de leurs définitions ? La qualité des échanges portant sur les expériences éthiques ou esthétiques des sujets lecteurs ne dépend-elle pas, au moins en partie, de la qualité des outils qui peuvent être mobilisés dans la discussion, que ce soit pour produire des étayages argumentatifs ou pour offrir un éclairage inédit sur les œuvres ?
Cet article vise à mettre en discussion deux concepts fondamentaux de la théorie littéraire pour en évaluer la valeur didactique et en proposer une mise à jour, de sorte qu’ils gagnent en clarté et en efficacité pour le commentaire de texte. Je prendrai comme cas emblématiques les notions de schéma quinaire et de focalisation, pour montrer comment des paradigmes alternatifs offrent des perspectives intéressantes pour l’enseignement en réglant certains malentendus tenaces et en accroissant considérablement l’intelligibilité et le pouvoir heuristique de ces concepts. On verra que la familiarité apparente de cette terminologie, qui a été standardisée par les ouvrages de synthèse, les manuels et les institutions scolaires, dissimule en fait des définitions instables, qui s’inscrivent dans un long débat épistémologique et critique.
On proposera d’une part de soigneusement distinguer la focalisation de la construction textuelle du point de vue, et l’on montrera d’autre part que la mise en intrigue ne se résume pas nécessairement à un schéma quinaire décrivant la trame des événements racontés. On verra enfin, sur la base de nouvelles définitions, les liens qui peuvent être tissés entre focalisation et intrigue, la dynamique de cette dernière reposant autant sur la structure des événements racontés que sur la gestion des informations mises à disposition du lecteur.
La discussion abordera également la manière dont l’étude de ces mécanismes narratifs peut être associée à des expériences éthiques et esthétiques qui constituent des objectifs centraux dans les plans d’études actuels. La conclusion reviendra sur l’intérêt d’acquérir des compétences théoriques dans le cadre des études littéraires. J’essayerai de montrer que la narratologie contemporaine, qui ne se situe pas en rupture avec l’héritage formaliste, mais qui en perfectionne les outils, en élargit la portée et en redéfinit les usages, demeure une ressource incontournable pour les enseignant·e·s et les apprenant·e·s.
1. La narratologie à l’épreuve de l’enseignement de la littérature
Ainsi que l’affirme Yves Reuter, l’entrée de la narratologie dans les pratiques enseignantes s’est faite dans une période antérieure à l’essor de la didactique de la littérature, ce qui a eu des conséquences plus ou moins fâcheuses. Il souligne en particulier une tendance à l’applicationisme, une dogmatisation de la théorie, des confusions notionnelles et une occultation des débats internes et externes à la discipline aboutissant à un figement des concepts (Reuter 2000 : 10). Pour dresser un inventaire des concepts qui ont été transférés du champ de la théorie à celui de l’enseignement, il faudrait idéalement mener une enquête de terrain auprès des enseignant·e·s, en leur demandant de détailler les outils mobilisés pour le commentaire de textes, voire ceux qui font l’objet d’un apprentissage spécifique à telle ou telle étape de la formation. De manière plus simple, on peut dresser un état des lieux des concepts présentés dans les manuels scolaires et les principaux ouvrages de synthèse, en supposant que ces derniers ont plus de chances que les autres d’entrer dans les pratiques enseignantes. Dans le cadre de cet article, je me suis basé sur un corpus de quatre ouvrages de synthèse largement diffusés : Le Récit de Jean-Michel Adam dans la collection «Que sais-je ?» (1996, première édition en 1984), L’Analyse des récits d’Yves Reuter dans la collection «128» (2016, première édition en 1997), Le Roman. Des théories aux analyses de Gilles Philippe dans la collection «Mémo» (1997) et L’Analyse des récits de Jean-Michel Adam et Françoise Revaz dans la collection «Mémo» (1996).
Dans ce corpus, et dans les manuels qui en dérivent, aux premiers rangs des concepts importés du structuralisme, on trouve le schéma quinaire et le schéma actantiel, qui sont censés décrire la structure temporelle du monde raconté et les fonctions narratives des personnages. À cela s’ajoute les désormais classiques typologies établies par Genette dans Discours du récit (2007, première édition en 1972) : typologie de la «voix» (narrateurs homo-/hétéro-/intra-/extra- diégétiques), typologie du «mode» (focalisation interne, externe ou zéro) et organisation de la temporalité, en particulier les paramètres qui définissent l’ordre (analepse/prolepse) et la durée (pause/scène/sommaire/ellipse), plus rarement la fréquence (singulative, itérative).
Sur un plan plus linguistique, on trouvera encore l’opposition entre récit et discours4 dérivée des travaux de Benveniste (1966), qui peut servir à distinguer les passages narratifs articulés autour du passé simple des dialogues, dont le temps pivot est généralement le présent et où l’on retrouve l’appareil formel de l’énonciation. On peut aussi se servir de cette opposition pour expliquer la différence entre les récits narrés au passé simple (énonciation dite «coupée» du narrateur) et les récits dont le temps pivot est le passé composé (énonciation dite «liée» au narrateur). Importé des travaux de Weinrich (1973), il arrive encore que l’on distingue entre premier plan et arrière-plan du récit, ce dernier correspondant aux énoncés à l’imparfait renvoyant aux descriptions, commentaires ou actions secondaires. On mentionnera enfin la distinction établie par Jean-Michel Adam (1997) entre différents prototypes de séquences textuelles, qui peuvent se combiner de manière plus ou moins complexe dans un roman : narration, description, dialogue, explication et argumentation.
On peut faire l’hypothèse que le recours à la narratologie et à la linguistique a longtemps présenté deux avantages symboliques dans la classe de littérature. D’une part, en accord avec l’idéologie qui sous-tend la notion de «lecture littéraire5», la scientificité apparente de ces schémas et d’une terminologie spécialisée renforcent le sentiment de légitimité des enseignant·e·s, qui se donnent pour mission de transmettre des compétences supposées élever les apprenant·e·s au-dessus de la paraphrase, du sens commun ou de la pratique de la lecture dite «ordinaire6». D’autre part, cet appareillage critique fournit un savoir qui peut faire l’objet d’une évaluation d’acquis de compétences selon des procédures normalisées. On peut vérifier assez aisément que des notions telles que le schéma quinaire ou la focalisation ont été comprises et correctement appliquées pour interpréter tel ou tel texte, ce qui fournit des critères objectifs pour vérifier si une compétence est acquise ou non.
Mais ces bénéfices apparaissent de plus en plus superficiels, pour ne pas dire fallacieux, à mesure qu’évolue notre compréhension de la manière dont la littérature enrichit l’existence des apprenant·e·s, que ce soit sur un plan langagier, esthétique ou même éthique7, ce qui constitue un enjeu majeur dans le contexte actuel de crise des études littéraires8. L’idée qu’il existerait une lecture littéraire, que l’on associe à un apprentissage guidé, a fait l’objet de critiques répétées, notamment du fait de son soubassement idéologique, qui promeut une forme d’élitisme et dévalue d’autres rapports au texte, comme la lecture participative et immersive (Daunay 1999 ; 2002 ; Rouxel & Langlade 2004 ; David 2012 ; Bemporad 2014 ; Daunay & Dufays 2016 ; Dufays 2017). Ainsi que l’explique Chiara Bemporad:
L’articulation entre les distinctions opérées dans le champ de la didactique des littératures et l’analyse des témoignages de lecteurs réels a permis de réviser les manières traditionnelles de considérer les dichotomies entre différentes lectures, et de confirmer à quel point le plaisir joue un rôle clé pour briser ces oppositions. Une telle approche permet un décloisonnement des représentations, attitudes et actions qui ne peut être que bénéfique pour la didactique de la littérature. (Bemporad 2014 : 80)
À une époque où le sujet lecteur est revalorisé et où les plans d’études accordent une place croissante au plaisir esthétique9, les approches formalistes ont été placées sous le signe du soupçon. Todorov, pourtant l’un des pionniers de la narratologie, s’est ainsi fait l’auteur, il y a une douzaine d’années, d’une mise en garde relativement sévère:
Il est vrai que le sens de l’œuvre ne se réduit pas au jugement purement subjectif de l’élève, mais relève d’un travail de connaissance. Pour s’y engager, il peut donc être utile à cet élève d’apprendre des faits d’histoire littéraire ou quelques principes issus de l’analyse structurale. Cependant, en aucun cas l’analyse de ces moyens d’accès ne doit se substituer à celle du sens, qui est sa fin. (Todorov 2007 : 23)
Reuter suggère néanmoins qu’il ne faudrait pas «jeter le bébé avec l’eau du bain» (2000 : 7), car l’outillage narratologique demeure selon lui une ressource importante pour l’étude de la littérature. Elle permet notamment de socialiser l’expérience esthétique en fournissant un étayage de l’interprétation sous forme de procédures objectivées. Bertrand Daunay ajoute quant à lui que:
mettre en cause une entreprise de négation de certains rapports au texte littéraire n’est pas prôner un retour à un subjectivisme empiriste dans l’approche scolaire des textes littéraires : un danger guette toujours, qui est celui d’un empirisme spontanéiste, qui négligerait la nécessité didactique de la construction d’outils conceptuels pour la lecture. (Daunay 2007 : 46-47)
On constate par ailleurs que dans le plan d’études romand actuellement en vigueur, l’un des objectifs du deuxième cycle consiste à être capable de décrire les moyens verbaux par lesquels un auteur parvient à «ménager le suspense» ou à «influencer le lecteur10». Il ne s’agit donc pas seulement d’exprimer un rapport subjectif au texte, mais aussi d’être capable de rendre compte de la manière dont l’intérêt narratif est suscité et d’objectiver les vecteurs d’immersion qui orientent notre rapport à la fiction. En plus d’enrichir le plaisir esthétique des apprenant·e·s et de développer leur sens critique face aux usages sociaux des discours narratifs11, cela permet aussi d’ouvrir une porte en direction d’une réappropriation de ces rouages narratifs, qui peuvent être actualisés lors de productions orales ou écrites, voire non verbales. La narratologie contemporaine apparaît alors comme une ressource pertinente, d’autant plus que les approches dites « postclassiques » (Patron 2018) ne se limitent plus à dresser des typologies formelles, mais accordent une place croissante à l’ancrage linguistique des phénomènes, à la transmédialité, à la rhétorique et aux effets de lecture, offrant ainsi de nouveaux leviers pour éclairer les mécanismes narratifs et cognitifs qui entrent en jeu dans la lecture.
Toutefois, ainsi que le préconise Reuter, avant de se pencher sur ces outils, il convient de répondre au préalable à quelques questions trop rarement posées : «Quels savoirs pour qui? (chercheurs? formateurs? enseignants? élèves?) et pour quoi?» (2000 : 9). En première approximation, j’avancerai que la confrontation de la théorie du récit avec la pratique du commentaire de texte en classe fait apparaître deux risques majeurs:
- - l’enseignant·e mobilise un concept apparemment facile à expliquer, mais son rendement est discutable pour l’interprétation du texte;
- - l’enseignant·e recourt à un concept potentiellement utile, mais tellement difficile à expliquer que son usage pour le commentaire de texte apparaît malaisé.
De telles situations posent la question de la pertinence d’acquérir ou d’enseigner un appareillage critique dont la définition apparaît obscure ou le gain pour l’interprétation discutable. Mais ces difficultés peuvent aussi avoir une valeur heuristique, dans la mesure où elles devraient être considérées comme le symptôme d’un défaut de la théorie, ce qui devrait nous encourager à la réformer. Théorie et enseignement ne sont pas deux champs d’activités liés par un rapport de transfert unilatéral, mais bien deux pratiques qui se nourrissent mutuellement, dans un cercle que l’on peut espérer vertueux pour autant que l’on accepte de ne pas figer les concepts hérités du passé.
Pour sortir de ce figement conceptuel, je tenterai en premier lieu de retracer les débats internes à la théorie du récit. Sur ce plan, la vive controverse actuelle portant sur le statut «optionnel» du narrateur (Patron 2009) doit être vue comme la partie émergée d’un champ de bataille théorique beaucoup plus vaste, la narratologie étant loin de s’être figée dans un dogmatisme hérité des pères fondateurs structuralistes, contrairement à une idée reçue encore tenace. Aujourd’hui, aucune des notions narratologiques fondamentales que j’ai mentionnées au début de cet article, dont on peut supposer qu’elles sont encore mobilisées dans les classes de littérature, ne sauraient être considérées comme complètement stabilisées. Elles font toutes l’objet de discussions plus ou moins animées et sont sujettes à diverses formes de perfectionnement, qui peuvent être liées à l’émergence d’un nouveau paradigme, à une meilleure description linguistique des phénomènes, ou aux perspectives offertes par une approche comparée des médias.
Ainsi qu’indiqué plus haut, dans le cadre restreint de cette étude, j’exposerai d’abord les principales divergences dans la définition des notions de focalisation et d’intrigue. Dans un deuxième temps, je m’interrogerai sur l’intérêt didactique de recourir à tel ou tel concept et sur les éventuelles difficultés inhérentes à leur usage en classe. On verra que la standardisation de la définition de ces deux notions illustre de manière exemplaire les dangers précédemment cités : définition flottante et/ou concept à faible valeur heuristique. Dans un troisième temps, j’essaierai de proposer une redéfinition de ces concepts, qui sera pensée pour être aisément transposable en classe, tout en offrant le meilleur potentiel pour enrichir les commentaires des œuvres.
Cet article vise en premier lieu à offrir aux enseignant·e·s un appareillage théorique clairement défini et facilement transposable dans les classes de littérature, mais il s’adresse également aux formateurs de formateurs, car ces derniers sont les mieux placés pour briser un cercle vicieux qui a figé pendant plusieurs décennies la théorie du récit, en la réduisant à un inventaire d’outils plus ou moins obsolètes, mal définis ou dont l’utilité finit par apparaître douteuse. Il s’agit de montrer, en levant un certain nombre de difficultés conceptuelles, que la théorie du récit, trop souvent considérée comme une technique desséchante ou désuète, ouvre au contraire une porte sur ce qui fait le sel des œuvres, tout en développant des compétences transférables qui justifient pleinement l’intérêt des études littéraires dans la formation obligatoire et post-obligatoire.
2. Intrigue et schéma quinaire
2.1. Aperçu des débats théoriques
Le premier constat que l’on peut dresser concernant la notion d’intrigue est celui du contraste étonnant entre une très forte standardisation de sa définition dans le contexte scolaire et l’instabilité de sa définition dans l’histoire de la théorie.
Du côté de la didactique, l’intrigue est presque toujours présentée sous la forme d’un schéma quinaire (Adam 1996 : 90 ; Adam 1997 : 51-56 ; Revaz 1997 : 163-195 ; Reuter 2016 : 22). Ainsi que le rappelle Reuter (2016 : 22-23), cette structure est née de la simplification et de la généralisation par Paul Larivaille (1974) de la représentation séquentielle du conte merveilleux que l’on devait aux travaux du formaliste russe Vladimir Propp (1970). Ce schéma a été ensuite popularisé par la linguistique textuelle (Adam 1997 : 54) et relayé dans la plupart des ouvrages de synthèse (Adam 1996 : 85 ; Reuter 2016 : 24 ; Adam & Revaz 1996 : 67). On rappellera que cette définition présente l’intrigue comme une séquence hiérarchisant cinq étapes dans le déroulement d’une histoire: une situation initiale s’oppose symétriquement à une situation finale (qui définit les états transformés par les événements racontés), un noyau narratif est formé par le couple nœud-dénouement (ou complication-résolution), et une action ou une évaluation –Reuter parle de dynamique (2016 : 24)– constitue le procès qui doit conduire du nœud au dénouement.
Il faut remarquer que cette définition, en dépit de son formalisme, est souvent présentée comme renvoyant à une conception «dynamique» de l’intrigue. Ainsi que l’affirme Adam : «Pour qu’il y ait récit, il faut que cette temporalité de base soit emportée par une tension : la détermination rétrograde qui fait qu’un récit est tendu vers sa fin (t + n), organisé en fonction de cette situation finale» (1996 : 87 ; aussi dans Adam 1997 : 46). Toutefois, il convient de préciser que s’il y a dynamisme, ce dernier se situe au niveau de la logique des événements racontés, et non au niveau de l’effet de la mise en intrigue sur le récepteur. La tension qui caractérise sémantiquement l’histoire racontée peut éventuellement se prolonger en effet esthétique, c’est-à-dire en tension ressentie dans la lecture, mais elle repose avant tout sur un codage de l’action lié au destin des personnages. Adam et Revaz précisent d’ailleurs qu’il est important de ne pas confondre la tension dramatique «notion essentiellement sémantique» avec la structure d’intrigue «notion purement compositionnelle» (Adam & Revaz 1996 : 68).
En dépit de la standardisation de l’intrigue que l’on observe dans le domaine de l’enseignement, il existe bien d’autres manières de définir cette notion, à tel point que dans le Cambridge Companion to Narrative, Hans Porter Abbott estime que le terme «plot» est «encore plus insaisissable que celui de récit, l’un comme l'autre étant à ce point polyvalents et approximatifs dans leur signification, et en fait tellement vagues dans leur usage ordinaire, que les narratologues évitent le plus souvent de les utiliser» (Abbott 2007 : 43, m.t.). Le constat est le même chez Hilary Dannenberg, qui souligne en revanche la centralité de cette problématique:
Malgré l'apparente simplicité de l'objet auquel elle se réfère, l'intrigue est l'un des termes les plus insaisissables de la théorie du récit. Les narratologues l'utilisent pour se référer à une variété de phénomènes différents. La plupart des définitions de base du récit butent sur la question de la séquentialité, et les tentatives répétées de redéfinir les paramètres de l'intrigue reflètent à la fois la centralité et la complexité de la dimension temporelle du récit. (Dannenberg 2005 : 435, m.t.)
Dans les limites de cet article12, je me contenterai de mentionner une conception alternative au schéma quinaire, très répandue dans les approches rhétoriques ou cognitives, qui me semble particulièrement apte à renouveler l’enseignement du fait de ses affinités avec le paradigme de l’interactionnisme socio-discursif, qui a fait ses preuves dans le champ de la didactique des langues et de la littérature.
Pour faire ressortir le point crucial du recadrage qu’il s’agit d’opérer, on peut affirmer, à la suite de Richard Pedot, que les récits «ne peuvent être réduits au schéma chrono-logique de l’intrigue sans laisser échapper ce qui en fait la force, la capacité d’intriguer» (2008 : 25). Dans le prolongement de la poétique aristotélicienne, l’approche que j’appellerai désormais rhétorique consiste donc à affirmer que:
la forme de l'intrigue — dans le sens de ce qui la rend utile au sein d'un objet artistique spécifique — c'est plutôt son «mécanisme» ou son «pouvoir», comme la forme de l'intrigue dans une tragédie, par exemple, est la capacité de sa séquence d'action unifiée d'effectuer, par l'effet de la pitié ou de la peur, une catharsis de ce genre d'émotions. (Crane 1952 : 68)
Jean-Paul Bronckart a défendu une conception de l’intrigue très similaire en rapprochant cette dernière de la planification discursive monogérée, qu’il compare à un arc de tension, à l’instar des modèles scénaristiques enseignés à Hollywood:
L’effet attendu de la planification monogérée peut être visualisé par une feuille de papier que l’on fait bomber en son milieu ; l’importance de la déclivité produite figure l’intensité de la tension obtenue, et en conséquence l’aspect spectaculaire de la résolution ou de la chute ; si la déclivité est insuffisante, le texte sera considéré comme «plat», sans tension, sans «relief». (Bronckart 1985 : 51)
Une telle approche revient par conséquent à mettre au premier plan le dialogisme de la séquence narrative, qui repose sur l’alternance d’un nœud, qui noue une tension, et d’une résolution, qui la dénoue:
S’il est rarement posé comme tel, le statut dialogique de la séquence narrative est néanmoins évident. Comme nous l’avons montré, qu’elle soit ternaire, quinaire ou plus complexe encore, cette séquence se caractérise toujours par la mise en intrigue des événements évoqués. Elle dispose ces derniers de manière à créer une tension, puis à la résoudre, et le suspense ainsi établi contribue au maintien de l’attention du destinataire. (Bronckart 1996 : 237)
Contrairement à Jean-Michel Adam, qui fonde le schéma quinaire sur une description renvoyant à la chronologie de l’histoire racontée, Bronckart précise par ailleurs que cette mise en tension du récit par la mise en intrigue se situe clairement au niveau de l’organisation du discours narratif, ou de ce que l’on appellerait en rhétorique classique la dispositio:
Tomachevski distinguait la FABLE et le SUJET, Genette l’HISTOIRE et le RÉCIT, Fayol le NARRÉ et la NARRATION, et on assimile fréquemment à cette distinction celle qui existerait entre l’INVENTIO et la DISPOSITIO de la rhétorique classique (il serait d’ailleurs plus pertinent d’opposer à ce niveau la COMPOSITIO à la DISPOSITIO). Telles que nous venons de les définir, les opérations de planification ont manifestement trait au versant «disposition superficielle» de ces couples conceptuels ; les moules superstructurels concerneraient donc exclusivement le SUJET, le RÉCIT, la NARRATION ou la DISPOSITIO. (Bronckart 1985 : 51)
Dans le prolongement de cette approche, j’ai proposé de considérer la tension narrative comme constituant l’élément fondamental déterminant la dynamique et la structuration de la mise en intrigue:
la tension est le phénomène qui survient lorsque l’interprète d’un récit est encouragé à attendre un dénouement, cette attente étant caractérisée par une anticipation teintée d’incertitude qui confère des traits passionnels à l’acte de réception. La tension narrative sera ainsi considérée comme un effet poétique qui structure le récit et l’on reconnaîtra en elle l’aspect dynamique ou la «force» de ce que l’on a coutume d’appeler une intrigue. (Baroni 2007 : 18)
Françoise Revaz précise qu’étant moins «rigide que le schéma quinaire habituel, [cette conception de l’intrigue] permet de tenir compte de degrés de tension différents, entre un texte à tension maximale qui fait la pyramide et un texte à tension minimale tendant à la platitude» (2009 : 133). Elle ajoute que l’avantage de ce modèle «est de montrer que la structuration de l’intrigue ne repose pas nécessairement sur le développement chronologique d’une action, mais peut se construire également sur un mystère ou une énigme, comme c’est le cas, par exemple, dans le roman policier» (2009 : 132).
En plaçant la fonction avant la forme, et le dynamisme dialogique avant la structure logique de l’action, cette approche permet de corréler le profil de l’intrigue à des effets tels que le suspense, la curiosité ou la surprise. Le dénouement n’est pas une structure symétrique qui s’oppose au nœud, mais un horizon d’attente créé par ce dernier, ce qui explique qu’il peut être indéfiniment repoussé, comme dans les formes feuilletonnantes ou dans les œuvres «ouvertes» évoquées par Umberto Eco (1979). L’analyse de la structure cède donc la place à celle des fonctions discursives et des intérêts narratifs liés à la progression dans le texte, ce qui implique, sur un plan linguistique ou poétique, de prendre en compte le rôle fondamental joué par la manière dont l’information narrative est distribuée dans le récit13(Phelan 1989 ; Sternberg 1992 ; Brooks 1992 ; Baroni 2007 ; 2017a ; Kukkonen 2014a).
Une telle définition pourrait passer pour superficiellement compatible avec la définition du schéma quinaire, surtout lorsque cette dernière insiste sur le dynamisme de l’histoire. Il s’agit en réalité de deux phénomènes très différents car, rappelons-le, le schéma quinaire est défini par la logique des actions racontées, là où le second modèle repose sur l’organisation du discours narratif en tenant compte de ses effets sur le destinataire du récit.
Certes, dans un récit d’aventure, la rupture instaurée par un événement imprévu peut à la fois lancer la quête du héros et engendrer la production d’un effet de suspense, ce qui conduit à superposer les deux modèles. Mais la différence apparaîtra clairement si l’on considère le cas des dispositifs narratifs visant à susciter la curiosité du lecteur, la progression vers le dénouement impliquant ce que Genette appellerait une série de paralipses et d’analepses complétives, c’est-à-dire des omissions stratégiques du récit ultérieurement comblées par des informations rétrospectives. Avec ce procédé relativement banal14 le récit se noue sans que la chronologie des événements n’ait besoin d’être respectée et sans que l’on puisse nécessairement établir un schéma quinaire fondé sur une complication que rencontrerait le héros. Cette technique est familière à tous les scénaristes qui entremêlent leurs récits de secrets et de mystères autant que d’aventures et de conflits, et l’on peut y reconnaître l’une des formes classiques de la mise en intrigue dans le contexte de ce que Bronckart appellerait une planification discursive monogérée.
2.2. Problèmes didactiques
Même si la définition standardisée de l’intrigue, qui la confond avec le schéma quinaire, reste dominante dans le domaine de la didactique, elle n’est pas nécessairement la plus intuitive. Dans ses usages ordinaires, l’intrigue est souvent corrélée à la tension narrative. Cela s’observe par exemple dans les liens qui peuvent être établis en français entre le substantif intrigue, l’action d’intriguer et les rôles de l’intriguant et de l’intrigué. Dominique Legallois et Céline Poudat ont aussi montré, en analysant un grand nombre de commentaires publiés par des internautes, que les lecteurs et lectrices établissent très spontanément des corrélations entre l’intrigue et ce qu’ils ou elles définissent comme le «happage», notion exemplifiée de la manière suivante: «on se laisse immédiatement emporter dans l’histoire et on ne lâche plus le livre» (Legallois & Poudat 2008 : § 90).
Cette ambiguïté dans la définition de l’intrigue apparaît aussi dans l’ouvrage de Reuter, qui situe d’abord cette dernière au niveau de la «fiction15», ce qui l’isole clairement du niveau de la «narration». Dans cette première définition, conforme au standard du schéma quinaire, il affirme que «l’intrigue incite à s’interroger sur la structure globale de l’histoire» (2016 : 22), cette saisie s’opposant clairement à la dynamique de la progression dans le récit. Pourtant, lorsqu’il aborde la question de l’instance narrative, Reuter reconnaît que ce paramètre:
participe, de façon souvent déterminante, de l’intérêt de l’intrigue (malentendus, quiproquos, rebondissements autour des sentiments amoureux ou d’autres secrets que l’on dissimule plus ou moins), de l’intérêt de certains genres (la lutte entre l’enquêteur et le lecteur pour la découverte du coupable à partir d’un savoir commun véhiculé dans le texte du roman à énigme) et de la construction d’effets de lecture. En effet, c’est à partir de ces jeux entre différents savoirs que l’on peut mieux analyser des procédés tels l’effet de surprise (rendu possible par des informations inconnues d’un personnage, du narrateur et du lecteur), tels la crainte ou l’amusement lorsque le lecteur possède des informations qu’un personnage ignore et qui le conduisent dans la gueule du loup ou dans une série de bévues. (Reuter 2016 : 55-56)
En liant la distribution du savoir à l’intérêt de l’intrigue, Reuter déplace nettement le curseur vers le modèle rhétorique. D’un point de vue strictement théorique, nous sommes ici confrontés à un cas de polysémie, lié à un foisonnement de terminologies spécialisées, qui se heurtent parfois aux usages ordinaires. Le problème pourrait être résolu en posant les bases d’une terminologie plus précise, distinguant différents phénomènes qui risqueraient autrement d'être confondus : par exemple le schéma quinaire définit la structure de l’action, mais il ne s’agit pas de l’intrigue au sens rhétorique du terme, qui repose quant à elle sur le nouement et le dénouement d’une tension pendant l’acte de lecture, qui forme un arc narratif et détermine ce que Reuter appelle «l’intérêt de l’intrigue».
Pour conserver la valeur didactique de la notion, plusieurs raisons justifient une différenciation claire entre le concept d’intrigue et celui de schéma quinaire. La première est liée au rendement de la conception rhétorique pour l’analyse des récits, et notamment pour l’explication de texte. Le schéma quinaire restreint le commentaire à une saisie globale de l’histoire, à un niveau d’abstraction qui permet tout au plus de clarifier les enjeux du récit, de produire des résumés ou de distinguer l’action racontée de l’ordre de sa narration. Reuter considère quant à lui que le schéma quinaire, en reconstruisant la structure des événements, permettrait de:
rendre compte de la gêne que ressentent certains lecteurs ou spectateurs lorsque l’ordre de la fiction n’est pas respecté (flash-back [sic], anticipations…) ou lorsque les étapes finales manquent (la fin en «queue de poisson»). (Reuter 2016 : 26).
Pour ma part, je ne suis pas certain qu’il faille passer par l’établissement d’un schéma quinaire pour parvenir à reconstituer le déroulement chronologique d’une histoire ou pour saisir les effets produits par les anachronies. Quand le résumé est difficile à établir, plutôt que de tenter de résoudre ce «problème», il faudrait plutôt y voir la trace d’une stratégie narrative dont il s’agit de rendre compte. Par ailleurs, les récits non linéaires n’engendrent pas nécessairement une «gêne» : ils peuvent au contraire se révéler extrêmement excitants, ainsi qu’en témoigne l’usage de plus en plus répandu des prolepses et des analepses dans les séries américaines (Jost 2016).
Si l’on accepte de les distinguer, il est d’ailleurs tout à fait possible de garder d’un côté le schéma quinaire pour définir la trame de l’histoire, tout en ajoutant d’un autre côté une définition de l’intrigue qui lie clairement cette dernière à la production d’un arc de tension. L’avantage de la définition rhétorique de l’intrigue, c’est qu’elle permet d’associer l’analyse de la succession des nœuds et des dénouements aux moyens formels par lesquels les auteurs tentent d’orienter l’attention des lecteurs ou lectrices vers le déroulement ultérieur du récit, et cette analyse peut se pratiquer à n’importe quelle échelle du texte, du simple paragraphe au chapitre ou à l’œuvre entière.
En termes de représentation mentale de l’histoire, cela conduit aussi à intégrer à la discussion les hypothèses interprétatives qui s’articulent à diverses étapes du récit, qu’elles prennent la forme de pronostics ou de diagnostics de la situation narrative (Baroni 2017a : 66). La discussion autour de ces scénarios virtuels, que les lecteurs ou lectrices esquissent tout au long de leur progression dans le récit, situe le commentaire sur le terrain de la prévisibilité de l’histoire, des éventuelles surprises et recadrages interprétatifs qui en découlent, dont dépendent souvent le plaisir esthétique et la valeur proprement éducative que l’on associe aux formes narratives. Il est aussi possible d’articuler sur cette base des questions éthiques: tel personnage, à tel moment de l’histoire, pourrait agir de telle ou telle façon, mais en fin de compte, il agit ainsi… qu’est-ce que cela nous apprend sur son caractère et sur la valeur de son action? Qu’aurions-nous fait à sa place? Pourrait-on imaginer une version alternative de l’histoire16?
Ainsi que le suggèrent certaines approches cognitivistes, une telle conception de l’intrigue permet également de mettre l’accent sur l’une des fonctions anthropologiques centrales des formes narratives. Les récits peuvent en effet être envisagés comme des simulations permettant d’apprendre à s’adapter à un environnement en constante évolution, qui ne peut être appréhendé que sous la forme de fragiles réseaux de probabilités. Ainsi que l’explique Karin Kukkonen :
Ce processus de révision des probabilités ne concerne pas uniquement le niveau des énoncés propositionnels concernant le monde fictif ou celui de la résolution de problèmes à travers des jeux de questions et de réponses, mais il s'étend à une expérience de lecture immersive et incarnée, et à l’investissement émotionnel des lecteurs dans le récit. Il peut nous permettre de construire – à travers des récits – des explications concernant l'inattendu […], plus généralement, les récits littéraires explorent et négocient ce que nous considérons comme possible à travers des modèles de probabilité. (Kukkonen 2014 : 737, m.t.)
Sur le plan poétique ou stylistique, l’analyse des mécanismes textuels qui permettent de nouer l’intrigue peut produire des commentaires très riches à partir d’une question élémentaire : comme l’auteur s’y prend-il, ou elle, pour tenter d’intriguer son lecteur ou sa lectrice ? La réponse pourra s’orienter vers l’analyse de phénomènes stylistiques : marquage d’une rupture avec un adverbe, alternance de l’imparfait au passé simple, usage de pronoms ou d’hyperonymes dont les référents sont ambigus, etc. On pourra aussi mobiliser des structures narratives plus générales : par exemple les jeux de focalisation, la caractérisation des personnages, les anachronies, la segmentation du récit, etc.17.
Une autre raison de privilégier l’approche rhétorique tient aux rapports qui peuvent être établis avec des mécanismes très largement répandus dans la culture médiatique contemporaine. Même les apprenant·e·s qui n’ont pas une très grande culture littéraire peuvent se révéler des expert·e·s dans la compréhension de l’art de construire des arcs narratifs, par exemple à travers leur expérience des séries télévisées. L’établissement de liens entre cliffhangers télévisuels et chapitrage romanesque pourrait ainsi nourrir une boucle vertueuse, dans laquelle des compétences acquises hors de la classe permettent de participer activement aux activités de commentaire des œuvres. Il s’agit d’affiner un savoir-faire interprétatif transférable dans un grand nombre de contextes médiatiques, tout en renforçant la compréhension des spécificités inhérentes aux mécanismes verbaux ou textuels sur lesquels reposent ces effets identifiés comme transversaux.
Il s’agit donc de substituer un outil qui servait essentiellement à produire des résumés normalisés à une médiation orientant le commentaire des œuvres vers l’analyse des intérêts narratifs, vers la mise en lumière des enjeux éthiques de la fiction et vers la compréhension des mécanismes narratifs fondamentaux de la narrativité fictionnelle. Sans entrer dans le détail des séquences didactiques qui pourraient être construites à partir de cette reconceptualisation, je proposerai maintenant de formuler une définition de l’intrigue aussi précise et intelligible que possible, de manière à ce qu’elle puisse être utilisée aussi bien dans la formation des enseignant·e·s que dans l’enseignement.
On verra que cette définition ne sera pas plus ardue à saisir que celle de schéma quinaire, et même qu’elle est très intuitive du fait de sa proximité avec les usages courants du terme. Il est parfaitement possible de conserver en parallèle la définition classique du schéma quinaire, mais ce dernier changera de statut. Il s’agira alors de souligner à quel niveau d’analyse cette séquence se situe, et de lui associer le couple complication-résolution, qui renvoie à la sémantique de l’action racontée, plutôt que les termes nœud-dénouement, qui serviront exclusivement à décrire l’arc de tension formé par la mise en intrigue des événements.
2.3. Proposition de redéfinition
Dans le langage courant, on entend souvent l’expression : «C’était ennuyeux, il n’y avait pas d’intrigue!» Dans cette phrase, on comprend que l’intrigue est liée aux intérêts qui rythment le récit, à sa capacité de susciter de la curiosité ou du suspense et de résoudre ces incertitudes tout en ménageant des surprises. On s’intéresse ici à l’effet que le récit est susceptible de produire sur son destinataire, à la tension narrative que l’auteur ou l’autrice veut faire ressentir au public et à son éventuelle résolution. L’intrigue peut ainsi être définie comme une structuration dynamique du récit fondé sur un nœud, qui crée de la tension narrative, et d’un dénouement, qui a pour fonction de la résoudre.
L’art de mettre en intrigue, c’est l’art d’intriguer le lecteur. Dans le langage cinématographique ou télévisuel, on parle d’arcs narratifs pour décrire ces séquences qui rythment le déroulement du récit. Dans les séries télévisées, ces arcs de tension peuvent s’articuler à différents niveaux, qui s’enchâssent les uns dans les autres: une intrigue peut être dénouée au niveau de l’épisode, mais un arc plus large peut entretenir l’intérêt du public à l’échelle d’une saison ou de la série complète. Pareillement, dans un roman, un chapitre peut dénouer certains fils narratifs tout en nouant de nouveaux problèmes ou mystères, de sorte que le récit a l’air de progresser tout en gardant son incertitude. Pour déterminer les enjeux de l’intrigue, il suffit de se demander quelles sont les questions induites par le récit à un moment donné de son développement. Quand un chapitre ou un épisode s’interrompent brusquement, avant de fournir des réponses aux questions que se pose le public, on parle de cliffhanger, cette image renvoyant à un personnage littéralement suspendu au bord d’une falaise. Quand la tension atteint son apogée, souvent juste avant le dénouement, on parle de climax.
Il existe deux manières de nouer une intrigue:
- - le récit raconte des événements dramatiques (une action difficile, un conflit) dont le développement ou l’issue sont incertains, ce qui engendre du suspense;
- - le récit évoque des événements énigmatiques, ce qui engendre de la curiosité;
Dans le premier cas, une complication vient perturber une situation ordinaire, et les actions qui s’ensuivent ouvrent différentes virtualités, que le lecteur peut envisager sous la forme de pronostics incertains. L’effet de suspense est alors renforcé par le respect au moins partiel de la chronologie de l’histoire, ce qui rapproche le lecteur du plan des personnages impliqués dans les événements dramatiques. Souvent, le suspense est obtenu en signalant un danger imminent, dont les personnages n’ont pas forcément conscience. Le lecteur se demande alors: que va-t-il se passer? va-t-il y arriver? comment cela va-t-il finir?, etc.
Dans le second cas, le respect de la chronologie n'est pas respectée. Le lecteur est confronté à une représentation incomplète des événements qui suscite sa curiosité. Dans ce cas, le dénouement implique des retours en arrière, sous forme de flashback (analepses dramatisées18) ou d’explications rétrospectives (analepses non dramatisées), jusqu’à ce qu’une compréhension suffisante de la situation narrative puisse être reconstruite. Le recours à ce procédé est une façon assez classique de nouer une intrigue dans les premières pages d’un roman ou dans le genre des enquêtes policières. Dans ce cas, le lecteur peut tenter d’anticiper le dénouement en formulant des diagnostics à partir d’indices disséminés dans le récit. Le lecteur se demande alors : que s’est-il passé? quel est le secret que dissimule ce personnage? qui est le coupable?, etc.
Mise en intrigue
exposition > nœud > tension (suspense ou curiosité) > dénouement > épilogue
Il arrive que le début d’un récit, qu’on appelle exposition, soit dépourvu de tension, il s’agit surtout de poser la situation initiale, de définir le monde et les personnages, mais on peut aussi nouer directement le récit en jouant sur une exposition retardée, qui produit un effet de curiosité dès les premières lignes. On peut aussi décrire la situation des personnages après le dénouement de l’intrigue, voire commenter rétrospectivement les événements qui ont été racontés, cette phase finale du récit constituant ce qu’on appelle un épilogue. Il faut noter cependant qu’il existe des récits non dénoués. Dans ce dernier cas, la fin demeure ouverte, et le lecteur est invité à trouver lui-même des réponses aux questions laissées en suspens par le récit. Il y a en principe autant d’intrigues (ou d’arcs narratifs) qu’il y a de questions laissées en suspens dans un récit à un point donné de son développement, mais il est en général possible de déterminer une intrigue principale et des intrigues secondaires ou subsidiaires, qui sont souvent liées à cet arc majeur.
Pour résumer la structure des événements racontés, en faisant abstraction de l’ordre de leur présentation dans le récit et de la manière dont ils contribuent à nouer l’intrigue, on peut utiliser un schéma quinaire, qui insiste sur les défis que doivent relever les personnages :
Schéma quinaire
situation initiale > complication > action > résolution > situation finale
L’incertitude liée au déroulement des événements, qui est souvent liée à un conflit, une quête ou une action difficile à accomplir, sert à nouer une intrigue, qui doit alors respecter plus ou moins la chronologie des événements pour entretenir le suspense de l’action jusqu’au dénouement.
3. Focalisation et point de vue
3.1. Aperçu des débats théoriques
La focalisation est certainement l’une des notions les plus débattues dans le champ de la narratologie. Elle est aussi parmi les plus difficiles à cerner et à enseigner. Un problème majeur tient à la difficulté de distinguer la perspective adoptée par le récit de la question de la distance, qui concerne la quantité d’information concernant telle ou telle partie prenante de l’histoire. Cette ambiguïté apparaît dès la première définition que donne Genette de la focalisation dans Discours du récit:
le récit peut fournir au lecteur plus ou moins de détails, et de façon plus ou moins directe, et sembler ainsi (pour reprendre une métaphore spatiale courante et commode, à condition de ne pas la prendre au pied de la lettre) se tenir à plus ou moins grande distance de ce qu’il raconte ; il peut aussi choisir de régler l’information narrative qu’il livre, non plus par cette sorte de filtrage uniforme, mais selon les capacités de connaissance de telle ou telle partie prenante de l’histoire (personnage ou groupe de personnages), dont il adoptera ou feindra d’adopter ce que l’on nomme couramment la «vision» ou le «point de vue», semblant alors prendre à l’égard de l’histoire (pour continuer la métaphore spatiale) telle ou telle perspective. (Genette 2007 : 164)
L’objectif principal de Genette, lorsqu’il introduit le concept de focalisation, est de distinguer la «voix» (qui parle?) du «mode» (qui voit? qui perçoit? ou qui pense?). Cette distinction apparaît certes utile, mais elle pose un certain nombre de problèmes relatifs à la manière dont Genette définit ensuite les trois «modes» de focalisation qu’un récit peut adopter. De manière à faire apparaître l’origine de la confusion entre focalisation et point de vue, je reprends ici in extenso les trois définitions données par Genette, qui s’appuie explicitement sur les analyses antérieures de Blain, Lubbock, Pouillon et Todorov:
- focalisation interne : «Narrateur = Personnage (le narrateur ne dit que ce que sait tel personnage) ; c’est le récit "à point de vue" selon Lubbock ou à "champ restreint" selon Blain, la "vision avec" selon Pouillon » (2007 : 193)»;
- focalisation externe : «Narrateur < Personnage (le narrateur en dit moins que n’en sait le personnage) ; c’est le récit "objectif" ou "behavioriste", que Pouillon nomme "vision du dehors". […][L]e héros agit devant nous sans que nous soyons jamais admis à connaître ses pensées ou sentiment» (2007 : 194-195) ;
- focalisation zéro : «ce que la critique anglo-saxonne nomme le récit à narrateur omniscient et Pouillon "vision par derrière", et que Todorov symbolise par la formule Narrateur > Personnage (où le narrateur en sait plus que le personnage, ou plus précisément en dit plus que n’en sait aucun des personnages)» (2007 : 193).
Genette justifie le choix du terme «focalisation» par le fait qu’il permet d’«éviter ce que les termes de vision, de champ, et de point de vue ont de trop spécifiquement visuel » (2007 : 194). Au niveau des sources évoquées par Genette, on constate en effet que la schématisation de Todorov « =, <, > »(1966 : 141-142) fonde les trois régimes de focalisation sur la quantité d’information, alors que les terminologies dérivées de Lubbock et de Blain, mais surtout celle de Pouillon (1946), associent les «modes» à l’orientation d’une «vision».
Cette absence de discrimination claire entre focalisation, vision et point de vue a ouvert la porte à différentes critiques. Mieke Bal a par exemple reproché à Genette de parler seulement de «focalisation sur» sans évoquer la possibilité d’une «focalisation par» un personnage (1977 : 22). Selon elle, le point de vue ne peut se définir que par l’orientation entre un sujet focalisateur et un objet focalisé. Dans la même lignée, Shlomith Rimmon-Kenan avance qu’il ne peut exister par conséquent que deux types d’orientation du point de vue, suivant que ce dernier est interne ou externe au monde raconté, ce qui l’amène à redéfinir la focalisation sur des bases complètement différentes de celles sur lesquelles reposaient les définitions de Todorov ou de Genette:
la focalisation externe est ressentie comme étant proche de l’agent qui raconte, et son véhicule peut donc être appelé le "narrateur-focalisateur" (Bal 1977 : 33). […] Comme le terme le suggère, le lieu de la focalisation interne se trouve à l’intérieur des évènements. Ce type prend généralement la forme d’un personnage focalisateur (Rimmon-Kenan 2002 : 75-76).
Alain Rabatel a lui aussi critiqué la typologie genettienne en soulignant le fait qu’il n’existe, sur le plan de la construction textuelle du point de vue, que deux perspectives possibles : soit le texte adopte le point de vue subjectif d’un personnage, soit le texte adopte le point de vue plus large du narrateur, qu’il associe à la focalisation zéro de Genette. Quant à la perspective externe, elle tiendrait «non pas à d'illusoires distinctions de foyer, mais à des stratégies différentes de gestion de l'information narrative, en fonction des intentions communicationnelles de l'écrivain» (Rabatel 1997 : 107).
Il faut ajouter que Rabatel (2009 : 47) distingue trois niveaux de construction textuelle du point de vue :
- le point de vue asserté (lorsque le narrateur cède effectivement la parole à un personnage, par exemple sous la forme d’un discours direct) ;
- le point de vue représenté (lorsque le discours adopte le point de vue du personnage sans lui céder la parole) ;
- le point de vue embryonnaire (lorsque l’impression de subjectivité repose surtout sur un effet d’empathie construit par le récit).
Du point de vue des sciences du langage, le point de vue représenté apparaît comme le plus intéressants à décrire, car la linguistique offre ici des moyens efficaces permettant de mettre en évidence les mécanismes par lesquels le discours produit un débrayage partiel du point de vue du narrateur pour le réancrer dans la subjectivité d’un personnage, sans pour autant que le narrateur lui cède la parole, phénomène que l’on peut associer, entre autres, au fonctionnement du discours indirect libre.
Faut-il pour autant abandonner la triple focalisation genettienne au profit d’une analyse linguistique du point de vue ? Rien n’est moins sûr. On peut par exemple se demander si le point de vue embryonnaire tel que défini par Rabatel, qui ne repose sur aucun marquage linguistique spécifique, ne recouvre pas plutôt des phénomènes que les trois régimes de focalisation définissaient déjà de manière satisfaisante. Rabatel affirme que ce point de vue émerge lorsque le discours invite le lecteur à se mettre à la place des personnages « en suivant le déroulement de l’action qu’ils exercent ou dans laquelle ils sont engagés » (2014 : 43). Or cette focalisation sur les personnages est surtout déterminée par la quantité d’informations dispensées par le narrateur. Ce sont les personnages dont on parle le plus, ceux qui cumulent le plus d’information, qui seront érigés en protagonistes et par rapports auxquels la question de déterminer si l’on en sait autant, plus ou moins qu’eux sera décisive. Nous nous retrouvons ici de plain-pied dans la problématique de la focalisation genettienne.
Par ailleurs, dans le prolongement de son analyse des effets d’ocularisation et d’auricularisation au cinéma, François Jost insiste sur le fait que la «focalisation – c’est-à-dire le problème du savoir narratif – est en droit différente de la question du point de vue» (1989 : 103). Jost défend ainsi, depuis plus de trente ans, le caractère complémentaire de l’analyse de la focalisation et de celle du point de vue en appliquant, aussi bien au cinéma qu’à la littérature, une double grille d’analyse. Plus récemment, Florence de Chalonge a insisté elle-aussi sur le fait que la typologie proposée par Genette ne faisait pas «de la perception l’enjeu central», ce qui distingue cette approche des théories du point de vue, ces dernières incluant «le postulat phénoménologique d’un ancrage du langage sur la perception» (2003 : 71). Dans une synthèse plus récente, Burkhardt Niederhoff débouche sur la conclusion suivante:
Il y a de la place pour les deux [concepts] parce que chacun met en évidence un aspect différent d'un phénomène complexe et difficile à saisir. Le point de vue semble être la métaphore la plus efficace pour les récits qui tentent de rendre l’expérience subjective d’un personnage. Affirmer qu’une histoire est racontée du point de vue d’un personnage a plus de sens que d’affirmer qu’il y a une focalisation interne sur ce personnage. La focalisation est un terme plus approprié lorsqu’on analyse la sélection des informations narratives qui ne servent pas à restituer l’expérience subjective d’un personnage mais à créer d’autres effets, tels que le suspense, le mystère, la perplexité, etc. Pour que la théorie de la focalisation puisse progresser, la conscience des différences entre les deux termes[,] mais aussi la conscience de leurs forces et de leurs faiblesses respectives est indispensable. (Niederhoff 2011 : §18, m.t.)
Sans aller jusqu’à affirmer que la théorie du récit contemporaine serait parvenue à établir un nouveau consensus, on constate néanmoins que l’analyse comparée des médias et l’histoire critique des concepts narratologiques convergent dans l’affirmation que focalisation et point de vue ne sont pas des notions synonymes ou concurrentes, mais différenciées et complémentaires. Le problème tient à leur définition, qui doit permettre de sortir de la confusion que l’on observe dans la plupart des manuels.
3.2. Problèmes didactiques
Du côté des ouvrages de synthèse, la différenciation entre les notions de focalisation et de point de vue n’apparaît pas clairement, même si elle est parfois esquissée, ce qui pose d’énormes problèmes pour la didactique et pour l’enseignement de la littérature. Dans la dernière mise à jour de son ouvrage, Yves Reuter mentionne les travaux de Rabatel et reconnaît que «la question fort complexe des perspectives ne fait l’objet d’aucun consensus chez les théoriciens et ne cesse de susciter des débats» (Reuter 2016 : 48). Il suggère de s’appuyer sur une «prise en compte beaucoup plus précise des faits linguistique» (2016 : 48) qui sont au fondement de la construction textuelle d’une perspective dans le récit. Malheureusement, il ne précise pas les procédures par lesquelles on pourrait mettre en lumière ces faits linguistiques, et conformément à la terminologie introduite par Genette, il continue de suggérer l’existence d’équivalences entre les termes perspectives, focalisation, vision et point de vue:
Définition : la question des voix narratives concernait le fait de raconter. Celle des perspectives (ou focalisation, ou visions, ou points de vue) porte sur le fait de percevoir. (Reuter 2016 : 47)
Surtout, Reuter n’introduit pas de distinction claire entre l’ancrage du récit dans un point de vue, qui renverrait occasionnellement à l’expérience subjective d’un personnage, et la question de la quantité des informations mises à disposition du lecteur:
La question des perspectives est en fait très importante pour l’analyse des récits car le lecteur perçoit l’histoire selon un prisme, une vision, une conscience, qui détermine la quantité des informations : on peut en effet en savoir plus ou moins sur l’univers et les êtres, on peut rester à l’extérieur des êtres ou pénétrer leur intériorité. La perspective – il convient de le préciser car le terme est trompeur – peut passer non seulement par la vision (cas le plus fréquent), mais aussi par l’ouïe, l’odorat (voir le Parfum de Süskind), le goût, le toucher. (Reuter 2016 : 47)
Jean-Michel Adam et Françoise Revaz ménagent quant à eux une place à l’analyse de l’ocularisation et de l’auricularisation, qui est cette fois clairement découplée des trois régimes de focalisation (1996 : 84-85), mais les termes «focalisation» et «point de vue» continuent d’être présentés comme synonymes:
La diégèse peut être présentée en choisissant (ou non) un point de vue restrictif («mode» que Gérard Genette est un des premiers à avoir clairement distingué de la «voix»). (Adam & Revaz 1996 : 84)
On retrouve également cette synonymie dans la synthèse proposée par Gilles Philippe (1996 : 82-83), ce qui s’explique, dans la perspective historique de cet ouvrage, par le renvoi à la terminologie de Jean Pouillon (1946), dont Genette s’est inspiré pour établir sa propre typologie19. Philippe souligne que cette «question fondamentale de la gestion de l’information dans le texte romanesque est généralement abordée à l’aide d’éclairantes mais encombrantes métaphores visuelles: point de vue, vision, focalisation, restriction de champ…» (Philippe 1996 : 81). Il insiste quant à lui sur la nécessité de distinguer clairement les paramètres textuels qui définissent la quantité de l’information de ceux qui concernent la qualité de l’information, où s’opposent les « textes à direction objective (accent mis sur le perçu) et les textes à direction subjective (accent mis sur le percevant) » (Philippe 1996 : 82).
La confusion entre focalisation et point de vue est à l’origine de bien des difficultés pour le commentaire des textes. Les problèmes apparaissent lorsqu’un point de vue interne est décrit, sur la base de la définition genettienne, comme fondé sur une égalité entre ce que sait le personnage et ce qu’en dit le narrateur. Pourtant, adopter le point de vue d’un personnage ne signifie pas nécessairement dévoiler toutes les informations que ce dernier possède. Dans La Modification de Butor, par exemple, il faut attendre d’avoir atteint la moitié du roman pour comprendre les tenants et aboutissants de l’action entamée par le protagoniste au début du récit, alors que l’intégralité du récit est en flux de conscience. Il faudrait alors parler de focalisation externe malgré un ancrage dans un point de vue interne, ce qui démontre le caractère inadéquat de cette terminologie. De même, il est fréquent que le récit adopte le point de vue de tel ou tel personnage, alors que l’on en sait en réalité beaucoup plus que ce dernier, ne serait-ce que parce que la perspective interne apparaît souvent comme un phénomène local, et que nous disposons alors d’informations qui débordent du cadre du savoir auquel peut avoir accès telle ou telle partie prenante de l’histoire. C’est le cas notamment dans les romans épistolaires, où la lecture de lettres adressés à des destinataires différents place d’emblée le lecteur en régime de focalisation dite «zéro», alors que, localement, le point de vue est toujours interne. Il suffit de considérer les effets tirés de ce décalage épistémique dans Les Liaisons dangereuses pour comprendre l’importance de cette association [focalisation zéro + point de vue interne] dans la dynamique de l’intrigue.
Il me semble donc absolument nécessaire, ainsi que nous y invite Gilles Philippe, d’éviter de confondre quantité et qualité de l’information, ce qui devrait nous conduire à distinguer strictement deux concepts complémentaires:
- Focalisation = quantité de l’information (-/=/+)
- Point de vue = qualité de l’information (interne/externe)
L’approche linguistique d’Alain Rabatel possède d’indéniables vertus pour l’enseignement de la littérature, dans la mesure où elle fournit un appareillage efficace pour décrire la manière dont le récit est susceptible de procéder à un débrayage énonciatif pour aboutir à un réancrage partiel dans le point de vue d’un personnage. Dans ce contexte, la problématique interne/externe renvoie à l’opposition entre point de vue du personnage et point de vue du narrateur, bien qu’il faille encore préciser, à la suite de Reuter, que cette perspective inclut non seulement une vision, mais aussi, potentiellement, toutes les autres formes de perceptions subjectives (ouïe, toucher, odorat, goût), à quoi il faut ajouter les pensées et émotions.
Quant à la triple focalisation, elle constitue un paramètre fondamental dans l’analyse de la dynamique de l’intrigue, mais pour éviter les confusions avec le point de vue, il faut renoncer à lui associer les termes interne/externe et éviter les métaphores renvoyant à la subjectivité des personnages, telles que «vision avec», «vision du dehors» ou «vision par-derrière», qui sont à l’origine de tant de confusions. Nous proposons donc de rebaptiser les trois régimes de focalisation :
- focalisation restreinte ;
- focalisation sur un personnage ;
- focalisation élargie.
Déterminer sur quel foyer le récit est focalisé revient simplement à décrire quel personnage ou groupe de personnages est mis au premier plan dans le récit ou dans une portion de celui-ci (souvent un chapitre), ce qui induit l’établissement de hiérarchies entre protagonistes, personnages principaux et personnages secondaires. Il n’y a pas ici de marquage linguistique spécifique du régime de focalisation, mais il s’agit d’une question de densité de l’information orientant l’attention du lecteur sur un ou plusieurs personnages au détriment d’autres. Par défaut, la fiction est un récit focalisé, même si elle suit les destins parallèles de plusieurs personnages, car la dimension expérientielle20 est fondamentale pour ce genre de représentation de l’action. Le Trône de fer apparaît ainsi comme un cas exemplaire de roman à focalisation variable, puisque chaque chapitre est centré sur un personnage différent, le procédé étant reproduit dans le montage de la série télévisée, qui alterne des séquences centrées sur différents personnages principaux. À l’inverse, pour les récits qui se focalisent sur un seul personnage, on parlera plutôt de récit à focalisation unique ou invariable.
Le marquage de la restriction et de l’élargissement permet quant à lui de souligner les lieux dans lesquels un récit joue ouvertement sur des décalages épistémiques par rapport aux savoirs des personnages sur lesquels se focalise le récit. Focalisation restreinte et focalisation élargie créent des effets que l’on peut corréler à la dynamique de l’intrigue, et notamment aux effets de curiosité et de suspense. On peut enfin envisager l’existence de récits non focalisés21, c’est-à-dire qui n’érigent pas telle ou telle partie prenante des événements en point focal du récit, ce qui est fréquent dans l’écriture historique ou journalistique.
Reste un dernier point à régler : que faire de ces récits hétérodiégétiques qui adoptent pourtant intégralement la perspective intérieure d’un personnage, à l’instar des récits dits «en flux de conscience» (stream of consciousness). Franz Karl Stanzel, qui associait voix et point de vue pour définir les médiations narratives parlerait dans ce cas de récits racontés par des «personnages réflecteurs» (1981 : 5). Si l’on maintient la stricte distinction entre «voix» et «mode», et pour toutes les raisons précédemment mentionnées, je pense qu’il faudrait dans tous les cas éviter d’utiliser l’expression « récit en focalisation interne», et préférer un étiquetage du type : «récit intérieur» ou style «expressionniste», cette dernière notion étant particulièrement appropriée pour les récits graphiques jouant sur une modalisation spectaculaire de l’univers raconté, qui se déforme de manière à exprimer les états émotionnels d’un personnage focal22.
Je propose dans les lignes qui suivent une reformulation aussi claire que possible de ces deux paramètres qui renvoient à la distance (quantité de l’information liée à la focalisation) et à la perspective (qualité de l’information liée au point de vue), tout en essayant d’illustrer ces concepts avec des exemples concrets, tirés de différents médias, de sorte que leur explicitation en soit facilitée.
3.3. Proposition de redéfinitions
Le récit n’offre jamais de représentation parfaitement neutre ou objective de l’histoire, il est toujours orienté, non seulement par la posture d’un éventuel narrateur, qui a parfois participé aux événements, mais aussi par la quantité et la qualité des informations qui sont fournies au lecteur. Pour déterminer la qualité des informations, on s’intéressera à la construction textuelle du point du vue, et pour déterminer la quantité, on dégagera différents régimes de focalisation. Dans les deux cas, l’orientation du récit sera liée à des personnages, qui constituent en quelque sorte un étalon ou un foyer à partir duquel on pourra mesurer différents écarts ou variations.
Il existe deux points de vue fondamentaux : soit le récit adopte le point de vue du narrateur (qui peut ne pas être spécifié, sa «figure» se confondant alors avec celle de l’écrivain), soit le récit adopte le point de vue du personnage. Quand le récit adopte le point de vue du personnage sans lui céder directement la parole (c’est-à-dire sans recourir à des discours directs ou des dialogues), sa subjectivité s’exprime à travers un filtrage des informations qui décrivent ses pensées (réflexions, jugements), ses émotions ou ses perceptions (vue, ouïe, toucher, odorat, goût).
Point de vue représenté
(qualité de l'information narrative)
- Point de vue interne : le récit s’ancre dans la subjectivité d’un personnage ;
- Point de vue externe : le récit n’est pas ancré dans une subjectivité (récit objectif) ou renvoie à la perspective d’un narrateur (subjectivité narratoriale).
Parmi les indices les plus clairs qui permettent de déterminer les passages dans lesquels le récit est ancré dans la subjectivité d’un ou de plusieurs personnages, on mentionnera le discours indirect libre: le caractère expressif d’un énoncé peut occasionnellement être rattaché au ressenti du personnage, et non à la subjectivité du narrateur, le contexte nous permettant le plus souvent de trancher entre les deux. On peut aussi s’intéresser à l’arrière-plan du récit, c’est-à-dire aux énoncés à l’imparfait exprimant les pensées, les sentiments ou les perceptions d’un ou de plusieurs personnages. Dans ce passage tiré d’Un cœur simple, le récit s’ancre dans le point de vue de deux femmes menacées par un taureau:
Mais quand l’herbage suivant fut traversé, un beuglement formidable s’éleva. C’était un taureau, que cachait le brouillard. Il avança vers les deux femmes. Mme Aubain allait courir. – «Non ! non ! moins vite ! » Elles pressaient le pas cependant, et entendaient par derrière un souffle sonore qui se rapprochait. Ses sabots, comme des marteaux, battaient l’herbe de la prairie ; voilà qu’il galopait maintenant ! (Flaubert 1877 : 55)
Dans ce passage, nous voyons que la création d’un effet de point de vue interne passe notamment par un verbe de perception (« entendaient par derrière») et par l’énoncé «voilà qu’il galopait maintenant !» qui exprime l’effroi qui saisit Mme Aubain et sa servante lorsqu’elles entendent les sabots du taureau battre la prairie et qu’elles en déduisent un changement d’allure chez leur poursuivant. Les termes «par derrière» et «se rapprochait» sont par ailleurs des indications spatiales qui sont associées à un point de référence interne à la fiction, qui correspond à la situation occupée par les deux personnages féminins23.
On peut aussi noter que le changement d’allure du taureau s’appuie sur les sens de l’ouïe et du toucher (si l’on inclut les vibrations du sol) et non sur le sens de la vue.. Pour les personnages qui s’enfuient par une nuit de brouillard, et qui font par conséquent dos à leur adversaire, il s’agit en effet des seuls canaux disponibles pour saisir l’augmentation de la menace. Ici, la perspective subjective renforce le sentiment d’immersion dans le point de vue des victimes et accentue le potentiel dramatique de la scène.
Si le point de vue interne est lié à l’ancrage de la représentation dans une intériorité, la focalisation renvoie quant à elle à la manière dont le récit oriente, restreint ou élargit le champ de connaissance auquel peuvent accéder les lecteurs, de manière à engendrer différents effets. Généralement, le récit est focalisé sur un ou plusieurs personnages, l’accumulation d’information conduisant à ériger un foyer de référence à partir duquel on pourra mesurer notre degré de connaissance du monde. De nombreux récits jouent sur une focalisation multiple ou variable, qui permet de mettre en avant, alternativement, plusieurs personnages principaux dont on suit les destins parallèles, mais il arrive aussi qu’un personnage focal soit privilégié et devienne ainsi clairement le protagoniste du récit. On parle alors de focalisation unique ou invariable.
Une fois déterminé le ou les personnages sur le(s)quel(s) se focalise(nt) le récit, on peut observer deux altérations du mode dont dépendent des effets qui contribuent à la dynamique de l’intrigue. La première altération consiste en une restriction plus ou moins marquée et plus ou moins durable des informations que possède un personnage, ce qui induit un effet de curiosité. On peut mentionner quelques cas typiques de cette focalisation restreinte : les intentions, le rôle ou l’identité d’un personnage peuvent apparaître ambigus, ou alors un personnage élabore un plan dont l’objectif ou les modalités de réalisation ne sont pas tout de suite dévoilés. Très souvent, les personnages secondaires peuvent apparaître comme étant par défaut en régime de focalisation restreinte, comme dans les romans policiers dans lesquels le protagoniste-enquêteur peut soupçonner tous les personnages liés de près ou de loin à un crime.
La seconde altération tient, au contraire, à un élargissement du champ des connaissances auxquelles les lecteurs peuvent accéder, ce qui leur donne en quelque sorte un avantage sur les personnages. Ce type de focalisation élargie sert souvent à produire un effet de suspense, notamment lorsqu’une menace dont les personnages n’ont pas conscience est identifiée. On peut aussi lui rattacher différentes formes d’ironie tragique.
Focalisation
(quantité d’informations disponibles)
restreinte (-) < équivalente (=) < élargie (+)
Cette distinction entre quantité et qualité de l’information narrative permet de comprendre que la représentation du point de vue interne du requin dans la scène d’ouverture des Dents de la mer (Jaws, S. Spielberg, 1975) se rattache par ailleurs à un régime de focalisation élargie, dont découle directement le renforcement du suspense. Il serait en effet difficile d’affirmer que le récit est focalisé sur le requin, même si, dans certains plans, la représentation audio-visuelle est ancrée dans son point de vue, car le public s’identifie plus volontiers à des agents humains. Par ailleurs, au niveau du montage, les différents plans qui précèdent cette image subjective sont focalisés sur la future victime, l’adoption éphémère du point de vue du requin visant surtout à transmettre au public une information que la jeune femme ignore. Une victime potentielle inconsciente d’un danger imminent, qui est identifié par le public à travers la représentation du point de vue interne de l’agresseur : nous sommes face à un stéréotype du thriller, qui illustre la manière dont les jeux sur le point de vue et sur la focalisation constituent des ingrédients incontournables de la mise en intrigue.
La construction textuelle d’un point de vue interne est généralement un phénomène local, de nombreux récits jouant sur une variation fréquente des perspectives narratives. Il existe cependant des récits qui ont l’air d’être intégralement racontés du point de vue d’un personnage central, mais sans que ce dernier ne soit véritablement érigé en narrateur, puisque les événements sont racontés à la troisième personne. Ces récits sont parfois décrits comme reposant sur un «flux de conscience» (stream of consciousness) à l’instar de Mrs Dalloway de Virginia Woolf, de La Métamorphose de Franz Kafka ou de La Modification de Michel Butor. Dans ce cas, on parlera de récit intérieur ou de style expressionniste.
4. Pour une narratologie au service des études littéraires
Au terme de cette discussion, j’aimerais insister une fois de plus sur l’importance de sortir d’une représentation figée de la narratologie, qui n’est pas un simple paradigme qui appartiendrait à l’histoire des idées, mais une discipline de recherche en constante évolution et traversée de débats contradictoires. Si, dans une perspective narratologique, l’attention est davantage portée sur les structures textuelles qui conditionnent l’expérience esthétique que sur la manière plus ou moins personnelle dont celle-ci se concrétise, cette approche n’en est pas moins essentielle dans l’élargissement des horizons du sujet lecteur. Il s’agit en effet de saisir, à partir de l’étude de cas singuliers, des phénomènes transversaux à toutes les formes narratives, dont Barthes affirmait la «variété prodigieuse» des genres et des substances, «comme si toute matière était bonne à l’homme pour lui confier ses récits»(1966 : 1). En ce sens, elle est l’une des meilleures ressources pour construire chez les apprenant·e·s des ponts entre le commentaire des textes littéraires en classe et le développement de compétences susceptibles d’être réactualisées dans de nombreux contextes extra-scolaires.
Il me paraît utile de rappeler que l’époque durant laquelle les approches théoriques dominaient les études littéraires a coïncidé avec une période qu’Antoine Compagnon décrit comme un âge d’or : «l’image de l’étude littéraire, soutenue par la théorie, était séduisante, persuasive, triomphante» (2001 : 9). La raison de ce succès tient au fait que les approches théoriques permettent de rendre compte de fonctionnements narratifs ou fictionnels qui ont une portée débordant l’étude de la littérature, cette dernière ne constituant qu’un point de départ. C’est d’ailleurs la raison qui a amené Todorov à inventer le terme «narratologie», pour éviter de confondre cette approche avec la seule théorie littéraire:
La narration est un phénomène que l’on rencontre non seulement en littérature mais aussi dans d’autres domaines qui pour l’instant relèvent, chacun, d’une discipline différente (ainsi contes populaires, mythes, films, rêves, etc.). Notre effort ici sera d’aboutir à une théorie de la narration, telle qu’elle puisse s’appliquer à chacun de ces domaines. Plutôt que des études littéraires, cet ouvrage relève d’une science qui n’existe pas encore, disons la narratologie, la science du récit.(Todorov, 1969 : 10)
La théorie du récit a donc la vertu de faire des études littéraires une luxueuse rampe de lancement pour une compréhension de phénomènes très répandus et dont la pertinence ne peut échapper à personne. Nous vivons aujourd’hui dans une société saturée de récits, dont les usages ne se limitent pas au simple plaisir esthétique ou au divertissement des masses, mais incluent aussi des visées idéologiques, politiques ou commerciales (Salmon 2007), voire des usages plus spécifiques dans les champs de l’éducation, de la médecine ou du droit. Pour faire face aux défis posés par ce qu’Yves Citton (2010) appelle une «mythocratie», le rôle joué par les études littéraires apparaît évident. Il s’agit de construire chez les apprenant·e·s la capacité d’une réappropriation (à la fois productrice et critique) de l’art de (se) raconter des histoires. On ne peut dès lors que regretter le fait que la narratologie apparaisse aux yeux de certains comme une science appartenant au passé, alors que l’empire du récit n’a peut-être jamais été aussi immense et que la question de la gouvernance des mythocraties se pose avec une urgence renouvelée (Baroni 2016b).
Il demeure très difficile de savoir quelle est, concrètement, la place occupée par la théorie du récit dans l’enseignement de la littérature, que ce soit aux niveaux de l’école obligatoire ou post-obligatoire, surtout à une époque où le problème, beaucoup plus basique, des compétences rédactionnelles se pose de manière de plus en plus aiguë. Il est tout aussi difficile de savoir quelles sont les véritables difficultés que rencontrent les enseignant·e·s et les apprenant·e·s lorsqu’il s’agit de mobiliser telle ou telle notion pour commenter telle ou telle œuvre, et quelles solutions ont été développées, au sein même des pratiques des enseignant·e·s, pour tenter d’y remédier. Seule une étude de terrain pourrait répondre à ces questions, ce qui permettrait de sélectionner et d’affiner les concepts mis au service de l’enseignement, voire d’en élaborer de nouveaux. En attendant qu’une telle étude puisse voir le jour, l’analyse des ouvrages de synthèse et des manuels scolaires s’avère une piste praticable pour tenter de lever des difficultés conceptuelles identifiées depuis de nombreuses années, sans que cela n’ait débouché sur une véritable remise en question des définitions standardisées.
J’ai essayé de montrer dans cet article la nécessité de faire avancer la théorie du récit de manière à ce que cette dernière soit en mesure d’offrir des ressources utiles pour l’enseignement. Le chantier est énorme et j’aurais pu orienter l’analyse sur bien d’autres notions24, mais le choix de traiter la focalisation, le point de vue et l’intrigue a été motivé par le caractère incontournable de ces paramètres du récit, et par le désir de mettre en évidence leurs liens profonds, alors que les approches antérieures ont eu généralement tendance à les traiter de manière complètement séparée. Nous avons vu qu’au prix d’une mise à jour relativement simple de leur définition, ces notions étaient susceptibles de gagner en clarté et en pouvoir heuristique, tout en rendant plus claire leur interconnexion profonde, leur valeur esthétique et leurs manifestations concrètes dans la littérature aussi bien que dans d’autres médias.
La définition rhétorique de l’intrigue apparaît notamment en mesure d’attirer l’attention sur des phénomènes qui éclairent non seulement la façon dont les récits se structurent, mais également la façon dont ils intéressent leur public en les tenant en haleine jusqu’à un éventuel dénouement25. L’étude de la progression dans le récit, couplée à une discussion sur les incertitudes et les virtualités de l’histoire à un point donné de son développement, permet ainsi d’entamer une réflexion sur le plaisir esthétique engendré par la fiction, ainsi que sur sa valeur éthique26. Cette réflexion peut aussi être associée à des dispositifs médiatiques tels que le cliffhanger ou les arcs narratifs des formes sérielles qui dominent notre horizon culturel, ce qui permet de renforcer le développement de ce que l’on appelle aujourd’hui une «littératie médiatique multimodale» (Lebrun, Lacelle & Boutin 2012). Enfin, l’intrigue renvoyant à l’organisation du discours narratif, elle repose de manière fondamentale sur la gestion de l’information narrative et elle est donc directement liée aux questions de focalisation et de point de vue. La perspective rhétorique permet ainsi une approche intégrée de différents phénomènes évidemment solidaires, mais autrefois mal articulés par des approches trop parcellaires.
Par ailleurs, étant donné que tout le monde s’accorde à reconnaître l’importance de la construction narrative de la «posture immersive» du lecteur (Schaeffer 1999 : 244), la confusion longuement entretenue entre focalisation et point de vue doit absolument être évitée, d’autant plus que des outils efficaces permettant de décrire l’un et l’autre phénomènes existent depuis longtemps. Les étudiant·e·s en cinéma n’ont généralement aucun mal à distinguer les trois régimes de focalisation des phénomènes d’ancrage du point de vue audiovisuel dans la subjectivité d’un personnage, ainsi que les y invite, depuis une trentaine d’années, l’ouvrage de synthèse le plus largement cité dans le domaine francophone (Gaudreault & Jost 2017, première édition en 1990). Il n’y a aucune raison de penser que ces phénomènes soient beaucoup plus complexes dans les fictions littéraires, même si ces dernières recourent à d’autres vecteurs d’immersion et mettent en avant d’autres paramètres de la subjectivité27.
Grâce à la redéfinition que j’ai proposée, on constate qu’il est possible d’exploiter une approche comparée des médias, que Jost appelle de ses vœux depuis une quarantaine d’années (1989 ; 2017), tout en tenant compte de la spécificité des moyens par lesquels les phénomènes narratifs s’incarnent dans la matérialité de leur support, que ce dernier soit verbal, graphique, scénique ou audio-visuel. Sur ce point, j’aimerais insister sur le fait que le travail d’analyse littéraire devrait toujours déboucher sur une prise de conscience de la manière spécifiquement verbale par laquelle les phénomènes narratifs se concrétisent, ce qui est aussi une façon de mieux saisir la complexité du paysage médiatique dans lequel nous vivons.
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Pour citer l'article
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Voir également :
Introduction n°2 - La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes
Le présent numéro fait état de plusieurs études qui témoignent d’une circulation réussie entre la recherche et l’enseignement, au sein des approches didactiques de la littérature. Les disciplines didactiques, en raison de leur double destinataire – les praticiens de l’enseignement et les chercheurs –, sont enrichies par la collaboration possible de deux corps aux méthodes et aux finalités distinctes. Les textes présents dans ce numéro esquissent des solutions pour permettre la circulation des savoirs, en invitant les différents acteurs impliqués à dialoguer. Les modalités de ce dialogue convoquent dans ce numéro des apports prioritairement théoriques, pour recenser, décrire et analyser des pratiques enseignantes, dans un rapport d’égalité et de réciprocité{{Un prochain numéro de Transpositio, coordonné par Vincent Capt et Antje Kolde, traitera de la thématique de la circulation des savoirs, en privilégiant le point de vue des pratiques enseignantes : il portera plus spécifiquement sur les outils que les chercheurs et les enseignants ont mis en place pour concrétiser une forme de collaboration entre recherche et pratiques enseignantes.}}.
Introduction n°2 - La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes
Didactique de la littérature : quand théorie et savoirs pratiques contribuent à la construction des savoirs
Le présent numéro fait état de plusieurs études qui témoignent d’une circulation réussie entre la recherche et l’enseignement, au sein des approches didactiques de la littérature. Les disciplines didactiques, en raison de leur double destinataire –les professionnels de l’enseignement et de la recherche–, sont enrichies par la collaboration possible de deux corps aux méthodes et aux finalités distinctes. Les textes présents dans ce numéro esquissent des solutions pour permettre la circulation des savoirs, en invitant les différents acteurs impliqués à dialoguer. Les modalités de ce dialogue convoquent des apports prioritairement théoriques, pour recenser, décrire et analyser des pratiques enseignantes, dans un rapport d’égalité et de réciprocité1.
Quatre orientations ont été choisies par nos auteurs. La réflexion méthodologique autour de la notion de disciplinarisation de la didactique de la littérature en relation avec d’autres disciplines (notamment les sciences de l’éducation et la didactique du français) (Daunay); le parcours historique visant à redécouvrir et à discuter des pratiques enseignantes d’antan dans l’enseignement de la langue et de la littérature (Darme, Monnier & Tinembart pour le français langue première et Raimond pour le français langue étrangère); la convocation de savoirs en théorie littéraire mis à contribution de l’enseignement pour repenser les modèles d’analyse littéraire utilisés par les enseignant·e·s (Baroni); enfin la description d’une modalité de recherche collaborative entre chercheuses et enseignantes qui vise à analyser la mobilisation de la notion théorique de texte du lecteur dans les pratiques de classe (Louichon, Bazile & Soulé).
Du clivage à la circulation
Les articles sont issus d’une sélection de communications présentées lors des 19e Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature qui se sont déroulées à Lausanne du 21 au 23 juin 2018. Partant du constat décrit par Bertrand Daunay et Yves Reuter (2008) qu’un malentendu historique existe relativement à la dimension praxéologique de la didactique, souvent ramenée à un avatar de l’applicationnisme, «entre les savoirs (construits ou convoqués) pour la recherche didactique (qui ne sont pas censés quitter le cadre théorique où ils prennent sens) et les savoirs pour l’enseignement» (Daunay & Reuter 2008 : 57), ce colloque visait à questionner les modalités qui permettent d’engendrer une circulation entre la recherche et les pratiques enseignantes.
Si un consensus existe sur les avantages d’un dialogue réciproque entre les deux corps professionnels, les résultats d’études récentes en didactique du français ont montré que peu de travaux de didacticiens sont exploités par les enseignant·e·s dans la classe de français (Garcia-Debanc & Dufays 2008 ; Chartrand & Lord 2013). Les résultats documentés par la recherche ne seraient que rarement lus par le corps enseignant et ne conduiraient guère à faire évoluer certaines pratiques considérées comme inefficientes. Inversement, certaines questions des enseignants n’intéresseraient pas les chercheurs, ou encore, les besoins identifiés par le terrain seraient parfois compris et traduits de manière erronée par la recherche, dont les réappropriations deviennent alors les réécritures infidèles des problèmes observés dans la classe.
Le risque d’un possible éloignement entre la recherche et la pratique nous invite ainsi à interroger ce qui permet et favorise la circulation des savoirs: au-delà des orientations, des finalités et des perspectives que se donne la discipline, quel partage de savoirs, de concepts, d’objets et de méthodes observe-t-on entre la pratique enseignante et la recherche en didactique de la littérature? Pour le dire autrement, si le lectorat escompté des résultats de la recherche en didactique de la littérature est composé autant de chercheurs et de chercheuses que d'enseignant·e·s, le lectorat réel des mêmes textes correspond-il à cette ambition?
Plusieurs indices nous ont effectivement laissé penser que ce double destinataire des recherches en didactique était parfois atteint, à différents niveaux, contribuant ainsi à créer les conditions d’une possible circulation. D’où notre volonté de questionner ces conditions mêmes, par l’analyse de leurs modalités, de leurs objectifs, de leurs réussites ou de leurs échecs. Les objets d’étude, s’ils ont été souvent définis par les chercheurs et chercheuses, sont de plus en plus choisis en fonction des tensions signalées par les enseignant·e·s, voire même déterminés avec ces derniers, équilibrant ainsi les dimensions théoriques et praxéologiques (Dufays 2001). Certains dispositifs de recherche, tels que la recherche-action (Kervyn 2011) ou la recherche orientée par la conception (Sanchez & Monod-Ansaldi 2015), associent les professionnels de l’enseignement et de la recherche à toutes les étapes du processus: organisés autour de problèmes identifiés par les enseignant·e·s, ces deux dispositifs articulent des phases de conception de séquences d’enseignement relatives à un objet de savoir, par exemple, et des phases de mise en œuvre, enrichies par une logique itérative et des analyses critiques censées faire évoluer la séquence d’enseignement vers une réponse au problème posé.
Autre exemple, les recherches théoriques en didactique de la littérature, qui ont dominé le champ disciplinaire depuis les années 1990, laissent la place, depuis une dizaine d’années, à des recherches qui s’intéressent plus intensément aux pratiques réelles et non plus seulement aux pratiques déclarées ou supposées (Daunay & Dufays 2007 ; Dufays & Brunel 2016): les recherches dites descriptives se posent en condition nécessaire pour réfléchir, de manière pertinente et scientifique, aux enjeux de la didactique de la littérature. Enfin, s’intéressant aux innovations pédagogiques et aux facteurs favorisant leur intégration heureuse en contexte scolaire, autrement dit au trajet d’un résultat de recherche à sa réappropriation dans la classe, Goigoux (2017) cite une étude anglo-saxonne (Tyack & Cuban 1995) qui définit un subtil équilibre entre la compatibilité de l’élément nouveau avec les schèmes professionnels des enseignant·e·s et l’efficience de l’intervention.
Dans les pistes esquissées pour que recherches et pratiques dialoguent, on peut en citer deux qui semblent tout particulièrement pertinentes pour notre problématique: la première consiste à «construire un partenariat structuré et soutenu entre les praticiens et les chercheurs» et la seconde propose de «partir des préoccupations des praticiens pour déterminer les problématiques de recherche» (Goigoux 2017 : 137). Ces principes recommandent de considérer les apports de chaque groupe d’acteurs comme d’égale valeur et de connaître le contexte et les exigences du terrain de l’autre, ainsi que de valoriser les démarches ascendantes, faisant émerger de nouvelles questions de recherche à partir des problèmes professionnels rencontrés par les enseignant·e·s.
À un certain niveau, donc, les conditions semblent réunies pour favoriser un partage de savoirs théoriques ou praxéologiques entre les enseignant·e·s et les chercheurs. Les contributions des 19e Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature –dont ce numéro n’est qu’un petit aperçu– nous ont montré que cette circulation est possible, qu’elle est même déjà active à plusieurs niveaux et selon des modalités variées, et que les acteurs en présence la souhaitent et s’investissent pour la poursuivre.
Les articles qui suivent explorent et dépassent les écarts supposés entre les différents acteurs, contextes et visées du champ de recherche et permettent ainsi d’instaurer et d’analyser une circulation entre trois instances et trois groupes d’acteurs: les recherches en didactique des littératures, les recherches dans les savoirs fondamentaux en littérature et les pratiques enseignantes.
La question de la circulation entre recherche et pratiques enseignantes est posée d’emblée par le texte de Daunay, qui, en guise d’introduction au numéro, en élargit le point de vue à l’identité même de la discipline. Pour l’auteur, la question a accompagné de manière récurrente l’émergence et l’histoire de la didactique de la littérature, parce qu’elle participe à construire l’identité des didacticiens. Ainsi, Daunay interroge et contextualise l’autonomie de la didactique en décrivant ses relations à trois instances extérieures (les théories de référence, l’institution scolaire et la pratique enseignante). S’il montre successivement les risques d’une subordination aveugle à ces dernières, il évoque également l’intérêt d’une autonomie adéquatement pensée dans chacun de ces trois espaces.
Les deux articles suivants témoignent de l’importance de recourir à une perspective historique pour analyser textes, outils et moyens pour l’enseignement. L’article de Darme, Monnier et Tinembart met en relation les savoirs en littérature et les pratiques enseignantes et propose une analyse détaillée des moyens d’enseignement adoptés en Suisse francophone entre 1850 et 1930. À travers des citations des manuels de l’époque, il est possible de reconstruire les discours sur la littérature et sur son enseignement, leurs enjeux et leurs évolutions. Cette perspective historique permet de prendre conscience de l’origine des pratiques et des représentations encore actuelles concernant l’enseignement du français et son rapport au corpus littéraire, au moins celles qu’on peut inférer des outils et des prescriptions publiées.
Le texte de Raimond, inscrit en didactique du français langue étrangère, analyse les documents officiels et les descriptifs des programmes de formation conçus au sein du Bureau d’études pour les langues et les cultures (BELC), l’instance financée par le gouvernement français chargée de former les enseignant·e·s de français des Instituts internationaux de l’Alliance française. Il est possible ainsi de découvrir la place et le rôle de la littérature dans les enseignements du FLE, sa conception, la valeur qu’on lui attribue, et son rôle dans l’appropriation du français comme langue étrangère. En même temps, ces textes témoignent d’une circulation avérée entre les recherches en didactique du français langue étrangère et l’enseignement. Le FLE se révèle donc ici une discipline pionnière dans la circulation entre recherches et pratiques enseignantes.
L’article de Baroni problématise, quant à lui, une circulation entre des concepts de théorie de la littérature et la didactique, entendue à la fois comme pratique d’enseignement et comme champ de recherche. Le texte se fonde sur des outils de la narratologie contemporaine, notamment en revisitant les notions d’intrigue et de focalisation, appelant à les repenser tant au niveau de l’enseignement que de la recherche. Les dernières recherches en analyse littéraire sont ainsi mises au service des pratiques enseignantes, du renouvellement aussi bien des outils pour enseigner la littérature que des corpus littéraires.
Enfin, l’article de Louichon, Bazile et Soulé analyse la circulation entre la recherche en didactique de la littérature et l’enseignement à travers la description d’une recherche collaborative qui a concerné d’emblée des chercheurs et des enseignant·e·s. En partant de la notion de «texte du lecteur» et de l’analyse de sa mise en œuvre en classe, les auteurs ouvrent la voie à différentes manières de concevoir et de réaliser un enrichissement mutuel entre recherches et enseignement.
La question de la circulation des savoirs conduit à une pluralité d’interrogations que ce numéro ne fait qu'effleurer. Plusieurs autres questions restent ouvertes et mériteraient d’être approfondies. Celles-ci pourraient notamment porter sur les connaissances acquises sur les pratiques en classe, sur les questions que se posent les enseignant·e·s, sur la manière de construire une réelle collaboration dans la recherche ou encore sur les effets des dimensions plus administratives de l’univers de la recherche sur les questions des enseignant·e·s.
Bibliographie
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Goigoux, Roland (2017), « Associer chercheurs et praticiens à la conception d’outils didactiques ou de dispositifs innovants pour améliorer l’enseignement, Éducation & didactique, n°11(3), p. 135-142. Consulté le 28 août 2020, URL: https://www.cairn.info/revue-education-et-didactique-2017-3-page-135.htm.
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Pour citer l'article
Sonya Florey & Chiara Bemporad , "Introduction n°2 - La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes", Transpositio, n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes, 2020https://www.transpositio.org/articles/view/introduction-n-2-la-circulation-des-savoirs-entre-recherches-et-pratiques-enseignantes
Voir également :
Quelle didactique pour la bande dessinée? Retour sur trois tournants théoriques de la décennie 2010-2020
Depuis les années 2010, la bande dessinée connaît des mutations sociales et culturelles sans précédents. En 2017, au regard d’une légitimité devenue incontestable dans les médias, dans les musées et sur le marché de l’art, la revue Le Débat titre sur «le sacre» du médium. Dix ans après la publication de son ouvrage Un objet culturel non identifié (2006), Thierry Groensteen fait le compte des handicaps symboliques et institutionnels qui ont été levés et constate la percée de la bande dessinée dans le champ universitaire (2016). L’apparition de nouveaux genres comme l’autobiographie, la BD-reportage, l’essai scientifique, le succès de nouveaux formats éditoriaux comme le roman graphique, ainsi que la publication d’œuvres méconnues du patrimoine du XIXe et du premier XXe siècle{{Voir par exemple: Gustave Doré, Des-agréments d’un voyage d’agrément – D’après l’édition de 1851, éditions 2024, 2013; Gustave Doré, Les Travaux d’Hercule, éditions 2024, 2018; George Herriman, Intégrale Krazy Kat, tome 1 (1925-1934), tome 2 (1935-1944), 2018, éd. Les Rêveurs}}, constituent des marqueurs élitaires forts.
Quelle didactique pour la bande dessinée? Retour sur trois tournants théoriques de la décennie 2010-2020
1. Introduction
Depuis les années 2010, la bande dessinée connaît des mutations sociales et culturelles sans précédents. En 2017, au regard d’une légitimité devenue incontestable dans les médias, dans les musées et sur le marché de l’art, la revue Le Débat titre sur «le sacre» du médium. Dix ans après la publication de son ouvrage Un objet culturel non identifié (2006), Thierry Groensteen fait le compte des handicaps symboliques et institutionnels qui ont été levés et constate la percée de la bande dessinée dans le champ universitaire (2016). L’apparition de nouveaux genres comme l’autobiographie, la BD-reportage, l’essai scientifique, le succès de nouveaux formats éditoriaux comme le roman graphique, ainsi que la publication d’œuvres méconnues du patrimoine du XIXe et du premier XXe siècle1, constituent des marqueurs élitaires forts. Le passage au numérique, qui s’est accéléré à partir de 2009-2010 (Baudry 2012), a généré une interactivité nouvelle à travers les blogs BD, tandis que le turbomédia2 transforme les contours sémiotiques d’un mode d’expression qui se réinvente avec une plasticité et des propositions multimodales inédites (Robert 2016).
L’ensemble de ces transformations a conduit la recherche sur la bande dessinée à réinterroger ses catégories et ses paradigmes d’analyse. Je souhaiterais ainsi revenir sur trois tournants théoriques importants survenus dans la décennie 2010-2020. Le premier concerne un changement de conception dans la sociologie des champs culturels, avec le passage d’une théorie de la légitimation à celle d’une culture post-légitime de la BD. Le second tournant concerne la sémiologie et l’histoire du médium, à travers le passage d’une théorie de la BD comme littérature séquentielle à la conception élargie d’une généalogie polygraphique du médium. Enfin le troisième tournant concerne la réflexion pédagogique et didactique sur la bande dessinée. La légitimation culturelle de la bande dessinée, ainsi que son intégration scolaire ne se sont pas accompagnées d’une théorisation didactique éclairant les enjeux et les modalités de son étude en classe. Après avoir assigné à la BD, dans les années 1970 et 1980, un rôle de démocratisation de la lecture, voire un rôle de remédiation aux difficultés pour lire et écrire (sans véritablement questionner ce présupposé), on s’est ponctuellement avisé des difficultés spécifiques et des malentendus sociocognitifs qui pouvaient accompagner son étude. Au début des années 2010, la réflexion s’est surtout développée dans une perspective programmatique et ingéniérique, alors que manquait encore une description précise et compréhensive des pratiques effectives. Dans les situations ordinaires de classe, quelles finalités chaque discipline scolaire assigne-t-elle au médium? Comment ce dernier est-il reconfiguré comme objet disciplinaire? Ce chaînon manquant d’une didactique descriptive semble désormais en passe de se combler pour la discipline du français. Or cette évolution intervient au moment même où les tournants théoriques dans la compréhension culturelle, sémiotique et historique de l’objet BD pourraient bien rebattre les cartes.
2. Du paradigme de la légitimation au paradigme de la culture post-légitime
L’histoire de la reconnaissance socio-culturelle et socio-institutionnelle de la bande dessinée a été en premier lieu décrite et analysée par les spécialistes comme un processus de légitimation prenant naissance dans les années 1960. En 1975, dans un article intitulé «La Constitution du champ de la bande dessinée», le sociologue Luc Boltanski décrit un phénomène d’autonomisation, «sur le modèle des champs de la culture savante», selon un processus à quatre niveaux: changement dans les caractéristiques des producteurs, conquête d’un nouveau public, apparition d’un nouveau rapport avec les œuvres débouchant sur des instances de médiation et de célébration, enfin double polarisation entre grande production et production restreinte, conservateurs et novateurs. Les faits semblent donner raison à cette théorie classique de la légitimité culturelle d’inspiration bourdieusienne (1979; 1992), qui voit la création d’un centre d’intérêt commun se transformer en champ, à travers un transfert de légitimité et d’habitus académique par les producteurs majeurs et les intellectuels. Les grandes étapes en ont été largement décrites pour la sphère francophone (Groensteen 2006; Ory et al. 2012; Heinich 2017; Raux 2019): créations en 1962 d’un club de collectionneurs, d’une revue spécialisée, ainsi que d’un «Centre d’étude des littératures graphiques» animé par le journaliste Francis Lacassin, le cinéaste Alain Resnais et la sociologue Evelyne Sullerot; classification de la BD comme neuvième art en 1964 par le critique de cinéma Claude Beylie; première anthologie des Chefs d’œuvre de la bande dessinée et première exposition au musée des arts décoratifs en 1967; apparition d’une génération d’avant-garde (souvent issue du journal Pilote) revendiquant des ambitions artistiques, et création d’une édition indépendante (L’Echo des savanes en 1972, Futuropolis en 1974, Métal Hurlant en 1975); création en 1974 du salon d’Angoulême et de la collection «les maîtres de la bande dessinée» chez Hachette; apparition en 1978 du Mensuel A suivre, ambitionnant de faire concurrence à la littérature à travers de grands romans graphiques en noir et blanc. Durant la décennie 1970, la bande dessinée francophone européenne se recompose ainsi complètement dans ses styles, ses genres, ses supports, ses formats et ses publics. Elle ne s’adresse plus exclusivement à la jeunesse et s’affranchit progressivement de la presse pour devenir un phénomène de librairie à destination d’un public de connaisseurs plus adultes. La polarisation du champ analysée par Boltanski semble se vérifier avec l’apparition d’un «modèle de lecture savante et distanciée» (Lesage 2019): l’année 1984 en marque sans doute la date symbolique avec la création des Cahiers de la bande dessinée (sur le modèle des Cahiers du cinéma) et celle de l’ACBD, l’association des critiques de bandes dessinées, regroupant journalistes et essayistes spécialisés. Différentes enquêtes sur les pratiques culturelles des français (BPI & DEPS 20113) mettent non seulement en évidence le fait que les lecteurs de BD sont aussi des lecteurs de littérature en général, mais associent également cette pratique au capital culturel des classes moyennes et supérieures (Evans 2015; Maigret 2015). La dernière étape du processus de légitimation est l’entrée dans les musées (l’exposition d’Hugo Pratt au Grand Palais en 1986 ouvrant la voie à la multiplication des expositions dans les années 2000 et 2010), l’intégration de la BD par l’art contemporain (FIAC 2009) et la cotation sans cesse à la hausse des auteurs de référence sur le marché de l’art. Pour Nathalie Heinich (2017), il ne s’agit plus d’une simple ascension linéaire dans la hiérarchie des genres, mais d’un changement profond, qu’elle nomme «artification».
Ce paradigme interprétatif d’un processus continu de légitimation a pu être nuancé et complété. Harry Morgan (2003; 2012) a montré comment une première théorie du médium s’est en réalité construite en négatif dans les discours de réaction, dès le début du XXe siècle, et situe dans le courant des années 1950 les toutes premières analyses légitimantes en ce qui concerne la France. Matteo Stefanelli, dans son archéologie internationale des discours sur la BD (2012), rappelle que le médium devient un objet de discours intellectuel et scientifique dès les années 1920 aux États-Unis et que la sédimentation s’est interrompue dans les années 1950 à cause de la psychiatrisation des discours de réaction.
Cependant ce paradigme bourdieusien de la légitimation fait désormais l’objet de critiques de la part des historiens et des sociologues, en ce qu’il constitue un cadre limité voire contre-productif pour appréhender le phénomène social et culturel de la bande dessinée. Éric Maigret et Matteo Stefanelli (2012) constatent qu’il a engendré une critique «légitimiste» qui s’est enferrée dans un discours essentialiste, excessivement sémio-centré, sur la BD «en soi» et ses caractéristiques. Ce sont les débats sur son statut «séquentiel» (Eisner 1985; Mc Cloud 1993), son appartenance à la littérature (Morgan 2003), sa multimodalité (Frezza 1999; Boutin 2012), ou les discours sur son «ontologie visuelle» (Lefèvre 2007). Éric Maigret constate de surcroît que cette quête d’un langage BD s’est doublée de la recherche historique d’un point de départ originel (Töpffer chez Thierry Groensteen et chez Benoît Peeters), pour définir et légitimer «un quasi-invariant» sémiotique (2012: 7).
Une seconde critique porte sur les effets d’exclusion de la critique «légitimiste». Nathalie Heinich (2017) note que la reconnaissance pleine et entière de la BD au titre d’art est ralentie voire bloquée par deux facteurs: le maintien d’un large secteur destiné à la jeunesse et d’autre part un mode de production et de diffusion industriel. Chaque étape de la consécration d’une certaine bande dessinée adulte novatrice s’accompagne alors de la reconduction de discours de dévalorisation à l’égard de productions émanant du pôle opposé du marché éditorial, celui de l’industrie culturelle. Éric Maigret invite à ne jamais sous-estimer cette «stratégie de minoration» (Maigret 2012b: 143), la plus spectaculaire ayant été les discours de condamnation des mangas durant les années 1990, dans des polémiques, note Sylvain Lesage, «qui ne sont pas sans rappeler celles des années 1940» sur l’encadrement des lectures pour la jeunesse (2018: 20). A l’autre bout de l’échelle, la valorisation éditoriale du «roman graphique» procède elle aussi d’une pure logique de distinction, afin de considérer inversement une certaine bande dessinée comme de la littérature à part entière (Groensteen 2012: 12). Pour l’historien Sylvain Lesage, ces mécanismes de sélection et de distinction de la critique ont conduit à fabriquer un canon qui finit par déformer la connaissance historique du neuvième art, en déniant l’intérêt de certaines productions: par exemple les publications «trop communistes» comme Vaillant, ou «trop populaires» comme Le Journal de Mickey, ou les «petits formats» type Comics pocket (2018: 14).
Plusieurs auteurs montrent du reste que la réalité du champ contredit en partie cette vision classique d’un processus linéaire de légitimation, où la BD serait appelée au sein de la hiérarchie des arts, à rejoindre les champs dominants. Thierry Groensteen (2006; 2017), pointe des déficiences persistantes en médiation, qu’elles soient institutionnelles ou culturelles, en particulier dans le domaine scolaire. Jean-Matthieu Méon (2015) montre que la légitimation médiatique de la BD consiste encore à la défendre pour ce qu’elle n’est pas, en lui prêtant les qualités de la littérature, du cinéma ou de la peinture, c’est à dire en important les critères de domaines artistiques plus légitimes. Eric Maigret pointe les «retours de bâtons» violents dont elle fait l’objet de la part de fractions culturelles qui se sentent menacées par la montée d’un nouveau régime multiculturel. Il montre aussi comment la réalité contredit les hiérarchisations au sein du champ: des chefs de file de l’avant-garde, à l’instar d’Art Spiegelman, sapent délibérément les effets d’hermétisme du schéma distinctif classique et revendiquent l’héritage de la bande dessinée populaire; réciproquement des séries jeunesse grand public (Astérix, Titeuf, Le Petit Spirou) subvertissent certains discours idéologiques, que ces derniers portent sur l’enfance, l’identité nationale ou le choc des civilisations.
Le sociologue propose ainsi de revisiter l’histoire socio-culturelle et socio institutionnelle de la BD à l’aune d’un second paradigme, celui de la post-légitimité, pensé sur le mode des théories postcoloniales. Pour lui l’émancipation des nouveaux arts ne peut être qu’en «demi-teinte», dans un monde ou l’enjeu de légitimité culturelle est moins central. Car les sociétés occidentales contemporaines ne croient plus entièrement au mythe moderniste du XIXe siècle fondé sur le grand partage entre «Haute Culture» et «culture de masse». Le nouveau régime multiculturel ne signifie pas pour autant un abandon de la hiérarchisation, mais «sa translation progressive vers une distinction intra-genre […] reposant sur une pluralité des ordres culturels» (Maigret 2012b: 140). Il prône ainsi un «travail de défense des multiples cultures» qui composent la culture de la BD, «notamment celles qu’on labellise comme "populaires", "juvéniles", "féminines", voire "étrangères", en distinguant non plus seulement des valeurs, mais des mondes et des échelles.» (Maigret 2012b: 146-147)
Une seconde recommandation de Maigret, qui s’adresse aux comics studies, est de cesser de «réclamer l’instauration d’un champ autonome, sur le mode dur, dix-neuviémiste», mais d’accepter au contraire «l’incomplétude, l’impossibilité de se délimiter, d’être un Art, c’est-à-dire une entité quasi-métaphysique» (2012b: 146). Car une conséquence paradoxale du nouveau régime multiculturel est que si la reconnaissance des ex-cultures populaires se généralise, elle ne peut advenir que partiellement, en l’absence d’une clé de voûte unique à la légitimation. Si le champ de la BD doit faire le deuil d’une complète légitimité, il y gagne en retour une transitivité nouvelle pour être pensé comme processus vivant de l’échange culturel. Éric Maigret prend ainsi acte du passage à la BD numérique, de la culture participative qu’elle entraîne, brouillant les frontières de la création et de la réception, ainsi que du décloisonnement des activités artistiques qui touche tous les ensembles historiquement constitués. De même Matteo Stefanelli considère la marginalité de la BD comme une ressource stratégique pour son développement en tant que «cas paradigmatique de la culture de la participation» (2012: 256). La finalité dernière du champ, dans le paradigme d’une culture post-légitime, c’est-à-dire ayant dépassé le stade premier du différentialisme, étant de «permettre à un nombre toujours croissant d’individus, de vivre mieux et de s’accepter» (Maigret 2012b: 147).
Le paradigme de la post-légitimité place ainsi au centre des considérations la plasticité culturelle de la BD, plutôt que sa plastique propre et son rapport aux arts légitimes. Ce déplacement théorique, qui est intervenu dans le courant des années 2010, s’est accompagné d’une autre modification d’importance dans la compréhension de sa nature médiatique. Afin d’en cerner toute la portée, il convient de retracer les différentes approches des liens entre BD et littérature.
3. La BD, une littérature dessinée? De la paralittérature à la culture polygraphique
Les travaux théoriques qui envisagent les relations de la bande dessinée et de la littérature peuvent être résumés autour de quatre orientations principales.
La première est de considérer la BD comme une production littéraire de masse. C’est dans ce cadre qu’elle est abordée en 1967 dans le colloque de Cerisy dirigé par Noël Arnaud, ou encore en 1992 dans l’ouvrage de Daniel Couégnas sur la paralittérature. Selon cette catégorisation, la BD serait le vecteur de formes textuelles dégradées ainsi que d’un imaginaire moins domestiqué. La classification comme «littérature populaire» accrédite l’idée d’une hiérarchisation entre une lecture «dominante» distanciée, celle du public cultivé, et une lecture «dominée», celle du grand public, conçue comme un délassement sans recul critique. Elle ne prend pas en compte la bande dessinée élitaire de production restreinte ni ne permet de s’intéresser au fonctionnement spécifique du média considéré. Pour sortir de cette impasse, les recherches sur la littérature de grande diffusion4, dans les années 1990, ont repensé l’approche du champ littéraire en l’élargissant à la notion de «culture médiatique». Il s’agit de considérer que l’imaginaire narratif d’une collectivité s’inscrit autant dans les fictions de masse que dans la production restreinte de la littérature légitimée, en puisant dans un répertoire commun de pratiques symboliques, d’événements culturels, historiques, politiques, sociaux, appréhendé selon des schèmes spécifiques (Quéfellec-Dumasy 1997). De nombreuses études ont ainsi donné une résonance nouvelle aux récits en bande dessinée, pour en montrer la portée inédite dans des champs aussi variés que la psychanalyse (Tisseron 2000; Rouvière 2014), la sociologie historique (Gabilliet 2005) ou l’anthropologie politique (Rouvière 2006). Parallèlement, le développement d’œuvres exigeantes, de même que l’apparition de genres nouveaux (autobiographie, romans graphiques, BD-reportage, essais) ont définitivement sorti la BD du cadre conceptuel des paralittératures.
La seconde approche, essentiellement sémiotique, est de considérer la BD comme une forme de langage médiatique visuel, successivement appréhendé comme une grammaire dérivée de modèles linguistiques (Eco 1964; 1972; Fresnault-Deruelle 1972), comme un «art séquentiel» (Eisner 1985; Mc Cloud 1993), comme un «système» narratif spatialisé (Groensteen 1999) ou comme une «littérature dessinée» (Morgan 2003). La longue histoire de ces recherches sémiotiques a bien été résumée par Stefanelli et Maigret (2012), avec ses premières impasses (rechercher des unités élémentaires de l’image qui relèveraient d’une double articulation, comme dans la langue) et ses différents concepts (arthrologie, spatio-topie, multicadre, site, graphiation, récitant, monstrateur, etc.). S’appuyant sur les travaux de Groensteen, Harry Morgan définit ainsi la bande dessinée selon les caractéristiques suivantes:
- - la présence d’un dispositif spatio-topique, comme une distribution de vignettes en bandeaux, ou une page compartimentée distribuant texte et images, impliquant un travail de mise en page spécifique et surtout un ancrage permanent de la lecture par l’image (contrairement à la littérature illustrée où l’ancrage demeure le texte écrit);
- - le caractère volontiers narratif des images, lorsque celles-ci induisent en elles-mêmes un avant et un après, un lien de causalité et de consécution;
- - enfin la séquentialité, c’est à dire la présence de ce même lien de causalité et de consécution dans une séquence d’au moins trois images par page. La triade constituée par la vignette en train d’être lue, celle qui précède et celle qui suit, constitue une micro-chaîne qui se déplace tout au long de la lecture. C’est un plan de signifiance à part entière, au même titre que la vignette isolée et le dispositif spatio-topique à l’échelle de la page ou de la double-page.
Cette définition minimale, qui écarte les notions de bulle, de case ainsi que les rapports texte-image, considérés comme non définitoires, a le mérite d’ouvrir les représentations du médium en intégrant une très grande variété de dispositifs graphiques. Elle donne toute sa place au pilotage par l’image et rompt avec l’influence des théories du cinéma, pour affirmer clairement que la maîtrise du temps par le récepteur place la BD dans le monde de la lecture. C’est à ce titre que le médium bande dessinée est considéré comme l’une des branches des « littératures dessinées », au côté des cycles de dessins ou de gravures, auxquels on peut ajouter les albums pour enfant (Rouvière 2008a).
La troisième façon d’envisager les liens entre BD et littérature se développe à travers une approche comparative, fondée sur l’idée que les deux arts ont en commun le fait de raconter une histoire (Groensteen 1999; 2010) et qu’ils partagent des liens intertextuels. L’étude de l’adaptation occupe alors une place privilégiée (Gaudreault & Groensteen 1998; Rouvière 2008; Baetens 2009; Mitaine et al. 2015). Plusieurs auteurs s’inquiètent d’un usage «marchepied» de la BD, au service de la compréhension du texte source. Jean-Paul Meyer (2012) s’affranchit du débat sur la fidélité des adaptations, pour montrer combien l’intérêt d’une transposition en bande dessinée est de «donner à voir», littéralement, les particularités sémiotiques, narratives et énonciatives selon lesquelles une BD raconte une histoire. De même, Jan Baetens (2009) invite à analyser les œuvres adaptées en elles-mêmes pour juger de l’utilisation qu’elles font du langage BD et de ses potentialités «médiagéniques» (Gaudreault et Marion, 2013). C’est alors que peuvent s’éclairer comparativement, dans un second temps, les ressources propres à chaque médium. Une sémiotique comparative peut faire apparaître par exemple une plus grande polyphonie de l’instance énonciative en bande dessinée (qui se partage entre récitant, monstrateur et narrateur fondamental) que dans le texte littéraire d’origine. Sur le plan axiologique, cette polyphonie peut conduire à créer des contrastes, voire des renversements de système de valeurs par rapport à l’œuvre source (Rouvière 2008b; Garric 2014). Enfin, dans une perspective métaculturelle, la bande dessinée peut en profiter aussi pour dire quelque chose de sa position dans le champ artistique à l’égard de la littérature et développer un discours ironique et critique sur son statut d’œuvre seconde (Garric 2014).
Cependant, comme le regrette Hélène Raux, «une certaine inféodation de la bande dessinée à la littérature semble toujours à l’œuvre dans le domaine des études littéraires» (2019: 22). Elle critique ainsi le fait que l’essai de Jacques Dürrenmatt, Bande dessinée et littérature (2013), soit structuré autour d’intitulés trahissant un dialogue asymétrique entre les deux arts: «être ou ne pas être de la littérature», «s’emparer de la littérature», «représenter la littérature», «rivaliser avec la littérature». Plus problématique encore, l’auteur cèderait selon elle à une logique de segmentation au sein du champ de la BD, usant du qualificatif de «littéraire» comme d’une marque de distinction plutôt que comme une véritable catégorie d’analyse.
La quatrième façon d’envisager les liens entre BD et littérature est de réinscrire la BD dans une généalogie culturelle croisée. Cette approche, qui est celle de Thierry Smolderen (2010), rompt avec la vision de David Kunzle (1990), Benoît Peeters et Thierry Groensteen (1994), selon laquelle Rodolphe Töpffer, dans les années 1830, serait l’inventeur de la bande dessinée, parce qu’il aurait créé à la fois l’album autographié, le dispositif spatial de la planche et le héros graphique moderne. Pour Peeters, les «histoires en estampes» de Töpffer s’affranchiraient ainsi de la prééminence du littéraire, en ce que l’histoire naîtrait entièrement de la logique propre engendrée par le dessin. Pour Smolderen (2012) il s’agit là d’une vision rétrospective qui procède d’une définition contemporaine purement axiomatique de la BD comme art séquentiel. Elle empêche de comprendre le rapport de la bande dessinée avec le très riche passé des histoires en images au XVIIIe et au XIXe siècle. Pour lui, la croyance dans une essence ontologique du médium conduit à un contresens sur le projet de Töpffer, qui n’est pas de promouvoir l’art séquentiel, mais au contraire de critiquer les théories de Lessing prétendant refonder la poésie comme description d’une action progressive. Töpffer s’emploie à donner une traduction graphique caricaturale de ces principes, en s’appuyant sur les illustrations des manuels de gestualité dramatique, qu’il parodie et enchaîne. Il invente cette forme pour se moquer de la mécanique stupide à laquelle aboutirait la rhétorique du progrès. En s’inspirant des écrits de Bakhtine sur la polyphonie et le dialogisme, Smolderen montre comment le dispositif de Töpffer s’inscrit dans une culture polygraphique antérieure beaucoup plus vaste, contemporaine du caricaturiste William Hogarth et des romans d’avant-garde anglais humoristiques du XVIIIe siècle. Hogarth, dans ses cycles narratifs de gravures, détourne et télescope des diagrammes visuels appartenant à différents registres, populaires ou archaïsants. Il s’inscrit dans une veine parallèle au «roman arabesque», dont le Tristram Shandy de Laurence Sterne est emblématique. Le novel humoristique anglais et la caricature procèderaient ainsi du même creuset culturel fondé sur l’hybridation stylistique, la parodie d’idiomes préexistants, l’ironie, la mise en abyme. Pour les contemporains de Töpffer, comme Goethe, ou pour ses successeurs comme Cham ou Gustave Doré, les récits séquentiels du Genevois relèvent à l’évidence des dispositifs ironiques du roman excentrique, à la fois polyphonique et polygraphe.
A travers le prisme de la culture polygraphique proposé par Smolderen, c’est soudain une généalogie de la BD beaucoup plus complexe qui apparaît, où la linéarité visuelle de la bande n’est pas première. Ce dispositif séquentiel ne trouve de postérité, dans les décennies suivantes, qu’à la faveur du support presse et d’autres gestes polygraphiques, comme la transposition de scripts sociaux, la schématisation inspirée des recherches chronophotographiques sur la décomposition du mouvement, le détournement de la fonction emblématique du phylactère (détournement concomitant à l’invention du phonographe), l’attraction de l’affiche publicitaire, ou encore la reprise de la culture foraine des images déformantes. Le travail d’historien de Smolderen, en rompant avec un «cycle essentialiste» sémio-centré (Stefanelli, 2012) au profit d’une approche culturaliste, a entraîné dans son sillage un déplacement prometteur des questions théoriques au sein des recherches sur la BD.
Le premier est porté par Henri Garric (2013) et concerne «l’engendrement des images en bande dessinée». Il s’agit de réfléchir aux moyens par lesquels une BD se constitue à partir de la seule répétition et métamorphose des formes et des objets, selon un jeu libre de l’image avec elle-même. Toute bande dessinée illustre une «plasticité métamorphique des images» (Garric 2013: 44), des jeux de genèse et de combinaisons des dessins, selon un bricolage qui se nourrit aux sources les plus éclectiques. Ce processus «déborde» la séquentialité chronologique des cases, pour s’exercer à l’échelle de la planche, de l’album, voire d’un genre tout entier. Il s’exerce également dans la BD numérique, à travers le déroulement vertical et la circulation hypertextuelle. Henri Garric fait ainsi une relecture des gags de Gaston Lagaffe à l’aune de l’opposition entre raideur et souplesse, entre trait rectiligne et ligne serpentine, diagrammes mécaniques et jeux d’arabesques (2013b). Il montre comment ces formes sont frappées de valeurs (la raideur mécanique et productiviste d’un côté, la liberté subjectivante du vivant de l’autre), dans un jeu d’échange dialectique qui engendre littéralement le scénario du gag. Cet axe de lecture permet de saisir simultanément, dans le mouvement de naissance de l’image, l’imaginaire particulier de l’auteur qui le porte, mais aussi le pouvoir de perturbation critique du dessin, «ouvrant à partir de n’importe quel prémice, n’importe quelle situation narrative, un récit qui vient défaire la cohérence et la linéarité temporelles» (Garric 2013b: 14-15). On toucherait là un noyau central de l’expression en bande dessinée, au point que «l’engendrement des images est ce qui reste de la BD quand elle tente une radicalisation et une concentration expérimentale de ses moyens», et constituerait pour certains un «idéal créatif» (Garric 2013b: 14).
Cette attention au jeu des auteurs sur l’apparition des images, en particulier à partir du creuset que constituent la mémoire, les rêves et les fantasmes (Rostam 2013), trouve son pendant dans un questionnement renouvelé sur les images que se forme le lecteur. Ce déplacement vers la réception est déjà présent dans la théorie de l’art invisible de Mc Cloud (1993), qui s’intéresse au jeu mental du lecteur avec l’espace inter-iconique (le blanc entre les cases), mais dans un paradigme où l’activité imageante du récepteur est prédéterminée, par les effets de cadrage, d’ellipse et de temporalité du récit. De même, les différentes théories sémio-structurales qui s’intéressent à la navigation du regard, traitent la page comme un objet statique en relation avec la théorie de la narration (Taylor 2004; Nakazawa 2005; Ingulsrud & Allen 2009), où l’ordonnancement est supposé introduire un balisage du sens de lecture. Or, si l’on considère que le processus d’engendrement des images fuit, déborde ou échappe en réalité à cet ordonnancement, leur puissance de surgissement invite à considérer autrement l’expérience lectorale. Eric Maigret, qui se dit particulièrement attaché aux principes d’autonomie de la réception, refuse de réduire les cheminements internes du lecteur au seul décodage ou pré-cadrage d’un parcours du regard. Il invite au contraire à considérer que les assemblages de sens effectués par le lecteur peuvent être «décentrés, faiblement cohérents, non hiérarchiques, sans but narratif ultime, partager des frontières floues avec d’autres formes d’expression» (2012a: 57). Matteo Stefanelli (2011; 2012) questionne quant à lui les relations entre réception et corporalité. Tout d’abord l’énonciation graphique, définie comme «graphiation» par Philippe Marion (1993: 31) est une trace idiosyncrasique, une empreinte-signature qui entraîne une relation subjective, fantasmatique du lecteur avec un corps-dessinant. Cette corporéité permet d’embrasser sur un plan idéel et mental le regard de l’artiste comme corps visionnaire. D’autre part, l’interface matérielle de la page et des écrans dépasse la modalité de la simple vision et appelle à prendre en compte l’engagement corporel du lecteur dans l’expérience de lecture. La matérialité de cette expérience immersive est du reste également prise en compte par les études sociologiques qui s’intéressent aux usages sociaux des comics ou des mangas, comme le cosplay 5 ou le scanlation6. La BD s’insère alors dans la vie quotidienne comme ressource identitaire, à travers un réseau de pratiques performatives et de communautés online, comme le montrent les recherches sur la dimension participative des médiacultures (Jenkins 2006; Ito 2008; Lunning, 2010).
Enfin les premières recherches sur la bande dessinée numérique remettent en cause le partage établi par Harry Morgan (2003) entre les arts qui pilotent la durée et qui l’imposent au récepteur (en particulier les arts audiovisuels), et les arts de la lecture qui laissent le récepteur gérer le temps (peinture, gravure, dessins, littérature dessinée). Anthony Rageul (2014) propose le concept de «lectacture» pour indiquer que la modalité de réception n’est plus seulement la lecture:
«lire» une bande dessinée numérique, c’est lire et agir ou lire et visionner. La lecture et l’action ou la lecture et le visionnage peuvent apparaître alternativement (ex: bande dessinée entrecoupée de passages jouables ou animés) ou se faire en même temps et ne faire qu’une (ex: explorer l’image avec la souris ou l’écran tactile). C’est une nouvelle modalité que j’appelle lectacture, en détournant la notion de Weissberg. En bande dessinée numérique, il y a deux axes, un qui va chercher du côté de l’animation, l’autre du côté du jeu vidéo. (cité dans Baudry 2015)
Rageul reprend le concept de «narrateur-arbitre» issu des recherches de Dominique Arsenault sur le jeu vidéo (2006), pour concilier une approche narratologique et une approche ludologique. Il établit ainsi un embryon de narratologie de la bande dessinée numérique qui tient compte de la participation du «lectacteur». Pour lui l'expérience de l'œuvre se joue sur le mode du gameplay et cela a des répercussions sur la narration, qui doit intégrer ces modalités particulières. Le récit ne reposerait plus seulement sur les mécanismes de la narration. Il exhiberait toute sa matérialité au lectacteur et reposerait en grande partie sur des mécanismes d'ordre poétique.
L’état des lieux qui précède sur les réflexions et les connaissances au sein des comics studies, dessine un objet culturel complexe et permet de mieux cerner les spécificités et les décalages avec la situation scolaire du médium dans les classes de français, telle qu’en rend compte la littérature pédagogique et didactique.
4. La reconfiguration scolaire de la BD
4.1. Un processus parallèle à celui de la légitimation culturelle
L’intégration scolaire de la BD s’est développée en parallèle de son intégration sociale, de façon assez autonome et sans recouper tout à fait cette dernière. Plusieurs synthèses historiques (Rouvière 2012; Raux 2019) en ont retracé en France les étapes successives, qui ont abouti à une forme de normalisation dans le courant des années 2000. À partir des programmes de 1972 pour l’école primaire, l’intégration de la BD se fait de façon d’abord résignée et méfiante. La volonté de valoriser les intérêts des élèves coexiste avec un discours de réprobation des mauvaises lectures, ce qui reflète les tensions qui entourent la rénovation de la discipline et plus largement de l’école. La BD reste alors en marge de ce qui est pleinement considéré comme lecture. Par la suite un deuxième mouvement se fait à la croisée des disciplines, par la lecture de l’image dans les programmes de collège de 1985 puis de 1996. De même, dans les programmes de 2008, la BD est évoquée au titre de l’histoire des arts (sans toutefois que les objectifs d’apprentissage soient clairement définis dans le cadre d’un dialogue interdisciplinaire). Le troisième mouvement est celui d’une intégration progressive aux lectures scolaires à partir des programmes de 1996 pour le collège. On passe d’une perspective d’exploitation instrumentale au service de la maîtrise de la langue et des discours (1996) à la reconnaissance de la BD comme support de la lecture interprétative, en particulier grâce au saut décisif des programmes de 2002 pour l’étude de la littérature jeunesse à l’école primaire. On note à ce titre la diversification croissante, depuis 1996, des œuvres conseillées pour l’école et le collège, sur le plan des genres, des styles, des univers fictionnels et des auteurs.
Ce processus n’est pas linéaire. Ainsi, les programmes de français de 2008 pour le collège tendent à évacuer la BD en recentrant la lecture sur la littérature classique et patrimoniale. De même, le réaménagement en 2018 des programmes de 2015 retire la BD de la liste des «genres» pour la compétence «comprendre un texte littéraire» en fin de cycle 3. Par ailleurs l’intégration de la BD reste segmentée selon les niveaux de classe et les filières. Comme le rappelle Hélène Raux, alors que la référence au médium dans les programmes de français du lycée professionnel est continue depuis 1987, celle-ci reste extrêmement marginale dans ceux du lycée général et technologique (malgré l’ouverture qu’avaient constitué les programmes de 1970 et 1981). Pour la chercheuse, c’est le signe que l’institution scolaire continue de conférer à la BD un rôle de remédiation ou de marchepied vers la lecture. Plusieurs auteurs pointent ainsi les limites du processus d’intégration, évoquant une forme de «trompe-l’oeil» (Rouvière 2012), de «réversibilité» (Aquatias 2017), ou de «décalage» avec les pratiques (Depaire 2019). Plusieurs enquêtes tendent à montrer que l’on n’étudie pas de BD en œuvre intégrale à l’école et au collège (Louichon 2008; Massol & Plissonneau 2009; Bonnéry et al. 2015). Pour Hélène Raux (2019), les usages scolaires de la bande dessinée restent minoritaires, périphériques et possiblement sujets à des malentendus sociocognitifs, tandis que manque une véritable théorisation didactique du médium.
Ce paradoxe pourrait s’expliquer selon le paradigme de la culture post-légitime développé par Eric Maigret (1994): à l’image de ce qui se produit en dehors de la sphère scolaire, l’intégration de la BD serait vouée à demeurer partielle et contradictoire, l’école reproduisant en interne, dans le choix et l’étude des corpus, des logiques de distinction extérieures. Cependant, les travaux sur l’histoire de l’enseignement (Chervel 1998) et la scolarisation des genres (Denizot 2013) offrent un autre modèle explicatif: en effet, la culture scolaire a la particularité de reconfigurer ses objets de façon autonome pour ses besoins propres.
Hélène Raux (2019) en fait la démonstration pour la bande dessinée à travers l’étude historico-didactique de 120 articles mentionnant la BD, qui ont été publiés entre 1968 et 2018 dans trois revues didactiques de référence (Repères, Pratiques, Le français aujourd’hui) ainsi que dans une revue professionnelle plus ancrée sur les pratiques enseignantes (la Nouvelle Revue Pédagogique). Durant la période de rénovation de l’enseignement et jusqu’au milieu des années quatre-vingt, la BD est appréhendée comme mass média, étant donné que, dans une logique communicationnelle, tout est discours parmi les langages présents dans l’environnement social. De façon inattendue, certains discours hostiles à la BD émanent alors de rénovateurs de l’enseignement, pour des raisons essentiellement idéologiques: en tant que production de masse, la BD est soupçonnée de diffuser les valeurs de la classe dominante et de véhiculer des stéréotypes sociaux. S’il faut l’étudier, c’est alors comme support propédeutique pour développer l’esprit critique face aux médias. Lorsque la BD est appréhendée de façon complètement positive par les rénovateurs, c’est cette fois-ci au détriment de sa spécificité médiatique, le plus souvent comme support d’une analyse structurale du récit. Dans les deux cas, Raux pointe le risque de renforcer les hiérarchies culturelles et les effets d’exclusion à l’égard de la culture privée qu’on prétend intégrer.
À partir de la fin des années 1980, Raux décrit une période marquée par une transition vers la reconnaissance de la BD comme lecture à part entière. Avant les années 1990, le support est pensé comme facilitateur pour la lecture, puis reconnu comme art complexe après les années 2000. De la paralittérature (Reuter 1986) à la lecture littéraire, la chercheuse retrouve les logiques de distinction qui conduisent à prendre en considération surtout des œuvres éloignées des lectures prisées des élèves (Bruno 1995), voire de minorer la complexité de ces lectures. L’ouverture aux lectures privées est toujours ambivalente, avec la volonté de leur faire prendre une distance critique par rapport aux productions qu’ils plébiscitent et de valoriser des œuvres fortement mises à distance des productions les plus populaires. Par ailleurs, la lecture de BD évolue, d’une lecture narratologique à une lecture sémiotique, via la lecture de l’image, jusqu’à esquisser une lecture didacticienne de productions d’élèves, par le travail sur l’adaptation. Raux montre surtout à quel point la didactisation de la BD est quasiment absente des articles. La présence de la BD reste incidente au profit d’objectifs variés. Elle n’est pas interrogée comme objet disciplinaire et son rôle supposé de remédiation n’est guère questionné. Rares sont les articles qui mettent en garde contre une sous-estimation de sa complexité (Huyhn 1991; Bautier et al. 2012). On s’en tient à des esquisses de pistes pédagogiques possibles (Bomel-Rainelli & Demarco 2011), tandis que l’analyse de productions d’élèves reste l’exception (Hesse-Weber 2017). Par ailleurs, la production de planches n’est pas mise en relation avec la lecture d’œuvre. Pour expliquer ce déficit, la chercheuse évoque la position «satellitaire» du médium par rapport à la littérature et fait le constat plus général d’un retard de la réflexion didactique sur l’image. Dans ce domaine, elle pointe les limites d’une approche qui est restée formaliste et elle critique un isomorphisme supposé entre image et texte (Raux 2019: 109-113).
4.2. Lever des présupposés non questionnés: d’une didactique programmatique à une didactique descriptive et compréhensive
Lorsqu’en 2010 est organisé à Grenoble le colloque international «Lire et produire des bandes dessinées à l’école», il s’est agi d’impulser dans le champ de la didactique de la littérature une réflexion pédagogique qui, depuis la fin des années 1970 et le colloque de la Roque d’Anthéron «Bande dessinée et éducation» (1977), ne s’était poursuivie de loin en loin que dans le champ disciplinaire de l’histoire. Les actes Bande dessinée et enseignement des humanités, publiés en 2012, proposent ainsi un état des lieux et une perspective programmatique pour envisager comment la BD pourrait contribuer à la construction de compétences de lecture. Ces actes incluent aussi des récits d’expériences de classe, principalement orientés vers l’ingénierie. Rétrospectivement, en 2020, apparaissent les limites de certains discours fondés sur des présupposés non toujours démontrés. Certains reposent sur des déclarations d’intention qui n’ont pas été suivis par des expérimentations attendues; d’autres prônent des mises en œuvre, qui n’ont pas été suivies de recueils et d’analyses de données suffisants, sur la situation scolaire du médium et la représentation comme objet disciplinaire que s’en font les acteurs institutionnels. D’autres enfin relèvent d’une praxéologie empirique, sans que l’on puisse véritablement tirer de conclusion générale sur les effets de cette dernière.
Les études qui se sont poursuivies dans la décennie 2010-2020 se sont appuyées sur une méthodologie et des données plus conséquentes pour lever un certain nombre de méprises sur la lecture de BD en classe. Tout d’abord, l’étude de Beaudoin et al. (2015), qui porte sur l’enseignement explicite de stratégies de compréhension en lecture, tend à montrer qu’il n’y a pas d’effet significatif du recours à la BD sur l’habileté à produire des inférences ou à développer la conscience métacognitive. Par ailleurs, le postulat selon lequel la bande dessinée serait facile d’accès est battu en brèche par plusieurs recherches. Sur des supports aussi variés que la BD historique ou le roman graphique, Virginie Martel et Jean-François Boutin (2015), ainsi que Nathalie Lacelle (2015), montrent que la prise d’information visuelle fait souvent défaut, en articulation avec la modalité textuelle, pour produire une interprétation générale. Les auteurs plaident donc pour une formation spécifique des élèves aux compétences de lecture multimodale. La bande dessinée peut même nuire aux apprentissages, lorsque les difficultés de réception du médium sont sous-estimées, comme le montrent Bautier et al. (2012) dans une séance de lecture en CP, à partir d’une planche présentant une pluralité de codes sémiotiques. Polo et Rouvière (2019) montrent qu’en classe de Première Sciences économiques et sociales, le choix d’un récit biographique de sept planches, donné comme support d’évaluation sans travail préalable sur les compétences spécifiques de lecture, suscite des erreurs de compréhension imputables au médium choisi, quel que soit le ressenti positif ou négatif des élèves. Le décalage qu’ils pointent entre l’effet subjectif plutôt positif du médium sur les élèves et les effets objectifs sur leur compréhension recoupe sur ce plan les analyses de Beaudoin et al. (2015).
Par ailleurs, loin de faciliter la compréhension et les apprentissages, la persistance de malentendus peut réduire l’étude de la bande dessinée à un simple vecteur de motivation. Hélène Raux (2019), qui a mené une étude sur les pratiques ordinaires des enseignants, incluant une série d’entretiens avec les praticiens, montre que la BD est essentiellement perçue comme une lecture plaisir, susceptible de raccrocher les petits lecteurs, a fortiori dans des démarches de projet supposées créer de la motivation et bonifier le climat de classe. La méconnaissance du domaine BD par les enseignants surdétermine le choix de corpus connus au graphisme accessible. Hélène Raux montre par ailleurs le décalage entre les premières représentations des professeurs et les fragilités qu’ils éprouvent ensuite face à l’objet. Ils disent leur manque d’outils pour travailler la BD dans le champ de la littérature. De fait, l’étude par la chercheuse de vingt-six séquences de français au sein du réseau «communauté des profs blogueurs» montre une très faible didactisation du médium dans la discipline. En l’absence d’une approche interdisciplinaire qui articule texte et image dans une démarche interprétative, l’usage de la BD oscille d’une part entre un outillage technique sur les codes sémiotiques, sans mise en relation avec l’effet de sens, et d’autre part une focalisation sur le texte et les enjeux globaux du récit, au détriment de la dimension visuelle.
Hélène Raux montre malgré tout que certaines pratiques «ordinaires» qu’elle a observées mettent en œuvre, avec la BD, des modalités de lecture interprétative et de questionnement ouvert, à partir d’éléments «résistants» dans des compositions visuelles polysémiques. Le cadre de l’observation, qui est celui du projet TALC (Du texte à la classe), est cependant spécifique7. Il s’agit d’enseignants volontaires sollicités à l’occasion d’une formation consacrée à l’enseignement de la littérature, tandis que le choix de la BD a été imposé. De façon significative, elle met cependant en évidence des embarras liés à l’intégration du médium, par exemple le besoin de faire un cadrage liminaire sur les codes de la BD, ou encore des logiques centrifuges symptomatiques à travers des activités de langue extérieures aux activités de lecture. Comparativement aux autres «genres» proposés dans le projet TALC, les enseignants demandent surtout très peu aux élèves de justifier leur lecture par des prises d’indices dans la BD.
Il en va différemment lorsque l’expérimentation en classe vise à tester un scénario pédagogique spécialement conçu par un didacticien pour embrasser les différentes composantes du médium et mettre les élèves en situation de questionnement (Rouvière 2012b; 2013). A travers la mise en évidence d’analogies de composition, les élèves peuvent parvenir à quitter le simple niveau de la fiction pour passer à l’examen plus distancié de procédés narratifs «littéralement visibles». Ils découvrent alors que le pilotage du récit par l’image est lourd d'effets implicites, ouvrant la voie à une lecture symbolique.
Il est à noter dans les recherches de Raux et Rouvière que ce sont les planches ou les scènes muettes qui donnent lieu à un travail interprétatif mobilisant l’analyse de compositions visuelles «résistantes». Cela rejoint le paradoxe pointé par Baetens (2012) à propos du roman graphique: le rapprochement avec la lecture dite «littéraire» serait plus grand lorsque le pilotage du récit n’est pas d’abord textuel.
Alors qu’un déplacement vers la question de la réception subjective s’amorce dans les comics studies et que les théories du sujet-lecteur informent depuis 2004 les réflexions en didactique de la littérature, il est à noter qu’aucune recherche d’envergure n’a été menée sur ce plan avec la BD, contrairement à d’autres genres et médium (album pour enfants, poésie, théâtre, genres narratifs).
4.3. La production de planches de BD en classe: de l’observation de pratiques «ordinaires» à l’expérimentation d’un dispositif spécifique
On doit à nouveau à Hélène Raux (2019) d’avoir mené un travail descriptif et compréhensif des pratiques ordinaires de production de BD en classe. La chercheuse a ainsi observé différents ateliers en CE2 et en classe de sixième dans le cadre d’une pédagogie de projet assortie, dans l’un des cas, de l’intervention d’une artiste. Son analyse s’appuie sur un ensemble de productions d’élèves des différentes classes et des entretiens menés avec chacune des enseignantes. La chercheuse retrouve dans les modalités de travail inspirées de la pédagogie de projet un certain nombre de limites déjà pointées par des sociologues de l’apprentissage comme Bonnéry (2007) ou Bautier et Rochex (2007): un investissement variable des élèves, des phénomènes de division du travail, une finalisation étroite des activités, une réduction chez certains élèves de la compréhension des enjeux de la tâche. L’atelier BD est valorisé par les enseignants au nom d’une pédagogie de la réussite supposée restaurer l’estime de soi, selon le présupposé d’un pouvoir remédiant du médium ou des vertus mêmes du détour. Mais cette réalité ne vaut que pour une poignée d’élèves, tandis que la démobilisation des autres est acceptée par les professeurs au nom de l’inédit, l’essentiel étant de sortir des sentiers battus de la discipline.
Les enjeux cognitifs passant au second plan, non seulement les résultats décevants entretiennent les difficultés, mais paradoxalement, l’activité s’avère surtout porteuse pour les bons élèves. Sur un plan plus technique, la chercheuse constate que la capacité à créer un enchaînement narratif visuel n’est pas enseignée comme une compétence. Le découpage du récit en images est pensé comme naturel et allant de soi. Pour y parvenir, les élèves sentent qu’il serait possible de faire un découpage dessiné, mais comme il leur est demandé de faire un découpage écrit, l’activité se mue au mieux en une segmentation de texte à illustrer, où le dessin ne pilote pas le récit. Hélène Raux montre le flou des représentations enseignantes sur la notion de scénario, elle montre comment une partie des élèves dessine malgré tout et insère du texte transformé, enfin comment le découpage scénaristique peut se trouver délégué à un intervenant extérieur, annihilant l’intérêt pédagogique de l’activité pour les élèves.
De fait, si l’écriture d’un synopsis mobilise des compétences d’écriture scolaires traditionnelles, le découpage, en revanche, suppose que les élèves aient la capacité spécifique de pré-visualiser ce qu’ils racontent et mettent en scène: le site, la taille et la forme des cases, les types de plans, le contenu figuratif, etc. Or, cette compétence particulière, qui consiste véritablement à «penser en images» devrait faire l’objet d’un apprentissage préalable. Ainsi, des élèves performants dans l’écriture du synopsis peuvent-ils se trouver démunis lorsqu’il s’agit de passer à l’étape suivante. C’est pour remédier à ce problème qu’a été inventé le dispositif collaboratif de «l’écriture post-it», qui a été expérimenté avec succès (Rouvière 2015; 2017). Le principe «1 post-it = 1 action» permet de créer une histoire pré-découpée selon l’équivalence implicite «1 post-it = 1 case». A quoi s’ajoute ensuite deux autres couches de post-it de deux couleurs différentes, l’une pour le texte, l’autre pour décrire le visuel. Le synopsis s’invente ainsi ou se réinvente en même temps que le scénario s’écrit, case après case. Planification, mise en texte et révision ne sont plus des étapes chronologiques, mais se fondent dans un seul et même processus dynamique. Ainsi certains élèves en difficulté dans des productions écrites traditionnelles se découvrent une capacité à pré-visualiser et mettre en scène avec ces petits papiers ce qu’ils veulent raconter.
4.4. L’étude des adaptations: une porte d’entrée incontournable de la BD en classe?
Dans son étude historico-didactique, Hélène Raux (2019) montre que l’étude de l’adaptation en BD des classiques de la littérature se situe à un point d’équilibre des tensions culturelles qui entourent la légitimation du médium et, à ce titre, constitue une porte d’entrée possible pour une didactique de la BD en classe. C’est ce que pourrait laisser espérer l’article de Hesse-Weber (2017), qui s’appuie sur l’analyse de productions d’élèves pour étudier les enjeux de l’adaptation d’une pièce de théâtre en bande dessinée. La place donnée à la BD reste cependant celle d’un «satellite gravitant autour des œuvres littéraires» (Raux 2019: 107). D’autres études confirment que la production en classe d’adaptation en BD reste subordonnée pour le professeur à des objectifs d’appropriation subjective, de compréhension et d’interprétation du texte littéraire (Lacelle & Lebrun 2015). Il en ressort tout de même que l’adaptation par les élèves peut donner une réelle impulsion à l’exploration du texte source pour construire la compréhension (Rouvière 2015). Elle oblige les élèves à plonger dans le texte, à le découper, à distinguer les différentes factures de discours et les instances énonciatives, à séquencer les actions, les dialogues ou les passages descriptifs. Le processus engage par ailleurs chez les élèves un effort d'élucidation lexicale et de représentation mentale pour se forger des images. Effort qui est souvent étayé par des recherches documentaires pour enrichir la lecture et nourrir le projet.
Cependant, en ce qui concerne la lecture proprement littéraire, le bénéfice pour l’interprétation du texte source semble limité. Dans une expérimentation que j’ai pu mener (Rouvière 2017), il est apparu qu’une fois que les élèves ont dégagé une note d’intention, le texte source servait de réservoir utile à d'autres fins qu'à sa propre lecture, dans le sens d’'une réduction et d'une simplification. Lors de la présentation ultérieure des planches, le travail comparatif s’est avéré également assez pauvre et n'a pas enrichi véritablement la lecture littéraire. Les élèves ont vu le texte original à travers le prisme de leur propre adaptation, pour étayer leur projet. L'activité fictionnalisante du lecteur (Langlade 2004) a certes été mise en mouvement, mais en amont du processus de l’adaptation lui-même, après la lecture-découverte, lorsqu’était suscité par exemple un jeu d’images associatives. La transmodalisation a apporté en aval peu de gain supplémentaire sur ce plan. Par contre l'analyse que les élèves ont faite de leur planche a montré le plus souvent une articulation explicite entre une intention signifiante, des procédés de composition et des effets de sens (même s’il s’agissait d’un discours reconstruit). La BD m’apparaît comme un médium particulièrement propice à l'adoption de cette posture, pour peu que l’on exerce le regard des élèves sur quelques procédés (choix d’un multicadre, taille, forme et site des vignettes, jeux d’échelle sur l’échelle des plans ou sur les angles de vue, etc.). Ce résultat peut du reste être obtenu en lui-même, sans le détour par l’adaptation d’un texte littéraire.
En ce qui concerne la lecture en classe de bandes dessinées adaptées d’œuvres littéraires, la réflexion didactique, quoi qu’elle en dise, parvient également difficilement à s’affranchir d’une approche «marche-pied», car l’objectif est de contribuer à la formation d’une lecture littéraire de l’œuvre source. Les adaptations BD sont envisagées comme des «textes de lecteurs», et à ce titre, fournissent l’exemple de lectures subjectives (Fourtanier 2012) et sensibles (Ahr 2012). Cependant Brigitte Louichon (2012) montre que l’étude de la reproduction intégrale du texte source peut aussi avoir pour effet de questionner les particularités sémiotiques du langage BD et s’avère une modalité porteuse pour problématiser la lecture.
4.5. Vers une didactique de la culture polygraphique?
Le paradigme de la culture polygraphique proposé par Thierry Smolderen (2009; 2012) pour cerner le creuset où prend naissance et se réinvente la bande dessinée, invite sans doute à élargir les perspectives pour une didactique du médium.
Cela concerne d’abord les frontières d’une acculturation générale au média: ouvrir les représentations des élèves à la diversité des univers de fiction, des genres, des styles graphiques et des esthétiques semble une nécessité, de même que les ouvrir au processus de création, à l’histoire du médium et à ses différentes sphères culturelles à travers le monde. Mais il semblerait fructueux également de questionner en classe les frontières sémiotiques du médium avec d’autres formes d’expression: le dessin de presse, les caricatures séquentielles, le roman-photo, la peinture d’images itératives (profanes ou religieuses), les albums pour enfants, les recueils d’illustrations ou de caricatures, l’art de l’affiche, du vitrail ou de la fresque, dans une approche véritablement interdisciplinaire avec les arts plastiques.
Lorsqu’il s’agit d’étudier le «langage» de la BD, le concept de culture polygraphique invite également à décloisonner l’approche des codes formels. Rencontrer un même procédé (cadre, site, plan, angle de vue…) dans des contextes stylistiques et compositionnels diversifiés éviterait de figer les représentations sur les effets induits, tout en développant la culture du regard et la sensibilité.
En ce qui concerne la production de planches par les élèves, l’intégration d’éléments composites (photogrammes, détails grossis ou inversés de reproductions de tableaux, diagrammes divers) apparaît comme une pratique légitime, de même que le détournement, le collage et l’invention patchwork de planches à partir d’emprunts à d’autres BD ou différentes banques d’images disponibles (Rouvière 2015; 2017). A ce titre, les directions de recherche impulsées depuis 2016 par l’association Stimuli et le laboratoire de didactique André-Revuz de l’Université Denis-Diderot, dans le champ de la didactique des sciences, s’avèrent tout à fait prometteuses. Les enseignants et les chercheurs qui utilisent les arts narratifs et visuels pour faire vivre la science dans leur classe ou médiatiser leurs recherches en laboratoire, utilisent des dispositifs icono-textuels qui s’inspirent de la BD autant qu’ils la nourrissent: par exemple certains organisent la page comme un champ panoptique et insèrent des photogrammes qu’ils traitent comme des vignettes de BD (avec récitatifs et bulles), en les recadrant, en estompant les éléments non discutés, en épurant les éléments importants avec des dessins aux lignes claires, et en les complétant d’annotations graphiques (Goujon 2020); d’autres font produire aux élèves des narrations graphiques codées à partir d’albums pour enfant (Moulin & Hache 2020) et des cartes dites «sensibles» (Gaujal 2020), pour favoriser l’appropriation de savoirs disciplinaires en cours d’acquisition8.Thierry Smolderen (2012) rappelle à quel point toute forme de modélisation théorique peut se révéler stimulante pour l’imagination d’un dessinateur polygraphique. Il y voit l’une des clés du dynamisme de la bande dessinée, qui trouve historiquement sa source dans un imaginaire diagrammatique et spéculatif. Ce propos est confirmé par différentes expériences universitaires récentes, qui invitent les jeunes chercheurs à transposer leur recherche en BD9.
Sur le plan de la lecture, la notion de culture polygraphique invite par ailleurs à sortir d’une approche strictement séquentielle du médium. En contrepoint d’une approche scénaristique de la BD (telle qu’induite par exemple par la narratologie ou le dispositif de l’écriture post-it), il est sans doute possible de promouvoir une approche non linéaire axée sur l’engendrement des images. A la suite des approches tracées par Marion Rostam et Henri Garric à propos des œuvres de David B. et de Franquin, il s’agirait par exemple de rechercher avec les élèves, parmi le flux et l’entrelacement des formes et des figures au sein de certaines œuvres graphiques, un possible dispositif dialectique. Tout se passe parfois comme si la tension entre certaines formes ou certains motifs (la droite vs la courbe, le contour vs le détour, le noir vs le blanc, le vide vs le plein, le texte vs l’image, le figuratif vs l’emblématique) recouvrait un conflit de valeurs et se prêtait à des jeux de combinaison réversibles.
Une autre source d’engendrement des images est l’imaginaire linguistique. Roland Barthes (1982) l’avait montré à propos de l’art du peintre Arcimboldo fondé sur un jeu de métaphores, de métonymies et d’expressions langagières transposés dans une composition visuelle. On retrouve cette direction dans une proposition de Tatiana Blanco Cordon (2012), en classe d’espagnol langue étrangère, qui consiste à effectuer une lecture «littérale» de certains motifs, pour en déduire des expressions linguistiques. Cette méthode semble approcher d’assez près le nœud d’imaginaire où la création iconique parfois s’origine. Il est possible en effet que l’image ait sa source dans un «texte souterrain», qu’elle procède de certaines expressions de la langue qui la parle à l’avance (Rouvière 2012a: 373). On sait par exemple qu’il s’agit chez René Goscinny de l’un des ressorts de l’invention du gag visuel (Kaufmann 1983) ou du cryptage symbolique (le sang-lier). On aboutit alors à des énoncés littéraux, une «lettre» de l’image qui redonne toute leur profondeur aux mises en scène par la bande.
Enfin, au regard de l’hybridation stylistique et de la distanciation ironique partagées par le roman comique et la culture polygraphique, les travaux de Thierry Smolderen légitimeraient d’inscrire dans les programmes de Lycée la culture du roman arabesque et du récit excentrique, au XVIIIe et au XIXe siècle, en incluant les œuvres de Töpffer, Cham ou Doré. Ce serait là le signe d’un saut véritablement «post-légitime» dans l’appréhension du médium BD.
5. Conclusion
Les trois champs théoriques qui ont été mis en regard peuvent sembler relativement hermétiques les uns vis-à-vis des autres, en particulier celui de la recherche en éducation. Intuitivement, on pourrait penser à l’inverse qu’il existe socialement une logique descendante, qui va de la légitimation culturelle du médium à la connaissance savante de son langage et de son histoire, pour aboutir à son intégration scolaire. Mais en raison de logiques de scolarisation propres à la discipline (Chervel 1998; Denizot 2013; Raux 2019), la trajectoire scolaire de l’objet BD tend à se développer en parallèle de son histoire sociale, sans la recouper totalement. Par ailleurs, alors que l’on semble progresser vers une théorisation didactique du médium, jamais la plasticité culturelle de ce dernier n’est apparue aussi grande, du roman arabesque au jeu vidéo, bouleversant les catégories préexistantes à travers lesquelles l’objet était pensé. La notion de culture polygraphique ou encore de dispositif d’images en flux, pourrait à moyen terme faire apparaître comme daté le dispositif de la bande dessinée tel qu’il s’est stabilisé au XXe siècle sur support papier. A moins que cette muséification progressive soit précisément l’une des conditions culturelles et institutionnelles d’une intégration scolaire à venir plus forte encore. L’inscription d’une bande dessinée au programme de Lettres du baccalauréat constituerait sans doute une étape majeure en ce sens. Mais la recherche en didactique sur l’étude de la BD doit encore progresser, en s’intéressant en particulier à la lecture subjective, pour répondre aux besoins qui se feraient jour et accompagner favorablement les pratiques de classe.
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Pour citer l'article
Nicolas Rouvière, "Quelle didactique pour la bande dessinée? Retour sur trois tournants théoriques de la décennie 2010-2020", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/quelle-didactique-pour-la-bande-dessinee-retour-sur-trois-tournants-theoriques-de-la-decennie-2010-2020
Voir également :
Enseigner les mémoires graphiques au degré post-obligatoire: réflexions et pistes didactiques
L’étude de la bande dessinée, pour elle-même et en tant qu’objet d’enseignement et d’apprentissage à part entière, peine à se développer, particulièrement en contexte scolaire post-obligatoire (Rouvière 2012). Envisagée par certain·e·s comme une sous-littérature, la bande dessinée est en revanche, par d’autres, considérée comme faisant partie intégrante du panorama des productions littéraires contemporaines (Bomel-Rainelli & Demarco 2011). Pourtant, à l’heure où les pratiques culturelles ordinaires sont marquées par une forte présence de l’image, particulièrement en ce qui concerne la lecture, l’écriture et l’expression de soi des adolescent·e·s, l’enseignement d’objets littéraires hybrides en classe se justifie plus que jamais. En l’occurrence, par sa caution à la fois littéraire et artistique, le roman graphique présente un intérêt particulier pour l’enseignement du français. En effet, le choix de cet avatar de la bande dessinée répond à une conception dynamique des corpus scolaires qui, comme le suggère François Bon, gagnent à être renouvelés afin de permettre aux élèves de se construire et de se situer en tant que sujets contemporains.
Enseigner les mémoires graphiques au degré post-obligatoire: réflexions et pistes didactiques
Il faut renouveler le corpus de textes abordés dans les classes: se saisir de ce que la littérature peut avoir de plus contemporain (pour que résonne une expérience présente du monde) et de plus radical (pour que puissent advenir frictions, secousses, courts-circuits).
François Bon, Apprendre l’invention
L’étude de la bande dessinée, pour elle-même et en tant qu’objet d’enseignement et d’apprentissage à part entière, peine à se développer, particulièrement en contexte scolaire post-obligatoire (Rouvière 2012). Envisagée par certain·e·s comme une sous-littérature, la bande dessinée est en revanche, par d’autres, considérée comme faisant partie intégrante du panorama des productions littéraires contemporaines (Bomel-Rainelli & Demarco 2011). Pourtant, à l’heure où les pratiques culturelles ordinaires sont marquées par une forte présence de l’image, particulièrement en ce qui concerne la lecture, l’écriture et l’expression de soi des adolescent·e·s, l’enseignement d’objets littéraires hybrides en classe se justifie plus que jamais. En l’occurrence, par sa caution à la fois littéraire et artistique, le roman graphique présente un intérêt particulier pour l’enseignement du français. En effet, le choix de cet avatar de la bande dessinée répond à une conception dynamique des corpus scolaires qui, comme le suggère François Bon, gagnent à être renouvelés afin de permettre aux élèves de se construire et de se situer en tant que sujets contemporains.
Le terme «roman graphique» (graphic novel), en tant que label, s’installe dans les années 1980, dans un premier temps dans la culture anglo-saxonne, pour légitimer une production caractérisée par des récits longs non sériels (one shot), destinés à un public adulte, et qui se démarque de la bande dessinée américaine (comics1), à connotation souvent enfantine et divertissante. Le label désigne dès lors une bande dessinée d’auteur·trice, traitant de thématiques plus sérieuses et qui, pour ce faire, s’affranchit de certains standards éditoriaux pour se rapprocher du format plus libre du roman (Baetens 2012). À cela s’ajoute un style plus personnel, souvent en noir et blanc, soit une recherche d’authenticité par le biais du dessin. Les propriétés matérielles du roman graphique et son mode de diffusion poursuivent également une volonté de démarcation, puisque le format, la qualité du papier et le type de couverture s’éloignent des formes de publication traditionnellement associées à la bande dessinée, notamment par le choix de maisons d’éditions littéraires ou de microstructures d’autoédition (Baetens 2012: 204). Sans entrer dans le débat portant sur la légitimation littéraire de la bande dessinée, qui a été sans conteste atteinte avec Maus d’Art Spiegelman (Prix Pulitzer 1992), l’intérêt du roman graphique se situe dans sa manière de tisser des liens étroits entre bande dessinée et littérature, notamment par un régime narratif caractérisé par un dédoublement de l’énonciation. L’acte d’énonciation verbal est en effet accompagnéd’une énonciation graphique qui élargit les possibles en matière de narration, en dotant les images d’un pouvoir narratif aussi, voire plus, important (Baetens 2012: 214). Ainsi, l’instance narrative du roman graphique est davantage polysémique que celle d’un texte littéraire «classique», non visuel (Baetens 2009: 6).
En outre, il y a une prééminence de l’autobiographie au sein de la catégorie «roman graphique» (Baetens 2012). Les auteurs·trices s’en emparent en effet pour exploiter les subtilités narratives offertes par le support composite et ainsi enrichir le récit verbal d’un récit visuel porteur d’une authenticité autobiographique inédite. L’étiquetage roman graphique pose dès lors problème, dans le sens où l’appellation générique «roman» renvoie à une part fictionnelle qui n’est pas centrale dans ce type de production. Hillary Chute suggère d’user de l’appellation «récit graphique». Cette dernière a l’avantage de mettre en avant la dimension narrative de ces œuvres, en y incluant leur part non fictionnelle, ceci tout en les liant au label générique, plus vaste, du roman graphique (Chute 2008: 453). Elle ajoute notamment que la particularité des récits graphiques est leur manière de tisser des liens entre ce qui est dit et ce qui est montré, ceci en explorant les frontières entre histoire collective et histoire singulière. Nancy Pedri (2013) propose, quant à elle, l’usage du terme «mémoire graphique», qui reflète la dimension non fictionnelle, en même temps qu’il renvoie à la complexité de toute représentation graphique de soi (autoréflexivité, mémoire, identité). Notre proposition abordant un corpus de roman graphiques autobiographiques, dont la part non fictionnelle est assumée et revendiquée par les auteurs·trices, l’hyperonyme récit graphique et l’appellation plus spécifique mémoire graphique nous paraissent être les plus à même de rendre compte de leur richesse et singularité.
En y réfléchissant du point de vue de l’enseignement, il nous semble que le récit graphique, par la vision vivifiante qu’il offre de thématiques touchant à la fois au singulier et au collectif, a une certaine légitimité à figurer parmi les lectures qui permettent «de découvrir, dans toute sa diversité, la relation de l’homme à lui-même, à autrui, à la réalité sociale, politique et culturelle» (Plan d’étude vaudois pour l’école de maturité: 16). En outre, la narration simultanée et multimodale (modes textuel et iconique) demande au lecteur·trice «[d’opérer] des allers-retours entre lecture et contemplation du sens» (Chute 2008: 452). Il·elle est en effet appelé·e à interpréter le sens à partir de la combinaison simultanée des différents modes, en même temps qu’il·elle entre dans un plaisir contemplatif développant sa sensibilité esthétique à l’hybridation entre littérature et arts visuels (Schaeffer 2016). En ce sens, la littérarité du récit graphique dépasse une simple volonté de transposer certains procédés textuels présents dans les autobiographies littéraires. Au contraire, elle repose sur un pouvoir narratif nouveau accordé aux images, qui renverse la hiérarchie entre représentation textuelle et représentation visuelle, pour décloisonner et renouveler le genre de l’autobiographie (Baetens 2012).
Aborder le récit graphique au degré post-obligatoire est d’autant plus pertinent si l’on considère que la nature multimodale (Lebrun, Lacelle & Boutin 2012; 2017) du support fait écho aux pratiques culturelles ordinaires des adolescent·e·s. L’omniprésence de l’image dans leur quotidien – que ce soit dans la consommation de séries ou de plateformes vidéo, dans leurs moyens de communication ou de socialisation – légitime l’enseignement d’une production, qui en plus d’être extrêmement riche en possibilités de développer des compétences propres à la lecture littéraire (Simard, Dufays, Dolz & Garida-Debanc 2010), permet également de favoriser l’acquisition d’une compétence critique de l’image (Lewis 2001).
Ainsi, l’enseignement du récit graphique, peu présent en classe de littérature, permet de se rapprocher de la culture adolescente, pour favoriser le développement de la littératie multimodale, mais également pour forger une sensibilité esthétique problématisant l’exhibition de soi encouragée par le numérique (Han 2017). Face aux problèmes d’immersion ressentis par certain·e·s élèves à la lecture d’œuvres du patrimoine littéraire (Vandendorpe 2012), le récit graphique est un intermédiaire foisonnant, facilitant une lecture engagée et créant des ponts entre littérature, arts et usages ordinaires, enjeux soulignés notamment par Marianna Missiou:
Enseigner la bande dessinée est un défi que l’enseignement scolaire doit relever, en particulier pour établir les liens entre la littératie traditionnelle et les nouvelles formes de la culture médiatique. Mais il ne s’agit pas seulement de former des lecteurs experts et critiques, aussi bien à l’aise dans le monde des lettres que celui des représentations figuratives, pour démêler les productions discursives combinant des codes variés. Il s’agit aussi de former des lecteurs sensibles, impliqués, entrant en résonance symbolique avec les œuvres, pour s’accomplir à part entière comme sujets-interprètes. (Missiou 2012: 98)
Nous mènerons une réflexion sur l’apport du récit graphique à l’enseignement du français au degré post-obligatoire. Écrits à la première personne, avec une identification assumée entre auteur·trice, narrateur·trice et personnage, ce qui implique clairement la présence d’un pacte autobiographique (Lejeune 1975), ces récits abordent l’intime et des thématiques contemporaines complexes, qui résonnent avec l’expérience du monde actuel. De plus, les dimensions langagières et visuelles lient et confrontent les pratiques adolescentes de mise en scène de soi à un pendant littéraire qui dépasse les formes exhibitionnistes pour viser, au contraire, une esthétisation du vécu par un processus d’auto-construction de soi. Dans les pages qui suivent, nous tenterons d’explorer les richesses des mémoires graphiques dans une volonté d’en saisir le potentiel pour l’enseignement de la littérature, ceci en esquissant quelques pistes didactiques à partir d’un corpus composé de Fun Home (Bechdel 2006), Persepolis (Satrapi 2000-2003) et Wonderland (Tirabosco 2015)2.
Les spécificités du mémoire graphique
Pour comprendre l’intérêt du mémoire graphique pour l’enseignement de la littérature, il convient d’en expliciter les composantes narratives et les caractéristiques, par rapport à un récit autobiographique «traditionnel». En mettant en évidence ses éléments constitutifs3, nous souhaitons montrer la manière dont celui-ci engage les élèves dans une posture active de lecteur·trice·s-interprètes. Dès lors, nous abordons le récit graphique à la fois comme une lecture stimulante et motivante pour les élèves (lecture plaisir) et comme une lecture permettant de développer des compétences en lecture et interprétation littéraires (lecture savante) (Simard, Dufays, Dolz & Garida-Debanc 2010).
Figure 1: Les composantes narratives du mémoire graphique
La bulle bleue regroupe les caractéristiques principales de la narration autobiographique traditionnelle. En plus du pacte autobiographique, déjà mentionné, ce genre se démarque par l’adoption d’une perspective rétrospective. Le narrateur homodiégétique (Genette 1972) est à la fois l’instance énonciative cadrant le récit et le personnage principal des événements relatés. Le «je» revient sur son passé pour y puiser souvenirs, anecdotes et expériences intimes vécues. Son récit est en outre fondé sur un pacte référentiel avec le lecteur·trice, par lequel est affirmée l’authenticité des faits narrés.
Le mémoire graphique (encadré vert) repose sur les mêmes rouages, qui sont augmentés et enrichis par le support graphique de la bande dessinée (en violet). Ainsi, en plus d’éléments descriptifs renvoyant aux perceptions, pensées et émotions – présentes ou passées – du «je» auteur·trice/narrateur·trice/personnage, le support graphique inclut également sa représentation physique à travers le temps (autoportrait du «je» enfant/adolescent·e/adulte). Cette instance cadre notamment le récit par le biais de récitatifs, tout en apparaissant sur les planches (représentation visuelle) et en étant le personnage principal des souvenirs exposés. Sur une même planche peuvent donc coexister un «je narrant» (auteur·trice/narrateur·trice) et un «je narré» (personnage). En ce sens, le support graphique permet de réunir les différents temps du récit, présent et passé, dans un espace-temps partagé (ou «spatio-topie» selon Groensteen 1999: 25-26). Lors de la lecture, la présence simultanée de textes et d’images a le potentiel de créer des effets de temporalité inédits où narrateur·trice et personnage coexistent au sein de l’espace-temps de la planche, tout en renvoyant chacun à une temporalité propre. Par ailleurs, le récit graphique permet l’imbrication ou la reproduction d’autres médias, tels que des photographies ou des extraits de sources secondaires (journal, page de livre, etc.), qui enrichissent le pacte référentiel ou la dimension historique du récit, par la présence d’éléments ayant une valeur documentaire. Au sein du support graphique, l’apparition visuelle d’autres médias crée des strates de significations originales et riches, identifiables et interprétables par le lecteur·trice, indépendamment des bulles (intradiégétiques) et des récitatifs (extradiégétiques) contenant du texte.
La particularité de la narration graphique, et plus largement de la bande dessinée, est donc qu’elle s’appuie autant sur le code textuel que sur le code iconique, les deux modes s’imbriquant dans une relation d’interdépendance pour produire le récit. Ainsi, les deux contribuent à la création d’effets de sens saisissables pour le lecteur·trice qui navigue, hiérarchise et interprète les images en même temps que le texte. En ce sens, le support de la bande dessinée place l’interprète dans une posture active, puisqu’il est appelé: à comprendre les enjeux de la narration multimodale, soit la combinaison intrinsèque de deux modes distincts produisant du sens (textuel et visuel); à décoder les effets du récit à partir du tissage entre les différentes unités de la bande dessinée intégrées dans une séquence (case, bande, planche, album); ainsi qu’à produire du sens sur la base des qualités esthétiques et expressives du dessin.
Les enjeux de la narration multimodale
Pour illustrer l’imbrication de différents modes au sein du récit graphique, nous proposons de partir d’un exemple de double planche tiré de Fun home: une tragicomédie familiale. Il s’agit d’un récit sur le passage de l’enfance à l’âge adulte (récit d’apprentissage ou coming-of-age) de l’autrice et illustratrice Alison Bechdel, qui retrace plus particulièrement les liens complexes entretenus avec son père, décédé à l’âge de quarante-quatre ans des suites d’un accident, aux allures de suicide. Ayant appris à l’âge adulte l’homosexualité cachée de son père, cette dernière part à la recherche des traces de ce secret familial dans ses souvenirs d’enfance et d’adolescence. Fun home est une autobiographie familiale aux thématiques multiples, telles que l’identité, la complexité des liens familiaux ou la découverte de la sexualité.
Cette double planche se situe au cœur du récit et se présente par le biais d’une mise en page «décorative», à l’intérieure de laquelle prime une organisation esthétique du contenu narratif (Peeters 2003). Elle intervient dans le récit d’un souvenir où la narratrice, alors étudiante, revient dans la maison de famille et découvre, dans une boîte, une photographie prise par son père, à un moment où l’orientation sexuelle de ce dernier lui était encore inconnue. La photographie représente Roy, l’ancien jardinier et baby-sitter de la famille, dans une posture dénudée permettant de comprendre la relation intime qui le liait à son père. Ce moment du récit est particulièrement intéressant à aborder: d’abord, parce qu’il se démarque de la mise en page rhétorique habituelle de Fun Home, composée de cases de tailles différentes dans le reste de l’album; mais également parce qu’il thématise l’homosexualité du père par l’incrustation et la reproduction visuelle du médium de la photographie, ainsi que par la juxtaposition de strates de temporalité au sein du même espace spatio-topique. La voix présente dans les récitatifs renvoie à Alison-adulte et au temps de la narration; la main à la temporalité du souvenir raconté, où le personnage Alison-adolescente découvre la boîte; et la photographie à une période antérieure où la protagoniste était une enfant. Ce feuilletage temporel est par ailleurs hiérarchisé, les récitatifs apparaissant au premier plan. Par le biais de l’organisation esthétique du contenu, la temporalité de l’instance narrative prend le dessus sur les temporalités racontées, montrant ainsi visuellement la primauté de la voix d’Alison-narratrice pour la compréhension et la perception des événements racontés.
Alison Bechdel, Fun Home: une tragicomédie familiale, p.104-105 © Éditions Denoël 2006.
À travers cette double planche, on peut s’attarder sur les effets d’immersion possibles à partir de l’hybridation entre le texte et l’image, impliquant les lecteur·trice·s dans une activité interprétative importante. L’immersion en question repose d’abord sur le cadrage, qui signale une rupture narrative. Cette double planche étant précédée et succédée par des planches «classiques» (avec une articulation entre plusieurs cases comprenant des dialogues), cet effet de rupture permet au lecteur·trice de comprendre qu’il s’agit d’un épisode central du récit. À cela s’ajoutent les trois strates de temporalités, lors de la lecture conjointe des illustrations et des récitatifs, qui cadrent le récit du souvenir en même temps qu’ils reproduisent les pensées et émotions de la narratrice. Il y a en effet une plongée dans la temporalité de la photographie, par le biais d’une technique d’«ocularisation interne primaire», plaçant le lecteur·trice dans la vision subjective du personnage (Jost 1989). L’ocularisation interne primaire «renvoie au point de vue interne du personnage sur lequel le récit est focalisé» (Baroni 2020: 9), soit dans cet exemple la main du personnage, qui permet au lecteur·trice de comprendre qu’il·elle est placé·e dans la subjectivité d’Alison-étudiante. Cette forme de complicité entre le lecteur·trice et le personnage est également encouragée par le plan rapproché et le placement physique de la main du lecteur·trice sur celle du personnage lors de la lecture de cette double planche.
Sur cette base, on peut entamer un travail de repérage, d’analyse et interprétation, en mettant l’accent sur les capacités inférentielles des élèves, convoquées par l’hybridation texte-image (multimodalité), ainsi que sur les codes spécifiques de la bande dessinée. En l’occurrence, cet exemple illustre les enjeux de l’utilisation co-dépendante des deux codes sémiotiques, invitant le lecteur·trice à interpréter l’homosexualité secrète du père. La rupture dans le tissage iconique (double planche, absence de cases et de dialogues, cadrage, etc.), la reproduction visuelle du médium de la photographie et le commentaire de la narratrice-adulte sur «la façon dont [son père] jonglait entre sa personne publique et sa réalité privée» se nourrissent simultanément pour suggérer le secret du père, sans que celui-ci soit verbalement explicité à ce moment du récit. Par ailleurs, la mise en page, et les multiples strates de profondeurs qu’elle recèle, suggèrent également la complexité de la thématique de l’homosexualité, qui se situe au cœur de l’œuvre.
Explorer les enjeux de l’utilisation conjointe des modes visuel et textuel dans Fun Home, et plus largement, dans le système de la bande dessinée, permet de saisir la manière unique dont ce médium produit du sens. En effet, la compréhension du système de la narration graphique ouvre la voie à une richesse interprétative spécifique au support, permettant de développer des compétences en analyse et interprétation inédites, que la littérature «classique» ne pourrait exprimer avec des moyens exclusivement verbaux. L’élève aurait dès lors le potentiel de développer à la fois des compétences en interprétation de texte et en interprétation d’images. L’album permet en ce sens de travailler à l’acquisition d’une littératie multimodale, à partir de la compréhension et de l’analyse des mécanismes énonciatifs du récit graphique.
Construction du sens à partir de la séquence
En parallèle des enjeux liés à sa nature plurisémiotique, nous souhaitons montrer comment le récit graphique construit des effets de sens à partir de la disposition spatio-topique, plus spécifiquement à partir des liens entre les images fixes et la séquence dans laquelle elles apparaissent (interrelations entre vignette, bandeau, planche, double planche, etc.). Afin d’illustrer cette dimension, nous proposons de commenter deux planches tirées de Persepolis de Marjane Satrapi (2000-2003). Persepolis est un mémoire graphique en noir et blanc, retraçant les étapes marquantes de la vie de la narratrice, Marji, de son enfance vécue à Téhéran durant la révolution islamique, jusqu’à son adolescence et début de vie d’adulte en Autriche. Cet extrait, qui apparaît dans la deuxième partie du récit (tome 2), se situe dans le contexte de la révolution iranienne. L’épisode retrace un souvenir d’enfance, en l’occurrence le retour de Marji-enfant et de sa mère dans leur quartier de Téhéran, après une série de bombardements. Découvrant les ruines de maisons et bâtiments détruits par les bombes, l’enfant questionne sa mère au sujet d’amis de la famille dont la maison a été visiblement détruite. Tandis que la mère tente de l’éloigner des lieux (les personnages se dirigent à droite, hors case), cette dernière découvre un bracelet appartenant à son amie Néda, qui lui confirme la mort probable de cette dernière.
Marjane Satrapi, Persepolis © L’Association 2007.
La narration, homodiégétique, est entièrement prise en charge par les récitatifs de la narratrice-adulte, qui raconte un épisode marquant de son enfance en Iran, en tentant de verbaliser son ressenti au moment des faits. Dans ce but, le foyer perceptif évolue pour adopter progressivement le point de vue du personnage (Marji-enfant). Le lecteur·trice passe donc d’un point de vue externe, qui correspond aux cadrages adoptés dans les quatre premières cases, vers un point de vue interne dans la toute dernière case (Baroni 2017b). Tandis que le développement du récit des cinq premières vignettes repose principalement sur les récitatifs de la narratrice-adulte, que les images illustrent, les trois cases en fin de séquence opèrent un glissement progressif vers le point de vue interne de l’enfant, d’abord en montrant ses émotions par des plans rapprochés sur son visage, puis par le biais d’une case noire, qui correspond à une ocularisation interne, puisque la fillette cache ses yeux pour ne pas voir le spectacle, l’image étant accompagnée du commentaire «aucun cri du monde n’aurait suffi à soulager ma souffrance et ma colère.». Par ailleurs, le moment où le récit adopte le point de vue interne du personnage, la prise en charge du récit est davantage déléguée à l’expressivité du dessin. Dès lors que l’héroïne (Marji-enfant) place ses mains sur les yeux, le lecteur·trice est invité à s’immerger dans le point de vue de l’enfant, par le biais d'une case noire qui exprime en quelque sorte l’indicible et incite à interpréter et ressentir ses émotions (souffrance, deuil, etc.). En d’autres termes, il s’agit d’un moment de débrayage du point de vue de la narratrice pour se réancrer dans le point de vue du personnage. La case noire, qui clôt le récit du souvenir, est située à la fin de la séquence et du chapitre «Le Shabbat» (tome 2). Elle peut être interprétée comme une ellipse, dont l’effet est de créer une rupture narrative servant, d’une part, à renforcer l’importance de ce souvenir traumatisant, d’autre part, à focaliser l’attention du lecteur·trice sur les émotions de Marji-enfant. Agissant comme un support immersif, l’adoption du point de vue du personnage favorise une lecture affective, à partir d’une démarche analytique visant à déceler et à interpréter les effets de sens présents dans le tissage iconique de cette séquence. Il y a donc de la part du lecteur·trice un va-et-vient entre une lecture participative et une lecture distancée, ce qui correspond à la lecture littéraire, telle qu’elle a été développée dans les recherches en didactique du français (Dufays, Gemenne & Ledur 2015).
Le deuxième exemple est tiré de la dernière partie du récit (tome 4, chapitre «Les Chaussettes»), dans laquelle Marjane quitte l’Autriche et revient en Iran. Bien que la guerre soit terminée, Téhéran est toujours aux prises avec le fanatisme religieux, qui se manifeste notamment par une restriction importante des libertés individuelles. En l’occurrence, c’est un passage où la narratrice revient sur la nécessite, pour une femme, en Iran dans les années 1980, de maintenir une séparation entre une identité privée et une identité publique. La planche thématise la pression exercée par l’État islamique d’Iran, sur la liberté et l’identité féminines.
Marjane Satrapi, Persepolis © L’Association 2007.
Alors que les récitatifs explicitent les enjeux entre l’identité publique et l’identité privée, la disparité entre les deux étant associée à une forme de schizophrénie, c’est par le biais de la comparaison visuelle entre les deux vignettes que le lecteur·trice peut interpréter cette problématique centrale. En ce sens, les récitatifs cadrent et guident le récit, tandis que l’implication du lecteur·trice est activée par l’organisation et les choix graphiques de la planche. Le dispositif «en miroir» incite en effet à s’arrêter sur les deux images pour les comparer et réfléchir à la question de l’identité féminine aux prises avec la religion. En outre, la protagoniste n’est reconnaissable que sur la bande inférieure, dans son identité privée. Le dispositif graphique encourage dès lors une forme de suspension réflexive, visant à comparer les deux images de près. Sur la vignette du haut, les femmes sont représentées debout, et portent toutes la même tenue. Seuls certains attributs, les lunettes par exemple, et les expressions du visage (colère, sourire, perplexité) permettent une forme d’identification ou de différentiation. En comparaison, sur la bande inférieure, les femmes sont représentées dans des postures plus hétérogènes (assise, debout). De plus, la diversité des coupes de cheveux et des tenues vestimentaires (robes, décolletés, etc.), la présence d’attributs tels que le rouge à lèvres ou les bijoux, ainsi que la variété d’expressions faciales connotant de la joie, ce qui permet au lecteur·trice de produire certaines inférences au sujet de l’emprise des autorités iraniennes sur l’existence et l’identité sociales, sans que cela soit explicité par la narratrice. La mise en œuvre d’une compétence critique de l’image permet dès lors de comprendre les valeurs véhiculées par le dessin, que le texte seul ne permet pas de construire. En effet, l’appropriation des codes multimodaux de la narration graphique encourage le développement «d’une compréhension beaucoup plus explicite du sens porté par l’image en elle-même comme dans ses interactions avec le texte» (Boutin 2015: 35).
Plus généralement, la familiarisation avec les mécanismes narratifs et immersifs propres à la bande dessinée favorise l’élaboration d’une appréciation argumentée des œuvres. En travaillant l’analyse et la compréhension des procédés impliqués dans la narration graphique, notamment en lien avec le tressage iconique entre les images, les élèves sont invité·e·s à adopter une distance critique qui, en retour, favorise une lecture plus affective des œuvres. L’actualisation d’une lecture engagée passe en ce sens par une première phase, analytique – processus que nous avons tenté d’illustrer en convoquant les deux exemples de Persepolis. C’est précisément dans ce passage délicat entre lecture savante et lecture plaisir qu’intervient l’enseignant·e, d’une part en proposant des œuvres renvoyant à l’histoire contemporaine, d’autre part en guidant les élèves dans l’approche d’un nouvel objet, intrinsèquement multimodal, ayant ses propres codes de lecture, d’analyse et d’interprétation.
Sensibilisation aux dimensions esthétiques
L’une des spécificités de la narration graphique étant la rencontre entre littérature et arts visuels, dans cette partie, il s’agira d’explorer l’esthétique visuelle du mémoire graphique dans sa capacité, d’une part, à engager le lecteur·trice dans l’activité d’analyse et d’interprétation à partir de l’image, d’autre part, à laisser une place importante à sa subjectivité, qui puisse mener au développement d’une relation esthétique aux objets littéraires (Schaeffer 2016). En d’autres termes, il s’agit de sensibiliser les élèves aux dimensions artistiques des albums afin de stimuler leur «immersion mimétique dans l’univers représenté» (Schaeffer 2016: 17). Nous souhaitons donc réfléchir à l’actualisation du récit par le sujet-lecteur·trice (Rouxel 1996; Rouxel et Langlade 2004) à partir de la monstration visuelle, en tâchant «d’objectiver les vecteurs immersifs et intrigants mobilisés par l’auteur» (Baroni 2017a: 83), en l’occurrence par l’intermédiaire du dessin.
Notre argument sera illustré par une double planche du mémoire graphique Wonderland de Tom Tirabosco (2015). Celui-ci relate l’enfance et les liens familiaux du narrateur Tommaso – allant de la rencontre de ses parents à la naissance de son frère Michel, physiquement handicapé – en même temps qu’il dévoile les multiples influences ayant façonné l’imaginaire de l’auteur et illustrateur. Wonderland est donc un mémoire graphique centré à la fois sur les relations familiales et sur la relation esthétique à différents univers littéraires et artistiques. En ce sens, le récit graphique se présente comme une mise en abyme de l’univers créatif de Tirabosco, qui transparaît par le biais de l’expressivité et de la valeur métaphorique du dessin. La double planche qui nous intéresse plus particulièrement apparaît au début du récit. Elle thématise le rapport privilégié que l’auteur/narrateur entretient avec la lecture, en l’occurrence celle de bandes dessinées.
Tom Tirabosco, Wonderland © Atrabile 2015.
Le présent de la narration, qui mêle le narrateur adulte au personnage Tommaso-enfant, fournit un cadre à partir duquel le lecteur·trice plonge dans le point de vue de l’enfant: «Béni[e] soit la période de Noël. Il fait froid dehors, et j’ai la permission de traîner des jours entiers dans ma chambre où je lis et re-lis mes albums de bande dessinée préférés». Il s’agit d’un récit focalisé sur le «je» enfant (entrée dans son imagination) et d’un récit à focalisation élargie, cadré par le narrateur-adulte (Baroni 2017b: 6-8). La gestion de l’information est en effet gérée par le narrateur-adulte, tandis que le foyer perceptif mélange le point de vue externe de ce narrateur, qui s’exprime verbalement, à son point de vue interne de personnage, dont les perceptions sont rendues visibles par le biais du dessin. À cela s’ajoute l’éclatement de la mise en page de l’album (absence de vignettes), puisque le dessin envahit la double planche et acquiert ainsi une dimension métaphorique. La liberté dans l’organisation spatio-topique peut être interprétée comme une manifestation visuelle de la liberté d’imagination découlant de la lecture de bandes dessinées. Dès lors, le remplacement progressif d’éléments du monde réel par l’univers maritime rend visible la puissance de l’imaginaire fictionnel et l’immersion intense qu’elle engendre. Le lit se transforme en bateau, la chambre en océan, tandis que le monstre à tentacules, renvoyant au monde imaginaire, cherche à s’emparer du monde réel – représenté dans les bulles de dialogue «Tom, à table !!!» et «J’arrive ! …», échangé entre Tom et sa mère – en attirant l’enfant vers le bas, dans l’univers de la fiction. Ainsi, l’envahissement de la planche par le dessin crée une rupture narrative visant ici à thématiser la puissance de la littérature et son pouvoir d’immersion fictionnelle, intense au point d’éloigner Tommaso-enfant de la situation diégétique qui l’entoure. La prise en charge du récit par l’image rompt en effet avec la temporalité linéaire pour reproduire les représentations mentales de l’enfant. Elle métaphorise en ce sens la suspension du temps engendrée par une immersion fictionnelle intense. Ceci explique d’ailleurs le choix de la planche de droite comme couverture de l’album, et donc comme support visuel du titre Wonderland (pays des merveilles).
L’interprétation de cette double planche demande un travail d’analyse de ces différentes dimensions (organisation spatio-topique, effets de cadrage, place du dessin, etc.), qui a le potentiel de sensibiliser les élèves à la dimension esthétique inhérente aux œuvres graphiques. En l’occurrence, il est intéressant d’aborder la manière dont cette double planche rompt avec le rythme linéaire du récit et encourage les lecteur·trice·s à s’attarder de manière quasi contemplative sur le dessin, pour en dégager les effets et saisir l’importance de la monstration visuelle au sein du médium de la bande dessinée. Plus généralement, la prise en compte de leur subjectivité devient l’occasion de réfléchir à l’immersion fictionnelle – en tant que source d’émotions et de plaisir – et à l’apport de la littérature dans la création d’univers mentaux.
Conclusion
En convoquant des exemples tirés de trois œuvres particulièrement riches, tant d’un point de vue littéraire qu’esthétique, nous avons cherché à montrer l’engagement du lecteur·trice dans l’activité d’analyse critique, d’interprétation et d’immersion affective, rendu possible par le médium de la bande dessinée. Nous avons illustré, par le biais de trois axes différents, la convocation du récit graphique comme support d’une lecture littéraire «comprise comme un va-et-vient maximal entre les modalités la «participation» psychoaffective (dominante dans la lecture dite «ordinaire») et la «distinction» critique (qui domine, quant à elle, la «lecture savante»)» (Simard, Dufays, Dolz & Garida-Debanc 2010: 242). À l’issue de cette réflexion, l’approche du récit graphique en classe de littérature nous apparaît particulièrement porteuse à plusieurs niveaux. La nature plurisémiotique du support facilite l’acquisition de compétences et d’une littératie multimodale, par la compréhension des mécanismes de mise en intrigue propres à l’utilisation conjointe des modes textuel et graphique (partie 2). De plus, le travail sur les codes spécifiques à la narration séquentielle et l’approche critique de l’énonciation graphique soutiennent le développement de compétences nouvelles, en lien avec les procédés propres à la narration par l’image, en même temps qu’elles élargissent le bagage analytique des élèves en sémiotique visuelle (partie 3). Enfin, la sensibilisation aux dimensions esthétiques du récit graphique, favorisant une posture contemplative pour la création de sens, encourage une lecture affective et permet de travailler les œuvres à partir de leurs actualisations subjectives par les élèves (partie 4).
Notre but était d’esquisser quelques pistes didactiques illustrant les richesses du récit graphique, tant dans une perspective de décloisonnement disciplinaire, que du point de vue d’un alignement curriculaire avec les objectifs du plan d’étude de la formation post-obligatoire. En ce sens, des œuvres telles que Fun Home, Persepolis ou Wonderland répondent aux exigences et objectifs disciplinaires présents dans le plan d’étude, en lien avec l’étude des genres littéraires, des outils narratologiques et des procédés propres à la création littéraire (objectifs explicités dans le Plan d’étude pour l’école de maturité: 17). En même temps, il nous semble que l’enseignement de mémoires graphiques permet de familiariser les élèves avec une création littéraire contemporaine très peu abordée en classe, en les faisant notamment réfléchir à des thématiques importantes, liées à leur expérience actuelle du monde. De plus, la narration plurisémiotique a le potentiel d’entrer en résonnance avec leurs pratiques ordinaires, qui font abondamment usage de l’image. L’approche du genre autobiographique par le roman graphique, quant à elle, ouvre la voie, non seulement à un travail sur les spécificités génériques de l’autobiographie «traditionnelle» (pacte, thématiques, narration rétrospective), mais permet également le développement de nouvelles compétences d’analyse et d’interprétation mono- et multimodales. Certains apprentissages et enjeux poursuivis en travaillant sur le récit graphique sont de ce fait également transposables à l’analyse de textes littéraires classiques, en particulier l’autobiographie.
Il va de soi que l’enseignement de récits graphiques nécessite de la part des enseignant·e·s un investissement conséquent4, en termes de travail sur les spécificités du support (histoire littéraire/caractéristiques) et de transmission d’un lexique technique nécessaire à l’analyse et à l’interprétation. Le médium nous semble néanmoins être une ressource indéniable pour le renouvellement de l’enseignement post-obligatoire de la littérature, notamment pour la création de séquences didactiques inédites. Notre visée n’était pas de prôner un remplacement des lectures du patrimoine, qui ont comme valeur irremplaçable de permettre aux adolescent·e·s d’acquérir des codes communs pour lire le monde et la culture, en même temps que de se situer dans le champ culturel et historique de la littérature (Dufays 2007). Notre but était plutôt d’illustrer les manières d’impliquer les élèves dans la lecture et l’interprétation actives, motivées par les richesses narratives et esthétiques du médium graphique. Pourquoi oser le récit graphique dans l’enseignement de la littérature au degré post-obligatoire? voilà la question à laquelle nous souhaitions réfléchir et dont nous espérions partager la réponse avec les enseignant·e·s et didacticien·ne·s de la littérature.
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Pour citer l'article
Violeta Mitrovic, "Enseigner les mémoires graphiques au degré post-obligatoire: réflexions et pistes didactiques", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/enseigner-les-memoires-graphiques-au-degre-post-obligatoire-reflexions-et-pistes-didactiques
Voir également :
Enseigner la bande dessinée autobiographique pour développer la littératie médiatique multimodale
Dans le monde contemporain, les jeunes sont plus que jamais confronté·e·s à des récits composites, mêlant souvent textes et images, dont le rapport avec la réalité apparaît de plus en plus complexe à définir et à évaluer. L’enseignement de la littérature, qui demeure le lieu principal d’une éducation aux formes narratives, peut difficilement ignorer cette évolution du paysage médiatique. Pourtant, les textes enseignés à l’école continuent le plus souvent à se limiter à un corpus de fictions littéraires. En 1994, Alain Viala déplorait déjà cette prépondérance du «littéraire{{Dans son article, Viala s’appuie sur la définition du «littéraire» qui sous-tend les Instructions officielles. Le «littéraire» se déploie à travers la poésie, le conte, le roman, les nouvelles, les légendes, la science-fiction, le roman policier, etc., tandis que le non-littéraire comprend les»textes d’information, reportages, documents variés relatifs au monde d’aujourd’hui et pouvant donner lieu à une étude critique» (Viala 1998 [1994]: 328).}} « dans l’enseignement du français (souvent limité à la prose narrative réaliste et au théâtre classique), malgré des prescriptions des programmes de l’Éducation nationale dont le but était de valoriser les conditions réelles de la lecture en incluant différents types de textes.
Enseigner la bande dessinée autobiographique pour développer la littératie médiatique multimodale
Dans le monde contemporain, les jeunes sont plus que jamais confronté·e·s à des récits composites, mêlant souvent textes et images, dont le rapport avec la réalité apparaît de plus en plus complexe à définir et à évaluer. L’enseignement de la littérature, qui demeure le lieu principal d’une éducation aux formes narratives, peut difficilement ignorer cette évolution du paysage médiatique. Pourtant, les textes enseignés à l’école continuent le plus souvent à se limiter à un corpus de fictions littéraires. En 1994, Alain Viala déplorait déjà cette prépondérance du «littéraire»1 dans l’enseignement du français (souvent limité à la prose narrative réaliste et au théâtre classique), malgré des prescriptions des programmes de l’Éducation nationale dont le but était de valoriser les conditions réelles de la lecture en incluant différents types de textes. Il observait une «contradiction entre l’objectif déclaré, la conquête des “lectures réelles”, et la formation réellement accomplie d’habitus lectoraux spécialisés» (Viala 1998 [1994]: 330). Un tel constat, qui reste encore d’actualité, souligne la nécessité de resserrer les liens entre les lectures réalisées dans des contextes privés et scolaires. Une partie de ces «lectures réelles» étant composée de supports médiatiques composites, il s’agit de partir de ces expériences de lecture pour aller vers un apprentissage toujours plus pointu des compétences multimodales. Tout en étant consciente que les jeunes ne sont pas systématiquement des lecteur·trice·s de bande dessinée, je propose aux enseignant·e·s de faire un pas vers les «lectures réelles» de leurs élèves par le biais de ce média composite.
La notion de «littératie» permet de mener une réflexion sur la diversité des supports dans l’enseignement. Portant initialement sur les usages variés de l’écrit, qu’ils soient individuels ou sociaux, quotidiens ou exceptionnels, scolaires ou professionnels (Barré-De Miniac 2003; Jaffré 2004; Painchaud, d’Anglejan, Armand, & Jezak 1993), la notion a été élargie et renouvelée par Nathalie Lacelle, Jean-François Boutin et Monique Lebrun afin de satisfaire aux nouvelles exigences médiatiques. La «littératie médiatique multimodale» intègre ainsi une pluralité de modes (notamment textuel et visuel) liés aux médias actuels, permettant de concevoir l’apprentissage de la lecture comme une approche graduelle de différents types de textes et de médias, chacun amenant des spécificités et complexités propres.
La littératie est la capacité d'une personne à mobiliser adéquatement, en contexte communicationnel synchrone ou asynchrone, les ressources et les compétences sémiotiques modales (ex: mode linguistique seul) et multimodales (ex: combinaison des modes linguistique, visuel et sonore) les plus appropriées à la situation et au support de communication (traditionnel et/ou numérique), à l'occasion de la réception (décryptage, compréhension, interprétation et évaluation) et/ou de la production (élaboration, création, diffusion) de tout type de message2 (Lacelle, Boutin, & Lebrun 2017: 8)
Le développement de compétences multimodales à l’occasion de la lecture d’un support composite est un défi que je propose de relever par le biais de l’enseignement de la bande dessinée. À la suite de Missiou, qui considère le récit graphique comme une forme privilégiée pour développer des compétences complexes de lecture et pour former les élèves à devenir de «véritables acteurs-interprètes» (Missiou 2012: 79), je postulerai que la lecture de ce média implique la mobilisation de compétences spécifiques permettant le traitement d’une «variété toujours grandissante de ressources sémiotiques» (Lacelle, Boutin & Lebrun 2017: 7). Dans cette étude, j’insisterai en particulier sur la manière dont la bande dessinée permet de repenser la linéarité de la lecture, en la mettant en rapport avec la tabularité du support et avec les rapports spatiaux tissés entre les images, qui se superposent à la séquentialité du récit.
L’élargissement du corpus des textes enseignés à la bande dessinée apparaît d’autant plus urgent que le potentiel didactique de ce support demeure peu exploité. En effet, Hélène Raux a observé, à partir de l’analyse de plus de 700 séquences d’enseignement de la littérature publiées sur des blogs d’enseignant·e·s3, que moins de 4 % du corpus enseigné à l’école est constitué de bandes dessinées (Raux 2019). De manière à illustrer plus concrètement le type de séquences susceptibles d’exploiter la multimodalité du support pour réfléchir à la manière dont se construit une représentation «factuelle» du passé, deux bandes dessinées seront convoquées: Persepolis de Marjane Satrapi (2000-2003) et Coquelicots d’Irak (2016) de Brigitte Findakly et Lewis Trondheim. Une comparaison des indices péritextuels, puis des deux incipits de ces bandes dessinées, aura pour but de suggérer des pistes de réflexion à mener en classe. Comment le rapport entre le récit graphique et le passé réellement vécu est-il agencé? Comment la bande dessinée exploite-t-elle son hybridité pour mettre en scène, explicitement ou implicitement, un média tel que la photographie? Quelle influence ces éléments ont-ils sur le pacte de lecture? Enfin, comment guider les élèves dans la construction de ce pacte? Telles seront les questions fondamentales qui orienteront cette étude, pour lesquelles j’esquisserai, en dépit de la brièveté de l’analyse, quelques débuts de réponse.
Analyser Persepolis et Coquelicots d’Irak dans une perspective multimodale
L’enseignement des récits graphiques de Satrapi et de Findakly et Trondheim devrait permettre, en raison de leur inscription générique et de leur nature médiatique, de développer des compétences en littératie médiatique multimodale tout en stimulant une réflexion sur le rapport au «réel», c’est-à-dire sur le rapport que les œuvres entretiennent avec la vie des autrices et le contexte dans lequel elles ont grandi.
Ces deux œuvres racontent chacune l’enfance, l’adolescence et une partie de l’âge adulte de leur scénariste4 . Publiée en quatre volumes à L’Association entre 2000 et 2003, Persepolis est la première bande dessinée de Marjane Satrapi. Coquelicots d’Irak, publiée en 2016 à L’Association, naît d’une collaboration entre Brigitte Findakly et son mari Lewis Trondheim: il s’agit de la première bande dessinée que Findakly co-écrit en tant que scénariste (et non en tant que coloriste uniquement). Findakly, née en 1959 en Irak, et Satrapi, née en 1969 en Iran, racontent leur quotidien d’enfant dans un contexte d’instabilité politique qui mènera à la guerre Iran-Irak en 1980 (dont il est question dans les deux œuvres). Elles abordent notamment leur adolescence, qui va de pair avec un départ en Europe (en Autriche pour Satrapi et en France pour Findakly).
Si la guerre et l’exil sont des contenus qui pourraient être explorés dans le cadre d’un usage pédagogique de ces œuvres, ils ne constitueront pas l’objet principal de cette étude, qui a plutôt pour but de proposer des pistes visant le développement de compétences littératiées et une réflexion sur le rapport entre faits et fiction, c’est-à-dire de donner les bases pour élaborer, au sein de la classe, un certain cadre interprétatif. Je me limiterai donc à examiner comment se construit le rapport entre l’œuvre et le «réel», que ce soit sur le plan péritextuel, textuel ou iconique, et à traiter la question de l’autoreprésentation, notamment par le biais de la photographie. Les spécificités multimodales et les questionnements relatifs à l’autobiographie se veulent transférables à d’autres bandes dessinées que celles de Satrapi et de Findakly et Trondheim.
Cadrage péritextuel
L’enseignement de l’autobiographie en bandes dessinées rend possible l’exploration des notions de factualité et de fictionnalité dans une perspective nuancée. Il donne l’occasion de guider les élèves vers la construction d’un «pacte de lecture» défini comme une «relation plurivoque, souple et mobile qui s’établit entre l’auteur et ses lecteurs» (Wagner 2012: 388). Malgré la souplesse de ce pacte, Wagner considère que cette relation est «fondée sur un ensemble de conventions tacites nées de l’usage» (Wagner 2012: 387). Ces conventions n’ayant pas nécessairement été rencontrées fréquemment en amont de la lecture scolaire, il est utile d’accompagner les élèves vers les différentes ressources favorisant la construction d’un pacte, dans le cas présent de type autobiographique (Lejeune 1996), tout en veillant à ce que celui-ci n’incite pas les élèves à ignorer la reconfiguration du réel opérée dans l’œuvre.
On peut attirer l’attention des élèves sur les aspects péritextuels qui montrent la complexité du cadrage interprétatif de l’œuvre dès le seuil de la lecture. En effet, un lectorat peu expérimenté pourrait associer prématurément la bande dessinée à des fictions de divertissement. Pour éviter que l’œuvre ne soit prise «à la légère»5, l’enseignement pourrait construire, avec les élèves, un cadrage interprétatif contextualisant, prenant en compte les différents éléments qui montrent une reconfiguration du vécu personnel tout en brouillant, dans une certaine mesure, les pistes génériques. Védrines et Ronveaux estiment que la notion de «genre» est fondamentale pour restituer les textes «dans le cadre social d’une communication». Selon eux, un enseignement littéraire devrait chercher à outiller les élèves «pour apprendre à expliciter ce que lire veut dire dans les normes des genres» (Védrines & Ronveaux 2019: 58). Si cette prise en compte des situations de communication apparait particulièrement importante dans le cadre d’un enseignement de récits testimoniaux6 (corpus de l’article de Védrines & Ronveaux), elle l’est aussi dans le cadre de textes de type autobiographique.
Pourtant, les textes ne se laissent pas volontiers catégoriser et plusieurs éléments péritextuels de Persepolis et Coquelicots d’Irak rendent d’emblée complexe toute tentative de classification générique, en soulignant un rattachement nuancé au genre autobiographique. Afin d’interroger ces nuances en classe, il peut être utile de proposer un examen minutieux des éléments iconotextuels du péritexte et, par exemple, de comparer les pages de couverture de différentes éditions.
Figure 1: Satrapi, Persepolis, L'Association, 2000, première de couverture © Marjane Satrapi & L'Association, 2000
Figure 2: Satrapi, Persepolis, L'Association, 2017, première de couverture © Marjane Satrapi & L'Association, 2017
Dans le péritexte de la première édition de Persepolis (2000, tome 1), le côté «autobiographique» est plutôt ténu. La combinaison iconotextuelle d’un guerrier perse à cheval, en première de couverture, et du titre Persepolis, renvoyant au nom de la capitale de l’empire perse – désormais réduite à l’état de ruines –, pourrait sembler encline à introduire un conte oriental (prenant place dans un espace-temps lointain ou fictionnel). La connaissance du contenu du livre permettrait d’identifier la petite fille représentée sur la quatrième de couverture, clouée au mur par les oreilles, comme «Marji», et aussi de réaliser qu’il s’agit là d’un autoportrait «fictif», puisque la scène de torture en question est imaginée par la protagoniste, suite à un conflit avec sa mère («Qu’est-ce que tu dirais si je te clouais au mur par les oreilles?» (2017: 47). Mais comme ce savoir est hors de portée, dans le cadre d’une approche strictement péritextuelle, c’est ici aussi à la catégorie générique du conte, de ses cruautés initiatiques, que ce dessin renvoie. Loin de fournir une fausse piste de lecture, l'identification de ce genre permet d’enrichir la lecture de Persepolis: même s’il ne s’agit pas d’un conte à proprement parler, le traitement auquel Satrapi soumet l’univers de l’enfance permet fréquemment d’en retrouver certains aspects. Enfin, précédant le récit et réorientant partiellement le pacte de lecture, une introduction rédigée par David B. ramasse en quelques paragraphes l’histoire de l’Iran, depuis l’invasion de la Perse par les Arabes en 642 jusqu’au moment où Mohamed Rezah fuit la Révolution en 1979. Il termine son texte ainsi: «Voilà, ça c’est la grande histoire. Marjane a hérité de tout ça, elle a réalisé le premier album de bandes dessinées iranien». Ce que David B. relève, c’est donc à la fois l’inscription de l’œuvre de Satrapi dans l’histoire iranienne – depuis L’Ascension du Haut Mal on connait son propre intérêt pour la question historique – et l’innovation médiatique de Satrapi par rapport à sa culture. En somme, le péritexte n’annonce pas de manière explicite que le livre s’apprête à raconter l’enfance et la jeunesse de l’autrice.
L’édition intégrale de Persepolis de 2017 offre une autre lecture péritextuelle du récit: la couverture représente Marji petite fille à côté de Marjane jeune femme. Cette évolution prend particulièrement sens dans une approche intermédiale de l’œuvre. En effet, le portrait de Marjane occupant le premier plan est le même que celui qui orne le coffret DVD du film d’animation éponyme de Vincent Paronnaud et Marjane Satrapi (2007). Le choix d’illustrer le profil droit de la jeune femme permet d’exhiber le grain de beauté qu’elle porte sur le nez. Ce «détail» fait écho à la narration, dans le troisième volume, de l’apparition de cette marque distinctive à l’âge de seize ans. En établissant un parallèle entre la protagoniste et l’autrice, cette modification d’ordre éditorial – qui survient également alors que Satrapi est davantage connue du «grand public»7 – peut rendre l’aspect autobiographique plus visible dans le péritexte. Pourtant, cette visibilité est relative, les élèves n’ayant pas forcément vu ou entendu parler du film Persepolis. En classe, une thématisation des différentes façons d’approcher l’œuvre, selon les connaissances antérieures des lecteur·trice·s, permet non seulement d’établir, dans le cas présent, des liens intermédiaux, mais aussi de mettre le doigt sur la pluralité des lectures découlant de la rencontre entre un texte et un sujet lecteur.
Vingt ans après la première édition, Satrapi ne qualifie pas volontiers son œuvre d’autobiographique. Interrogée par Virginie Bloch-Lainé sur ses intentions en créant Persepolis, elle affirme dans une interview: «Ça n’a jamais été mon truc de raconter ma vie» (Satrapi 2020). Elle présente la dimension personnelle comme une forme de «prétexte»:
J’ai utilisé mon histoire personnelle pour raconter quelque chose qui se passait autour de moi. Je n’avais pas d’autre moyen que de prendre ce parti-là parce que si je faisais autrement, c’était comme si je prétendais que j’étais soit sociologue, soit politologue, soit philosophe, soit historienne; et non seulement je n’ai pas cette prétention, mais en plus je n’ai même pas la connaissance et la science pour ça, ce n’est que mon point de vue personnel. (Satrapi 2020, ma transcription)
L’aspect autobiographique n’est donc mis en avant ni dans le discours qu’elle tient sur son œuvre vingt ans après, ni dans le péritexte de la première édition (2000), tandis qu’il l’est dans une certaine mesure dans l’édition intégrale. La prise en compte de cette évolution péritextuelle dans le cadre d’un enseignement dédié à Persepolis peut favoriser d’une part une réflexion sur le cadrage interprétatif et sur le rôle que joue le péritexte dans cette construction – bien que celle-ci s’opère aussi hors de l’œuvre – et, partant, elle peut encourager des considérations sur le «je» autobiographique et son positionnement par rapport à la dimension historique et collective des événements.
Figure 3: Findakly et Trondheim, Coquelicots d'Irak, L'Association, 2016, première de couverture © Brigitte Findakly, Lewis Trondheim & L'Association, 2016.
Figure 4: Findakly et Trondheim, Coquelicots d'Irak, L'Association, 2016, quatrième de couverture © Brigitte Findakly, Lewis Trondheim & L'Association, 2016.
Si les œuvres de Satrapi et de Findakly et Trondheim comportent la mention d’une zone géographique dès le titre, créant un lien – qui n’est pas nécessairement perçu en amont de la lecture – entre un élément biographique et une histoire collective, le péritexte de Coquelicots d’Irak fait référence de manière plus directe au vécu de Findakly. Celui-ci offre davantage d’indices orientant le cadrage vers un récit de type autobiographique. La quatrième de couverture montre un portrait de Findakly, représentée en train de peindre (il ne s’agit pas d’un autoportrait au sens plein du terme, étant donné que Trondheim et Findakly collaborent à la création de l’image, l’un au dessin, l’autre aux couleurs). Surplombant cette image, une phrase résume le propos du livre: «Au moment où l’histoire de l’Irak s’efface à l’explosif et les mémoires s’estompent peu à peu, ce récit recueille les souvenirs d’une fillette, d’une famille et de tout un pays». Cette phrase, qui fait référence à la destruction violente et récente de certains sites irakiens (les premières planches donnent l’exemple des sites archéologiques de Nimrod et d’Hatra), offre un ancrage contextuel à la bande dessinée. Elle met en parallèle la destruction de la mémoire collective et de la mémoire individuelle, présentant le livre comme un remède contre ces deux formes d’oubli.
Pour compléter ces informations, la couverture est munie d’un rabat qui précise que Brigitte Findakly est née en 1959 à Mossoul et qu’elle y a grandi jusqu’en 1973. Ces indications fonctionnent comme un «avertissement», construit probablement par Findakly, Trondheim et la maison d’édition («ce que vous allez lire a réellement été vécu») aussi bien que comme une proposition, voire une requête d’attitude de lecture («pourriez-vous prendre ce récit au sérieux?»). La «réponse» du lectorat permettra alors d’établir les prémisses d’un pacte autobiographique, qui pourra se confirmer (ou se modifier) au fil de la lecture. Des indices d’un tel pacte sont presque totalement absents du péritexte du récit graphique de Satrapi: ce n’est qu’une fois entré·e dans le texte, comme nous allons le voir, que s’instaure un rapport entre un «je» (qui semble engager l’autrice) et la petite fille représentée en première case.
Dans le cadre d’un enseignement de la bande dessinée autobiographique, on peut donc montrer aux élèves dans quelle mesure les éléments du péritexte relient les récits à des faits (historiques et/ou personnels) et situent des personnes par rapport à ces faits. On peut aussi aller plus loin en s’intéressant aux faits et personnes par d’autres biais que celui des œuvres: des recherches peuvent être menées par les élèves pour en apprendre plus sur la vie de Satrapi et de Findakly ou sur les événements historiques mentionnés, afin de mener une réflexion sur le rapport entre leur vie, le «réel» et l’œuvre. Sans glisser vers un relativisme absolu («tout est fiction») ni vers une naïveté trop grande («tout est réel»), il est essentiel, dans une société où textes et images sont souvent décontextualisés par le biais des réseaux sociaux, de rendre les élèves attentif·ve·s à cette mise en contexte de l’œuvre.
Photographie et autoreprésentation par le dessin: quels cadrages?
L’enseignement de la bande dessinée ne permet pas seulement de réfléchir au contexte, mais aussi aux différents types de médias (photographies, dessin, etc.) et au rapport de ces médias au «réel». En effet, la bande dessinée, par son caractère multimodal et composite, offre la possibilité d’agencer différents médias dans un même espace graphique, engageant une réflexion sur leur statut et un questionnement sur les a priori qui leur sont attachés. La juxtaposition de photographies et de dessins a notamment été largement exploitée par Didier Lefèvre, Emmanuel Guibert et Frédéric Lemercier, dans leur œuvre Le Photographe (2003), où les cases sont composées de dessins et de photographies qui s’alternent tout au long de l’œuvre. Findakly/Trondheim et Satrapi explorent également les possibilités de combinaisons de ces deux médias: tandis que Coquelicots d’Irak intègre de réelles photographies – régulièrement, une page entière est consacrée à réunir des photos de famille «en vrac» –, Satrapi mentionne textuellement des photographies, qui sont remédiatisées par le biais du dessin.
Cette manière de combiner des modes sémiotiques, ou de mentionner le rapport entre deux médias, peut amener les élèves à interroger la véracité de la photographie et à questionner les liens entre photos, dessin et texte. Par des réflexions guidées, les élèves peuvent se familiariser avec des concepts souvent réservés aux ouvrages critiques universitaires. Nancy Pedri constate que lorsque des photographies sont intégrées dans des graphic memoirs (comme Fun Home de Bechdel ou Maus de Spiegelman), elles n’ont pas seulement pour but de confirmer la réalité, la factualité ou la fidélité de ce qui est décrit (2013: 137), mais aussi de mettre en relief les points communs entre différentes modalités de représentation:
En plus de brouiller les frontières entre les dimensions documentaire et esthétique, l'inclusion de photographies dans les mémoires graphiques peut mettre l’accent sur un point commun, souvent négligé, entre images photographiques et images dessinées: l’une comme l’autre sont des représentations8.
Dans cette perspective, une réflexion sur l’insertion de photographies dans une bande dessinée peut permettre de construire une compréhension plus nuancée des différences entres les médias, et surtout de considérer les supports composites dans toute leur complexité.
Dès la première planche, Coquelicots d’Irak et Persepolis problématisent l’absence (ou la «présence» hors-cadre) d’éléments jugés importants. Précisons que ce que l’on nomme «hors-cadre» (ou «hors-champ») dans les domaines du cinéma ou de la photographie se double d’une dimension supplémentaire dans la bande dessinée, que Benoît Peeters a appelée le «péri-champ». Il est pertinent de différencier les notions de péri-champ et de hors-cadre dans la mesure où la première fait référence à des cases situées au sein d’un même espace graphique; dans ce sens, «cet espace à la fois autre et voisin influence inévitablement la perception de la case sur laquelle les yeux se fixent» (Peeters 2003: 21). Tandis que la notion de hors-cadre implique une forme d’«absence», celle de péri-champ, propre à la bande dessinée, peut être envisagée comme une forme de présence dans l’optique d’une lecture non linéaire, attentive au réseau que créent les cases sur la planche. Ce phénomène rend possible un jeu sur le cadrage: pendant la lecture d’une image, il y a, de part et d’autre de celle-ci, ce qui n’est «plus vraiment là» et ce qui est «déjà là». La comparaison des premières planches des deux bandes dessinées permet de souligner différentes manières de jouer avec le média de la photographie en l’intégrant ou en le remédiatisant au sein d’une bande dessinée.
En associant une lecture de type linéaire et une lecture de type «scriptural», l’élève est apte à saisir les divers jeux de cadrage et de dialogue entre une case et son péri-champ. Cette distinction entre deux types de lectures (syntagmatique et paradigmatique), déjà mise en relief par l’anthropologue et instigateur de la notion de literacy Jack Goody (1977), qui s’intéressait, outre la dimension textuelle, à des procédés graphiques tels que les listes et tableaux, a ensuite été reprise par Christian Vandendorpe – qui différencie linéarité et tabularité (Vandendorpe 1999) – puis, dans le domaine de la didactique, par Jean-Louis Chiss – textualité et scripturalité (Chiss 2004). Dans le domaine plus spécifique de la bande dessinée, Raphaël Baroni définit la lecture scripturale comme étant non pas «focalisée sur la compréhension linéaire», mais visant à «saisir l’architecture du récit graphique et ses effets de tressage iconique» (Baroni 2021a: 51).
Figure 5: Findakly et Trondheim, Coquelicots d'Irak, L'Association, 2016, première planche © Brigitte Findakly, Lewis Trondheim & L'Association, 2016.
Figure 6: Satrapi, Persepolis, L'Association, 2017, premier strip © Marjane Satrapi & L'Association, 2017.
L’effet de tressage qui se déploie sur toute la première page de Coquelicots d’Irak invite par exemple à effectuer une lecture scripturale et à anticiper ou revenir en arrière. Ainsi le lien métonymique qui unit la petite fille photographiée en première case et la protagoniste dessinée sur les autres cases (robe blanche, cheveux noirs) est doublé d’un lien iconotextuel dissimulé à l’arrière-plan. Le récitatif de la dernière case précise que les piliers visibles dans le décor représentent les pattes sculptées de lions ailés. En mettant en relief la question du cadrage, il donne des clés pour réinterpréter la première «case» (photo): «Si mon père avait soupçonné qu’un jour ces lions ailés allaient être détruits, il aurait dans doute cadré différemment la photo». Tandis que le père souhaite immortaliser une scène dont ses enfants constituent l’élément central, Findakly et Trondheim proposent un regard distancé sur l'instantané. Autant le cadrage du père que les choix textuels et iconiques de Findakly et Trondheim peuvent être perçus comme les traces d’un «discours» ou d’une forme «d’énonciation»9, qui établit en même temps une interprétation de la réalité. Si la photographie vise à saisir et à fixer dans le temps un événement familial éphémère, elle ne témoigne qu’en «marge» de l’existence du site archéologique, aujourd’hui démoli, le photographe ne pouvant anticiper cette précarité d’un monument millénaire. Devant la perte de ce hors-cadre, les auteurs de la bande dessinée choisissent de ne pas remédier à la lacune; ils ne complètent pas la représentation photographique des lions ailés par le dessin. Ce qui a été perdu ne sera pas retrouvé, le témoignage graphique souligne la perte au lieu de tenter d’y remédier.
La question du cadrage photographique fait également l’objet d’une mise en scène dans Persepolis, bien que Satrapi n’insère pas réellement de cliché dans son œuvre. Elle affirme dans le récitatif de la deuxième case: «Ça c’est une photo de classe. Je suis assise à l’extrême gauche, alors on ne me voit pas.». L’usage du pronom démonstratif dans le récitatif indique que l’image qui complète le texte dans la case, bien que dessinée, est censée reproduire un cliché dont Marji se trouverait exclue. Cette «marginalisation» est en partir contredite par la case précédente, qui se trouve à gauche de l’image tronquée. Cette exclusion est en partie contredite par la case précédente, qui se trouve «à gauche» de l’image tronquée: Satrapi s’y représente, son identité étant affirmée par un autre pronom démonstratif, qui fait également office de pacte autobiographique: «Ça, c’est moi quand j’avais dix ans. C’était en 1980». La première case fait donc à la fois office de cadrage (au sens de contextualisation) et, en quelque sorte, de «recadrage», par rapport à l’absence signifiée dans la case suivante. Par ce dispositif, Satrapi signale, à l’instar de Findakly et Trondheim, qu’une photographie ne montre pas tout et qu’elle peut même laisser l’essentiel dans ses marges. Mais elle prend d’emblée le parti de la reconstitution en s’appuyant sur deux modes de représentation du passé, la narration verbale et le dessin, qui sont capables de combler les lacunes documentaires. Tandis que dans Coquelicots d’Irak, le dessin refuse de remédier à la destruction du site archéologique, dans Persepolis le jeu sur le péri-champ complète ce qui n’a pas été cadré par le supposé photographe.
L’insertion d’une photographie au sein d’une planche, ou sa simple imitation graphique, peuvent avoir une influence décisive sur le pacte de lecture, bien qu’en l’occurrence, cette notion doive être repensée en tenant compte des spécificités médiatiques de la bande dessinée. Par une série d’exemples, Catherine Mao a montré les limites de la notion de «pacte autobiographique» en bande dessinée. Selon elle, ce média ne peut pas offrir une perspective homogène du soi de l’auteur·trice et il entraîne une quête identitaire nécessairement «contrariée et plurielle». Dans cette optique, elle affirme que «la bande dessinée dénonce le filtre au cœur de toute écriture de soi et épure ainsi le pacte autobiographique d’un certain nombre de ses illusions» (Mao 2013: §33). Satrapi débute son œuvre par les termes «Ça c’est moi», pourtant, il s’avère que la petite fille ressemble en tous points aux autres filles de sa classe. Seuls les cheveux, presque entièrement recouverts par le foulard, différentient légèrement les enfants les unes des autres. Puisque l’image ne la distingue pas de ses camarades, le texte est nécessaire pour individualiser Marji. Le dispositif visuel d’indistinction – déjà employé par l’auteur de bande dessinée Christian Binet dans son récit d’enfance intitulé L’Institution (1981) – fait partie, selon Mao, des «stratégies d’esquive» de l’autoreprésentation (2013: §4).
S’il est important d’enseigner à repérer des indices de factualité, il est aussi essentiel de montrer que la réalité ne se donne pas d’elle-même. Ces réflexions concernant le cadrage ont ainsi pour but de révéler qu’un récit basé sur des faits authentiques ne constitue pas pour autant un récit objectif et fidèle. L’«identité» se construit également à travers le «hors-champ», par le «péri-champ» et, paradoxalement, à travers la multiplicité des représentations iconiques. Pour reconstruire l’identité du sujet, il s’agit ainsi de tresser des relations, parfois incertaines, entre des images dessinées, un pronom personnel et une identité auctoriale affichée sur la couverture.
Pour un enseignement sensibilisant à la spécificité du langage de la bande dessinée
Ainsi que nous l’avons vu, la bande dessinée propose une expérience de lecture assez différente de celle que l’on observe dans les textes dits «littéraires». En effet, la présence de cases incluant du texte et des images au sein d’une unité graphique de rang supérieur (strip, planche, ou volume) permet un traitement particulier de la linéarisation des informations, de sorte que l’élaboration et la réception d’un récit narratif multimodal (et son cadrage générique) suit un processus particulièrement complexe.
De nombreux critiques10, dans le sillage de Will Eisner, ont défini la bande dessinée comme un «art séquentiel» (sequential art) au sein duquel la case constitue un élément fondamental, et comme l’affirme Benoît Peeters: «Loin de se poser comme un espace suffisant et clos, la case de bande dessinée se donne d’emblée comme un objet partiel, pris dans le cadre plus vaste d’une séquence» (Peeters 2003: 24). Entre arrêt sur image et continuité, entre rappel de la case précédente et appel de la suivante, Peeters et d’autres auteurs11 ont décrit les particularités de cette unité, en particulier son intrication étroite avec un ensemble qui la dépasse. Mais d’autres éléments peuvent être considérés comme les maillons d’une chaîne séquentielle: les textes au sein de la case, le strip, la planche, le chapitre, l’album, etc. – autant d’unités qui possèdent une certaine «autonomie», tout en étant elles-mêmes intégrées dans une totalité de rang supérieur. À tous ces niveaux, des effets de sens peuvent être dégagés à partir de la temporalité que le lecteur ou la lectrice doit reconstruire, de manière plus ou moins libre ou réglée, à l’intérieur des espaces graphiques. Précisons que si les cases sont généralement délimitées par des cadres et séparées par des gouttières12, il arrive – comme c’est le cas dans Coquelicots d’Irak – que la frontière soit moins nette, entraînant une perception légèrement modifiée de la séquentialité.
Si les textes «littéraires» sont globalement caractérisés par leur linéarité, la planche de bande dessinée crée en revanche une tension entre cette linéarité et la mise en réseau des informations, ce qui entraîne une progression de la lecture spécifique13. Tandis que la dimension textuelle du récit graphique invite le regard à progresser de manière linéaire, sa dimension visuelle (ou tabulaire) l’invite au contraire à circuler à la surface du support et à embrasser la double planche, proposant un cheminement de lecture nouveau, plus ou moins créatif. Les créateurs et créatrices tirent parti de cette potentielle «indocilité» du regard, par exemple en tissant des liens visuels entre différentes lieux de l’espace graphique, ce que Groensteen qualifie d’effet de «tressage iconique»14(1999). Entre textualité et création d’un réseau inter-iconique, entre effets de sens induits par le récit et singularité de chaque lecture, il est particulièrement difficile d’anticiper le trajet des yeux d’un lecteur ou d’une lectrice de bande dessinée. Cette imprévisibilité peut être augmentée lorsque l’auteur ou l’autrice joue sur une mise en page dans laquelle les cases ne sont pas délimitées par un cadre ou lorsqu’elles ne sont pas architecturées selon les agencements conventionnels du «gaufrier» (pour reprendre l’expression popularisée par André Franquin). Si cette forme de liberté liée à l’espace graphique permet de répondre de manière personnelle aux différents stimuli visuels disséminés à la surface de la planche ou de la double-planche, elle implique également, en regards de textes «littéraires», une complexité supplémentaire.
Dans le cadre d’un enseignement soucieux d’insister sur les spécificités formelles de la bande dessinée, il sera ainsi utile de susciter chez les élèves une réflexion à la fois sur les effets de sens qui se dégagent de la planche (par exemple «quels effets produit le tressage?») et sur les différentes façons dont les lecteur·trice·s arpentent cet espace, ainsi que sur les stratégies qui rendent la lecture plus efficace ou plus critique. Dans ce but, il peut être pertinent de passer un certain temps sur des planches riches comme celles que j’ai commentées et d’encourager les activités engageant une métacognition: «Quel trajet effectuent vos yeux sur la page?», «Qu’est-ce qui guide ce trajet?», «Quel sens apparaît quand on met en relation tel texte avec telle image, et telle case avec telle autre case?». À partir de ces interrogations, les élèves pourront partager leurs façons de lire et discuter des effets de sens qu’ils/elles auront observés.
On constate par ailleurs la nécessité de rendre les élèves attentif·ve·s aux indices paratextuels, péritextuels ou textuels, susceptibles de construire un cadre interprétatif en accord avec le statut générique de l’œuvre. Ici se joue toute la complexité du récit autobiographique en bande dessinée comme objet d’enseignement: il est doté d’un ancrage référentiel, mais il est également l’œuvre singulière et subjective d’une auctorialité, qui s’exprime autant par la monstration dessinée que par le biais d’une narration verbale.
Dans son article dédié aux défis de l’élargissement transmédial de la question de la frontière entre fait et fiction, Baroni (2021b) montre que tout média peut constituer une représentation factuelle – chacun le faisant avec ses propres moyens15 – mais que cette représentation n’est jamais exempte de subjectivité, laquelle s’exprime de manière différente en fonction des supports. Comme le dit García Márquez dans son œuvre en partie autobiographique: «La vie n’est pas ce que l’on a vécu, mais ce dont on se souvient et comment on s’en souvient» (García Márquez 2003: 7). Cette nuance rappelle qu’il est utile d’activer ce que Schaeffer appelle un «“monitoring” critique» par rapport à la valeur de vérité du récit (Schaeffer 2015: 246). Dans une perspective pédagogique, comprendre un récit autobiographique en bande dessinée, c’est d’une part pouvoir le recontextualiser (ce qui entraîne un engagement particulier dans la lecture), mais c’est aussi appréhender la manière dont il est construit et l’effet que cette construction produit sur nous. Cette seconde posture requiert d’exercer son esprit critique face à un récit reconstruit à partir de souvenirs et de remémorations, bien réels mais qui, comme le signale la quatrième de couverture de Coquelicots d’Irak, «s’estompent peu à peu».
Toute personne n’est pas familière avec le langage de la bande dessinée, comme le rappelle Novak16. Aussi, il importe d’élaborer un enseignement accessible pour des élèves qui entretiennent des affinités différentes avec le média. Si la présence d’images peut parfois favoriser la compréhension, elle peut également la complexifier ou l’entraver. Il s’agit alors d’apprendre à lire les images, d’apprendre à interpréter les rapports complexes qui se tissent entre elles, mais aussi entre ces images et le texte, de case en case et de planche en planche. Partant de cette multiplicité potentielle des rapports que chaque apprenant·e peut entretenir avec la bande dessinée, l’enseignant·e peut donner à chacun·e des clés permettant d’élargir et d’enrichir ses compétences littératiées en mettant en avant les spécificités du média et en l’aidant à en prendre conscience.
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Pour citer l'article
Camille Schaer, "Enseigner la bande dessinée autobiographique pour développer la littératie médiatique multimodale", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/enseigner-la-bande-dessinee-autobiographique-pour-developper-la-litteratie-mediatique-multimodale
Voir également :
Introduction n°4 - Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature
Si la reconnaissance de la valeur culturelle de la bande dessinée, durement conquise au cours des dernières décennies, semble aujourd’hui acquise{{Rappelons, au niveau de la reconnaissance institutionnelle, que le ministère de la culture en France a décrété l’année 2020 «année de la bande dessinée». Sur cette phase de «post-légitimation», voir notamment (Berthou 2017; Heinich 2019). Notons néanmoins qu’en dépit de ces honneurs, de nombreux·ses auteur·e·s et éditeurs·trices insistent sur le fait que leur profession est menacée de paupérisation, notamment en raison d’une surproduction saturant le marché et du manque de soutien institutionnel, ce qui a récemment conduit Lewis Trondheim à renvoyer au ministère la médaille de chevalier des arts et lettres qui lui avait été attribuée en 2005.}}, sa place au sein des programmes scolaires reste malgré tout fragile, ce qui a amené récemment Flore Steyaert et Jean-Louis Tilleul (2017: 233) à conclure que l’école restait «un caillou dans le soulier de la légitimation» de ce médium{{Cette publication est liée au projet de recherche financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique: "Pour une théorie du récit au service de l'enseignement" (Projet FNS n° 100019_197612 / 1).}}.
Introduction n°4 - Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature
Enseigner la bande dessinée dans un monde qui avance
Si la reconnaissance de la valeur culturelle de la bande dessinée, durement conquise au cours des dernières décennies, semble aujourd’hui acquise1, sa place au sein des programmes scolaires reste malgré tout fragile, ce qui a amené récemment Flore Steyaert et Jean-Louis Tilleul (2017: 233) à conclure que l’école restait «un caillou dans le soulier de la légitimation» de ce médium2. Pour envisager le type de résistance que peut rencontrer la bande dessinée quand il s’agit de l’étudier en classe, il peut être intéressant d’envisager les choses sous l’angle, non pas des prescripteurs et des enseignant·e·s, mais sous celui des auteur·es et des représentations des élèves. Dans son dernier album –que l’on peut qualifier de roman graphique ou d’autofiction en bande dessinée– l’auteur genevois Frederik Peeters met en scène son avatar, Oleg, lors d’une intervention en classe qui, précise-t-il, est le «moyen qu’il a trouvé pour rester connecté avec le monde qui avance» (Peeters 2021: n.p.).
Image 1: Frederik Peeters, Oleg © 2021 Atrabile
Lorsque l’enseignante demande aux élèves si quelqu’un a une question à lui poser, Oleg se heurte d’abord à un mur de silence. L’enseignante recadre un élève endormi, qui explique, pour justifier son état comateux, avoir «regardé la nouvelle saison de "Titans"» la nuit précédente3. La plupart des questions posées à l’auteur concernent ensuite la longueur du labeur aboutissant à la création d’un album et le profit qui se dégage de cette activité. Lorsqu’Oleg répond que la réalisation de son album lui a pris à peu près une année, une élève réagit en disant «c’est trooop looong». Oleg répond qu’il pense être, au contraire, plutôt rapide et demande à l’élève combien de temps il lui a fallu pour lire son album. Elle répond «quinze minutes», expliquant qu’elle n’a lu en réalité que les premières pages, et Oleg découvre ainsi que seulement deux élèves de la classe ont lu son œuvre dans son intégralité.
Image 2: Frederik Peeters, Oleg © 2021 Atrabile
Cette confrontation avec le «monde qui avance» souligne plusieurs aspects de l’évolution récente de la bande dessinée et de ses rapports à l’enseignement. Premièrement, la posture d’Oleg et son décalage vis-à-vis des représentations de plusieurs élèves soulève la question d’une polarisation de la production qui s’est opérée au sein du champ de la bande dessinée à partir de la fin des années 19604 et de ses effets sur la manière de lire les récits graphiques dans et hors de la classe. Le premier pôle renvoie à l’autonomie créative d’un artiste publiant ses œuvres chez des éditeurs indépendants ou issus du champ littéraire. Peeters est par exemple édité chez Gallimard, à l’Association ou chez Atrabile, éditeur indépendant genevois dont il est cofondateur, et il dispose ainsi d’un contrôle étendu sur la thématique, le style et le format de ses récits graphiques. Il faut relever par ailleurs qu’il n’est plus irréaliste d’imaginer qu’un auteur correspondant au profil de Frederick Peeters / Oleg puisse être invité dans une classe de français pour parler de son œuvre, à l’instar d’un écrivain. En l’occurrence, quand l’enseignante présente l’auteur, elle évoque un «prix BD des écoles5», ce qui témoigne également du gain de légitimité au sein des institutions scolaires. Cette liberté implique en revanche un mode de production artisanal et très chronophage, dans lequel un auteur «complet» réalise peu ou prou toutes les tâches, ce qui lui assure un revenu instable essentiellement lié à la gestion de ses droits6.
Le second pôle renvoie aux industries culturelles visant une accélération de la production fondées sur une standardisation des produits et sur la division du travail et l’anonymisation des créateurs, lesquels ne disposent plus que d’une liberté très limitée7. Aujourd’hui, le type de bandes dessinées le plus largement diffusé parmi les jeunes sont des produits émanant de grands groupes industriels, à l’instar de Disney, de Sony ou de Média Participations, qui intègrent différents supports médiatiques et coordonnent les activités de milliers d’employés. Et évidemment, au sommet de ces empires médiatiques, certains auteurs historiques, comme Hergé, Zep ou Stan Lee, peuvent accumuler des fortunes considérables. Bounthavy Suvilay et Edith Taddei (2019) rappellent par ailleurs que les bandes dessinées les plus largement consommées par les jeunes se rattachent aujourd’hui au genre importé du manga, qui a connu ces dernières années un essor phénoménal, soutenu par la diffusion sur les chaines en streaming d’adaptations sous forme d’anime.
Si la bande dessinée dans son ensemble a donc visiblement conquis ses lettres de noblesse, les œuvres valorisées par le monde de l’éducation semblent ainsi de plus en plus déconnectées des œuvres appartenant pleinement à la culture «juvénile» (Mitrovic 2019), ici incarnée par une série télévisée adaptée d’un univers créé par DC comics. La réaction de l’élève quant à l’état du compte en banque d’Oleg est prise par ce dernier comme peu pertinente, parce qu’à ses yeux, l’élève se trompe de pôle, confondant un auteur appartenant au champ de production restreinte avec un créateur travaillant à une échelle industrielle. Mais au-delà de la méprise, voire du mépris que l’on serait tenté d’adopter devant une question si triviale, se cache une réalité socioculturelle dont l’élève se fait ici le témoin précieux: le fait que lui, comme vraisemblablement la majorité de ses camarades, n’est exposé qu’au second de ces deux pôles et qu’il n’envisage pas l’existence d’une culture autonome, centrée sur l’individu producteur et héritée du XIXe siècle. Il n’a finalement en face de lui qu’un adulte actif parmi d’autres, au sein d’une société où la réussite individuelle se mesure à l’argent que l’on gagne.
En somme, la scolarisation de la bande dessinée est évidemment liée à «l’artificationde la bande dessinée» (Heinich 2017), mais la «légitimité culturelle» (Berthou 2017) dont jouit une partie de la production éloigne d’autant les corpus enseignés des représentations ordinaires que se font les élèves du médium, ce qui ne manque pas de produire des malentendus et des difficultés dans l’émergence d’une lecture de la bande dessinée que l’on pourrait qualifier de littéraire, au sens que les didacticiens donnent de ce terme (Dufays, Gemenne & Ledur 2005; Ronveaux & Schneuwly 2018). Ce que montrent les réactions de la plupart des élèves dans cet extrait, c’est que ces derniers assimilent la bande dessinée à une forme de culture populaire – à l’instar des mangas et des comics qui peuplent leur bibliothèque intérieure – et que cela induit des questionnements orientés sur des enjeux essentiellement économiques ou professionnels, au lieu d’adopter des gestes de lecture qui se seraient sédimentés dans la pratique scolaire du commentaire des textes littéraires. Ce faisant, l’entrée de la bande dessinée dans la classe de français, d’une part, ne produit pas forcément un rapprochement entre lectures scolaires et lectures privées (Norton 2003; Mitrovic 2019; Suvilay & Taddei 2019) et d’autre part, ne débouche pas nécessairement sur la pratique d’une lecture susceptible de renforcer le développement d’une littératie médiatique multimodale (Boutin 2012).
Le rappel de cette dualité explique que, face à cette forme d’expression que Marianne Blanchard et Hélène Raux (2019) définissent – à la suite de Thierry Groensteen (2006) – comme un «objet didactique mal identifié», les angles interprétatifs peuvent diverger sensiblement en fonction du statut qui est accordé à l’œuvre commentée. L’entrée de la bande dessinée dans la classe de français ne pose donc pas seulement la question de son identité médiatique, mais également celle de son statut culturel et des angles de lecture qui en découlent. Peut-on considérer la bande dessinée comme une forme de littérature? Ces questions, inlassablement posées depuis une vingtaine d’années (Morgan 2003; Chute 2008; Meskin 2009; Baetens 2009; Dürrenmatt 2013) ne doivent donc pas être comprises uniquement en termes généraux et médiatiques mais également en termes locaux et critiques. Pour rendre les enjeux plus explicites, il faudrait commencer par poser les questions suivantes: peut-on lire en classe certaines bandes dessinées comme on lirait des romans ou des pièces de théâtre? peut-on poser aux récits graphiques le même genre de questions que l’on poserait à des œuvres littéraires? peut-on étudier ces compositions de textes et d’images selon des procédures similaires à celles que l’on mobilise face à la représentation verbale ou scénique d’une histoire?
Il s’agirait ensuite d’anticiper une éventuelle réponse positive à ces questions pour qu’apparaisse une problématique secondaire: si cette lecture est possible, c’est probablement parce que l’on se refuse encore à envisager l’institutionnalisation de la bande dessinée dans le cadre scolaire sous un angle qui engloberait le caractère industriel et commercial d’une partie non négligeable de ses manifestations. Et qu’un tel refus risque de reconduire une forme sociologiquement induite d’inégalité parmi les élèves, en particulier en termes de cadrage des activités (Rochex & Crinon 2014), dont la séquence d’enseignement reproduite ici par Peeters semble relativement dépourvue. Oleg ou l’enseignante auraient pourtant pu profiter de cette question, qui n’est impertinente qu’en apparence, pour mentionner l’existence de différents types de produits culturels rattachables au média «bande dessinée» et expliciter les différences de nature existant entre ces produits en ce qui regarde la liberté dont disposent les créateurs, laquelle ne garantit nullement la qualité finale de l’objet. Cela aurait aussi permis de signaler l’existence d’œuvres populaires nées d’un compromis entre les contraintes d’une production industrielle plus ou moins formatée et la réputation de génies qui s’attache à certains auteurs formant un panthéon historique, à l’instar d’Osamu Tezuka, de Jack Kirby, d’Hergé ou de la paire René Goscinny et Albert Uderzo, qui a enfanté une œuvre pharaonique: 380 millions d’albums vendus dans le monde, plusieurs blockbusters cinématographiques, un parc d’attraction, etc.
Les conditions matérielles de production ne devraient ainsi jamais être complètement évacuée d’un enseignement centré sur l’histoire et l’esthétique de la bande dessinée, l’émergence et l’évolution de ce média relativement jeune étant consubstantiellement liées à l’essor de la presse imprimée et des logiques sérielles qui en découlent et sous-tendent encore la plupart des productions, même les plus auteuristes. Même les auteur·e·s indépendant·e·s ne peuvent survivre en se privant totalement des circuits de production et de diffusions traditionnels, et le positionnement de leurs œuvres ne peut se comprendre qu’en lien étroit avec les formes et les thèmes développés par les industries culturelles, ainsi qu’en témoigne la récurrence des motifs superhéroïques dans les œuvres de Chris Ware ou de Daniel Clowes.
Oleg se montre néanmoins reconnaissant lorsqu’une élève lui adresse enfin une question qu’elle aurait très bien pu poser à Flaubert, à Maupassant… ou à Houellebecq: quelle place donnez-vous à l’actualité du monde dans votre travail? Est-ce que vous hésitez entre faire des histoires intemporelles et des histoires réalistes? La question suppose évidemment que l’auteur dispose de suffisamment d’autonomie pour envisager ces différentes options et choisir celle qui correspond le mieux à son projet artistique. Le roman graphique de Frederik Peeters est enfin abordé sous l’angle de sa littérarité et non sous l’angle unique de son statut d’objet culturel rattaché à l’industrie des loisirs. S’ouvre alors la possibilité d’une véritable disciplination de la bande dessinée par son rattachement à la pratique de la lecture littéraire telle qu’elle s’est sédimentée dans les pratiques scolaires (Ronveaux & Scheuwly 2018).
Image 3: Frederik Peeters, Oleg © 2021 Atrabile
La bande dessinée d’auteur et sa lecture scolaire
Jan Baetens avance que «la rencontre des domaines longtemps séparés de la littérature et de la bande dessinée» s’impose aujourd’hui «comme une évidence» (2009: §1), ce dont témoigne, entre autres, l’explosion des adaptations de classiques en bande dessinée, mais aussi l’émergence d’un genre identifié comme «roman graphique» et son accession à des prix littéraires prestigieux. Toutefois, Baetens souligne le risque de confondre cette rencontre avec une forme de fusion ou d’hybridation:
Une chose est l’explosion des croisements entre littérature et bande dessinée, autre chose est le bien-fondé ou la solidité de cette nouvelle hybridité, qui ne manque pas de soulever plus d’une question essentielle sur notre conception même du récit. (Baetens 2009: §1)
Si l’on exclut les adaptations ne servant que de marchepied pour accéder aux œuvres vraiment littéraires, les bandes dessinées enseignées dans les classes de français comme de la littérature sont plutôt rares et les mêmes titres ne cessent de revenir dans les discours des chercheur·euse·s, didacticien·ne·s, enseignant·e·s: Maus, Persepolis, Pilules bleues, Fun Home… Ce retour inlassable d’un corpus d’œuvres restreint témoigne d’une part de la difficulté d’établir un périmètre élargi de récits graphiques dignes d’être enseignés en classe comme de la littérature. La patrimonialisation des œuvres passant généralement par leur inscription dans les corpus scolaires, pour le meilleur ou pour le pire, on peut dès lors considérer que l’école n’a pas encore joué son rôle de sélection des œuvres supposément légitimes, le choix des enseignant·e·s se repliant sur la bibliothèque intérieure correspondant à leurs lectures privées liées à l’enfance et à l’adolescence8 (donc souvent liées à des œuvres populaires) ou sur quelques succès critiques validés par des prix ou des récompenses, avec le fameux Pulitzer pour Art Spiegelman, bien sûr, mais aussi le prix du jury du Festival de Cannes pour l’adaptation cinématographique de l’œuvre de Marjane Satrapi. On peut donc anticiper sur cette sélection en considérant la possibilité qu’elle se calque sur une légitimité dont elle emprunte les caractéristiques sociologiques à la littérature, sans tenir compte des spécificités médiatiques du champ de production de la bande dessinée.
Par ailleurs, si le statut culturel acquis par certaines œuvres font de la bande dessinée un objet certes mal identifié mais au moins potentiellement enseignable, il ne faut pas négliger les problèmes inhérents à la disciplination des gestes de lecture spécifiques, aussi bien du côté de l’enseignant que de celui des élèves9, ce qui passe par l’intégration de pratiques compatibles avec la conception que l’on peut se faire d’un enseignement de la littérature, mais aussi par l’établissement de procédures nouvelles, adossées aux caractéristiques sémiotiques du support. Outre le problème du rattachement des œuvres à un média populaire, qui complexifie le cadrage interprétatif des enseignant·e·s et des apprenant·e·s, le mélange de textes et d’images dessinées pose ainsi un problème qui se reflète dans les hésitations des plans d’étude: faut-il rattacher la bande dessinée à l’histoire de l’art ou à la classe de français? Comment traiter à la fois le style graphique des dessins, la composition de la case et celle de la planche, le découpage de l’action, les effets de cadrage, le contrastes des couleurs, tout en liant ces aspects au développement du récit, aux jeux sur la focalisation et le point de vue, aux dialogues et aux récitatifs, alors que la formation initiale des enseignant·e·s de français ne les a généralement guère préparé·e·s à traiter ces aspects simultanément.
Ainsi que l’ont montré Marianne Blanchard et Hélène Raux (2019), le chemin est encore long pour former les enseignant·e·s à des gestes interprétatifs susceptibles d’intégrer ces différentes dimensions, sans pour autant tomber dans un répertoire de notions techniques déconnectées des enjeux esthétiques ou éthiques soulevés par la lecture de l’œuvre, et sans se méprendre sur la complexité inhérente à un médium à la fois textuel et graphique. L’objectif de ce numéro est précisément de contribuer à développer des pistes de réflexions relatives à l’ensemble de ces aspects, d’abord en lien avec l’histoire du médium et de sa scolarisation, puis orienté sur différentes propositions didactiques et observations en classe.
La première partie, qui s’inscrit dans une perspective historique, s’ouvre sur un article de Nicolas Rouvière exposant la situation actuelle de la bande dessinée, qui est entrée depuis une dizaine d’années dans une phase que l’on peut définir comme celle d’une «post-légitimation». Si cette nouvelle manière d’envisager le média devrait lui ouvrir les portes de l’enseignement aux différents niveaux de la scolarité, elle pousse aussi Rouvière à dresser le constat d’un déficit de «théorisation didactique éclairant les enjeux et les modalités de son étude en classe», ce qui souligne l’importance de renforcer la recherche dans ce domaine. Cette théorisation apparait d’autant plus importante que les matérialisations médiatiques des récits graphiques ne cessent de se complexifier dans la culture numérique contemporaine, brouillant les frontières entre bande dessinée, jeu vidéo, dessin animé ou série télévisée.
L’article suivant offre un survol historique beaucoup plus large des relations tumultueuses entre la bande dessinée et les institutions scolaires, en suivant la piste des instructions officielles en France de manière à mettre en lumière, depuis les années 1960, la place réservée aux récits graphiques dans les programmes scolaires. Sophie Béguin illustre cette trajectoire scolaire qui, en effet, semble en partie déconnectée des enjeux entourant la légitimation culturelle du médium. Les hésitations portent non seulement sur les titres ou le nombre d’œuvres préconisés par les instructions officielles, mais également sur le rattachement disciplinaire de l’étude de la bande dessinée. Enfin, si la scolarisation du médium ressemble à une série de rendez-vous manqués, Béguin montre que c’est aussi en raison d’une certaine méfiance émanant des milieux de la bande dessinée, certain·e·s de ses représentant·e·s craignant les effets de la scolarisation d’un objet qu’ils·elles préfèrent ranger dans le domaine de la contre-culture et de la subversion.
Le troisième article de cette partie historique envisage la place de la bande dessinée vis-à-vis de l’enseignement du français langue étrangère, à travers l’analyse d’un corpus de manuels publiés entre 1919 et 2020. Son auteure, Anick Giroud, soulève un intéressant paradoxe: alors que le potentiel didactique des images narratives pour l’enseignement des langues est très tôt reconnu, avec l’émergence des méthodes directes au début du XXe siècle, puis, de manière encore plus marquée, avec l’éclosion des méthodes audio-visuelles, communicatives et actionnelles, la place de la bande dessinée en tant que document authentique est restée très modeste. La grande majorité des récits graphiques insérés dans les manuels demeure donc le travail d’illustrateurs·trices, produisant des objets sur mesure, adaptés aux objectifs de la leçon, mais dépourvus de valeur culturelle. Face à ces documents forgés, les modalités d’une lecture littéraire apparaissent impossibles, et la valeur culturelle du médium singulièrement diminuée.
La partie suivante réunit trois propositions didactiques adossées à des œuvres dont la réputation littéraire est fortement établie, du Maus d’Art Spiegelman au Persepolis de Marjane Satrapi, en passant par l’incontournable Fun Home d’Alison Bechdel. Si le choix de ces œuvres oriente naturellement l’exploitation didactique vers un horizon esthétique et culturel, les trois articles mettent également en évidence les spécificités d’une littérature dessinée et montrent comment exploiter cette dimension graphique.
La proposition de Violeta Mitrovic articule la lecture de trois «mémoires graphiques» (Fun Home, Persepolis et Wonderland de Tirabosco) dans la perspective de leur enseignement au post-obligatoire. En insistant sur la richesse et l’épaisseur des possibilités interprétatives de ces œuvres, elle se sert de leur caractère profondément multimodal pour convoquer la possibilité effective d’une lecture littéraire, au sens élargi de ce terme, dans lequel elle rassemble et interroge les notions de participation et de distanciation, de littératie, de lectures «ordinaire» et «savante», sans oublier de faire valoir la spécificité du médium comme vecteur d’acquisition de compétences nouvelles.
Gaspard Turin, dans une contribution portant sur la didactisation de Maus, propose une approche pragmatique face à une œuvre à la fortune critique si importante qu’elle pourrait en paraître hors de portée pour de jeunes lecteurs. En cherchant à rendre à l’œuvre une forme de simplicité, induite par le traitement zoomorphique de ses personnages, il n’en oublie pas moins que cette simplicité ne sert qu’à dialoguer avec la complexité d’une œuvre grave et dont l’enjeu de lecture devient dès lors celui d’un questionnement à étages multiples. Faire lire Maus à des adolescent·e·s revient-il à les forcer dans un monde adulte? Ou plutôt à envisager un dialogue avec les modalités d’appréhension du monde propres à l’enfance?
Enfin Camille Schaer s’attache, elle aussi, à assigner à la lecture de la bande dessinée en classe des enjeux portant sur la littératie et sur les compétences qui lui sont associées. Elle choisit pour sa part d’insister sur les spécificités du médium par rapport à la littérature ordinairement enseignée à l’école, afin de faire reconnaître une «tension entre linéarité et mise en réseau des informations». Cette mise en réseau l’incite à porter un regard neuf sur le livre en tant qu’objet, comme en témoigne son attention au paratexte. Il s’agit enfin, pour elle, par le biais des œuvres sélectionnées (Persepolis d’une part et Les Coquelicots d’Irak, de Findakly et Trondheim, de l’autre) d’ouvrir les élèves aux subtilités de l’autobiographie dessinée.
La dernière partie envisage l’enseignement de la bande dessinée sous un angle plus empirique, informé par des observations en classe, de sorte que les articles éclairent les vertus, mais aussi les obstacles inhérents à une lecture littéraire de la bande dessinée dans différents degrés de la scolarité.
Dans sa contribution, Hélène Raux interroge le «présupposé de facilité» qui accompagne le traitement scolaire de la bande dessinée pour montrer que la lisibilité du médium ne va pas de soi et qu’il doit s’accompagner d’un étayage en classe, fondé sur l’enseignement des codes propres à la lecture des récits graphiques. Des exemples de terrain suggèrent que la compréhension des logiques présidant à l’enchaînement des cases n’a rien d’un acquis pour les élèves observés, et que le déficit de compréhension ou de reformulation se présente plus volontiers dans le cadre de la lecture des images que de celle du texte. L’accent est mis, en conclusion, sur la nécessité de renforcer des approches didactiques orientées sur ces aspects et de réorienter le regard des élèves face à un médium souvent considéré par eux, a priori, comme destiné aux enfants.
L’article de Jean-François Boutin et Virginie Martel s’intéresse quant à lui aux modalités de la lecture de bandes dessinées historiques, en suivant treize parcours de lecture d’élèves du secondaire et du primaire. Les auteurs s’attachent à creuser en particulier la question des rapports entre le passé et sa reconfiguration par les récits graphiques, tout en tenant compte de la multimodalité du support. Pour poser les bases d’une lecture dialectique, permettant de rendre compte de «l’historisation de la fiction et [de] la fictionnalisation de l’histoire» (Gallego 2015: 5), les auteur·e·s préconisent de porter l’attention des lecteurs·trices sur la dimension multimodale et les stéréotypes propres au champ de la bande dessinée.
Si la bande dessinée demande encore à être enseignée, elle demande aussi, plus vivement peut-être, à être didactisée. Mais au-delà de ces questions, elle demande aussi à être interrogée dans ses rapports à l’institution scolaire et aux rapports que cette institution entretient avec ce «monde qui avance», ou qui semble parfois stagner, voire reculer… et dont, malgré ses richesses, la bande dessinée n’est encore qu’une manifestation marginale. Il suffit de courir le risque d’ouvrir ce champ culturel à des élèves pour réaliser à quel point son objet reste «non identifié», ou indexé à des codes culturels, économiques et sociétaux auxquels la bande dessinée «comme littérature» peine encore à se confronter. Tout reste à faire donc, dans ce champ. Les travaux réunis ici cherchent à en proposer une exploration que l’on espère enthousiasmante, mais ils ne pourront en aucun cas se substituer aux pratiques d’enseignement, informées ou improvisées, que nous engageons nos lecteurs·trices à tenter, à poursuivre et à partager.
Bibliographie
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URL: https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2019-4-page-79.htm
Pour citer l'article
Raphaël Baroni & Gaspard Turin, "Introduction n°4 - Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/introduction-n-4-enseigner-la-bande-dessinee-comme-de-la-litterature
Voir également :
Introduction n°5: La bande dessinée à l’Université : regards croisés sur "Le Long Voyage de Léna" d’André Juillard et Pierre Christin
Le présent dossier de la revue Transpositio, à nouveau consacré à la bande dessinée, fait écho au numéro précédent et le complète à plusieurs égards. Le premier volet visait à aborder l’enseignement de la bande dessinée sous les angles historiques et pratiques, en s’interrogeant, entre autres, sur les conditions nécessaires pour une scolarisation de cet objet souvent qualifié d’hybride ou d’inclassable et, de ce fait, difficile à associer à tel ou tel geste interprétatif balisé par des pratiques disciplinaires.
Introduction n°5: La bande dessinée à l’Université : regards croisés sur "Le Long Voyage de Léna" d’André Juillard et Pierre Christin
Le présent dossier de la revue Transpositio, à nouveau consacré à la bande dessinée, fait écho au numéro précédent et le complète à plusieurs égards. Le premier volet visait à aborder l’enseignement de la bande dessinée sous les angles historiques et pratiques, en s’interrogeant, entre autres, sur les conditions nécessaires pour une scolarisation de cet objet souvent qualifié d’hybride ou d’inclassable et, de ce fait, difficile à associer à tel ou tel geste interprétatif balisé par des pratiques disciplinaires.
Ainsi, l’étude de la place précaire de la bande dessinée dans les pratiques scolaires s’explique en partie par des défis méthodologiques liés l’enseignement du médium, qui découlent autant de ses caractéristiques médiatiques que de son histoire culturelle. Il s’agissait de passer en revue les obstacles historiques à la scolarisation de la bande dessinée, mais également de décrire la fenêtre qui s’ouvre actuellement, dans un régime culturel qualifié par Rouvière d’ère de «post-légitimation». Une autre partie proposait quelques pistes pour éviter de réduire la bande dessinée à ses aspects exclusivement narratifs, littéraires, visuels ou graphiques. Ces pistes proposaient au contraire de mettre en évidence l’interrelation fondamentale entre ces différents aspects de la bande dessinée, tout en ne perdant pas de vue l’existence de caractéristiques spécifiques au médium (support, perspective narrative, sérialité de la représentation iconique, etc.). Une dernière partie examinait enfin les défis posés par l’étude du médium, tels qu’ils apparaissent à la lumière d’une observation des pratiques effectives des enseignants et des élèves.
Face à ces nombreux défis ou obstacles, Hélène Raux (2019 : §62) signale qu’il y a un vrai danger à réduire l’enseignement de la bande dessinée à l’application d’une nomenclature spécialisée (case, planche, bulle, gouttière, etc.) ou à une analyse thématique, qui ne rendrait pas justice à la richesse des récits graphiques pour le développement de compétences littératiées. Les articles que nous avons réunis dans le précédent numéro montraient que considérer la bande dessinée comme un support populaire, attrayant, facile à comprendre et qui rapprocherait les objets étudiés de la culture juvénile ou des lectures privées est à la fois réducteur et trompeur. On oublie trop souvent la complexité inhérente à la bande dessinée et ce qu’il en coûte, pour un enseignant ou une enseignante soucieuse de lui rendre justice, quand il s’agit de savoir par quel bout saisir cet objet «mal identifié» (Blanchard & Raux 2019). Marianne Blanchard et Hélène Raux suggèrent ainsi que le déficit de «légitimité scolaire de la bande dessinée» (Blanchard & Raux 2019 : §2) ne s’explique pas seulement par des raisons historiques ou culturelles, du fait de la réputation populaire ou juvénile du médium, mais aussi par un «manque de maîtrise du support par les enseignants», qu’il faudrait rattacher à une lacune dans leur formation initiale :
peu présente dans les programmes scolaires, la bande dessinée est quasiment absente des cursus universitaires, notamment dans les composantes chargées de la formation des enseignants (ESPE) – même si elle peut être abordée ponctuellement par des enseignants-chercheurs impliqués dans des recherches sur le médium, qui connaissent actuellement un important développement dans une diversité de disciplines. (Blanchard & Raux 2019 : §4)
Le présent dossier tente ainsi de combler cette lacune en faisant état d’une expérience collective débutée il y a une dizaine d’années au sein d’une université suisse. Il s’agit à la fois d’éclairer le caractère nécessairement interdisciplinaire des formations académiques portant sur la bande dessinée, mais également de montrer comment il devient possible d'approcher un objet en multipliant les angles et les cadrages interprétatifs. Loin d’offrir un éventail raisonné de l’ensemble des perspectives de recherche applicables à la bande dessinée, il s’agit plutôt de montrer quels types de savoirs peuvent être intégrés dans la formation initiale des enseignant et d’expliciter quelques gestes d’analyse qui constituent autant de regards croisés sur une œuvre classique du répertoire.
Le choix de l’objet qui sert de support à ces regards croisés s’est imposé aux auteurs dans le contexte d’une Master-class organisée entre plusieurs universités. La série choisie se veut représentative d’une bande dessinée scolarisable, c’est-à-dire que l’on peut qualifier à la fois de formellement «classique» tout en la rattachant à des auteurs reconnus au sein de la production franco-belge, tant du fait de la collection dans laquelle elle s’insère qu’en raison de la réputation du scénariste et du dessinateur qui appartiennent au panthéon des auteurs canonisés. Le troisième opus n’ayant pas encore été publié au moment de la création de la Master-class, il n’en sera fait mention que de manière marginale dans les articles réunis dans ce dossier. En revanche, pour les deux premiers volumes de la série, Le Long Voyage de Léna (qui était d’abord pensée pour être un one-shot) et Léna et les trois femmes, il a été possible de recueillir des entretiens avec l’éditeur1 et les auteurs, et ces derniers ont donné un accès inédit à de riches documents génétiques, qui ont permis d’ouvrir le capot de l’œuvre et d’offrir un rare aperçu de son processus de production. Le public auquel s’est adressé le séminaire de master, qui est à l’origine des contributions réunies dans ce dossier, était composé d’étudiant·e·s inscrits dans plusieurs disciplines du Master ès lettres, en particulier en histoire et esthétique du cinéma, en français moderne et en histoire de l’art. Les textes que nous avons réunis sont le produit d’un groupe de recherche lié à diverses sections de la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne et il nous a semblé intéressant de retracer rapidement comment cette collaboration a pu se nouer. Il s’agit d’éclairer sous quelles conditions l’enseignement académique peut être stimulé, de sorte que les futurs enseignants puissent acquérir une meilleur «maîtrise du support», ainsi que le suggèrent de Raux et Blanchard.
Les prémices du Groupe d’étude sur la bande dessinée (GrEBD) bénéficièrent d’une conjonction de planètes favorable. Les auteurs et l’autrice ici rassemblés avaient déjà manifesté leur intérêt pour la bande dessinée en participant aux mêmes publications et aux mêmes colloques consacrés au «neuvième art». Certains avaient, dans le cadre de recherches soutenues par le FNS, glissé la bande dessinée parmi les médiums étudiés ; ce fut le cas par exemple du projet «Les Usages de Jésus au XXe siècle» (2006-2009), qui a permis de renforcer la collaboration avec le Centre BD de la Bibliothèque municipale de Lausanne (créé dix ans plus tôt), notamment à l’occasion d’un débat public organisé en marge d’un colloque international à l’Hôtel de Ville de Lausanne en mai 2009. En février 2011, grâce à l’acquisition par le Centre BD du fonds du collectionneur genevois Pierre-Yves Ghebali, un nouveau projet consacré à la sérialité dans les périodiques de bande dessinée de l’après-guerre («Le découpage de l'action») est conçu (Université de Fribourg et Université de Lausanne), puis financé par le FNS (2012-2015). C’est à cette même époque qu’Olivier Christin, professeur à l’Université de Neuchâtel, invite les universités romandes à se joindre à un cycle de rencontres intitulé «La bande dessinée à l'université». Soutenu par les éditions Dargaud, le cycle débute à Lyon, le 5 décembre 2011, avec Enki Bilal et Pierre Christin. Les universités de Neuchâtel et de Grenoble 3 prévoient d’inviter Jean-Claude Mézières, l’Université de Lausanne opte pour le duo André Julliard et Pierre Christin.
Très vite, les Lausannois s’entendent sur le constat qu’une rencontre animée par un·e professeur·e ne suffit pas à répondre à la question ouverte par «La bande dessinée à l’université ?!». En particulier, la participation des étudiant·e·s leur paraît indispensable. Le contact est alors pris avec André Julliard et Pierre Christin autour d’un l’album qu’ils ont publié ensemble en 2006 : Le Long Voyage de Léna. Grâce à Clotide Palluat, des éditions Dargaud, les deux auteurs acceptent de mettre à disposition les documents préparatoires de l’album. Alain Boillat, Raphaël Baroni, Danielle Chaperon et Philippe Kaenel décident alors d’organiser ensemble, pour le semestre de printemps 2012, un séminaire de niveau Master ayant pour objectif le montage d’une exposition pour le compte du Centre BD de la Ville de Lausanne. Frédéric Sardet, directeur de la Bibliothèque municipale, valide le projet, et Cuno Affolter, conservateur au Centre BD, se propose pour intervenir dans le séminaire et superviser la réalisation de l’exposition dans l’espace de la Bibliothèque.
Pendant le semestre, chaque étudiant·e présentera un exposé sur un aspect de l’album et sera chargé de concevoir, à partir de ses résultats, un «poster». Dix panneaux d’exposition seront ainsi composés (Margot Daeppen, Justine Duay, Bige Öcal, Marina Popea, Valérie Rohrbach, Fabien Schneider, Sarah Studer, Maëlle Tappy) et mis en page par l’un d’eux (Rodolfo Garcia). Les étudiant·e·s procéderont également à l’accrochage et à l’installation des vitrines présentant des documents originaux, sous l’œil bienveillant de Cuno Affolter. L’exposition Autour de Léna est inaugurée le 16 avril 2012. Pierre Christin, malheureusement souffrant, sera interviewé ultérieurement à Paris par Alain Boillat et Philippe Kaenel. Le 27 avril, la conférence publique avec André Julliard et Philippe Ostermann, directeur général des éditions Dargaud de l’époque, est précédée d’une rencontre sur le site de l’Université avec les enseignant·e·s et les étudiant·e·s, qui avaient développé une lecture experte de l’album, et préparé des questions pointues, voire épineuses, portant sur les aspects commerciaux ou sur les stéréotypes de genre : questions auxquelles les deux invités répondirent sans tabou et avec force détails.
Montage de l’exposition Autour de Léna à la Bibliothèque municipale de la ville de Lausanne, en présence de Cuno Affolter.
C’est à la suite de ce semestre de printemps 2012 qu’est né à l’Université de Lausanne le Groupe d’étude sur la bande dessinée (GrEBD), dont le site internet offre de nombreuses ressources aux enseignants, notamment une bibliographie et un lexique en ligne. Il s’est formé à partir de trois constats : celui de la présence dans le corps professoral de la Faculté des lettres de l’UNIL d’un nombre relativement élevé de personnes passionnées par la BD ; celui de la place décidément introuvable dévolue à l’étude de ce média dans les structures universitaires francophones ; celui, enfin, de l’existence à la Bibliothèque municipale de Lausanne, grâce à Cuno Affolter, de l’un des plus riches fonds de bandes dessinées en Europe. Alors que le cinéma possède aujourd’hui des départements d’enseignement et de recherche qui lui sont entièrement consacrés, la bande dessinée, même dans un pays comme la Belgique, traditionnellement considérée comme la patrie de cet art, n’est étudiée que par des chercheur·se·s émargeant à d’autres foyers disciplinaires. Un spécialiste de narratologie (Raphaël Baroni), un théoricien du cinéma (Alain Boillat), une moderniste férue de dramaturgie (Danielle Chaperon), un médiéviste (Alain Corbellari), un historien de l’art (Philippe Kaenel) et un germaniste (Alexander Schwarz) ont décidé de créer une structure grâce à laquelle la recherche sur le «neuvième art» pourrait être développée en tenant précisément compte de la variété et de la complémentarité des approches. Ajoutons à ce comité de base, une équipe très active de doctorant·e·s (Justine Favre, Gaëlle Kovaliv, Raphaël Oesterlé, Camille Schaer et Olivier Stucky), dont les thèses couvrent différents domaines de recherche, allant de la didactique des langues et de la littérature à l’histoire des supports, des magazines pour la jeunesse d’après-guerre et à la transition numérique.
Le projet de rédaction du présent dossier s’inscrit dans la continuité du cours, de l’exposition et de l’invitation d’André Juillard en 2012, mais il n’a pu se concrétiser, dans l’esprit pédagogique qui était à l’origine de notre démarche, qu’avec l’opportunité offerte par la revue Transpositio, et grâce à l’autorisation des auteurs et de l’éditeur portant sur l’usage du matériel iconographique et documentaire à la base de cet enseignement et de cette recherche.
Comment travailler sur la bande dessinée? Sur quelles prémices? À partir de quelles sources documentaires? Et surtout, à quelles fins? Les études de type monographique sont en règle générale tournées vers des «classiques» du genre, de Rodolphe Töpffer à nos jours, en passant par les aventures de Little Nemo ou de Tintin, dont l’historiographie est sans équivalent. Il est par conséquent rare de rencontrer des travaux centrés sur un ou deux albums spécifiques appartenant à ce que l’on pourrait qualifier, sans jugement de valeur aucun, la bande dessinée mainstream. Tel est la singularité de ce recueil d’études consacrées à un album inaugurant un triptyque déployé entre 2009 et 2020. Les extensions ultérieures, qui n’avaient pas été prévues à l’origine par les deux auteurs, se sont développées autour d’une figure forte, d’une héroïne en l’occurrence. En effet, les personnages principaux sont les moteurs de nombre de collections : ils permettent de leur donner une cohérence et de les labéliser dans la masse des albums publiés chaque année.
Il faut dire que Léna avait tout pour plaire à ses deux créateurs, qui comptent parmi les plus importants de la bande dessinée francophone aujourd’hui. André Juillard trouvait en cette aventurière séduisante l’occasion non seulement de mettre en scène (en abyme même) la pratique du dessin, tout en croquant des nus féminins qui constituent l’une des marques distinctives de son œuvre. Pierre Christin, quant à lui, pouvait construire autour de ce personnage énigmatique une intrigue hitchcockienne, toute en tensions et parsemée d’indices.
Les responsables de la présente recherche ont eu par ailleurs l’immense chance de disposer d’archives inédites : le témoignage oral des auteurs, un dialogue avec l’éditeur et les archives personnelles, généreusement transmises par le dessinateur et le scénariste : script, scénario, crayonné, photographies. Cette documentation a permis de nouer les fils de la genèse d’une bande dessinée reposant sur la complicité de deux artistes. De plus en plus, les scientifiques qui se spécialisent dans le domaine de la bande dessinée s’intéressent aux conditions matérielles, contractuelles et médiatiques de production des œuvres et exploitent les archives d’édition, tandis que les auteurs et autrices prennent de plus en plus soin de leurs propres archives, veillant à leur patrimonialisation. Les études réunies dans ce recueil participent de cette démarche générale qui vise à articuler les choix esthétiques et les pratiques narratives avec tout ce qui entoure l’œuvre, qu’on l’appelle contexte, conditions de production ou encore, avec Gérard Genette, péritexte et paratexte. Cette articulation entre ces «mondes» ou ces «espaces» n’est évidemment pas nouvelle. Elle se fonde sur les études dans le domaine des littératures et des arts de très longue date et obéissent en définitive à une finalité : donner à comprendre le processus de création d’œuvres le plus souvent collectives résultant de médiations diverses et proposant des fictions qui sont autant de regards portés sur le monde.
Sur le plan didactique, ce dossier, qui complète le numéro précédent intitulé «Lire la bande dessinée comme (de la) littérature ?», met en évidence la manière dont la diversité des regards, inhérente à une approche académique résolument interdisciplinaire, permet d’enrichir notre compréhension de la bande dessinée. Sur le plan historique et artistique, on retiendra l’intérêt de prendre en compte le contexte éditorial et la manière dont l’œuvre s’inscrit dans la trajectoire des auteurs. Le regard du médiéviste, sensible à l’entrelacement du texte et de l’image, nous rend attentif aux choix esthétiques qui président à la représentation des personnages et à leur impact sur la lecture. Le spécialiste du cinéma éclaire pour sa part les paramètres relatifs au point de vue et à la focalisation dans un récit en régime de monstration, qui partage de ce fait certains de ses mécanismes avec les dispositifs cinématographiques. L’horizon des études théâtrales, en s’appuyant sur une conception dynamique des schémas narratifs, nous aide en outre à démêler les intrigues complexes qui s’entrelacent dans les scénarios de Pierre Christin et dans les compositions d’André Juillard. Enfin, une analyse fondée sur les principes de la narratologie transmédiale, soucieuse de mettre en évidence les spécificités médiatiques des récits graphiques, conduit à reconsidérer les typologies des mises en page de manière à saisir les nuances d’une organisation tabulaire du récit.
Ainsi que l’illustre ce numéro, le GrEBD se conçoit comme un lieu de convergence interdisciplinaire mu par la conviction que la manière la plus efficace de contribuer à la formation initiale des futur·e·s enseignant·e·s consiste à tenter de ne laisser dans l’ombre aucune des principales caractéristiques d’une forme d’expression mixte inventée et théorisée par un écrivain, dramaturge et artiste, Rodolphe Töpffer. Ce genre, cette pratique a permis, en quelque sorte, de renouer avec un goût très médiéval pour le mélange du texte et de l’image, renouvelé plus tard par les récits cinématographiques. Si la bande dessinée étudiée en contexte scolaire constitue sans nul doute un instrument idéal pour le développement d’une littératie intermédiale, sa vraie richesse s’affirme dans la mesure où on ne l’assimile pas trop hâtivement à l’une ou l’autre de ces perspectives. Ni littérature graphique, ni storyboard proto-filmique, ni théâtre en estampes, ni récit enluminé, ni architecture narrative, la bande dessinée est un peu tout cela en même temps. C’est à cette diversité d’expériences médiatiques que reconduit presque inéluctablement l’étude approfondie des récits en bande dessinée, et au sein de ceux-ci, Le Long Voyage de Léna.
Références
Blanchard, Marianne & Hélène Raux (2019), «La bande dessinée, un objet didactique mal identifié», Tréma, n° 51. En ligne, consulté le 6 août 2021, DOI : https://doi.org/10.4000/trema.4818
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Pour citer l'article
Raphaël Baroni, Alain Boillat, Danielle Chaperon, Alain Corbellari et Philippe Kaenel, "Introduction n°5: La bande dessinée à l’Université : regards croisés sur "Le Long Voyage de Léna" d’André Juillard et Pierre Christin", Transpositio, n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée, 2022https://www.transpositio.org/articles/view/introduction-n-5-la-bande-dessinee-a-l-universite-regards-croises-sur-le-long-voyage-de-lena-d-andre-juillard-et-pierre-christin
Voir également :
Décrire et interpréter l’architecture graphique des bandes dessinées: Léna mise en page
Sur la base de l’analyse de l’organisation des planches que l’on rencontre au fil de l’album Le Long Voyage de Léna de Pierre Christin et André Juillard, cet article visera à montrer comment il est possible de décrire et d’interpréter l’architecture des planches d’un récit graphique{{Cette réflexion a été développée dans le cadre du projet Sinergia «Reconfiguring Comics in our Digital Era», financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS: CRSII5_180359).
Décrire et interpréter l’architecture graphique des bandes dessinées: Léna mise en page
La dimension tabulaire de la bande dessinée: de la théorie à l’enseignement… et retour
Sur la base de l’analyse de l’organisation des planches que l’on rencontre au fil de l’album Le Long Voyage de Léna de Pierre Christin et André Juillard, cet article visera à montrer comment il est possible de décrire et d’interpréter l’architecture des planches d’un récit graphique1. Je commencerai par souligner l’importance, pour la didactique de la bande dessinée, de disposer d’un outillage conceptuel permettant d’identifier différents prototypes de mise en page, tout en soulignant les lacunes observables en ce domaine. Je mettrai aussi en lumière un certain nombre de problèmes liés à l’ergonomie des principaux modèles théoriques, ce qui justifie selon moi leur reconfiguration dans l’optique d’une transposition didactique des typologies existantes. Cela m’amènera à proposer un modèle original, que je mettrai à l’épreuve par ma lecture de l’album de Christin et Juillard.
Philippe Sohet, dans son effort de didactisation d’une bande dessinée d’Edmond Baudoin, commente de la manière suivante une planche caractérisée par des effets de symétrie:
Ces ajustements graphiques nous rappellent qu’une planche ne se réduit pas à une succession de cases, elle est surtout un espace où cohabitent des vignettes. Si la «lecture» d’une bande dessinée est séquentielle, case par case, il ne faut pas perdre de vue que son appréhension visuelle est d’abord globalisante, l’œil percevant la planche dans son ensemble. Cette réalité correspond à la dimension «tabulaire» de la planche. Il est donc possible de penser cette cohabitation, de l’organiser en fonction de certaines fins. (Sohet 2010: 66)
Pour les enseignants soucieux de mettre en avant les spécificités du langage de la bande dessinée, il est en effet difficile de faire l’impasse sur l’un des aspects les plus saillants de ce médium, à savoir le fait que la séquence de cases est projetée à la surface de son support, ce qui entraine l’émergence d’effets liés à la coprésence des images. Pourtant, en dépit de la reconnaissance de cette «dimension tabulaire», où se joue en partie le sens du récit, de nombreux manuels se caractérisent par une carence d’outils permettant de traiter cet aspect. L’ouvrage de Sohet, par exemple, possède des sections intitulées «La planche comme composition» (2010: 63-67), «La panopticité» (2010: 68-73) et «La stratégie du site» (2010: 73-80), mais, fidèle à une approche dont l’objectif est surtout de dégager la spécificité de l’œuvre de Baudoin, il ne propose aucun principe général de «composition» ou d’organisation de cette «panopticité», ce qui réduit considérablement la transférabilité de cette lecture vers d’autres contextes. Plus récemment, dans les manuels publiés par Marie-Hélène Marcoux, pourtant très systématiques dans leur approche du langage de la bande dessinée, la description de la dimension tabulaire est totalement absente du manuel destiné aux niveaux primaires (2018), alors que pour le niveau secondaire, les mises en page régulières sont érigées en matrices pour toutes les autres formes de composition, ce qui l’amène à leur attribuer une valeur esthétique que l’on peut juger excessive:
Le gaufrier sert de modèle pour disposer les cases de façon harmonieuse et visuellement attrayante. Il est normal que certaines scènes importantes ne puissent pas correspondre au format plus contraignant de six ou neuf cases. Le bédéiste a parfois besoin de plus de cases […] pour illustrer une scène d’action rapide. Il choisira donc de varier, selon ses besoins, le gaufrier classique. (Marcoux 2016: 30)
À côté du «gaufrier», il existe pourtant bien d’autres types d’organisation de l’espace paginal, que l’on peut qualifier, selon les auteurs, de mises en page «semi-régulière», «irrégulière», «rhétorique», «décorative» ou «productrice» (Chavanne 2010 ; Groensteen 1999 ; Peeters 2003). Renaud Chavanne rappelle en outre que «contrairement à ce que l’on pourrait être tenté de penser, les compositions régulières ne sont pas nécessairement les plus anciennes attestées de la bande dessinée» (2010: 57). La question se pose donc de savoir si, pour construire un savoir scolaire sur la «panopticité» ou la «planche comme composition», il suffit de renvoyer à ces typologies savantes et aux terminologies qui en découlent. Et si c’est le cas, quel modèle choisir?
Jusqu’à récemment, je m’appuyais dans mes cours2 sur les modèles élaborés par Benoît Peeters (1991) et Thierry Groensteen (1999), qui sont les plus fréquemment cités dans la recherche francophone3. Si les types dégagés par ces deux auteurs sont relativement faciles à expliquer et à illustrer avec des exemples choisis4, en revanche, le passage à un usage empirique se révèle beaucoup moins aisé. Mon expérience m’a notamment permis de constater l’existence de difficultés persistantes, pour un grand nombre d’étudiants, quand il s’agissait de classer certaines mises en page d’apparence plutôt banale, mais qui se situaient en dehors des catégories, ou plutôt qui cumulaient des traits contradictoires invitant à les classer dans plusieurs catégories simultanément. Ces modèles ont pour eux la simplicité des critères qui sont au fondement des catégorisations, mais l’analyse d’œuvres singulières ne cesse de mettre en évidence l’existence de cas indécidables. Au début, je suggérais de sélectionner la typologie correspondant le mieux à l’objet étudié, voire de nommer différentes classifications possibles, en mettant en évidence les traits qui les rapprochent de tel ou tel type, ce qui n’était au fond guère satisfaisant. Au lieu d’offrir un levier pour l’interprétation, les typologies finissaient par devenir des obstacles bloquant l’analyse dans sa phase descriptive, au lieu de l’orienter vers une réflexion sur la fonction du dispositif.
En contexte scolaire, quand on présente une planche et que l’on porte la discussion sur sa dimension tabulaire, il est pourtant difficile d’échapper à la question de savoir comment décrire telle ou telle mise en page et à l’interrogation qui découle de cette difficulté: pourquoi tel ou tel dispositif ne se laisse pas facilement classer? Si cela concerne une œuvre expérimentale, on pourra en conclure que la valeur de l’objet se fonde, en partie du moins, sur son écart créatif vis-à-vis des principes de compositions habituels. Mais si l’on rencontre le même problème à la lecture d’un album d’André Juillard et de Pierre Christin, qui s’inscrit dans la droite ligne de la tradition franco-belge, alors il faudra en conclure que l’outil mobilisé pour l’analyse souffre d’un défaut d’ergonomie.
La théorisation de la mise en page en bande dessinée est marquée par un déficit chronique de mises à l’épreuve empiriques et la réflexion portant sur la transposition didactique des modèles pourrait être l’occasion de remédier à ce problème. Dans le domaine de la didactique de la bande dessinée, Nicolas Rouvière, à la suite de Jean-Paul Meyer (2019: 164, n. 19), dénonce également les «limites des typologies actuelles» (2019: 372), tout en insistant sur le rôle que pourrait jouer la didactique dans la théorisation de la bande dessinée:
Il est enfin un dernier argument, sans doute le plus décisif, pour reconsidérer sans mépris aucun l’apport que peut représenter la sphère éducative pour une meilleure connaissance de la bande dessinée. En effet, les difficultés à caractère didactique que rencontrent les enseignants quand il s’agit de faire étudier la BD en classe correspondent très souvent à des nœuds épistémologiques qui se trouvent au cœur de la spécificité du médium. Ainsi en va-t-il de la notion d’hypercadre, qui a constitué l’une des difficultés les plus importantes pour la théorisation sémiotique de la bande dessinée. (Rouvière 2016: 372)
L’objectif de cet article sera précisément de tenter d’améliorer l’ergonomie des typologies existantes en élaborant un modèle en partie original, qui soit à la fois plus facile à enseigner, plus souple et plus efficace pour décrire l’organisation tabulaire des planches. On pourrait contester l’intérêt d’un tel outil en arguant que l’interprétation des effets découlant de l’organisation spatiale des récits graphiques pourrait se passer d’une description standardisée, ainsi que l’illustre l’approche du récit graphique de Boudoin par Sohet. D’ailleurs, les didacticiens dénoncent souvent les dérives d’un enseignement qui se contenterait de transmettre une terminologie ou un bagage technique au lieu de s’attacher à dégager le sens de l’œuvre:
Enseigner la bande dessinée est un défi que l’enseignement scolaire doit relever, en particulier pour établir des liens entre la littératie traditionnelle et les nouvelles formes de culture médiatique. Mais il ne s’agit pas seulement de former des lecteurs experts et critiques, aussi bien à l’aise dans le monde des lettres que celui des représentations figuratives, pour démêler des productions discursives combinant des codes variés. Il s’agit aussi de former des lecteur sensibles, impliqués, entrant en résonnance symbolique avec les œuvres, pour s’accomplir à part entière comme sujets-interprètes. (Missiou 2019: 98)
J’essaierai de montrer, en m’appuyant sur la lecture du Long Voyage de Léna, que le fait de discuter de la mise en page des planches en se fondant sur une grille d’analyse permet de sensibiliser les apprenants à une dimension souvent négligée lors de la lecture, tout en élargissant le champ de leur expérience esthétique. Ainsi que l’affirme Elizabeth Rosen, l’étude de leur dimension tabulaire souligne que les bandes dessinées «remettent en question la plupart des façons dont nous avons appris à lire: de gauche à droite, de haut en bas, de façon linéaire et progressive» (2009: 58). Jesse Cohn insiste quant à lui sur le fait que de nombreux lecteurs, habitués à cette lecture linéaire, négligent les effets qui se construisent à l’échelle de la page, ce qui réduit considérablement leur horizon esthétique et les amène à lire les bandes dessinées comme des romans ordinaires5:
Parfois, en lisant un roman graphique, nous pouvons perdre de vue le fait que nous regardons une page. En effet, pour la plupart de nos élèves, habitués à considérer la bande dessinée comme une lecture facile, leur regard passe assez rapidement sur les pages, qui sont généralement conçues pour ne pas interrompre cette fluidité ; ils voient des personnages agissant dans le temps, et non un dessin étendu dans l'espace. (Cohn 2009: 44)
Cohn confesse avoir rencontré des résistances quand il s’agissait d’attirer l’attention de ses étudiants sur l’aspect proprement graphique des récits en bande dessinée. Il ajoute que si cette dimension devient évidente lorsqu’il confronte sa classe à des œuvres expérimentales, à l’instar des romans graphiques de Chris Ware, la grande majorité des bandes dessinées exigent de disposer d’un cadre interprétatif permettant d’identifier les procédures standardisées à travers lesquelles les récits «occupent l’espace» (2009: 44). Il s’agit par conséquent de découvrir des principes généraux de composition, que Cohn compare avec l’art du montage hollywoodien enseigné dans les cursus d’études cinématographiques6. Il ne s’agit pas de confondre le découpage filmique avec l'organisation tabulaire du récit, qui sont des opérations totalement différentes, mais d’insister sur l’importance d’objectiver les logiques sous-jacentes au montage cinématographique et à la mise en page de la bande dessinée pour que ces configurations narratives soient perçues au-delà des automatismes culturels qui les invisibilisent.
Par ailleurs, outiller les apprenants avec une typologie de techniques narratives permet de discuter de phénomènes qui transcendent le cas particulier, posant par exemple la question des parentés et des filiations entre les œuvres, tout en permettant de mettre au jour des procédures standardisées qui donnent forme aux productions sérielles de la culture médiatique7. Mobiliser de tels cadres interprétatifs permettrait par conséquent sans nul doute de renforcer la littératie médiatique des apprenants (cf. Lebrun, Lacelle & Boutin 2012).
Tabularité des récits graphiques et typologies des mises en page
Dans un article pionnier, Pierre Fresnault-Deruelle (1976) définit la bande dessinée comme un produit culturel écartelé entre la linéarité du strip et la tabularité de la planche. Cette double dimension a amené Thierry Groensteen à souligner l’existence de deux modes d’appréhension des rapports entre les images dessinées. Dans une terminologie qu’il emprunte à Jean Ricardou (1978), il évoque une arthrologie restreinte et une arthrologie généralisée. L’arthrologie, en médecine, consiste en l’étude des articulations entre différents membres du corps humain. En bande dessinée, cette double logique articulatoire souligne que les cases – qui constituent l’unité fondamentale de la bande dessinée – ne font pas que se succéder linéairement, comme une suite de mots, mais forment également un réseau entre des éléments occupant différents lieux disséminés dans l’espace graphique. L’étude des relations qui se tissent au sein de cet espace consiste, toujours selon la terminologie de Groensteen, à mettre en lumière un «tressage iconique», c’est-à-dire un réseau qui se déploie dans une dimension tabulaire et plus seulement linéaire. A priori, ce tressage peut se déployer à n’importe quelle échelle de l’œuvre imprimée, Groensteen insistant sur le fait que les images facilitent une saisie rapide du sens, ce qui invite, davantage que dans d’autres genres d’imprimés, à naviguer librement à la surface des pages et au feuilletage des albums:
La bande dessinée est fondamentalement une littérature qui ne dissimule rien, qui s’offre à une possession entière et sans reste: on la découvre rien qu’à la feuilleter, on navigue à sa surface sans oblitérer ce qui précède et en ayant déjà un œil sur ce qui arrive. (Groensteen 2011: 82)
Au sein de ce système, qualifié de «spatio-topique», se pose en particulier la question de l’étalement des images à la surface des planches et des effets qui découlent de leur configuration paginale. Comme l’explique Groensteen:
Parmi les diverses opérations qui assurent l’intégration des composantes d’une bande dessinée, celle qui a le plus particulièrement pour fonction de régir les paramètres spatio-topiques est communément désignée sous le terme de «mise en page». (1999: 107)
Benoît Peeters est probablement l’un des premiers auteurs à avoir proposé une typologie des mises en page8. Selon son approche, deux critères sont retenus pour classer la composition des planches: d’une part, l’interdépendance ou l’autonomie entre le tableau et le récit ; d’autre part, le rapport de domination, respectivement de la fonction narrative ou de la tabularité. En croisant ces critères, Peeters (2003: 49) obtient un tableau à double entrée définissant quatre types de composition, qui renvoient respectivement à une utilisation rhétorique, conventionnelle, productrice ou décorative de la mise en page.
Tableau 1: Typologie des mises en page selon Benoît Peeters.
Les mises en page rhétorique et conventionnelle sont donc dominées par la fonction narrative, mais elles s’opposent sur le plan de la variabilité des cases. Dans la mise en page rhétorique, le format s’adapte au contenu tandis que dans le dispositif conventionnel, il n’y a pas d’interdépendance, le format adoptant une grille régulière, aussi appelée «gaufrier» (Peeters 2003: 51). Au sujet de la mise en page conventionnelle, Peeters affirme par ailleurs qu’il s’agit d’un «système fortement codifié, où la disposition des cases dans la planche, à force de se répéter, tend à devenir transparente» (2003: 52). Les mises en page décorative et productrice se caractérisent quant à elles par une dominance du tableau, mais la première est exploitée à des fins purement esthétiques, tandis que la seconde engendre des effets qui modifient l’appréhension du récit.
Si les mises en page dites rhétoriques ou conventionnelles sont relativement faciles à identifier, il est plus difficile de différencier concrètement les utilisations décoratives ou productrices. L’appréciation de la fonction du dispositif et la détermination du point de bascule à partir duquel on peut considérer que la dimension tabulaire devient dominante reposent en effet sur des critères subjectifs. Jan Baetens et Pascal Lefèvre ont d’ailleurs montré que ces qualificatifs pouvaient très bien s’utiliser en relation avec le «gaufrier», que Peeters range pourtant dans la catégorie des usages conventionnels. Par exemple, de nombreuses pages de Watchmen exploitent des effets de symétrie ou des compositions en damier jouant sur le contraste des couleurs, ce qui renforce l’une ou l’autre de ces fonctions:
Ce qui fait la force de l’album, sous l’angle du cadrage, c’est l’utilisation du principe conventionnel selon des logiques en fait contradictoires. Ainsi la plus neutre de toutes les mises en page – la fragmentation de la planche en neuf vignette analogues – connaît aussi un emploi producteur. La symétrie du modèle de base pousse à doter un chapitre entier d’une structure symétrique globale et de faire miroiter les successives pages de la première partie de cette section dans les planches équivalentes de la seconde moitié. Par ailleurs de nombreuses planches de Watchmen revêtent sûrement, en premier lieu par la distribution réglée, souvent en damier, des contrastes chromatiques, un aspect décoratif et ne peuvent pas ne pas être déchiffrées comme un espace plastique. (Baetens & Lefèvre 1993: 60)
Groensteen propose quant à lui une typologie un peu différente, ce qui l’autorise à envisager l’existence de gaufriers productifs ou décoratifs. Reprenant l’exemple de Watchmen discuté par Baetens et Lefèvre, il est conduit à critiquer le qualificatif de conventionnel pour définir le gaufrier, car cette mise en page exacerberait les correspondances non linéaires qui peuvent être tressées entre des cases isomorphes:
La mise en page régulière est donc aussi celle qui exalte certains effets de tressage parce qu’elle leur permet de produire les agencements les plus simples et prégnants du point de vue perceptif, et parce qu’elle renforce les correspondances entre lieux prédéterminés. (Groensteen 1999: 114)
Le principe retenu par Groensteen pour analyser une mise en page repose sur les réponses données à deux questions, apparemment très simples:
a / Est-elle régulière ou irrégulière?
b / Est-elle discrète ou ostentatoire? (Groensteen 1999: 114)
En croisant ces deux critères, Groensteen reconstruit une typologie à quatre termes:
- régulière et discrète ;
- régulière et ostentatoire ;
- irrégulière et discrète (ce qui correspond à la mise en page «rhétorique» classique) ;
- irrégulière et ostentatoire. (Groensteen 1999: 115)
Le problème découlant de ce modèle, c’est qu’il ne précise pas quel degré de régularité correspond au juste l’expression «mise en page régulière» et il n’indique pas davantage selon quel critère il est possible de décider que telle ou telle composition devient ostentatoire. En effet, Groensteen mentionne la possibilité de rencontrer, au sein d’une mise en page régulière, des rupture saillantes, sans que cette modification du gaufrier ne fasse basculer ce dernier du côté des organisations irrégulières:
[La mise en page régulière] possède enfin cette ultime vertu, de ménager la possibilité de ruptures soudaines et spectaculaires avec la norme posée d’abord. Dans un album dont les pages sont régulières, une page qui se distingue soudain par une configuration spéciale obtiendra un impact très fort […]. Au lieu que, quand toutes les vignettes sont discriminées par des formats différents – comme le propose l’option rhétorique –, il est plus difficile d’en faire vraiment ressortir aucune. (Groensteen 1999: 114-115)
On voit ainsi que l’opposition la plus élémentaire, à savoir celle entre régularité et irrégularité, pose la question du seuil à partir duquel on passe d’un prototype à l’autre, puisque Groensteen – comme Peeters9, d’ailleurs – suggère que des variations locales du gaufrier ne remettent pas en cause le type de base auquel se rattache la composition. Quant à la fonction de ces ruptures, Groensteen considère qu’elles peuvent renforcer le caractère ostentatoire de la mise en page, faisant basculer une mise en page conventionnelle dans un registre décoratif ou productif, ou qu’elles peuvent tout aussi bien répondre à la simple nécessité d’adapter le format de la case à son contenu narratif, ce qui la rapprocherait d’un usage rhétorique.
Cette possibilité de considérer que certaines planches irrégulières ne représenteraient que des variations du gaufrier pose non seulement la question du seuil à partir duquel une irrégularité peut être jugée pour elle-même, mais également de l’échelle à partir de laquelle caractériser une mise en page. Faut-il considérer l’ensemble de l’œuvre, que l’on classerait dans l’une ou l’autre de ces catégories de base – régulière ou irrégulière pour Groensteen, conventionnelle ou rhétorique pour Peeters – et définir ensuite, sur cette base, des passages qui offriraient des variations de cette matrice, ou vaut-il mieux s’attacher à décrire chaque planche dans sa relative autonomie vis-à-vis de l’œuvre globale? La question est d’autant plus actuelle que de nombreux romans graphiques contemporains jouent sur une forte hétérogénéité de registres, accentuée par l’esthétique discontinue du chapitrage et des compositions paginales10. On comprend mieux sur cette base la perplexité des étudiants confrontés à des mises en page irrégulières, que l’on devrait définir comme des variantes, ostentatoires ou discrètes, d’une mise en page régulière, dont la fonction pourrait être aussi bien productrice que décorative ou rhétorique.
Avant de proposer une alternative, je mentionnerai un dernier cadre théorique, un peu moins connu, mais qui a le mérite d’être fondé sur une base empirique, à savoir l’étude systématique des mises en page d’Edgar P. Jacobs par Renaud Chavanne (2005). Dans une tentative de généralisation ultérieure de son modèle, Chavanne réarrange les typologies de Peeters et Groensteen en proposant un modèle simplifié à trois pôles:
Poursuivant, développant et approfondissant l’analyse de nos prédécesseurs, nous identifions trois grands principes de composition susceptibles de s’appliquer aux œuvres organisées par bandes: le principe de régularité, le principe de semi-régularité et le principe rhétorique. (2010: 27)
Chavanne reprend donc de Peeters le «principe rhétorique» et emprunte à Groensteeen le «principe de régularité», mais il introduit un pôle intermédiaire, qu’il appelle «principe de semi-régularité11», qui règle en quelque sorte la question du seuil entre les deux dispositifs. Outre l’introduction de cette catégorie, l’une des innovations majeures apportée par Chavanne consiste à souligner, davantage que ne le font Peeters et Groensteen, le fait que ces trois prototypes ne sont que des pôles et que leur concrétisation au sein d’une œuvre procède d’une logique combinatoire, débouchant sur un «mélange de ces principes»:
[O]n pourrait venir à penser de ce qui précède qu’il existe une séparation étanche entre ce qui procède de la rhétorique et ce qui appartient à la régularité, et, dans un moindre degré, entre la semi-régularité et la rhétorique. Il n’en va pas ainsi. Bien sûr les définitions de ces principes de composition sont suffisamment fortes pour qu’elles permettent de distinguer des constructions effectivement différentes, et que cette distinction se conforme à l’observation […]. Mais rien ne justifie l’impossibilité d’une combinatoire, d’un mélange des principes. (Chavanne 2010: 153).
Au lieu de penser les rapports sous forme de choix binaire ou de tableau à double entrée, il faudrait ainsi se représenter les types de mises en page possible comme des pôles se répartissant sur un spectre allant de la mise en page rhétorique à la mise en page régulière en passant par différents stades intermédiaires. On peut aussi retenir du modèle de Chavanne la notion de matrice, qui désigne une configuration de base présidant à la construction de l’œuvre, laquelle se distingue des concrétisations locales et plus ou moins divergentes de telle ou telle planche dans son état publié:
Lorsqu’il s’engage dans la création d’une bande dessinée, le dessinateur s’astreint presque systématiquement à un certain nombre de contraintes de composition. Ces contraintes peuvent lui être imposées, ou il peut les choisir de lui-même. Ce choix peut être fait en pleine connaissance de cause, comme il peut résulter d’une habitude, d’une tradition que l’on reproduit sans même s’en apercevoir. Il s’agira par exemple du format de la bande dessinée (une page? de quelles dimensions? une partie d’une page plus grande occupée par d’autres éléments que la bande dessinée?), du nombre de vignettes par bande (fixe, variable, dans quelles proportions?), du nombre de bandes se succédant sur l’espace de composition (fixe? variable?), de la hauteur de ces bandes (toujours semblable ou fluctuante?), de la régularité ou non de la dimension des cases, et ainsi de suite. L’ensemble de ces contraintes de composition, nous les appellerons la matrice de l’œuvre. (Chavanne 2010: 15)
Il faut donc souligner l’intérêt de la notion de matrice et du principe de gradualité introduits par Chavanne, mais on peut regretter la disparition de la dimension ostentatoire ou de ce que Peeters définissait comme des mises en page où le tableau domine. Plus exactement, les mises en page les plus ostentatoires sont bien envisagées dans les derniers chapitres de l’ouvrage, mais libérées de leur dépendance envers la linéarité de la bande, elles font l’objet d’une nomenclature de plus en plus foisonnante, ce qui complexifie son usage12. En outre, la catégorie «semi-régulière» apparait, comme son nom l’indique, comme une dérivation de la mise en page régulière, plus que comme une véritable catégorie intermédiaire, ainsi qu’en témoigne cette citation:
[L]a régularité de composition peut se transformer en une contrainte terrible voire paralysante. C’est probablement alors qu’apparaissent les avantages des compositions semi-régulières. […] Une composition semi-régulière dérive directement d’une composition régulière, dont elle est en quelque sorte une altération. De la composition régulière, la semi-régulière retient le principe d’invariance des dimensions des bandes et des vignettes. La matrice élémentaire qui sous-tend de manière simple et sans aucune équivoque les compositions régulières, est toujours immédiatement perceptible dans une composition semi-régulière. Pour parler autrement, on peut dire que la grille de base, que le gaufrier de la composition régulière apparaît immédiatement et sans difficulté sous une composition semi-régulière. (Chavanne 2010: 49)
Chavanne n’envisage donc pas le cas où une mise en page semi-régulière serait dérivée d’une matrice rhétorique, ce qui est pourtant fréquent dans l’œuvre de Hergé, par exemple quand ce dernier met en scène le récit de Tchang dans Tintin au Tibet, qui prend la forme, au sein d’une mise en page globalement rhétorique, d’un montage régulier de cases isomorphes montrant en alternance le narrateur et des fragments de son récit et produisant un effet de damier qui préfigure les compositions décoratives que l’on rencontre dans Watchmen. On peut citer également une double page célèbre rattachée au flashback du Secret de la licorne dans laquelle Hergé joue sur des effets de symétrie entre deux grandes cases spectaculaires montrant des navires et un combat entre des marins et des pirates, qui contrastent avec une séquence de petites cases de format identique, où l’on peut suivre les mésaventures burlesques du capitaine Haddock mimant l’événement.
L’idée que la mise en page semi-régulière serait la dérivation d’une composition régulière et qu’en outre elle aurait pour fonction essentielle d’assouplir une contrainte de production conduit Chavanne à négliger les cas, pourtant nombreux, où un mélange de régularité et d’irrégularité confère à la planche une valeur ostentatoire ou productrice. Il me semble que ce genre de dispositif, que j’appellerai pour ma part mise en page architecturée, est susceptible de se rencontrer aussi bien dans une œuvre dominée par une matrice rhétorique que fondée sur le principe du gaufrier. J’ajouterai que ce dispositif peut même devenir une matrice en soi dans des récits graphiques exploitant pleinement la dimension tabulaire de la bande dessinée. Cette catégorie a aussi l’intérêt d’offrir une base pour regrouper la très grande diversité des compositions occupant l’espace paginal d’une manière que l’on pourrait qualifier de créative.
Typologie circulaire et mise en page architecturée
On peut retenir plusieurs principes dérivés des modèles élaborés par Peeters, Groensteen et Chavanne en vue de leur réarticulation au sein d’un modèle que je tenterai de rendre plus souple et plus efficace pour un usage scolaire. Tout d’abord, on peut considérer que la mise en page rhétorique et le gaufrier ne posent pas de problème de repérage particulier, dans la mesure où ils renvoient à des standards historiquement attestés, qui continuent de structurer une partie importante de la production actuelle. Les termes eux-mêmes sont devenus courants dans le langage des spécialistes de la bande dessinée, à tel point qu’ils ne nécessitent plus de définition particulière dans leurs travaux. Quand il s’agira d’expliquer la nature de ces prototypes à des apprenants, on se contentera de rappeler que le gaufrier consiste en un découpage régulier de la page, qui forme une grille, alors que la mise en page rhétorique consiste à adapter le format des cases au contenu représenté, ce qui induit un principe de variation plus ou moins aléatoire. On retiendra également le principe défini par Peeters, à savoir que le gaufrier est fondé sur une autonomie de l’organisation tabulaire, alors que la mise en page rhétorique adapte la mise en page aux contraintes de l’histoire représentée.
La clarté de cette opposition repose également sur un principe d’engendrement qui en constitue la raison d’être. Le gaufrier propose une organisation tabulaire standardisée, qui simplifie la mise en page, mais il complexifie le «cadrage» de l’action. À l’inverse, la mise en page rhétorique offre plus de souplesse pour mettre en scène le contenu narratif dans chaque case, mais elle complexifie l’agencement de ces cases dans l’espace du support. Dans un cas comme dans l’autre, on associera ces dispositifs à des matrices fondées sur un principe de production standardisée, ce qui explique que le dispositif tende généralement à s’invisibiliser au profit de la progression linéaire dans le récit et de l’immersion dans le plan de l’histoire.
En ce qui concerne les mises en page ostentatoires, c’est-à-dire celles dans lesquelles la dimension tabulaire devient plus saillante, on évitera de différencier les usages décoratif ou productif, car leur interprétation repose sur des critères trop subjectifs. Il me semble par contre que la catégorie introduite par Chavanne, qui consiste à proposer un pôle intermédiaire entre la régularité du gaufrier et l’irrégularité de la mise en page rhétorique offre une piste intéressante. Mais plutôt que d’en faire une simple dérivation de la mise en page régulière, il serait plus productif de lui conférer un statut propre et d’expliquer en quoi une irrégularité régulière ou une régularité irrégulière, est susceptible de renforcer la saillance de la dimension tabulaire de la planche. Pour ce troisième pôle, je propose d’utiliser l’expression de mise en page architecturée.
Ainsi que l’explique Catherine Labio, l'architecture «occupe depuis longtemps une place prépondérante dans la bande dessinée» (2015: 312). Elle explique qu’il ne s’agit pas seulement d’un sujet «médiagénique13» pour les récits graphiques, mais que cette thématique constitue également une mise en abîme du dispositif, car «la dimension architecturale de la page est une caractéristique essentielle du genre» (2015: 315, n. 7). Labio va plus loin en associant les déformations productrices que l’on peut observer dans les mises en page de Winsor McCay aux principes esthétiques de l’art nouveau, qui dominaient son époque. Dans le même registre, Alain Boillat, à la suite de Vincent Amiel, souligne qu’au sein d’une série comme Les Cités obscures – scénarisée par Benoît Peeters et dessinée par François Schuiten, lui-même fils d’architecte – on peut observer une «convergence entre l’architecture de la ville et celle de la planche» (2018: 143). Boillat rapproche cette conception ostensiblement architecturée du modèle de la mise en page productrice, que Peeters valorise dans ses travaux théoriques:
Dans un art de l’espace comme la bande dessinée où la disposition des cases sur la planche appelle un niveau de lecture tabulaire (facultativement subsumé en partie par la lecture linéaire), la démarche à l’œuvre dans les Cités obscures constitue intrinsèquement un renvoi aux conditions fondamentales de la création/réception de la BD. […] À travers les exemples qu’il convoque (Winsor McCay, Régis Frank et Fred) pour illustrer sa typologie, on comprend bien que c’est une utilisation dite «productrice» (par opposition à celles respectivement qualifiées de «conventionnelle», «décorative» et «rhétorique») qu’il entend valoriser dans la production contemporaine (et par conséquent dans la sienne propre), c’est-à-dire une mise en page obéissant au principe selon lequel «c’est l’organisation de la planche qui semble dicter le récit» (Peeters 1998: 68). (Boillat 2018: 143)
En résumé, même si n’importe quelle mise en page peut être considérée comme une forme d’architecture graphique, on pourrait utiliser l’étiquetage mise en page architecturée pour renvoyer plus spécifiquement à une configuration que l’on qualifierait, dans une autre terminologie, de productrice ou d’ostentatoire. Ce troisième pôle pourra également être défini formellement comme une composition au sein de laquelle des irrégularités locales s’inscrivent dans une configuration de rang supérieur, ce phénomène correspondant par exemple aux effets de symétrie, de contraste ou de hiérarchie qui relient des éléments hétérogènes au sein de la page. Parmi les cas typiques de compositions architecturées, on pourra mentionner par exemple les cases en médaillon placées au milieu de la planche, que l’on trouve parfois chez Jacobs, ou ces grandes cases qui viennent rompre la régularité d’un gaufrier en occupant toute la largeur d’un strip, qui sont fréquentes chez Frederik Peeters. On inclura également les compositions jouant sur des contrastes de couleur ou des correspondances graphiques non linéaires, qui abondent dans les compositions de Watchmen. Il faut rappeler en effet que l’architecture de la page ne passe pas nécessairement par des variations affectant la forme des cases: ainsi que l’ont montré Baetens et Lefèvre (1993: 60), les contrastes de couleurs au sein d’un gaufrier ou d’une mise en page rhétorique peuvent très bien créer des effets saillants à l’échelle de la planche ou de la double planche.
Enfin, il faut noter que les principes de composition peuvent varier au fil d’une œuvre, et que même à l’échelle d’une planche, on peut observer localement différents principes qui se combinent en se superposant les uns aux autres. Ces métissages, qui font parfois glisser une mise en page d’une matrice vers un pôle différent, tout en conservant certains traits inhérents au dispositif de base, soulignent l’importance de disposer d’une typologie suffisamment souple pour ménager des lieux intermédiaires, situés à une plus ou moins grande distance d’un pôle ou de l’autre.
De manière à conserver ces nuances tout en échappant à la question souvent insoluble des «seuils» qui font basculer une mise en page d’une catégorie à une autre, je propose de réarticuler ces trois prototypes (rhétorique, gaufrier, architecturé) au sein d’un continuum, lui-même structuré par les oppositions mises en évidence par Groensteen. Cette articulation serait impossible dans une modélisation sous la forme d’un tableau à double entrée, mais elle peut néanmoins être envisagée dans le cadre d’un typologie circulaire inspirée des travaux du narratologue allemand Franz Karl Stanzel (1955). Dans ce genre d’approche, les prototypes de mises en page s’articulent au sein d’un espace polarisé par deux axes: régularité/irrégularité, discret/ostentatoire. Suivant le modèle de Groensteen et de Peeters, la mise en page rhétorique correspond à un pôle situé dans le quart «irrégulier/discret» alors que le gaufrier se situe du côté «régulier/discret». Enfin, le pôle de la mise en page architecturée se situe sur le versant ostentatoire, mais à l’entrecroisement entre régularité et irrégularité.
Ce modèle possède la caractéristique de ménager des lieux intermédiaires, que l’on peut considérer comme des sous-types dérivant des trois pôles principaux. On peut ainsi mentionner les mises en page semi-régulières de Chavanne, qui partagent la discrétion des pôles rhétorique et du gaufrier tout en se situant à mi-chemin entre les deux dispositifs sur le plan de leur régularité. On peut aussi situer dans ces espaces intermédiaires des mises en page rhétoriques ou dérivant d’un gaufrier, mais qui partagent certains traits du pôle architecturé. Ce schéma circulaire permet enfin de décrire des variations observables localement au sein d’une même œuvre entre des mises en page susceptibles de s’écarter de manière plus ou moins ostensiblement de la matrice dont elles dérivent.Schéma 1: Typologie circulaire des mises en page
Notons malgré tout que quelques types de composition échappent à cette typologie, laquelle repose fondamentalement sur la possibilité de définir l’agencement d’une séquence d’information (généralement narrative) au sein d’une unité graphique de rang supérieur. Les bandes dessinées qui adoptent une mise en page flottante, c’est-à-dire dépourvue de cadres facilitant le repérage de l’agencement des cases dans l’espace de la planche, mais aussi les dispositions en ruban continu ou suivant une logique de diaporama – qui sont en train de devenir majoritaires dans le domaine de la production numérique14 – échappent à cette logique, car un tel mode de présentation, ainsi que l’explique Groensteen, «déterritorialise chaque image, masquant ou ruinant l'ensemble des liens tissés à la surface de la page» (2011: 72). Ces limites admises, nous allons voir comment l’analyse des mises en page dans un album tel que Le Long Voyage de Léna est susceptible de bénéficier de notre typologie. L’objectif ne sera pas, dans ce cas précis, de rattacher l’ensemble de l’œuvre à un pôle ou à un autre, mais plutôt de dessiner les contours d’une matrice permettant de souligner comment, localement, telle ou telle mise en page investit la dimension tabulaire de l’album en vue de produire tel ou tel effet ou de s’adapter à telle ou telle contrainte. La valeur essentielle de cette approche sera d’objectiver différentes manières d’occuper l’espace et de rendre ainsi possible l’interprétation de la valeur de chacune des compositions.
Mettre en page Léna
Déterminer la matrice à laquelle se rattache l’œuvre de Christin et Juillard n’est pas chose aisée dans la mesure où cette bande dessinée offre une grande diversité de mises en page. Un regard distant pourrait en conclure que l’irrégularité évidente de ces compositions renvoie à une matrice rhétorique, exemplifiée dès l’incipit. Dans cette première planche (qui correspond à la page trois de l’album imprimé), l’irrégularité apparente se révèle beaucoup plus complexe quand on l’analyse de manière plus détaillée en se penchant sur sa genèse.
Image 1: Le Long Voyage de Léna, p. 3 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Image 2: Storyboard, planche 1 © André Juillard & Pierre Christin 2005
On constate que le storyboard, contrairement à la planche finale, présente une structure plus régulière, car on n’y trouve pas de variations au sein des cases du premier et du troisième strip. Dans ce travail préparatoire, on voit néanmoins que le gaufrier de base est modifié pour signifier graphiquement que Léna se trouve seule dans le tramway, l’élargissement du cadre permettant de montrer les sièges vides qui l’entourent. Ce procédé fait passer le strip d’un régime régulier de trois cases à une disposition en deux cases de formats différents. Si l’on observe la version finale, on constate que Juillard introduit une seconde variation dans le format des vignettes du premier strip et du troisième strip: les cases centrales montrant la protagoniste cadrée en «plan taille» apparaissent plus étroites que les cases situées sur les bords, qui sont davantage orientées sur la monstration du décor («plan moyen» ou «plan pied»). Cette irrégularité et ces correspondances thématiques produisent une symétrie axiale verticale et, pour les deux strips extérieurs, également horizontale, ainsi qu’une symétrie centrale entre les quatre coins opposés de la page. Ces cases isomorphes et solidaires accentuent ainsi légèrement la visibilité de la dimension tabulaire, ce qui rapproche la configuration du pôle architecturé. On voit ainsi comment deux phases d’élaboration d’une même planche, en dépit de variations que l’on pourrait juger quasi imperceptibles, peuvent néanmoins se situer différemment par rapport à différents pôles de notre typologie, laquelle contribue ainsi à visibiliser le travail graphique du dessinateur: dans un premier état, un gaufrier devient semi-régulier par la fusion de deux cases, ce qui le rapproche du pôle rhétorique, puis dans la mise en page finale, on observe un glissement vers le pôle archtiecturé par un jeu de correspondances formelles et thématiques construisant des effets de symétrie au sein de l’irrégularité du dispositif.
Images 3 et 4: Storyboard, planches 53 et 53bis
© André Juillard & Pierre Christin 2005
Image 5: Le Long Voyage de Léna, p. 55
© Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
On observe la même tendance à s’écarter du gaufrier dans les planches finales de l’album, l’effet étant particulièrement visible dans la version «encrée» du storyboard, car le tracé du stylo rend le cadre des cases plus ostentatoire15. À cette étape, on perçoit encore clairement la présence du gaufrier, qui a évolué par fragmentation horizontale et verticale pour s’adapter au contenu du scénario. On constate en outre, dans la dernière case, que le corps de Léna déborde du cadre au lieu que celui-ci s’adapte à son contenu. D’un côté, ce débordement crée un effet architectural dans le storyboard en créant un contraste ostentatoire avec le reste de la page, mais d’un autre côté, cela montre que nous sommes encore très éloignés du pôle rhétorique, puisque la case ne s’adapte pas à son contenu, l’auteur devant se résoudre à réduire le corps de Léna dans la version ultérieure pour la «recadrer».
En dépit de cette contrainte, évidemment plus forte sur la dernière case de la planche, la régularité matricielle du gaufrier finit par disparaitre presque complètement dans la version finale, qui offre une beaucoup plus grande hétérogénéité compositionnelle. On constate notamment, dans les cases 4 et 5, que le corps de Léna, qui est allongée sur le sable, impose une reconfiguration débouchant sur une superposition verticale de vignettes au format oblong, qui s’adaptent à leur sujet tout en s’écartant de la grille de départ, qui n’est plus perceptible que dans le premier strip. Dans les versions encrée et crayonnée, le découpage vertical et horizontal ne faisait pas «déborder» les cases du gaufrier, alors que dans la version finale, le strip du milieu présente une variation importante puisque les cases horizontales sont plus courtes que la somme de deux cases, ce qui laisse plus de place pour élargir les deux cases verticales de la fin du strip, qui peuvent ainsi déborder d’une simple case coupée en deux.
En amont du travail de composition auquel procède André Juillard, le scénario rédigé par Pierre Christin propose également un découpage qui témoigne déjà d’une réflexion sur la mise en espace du récit. Alors que le synopsis se présentait sous la forme d’un texte continu, organisé en paragraphes et en lignes de dialogues, le scénario est quant à lui segmenté en cases et en pages. Il est frappant de constater que les planches sont comptées par paires16 (2-3, 4-5, 6-7, etc.), ce qui montre que le scénariste pense d’emblée le récit en fonction des unités graphiques du produit final17. Pour chaque double page, Christin segmente ensuite le contenu en une quinzaine de cases adoptant une numérotation continue, laissant au dessinateur le choix de déterminer le lieu de l’articulation entre les deux planches. On constate d’ailleurs que les annotations manuscrites de Juillard induisent un redécoupage du scénario à partir du travail sur le storyboard: le dessinateur détermine d’abord la charnière entre les planches et procède ensuite à une renumérotation des cases pour la page de droite.
Image 6: synopsis et scénario
© André Juillard & Pierre Christin
Quant au choix de Christin de segmenter les doubles pages en une quinzaine de cases, il se fonde probablement sur un principe d’approximation. Ainsi que l’a précisé Juillard dans un entretien, ce scénario a été écrit sur mesure pour un dessinateur dont les œuvres les plus connues – par exemple sa série Les sept vies de l’épervier ou Le Cahier Bleu, qui lui a valu en 1995 le prix de l’Alph-Art au festival d’Angoulême – s’organisent généralement selon un format assez caractéristique: une mise en page en trois strips, que l’on peut qualifier d’aérée et qui met en valeur le dessin de Juillard, lequel apprécie de représenter des corps aux proportions réalistes dans des décors détaillés, ce qui exige de disposer de plus d’espace que ce que pourrait offrir un découpage sur quatre strips, pourtant assez répandu dans la bande dessinée franco-belge. En cela, Juillard apparait bien comme l’héritier d’Edgar P. Jacobs – dont il a d’ailleurs repris la série Blake et Mortimer – et non comme un continuateur du style d’Hergé, qui avait une approche beaucoup plus rhétorique18. Pour Juillard, une double page canonique consiste donc en une composition articulant deux grilles construites sur une matrice de trois bandeaux de trois cases, soit environ dix-huit cases, qui lui permettent ensuite de moduler des effets, soit à des fins rhétoriques, soit pour architecturer l’espace, souvent en jouant sur des effets de symétrie. Ce qui explique la raison pour laquelle Christin propose généralement trois ou quatre cases de moins que les dix-huit du gaufrier matriciel, c’est qu’il a conscience que le scénario, notamment quand il inclut de longs dialogues ou des récitatifs, exige un étalement de la matière narrative. Cet étalement peut impliquer une fragmentation du contenu en plusieurs «moments» (ce qui conduit à une augmentation du nombre de cases prévues par le scénario) ou une dilatation de la case (ce qui réduit le nombre de cases par rapport à la grille de départ). Par ailleurs, Christin compose avec le fait que le dessinateur doit conserver la liberté d’insérer des cases supplémentaires, fondées sur ce que l’on pourrait appeler des idées graphiques, auxquelles le scénariste n’aurait pas pensé mais qui peuvent surgir au moment de la création du storyboard ou lors de sa reconfiguration lors de l’élaboration de la planche finale.
Si l’on observe le passage du scénario (image 6) au storyboard (image 7), puis à la mise en page finale (image 8), la huitième planche passe ainsi de sept segments à neuf, puis dix cases. On voit notamment que la cinquième vignette est fragmentée in extremis pour isoler la monstration d’un pan du mur de Berlin, dont la nudité coïncide avec le récitatif «Je ne l’ai pas fait». Cette segmentation renforce à la fois l’effet de «virgule» au sein du récitatif, mettant la phrase en saillance, tout en invitant à associer la nudité du mur avec la présence silencieuse d’une pensée refoulée.
Image 7: Storyboard, planche 8 © André Juillard & Pierre Christin 2005
Image 8: Le Long Voyage de Léna, p. 10 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
On constate ainsi que les notions de matrice et de mise en page régulière et semi-régulière s’avèrent particulièrement opératoires pour définir le processus de création de l’œuvre, même si, dans la version publiée, l’album se situe davantage sur le rhétorique ou architecturé. L’espace graphique se construit progressivement sur la base d’un gaufrier de neuf cases, réparties en trois bandes, qui correspond à une sorte de modèle par défaut sur lequel se fondent aussi bien le dessinateur que le scénariste pour déployer la matière de leur récit. Ajoutons que cette matrice confère une sorte rôle hiérarchique par défaut à la cinquième case, du fait de sa position centrale dans la page, et cet effet est souvent accentué graphiquement ou exploité narrativement lors du passage du scénario à la mise en page finale. L’existence de cette matrice facilite indéniablement la coordination entre les deux auteurs et l’engendrement du récit graphique. On peut aller jusqu’à avancer que cette matrice rythme l’imaginaire de Juillard, comme elle organise l’univers graphique des références dont il s’inspire, sous la figure tutélaire de Jacobs. À partir de cette grille de départ, l’auteur peut procéder à divers ajustements pour occuper de manière optimale l’espace dont il dispose, ce qui oriente – suivant les options choisies – sa mise en page vers les pôles rhétoriques ou architecturés. Si ce gaufrier matriciel est parfois bien visible dans le storyboard, le second niveau de configuration, rattachable à la planche finale, opérera presque invariablement un glissement vers d’autres pôles19.
Si j’ai insisté dans un premier temps sur les ajustements de nature rhétorique que l’on observe non seulement dans l’incipit et l’excipit, mais également dans presque toutes les planches bavardes, qui doivent composer avec un espace saturé de textes, Juillard ne manque pas d’explorer des configurations paginales nettement plus ostentatoires. C’est le cas en particulier dans les planches les plus silencieuses de l’album, qui sont presque toutes fortement architecturées. Pour construire ces planches, Juillard exploite notamment des effets de symétrie centrale ou axiale produits par la variation des cases ou par des contrastes visuels ou thématiques, mais il exploite aussi souvent la valeur hiérarchique de l’image située au milieu de la planche.
Image 9: Storyboard, planche 20 © André Juillard & Pierre Christin 2005
Ces effets sont exploités dans la vingtième planche, où Juillard joue sur un allongement de la première et de la dernière case pour insérer le dessin détaillé de navires associés à un paysage maritime. Cette déformation construit un effet de symétrie centrale, invitant à contempler la structuration globale de la planche, dont le cœur est occupé stratégiquement par une représentation de l’héroïne. Même si l’isomorphisme du premier et du dernier strip n’est pas parfait, la proximité thématique du contenu des cases renforce la correspondance entre deux segments éloignés du récit qui cadrent la séquence. On remarque aussi, dans la diagonale opposée, un rapprochement entre les arbres de la mangrove, qui se répondent et dont la verticalité contraste avec l’horizontalité des navires. Cette planche montre également que l’effet d’achitecturation de l’espace est davantage prégnant dans ces pages en raison de leur thématique, dans la mesure ou le récit, très silencieux, invite davantage à une contemplation du monde représenté qu’à une lecture linéaire des événements de l’histoire.
Ce procédé va se généraliser vers la fin de l’album, en particulier dans les pages 46 à 54 (qui correspondent aux planches 44 à 52 dans le scénario). Ces pages, pratiquement muettes, se composent selon un principe presque invariant: la construction d’une symétrie axiale verticale à l’échelle globale de la planche (à deux ou trois exceptions près, notamment, pour des raisons clairement rhétoriques, dans le troisième strip de la page 48) et un portrait de Léna, dans une case étroite située centre de la planche, dont le format ne varie jamais, renforçant un effet de tressage iconique entre les pages. Cette architecture est particulièrement visible aux pages 46, 47, 52 et 54, dans la mesure où elle est renforcée par l’isomorphisme des strips 1 et 3 et par le caractère totalement silencieux des images, qui favorise un régime de lecture moins linéaire.
Image 10: Le Long Voyage de Léna, p. 52 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Dans les pages 48 à 53, cette case centrale fonctionne sur le modèle du montage alterné au cinéma: elle insère une référence au voyage en avion de l’héroïne au cœur de la scène focalisée sur les terroristes, quand bien même ces deux évènements ne se déroulent pas dans le même chronotope. Dans ce cas, on peut ajouter que le caractère architecturé de l’espace est renforcé par l’apparence de la vignette centrale, dont l’étroitesse et l’ambiance nocturne du voyage en avion de Léna contraste avec le contexte diurne et très lumineux des cases plus larges qui représentent l’action des terroristes. On peut également signaler l’effet découlant de la récurrence du procédé dans le degré de saillance de la configuration paginale.
Image 11: scénario du Long Voyage de Léna © André Juillard & Pierre Christin
Il est frappant de constater que cette idée, que l’on pourrait qualifier d’éminemment graphique, est trouvée par Juillard, qui est alors amené à transformer le scénario de Christin pour ajouter ces «inserts» de Léna. Lors d’un entretien qu’il nous a accordé, le dessinateur assume d’ailleurs la paternité de cette idée et en explique l’intérêt narratif:
Cela ne vient pas de Pierre Christin. Ce n’était pas dans le scénario. Cela vient de moi qui avais envie que Léna reste présente. […]C’était une façon de montrer que sa mission continuait bien qu’elle ne soit pas là.
La première occurrence est assez subtile, dans la mesure où Juillard suggère de remplacer un dessin de Lénine par un autoportrait de Léna, de sorte que la contemplation en surcadrage de ses croquis conduise à la replacer au cœur de la planche20, avant que le «montage alterné» se mette en place. L’effet est renforcé par un tressage iconique à l’échelle de la double page: dans la case correspondante de la page précédente, on trouve en effet un autre portrait de Léna, qui la montre installée dans son avion et située au lieu stratégique où le récit bascule d’un régime de focalisation exclusivement centré sur elle, à une perspective qui suivra ensuite le déroulement de l’action des terroristes. Dès la page suivante, Juillard introduit donc systématiquement, au sein du découpage proposé par Christin, une case supplémentaire avec la mention «insert Léna avion», tout en s’arrangeant pour la situer au milieu de la planche et pour l’inscrire dans une série de cases centrales isomorphes. Cet insert est d’ailleurs souligné graphiquement dans le storyboard par l’usage d’une couleur bleue, ajoutée à l’aquarelle, qui vient mettre en évidence la case ou le «dessin21» montrant Léna dans une section du récit où elle est paradoxalement absente ou passive.
Images 12, 13, 14: Storyboard des planches 44 à 46 © André Juillard & Pierre Christin 2005
On peut enfin mentionner la manière très intéressante dont Juillard exploite localement le gaufrier, qui passe du statut de matrice occultée au rôle de dispositif ostentatoire. Ici, la composition régulière devient saillante, en partie en raison du contexte dans lequel elle s’insère: au sein de l’album, le gaufrier, qui s’étale brusquement sur une double page, tranche avec les compositions antérieures, et cet épisode se distingue aussi par sa fonction dans l’intrigue. De nombreux mystères sont dénoués: Léna décline sa véritable identité, explique ses motivations et finit par révéler l’identité des personnages figurant sur la photo de la case 6, qui avait été montrée comme un leitmotiv aux pages 15, 20, 27 et 32.
Images 15 et 16: Le Long Voyage de Léna, p. 38-39 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Les pages 38 et 39 sont donc les seules de l’album à adopter ce plan strict du gaufrier et elles tranchent aussi formellement par l’usage systématique du récitatif et l’absence de dialogues. On voit comment Juillard met à profit la valeur expressive du gaufrier, au lieu de le déformer pour l’adapter aux contraintes de son récit. L’absence de variation dans la dimension des cases donne l’impression que les images ne sont pas vraiment coordonnées, qu’elles ne s'imbriquent pas dans la structure organique de la page, ce qui renforce l’effet d’un rythme régulier et dépourvu de relief. Les images deviennent illustratives (quand elles montrent les photos de l’époux ou du fils de Léna) ou anecdotiques (quand elles montrent Léna achetant des vêtements et prenant l’avion). Ce que l’on peut considérer comme un sommaire graphique se subordonne à la voix l’héroïne, sur laquelle repose entièrement la progression narrative. Léna semble perdue dans ses pensées: on la montre méditative, se laissant porter par l’accomplissement d’actions routinières, désormais dépourvues d’importance. L’intrigue est déjà dénouée pour elle. La composition graphique de cette séquence semble ainsi renforcer la perspective distanciée d’une voix over fatiguée, qui peut enfin libérer des pensées réprimées et laisser derrière elle les tensions inhérentes à l’accomplissement de sa mission.
Conclusion
Le modèle que je propose d’introduire pour l’analyse de la mise en page apparait finalement davantage comme un perfectionnement ou une réarticulation des modèles antérieurs que comme une véritable rupture avec ces derniers. La typologie circulaire intègre en particulier les critères dégagés par Groensteen, à savoir le caractère plus ou moins régulier ou ostentatoire du dispositif, tout en reprenant les catégories rhétorique, régulière et semi-régulière de Peeters et Chavanne, ainsi que la notion de matrice introduite par ce dernier. Enfin, ce qui est peut-être encore plus important, ce modèle se fonde sur un principe qui se trouve au cœur de l’approche de Peeters, à savoir que la déformation d’une case au sein d’un système fondé sur la répétition produit une irrégularité qui peut s’expliquer de deux manières différentes: soit elle répond à la nécessité d’adapter le cadre de l’image au contenu représenté (ce qui correspond au pôle rhétorique), soit elle vise à accentuer la dimension tabulaire de la planche en produisant des effets que l’on peut qualifier de décoratifs ou de productifs (ce qui la fait basculer du côté de l’architecture).
La principale innovation, déjà suggérée par Chavanne, tient au caractère progressif des catégories retenues, qui sont redéfinies comme des pôles au sein d’un continuum plutôt que comme des unités discrètes formant un tableau à double entrée. La seconde innovation repose sur l’introduction d’un nouveau prototype, que j’ai appelé mise en page architecturée. En soi, ce pôle n’est pas entièrement original car il découle de la fusion des types décoratif et productif, que je place sur le versant ostentatoire des compositions semi-régulières. En outre, il dérive des nombreuses études ayant souligné la parenté entre architecture et mise en page dans un médium tel que la bande dessinée. L’usage du qualificatif architecturé vise avant tout à définir un principe formel qui se trouve au fondement des mises en page ostentatoires. Ce principe repose sur la possibilité de déceler la présence d’une régularité au sein de l’irrégularité en changeant d’échelle, ce qui revient à décrire une configuration créative de la planche, qui s’écarte peu ou prou des structures conventionnelles, c’est-à-dire de la régularité du gaufrier ou du caractère apparemment aléatoire (car lié à des contraintes locales) des variations de la mise en page rhétorique.
Pour devenir pleinement opératoire, ce modèle devra probablement évoluer, être clarifié et simplifié. D’un point de vue terminologique, on pourra par exemple regretter que les trois pôles soient labellisés avec des termes qui n’appartiennent pas au même paradigme. Peut-être vaudrait-il mieux substituer au substantif gaufrier l’adjectif régulier. Avec le recul, l’adjectif rhétorique n’est peut-être pas si transparent, en dépit de son usage courant chez les spécialistes, car il suggère la présence d’un effet sur le lecteur, ce qui le placerait sur un versant plus ostentatoire. Pour aller plus loin dans la transposition didactique, on pourrait aussi s’émanciper davantage des principes dont dérive le modèle, par exemple en abandonnant la mention des axes de la régularité et de l’ostentation, au profit d’une description plus empirique des trois prototypes et des compositions intermédiaires.
À ce stade, la valeur que l’on peut reconnaitre à ce modèle en devenir est d’offrir un outil suffisamment souple pour dépasser l’impression que la mise en page d’un album tel que Le Long Voyage de Léna serait uniforme ou simplement rhétorique. Il permet au contraire de saisir les nuances locales qui font glisser le dispositif vers tel ou tel pôle, tout en montrant comment les pages dérivent d’une matrice plus ou moins identifiable. Il n’est évidemment pas toujours possible de disposer de documents génétiques permettant de remonter à cette matrice, mais dans de nombreux cas, il est possible d’en déduire les contours en repérant au fil des pages des invariances sur lesquelles repose l’imaginaire graphique de l’auteur. Toutefois, même si l’analyse des planches ne permet pas de définir un principe génétique sous-jacent, ce modèle permet de classer chaque mise en page à une plus ou moins grande distance de tel ou tel pôle, ce qui permet à la fois d’objectiver les éléments formels caractérisant la composition, tout en réfléchissant aux effets produits par ce dispositif. Pour rendre le cercle typologique plus lisible – à l’instar du cercle des situations narratives de Stanzel –, on pourrait en proposer des déclinaisons illustrées en disposant différents types de planches à une plus ou moins grande distance des trois pôles fondamentaux, dont le sens s’éclairerait de manière plus empirique que théorique.
Schéma 2: Classement des planches dans un cercle typologique simplifié
En lien avec l’imaginaire graphique de Juillard, lui-même en partie dérivé des mises en page de Jacobs, j’ai beaucoup insisté sur les effets de symétrie architecturant la planche, mais il y a bien d’autres manières de produire des effets similaires, en jouant sur les contrastes entre les cases ou sur leur contenu graphique. Il faut ajouter qu’il y peut y avoir, sur le pôle des mises en page architecturées, d’importantes variations en termes de degré de visibilité et de complexité des structures, les cas les plus expérimentaux et les plus inextricables étant certainement incarnés par les compositions de Chris Ware. À l’opposé de cette esthétique du scriptible, Juillard déploie au contraire beaucoup d’efforts pour que les variations du gaufrier demeurent toujours très lisibles et même plus ou moins invisibles. L’architecture de la page doit ainsi accomplir ses effets sans nuire à l’immersion ou briser le rythme de la lecture et, en cela, elle reste assez conventionnelle. Ses compositions aérées et plus ou moins architecturées induisent néanmoins un rythme que l’on pourrait qualifier de contemplatif22, à l’instar du long voyage de Léna, qui apprécie de prendre son temps dans ses déambulations. Cette dernière commente son itinérance en ces termes: «Aller où je dois aller, même si c’est lent…» (p. 19). Les déplacements de l’héroïne à pied, à la nage, en train, en bus, en tram, en navire ou dans de vieilles voitures se situent ainsi aux antipodes de la passion hergéenne pour la vitesse mécanique23, mais ils sont au diapason de cette manière très personnelle dont André Juillard occupe l’espace de son médium et construit la lecture de ses albums.
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Pour citer l'article
Raphaël Baroni, "Décrire et interpréter l’architecture graphique des bandes dessinées: Léna mise en page", Transpositio, n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée, 2022https://www.transpositio.org/articles/view/decrire-et-interpreter-l-architecture-graphique-des-bandes-dessinees-lena-mise-en-page
Voir également :
Aux confins de la narrativité. Une expérience de lecture: du paratexte à l’interprétation
La tentation est grande, pour les enseignants de littérature, de ne voir dans la bande dessinée qu’un réservoir inépuisable d’exemples séduisants, qu’un magasin d’ «illustrations» rassurantes pour un public supposé rétif à la théorie. Ainsi, les comics (Barthes 1966: 7) ont-ils fait pendant les décennies structuralistes l’épreuve des outils d’analyse affutés par la narratologie et la grammaire du récit.
Aux confins de la narrativité. Une expérience de lecture: du paratexte à l’interprétation
La tentation est grande, pour les enseignants de littérature, de ne voir dans la bande dessinée qu’un réservoir inépuisable d’exemples séduisants, qu’un magasin d’ «illustrations» rassurantes pour un public supposé rétif à la théorie. Ainsi, les comics (Barthes 1966: 7) ont-ils fait pendant les décennies structuralistes l’épreuve des outils d’analyse affutés par la narratologie et la grammaire du récit. Actuellement, bien que menacée de péremption par les jeux vidéo et les séries, la bande dessinée fait encore les beaux jours des théories de la lecture et de la fiction. Les zélateurs du medium n’avaient-ils pas eux-mêmes vu, dans cette heureuse disponibilité des cases et des planches, une formidable opportunité de promouvoir la dignité du 9e art? C’est ainsi qu’au gré de que l’on pourrait lire historiquement comme une instrumentalisation réciproque (la BD comme outil de promotion pédagogique des modèles descriptifs, les modèles descriptifs comme outil de promotion culturelle de la BD), se prenait, à bas bruit, l’habitude de pratiques transmédiales1 dont on mesure aujourd’hui la fertilité.
Le présent dossier, consacré à ce qui est devenu depuis sa parution un «classique», offre l’occasion de la double opération qui sera tentée dans les pages qui suivent: 1) considérer Le long voyage de Léna à la fois comme une «structure» (un système de relations) et comme un «dispositif» (un modèle ouvert sur les contextes de production et de réception2), c’est-à-dire comme une «œuvre» offerte à une expérience de lecture, depuis le moment où l’on prend en main l’album pour apprécier les détails de la couverture jusqu’au moment où on le range en se demandant s’il y aura une suite; 2) vérifier localement la robustesse des postulats transmédiaux en convoquant, quand le besoin s’en fait ressentir, des outils descriptifs empruntés aux études théâtrales (un domaine situé en marge de la narratologie, que celle-ci soit qualifiée de classique ou de postclassique).
Zone de passage (le paratexte)
Ainsi qu’en témoignent les archives génétiques que nous avons pu consulter3, le titre Le long voyage de Léna s’impose dès les premiers documents préparatoires.
Illustration 1: André Juillard, Esquisse pour la couverture du Long voyage de Léna, 2005. Archives André Juillard. © André Juillard
Relevant du péritexte auctorial4(Genette 1987), il se présente d’emblée comme un clin d’œil à son inscription dans la collection «Long courrier» des éditions Dargaud 5. Sur les pages de couverture de l’album, l’image de deux navires et celle d’une cabine avec hublot et couchette activeront les connotations maritimes de la collection. Pierre Christin et André Juillard ne sont pas les premiers à proposer un titre qui joue ainsi avec l’horizon d’attente prescrit par l’éditeur, comme en témoigne, imprimée en regard de la page de faux-titre, la liste de la quinzaine d’ouvrages parus «dans la même collection6». Sur la quatrième de couverture, une flamme d’oblitération évoque pour sa part le versant postal de la collection; les lignes ondulées sont liées à la charte graphique de cette dernière et, comme le logo à la rose de vents, appartiennent au péritexte éditorial7. Au verso de la page de faux-titre, un péritexte auctorial débute ainsi: «Cet album est issu d’un voyage à Berlin effectué par André Juillard et Pierre Christin, ainsi que des photos, de la documentation et des entretiens réalisés par Pierre Christin dans tous les autres pays où se rend Léna.» Les deux auteurs ont voyagé8; ils expédient, sous forme d’album, comme une liasse de cartes postales. Mais qu’en est-il de Léna?
Le court texte d’accroche qui figure sous l’image de la quatrième de couverture (encore un péritexte éditorial) commence par ces mots: «Qui est Léna? Que fait Léna? Le sait-elle elle-même?». Ces questions inattendues (se demande-t-on «Qui est Pierre Christin? Que fait-il? Le sait-il lui-même?») entrent en tension avec le titre dont l’évidence paraît alors trompeuse. Rapidement, le lecteur apprendra en effet que Léna «joue les touristes moyens» (p. 17, c. 10)9 et qu’elle n’est pas engagée dans «un voyage d’agrément» (p. 19, c. 6). Son nom – Muybridge10 – évoque le mouvement, mais il figure sur un «vrai-faux passeport» (p. 38, c. 1). Léna voyage sans plaisir; les paysages et les monuments sont pour elle sans attrait (il n’est que de voir son expression sur la couverture). Elle n’écrit à personne qui attende de ses nouvelles. Elle joue pourtant un «rôle de courrier» (p. 26, c. 3), ce qui ne manque pas de piquant, étant donné le nom de la collection.
Le dispositif paratextuel de l’album invite le lecteur à embarquer, c’est-à-dire à franchir la «“zone” de passage» (Del Lungo 2009: 9911) qui le sépare de l’univers fictionnel. Certains «vecteurs d’immersion» (le portrait de l’héroïne et le titre en cursives, par exemple) y sont déjà mis en œuvre (Schaeffer 1999: 25512). Les nombreuses dissonances de ce dispositif, particulièrement élaboré, éveillent immédiatement l’intérêt: la contradiction entre le mouvement et la mélancolie, la confusion entre le romanesque et le documentaire, le mélange annoncé entre «intimisme» et «fresque géopolitique». Tout attise la curiosité du lecteur, jusqu’au face à face troublant, sur la quatrième de couverture, d’un hublot ouvert et d’une photographie retournée.
Illustration 2: Quatrième de couverture, Le Long voyage de Léna © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007.
Zone de tension (l’histoire et le récit)
«Qui est Léna?». Elle est sans conteste l’héroïne du récit (elle est présente graphiquement dans 70% des cases selon les calculs d’Alain Corbellari et Alain Boillat), mais est-elle le personnage principal de l’histoire? Le long voyage de Léna offre une belle occasion d’éprouver la différence entre le récit et l’histoire, entre ces «deux aspects de toute œuvre littéraire» (Todorov 1971: 12) et entre les deux «niveaux de description» qu’ils requièrent (Barthes 1966: 11). À cette fin, il peut être utile de tenter de résumer la séquence compositionnelle (Todorov 1981: 133) ainsi que la séquence événementielle (Baroni 2017: 8413) de l’album. Bien que l’exercice soit peu formaliste, il devrait permettre de mieux saisir comment l’écart entre histoire et récit est mis en intrigue (Baroni 2017: 39-57) – afin que cet écart soit vécu par les lecteurs comme une tension qui ne se résout qu’une fois l’album refermé. Commençons par le résumé du récit:
Léna – on reconnaît la femme de la couverture – se rend dans un quartier de Berlin-Est. Elle a rendez-vous avec un vieil homme, nostalgique de la RDA. Il lui confie une liste de contacts qu’elle apprend par cœur avant de la brûler. Aux adresses et dates qu’elle a mémorisées, elle rencontre successivement six personnes à qui elle donne l’un des objets qu’elle transporte avec elle. Elle livre ainsi une boîte de massepain à Budapest, un flacon de parfum en Roumanie, une trousse pour diabétique à Kiev; on comprend que ces objets contiennent de quoi composer et injecter un poison. Des plans sont ensuite transmis en Turquie et une lettre codée en Syrie; ces deux derniers éléments renseignent les assassins sur la localisation et l’identité de leur future victime. Au fur et à mesure, Léna marque intérieurement sa distance envers les gens qu’elle contacte. À la fin du parcours, on apprend qui est Léna: celle-ci a perdu son fils et son mari dans un attentat perpétré par ceux-là mêmes qu’elle a rencontrés. Les services secrets français lui ont proposé la mission qui doit aboutir à leur neutralisation. À Dubaï, pendant que Léna s’envole à l’autre bout de la planète, les six terroristes explosent dans un véhicule piégé. En Australie, Léna fait la rencontre d’un veuf et de son jeune garçon.
Ce petit texte ayant été rédigé avant la consultation du site internet des éditions Dargaud, on se plaira à relever sa parenté avec le résumé (partiel) proposé, en guise de teaser, à l’occasion de la réédition récente du Long voyage de Léna 14:
Elle s'appelle Léna. C'est une jeune femme brune, élégante et mystérieuse. On ignore d'où elle vient et où elle va. Son voyage commence à Berlin-Est, dans le quartier où vivent les anciens dignitaires d'un régime effacé par le vent de l'Histoire. Léna rend visite à un homme qui lui remet une liste de noms et de numéros de téléphone, qu'elle apprendra par cœur avant de la détruire. Après Berlin, il y aura Budapest et un autre rendez-vous. Et après Budapest, Kiev, Odessa, la Turquie et la Syrie. À chaque fois, une rencontre. Peu de mots prononcés, juste un objet étrange remis par Léna à son destinataire: une boîte de pâtes d'amandes, un flacon de parfum, un nécessaire pour diabétiques.
Dans les deux textes, le pronom impersonnel «on» et le présent de l’indicatif (également utilisés dans le projet de scénario établi par Christin15) se sont imposés, sous la pression manifeste de la séquence visuelle. Un autre parti était possible, qui aurait privilégié les récitatifs (les cartouches narratifs). Le résumé aurait alors pu commencer ainsi: «Léna – la femme représentée sur la couverture – raconte comment elle s’est rendue dans un quartier de Berlin-Est pour rencontrer un vieil homme, nostalgique de la RDA. Elle ne précise pas quel était son point de départ.» Cette option peut se justifier du caractère manifestement structurant des cartouches narratifs dans le crayonné de Juillard. Un tel choix contraint cependant à rappeler avec régularité la source imaginaire du récit («Léna raconte que…»). Une troisième piste pour un résumé du récit est inspirée par les «Légendes pour une exposition» rédigées par Christin. Ces légendes qui accompagnent chaque planche de l’album, sont le résultat d’une identification totale avec l’héroïne. Elles actualisent au présent (parfois en l’augmentant) la voix intérieure de Léna qui parle au passé dans les récitatifs. Par exemple, pour la Planche 1: «On m’appelle Léna, et je me trouve pour la première fois de ma vie dans cette lointaine partie de Berlin-Est. Je suis seule, absolument seule. C’est l’été. Il fait très chaud. Je dépasse une écluse immobile16». Un résumé inspiré par ces étonnantes variations autour des planches montrerait comment le plan iconique de la narration, perçu comme simultané, peut altérer la grammaire des récitatifs. L’examen de ces différents résumés, de la combinatoire des pronoms et des temps verbaux et la comparaison avec les documents préparatoires, tout cela s’avère pédagogiquement fertile pour une exploration des spécificités du récit en bande dessinée, mais également pour une compréhension globale, dans un esprit transmédial, des outils narratologiques. Mais revenons au premier résumé proposé ci-dessous. Dans son économie générale, ce résumé tient compte du fait que l’identité de Léna reste indécise durant les deux premiers tiers de l’album, à savoir pendant 35 pages sur 53 (862 caractères sur 1303 dans le résumé proposé). Le voyage peut donc être qualifié de «long» en raison du nombre de kilomètres parcourus et de l’archaïsme des moyens de transport (dans l’histoire), mais aussi en raison du nombre de pages (pages 3 à 38) qui attisent la curiosité du lecteur (dans le récit). Une dizaine de pages (pages 43 à 53) prennent le relais pour produire l’unique effet de suspense de l’album à propos du destin des terroristes. Quant à la surprise (qui invaliderait les diagnostics et les pronostics du lecteur), elle est moins produite par la révélation de l’identité de Léna (préparée par un semis d’indices) ou par la mort des assassins (annoncée de manière peu cryptée17) que par une scène qui dévoile l’étendue de l’ignorance de l’héroïne (mais n’anticipons pas). Alain Boillat et de Raphaël Baroni analysent ici-même les techniques compositionnelles de l’album, nous ne nous y attarderons donc pas. Certes, la tension narrative «ne dépend pas uniquement d’éléments thématiques (ce qui arrive aux personnages ou ce qui les caractérise), mais aussi d’une certaine organisation du discours» (Baroni 2017: 85), il convient néanmoins de prêter attention à ces «éléments thématiques» et de ne pas négliger, comme il est souvent d’usage18, «ce qui arrive aux personnages». Voici donc un résumé de l’histoire:
Un attentat non revendiqué fait dix-sept victimes dans le quartier de la légation française à Khartoum: parmi les victimes, figurent le mari et le fils d’Hélène Desrosières (Léna). Un ami de Desrosières, Paul-Marie de Calluire, membre des services secrets français, identifie les responsables. Il est informé de la prochaine opération «anti-impéraliste» fomentée par ce groupe de communistes dirigé par un ancien membre de la Stasi. Il s’agit d’assassiner un cheikh dont le rôle est crucial dans la signature d’un accord de paix au Moyen-Orient. Le chef du groupe accepte l’aide de Paul-Marie (qu’il a eu l’occasion de fréquenter pendant la Guerre froide). Paul-Marie propose à Léna de contribuer à la neutralisation des terroristes. Léna se présente à Berlin comme le courrier qui doit livrer à chaque membre du groupe – c’est-à-dire en Hongrie, Roumanie, Ukraine, Turquie et Syrie – une partie des moyens et des données nécessaires au nouvel attentat. De ce projet, Léna ignore la cible. Ce n’est qu’une fois sa mission achevée que Paul-Marie l’en informe. Il lui cache en revanche le sort qui les attend. À Dubaï, sur le point de commettre leur forfait, ils explosent dans un véhicule piégé, pendant que Léna est en route pour l’Australie. Sur une plage, elle rencontre un veuf et son jeune fils.
Ce résumé diffère nettement du précédent, bien que rigoureusement de la même longueur19. Alors que le résumé du récit frappait par son rapport deux tiers / un tiers (mystère / révélation), celui-ci révèle la structure symétrique d’une histoire «à clôture forte» (Schaeffer 2020: 10), une histoire «passant d’un équilibre à l’autre»:
Un récit20 idéal commence par une situation stable qu’une force quelconque vient perturber. Il en résulte un état de déséquilibre; par l’action d’une force dirigée en sens inverse, l’équilibre est rétabli; le second équilibre est semblable au premier mais les deux ne sont jamais identiques (Todorov 1980: 50).
Les deux événements qui respectivement ouvre et ferme le résumé permettent de dégager ceci:
La cellule familiale de Léna (situation stable) est fracturée par l’attentat de Khartoum (perturbation); après sa mission (force dirigée en sens inverse), la jeune femme est exfiltrée aux Antipodes; sa rencontre avec un veuf et un orphelin laisse présager la constitution d’un nouveau foyer (situation stable)21.
Décrite ainsi cependant, l’histoire de Léna ne manque pas de surprendre voire de mettre à mal la description de Todorov et le fameux schéma quinaire qui l’a clarifiée par la suite (Larivaille 1974)22. En effet, on ne peut que s’interroger sur la nature de la «force dirigée en sens inverse» supposée permettre le retour à l’équilibre affectif pour Léna. Le résumé de l’histoire permet de relever deux rendez-vous entre Léna et Paul-Marie de Calluire symétriquement situés à proximité du début et de la fin du texte. De Calluire est de fait lui aussi porteur d’une histoire à clôture forte:
Les services de renseignement français, représentés par l’expérimenté de Calluire (situation stable), ont été mis en échec par l’attentat de Khartoum qu’ils n’ont pas su anticiper (perturbation); afin de prendre sa revanche, de Calluire s’insinue, dès ses prémisses, dans l’organisation de la prochaine opération du groupe terroriste responsable de cet attentat (force dirigée en sens inverse; cette revanche mettra le groupe définitivement hors d’état de nuire (situation stable).
Enfin, on remarquera également l’importance des contacts entre de Calluire et le chef des terroristes autour d’une troisième histoire à clôture forte:
Un groupe de communistes soudé par leur passé commun et dirigé par un ancien dignitaire de la Stasi (situation stable), n’acceptant pas la chute de l’URSS (perturbation), poursuit par ses actions la lutte anti-impérialiste; ainsi cherchent-ils à empêcher la signature d’un accord de paix au Moyen-Orient (force dirigée en sens inverse); au cours de cette opération, l’ensemble du groupe trouve la mort, privant l’ancien dignitaire de la Stasi de ses moyens (situation stable).
Après avoir identifié cette troisième histoire, nous pourrions être tentés de réécrire le résumé, peut-être en dégageant plus lisiblement la manière dont elles s’emboîtent: Léna / De Calluire / les terroristes / De Calluire / Léna. Une telle entreprise serait sans doute vaine. En effet, n’est-ce pas déjà un biais (dû à l’influence du récit) que de braquer, en ouverture et en fermeture, le projecteur sur Léna? Il suffit, pour s’en assurer, de réécrire le résumé en dirigeant tour à tour le même projecteur sur de Calluire (Calluire / le Berlinois / Léna / le Berlinois / de Calluire) ou sur le Berlinois (le Berlinois / de Calluire / Léna / de Calluire / le Berlinois). L’histoire resterait inchangée dans les deux cas, mais Léna y perdrait son statut de personnage principal.
Reconnaissons que l’exercice qui consiste à résumer une histoire n’est pas une mince affaire. Pour Roland Barthes, l’histoire ne «relevait pas du langage» (Barthes 1966: 11, note 4) et Tzvetan Todorov en parlait comme d’un «matériau prélittéraire». Ce dernier ajoutait: «l’histoire est une convention, elle n’existe pas au niveau des événements eux-mêmes», elle est «une abstraction car elle est toujours perçue par quelqu’un, elle n’existe pas “en soi”». Il précisait surtout: elle «est rarement simple: elle contient le plus souvent plusieurs “fils” et ce n’est qu’à partir d’un certain moment que ces fils se rejoignent» (Todorov 1966: 133)23. Dans ce texte, précurseur à bien des égard, Todorov emprunte la notion de fil au vocabulaire de la dramaturgie classique, qui a aussi fourni les termes nœud, dénouement et intrigue issus du même bain métaphorique. Rappelons en effet que la poétique classique définissait l’intrigue comme un entrelacs de «fils» dans lequel les personnages se trouvaient «empêtrés». On peut rappeler à cet égard l’amusante étymologie qui ouvre l’article «Intrigue» de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
Ce mot vient du latin intricare, & celui-ci, suivant Nonius, de triæ, entrave, qui vient du grec τρίχες [triches], cheveux: quod pullos gallinaceos involvant & impediant capilli. Tripand24 adopte cette conjecture, & assure que ce mot se dit proprement des poulets qui ont les piés empêtrés parmi des cheveux, & qu’il vient du grec Θρίξ [trix], cheveux.
Intrigue, dans ce sens, est le nœud ou la conduite d’une pièce dramatique, ou d’un roman, c’est-à-dire, le plus haut point d’embarras où se trouvent les principaux personnages, par l’artifice ou la fourbe de certaines personnes, & par la rencontre de plusieurs événements fortuits qu’ils ne peuvent débrouiller.25
En régime classique, l’entrelacs de quelques fils (entre deux et quatre) suffit à donner matière à une représentation intelligible de l’existence humaine en tant qu’elle est soumise à la contingence, aux aléas, aux renversements de situation – le malheur succédant au bonheur et le bonheur au malheur (Scherer 1950: 9626). Les scénaristes de cinéma et de bandes dessinées – ne serait-ce qu’en raison de semblables contraintes de format – ont exploité à loisir ce type de construction (sans s’astreindre aux autres exigences de l’unité d’action27). Pourtant, pendant les décennies structuralistes, le modèle de l’histoire à plusieurs fils a été totalement périmé et occulté. À l’heure où la narratologie transmédiale prend la relève, on osera se souvenir que les études théâtrales ont, pendant ces mêmes décennies, persisté à promouvoir une méthodologie concurrente à la grammaire du récit dominante. Dans Lire le théâtre, Anne Ubersfeld se servait en effet du schéma actantiel de Greimas28 comme d’ «un mode de lecture» et revendiquait le caractère artisanal de cet usage dans la mesure où il visait le niveau sémantique des œuvres analysées et non pas leur niveau linguistique (Ubersfeld 1981: 55 et 56)29. Précautions utiles, car la méthode est très loin d’être orthodoxe: au nom d’une (supposée) «spécificité de l’écriture théâtrale», Ubersfeld promeut non seulement des «modèles actantiels» multiples mais aussi dynamiques et en transformation (Ubersfeld 1989: 81).
S’autoriser à dessiner plusieurs modèles actantiels et à y reporter les changements constatés en cours d’action (les actants se déplaçant en particulier d’une fonction à l’autre), c’était leur donner la possibilité de représenter les fils (et avant cela de les extraire du récit dramatique). Chaque fil est par ailleurs descriptible grâce à un schéma quinaire – mais on remarque alors aisément que sa séquence événementielle ne peut se passer des apports des autres fils (ainsi, Léna ne rencontrerait pas le veuf australien si Paul-Marie de Calluire n’avait pas cherché à se venger du «vieux maître berlinois»). Si l’on en croit l’article «Action» de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (Mallet 1751: 171a), toute action dramatique comporte plusieurs «desseins», des «efforts contraires» et la «solution des obstacles30». Plusieurs, car les «efforts contraires» ne sont dus qu’à la pluralité des fils. Ainsi inspirés, nous reconnaîtrions, dans Le long voyage de Léna, trois fils qu’il serait aisé de les valider en dessinant trois schémas actantiels, autour de trois Sujets: 1) Les services secrets français représentés par Paul-Marie Calluire; 2) Le «vieux maître berlinois», à la tête de son petit groupe d’anciens agents communistes; 3) Hélène Desrosières dite «Léna». Trois Sujets qui recherchent trois Objets: 1) Éliminer le groupe terroriste qui a tué des compatriotes et attenté à l’image de la France; 2) Empoisonner le cheikh Mohammed Al-Fahim pour faire échouer la signature d’un traité voulu par les «impérialistes»; 3) Surmonter la mort de son mari et de son fils afin d’envisager un avenir.
Reste à décrire l’entrelacs. Le plus évident est le croisement entre le fil 1 et le fil 2: c’est en enquêtant sur l’attentat de Khartoum que De Calluire remonte jusqu’au Berlinois. Comme leurs routes se sont déjà croisées par le passé, il n’a aucun mal à prendre contact avec lui et à se proposer de collaborer à son prochain projet (l’assassinat de Dubaï). Plus obscur est le croisement entre le fil 1 et le fil 3. De Calluire propose à Léna d’être l’instrument de sa «collaboration» au projet du Berlinois, mais aucune raison explicite n’est donnée à cette initiative bizarre. Léna ne fait pas partie de ses troupes, elle n’est nullement nécessaire à une mission que n’importe quel agent peut exécuter à sa place et sa personnalité est plutôt voyante (ce que les terroristes se feront fort de commenter chacun à sa façon). Pour comprendre cet aspect de l’entrelacs, il faut sans doute en revenir au récit et en particulier à ses caractéristiques visuelles. On se risquera à supposer que les raisons de Paul-Marie de Calluire ne peuvent être que symboliques: c’est parce que Léna est la jeune veuve d’un diplomate mort dans l’attentat qu’elle pourra incarner la vengeance – avec une robe noire et une allure de Némésis qui sont le fait du dessinateur31 – et réparer aux yeux des services français l’irrémédiable blessure de Khartoum32.
Illustration 3: Synopsis de Christin, p.1. © André Juillard & Pierre Christin 2005.
La vertu opératoire de cet exercice de reconstitution des fils réside dans le fait que celui-ci contraint à se concentrer sur l’histoire et rien que sur elle. L’exercice vaut aussi par les difficultés rencontrées et par les interrogations qu’il soulève. Pour continuer dans cette direction, on cherchera en vain, dans Le long voyage de Léna, la trace de véritables «efforts contraires», c’est-à-dire un obstacle ou un conflit avec des opposants. Léna ne court aucun danger d’être démasquée33, quand bien même elle peut irriter ses contacts avec ses réactions de «petite-bourgeoise». Hors l’explosion finale, tout se passe pour l’ensemble des personnages «comme prévu», «sans problème»; personne n’est amené à improviser, à s’écarter du plan. Ce défaut d’obstacle fait semble-t-il l’objet de l’une des deux remarques générales apportées par Juillard sur le synopsis de Christin: «pourquoi est-elle menacée?», écrit-il au sujet de Léna. Pour remédier à ce qui paraît un défaut, l’accrochage entre une vedette de la police et un navire écologiste est développé dans le projet de scénario. Bien que monté en épingle par le commentaire de l’Ukrainien (page 23, c. 5 à 9) et par celui de Paul-Marie de Calluire (p. 40, c. 2 à 6), «l’épisode dans le delta du Danube» se règle néanmoins en quelques cases (p. 21) sans avoir le temps d’inquiéter le lecteur. On remarquera également qu’aucun des trois desseins (à l’origine des trois fils) n’est explicité avec précision en termes de causes ou de raisons (on s’en aviserait au moment de tenter de nommer les actants occupant les fonctions de destinateur et de destinataire34). Il est par exemple difficile de savoir dans quelle mesure la signature d’un traité à Dubaï (désigné comme un accord de paix israëlo-palestinien uniquement dans les documents préparatoires) représente un enjeu, qu’il s’agisse de le favoriser ou de l’entraver. Au-delà de la vie du cheikh Mohammed Al-Fahim35, l’objectif principal des services secrets français semble bien de prendre une revanche, et celui du «vieux maître berlinois» de continuer d’entretenir un combat hors d’âge contre les puissances de l’Ouest. Paul-Marie agirait ainsi par vanité et le chef terroriste par «Ostalgie». Enfin, il s’avère que les échecs comme les réussites ne sont que des résultats provisoires dans le contexte de la «nébuleuse du terrorisme international» (p. 40, c.6). Quant à Léna, il est bien difficile de comprendre quel profit elle tire de cette histoire. Le synopsis prévoyait un scénario à la Monte-Cristo, mais André Juillard, pris d’un scrupule à sa lecture, note à la main: «nous ne sommes pas pour la peine de mort, n’est-ce pas? ni pour la vengeance personnelle? Ne faudrait-il pas que Léna ne sache pas vraiment le but ultime de ses commanditaires?». Si Léna ne poursuit pas la mort des coupables, que fait-elle?
Zone de troubles (l’interprétation)
«Que fait Léna?». À la fin de l’album, la tension narrative prend fin, mais la tension interprétative ne fait que commencer: «non pas l’incertitude sur l’issue, mais l’incertitude sur le sens» (Jouve 2019: 46-47). «Que fait Léna?». La question reste entière, et cela malgré l’artifice qui consiste à lui prêter, dans les deux premiers tiers de l’album, la voix d’un narrateur (d’une narratrice) homodiégétique. Que dire de cette voix, si ce n’est d’abord sa réticence (sa «retenue», écrit Alain Boillat)? Cette voix n’est pas comme on pourrait peut-être le croire une anticipation du «debriefing» de sa mission36 (dans ce cas, tout le voyage aurait basculé dans l’analepse). Bien que prenant en charge des descriptions d’actions au passé, cette voix ne témoigne d’aucune «ultériorité». Elle affecte plutôt un caractère «intercalé» (Genette 1972: 229), à la manière d’un journal de bord, un journal intériorisé puisque l’écriture est évidemment exclue par les circonstances. Reste à comprendre la réticence de la narratrice, que certains critiques n’hésiteraient pas à qualifier de «non fiable» (Booth 1977). Sans entrer dans les débats ouverts par cette notion, retenons qu’une narration non fiable «réoriente l’attention du lecteur sur les processus mentaux du narrateur» (Wall 1994: 23, cité par Nünning 2018: 127). Le passé composé – frappant dans les récitatifs – contribuerait quant à lui à maintenir une distance avec le lecteur. L’usage de ce temps verbal rendrait en effet «cognitivement plus difficile d’oublier complètement la médiation du discours narratif et de se replacer dans la perspective temporelle du personnage» (Baroni 2017: 122-123)37. On peut ainsi faire l’hypothèse que ce temps permet à Léna de prendre elle-même de la distance.
De même que Léna voyage et ne voyage pas, on pourrait donc dire qu’elle narre et ne narre pas, qu’elle simule la narration comme elle simule le voyage. En effet, le «monologue intérieur38», qui se poursuit jusqu’à la page 38, occulte le principal: une biographie fracturée par la perte et le deuil. Léna ne se contente pas d’assumer avec réticence la position de narrateur de sa propre vie (Ricœur 2008), elle s’efforce de tuer dans l’œuf tout processus qui relèveraient du «proto-narratif» (Schaeffer 2020: 46-59): 1) elle se refuse à toute mémoire épisodique en se voulant «lisse et sans mémoire» (p. 10, c. 4, p. 32, c. 4); 2) elle répète qu’elle passe des nuits sans rêve (p. 15, p. 4, p. 20, c. 6); 3) elle évite toute planification d’action et se déclare incapable de projection dans l’avenir (p. 16, c. 6). Ainsi Léna s’exile-t-elle volontairement des «territoires originaires du récit», c’est-à-dire de son «vaste continent narratif intérieur» (Schaeffer 2020: 43 et 44).
Cet exil est susceptible d’expliquer bien des choses: en acceptant la mission proposée par Paul-Marie, Léna se met au service d’un projet exogène qui la dispense de tout dessein personnel. La page où elle apprend par cœur la liste des «noms, numéros de téléphones et adresses» (p. 5) est parlante à cet égard: Léna se remplit la mémoire avec le plan élaboré par l’ancien agent de la Stasi39. Simple exécutante, elle cesse provisoirement d’être le sujet de sa propre biographie.
Illustration 4: , p.5 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007.
Illustration 5: Storyboard, planche 4, © André Juillard & Pierre Christin 2005
Ainsi, l’un des principaux moteurs de la curiosité du lecteur est-il interprétable diégétiquement. Léna se présente comme un instrument sans souvenirs, sans désirs et, autant que faire se peut, sans affects: «Toujours rester au-delà de la colère», «calmer des pensées qui tournaient un peu trop vite», «Ne pas penser à ça, aller de l’avant […].» (p. 19, c. 1)40. Se bornant à manifester une sorte d’attention flottante, elle avance sans crainte de s’égarer, d’être en retard ou de rater un rendez-vous. On pense alors à James Bond, dont Umberto Eco avait en son temps montré comment, à partir de la fin du premier volume (Casino Royale), il avait été libéré par son auteur de toute «névrose», de toute interrogation morale, c’est-à-dire que ce dernier avait abandonné toute «psychologie en tant que moteur de la narration». Ayant cessé de s’interroger sur les motivations de ses ennemis et celles de ses supérieurs41, Bond n’est plus qu’une «merveilleuse machine» (Eco 1981: 84). Suite au traumatisme émotionnel qu’elle a vécu, c’est à cet état que semble aspirer Léna. Elle ne s’interroge pas sur la finalité de sa mission, il lui suffit d’avoir un plan. Sa mission lui donne l’occasion de se mettre – paradoxalement – «à l’abri du chaos», après avoir fait l’expérience de l’imprévisible et de l’incontrôlable (Rimé 2005: 297 et 305).
Le désarroi existentiel et moral de Léna refait surface à la page 38, une fois la mission terminée. Il est alors temps d’en venir à l’étrange scène où l’héroïne, emportée par une colère subite, adopte un comportement tout à fait surprenant: elle devient pour la première fois vulgaire («espion de merde», «salopard de manipulateur»), agressive (elle saisit Paul-Marie par le col) et en proie à des stéréotypes de classe (elle s’en prend à sa «particule de merde»). Cet épisode – qui n’est pas développé dans le synopsis – paraît invraisemblable à la première lecture puisqu’il repose sur le soupçon que Paul-Marie aurait décidé de ne pas empêcher l’assassinat du cheikh. Fallait-il produire un peu d’agitation dans un album jusque-là fort calme ou animer le visage trop placide de l’héroïne? S’agissait-il seulement de souligner – au prix d’une invraisemblance – l’ignorance de Léna quant à l’issue de sa mission et son innocence? Ne serait-ce pas plutôt que la machine du scénario d’espionnage cesse alors de fonctionner et que Léna, à l’instar du premier James Bond42, est à nouveau «mûr[e] pour la crise, pour la reconnaissance salutaire de l’ambiguïté universelle» (Eco 1981: 84)? Il est vrai que les explications de Paul-Marie ont de quoi troubler celle qu’il appelle Hélène.
Illustration 6: Le Long voyage de Léna, p.45 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007.
N’apprend-on pas qu’il hésite à qualifier le «vieux maître berlinois» d’ami ou d’ennemi (p. 40, c. 10), que le cheikh a été proche de tous les ceux qui sont chargés de le tuer (pp. 43-44) et que Léna elle-même – elle vient de l’admettre – n’a pas vu en ceux-ci «que des monstres»?
Il y a plus troublant peut-être. Tout au long de son «voyage», le deuil énigmatique de Léna est sans cesse mis en parallèle avec l’effondrement des utopies socialistes. La photographie encadrée de noir qu’elle transporte avec elle entre en écho graphique, dès les premières pages, avec le portrait de Trotsky et le buste de Lénine qui ornent la salle à manger berlinoise, puis, dans d’autres intérieurs, avec des images de Staline, Hafez el-Assad, Mustafa Kemal Atatürk... Croisant les «vestiges» d’un «monde disparu» de Berlin-Est (p. 9), sa voix intérieure dit: «j’ai eu sentiment curieux qu’il n’y avait presque plus rien de vivant autour de moi». Au centre de la ville, sans que l’on puisse savoir de quel passé il est question: «en longeant un pan du mur tout moche, j’aurais pu penser au passé… je ne l’ai pas fait» (p. 10). En Roumanie, l’analogie est encore plus explicite: «je sais qu’il est impossible de faire revivre le passé. Aussi impossible que de faire repartir les usines dévastées de l’époque communiste» (p. 16). Peu après, elle se donnera du courage en prenant pour exemple les statues des «vieux héros prolétariens» (p. 19, c. 1). Elle remarquera, à Kiev, les chantiers abandonnés du port (p. 23), le bâtiment officiel désaffecté devenu un «tombeau» (p. 25). De «l’ancienne Trébizonde», elle soulignera qu’ «il ne restait plus grand-chose de la magie passée» (p. 27). Le plus frappant dans cette lignée sémantique (comment croire que Léna se soit «amusée» en esquissant ce dessin, comme le prétend le projet de scénario) est sans doute la substitution, dans le carnet de croquis, de son mari Antoine en lieu et place de Staline; elle-même, affublée de tresses, se figure assise avec son fils sur les genoux du petit père des peuples (p. 31, c. 6 p. 24, c. 6).Illustration 7: Le Long voyage de Léna, p.31, © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
L’effondrement des pays communistes est bel et bien mis en équivalence avec le désastre de son existence. Est-ce exagéré de remarquer que sa vie reposait, elle-aussi, sur une utopie dominée par la figure «paternelle» d’Antoine Desrosières? N’était-elle pas contrainte de suivre son mari, de poste en poste, avec l’unique fonction d’atténuer les effets des déménagements sur le développement de leur fils Sylvain43? Bien qu’ils soient responsables de son deuil, les terroristes que Léna va rencontrer au cours de sa mission ne sont-ils pas comme elle, les orphelins d’une utopie, privés comme elle d’identité (p. 5, c. 1), de rôle (p. 25, c. 2), d’amis (p. 18, c. 1-2)?
C’est alors bien le voyage qui importe à Léna (le chemin) plus que le but (la vengeance). Un voyage qui relie des personnes et non des villes. Il s’agit pour Léna d’expérimenter ce que cela lui fait de parler, de boire un café ou un thé, de serrer la main à ces frères (et sœur) dévoyés. Dès les premières étapes, elle avoue – sans que le lecteur puisse à ce moment comprendre la portée de la remarque – qu’il est «dur» de rencontrer ces «gens» (p. 19, c. 3). On doit alors relire l’album, et s’intéresser à chacune de ces rencontres «éprouvantes» (p. 18, c. 7) et à sa tonalité affective propre: antipathie réciproque envers Imre Sambor et le professeur Danitça — teintée d’agressivité pour le premier, d’ironie pour la seconde; «difficulté à trouver antipathique» Iouri Repitski doublée d’une «joie mauvaise» à le tromper: sympathie possible mais non formulée envers Adnan Beyamoglu qui devine que Léna est séparée des siens et qui partage son goût des baignades solitaires (ce que Paul-Marie ne manquera pas de souligner); méfiance envers les deux frères d’Alep qui ne cachent pas leur mépris. Il n’est rien dit de cet arc-en-ciel affectif dans le synopsis. Rendu perceptible par le «monologue intérieur», il aboutit à ce constat communiqué à Paul-Marie: «Tous ceux que j’ai rencontrés n’étaient pas des monstres» (p. 40, c. 1).
Pierre Christin a voulu que Le Long Voyage de Léna traverse une partie de la planète marquée, au début du XXIe siècle, par les ruines du bloc de l’Est et hantée les spectres de la Guerre froide. André Juillard a pour sa part désiré apporter plus de complexité au personnage principal. Alors que le scénariste assumait la volonté de vengeance de l’héroïne ainsi que sa fonction artificielle de «porte-regard» (Hamon 1981: 185), le dessinateur insiste pour que la finalité de la mission de Léna lui soit obscure et pour que sa détresse soit plus intéressante. Ce faisant, ce dernier accentue le paradoxe originel du caractère de la jeune femme: décidée et intrépide, elle n’en regrette pas moins un passé de femme au foyer dépendante; alternativement, elle se soumet et se révolte contre le scénario de son commanditaire. À vrai dire, aveuglement et paradoxe, soumission et révolte, frisent pareillement l’invraisemblance, mais ils permettent à Juillard de réaliser ce nouage de «l’intimisme» et de la «fresque géopolitique» qui est spécifique au duo qu’il forme avec Christin44. Ce nouage touche peu le niveau de l’histoire; l’articulation des fils étant déjà assurée dans le scénario de Christin, les apports de Juillard à la construction du personnage de Léna seront surtout déterminants pour la construction du récit. D’ordre analogique bien plus que logique, ils consistent à faire entrer en résonance affective la biographie individuelle et la grande Histoire45. La contradiction interne du personnage de Léna, tout à la fois émancipée et nostalgique, entre ainsi en écho avec la situation politique de l’ancienne zone d’influence de la Russie soviétique. Ce réseau d’analogies étant tissé sans souci particulier de l’intrigue, il augmente singulièrement, et de manière à coup sûr inattendue, les difficultés que rencontre toute tentative d’interprétation.
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Annexe
Résumé de l’histoire
Un attentat non revendiqué fait dix-sept victimes dans le quartier de la légation française à Khartoum: parmi les victimes, figurent le mari et le fils d’Hélène Desrosières (Léna). Un ami de Desrosières, Paul-Marie de Calluire, membre des services secrets français, identifie les responsables. Il est informé de la prochaine opération «anti-impéraliste» fomentée par ce groupe de communistes dirigé par un ancien membre de la Stasi. Il s’agit d’assassiner un cheikh dont le rôle sera crucial dans la signature d’un accord de paix au Moyen-Orient. Le chef du réseau accepte l’aide de Paul-Marie (qu’il a eu l’occasion de fréquenter pendant la Guerre froide). Paul-Marie propose à Léna de contribuer à la neutralisation des terroristes. Léna se présente à Berlin comme le courrier qui doit livrer à chaque membre du groupe – c’est-à-dire en Hongrie, Roumanie, Ukraine, Turquie et Syrie – une partie des moyens et des données nécessaires au nouvel attentat. De ce projet, Léna ignore la cible. Ce n’est qu’une fois sa mission achevée que Paul-Marie l’en informe. Il lui cache en revanche le sort qui les attend. À Dubaï, sur le point de commettre leur forfait, ils explosent dans un véhicule piégé, pendant que Léna est en route pour l’Australie. Sur une plage, elle rencontre un veuf et son jeune fils.
Résumé du récit
Léna – on reconnaît la femme de la couverture – se rend dans un quartier de Berlin-Est. Elle a rendez-vous avec un vieil homme, nostalgique de la RDA. Il lui confie une liste de contacts qu’elle apprend par cœur avant de la brûler. Aux adresses et dates qu’elle a mémorisées, elle rencontre successivement six personnes à qui elle donne l’un des objets qu’elle transporte avec elle. Elle livre ainsi une boîte de massepain à Budapest, un flacon de parfum en Roumanie, une trousse pour diabétique à Kiev; on comprend que ces objets contiennent de quoi composer et injecter un poison. Des plans sont ensuite transmis en Turquie et une lettre codée en Syrie; ces deux derniers éléments renseignent les assassins sur la localisation et l’identité de leur future victime. Au fur et à mesure, Léna marque intérieurement sa distance envers les gens qu’elle contacte. À la fin du parcours, on apprend qui est Léna: celle-ci a perdu son fils et son mari dans un attentat perpétré par ceux-là mêmes qu’elle a rencontrés. Les services secrets français lui ont proposé la mission qui doit aboutir à leur neutralisation. À Dubaï, pendant que Léna s’envole à l’autre bout de la planète, les six terroristes explosent dans un véhicule piégé. En Australie, Léna fait la rencontre d’un veuf et de son jeune garçon.
Pour citer l'article
Danielle Chaperon, "Aux confins de la narrativité. Une expérience de lecture: du paratexte à l’interprétation", Transpositio, n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée, 2022https://www.transpositio.org/articles/view/aux-confins-de-la-narrativite-une-experience-de-lecture-du-paratexte-a-l-interpretation
Voir également :
Une question de point de vue : mode et voix dans "Le Long voyage de Léna"
La notion de «focalisation», devenue usuelle dans l’enseignement de la littérature pour aborder les récits romanesques, est parfois malaisée à proposer en tant qu’outil d’analyse dans la mesure où elle tend à recouvrir une trop grande diversité de phénomènes et présente certains flottements dans sa définition même, posée par Gérard Genette (Genette 1972 : 183-224 ; 1983 : 43-52) et reprise ou discutée par ses continuateurs.
Une question de point de vue : mode et voix dans "Le Long voyage de Léna"
La notion de «focalisation», devenue usuelle dans l’enseignement de la littérature pour aborder les récits romanesques, est parfois malaisée à proposer en tant qu’outil d’analyse dans la mesure où elle tend à recouvrir une trop grande diversité de phénomènes et présente certains flottements dans sa définition même, posée par Gérard Genette (Genette 1972 : 183-224 ; 1983 : 43-52) et reprise ou discutée par ses continuateurs. Ainsi Reuter souligne-t-il dans un ouvrage de synthèse récent à vocation pédagogique l’importance de l’étude du «point de vue» en ces termes :
La question des perspectives est en fait importante pour l’analyse des récits car le lecteur perçoit l’histoire selon un prisme, une vision, une conscience, qui détermine la nature et la quantité des informations. (Reuter 2016: 47)
Force est de constater qu’une telle conception englobante ne facilite guère l’appréhension des phénomènes : la subordination de la transmission d’informations narratives (envisagée de façon quantitative, en fonction d’un degré de restriction) à la construction d’un sujet percevant (étonnamment assimilé ici au lecteur et non au personnage) a en effet pour inconvénient de postuler une corrélation nécessaire entre deux niveaux distincts (le second «déterminerait» le premier). En outre, les notions de «vision» (héritée de Jean Pouillon) et de «conscience» demeurent entachées d’imprécisions : la première parce que la dimension visuelle est conçue de manière métaphorique en littérature et par conséquent s’avère problématique dans une démarche transmédiale, la seconde parce qu’elle porte sur l’accès à un état mental qui est davantage tributaire de choix énonciatifs (il relève donc plus de la voix que du mode).
La comparaison avec des médias visuels et narratifs tels que la bande dessinée ou le cinéma peut a priori sembler commode pour clarifier certaines des facettes de la question du «point de vue», mais elle occasionne souvent de nouvelles confusions. Le présent article entend revenir sur ce cadre théorique à partir d’une analyse de l’album Le Long Voyage de Léna (2006) scénarisé par Pierre Christin et dessiné par André Juillard, et de quelques références ponctuelles à sa suite parue en 20091. Nous souhaitons démontrer à la fois la productivité de certaines notions de la narratologie pour examiner le médium de la bande dessinée (et inversement) ainsi que l’intérêt spécifique de cet album dans le cadre d’un usage pédagogique visant à illustrer les concepts de mode et de voix. Rappelons que le dessinateur André Juillard est l’auteur du Cahier bleu (1994), autre récit centré sur la vie intime d’un personnage féminin qui, à l’instar du célèbre Rashômon (le seul film à être cité par Genette), présente un récit en focalisation interne variable (ou multiple selon les segments racontés) 2.
Prémisses théoriques : focalisation et médias (audio)visuels
Comme dans d’autres moyens d’expression, le fonctionnement du récit en bande dessinée et corrélativement le positionnement du lecteur par rapport à l’histoire racontée dépendent dans une large mesure de choix qui sont effectués par les auteurs quant à la construction du «point de vue» – hyperonyme dont il importe de prendre conscience de la polysémie3 et de l’iconocentrisme4, mais qui a l’avantage de résonner, au-delà du seul champ de la narratologie, avec des aspects envisagés au sein de différents champs disciplinaires5 et à propos tant de représentations visuelles (œuvres picturales, photographie,…) que de productions et dispositifs médiatiques (cinématographiques, vidéoludiques, etc.). Ce qui importe à notre sens, à l’ère des caméras subjectives et des jeux vidéo en «première personne», c’est de discuter dans une démarche intermédiale une notion inscrite dans différentes traditions théoriques en confrontant les acquis de celles-ci sur un objet spécifique, en l’occurrence ici la bande dessinée. Nous nous cantonnerons dans le présent article à envisager le «point de vue» sur deux plans distincts : en termes de réglage épistémique de l’accès (plus ou moins restreint) à des informations pertinentes pour la compréhension du récit (la «focalisation»au sens de Genette)6 et de subjectivisation de la représentation par l’éventuel filtre d’un personnage (ou, comme nous le verrons, par la présence récurrente de ce dernier à l’image). Cette dernière s’opère notamment (mais non exclusivement) à un niveau perceptif : il s’agit du point de vue (au sens strict) ou du point d’écoute pour la composante auditive (suggérée ponctuellement dans le médium «muet» de la bande dessinée par le truchement, notamment, de bulles et onomatopées).
L’absence de distinction entre ces deux niveaux (épistémique et perceptif), comme l’a montré Raphaël Baroni (2020) dans un récent état de la question, explique la plupart des réserves adressées à la typologie genettienne de la focalisation. Baroni fait le constat qu’il faut «admettre une articulation possible entre deux manières très différentes d’aborder la question de la perspective narrative» (2020: 33), et ce d’autant plus lorsque l’objet d’étude, à l’instar de la bande dessinée, offre une représentation visuelle dont l’examen ne peut se satisfaire d’une acception flottante initialement pensée pour le récit romanesque:
Les récits graphiques et audiovisuels apparaissent en effet comme des révélateurs d’un risque de confusion entre deux phénomènes très différents : d’un côté, le réglage de l’information narrative, de l’autre, la construction d’une vision subjective, qui passe par des procédés formels spécifiques.» (Baroni 2020: 34)
Dans une perspective transmédiale analogue, nous privilégierons des modèles non spécifiquement élaborés pour le récit scriptural. Une approche comme celle d’Alain Rabatel visant à étudier les marqueurs linguistiques de la représentation de perceptions subjectives en proposant un modèle alternatif aux «efforts genettiens et post-genettiens de définition du foyer reste[raie]nt marqués par une sorte de primat phénoménologique de la vue» (1998: 8) pourrait certes contribuer à l’étude de la genèse d’un album (via des documents scénaristiques7) ou ponctuellement à la part verbale du récit bédéique, mais elle nous conduirait à faire l’impasse sur les principales propriétés d’un moyen d’expression qui repose sur une interaction entre texte et images.
Ainsi n’est-ce pas un hasard si c’est précisément dans le champ de l’étude du récit filmique que les deux phénomènes distingués par Baroni ont été envisagés conjointement sans être pour autant confondus : François Jost, dans l’ouvrage L’Œil-caméra (1987) auquel se réfère Baroni, distingue la focalisation qui a trait au savoir de l’ocularisation (ou auricularisation) qui concerne le voir (ou l’entendre), dédoublant de la sorte, avec quelques nuances, les critères sur lesquels repose la typologie genettienne. Ainsi l’ocularisation zéro est définie par le fait que la caméra «ne prend la place d’aucun œil interne à la diégèse» et l’ocularisation interne par le fait que «le spectateur s’identifie ponctuellement au regard du personnage» (Jost 1987: 26). Cette dernière est dite primaire lorsque des éléments internes à l’image renvoient à la présence du regard d’un personnage, et secondaire «lorsque la subjectivité de l’image [au sens strictement perceptif] est construite par le montage, les raccords» (Jost 1987: 27). On peut ajouter que Bordwell et Thompson, pour leur part, abordent dans le domaine des études cinématographiques ce qu’ils appellent le «champ informatif» du récit filmique, respectivement sous l’angle de son étendue (degré de restriction) et de sa profondeur (degré de subjectivité), témoignant ainsi d’un même souci de distinguer deux types de phénomènes8 (2009: 141-147). Leur conception graduelle ne permet toutefois pas d’isoler des types de configuration narrative, commodes selon nous pour définir un régime dominant dans un segment donné du récit analysé, fût-ce pour montrer, à travers les particularités que présente ledit segment, en quoi il diffère du type prévu par la théorie. On pourrait à ce titre affirmer que chaque changement majeur de type de focalisation (niveau épistémique) ou d’attribution d’un statut de sujet percevant à un personnage (niveau perceptif) introduit dans le récit une nouvelle «séquence» qui s’inscrit plus généralement dans une architecture rythmique globale qui influence notre expérience de lecture ou de visionnement, et dont il est possible de rendre compte dans l’analyse. C’est pourquoi nous opterons pour la typologie de François Jost, et ce en dépit de la gymnastique articulatoire qu’exige à l’oral la prononciation des néologismes proposés. La distinction postulée par Jost entre «cognitif» et «perceptif» demeure toutefois redevable d’un modèle (genettien) peu adapté à l’étude de l’inscription d’une subjectivité, puisque celle-ci ne peut se réduire à la présence d’un sujet de la perception.
Nous en voulons pour preuve la discussion, chez les théoriciens du cinéma, des effets d’un usage systématique de la caméra subjective («POV-shot» en anglais, terme qui souligne la polysémie du point of view)9. Il a en effet été discuté en quoi ce procédé qui assoit l’ocularisation interne n’implique pas nécessairement une focalisation interne ni ne favorise l’accès à la «psychologie» du personnage dont nous partageons la perception. Au contraire, le rejet hors-champ constant du visage (sauf présence de miroirs) résultant d’une assimilation de la caméra à l’emplacement supposé des yeux du personnage enraie l’expression d’une subjectivité qui, au cinéma, passe surtout par la monstration à l’écran du jeu de l’acteur ou de l’actrice. La caméra subjective postule en outre que les personnages regardés par le sujet diégétique nous regardent (plutôt qu’ils ne se regardent au sein d’une diégèse supposément close et autonome). C’est pourquoi les usages de la caméra subjective au cinéma se veulent le plus souvent «déshumanisants» au sens où ils sont rapportés à des êtres caractérisés par une altérité totale (du moins lorsque la production de l’image n’est pas motivée au sein même de la diégèse par un personnage-filmeur)10 : le regard que nous partageons y est de manière récurrente celui d’une froide machine à tuer (prolongement morbide de la caméra))11. L’essor des jeux vidéo en «First Person», s’il a contribué à populariser le procédé au cinéma12, n’invalide pas fondamentalement ce constat : dans un tel médium interactif, le rapport à l’avatar vidéoludique consiste surtout en l’exploitation d’un élément actionnable plutôt qu’en l’identification à un personnage13. Même si, en bande dessinée, la référence au cinéma transparaît dans un recours à une ocularisation interne ancrée de manière récurrente dans un même personnage (par exemple dans les planches dédiées, dans le roman graphique From Hell, au futur tueur14), ce constat a priori paradoxal d’une «caméra subjective» faiblement chargée en «subjectivité» est considérablement affaibli pour trois raisons: le médium ne met pas en jeu la construction socioculturelle de la vedette qui incarne un personnage (en le chargeant de sa persona à laquelle peuvent être associés des affects) – le personnage, à la rigueur, y est une star en soi ; l’ocularisation interne n’implique pas un jeu d’occultation/exhibition d’un dispositif technique de prise de vues (même si son corolaire, le «regard à la caméra», vise aussi le lecteur) ; enfin, le degré de stylisation de la représentation dessinée du personnage, lorsqu’elle est soumise comme chez Juillard aux conventions graphiques du dessin réaliste, fait de l’expression faciale et corporelle du protagoniste un canal qui offre, comparativement à la caricature humoristique, beaucoup moins de lisibilité à l’expression de l’intériorité, au même titre que le texte écrit ne peut guère rendre compte du grain d’une voix, sauf expédients ponctuels de type onomatopéique. Il s’agit là de limites discutées dans le présent dossier par Alain Corbellari, pour qui «l’adhésion et l’identification du lecteur aux personnages […] sont souvent inversement proportionnelles à l’effort mimétique déployé par le dessinateur» (même s’il ne faut pas négliger combien l’exhibition de l’acte de graphiation, pour reprendre le terme de Marion 1993, amoindrit l’immersion dans la fiction et par conséquent l’identification à des personnages qui, souvent, sont précisément fortement stétéotypés). Nous verrons que les auteurs du Long Voyage de Léna ont su tirer parti de ces limites intrinsèques. Car rien n’interdit de jouer précisément sur cette ambiguïté pour établir un certain régime de subjectivité, et il ne fait pas de doute que dans l’album que nous étudions, le scénario de Christin était spécifiquement prévu pour le style graphique déjà bien établi de Juillard.
Le parti de Léna
Nous examinerons ici en détail les partis-pris de Christin et Juillard en termes de focalisation (restriction du champ informatif) et de point de vue (dans le sens spécifique de l’ocularisation). Une première évidence consiste à noter qu’il n’est pas besoin de voir à travers les yeux de Léna, courrier qui transmet des informations entre les membres d’un réseau terroriste et s’avère être un agent infiltré, pour partager le vécu de la jeune femme. Comme nous l’avons exposé ailleurs, la notion de «point de vue», considérée comme un hyperonyme, ne se réduit pas aux aspects mentionnés jusqu’ici : les choix concernant la modalisation du discours narratif procèdent plus fondamentalement d’un positionnement idéologique des auteurs qui transmettent, qu’ils le veuillent ou non, une certaine opinion sur le monde (Boillat 2006). Aussi, dans Le Long Voyage de Léna, il n’est pas anodin que cela ne soit pas avec l’équipe internationale de comploteurs que Christin et Juillard solidarisent leur lecteur comme cela se serait produit s’ils les avaient élus en tant que personnages sur lesquels le récit est focalisé – cette mise à distance sera encore plus marquée dans le deuxième tome par rapport aux djihadistes –, et si, inversement, la prise en charge énonciative du récit de l’assassinat des terroristes, qui s’amorce à la page 44 et s’achève sur les trois cases de l’explosion de la page 5315, n’est plus assumée, comme dans les deux premiers tiers de l’album, par l’héroïne qui, jusque-là, s’exprimait à la première personne dans les textes de récitatifs. Cette «voix intérieure» du personnage a en outre un impact spécifique sur le lecteur en ce qu’elle assure, de manière continue, la présence verbale du personnage de Léna, et de la sorte garantit sa disponibilité à l’adhésion affective du lecteur, et ce même si les énoncés s’avèrent peu modalisés. Dans un ouvrage ultérieur à L’Œil-caméra, François Jost mentionnait de manière incidente (et à notre connaissance jamais reprise dans les discussions sur ces questions) un aspect qui constitue peut-être encore une autre facette du «point de vue», ou du moins qui est irréductible au caractère strictement quantitatif de la focalisation selon une conception empruntée par Genette à Todorov (1966), et qui stipule que le savoir du lecteur est inférieur, égal ou supérieur à celui du personnage:
En termes cognitifs, qu’est-ce que la focalisation interne ? C’est, pour celui qui raconte, décider, consciemment ou non, que l’on va faire partager au lecteur ou au spectateur la vie du personnage, comme il est censé l’appréhender ou l’avoir appréhendé […]. Pour que l’on sache comme il sait (non pas : ce qu’il sait), on doit éprouver comme lui. La focalisation vise à faire partager une impression. (Jost 1991: 43).
Ce passage du quoi au comment, de la connaissance à l’émotion n’est en fait guère favorisé par la conceptualisation de la focalisation, trop ancrée dans un cadre (post)structuraliste pour tenir compte des modalités d’absorption diégétique du lecteur/spectateur. Or, le «long voyage» qui fut d’abord celui de Christin (lorsqu’il prit des clichés qui serviront de matériel documentaire16) est certes rapporté à Léna, mais il est aussi celui du lecteur de l’album : sans voir à travers ses yeux, sans en savoir autant qu’elle sur les raisons de sa présence dans les lieux successivement visités, le lecteur appréhende le monde fictionnel par le biais de l’expérience qui est la sienne. Bien que le texte du récitatif thématise une forme de blocage d’une subjectivisation des énoncés («J’aurais pu penser au passé… Je ne l’ai pas fait», p. 10, «Cette nuit-là encore, j’ai dormi sans rêves», p. 20, ou «J’essayais seulement d’être lisse, fraîche et sans mémoire», p. 32) – blocage qui certes rappelle la fuite en avant perpétuelle des héros de séries BD d’aventure mais qui, par la thématisation même qui est proposée dans le monologue intérieur, ne fait qu’accroître l’importance de la psychologie énigmatique du personnage et renforce chez le lecteur le régime de la curiosité –, l’omniprésence du corps de Léna à l’image et de sa pensée dans le texte assurent l’identification du lecteur au personnage.
En tant que premier tome qui fut initialement conçu comme un one shot, Le Long voyage de Léna est particulièrement intéressant pour discuter la question de la focalisation en BD dans la mesure où le lecteur ne sait encore rien du personnage éponyme dont les motivations et intentions ne sont dévoilées que tardivement, et ce bien que le récit soit focalisé sur Léna, que nous ne quittons jamais. Ce paradoxe tient à plusieurs choix scénaristiques. Premièrement, le récit débute en pleine action, soit par la première visite de Léna à Berlin-Est: ainsi, rien ne nous est dit de la préparation de sa mission, des conditions de son départ, etc. Cette logique immersive est soulignée par une structure parente de celle du journal de voyage, où Léna agit au jour le jour, bien que les temps verbaux du récitatif soient au passé – sans, notons-le, que cette dimension rétrospective ne soit exploitée sur le plan épistémique, contrairement à ce qui se passe dans le récit de Léna et les trois femmes17. D’ailleurs, le temps verbal du présent s’impose dès la page 38, ce qui correspond au moment où Léna Muybridge a achevé sa mission, et s’apprête donc à revenir, après la série d’aventures vécues en tant qu’agente secrète, à la vie quotidienne associée à son vrai nom, Hélène Desroisières, qu’elle apprend au lecteur précisément en ce moment-pivot du récit, alors que l’image nous la montre acheter un billet d’avion et un manteau en prévision de sa véritable destination.
Image 1: Le Long Voyage de Léna, p. 38 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Deuxièmement, le texte des récitatifs sont certes rédigés à la première personne et attribués à Léna, mais le récit demeure «behavioriste», s’en tenant la plupart du temps à décrire ou commenter ce que perçoit la jeune femme (et que le lecteur voit à l’image), rarement ce qu’elle ressent et jamais ce qu’elle prévoit de faire ; son passé, dont on comprendra qu’elle essaie de refouler le caractère douloureux (la natation lui permet de faire le vide, d’être «sans mémoire», p. 32, c.5), ne fait surface que par bribes, par le biais de traces diégétiques (une photographie et une K7 audio de chansons) – interprétables en tant que signes d’une perte, et donc en tant que marqueurs de subjectivité –, jusqu’au dévoilement de la page 38 (image 1), où Léna, montrée dans la dernière case de la planche précédente dans une attitude de repli introspectif (corps détendu, écouteurs sur les oreilles, yeux mi-clos), nous donne sa véritable identité: c’est donc le personnage même qui assume de nous en apprendre plus sur lui-même, sans intercession d’une autre instance narrative. Les vignettes en noir/blanc, ici, servent la «background story» du personnage, longtemps différée.
Troisièmement, au vu du caractère secret de la mission de Léna et du fait que ses interlocuteurs agissent dans la clandestinité, les dialogues sont allusifs. Léna voyage seule (elle n’a ni confident ni acolyte qui justifierait une explicitation verbale diégétique) et n’a aucun contact avec ceux qui lui ont confié sa mission afin de ne pas être repérée (on sait combien les situations de télécommunication sont favorables à la transmission naturalisée d’informations au lecteur, comme cela est fréquemment le cas dans la série Blake et Mortimer, dont Juillard est l’un des continuateurs). Les personnes qu’elle rencontre comme autant de jalons sur son parcours sont par ailleurs peu loquaces jusqu’à l’homme de Kief, ex-membre du KGB, un bavard dont les répliques vont permettre au lecteur, après avoir lu vingt planches, de confirmer certaines inférences qu’il avait pu émettre quant au contexte narratif. Ainsi, on trouve dans les bulles attribuées à l’Ukrainien la première mention du terme «terrorisme» qui occasionne ensuite, dans une vignette étroite qui suggère un statut de bref aparté, un positionnement fort du personnage principal: «Moi, Léna […], je ne suis pas une terroriste» (p. 24, c. 5). À l’occasion de cet échange, pour la première fois, Léna laisse transparaître dans le récitatif (c’est-à-dire à l’intention du seul lecteur) son ressenti et livre une information sur la manière dont elle se positionne par rapport à la cause anti-impérialiste des membres du réseau secret: «Et je n’ai pu m’empêcher d’éprouver une joie mauvaise en constatant la légère erreur d’analyse du bavard18»(p. 26, c. 5). L’adhésion du lecteur au point de vue de Léna (au sens idéologique du terme) est favorisée par l’explicitation de la non-adhésion de celle-ci à la cause de ses interlocuteurs (et futures victimes).
Finalement, Léna elle-même ne maîtrise pas le plan d’ensemble du projet. En effet, elle ne dispose que de certaines pièces du puzzle, et à ce titre se distingue foncièrement de ceux «pour lesquels la fin justifie les moyens» (p. 23, c. 10). Léna ayant étudié l’histoire de l’art (l’une des rares informations qu’elle transmet à ses interlocuteurs et qui n’est pas mensongère), elle utilise un comparant pictural pour décrire son rôle dans l’opération: «Je ne suis chargée que de fournir le petit matériel de peinture […], je ne sais même pas ce que représentera la scène finale» (p. 25, c. 7). La séquence finale, en effet, comme nous le verrons, se déroule indépendamment d’elle.
Léna, une figure omniprésente offerte aux regards
La dimension visuelle du médium bédéique nous invite à considérer un aspect qui paraît tout à fait évident dans une démarche intuitive mais qui n’est que rarement mentionné dans les théories sur le point de vue: il s’agit simplement du degré de présence à l’image d’un personnage donné19. En bande dessinée, le fait de tracer successivement dans chacune des cases (ou presque) la silhouette du héros ou de l’héroïne dont la récurrence participe souvent à la cohérence graphique de la planche (par exemple le motif du groom à la tenue rouge dans Spirou) constitue pour le dessinateur un véritable défi et une contrainte laborieuse, et ce en raison du fait que cette apparence doit demeurer reconnaissable en dépit des changements d’angle, d’échelle de plan, etc., puisque le Même – l’identité du sujet – doit être maintenu dans la variation. Montrer le personnage, c’est offrir l’occasion au lecteur d’être «avec lui»: l’identification, tant narrative qu’émotive, commence par là.
La question de l’identification au personnage principal se pose de manière d’autant plus légitime dans Le Long voyage de Léna que l’héroïne est mentionnée dès le titre (et ce avant même que les auteurs aient prévu d’en faire le personnage d’une série) et que sur la couverture de l’album elle apparaît seule, pensive, à l’avant-plan d’un fond maritime qui l’inscrit dans un paysage tout en contribuant à assoir sa centralité (son visage se trouve au milieu de l’image, exactement sous la mention du nom «Léna20») ; cette position centrale – prémices du statut de personnage focal assuré par le «Je» du récitatif– se voit en outre renforcée par le contraste qu’impose la tenue sombre de Léna avec le jaune lumineux de l’environnement (significativement, le ciel n’y est pas bleu, ce qui permet aux contours du visage et même à la couleur de la peau modelée par des ombres propres de se détacher de l’arrière-plan21).
Un repérage quantitatif de la présence ou de l’absence du personnage de Léna dans chacune des vignettes – indépendamment des modalités de représentation du visage de l’héroïne, discutées dans ce dossier par Alain Corbellari – s’avère instructif: on observe que, même si l’héroïne n’apparaît dans certaines cases qu’en très petit, sous forme de silhouette22 ou seulement partiellement – c’est-à-dire selon un procédé relevant de la métonymie, qu’il s’agisse d’une main (p. 6, c. 9) ou de jambes (p. 8, c. 8) –, elle est présente visuellement23 à l’échelle de l’album dans 70% des vignettes (484 cases sur 54 planches, soit près de 9 images par page en moyenne), parfois même dans chaque image d’une même planche (aux pages 23, 24 et 25, ou 34-35). Par ailleurs, le 30% des cases restantes comporte nombre de contrechamps sur les interlocuteurs de Léna, ce qui inscrit en creux la présence du regard de celle-ci (on peut, sur ce point, assimiler mutatis mutandis la juxtaposition des cases au montage cinématographique, et concevoir ces images comme une ocularisation interne secondaire24). Un autre type de présence de Léna, spécifique à cet album, réside dans des vignettes qui incluent une image noir/blanc présente en tant qu’objet dans la diégèse: une photographie du couple qu’elle formait avec son mari décédé (p. 38, c. 425) ou l’autoportrait dessiné par Léna sur son carnet à dessin (p. 47, c. 4). La mise en scène du regard porté sur les croquis diégétisés constitue d’ailleurs l’un des rares cas d’ocularisation interne (primaire) sur l’un des personnages principaux26, en l’occurrence Léna (p. 29, c. 9, image 2) puis, après un passage de relais qui s’effectue au moment où le lecteur tourne la page de l’album, sur le Turc Adnan (p. 30, c. 5-7 et 9, après deux cases «semi-subjectives» où il apparaît en amorce, image 3).
Image 2: Le Long Voyage de Léna, p. 29 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin2007
Image 3: Le Long Voyage de Léna, p. 30 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Ce qui importe avant tout sur un plan quantitatif et à l’échelle de l’album, c’est la répartition du nombre de visualisations de Léna par planche: on constate en effet un changement de régime qui s’amorce à la page 46, avec une séquence d’images qui repose sur un principe d’alternance entre des gros plans de Léna dans l’avion et la piste narrative consacrée à la tentative avortée d’assassinat qui se déroule dès lors en dehors d’elle, mais selon ce qu’elle a prévu (d’où le rappel de son visage, alors que l’on peut supposer qu’elle pense à ce qui se passe ailleurs, ou peut-être le rêve). Ici encore, la centralité de Léna est signifiée graphiquement en ce que, sur huit pages consécutives (p. 46-53), elle figure systématiquement dans une case située exactement au milieu de la planche, comme si toutes les autres vignettes gravitaient autour d’elle. Cette récurrence a été prévue et soulignée au stade du découpage préparatoire (story-board), où la case centrale de chacune de ces planches est mise en évidence par une hachure bleue (voir l’article de Raphaël Baroni dans le présent dossier). À la page 47, nous ne quittons pas les terroristes à Dubaï mais Léna est néanmoins présente sous la forme d’une «image dans l’image», un portrait dessiné que l’un des protagonistes tient en main et oriente en direction du lecteur, en une sorte de réciproque de la case où Pierre-Marie tend la photo de l’équipe de terroristes à Léna (et au lecteur) pour accréditer ses dires (sa réplique débute significativement par l’interrogation «Vous voyez ?»). Si on se concentre sur le segment compris entre la première page de l’album et la 45, la présence de Léna grimpe à 78% des vignettes (ce qui est un chiffre considérable au vu de la place accordée par ailleurs à des paysages vides de tout personnage principal) ; elle figure en outre dans presque chaque image des trois dernières planches.
Ocularisation et focalisation
La conjonction de la forte présence de Léna et du régime dominant de l’ocularisation zéro conduit d’une part à l’exhibition du corps de l’héroïne offerte au regard du lecteur (en particulier lorsqu’elle se baigne nue aux pages 8-9, alors qu’elle n’est vue de personne27), d’autre part à ce qu’aucun autre personnage ne soit construit en tant qu’instance percevante et par conséquent ne vienne concurrencer l’identification au personnage éponyme. Quelques cases font toutefois exception en venant ponctuer le récit à des moments bien spécifiques.
Il s’agit premièrement de deux passages où le lecteur, l’espace d’une seule case venant clore une page de droite (p. 7, c. 10 ; p. 13, c. 11, image 4), reste avec l’interlocuteur de Léna qui la regarde s’éloigner, comme si la seule présence masculine au premier plan faisait peser sur elle une menace dont elle ne semble pas avoir conscience, le lecteur constatant (sans gain épistémique aucun) qu’elle est observée à son insu (et ce d’autant plus qu’il s’apprête à ce moment-là à tourner la page, et ne peut donc anticiper la suite d’un simple regard). Cette impression est également distillée souterrainement, sur un mode proche de ce que l’on trouve dans la série Blake et Mortimer28, par la représentation de l’environnement de Léna dans d’autres cases de l’album dans lesquelles des «figurants» se situent au premier plan dans une posture qui pourrait être lue de manière paranoïaque comme visant une surveillance de l’héroïne29. Dans l’un des cas (p. 17, c. 8, image 5), cette finalité du regard est confirmée, mais sans intention d’entretenir un suspense quant à ce protagoniste à lunettes noires, puisqu’il a tôt fait d’être identifié comme l’agent censé conduire Léna à la gare. Il n’en demeure pas moins que ces jeux de regard soulignent l’instabilité de la situation de l’héroïne qui, dans le récitatif, souligne son sens aigu de la précarité des choses (p. 20, c. 7 ; p. 32, c. 9).
Image 4: Le Long Voyage de Léna, p. 7, cases 9 et 10 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Image 5: Le Long Voyage de Léna, p. 17, case 8 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Deuxièmement, nous pensons à une case (p. 21, c. 7) dans laquelle s’opère un déblocage inattendu puisqu’elle montre un personnage féminin dont il s’agit de l’unique occurrence dans l’album et qui, situé au premier plan de l’image, observe Léna sur le bateau d’en face (sans que la case réciproque du regard de l’héroïne sur elle ne soit dessinée). Cet apax ne reste pas sans explication: dix-neuf pages plus loin, l’agent secret Paul-Marie confie à Léna, surprise qu’il soit au courant de ce qui s’est passé dans le delta du Danube, qu’une des leurs se trouvait parmi l’équipage des écologistes, et «qu’elle a vu un bateau se dissimuler sous les arbres et [les] en a informés» (p. 40, c. 4).
Dans une telle intrigue d’espionnage, comme le souligne la référence à cette informatrice, la circulation du savoir est bien sûr centrale. Cependant, Léna, à l’instar du lecteur, est placée en dehors de ce circuit pendant les deux premiers tiers de l’album. Sur un plan quantitatif, on peut donc définir la focalisation de la manière suivante (en reprenant les termes de Baroni 2020):
Récit personnel de Léna – focalisation restreinte jusqu’à la page 38:
Terroristes < lecteur (indices) < Jean-Marie / Léna
Récit du projet d’assassinat – focalisation sur Léna impliquant une forte restriction jusqu’à la page 40:
Lecteur = (<) Léna (consignes à transmettre) < membres du réseau terroriste < Jean-Marie.
On observe par conséquent une importante stabilité dans l’instauration du régime de focalisation, fixe lorsqu’elle s’effectue sur Léna, portant sur un ample segment narratif lorsqu’elle est restreinte.
Les albums plus récents se départiront quelque peu de cette régularité qui a trait au fait que Léna, au cours de son «long voyage», se laissait en quelque sorte porter par les flots. Ainsi, au début de Léna et les trois femmes, un montage alterné s’instaure entre deux pistes: l’une est consacrée à la traversée en jeep de Léna dans le désert australien, l’autre aux agents secrets pour lesquels elle a travaillé dans l’aventure précédente, qui la suivent en espérant la convaincre d’accepter une nouvelle mission. Sur la première planche, ces deux pistes sont intriquées d’une manière qui ne se comprend que rétrospectivement, du moins pour un lecteur peu habitué à la représentation «paranoïaque» de Juillard: si un homme téléphone dans une cabine au premier plan de la cinquième case (qui prend un format large pour mieux inclure l’environnement de Léna, image 6), c’est qu’il est en train d’informer l’agent des renseignements de la présence de Léna à la station-service. Léna et le lecteur ne l’apprendront que plus tard de la bouche de Paul-Marie (p. 8, c. 6). Il s’agit donc, à ce stade, d’une focalisation du récit sur Léna postulant une équivalence relative entre ce que sait cette dernière et ce qu’apprennent progressivement les lecteurs.
Image 6: Léna et les trois femmes, p. 3, case 5 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2009
Cette focalisation s’accompagneà la page suivante d’une alternance entre des gros plans sur Léna et des images visualisant ses proches disparus vers lesquels voguent ses pensées, comme le confirme le monologue intérieur – ce dernier provoque une césure moins forte avec le présent de l’image que les récitatifs du premier album30). La case longitudinale de la page 5 – située approximativement au même endroit dans la planche que la précédente à la page 3, instaurant ainsi une parenté graphique avec celle-ci – modifie quant à elle ce régime (image 7): nous voyons deux hommes – dont un n’est pas reconnaissable, son visage demeurant hors-champ (il s’agit d’une paralipse visuelle) – manigancer quelque chose: ils libèrent un kangourou pour le lancer sur la route empruntée par Léna, dressant devant elle un danger dont la vraisemblance a été suggérée précédemment par un panneau de circulation quelque peu exotique pour un lecteur français. Il faut remarquer que le gain épistémique acquis par le lecteur sur Léna dans ce passage est faible: certes nous savons que Léna est suivie, mais nous ne savons ni pourquoi, ni par qui, ni dans quelle intention. Seul le dialogue de la page 8 entre Léna et Paul-Marie réinstaure une équivalence épistémique entre Léna et le lecteur, et permet à ce dernier d’accéder aux informations obtenues par l’héroïne au stade de son recrutement. Lors de sa préparation proprement dite, qui est assortie dans la diégèse d’une projection de diapositives, la transmission des renseignements se veut particulièrement didactique. On observe donc une inversion par rapport au premier tome, où les explications éclairantes de Paul-Marie n’interviennent que dans la dernière partie du récit, alors que dans Léna et les trois femmes, que l’on pourrait considérer comme le développement d’une case du premier volume où Léna croise des passantes voilées («une sombre cohorte venue de je ne sais où est passée près de moi», p. 33, c. 5), ces éclaircissements, après avoir été quelque peu différés suite à une ellipse (p. 11, c. 8-9), constituent la phase liminaire du récit.
Image 7: Léna et les trois femmes, p. 5, case 6 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2009
En passant du débriefing du premier tome au briefing du deuxième, la curiosité du lecteur est beaucoup moins titillée puisqu’il bénéficie des acquis de la formation de Léna, puis est constamment guidé par elle dans l’aventure. Les auteurs ont néanmoins introduit une autre forme de restriction du savoir: pendant que Léna fait l’apprentissage des trois jeunes femmes promises à devenir des martyrs de la cause djihadiste, elle tente parallèlement de désamorcer l’attentat qui se prépare. Bien que nous accédions en ocularisation interne primaire à l’image et aux répliques qui se présentent à elle lorsqu’elle épie par l’œil de bœuf les terroristes pour lesquels elle feint de travailler (p. 42, c. 7 ; p. 51, c. 631), nous ne savons rien du plan qui est le sien ni de sa manière de communiquer avec les services secrets. Le texte du récitatif reste en effet sciemment évasif: «Le gars chargé de nous tenir à l’œil est resté dehors […]. [J]’ai pu vérifier quelque chose d’important sans qu’il s’en aperçoive» (p. 45, c. 9). ). Il en va de même lorsque Léna se regarde – et lorsque nous la regardons avec ses yeux à elle – dans le miroir: «Au matin, je sais ce que je vais faire» (p. 48, c. 2). Dans ce cas, le rapport du lecteur à Léna relève de la focalisation restreinte. Trois cases qui comportent un récitatif convoyant des informations importantes (mais encore lacunaires) soulignent le rôle décisif de la gestion du savoir pour le scénariste: «La piscine de la Butte-aux-Cailles est l’une des adresses qui m’a été confiée sur un ferry-boat de Sydney. Et ça, mon suiveur encagoulé qui m’attend patiemment dehors ne peut pas le savoir. Ce que ne peut savoir non plus Cheikh Najib, c’est que je sais désormais où, quand et comment aura lieu l’attentat-suicide.» (p. 52, c. 1-3). Ces énoncés soulignent la nature relationnelle de la détermination du point de vue: un réseau de personnages est construit et le lecteur est positionné différemment par rapport à chacun de ceux-ci. À ce titre, l’organisation narrative de l’album est très proche de celle des films d’espionnage d’Alfred Hitchcock comme La Mort aux trousses (où une jeune femme est précisément, là aussi, un agent infiltré).
Nous terminerons cette illustration des catégories de la focalisation et de l’ocularisation en nous référant à deux strips consécutifs (image 8) de Léna et les trois femmes qui racontent comment l’héroïne, après avoir vu passer une grosse berline allemande susceptible de représenter une menace32, comprend qu’elle est l’objet d’une filature en entendant des bruits de pas derrière elle (un cas d’auricularisation interne transposé verbalement)33. En dépit du régime dominant de la focalisation du récit sur Léna, le surgissement de l’inconnu est montré en une ocularisation interne primaire (p. 20, c. 5) puis secondaire (p. 20, c. 7) ancrée dans ce personnage masculin, dont le lecteur constate la présence avant que Léna ne la perçoive. Cette paralepse momentanée a toutefois une incidence moindre dans la mesure où la pertinence narrative de l’information supplémentaire est faible. Cet exemple atteste la nécessité de faire le départ entre les niveaux perceptif et épistémique.
Image 8: Léna et les trois femmes, p. 20, cases 3-8 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2009
La voix intérieure de Léna
Il convient d’ajouter à nos observations concernant les «perspectives» adoptées par les auteurs du Long Voyage de Léna la question de la voix, c’est-à-dire de l’instance narrative, dans la mesure où, ici, le choix du scénariste a une incidence décisive sur la représentation de la subjectivité dans l’album. À l’incitation de son éditeur34, Christin a en effet opté pour faire de Léna la narratrice (homodiégétique) du récit scriptural convoyé par les textes du récitatif, qui équivalent ici à ceux proférés au cinéma par des personnages en voix over35. Ils sont donc rédigés à la première personne et rendent compte de commentaires qui ne sont pas proférés dans le for intérieur de l’héroïne au moment correspondant au lapse de temps suggéré par l’action figurée dans la case, mais ultérieurement, les temps verbaux étant au passé (tout en collant à l’action représentée, comme dans certains films noirs, à l’instar de Détour ou des Griffes du passé36). On a dit toute la retenue qu’y manifeste la narratrice en modalisant fort peu son discours, en n’anticipant jamais la suite de l’histoire et en se contentant bien souvent d’une simple description de ce qui est visualisé dans la vignette. Ce registre descriptif ne produit toutefois aucune redondance, d’une part parce qu’il s’agit de canaux sémiotiques différents, d’autre part parce que chaque énoncé renvoie indubitablement à son énonciatrice (Léna étant présente dans toutes les scènes qu’elle raconte, la vraisemblance de sa prise en charge énonciative est garantie), affirmant la présence du personnage et son contrôle (fictif) sur la narration – contrôle certes partiel, puisqu’elle ne maîtrise ni le niveau de la «monstration»37 (sauf lorsqu’elle lui est déléguée via des images dessinées par elle) ni celui de la narration visuelle. D’ailleurs, le récitatif est en général absent lorsque la case comprend des phylactères (la narratrice superpose rarement sa voix à celle des dialogues, à moins que le contenu de ceux-ci ne soit superfétatoire, comme à la page 29), comme s’il s’agissait avant tout de faire «entendre la voix» du personnage éponyme. Préalablement aux révélations qui interviennent dans le dernier tiers du récit, les récitatifs ne participent guère au réglage de la transmission au lecteur d’informations pertinentes pour comprendre le récit (si ce n’est en ce qui concerne les allusions au passé de Léna). En fait, leur présence se justifie avant tout par une volonté d’affirmer la «voix» de Léna.
Un premier débrayage énonciatif s’opère entre les pages 42 et 45, lorsque Paul-Marie prend le relais de la narration verbale, jusqu’à une phrase-clé: «Vous n’avez pas besoin d’en savoir plus» (p. 45, c. 4). La situation d’énonciation s’ancre dans un dialogue mené avec Léna à Buenos Aires – on passe, comme cela est courant au cinéma, d’une voix in (p. 45, c. 1-3) ou off (p. 45, c. 7) à une voix over et inversement, tandis que les énoncés se réfèrent aux agissements des terroristes à Dubaï figurés en alternance dans certaines des vignettes, envisagés d’abord dans la simultanéité, ensuite sur un mode proleptique (à partir de «Un minibus […] viendra les prendre à leur hôtel», p. 44, c. 5), enfin représentés uniquement au niveau de la monstration, Paul-Marie ayant interrompu sa prise en charge de la narration verbale. Dans la première planche totalement muette de l’album (page 46) qui souligne la vacance provisoire de narrateur verbal, un deuxième débrayage intervient. Il introduit une nouvelle situation d’énonciation dont les sujets sont les membres de l’équipe d’assassins rassemblés dans le minibus précédemment présenté par Paul-Marie (le référent du discours devient une nouvelle situation d’énonciation diégétique). La visualisation de ces locuteurs (en voix in, c’est-à-dire par le truchement de phylactères rattachés à leur visage respectif) alterne avec des images illustrant leur propos sur lesquelles se poursuit l’échange: comme dans le cas d’un pont sonore («overlapping») au cinéma, la voix in devient over, c’est-à-dire que le texte passe, en bande dessinée, de la bulle au récitatif. Ainsi l’espion Repitski, après avoir dit que, la veille, il a pu voir le bateau qui est censé garantir leur fuite après l’assassinat, décrit l’embarcation qui est par ailleurs représentée dans la case (p. 47, c. 2-3), derrière Repitski lui-même (il s’agit donc d’une analepse dont la portée est de vingt-quatre heures). Aux pages suivantes, une variation touche à l’une des deux pistes de ce «montage alterné»: les images de la discussion dans le véhicule n’alternent plus avec des cases illustrant le propos des tueurs (l’absence de coréférence suggérant que les choses ne se passeront pas comme ces derniers sont en train de les planifier), mais uniquement avec des vignettes montrant Léna dormant dans l’avion. Le lecteur est ainsi invité à inférer que la piste de Léna est simultanée, ce qui contribue à disculper l’héroïne des conséquences ultimes de son intervention. La corrélation de l’alternance repose sur un rapport de cause à effet, puisque Léna est, somme toute, la personne qui est à l’origine de la future mise en échec du plan dont les assassins récapitulent à ce moment-là le déroulement. Une nouvelle planche muette (p. 54), dont chacune des vignettes est consacrée au trajet de Léna à Sydney, introduit ensuite l’épilogue qui, notablement, est dépourvu de tout récitatif: il n’incombe pas à l’héroïne d’assumer l’étape ultime de configuration narrative du récit.
À travers l’analyse des deux albums de Christin et Juillard, nous avons démontré la pertinence pour l’étude de la bande dessinée des notions de «focalisation» et d’»ocularisation» envisagées par Jost pour le cinéma, et en particulier l’intérêt que présente l’examen de procédés visant la restriction du savoir du lecteur et délimitant, dans une portion donnée du récit bédéique, un régime dominant (ou, à l’inverse, instaurant des points de rupture). Dans le genre de l’espionnage où certaines informations doivent demeurer secrètes (à l’intérieur de la diégèse, mais aussi en termes d’un rapport au lecteur fondé sur la curiosité ou le suspense), le jeu sur le réglage de la transmission du savoir narratif (respectivement véhiculé par le canal du texte ou celui de l’image) constitue l’un des principaux ressors du récit. Nous avons montré combien il importe de distinguer cette dimension épistémique de la question de la subjectivité, dimension très faiblement présente dans le cas étudié en dépit d’une identification favorisée à Léna via le monologue du récitatif et la forte récurrence du personnage féminin éponyme dans les vignettes.
La complexité énonciative du dernier tiers de l’album Le Long Voyage de Léna dont nous avons essayé de rendre compte en dégageant une série de glissements – d’autant plus invisibilisés pour le lecteur que la facture des phylactères (typographie, style d’écriture, couleur du fond) demeure strictement identique – témoigne cependant de la nécessité de prendre en considération certaines interactions entre mode et voix: la succession d’instances de narration confère au lecteur par addition un savoir qu’aucun des personnages ne possède, et fait donc basculer, le temps d’une parenthèse sanglante, la focalisation sur Léna vers une focalisation élargie que Jost renomme habilement «focalisation lectorielle» (Jost 1987: 129). L’évanouissement du narrateur (verbal) à la fin du Long voyage de Léna contribue à signifier que l’héroïne peut reprendre la maîtrise sur son destin sans avoir à le ressaisir par la parole au moment où, immergée dans les eaux de l’océan Austral, elle s’apprête à renaître après avoir fait le deuil des siens.
Bibliographie
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Pour citer l'article
Alain Boillat, "Une question de point de vue : mode et voix dans "Le Long voyage de Léna"", Transpositio, n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée, 2022https://www.transpositio.org/articles/view/une-question-de-point-de-vue-mode-et-voix-dans-le-long-voyage-de-lena
Voir également :
Témoignage de Jean Michel Adam et de Françoise Revaz
Sollicitée dans le cadre du projet «Pour une théorie du récit au service de l’enseignement», qui a pour objectif de « questionner les usages et l’ergonomie de la boîte à outils narratologique pour l’enseignement de la littérature aux degrés du secondaire I et II dans quatre pays francophones : la France, la Suisse, la Belgique et le Québec », je tiens d’emblée à préciser que mon expérience d’enseignement, de formation et de recherche autour du récit est ancrée dans ma fonction d’enseignante dans les degrés primaires de l’école publique genevoise, dans les années 1970-1980, au moment de la rénovation de l’enseignement du français dans les classes romandes.
Témoignage de Jean Michel Adam et de Françoise Revaz
Jean-Michel Adam
Professeur honoraire de linguistique française à l’Université de Lausanne, Jean-Michel Adam est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages, traduits dans plusieurs langues, sur la linguistique textuelle, le récit, la description, l’analyse du discours littéraire et l’argumentation publicitaire. Derniers titres parus : Le Paragraphe (A. Colin 2018), Souvent textes varient (Classiques Garnier 2018), ainsi que la 4ème édition de Les Textes : types et prototypes (A. Colin 2017) et la 4ème édition de La linguistique textuelle. Introduction à l’analyse textuelle des discours (A. Colin 2020).
Françoise Revaz
Professeure émérite de linguistique française à l’université de Fribourg (Suisse) et narratologue, Françoise Revaz a dirigé plusieurs projets de recherche et publié de nombreux articles dans le champ de la linguistique textuelle et de la narratologie, dans le souci constant d’aborder la narrativité dans une variété de genres de discours: bande dessinée, entretiens thérapeutiques, historiographie, littérature et presse écrite.
Entretien
FR : Avant de répondre aux diverses questions ci-dessous, j’aimerais faire quelques remarques liminaires.
Sollicitée dans le cadre du projet «Pour une théorie du récit au service de l’enseignement», qui a pour objectif de « questionner les usages et l’ergonomie de la boîte à outils narratologique pour l’enseignement de la littérature aux degrés du secondaire I et II dans quatre pays francophones : la France, la Suisse, la Belgique et le Québec », je tiens d’emblée à préciser que mon expérience d’enseignement, de formation et de recherche autour du récit est ancrée dans ma fonction d’enseignante dans les degrés primaires de l’école publique genevoise, dans les années 1970-1980, au moment de la rénovation de l’enseignement du français dans les classes romandes. Dès lors, mes réponses au questionnaire ci-dessous vont déborder du cadre scolaire sélectionné dans la recherche du prof. Baroni, à savoir le secondaire I et II. Ce débordement me semble nécessaire dans la mesure où le rappel de ce qui s’est passé à cette époque, à Genève, au niveau de l’enseignement primaire ne peut qu’éclairer les processus d’appropriation du récit qui ont suivi dans les degrés du secondaire I et II dans toute la Romandie. La conséquence de cet ancrage dans mon tout début de carrière est que la question du processus de scolarisation du récit sera moins envisagée dans le cadre de l’enseignement de la littérature que dans le cadre plus large de l’apprentissage des types de textes dans l’enseignement du français.
Enfin, mes réponses résultent d’une plongée dans des souvenirs d’il y a parfois plus de quarante ans. A ce titre, elles doivent donc être considérées comme un témoignage personnel partiel et partial avec tout ce que cela comporte d’approximations et peut-être de faux souvenirs !
JMA : Avant de répondre aux questions, je dois introduire, moi aussi, deux remarques préalables. La première est que, très sincèrement, je ne peux rien dire d’un peu documenté sur l’enseignement actuel du français (langue maternelle, seconde ou étrangère) et sur la didactique de la langue et de la littérature. Je n’ai plus aucun contact avec ce domaine, sauf quand je suis sollicité pour des questions précises et plutôt théoriques par des collectifs de revues destinées aux enseignants comme Recherches (n°42, 2005 : «La notion de typologie de textes en didactique du français : une notion “dépassée”?» ; n°56, 2012 : «Discursivité, généricité et textualité» et n°76, 2022 : «Autour de l’explicatif»), Le Français aujourd’hui (Postface au n°175, 2011, consacré à «Littérature et linguistique : dialogue ou coexistence ?»), Québec français (entretien dans le n°99, 1995, et n°128, 2003 : «Entre la phrase et le texte») et, plus régulièrement, dans Pratiques (n°169-170, 2016 : «Pratiques, la linguistique textuelle et l’analyse de discours dans le contexte des années 1970» ; n°129-130, 2006 : réponses à des questions relatives au «contexte» et n°179-180, 2018 : réponses à un entretien sur la poésie ; ou encore le n°181-182, 2019 : «Linguistique – récits – narratologie», qui nous rapproche de l’objet du présent entretien, mais reste à un niveau historique et théorique). La seconde remarque préalable est que je n’ai aucune idée du devenir actuel de mes travaux dans le champ de la didactique, en France, Belgique, Suisse ou Québec. Les titres de quelques-unes de mes interventions des 20 dernières années donnent une idée de la place plutôt réduite de la narratologie dans ce qui m’a été demandé et pouvait donc éventuellement intéresser enseignant·e·s et didacticien·ne·s.
1. Dans une perspective diachronique, si vous deviez retracer les grandes étapes de l’entrée dans les classes des savoirs issus de la narratologie, quels colloques, évènements pédagogiques (nouveaux programmes…) et publications citeriez-vous ?
FR : La question de l’entrée dans les classes des savoirs issus de la narratologie ne peut être traitée indépendamment de la question plus générale de l’entrée dans les classes des savoirs issus de la linguistique des textes. En outre, elle prend sa source dans un contexte historique particulier, à savoir le bouleversement opéré par le «renouvellement» de l’enseignement du français dans les années 1970, tant en Suisse romande qu’en France, en Belgique ou au Québec. Il me semble donc utile de proposer un bref rappel chronologique afin de situer l’émergence de l’enseignement du récit dans le contexte des innovations pédagogiques de cette époque et dans ses liens étroits avec la recherche en psychologie cognitive et en linguistique.
En 1967, une Commission interdépartementale romande de coordination de l’enseignement (CIRCE) produit un programme cadre pour l’enseignement du français dont l’objectif est la rédaction et l’adoption de plans d’études harmonisés. La première étape (CIRCE I) concerne les quatre premiers degrés de l’école primaire1 ; elle voit la publication, en 1972, d’un nouveau plan d’études. Puis, dans le cadre de CIRCE II, c’est un nouveau plan d’études pour les cinquième et sixième années primaires qui est publié en 1979.
Les plans d’études de 1972 et de 1979 marquent un jalon important puisqu’ils sont marqués par le «tournant communicatif» qui imprègne les recherches en didactique du français menées à cette époque. Ces plans se fondent clairement sur le fait que le langage est une pratique sociale «située» et que la langue, en tant qu’outil de communication, doit être enseignée via des activités en lien avec des genres discursifs et des actes de parole variés.
Pour pouvoir être appliquée cette réforme de l’enseignement du français ambitieuse et novatrice nécessitait encore une nouvelle méthodologie et des manuels eux aussi «renouvelés». C’est dans ce contexte que paraît en 1979 Maîtrise du français, un ouvrage méthodologique collectif rédigé par M.-J. Besson, M.-R. Genoud, B. Lipp et R. Nussbaum (actifs dans la formation des enseignants primaires genevois) sous la supervision et l’évaluation de deux professeurs de linguistique (E. Roulet et H. Huot) et d’un professeur de psychopédagogie de la langue (J.-P. Bronckart). L’idée forte était qu’il ne pouvait y avoir de renouvellement de l’enseignement du français sans maîtrise préalable d’un savoir linguistique chez les enseignants. Cet ouvrage, élaboré dans l’effervescence des recherches en linguistique et en psychologie cognitive, propose deux types d’activités : d’une part des activités dites de «structuration» autour du lexique, de la conjugaison, de la syntaxe et de l’orthographe, d’autre part des activités langagières dites de «libération» dont l’objectif est de permettre à l’élève de «libérer sa parole». La grande nouveauté de Maîtrise du français sera d’avoir donné une importance majeure aux activités de compréhension et de production de textes en classe via des exemples de genres et de visées différents, les théories de référence étant résolument la linguistique du texte.
L’introduction de l’enseignement rénové du français s’est faite de manière progressive dans les classes genevoises à partir de la rentrée scolaire 1980, via un recyclage de tous les enseignants primaires planifié sur plusieurs années. J’ai vécu ces étapes de recyclage de très près puisque, nommée institutrice dans la campagne genevoise en automne 1976, j’ai été sollicitée pour faire partie d’un petit groupe d’enseignants prêts à s’engager pour suivre une formation de linguistique et de didactique du français pendant deux ans, puis pour former à leur tour les collègues de leur circonscription. J’ai occupé cette fonction officielle d’«animatrice de français» jusqu’en automne 1984. Dans l’intervalle, j’ai eu l’opportunité de faire une licence en Sciences de l’éducation à l’Université de Genève et, dans ce cadre, de suivre les enseignements du professeur Jean-Paul Bronckart, dont plus particulièrement un séminaire de recherche en psychologie du langage centré sur une méthode d’analyse de quatre «architypes discursifs» : le discours en situation, le discours théorique ainsi que deux genres narratifs, le récit conversationnel et la narration. Une fois encore, la théorisation du récit était intégrée à une réflexion plus large sur divers types discursifs. Ce travail de recherche théorique a abouti en 1985 à la parution du Fonctionnement des discours, ouvrage dont j’ai fait une recension en 1988 dans le numéro 58 de la revue Pratiques. Dans la section « Perspectives didactiques », constatant «l’hétérogénéité propre à tout texte concret», je concluais que le modèle de Bronckart semblait «être la meilleure piste pour approcher non pas des types de textes, ce qui paraît encore trop ambitieux, mais des types de séquences textuelles» renvoyant ainsi aux propositions de Jean-Michel dans le numéro 56 de Pratiques.
En 1988, j’avais quitté l’enseignement primaire genevois depuis quelques années et avais été engagée en automne 1985 comme assistante de recherche par Jean-Michel, professeur de linguistique française récemment nommé à la Faculté des Lettres de l’Université de Lausanne. J’intégrais ainsi un projet de recherche interdisciplinaire consacré à la description… encore un genre textuel! Dans le cadre de cette recherche, je tentais d’appliquer le modèle de Bronckart via une grille d’analyse détaillée de marques linguistiques censées indiquer à quel genre discursif appartient un texte donné. C’est en analysant un corpus de textes descriptifs que j’ai pu constater que la distinction entre textes descriptifs et textes narratifs n’était pas si claire. En effet, je me trouvais face à des textes dont les marques linguistiques les faisaient osciller entre le genre narratif et le genre descriptif. Ces textes que, dans un premier temps, j’ai catégorisés comme des « descriptions d’action » étaient des textes dont la visée était effectivement descriptive mais qui décrivaient des personnages en action. Selon la grille d’analyse de Bronckart, les marques de surface relevées, des verbes d’action principalement, faisaient basculer ces textes dans la catégorie du genre narratif ! Cette découverte d’une catégorie intermédiaire, entre récit et description, m’a conduite par la suite, dans le cadre de ma thèse dirigée par Jean-Michel et intitulée «Aux frontières du récit», à élaborer une typologie de textes d’action (le fait divers, le conte, la nouvelle, la fable, et le roman, certes, mais aussi la recette, le mode d’emploi, l’horoscope, la notice nécrologique, le bulletin météo ou le reportage sportif), qui montrait l’existence de divers « degrés » de narrativité2.
Quant aux publications importantes des années 1980 qui ont certainement inspiré les chercheurs et les didacticiens, je citerais, outre les ouvrages de Jean-Michel sur le récit, deux ouvrages de psychologie cognitive: Le récit et sa construction de Michel Fayol paru en 1985 chez Delachaux et Niestlé et Il était une fois… Compréhension et souvenir de récits de Guy Denhière paru en 1984 aux Presses Universitaires de Lille.
JMA : J’ai l’habitude de me référer à des étapes et grandes dates de la recherche… Pour le versant « entrée dans les classes de la narratologie », je suis tenté de mettre en avant le travail accompli avec mes amis de la revue Pratiques, dans la seconde moitié des années 1970 et les années 1980. Je retiens surtout les années 1976-1978 et, en particulier, les numéros 11/12 (1976) et 14 (1977) de Pratiques et le n°38 (1978) de Langue Française: «Enseignement du récit et cohérence du texte». Dix ans après le n°8 de Communications consacré à « L’analyse structurale du récit », les paradigmes étaient en train de changer et nous mesurions mieux le fait que le récit n’est qu’une forme de mise en texte, à côté de bien d’autres formes importantes. À commencer par le dialogue, la description et le commentaire qui, soit se mêlent au récit de façon harmonieuse, soit l’envahissent et l’enlisent (abondance descriptive, invasion de commentaires méta-textuels). L’histoire de la littérature narrative est celle des diverses étapes de la fin de l’hégémonie du récit. À cette hétérogénéité constitutive, il faut ajouter l’argumentation en général, mais aussi l’explication et les discours régulateurs. Ce point est important car il explique mon rejet progressif du fondement de la «sémiotique narrative» de Greimas et de l’École de Paris, pour laquelle tout était récit.
Ce qui m’intéresse, c’est que nous ne cessons d’expliquer et de demander des explications. La compréhension des mystères de l’agir humain est au cœur de notre fascination pour les récits, mais elle n’a d’égal que l’explication continue des mystères du monde qui nous entoure et qui se traduit par les questionnements en pourquoi? dont usent et abusent les enfants, entre 3 et 7 à 8 ans. Nous avons tous fait l’expérience de cet «âge questionneur de l’enfant» (Piaget 1947 : 156), point de rencontre des logiques des adultes et des enfants que Saint-Exupéry place au cœur du Petit Prince:
Mon dessin ne représentait pas un chapeau. Il représentait un serpent boa qui digérait un éléphant. J’ai alors dessiné l’intérieur du serpent boa, afin que les grandes personnes puissent comprendre. Elles ont toujours besoin d’explications. […]
[…] Les grandes personnes ne comprennent jamais rien toutes seules, et c’est fatigant, pour les enfants, de toujours et toujours leur donner des explications.
Dans un de ses premiers livres, Le Langage et la pensée chez l’enfant (1923), Jean Piaget consacre d’ailleurs un chapitre entier (p. 155-208 de l’édition 1947) à la question des différentes sortes de pourquoi enfantins. Il distingue différents types d’explications et confirme l’importance sociocognitive de ce questionnement des adultes par les enfants.
Alors que l’omniprésence de la narration (fictionnelle, factuelle, mensongère) dans nos vies et dans toutes les pratiques discursives (de la religion et la littérature à la presse et la politique, en passant par l’histoire et la psychanalyse) est largement reconnue, les discours régulateurs incluant des consignes et des conseils, incitant à agir ou ne pas agir et guidant ainsi les actions humaines, de la cuisine à la circulation routière, du vestiaire sportif au champ de bataille, n’ont pas autant intéressé les chercheurs, même si les didacticiens y sont plus sensibles.
Mon dernier livre sur le récit pose la question du cadre théorique qu’il nous faut adopter pour aborder toutes ces questions. Il met en avant, pour cela, la problématique des genres de discours: Genres de récits. Narrativité et généricité des textes (Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan, 2011).
2. En conséquence, quelles ont été, selon vous, les modalités particulières du phénomène de transposition didactique des concepts narratologiques à l’époque de leur entrée dans les classes de français ?
JMA & FR : En 1988, de nouveaux moyens d’enseignement romands ont vu le jour dans le canton de Vaud, qui proposaient des activités «textuelles» pour les degrés du secondaire I (à l’époque 7e, 8e et 9e). L’enseignement des types de textes était réparti ainsi: en 7e, le texte narratif, en 8e, le texte informatif et en 9e le texte argumentatif. On voit que ces intitulés suivent les grandes lignes mentionnées plus haut.
Pour ce qui concerne la didactisation des recherches sur le récit et les autres formes de textualité, on peut renvoyer aux rôles importants du collectif de la revue Pratiques : d’André Petitjean (sur le récit et la description), de Jean-François Halté (sur le récit et l’explicatif), de Jean-Pierre Goldenstein (sur le récit), d’Yves Reuter (sur la description), de Michel Charolles (sur le récit et l’argumentation), de Caroline Masseron (sur divers genres de récits). Il suffit de citer les numéros suivants de Pratiques n°11-12, 1976: «Récit 1»; n°34, 1982: «Raconter et décrire»; n°55, 1987: «Les textes descriptifs», pour que se dessinent les grandes orientations et propositions qui en découlaient. La bascule se fait entre le n°56, 1987, sur «Les types de textes» et les n°59, 1988, sur «Les genres du récit» et n°66, 1990, sur «Didactique des genres». Les moyens d’enseignement qui se sont développés dans la francophonie ont largement suivi ce cadre que nous dessinions collectivement.
3. Quel regard rétrospectif portez-vous sur votre contribution à ce processus historique ?
FR : Durant sept ans (entre 1989 et 1996), parallèlement à mon poste d’assistanat à l’UNIL, j’ai eu l’opportunité de proposer un enseignement ponctuel de deux mois par année sur les types de textes au Département d’audio-visuel et d’informatique (DAVI) de l’École cantonale d’art de Lausanne (ECAL). Cet enseignement s’inscrivait dans une collaboration institutionnelle entre l’UNIL et l’ECAL. Il s’agissait d’animer un atelier intitulé «Construction du discours» qui consistait en une alternance de cours théoriques et de travaux pratiques (analyses de films) sur les théories de la communication et sur les discours narratif, descriptif, argumentatif et poétique.
Durant cette même période (1989-1996), l’Office fédéral de l’industrie, des arts et métiers et du travail (OFIAMT) a confié la formation continue des professeurs de français de l’Ecole de Commerce de Châtelaine (GE) à l’Unité de linguistique française de l’UNIL. En collaboration avec Jean-Michel, j’ai ainsi pu proposer des sessions de formation d’une semaine, deux fois par année, sur l’enseignement renouvelé du français. Nous avons abordé, une fois de plus, les types de séquences narrative, descriptive et argumentative tout en prolongeant dans les dernières années notre enseignement des types textuels dans le cadre de genres discursifs spécifiques tels que la presse et la publicité.
Au milieu des années 1990, à la suite d’une conférence donnée à la Sorbonne en 1992 dans le cadre des «Entretiens Nathan» intitulée «Enseigner à écrire des textes. L’expression écrite à l’école» et à l’article qui en a découlé sur les «schémas de récit» (Entretiens Nathan, Actes III, 1993), j’ai été sollicitée par l’éditeur Nathan, via Alain Bentolila, pour élaborer des moyens d’enseignement destinés aux élèves français de CE1, CE2, CM1 et CM2 et «conformes aux programmes de 1995». Il s’agissait, comme le rappelle la quatrième de couverture des ouvrages intitulés «Expression écrite» de proposer «cinq grandes catégories d’écrits, toutes liées à un objectif de communication, pour apprendre à l’élève à reconnaître à chaque fois l’objectif qu’il assigne à sa production: échanger, convaincre, expliquer, jouer avec la langue, raconter». Encore une fois, le récit n’était pris en compte que comme une forme de mise en texte parmi bien d’autres. Ce qui était mis en avant était moins l’apprentissage de formes textuelles précises que le repérage de divers buts communicatifs. Dans ces ouvrages, les productions spontanées de l’élève étaient systématiquement confrontées à l’observation de textes de natures différentes. Puis des outils textuels étaient proposés (vocabulaire, temps verbaux, connecteurs et organisateurs textuels) afin de permettre à l’élève de réécrire son texte initial « spontané » en l’améliorant. Pour rédiger ces ouvrages j’ai collaboré étroitement avec Bernard Schneuwly de la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation (FPSE) et avec le Service du français de l’enseignement primaire du canton de Genève3.
JMA : Outre ma participation à certains numéros de Pratiques, dès le début de l’existence de la revue, je dirai que mon travail a consisté à introduire aux grandes théories du récit, en particulier dans mon Que sais-je ? (n°2149): Le Récit, qui a connu six rééditions entre 1984 et 1999. De Propp aux théories énonciatives et textuelles de la narration, en passant par la sémiotique de Greimas, la narratologie de Genette, la socio-linguistique de Labov et les recherches de psycholinguistique sur le récit (en particulier Michel Fayol: Le récit et sa construction, déjà cité plus haut par Françoise). À côté, dans Le Texte narratif (Nathan 1985 & nouvelle éd. 1994), je replaçais cette fois ces travaux narratologiques dans le cadre théorique unifié de la linguistique textuelle4. En multipliant les exemples d’analyses je me suis efforcé d’indiquer comment passer de la théorie à l’analyse de textes très différents, pas uniquement littéraires (comme c’était le cas dans une certaine narratologie littéraire).
Je suis surtout fier de notre petit ouvrage de la collection Mémo, L’analyse des récits, au Seuil (n°22, 1996), dans lequel les recherches de Françoise ont permis des avancées significatives. L’ouvrage est, grâce à notre collaboration, une réussite en termes de clarté des définitions et distinctions de concepts clés.
4. Selon vous, quels sont les concepts narratologiques les plus souvent mobilisés dans les classes et pour quelle raison ont-ils connu une telle fortune ? Par ailleurs, quels autres concepts négligés auraient mérité un meilleur sort ?
FR : Le concept narratologique certainement le plus souvent mobilisé a été la formalisation du récit sous la forme d’une structure prototypique comportant cinq macro-propositions de base (le fameux « schéma quinaire »). L’engouement pour ce schéma et son emploi incontournable tant au niveau de la réception/compréhension des récits que de la production doit être replacé dans le contexte épistémologique des années 1960-1970 marqué par le structuralisme et le distributionnalisme. Si du côté de la structuration des phrases les emprunts à la grammaire générative de Chomsky imposaient alors aux élèves de représenter les phrases selon un modèle arborescent (dans une organisation hiérarchique de leurs constituants), la même apparente rigueur formaliste était comblée par le schéma quinaire. On peut ainsi faire l’hypothèse que les enseignants se sont emparés de ce schéma que Jean-Michel avait élaboré en tenant compte des travaux de Todorov, de Greimas, de Labov et de Larivaille (auquel il a été attribué par la suite, à la plus grande surprise de ce dernier) parce qu’il offrait un modèle concret pour l’analyse et la production de récits. Le problème a évidemment été l’imposition rigide du schéma quinaire, sa grammaticalisation.
JMA : Parmi les autres concepts, présentés largement dans notre Mémo commun et dans nos deux livres sur le récit, il faudrait probablement citer le schéma actantiel de Greimas, souvent utilisé pour distinguer les rôles profonds des personnages de surface, et la question de l’ordre du récit (discordances entre l’ordre du texte et celui de l’histoire) dont Genette a bien montré que le cas de la chronologie absolue est extrêmement rare et que la norme est le désordre de la suite, non chronologique, des événements et actions.
Pour répondre à la dernière partie de votre question, je vois au moins trois concepts oubliés. Le premier est celui de gradients de narrativité. Tous les textes ne sont pas des récits et ils le sont, de surcroît, à des degrés divers : ils sont plus ou moins narratifs. Comme les travaux de Françoise l’ont montré, une description d’actions est faiblement narrative et ce qui est intéressant c’est : quels aspects sont communs avec le récit et lesquels avec la description ?
Le deuxième concept oublié découle de ce premier point : c’est celui d’hétérogénéité textuelle et de dominante. L’effet global a tendance à l’emporter sur les différences locales et, de ce fait, sur la complexité compositionnelle du tout textuel.
Le troisième est celui de scène ou épisode. À côté des découpages séquentiels de l’intrigue, un épisode correspond souvent à un chapitre, comme c’est le cas dans Le Petit prince, déjà mentionné plus haut, dont la lisibilité tient probablement à ce découpage en petits épisodes d’une histoire dont la structure temporelle est particulièrement difficile à rétablir. Les scènes-types de la vie quotidienne (scripts d’action dans le monde: aller au restaurant, prendre le train ou l’avion, commander ses courses sur internet, saluer un inconnu, dire au revoir, etc.) et les scènes-types de genres de récits (bagarre du western, piège tendu au coupable d’un récit policier, triplication des épreuves subies par le héros d’un conte, etc.), sont d’une très grande importance pour la lecture comme pour l’écriture.
FR : Si je peux me permettre un témoignage personnel à propos du schéma quinaire, j’ai vécu l’enseignement du récit au secondaire I au début des années 1990 via mes filles scolarisées à Lausanne. J’ai ainsi pu constater à quel point les enseignants voulaient faire entrer tous les récits dans ce cadre quinaire rigide. Plus grave, ma fille aînée s’est vue sanctionnée pour la rédaction d’un récit d’imagination dont le seul défaut était qu’il ne comportait pas toutes les phases du schéma! Elle s’était en effet autorisée à ne pas décrire la situation finale, au demeurant facilement déductible du dénouement.
En somme, si l’analyse structurale des récits a permis la prise en compte de ce type de textes dans leur réalité formelle, elle a malheureusement autonomisé le texte narratif au point d’en oublier l’aspect communicationnel et les visées pragmatiques indissociables de toute production narrative.
Un autre concept, moins narratif qu’énonciatif, mais dont tous les manuels ont abusé (et abusent encore) pour théoriser le récit est la notion de «récit/discours», terme simplificateur que les rédacteurs de manuels (tout comme de nombreux linguistes!) attribuent à Émile Benveniste (1966). Ce dernier – qui souhaitait établir un système des temps verbaux construit non plus sur la fameuse tripartition temporelle en passé, présent, futur mais sur un critère énonciatif – a certes proposé de distinguer l’«énonciation historique» dont le temps pivot est le passé simple et l’«énonciation de discours» dont le temps pivot est le présent. Malheureusement, cette opposition entre deux modes énonciatifs s’est transformée très vite en une opposition entre deux types de textes: le récit et le discours oral. En 1998, nous avions rédigé Jean-Michel et moi, en collaboration avec Gilles Lugrin, un article dans Pratiques n° 100, afin de dénoncer ce raccourci dommageable5. Mais le couple « récit/discours » semble s’être installé durablement dans les manuels de français.
Durant les 17 ans de ma charge de professeure de linguistique française à l’université de Fribourg (2001-2018), je n’ai cessé, tant dans les formations continuées que dans les cours destinés aux futurs enseignants de français, de montrer les problèmes concrets que pose cette dichotomie «récit/discours», le problème majeur étant évidemment la place du récit au passé composé6. Pendant toutes ces années, j’ai vu passer plusieurs lignes de manuels, édités chez Nathan, Belin, puis chez Hatier. Les manuels Hatier, dûment agréés par la Conférence Intercantonale de l’Instruction Publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) et actuellement utilisés dans les classes, reprennent la dichotomie «récit/discours» sous une nouvelle désignation : «énoncé coupé» vs «énoncé ancré». Cette allusion à une coupure de (ou un ancrage dans) la situation d’énonciation désigne de façon caricaturale «les récits menés au passé simple» d’une part, «les lettres et les dialogues réels ou fictifs» d’autre part.
5. De votre point de vue, avec le recul dont vous disposez aujourd’hui, les concepts narratologiques tels qu’ils sont mobilisés dans l’enseignement ont-ils plutôt marqué un progrès ou ont-ils conduit à une détérioration de l’enseignement-apprentissage du français ?
JMA : Je citerais d’abord Jean Peytard, dans le n°38 (mai 1978) de Langue Française, consacré à « Enseignement du récit et cohérence du texte », dont j’ai déjà parlé plus haut. Il termine ainsi sa présentation du numéro: «La théorie, ici comme ailleurs, permet à l’enseignant de prendre aussi distance par rapport à lui-même et à sa pratique. Pour s’en défier et ne point s’y confondre» (p. 6). Nous ne visions pas autre chose, dans le cadre du collectif de la revue Pratiques, dans le cadre de la formation des enseignants, dans nos échanges avec les formateurs, en Suisse, au Québec, en Belgique et en France, et dans nos contacts avec les concepteurs de manuels. Nous avons toujours distingué ce qui concerne l’enseignement, d’une part, et la recherche, d’autre part.
Les concepts travaillés dans le cadre de nos recherches sur la textualité et les degrés de narrativité ou d’argumentativité des textes n’étaient jamais destinés à l’application directe en classe! Il s’agissait d’indiquer des directions en vue de transpositions et d’adaptations aux besoins des enseignants, sur la base d’une formation initiale et continuée digne de ce nom. C’est du moins ce que nous attendions de la didactique et de la formations initiale et continuée que nous ne prétendions pas remplacer.
Pour en revenir à votre question, que Finkielkraut, Orsenna7 et d’autres aient rendu les concepts narratologiques, rhétoriques et linguistiques responsables de la «détérioration de l’enseignement-apprentissage du français», c’est à la fois trop d’honneur et un absurde aveuglement qui ne mérite même pas d’être discuté. L’état de l’enseignement de la langue maternelle et de la culture littéraire et artistique dépasse les questions de méthodes. Les didacticiens ont, depuis un certain temps déjà, appris à prendre leurs distances par rapport aux données de la recherche universitaire. Nous n’entrerons donc pas dans ce débat, nous contentant de dénoncer le fait que certaines dérives didactiques aient pu aboutir au fait de plus enseigner le «schéma quinaire» du récit ou l’opposition «récit/discours» ou les divers types de «focalisations» au lieu d’étudier les textes et les usages contextuels de la langue et des langues. On a trop confondu le moyen et le but, l’outil d’exploration et de découverte et les visées d’un projet de formation et d’acquisition-construction de connaissances.
La question de la théorie et des outils conceptuels comme instruments de mise à distance des objets étudiés est une question plus large d’épistémologie de la connaissance. Comme le dit Gaston Bachelard dans le Rationalisme appliqué, la connaissance scientifique, comme toute connaissance formatrice, est une connaissance double: «Elle est à la fois intuition sensible et intuition intellectuelle. Qui peut aller par la pensée de la flamme à la frange d'interférence connaît la lumière du cuivre intimement. Et s'il souhaite revenir par la perception de la frange à la flamme il n'a en rien diminué son bonheur de voir» (1949, p. 21-22). Nous sommes en train de sombrer dans un monde qui a remplacé l’usage de la raison par les fictions alternatives et l’indistinction des projections fantasmatiques et idéologiques en rejetant tout acte de connaissance. Il me semble que l’histoire est actuellement en première ligne, confrontée qu’elle est aux récits alternatifs et révisions en tous genres. Alors, non, si nous en sommes là, ce n’est pas la faute à la narratologie classique! Et oui, la narratologie pourrait être en première ligne, avec l’analyse de discours, pour interroger le problème des «narratifs» étatiques et groupusculaires. En particulier, elle devrait permettre de démonter les mécanismes de mise en place de la causalité narrative, masquée sous la consécution temporelle, les mécanismes de constitution de héros et de bouc émissaires, de détournement de la parole. La force de conviction du récit est utilisée aussi bien dans l’explication (en lieu et place de «parce que») que dans l’argumentation (exemplum). On le sait bien depuis la Rhétorique d’Aristote.
6. Comment percevez-vous la place de l’analyse du récit dans le cadre des évolutions actuelles du champ de la didactique du français et de la société en général ?
JMA : Comme toute démarche de connaissance – et pas plus que les autres (en particulier l’enseignement de l’argumentation et de la rhétorique, de la langue et des langues) – l’analyse des différentes formes de récit, des ressources manipulatoires de la narration qui commencent par l’usages des temps verbaux du français et des autres langues est d’une indéniable importance. Toute démarche de connaissance susceptible d’introduire une mise à distance par rapport à l’objet d’étude est, à nos yeux, importante.
Alors que la société enseigne l’exaltation d’un moi hédoniste et consumériste, l’école est le lieu de la rencontre d’une altérité radicale: celle des grands textes (pas seulement littéraires), d’objets qui résistent dans leur altérité à un usage immédiat, libre et personnel. Les langues étrangères et la langue étrangère des grands textes littéraires sont des lieux d’altérité qui nous décentrent de nous-mêmes. Je sais que cela va à l’encontre de certaines approches des textes littéraires qui ont actuellement le vent en poupe. Je n’exclus pas d’autres usages ludiques et personnels des récits, mais il y a des choses que seule l’école peut enseigner et c’est sur cela que nous devons concentrer nos efforts. C’est du moins notre raison, encore actuelle, de travailler et de répondre à un entretien comme celui-ci.
FR : Je n’ai pas suivi les évolutions «actuelles» de la didactique du français, mais j’ai pu constater que la place du récit dans les manuels d’enseignement (du secondaire inférieur entre autres) est tributaire de la volonté de ratisser large et de prendre en compte toutes sortes de textes qui «racontent». Or, la variété des récits devrait être théorisée à l’aulne des gradients de narrativité, ce qui n’est jamais fait. On se retrouve face à ce paradoxe en tant qu’enseignant: d’un côté, une variété d’exemples de textes qui racontent proposés à la lecture et à l’analyse des élèves ; de l’autre côté, des notices théoriques qui ne présentent que le seul récit canonique, à savoir un récit à la 3e personne et au passé simple. Les autres textes sont ainsi considérés comme des exceptions (par exemple, les récits en JE rédigés au passé composé). Comment alors aborder avec pertinence L’Etranger de Camus ?!?
Dans la mesure où certains chercheurs, dont Raphaël Baroni, envisagent de repérer quels outils issus de recherches narratologiques récentes seraient susceptibles d’être utilisés dans l’enseignement de la littérature8, j’aimerais conclure cet entretien sur une réflexion à propos d’une notion qui paraît très en vogue actuellement: la narratologie «transmédiale» (ou «intermédiale»). Tout d’abord il me semble que ce n’est pas tant la narratologie qui doit être qualifiée de transmédiale mais son objet, à savoir l’ensemble des récits qui se manifestent dans des médias divers, sous des formes verbales ou non verbales. Si maintenant la narratologie transmédiale désigne simplement l’étude des pratiques narratives dans divers médias, alors il n’y a rien de nouveau sous le soleil narratologique puisque, sans parler de transmédialité, Barthes et bien d’autres contemporains structuralistes parlaient déjà dans les années 1960-1970 de la diversité des récits du monde (oraux, écrits, en images fixes ou animées). J’ai moi-même été toujours intéressée à élargir l’objet de mes investigations narratologiques en analysant des récits issus de formations discursives diverses (presse, bande dessinée, entretiens médicaux, etc.) et en revisitant à ces occasions les théories narratives existantes. En travaillant par exemple sur le genre du récit «suspendu» (ou feuilleton), j’ai pu mettre en évidence que ce dernier constitue bien un objet «transmédiatique» puisqu’il peut se manifester sous la forme d’un feuilleton télévisé ou journalistique, d’un feuilleton littéraire ou encore d’une histoire à suivre en bandes dessinées. A mon sens, dans la mesure où les productions narratives peuvent appartenir à différents médias, la transmédialité est assurément « constitutive » de la narrativité.
Si je ne peux que saluer l’élargissement de l’analyse narratologique aux récits non strictement verbaux, je redoute cependant que l’objectif de refonder les concepts de la narratologie afin «de les rendre suffisamment souples pour s’adapter à n’importe quel média» (Baroni, ibid., p.2) ne s’accompagne d’une définition de la narrativité plus cognitive que verbale, comme semble le réclamer Marie-Laure Ryan qui prétend en effet que «le récit n’est pas un objet linguistique mais une représentation mentale» (Introduction à la narratologie postclassique, dir. S. Patron, 2018, p. 154). Face à une définition de la narrativité fondée sur un invariant tellement large, je crains pour ma part que la notion de narratologie transmédiale ne perde toute pertinence. Mais ce n’est que le modeste avis d’une narratologue-linguiste!
En conclusion, ne contribue-t-on pas à une inflation des notions en adoptant ce concept de narratologie transmédiale? Ou alors est-ce simplement une stratégie pour assurer la survie des institutions universitaires qui, comme le remarque très justement Jürgen E. Müller dans un article de 2006 sur l’intermédialité (Médiamorphoses, n° 16: 99-100), «ne peuvent plus bâtir leur légitimité scientifique sur un partage disciplinaire strict du savoir» ?
Références citées
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Adam, Jean-Michel, Gilles Lugrin & Françoise Revaz (1998), «Pour en finir avec le couple récit / discours», Pratiques, n° 100 (1), p. 81-98.URL: https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_1998_num_100_1_1853
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Pour citer l'article
Jean Michel Adam & Françoise Revaz, "Témoignage de Jean Michel Adam et de Françoise Revaz", Transpositio, La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins, 2023https://www.transpositio.org/articles/view/temoignage-de-jean-michel-adam-et-de-francoise-revaz
Voir également :
Témoignage de Jean-Paul Bronckart
Nous amorcerons notre diachronie par l’examen d’une phase qui, si elle se situe dans la préhistoire des emprunts et usages aux théories textuelles et narratologiques, fournit néanmoins, pour cette raison même, un utile éclairage sur les raisons pour lesquelles ces emprunts se sont avérés utiles ou nécessaires. Nous remonterons à la publication, en France, du Plan Rouchette, qui a constitué le déclencheur des démarches d’adaptation/modernisation des programmes et méthodes didactiques, requises d’un côté par la volonté politique de démocratisation de l’enseignement et d’un autre par un souci de mise à jour ou de modernisation des méthodes pédagogiques et des références théoriques, en particulier linguistiques.
Témoignage de Jean-Paul Bronckart
Jean Paul Bronckart
Professeur honoraire de didactique des langues à l’université de Genève, Jean-Paul Bronckart a développé divers programmes de recherche portant notamment sur l’épistémologie des sciences humaines/sociales, l’analyse des discours, les processus d’acquisition du langage et la didactique des langues.
Entretien
Dans la mesure où elles requièrent un examen rétrospectif à caractère en partie au moins autobiographique, les réponses que nous proposerons aux questions qui nous sont adressées saisiront la problématique des emprunts et usages des théories du récit dans le cadre plus large que nous nous sommes donné dans nos travaux, à savoir celui de l’investigation, sur les plans didactique et théorique, des théories du texte, des genres de textes et des types discursifs. Nos réponses seront en outre marquées par le fait que nos interventions didactiques ont, pour des raisons institutionnelles, concerné surtout l’enseignement primaire, avec néanmoins des interventions épisodiques dans l’enseignement secondaire inférieur.
1. Dans une perspective diachronique, si vous deviez retracer les grandes étapes de l’entrée dans les classes des savoirs issus de la narratologie, quels colloques, évènements pédagogiques (nouveaux programmes…) et publications citeriez-vous?
Nous amorcerons notre diachronie par l’examen d’une phase qui, si elle se situe dans la préhistoire des emprunts et usages aux théories textuelles et narratologiques, fournit néanmoins, pour cette raison même, un utile éclairage sur les raisons pour lesquelles ces emprunts se sont avérés utiles ou nécessaires. Nous remonterons à la publication, en France, du Plan Rouchette, qui a constitué le déclencheur des démarches d’adaptation/modernisation des programmes et méthodes didactiques, requises d’un côté par la volonté politique de démocratisation de l’enseignement et d’un autre par un souci de mise à jour ou de modernisation des méthodes pédagogiques et des références théoriques, en particulier linguistiques. L’accent majeur de cette réforme était d’abandonner l’hyper-centration sur un enseignement grammatical à visée orthographique, et de se donner comme objectif premier le développement et la maîtrise des capacités d’expression/communication.
Dans la mise en place de ce Plan, il s’agissait d’abord d’inciter les élèves à «libérer» leurs capacités verbales et à les adapter aux diverses situations de communication et ensuite de compléter cette démarche par des «approfondissements analytiques» structurels, qui en l’occurrence étaient inspirés des premiers écrits de grammaire générative, considérés alors comme la ressource scientifique la plus «sérieuse» dans le domaine de la structuration des connaissances langagières.
La Suisse romande a adhéré d’emblée à cette démarche, ce qui s’est concrétisé par l’élaboration de Maîtrise du français (1979), ouvrage à la réalisation duquel le signataire a participé en effectuant une large part de la formation linguistique des auteurs. C’est dans le chapitre de cet ouvrage consacré à la morphosyntaxe du verbe qu’apparaît l’une des premières références à des notions d’ordre narratologique, en l’occurrence une présentation de l’opposition discours/récit inspirée de l’ouvrage de Weinrich (1973), qui visait essentiellement à mettre en évidence et à conceptualiser les valeurs des temps des verbes; domaine qui fut et est resté celui de l’emprunt majeur aux théories narratologiques.
Dans le canton de Genève, une réforme de l’enseignement inspirée de Maîtrise du français ayant été engagée à partir des années 1985, il a fallu préparer les enseignants du secondaire inférieur à l’accueil d’élèves ayant bénéficié de cette réforme, et leur proposer de nouveaux moyens d’enseignement; ceux-ci n’existant guère sur le marché, il a été décidé de créer une série de moyens d’enseignement, en l’occurrence les manuels Pratique de la langue, 7e, 8e et 9e, élaborés dans l’urgence en 1988-89 et publiés en 1990. Ces trois manuels comportaient un premier chapitre centré sur les propriétés d’un ou deux genres de texte et, puis de nombreux chapitres centrés sur la grammaire, et enfin un chapitre final intitulé «De la phrase au texte».
- - Le premier chapitre du manuel de 7e portait sur les textes narratifs et les descriptions, et présentait les notions de «phases du plan» et de «narrateur» issues de l’ouvrage Le texte narratif de J.-M. Adam (1985). Le chapitre final intitulé «le fonctionnement discursif des unités» était centré sur les conditions d’usage des temps des verbes et sur les enchainements d’organisateurs temporels.
- - Le premier chapitre du manuel de 8e, était centré sur les textes informatifs et proposait un ensemble de notions ayant trait à la progression thématique, telle qu’elle était présentée dans l’ouvrage de Combettes (1983). Le chapitre final était centré sur les reprises anaphoriques et les modalisations dans une perspective inspirée des travaux du signataire.
- - Le premier chapitre du manuel de 9e était consacré à l’argumentation dans les textes, avec des références à la linguistique textuelle allemande; le chapitre final, d’inspiration pragmatique, était centré sur le fonctionnement des connecteurs et le discours rapporté.
À cette même époque, le signataire a créé, chez l’éditeur Delachaux et Niestlé, une nouvelle collection intitulée Techniques et méthodes pédagogiques, dont le but était de «contribuer à la création de moyens didactiques efficaces, inspirés des théories nouvelles, tout en restant centrés sur les besoins pratiques des éducateurs». Le premier ouvrage de cette série, L’écriture buissonnière; pédagogie du récit (Bach 1987), était destiné à l’enseignement secondaire. Il comportait des références explicites aux écrits d’Adam, Brémond, Bronckart, Greimas et Propp; il introduisait les notions d’«acteurs-narrateur», de «schéma narratif», de «personnage» et présentait surtout une nouvelle approche de la valeur des temps des verbes, tout en considérant que «le modèle théorique choisi n’a pas grande importance; l’essentiel est qu’il y en ait un». (Bach: 25). Il y eut une suite à cette approche dans le remarquable ouvrage de Tauveron (1995) centré sur une approche du «personnage» destinée à l’enseignement primaire.
Au cours de la décennie 1990-2000, divers ouvrages à visée didactique ont introduit des notions issues de la linguistique textuelle et de la narratologie. En 1994, Genevay a publié Ouvrir la grammaire, ouvrage conçu comme document de référence de l’enseignement du français au cycle secondaire du canton de Vaud. Dans cet ouvrage sans référence théorique et sans la moindre indication bibliographique, les trois premiers chapitres traitaient de trois aspects de l’organisation textuelle: d’abord, sous l’intitulé «le cadre de l’énonciation», une présentation des valeurs des temps des verbes et des conditions d’usage des «marqueurs de lieu» et des «mots personnels»; ensuite un chapitre sur les modes de réalisation des divers actes de parole; enfin un chapitre sur les marques de modalisation et les discours rapportés. Suivaient dans cet ouvrage quatre longs chapitres de «grammaire de phrase» d’inspiration radicalement chomskyenne. Venait enfin un chapitre terminal intitulé «Cohésion et progression du texte», mais qui était de fait centré sur les modalités d’articulation, dans la textualité, des structures syntaxiques, sans prise en compte effective de la textualité même.
Au Québec, a été publié en 1999 la Grammaire pédagogique du français aujourd’hui, ouvrage dirigé par S. Chartrand, réédité en 2011 et toujours en usage, qui est destiné aux élèves du secondaire et à leurs enseignants. Cet ouvrage propose ce qui est qualifié de «grammaire du texte», long chapitre comportant d’abord une définition de cette grammaire, puis des développements ayant trait aux reprises anaphoriques, au discours rapporté et à la modalisation, et enfin une approche centrée sur les «modes de discours», consistant en l’occurrence en une reformulation des «séquences» telles que J.-M. Adam les a présentées dans diverses publications.
2. En conséquence, quelles seraient, selon vous, les modalités particulières du phénomène de transposition didactique des concepts narratologiques à l’époque de leur entrée dans les classes de français?
Issue d’une profonde analyse de Verret (1975), la théorie de la transposition didactique de Chevallard (1985/1991) pose que la confection des objets d’enseignement procède par transformation de savoirs savants en savoirs à enseigner, puis par transformation de ces derniers en savoirs tels qu’ils sont enseignés, en un processus à l’issue duquel les savoirs de référence se trouvent détachés du système théorique au sein duquel ils ont émergé, découpés et réorganisés en fonction des objectifs et de la programmation d’une matière scolaire.
Comme Brassart & Reuter (1992) ainsi que Chervel (1998) notamment, nous avons questionné la pertinence et l’éventuelle spécificité de cette théorie pour l’enseignement du français, en raison de l’hétérogénéité des théories proposées dans le champ linguistique et du fait que divers objets de cette matière scolaire n’avaient pas d’origine proprement scientifique. Cette réserve demeure pour ce qui concerne l’exploitation didactique de notions issues de la narratologie, en raison certes de la richesse/diversité des cadres théoriques en ce domaine, mais en raison surtout de la diversité, du peu de clarté voire de la confusion des objectifs didactiques ayant trait à ces notions. Comme Veck, Fournier & Lancrey-Javal (1990) l’avaient montré à propos de la notion de thème, la transposition dans les programmes de littérature prend régulièrement la forme d’un déplacement sémantique résultant de l’insertion de ce terme nouveau dans un paradigme de termes anciens de valeurs parentes.
À notre avis, le problème majeur en ce domaine n’a pas trait à la richesse ou même à l’hétérogénéité des données théoriques, mais plutôt au fait que les visées et objectifs didactiques en ce domaine, et en conséquence la place et le statut que peuvent y prendre les notions et/ou concepts narratologiques, ne sont aujourd’hui pas clarifiés. Ce qui n’est pas le cas dans le domaine proprement grammatical où l’histoire de l’enseignement, quelle que soit sa lourdeur (ou en raison de sa richesse), a fourni des éléments de réflexion sur la base desquels peuvent être plus aisément élaborés des objectifs, des programmations et des principes de progression.
3. Quel regard rétrospectif portez-vous sur votre contribution à ce processus historique ?
Dans mon parcours de didacticien, ayant été formé à la grammaire générative par Nicolas Ruwet à l’Université de Liège, dès mon arrivée à Genève au début des années 1970, j’ai pu œuvrer pendant quatre décennies à la transposition des notions de grammaire de phrase; tâche au fond assez simple quant à la construction d’un système de notions qui soit cohérent et assez clairement structuré. Cependant, si les objectifs de maitrise notionnelle voire conceptuelle étaient clairs en ce domaine, l’utilité même de ces connaissances formelles pour une maitrise de l’usage de la langue l’était beaucoup moins.
Sur le plan discursif/textuel, nous avons proposé dans deux ouvrages (Bronckart et al. 1985; Bronckart 1997), des constructions théoriques puisant à divers cadres théoriques et y mettant notre grain de sel, et nous demeurons convaincu de la pertinence globale de notre mode d’analyse des valeurs des temps des verbes, ainsi que de notre analyse des types discursifs. Quant à la transposition didactique, nous avons été confronté aux difficultés globales énoncées plus haut pour les concepts narratologiques; en ce domaine nous avons eu, et nous avons encore, le souci majeur de ne pas saisir les entités textuelles dans une perspective dogmatique, comme c’est le cas pour certaines approches centrées sur les genres textuels et leurs propriétés présumées. La situation reste donc difficile en ce domaine notamment faute d’une clarté sur le lieu de cette transposition dans la structure technique et signifiante des programmes didactiques actuels, et de leur histoire.
4. Selon vous, quels sont les concepts narratologiques les plus souvent mobilisés dans les classes et pour quelle raison ont-ils connu une telle fortune ? Par ailleurs, quels autres concepts négligés auraient mérité un meilleur sort?
Comme indiqué plus haut, c’est dans le domaine des temps des verbes que les concepts narratologiques ont été les plus utilisés, primairement pour fournir une conceptualisation de leurs valeurs, jusque-là manquantes ou d’une pertinence plus que discutable, et secondairement (ou comme conséquence) pour conceptualiser les cadres structurels qui orientent ou conditionnent la distribution de ces valeurs.
5. De votre point de vue, avec le recul dont vous disposez aujourd’hui, les concepts narratologiques tels qu’ils sont mobilisés dans l’enseignement ont-ils plutôt marqué un progrès ou ont-ils conduit à une détérioration de l’enseignement-apprentissage du français?
Réponse simple; au vu des ressources théoriques et conceptuelles antérieurement à disposition dans l’enseignement du français, l’introduction de concepts narratologiques ne pouvait que constituer un progrès ou en tout cas ne pas faire de mal, même si un travail important reste à faire en ce domaine, qui, comme indiqué plus haut, concerne certes le choix des cadres et notions théoriques, mais surtout la constitution de programmes didactiques qui soient utiles et pertinents pour les objectifs de maîtrise textuelle; ce qui implique à nos yeux que soient poursuivies et/ou mises en place des recherches proprement didactiques susceptibles de mettre en évidence les utilités et pertinences évoquées.
Comment percevez-vous la place de l’analyse du récit dans le cadre des évolutions actuelles du champ de la didactique du français et de la société en général?
Pour la société en général, nous n’avons pas d’éléments de réponse. Pour la didactique du français, les travaux de narratologie sont utiles, voire indispensables, pour autant que leur mobilisation au service de la didactique, ni ne s’effectue dans une perspective unilatéralement descendante, ni ne soit reçue dans le champ éducatif dans la perspective figée et dogmatique qui toujours guette.
Références citées
Adam, Jean-Michel (1985), Le texte narratif - précis d'analyse textuelle, Paris, Nathan-Université.
Bach, Pierre (1987), L'écriture buissonnière: pédagogie du récit, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, coll. «Techniques et méthodes pédagogiques».
Besson, Marie-Josèphe, Marie-Rose Genoud, Bertrand Lipp & Roger Nussbaum (1979), Maîtrise du français: méthodologie pour l'enseignement primaire, Lausanne, Office romand des éditions et du matériel scolaires.
Besson, Marie-Josèphe, Jean-Paul Bronckart, Sandra Canelas-Trevisi & Isabelle Nicolazzi-Turian (1990), Français 7e. Pratique de la langue, Genève, Cycle d'Orientation.
Besson, Marie-Josèphe, Jean-Paul Bronckart, Sandra Canelas-Trevisi & Isabelle Nicolazzi-Turian (1990), Français 8e. Pratique de la langue, Genève, Cycle d'Orientation.
Besson, Marie-Josèphe, Jean-Paul Bronckart, Sandra Canelas-Trevisi, Isabelle Nicolazzi-Turian & E. Rougemont (1990), Français 9e. Pratique de la langue, Genève, Cycle d'Orientation.
Brassart, Dominique-Guy & Yves Reuter (1992), «Former des maîtres en français: éléments pour une didactique de la didactique du français», Études de linguistique appliquée, n° 87, p. 11.
Brassart, Dominique-Guy & Yves Reuter (1992), «Former des maîtres en français: éléments pour une didactique de la didactique du français», Études de linguistique appliquée, n° 87, p. 11-24.
Bronckart, Jean-Paul, Daniel Bain, Bernard Schneuwly, Clairette Davaud & Auguste Pasquier (1985), Le fonctionnement des discours: un modèle psychologique et une méthode d’analyse, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé.
Bronckart, Jean-Paul (1997), Activité langagière, textes et discours. Pour un interactionnisme socio-discursif, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé.
Chartrand, Suzanne-Geneviève & François Morin (1999), Grammaire pédagogique du français d'aujourd'hui, Montréal, Graficor.
Chervel, André (1988), «L'histoire des disciplines scolaires. Réflexions sur un domaine de recherche», Histoire de l'éducation, n° 38, p. 59-119. URL: https://www.persee.fr/doc/hedu_0221-6280_1988_num_38_1_1593
Chevallard, Yves (1985), La transposition didactique du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, La Pensée Sauvage, coll. «Recherches en didactique des mathématiques» [Réédition augmentée en 1991].
Chiss, Jean-Louis & Jacques David (2018 [2012]), Didactique du français: enjeux disciplinaires et étude de la langue, Paris, Armand Colin, coll. «Collection U, Lettres».
Combettes, Bernard (1983), Pour une grammaire textuelle: la progression thématique, Bruxelles-Paris-Gembloux, De Boeck-Duculot, coll. «Pratiques. Série formation continuée».
Combettes, Bernard & Roberte Tomassone (1988), Le texte informatif: aspects linguistiques, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, coll. «Prisme. Problématiques».
Genevay, Éric (1994), Ouvrir la grammaire : interlocuteur, énoncé, communication, phrase, Lausanne, Loisirs et Pédagogie, coll. «Langue et parole».
Tauveron, Catherine (1995), Le personnage: une clef pour la didactique du récit à l'école élémentaire, Lausanne, Delachaux et Niestlé, coll. «Techniques et méthodes pédagogiques».
Lancray-Javal, Romain, Jean-Marie Fournier & Bernard Veck (1990), «Un cas de transposition didactique en français: la notion de thème», Revue française de pédagogie, n° 93, p. 41-49. URL: https://www.persee.fr/doc/rfp_0556-7807_1990_num_93_1_1372
Verret, Michel (1975), Le temps des études, Paris, Honoré Champion.
Weinrich, Harald (1973), Le temps: le récit et le commentaire, Paris, Seuil, coll. «Poétique».
Pour citer l'article
Jean Paul Bronckart, "Témoignage de Jean-Paul Bronckart", Transpositio, La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins, 2023https://www.transpositio.org/articles/view/temoignage-de-jean-paul-bronckart
Voir également :
Témoignage de Jean-Louis Dumortier
Au tournant des années 1960-1970, en même temps que paraissaient les premiers ouvrages des fondateurs de la narratologie française (Barthes, Genette, Todorov, Greimas, etc.) ou les traductions en français des précurseurs russes (Propp, Bakhtine, Chklovski, Tomachevski…), en même temps que se répandait, au sein du corps professoral, l’esprit de contestation de la tradition académique et pédagogique qui avait contribué à la flambée de mai 1968, s’opérait, en Belgique francophone, une rénovation des programmes de l’enseignement obligatoire liée à une réforme des structures scolaires dont l’objectif était, dans une conjoncture socio-économique encore favorable (nous sommes à la fin des Trente glorieuses), de mettre fin à une répartition précoce des élèves dans les formes d’enseignement générale, technique et professionnelle et de permettre à l’École de jouer pleinement son rôle d’ascenseur social.
Témoignage de Jean-Louis Dumortier
Jean-Louis Dumortier
Professeur honoraire de l’université de Liège, Jean-Louis Dumortier y a été responsable du service de didactique des langues et littératures françaises. Ses travaux ont porté, entre autres, sur les pratiques scolaires de lecture/écriture du récit. Il est ainsi l’auteur d’un Tout petit traité de narratologie buissonnière à l’usage des professeurs de français qui envisagent de former non de tout petits (et très mauvais) narratologues mais des amateurs éclairés de récits de fiction (2005).
Entretien
1. Dans une perspective diachronique, si vous deviez retracer les grandes étapes de l’entrée dans les classes des savoirs issus de la narratologie, quels colloques, évènements pédagogiques (nouveaux programmes…) et publications citeriez-vous?
Au tournant des années 1960-1970, en même temps que paraissaient les premiers ouvrages des fondateurs de la narratologie française (Barthes, Genette, Todorov, Greimas, etc.) ou les traductions en français des précurseurs russes (Propp, Bakhtine, Chklovski, Tomachevski…), en même temps que se répandait, au sein du corps professoral, l’esprit de contestation de la tradition académique et pédagogique qui avait contribué à la flambée de mai 1968, s’opérait, en Belgique francophone, une rénovation des programmes de l’enseignement obligatoire liée à une réforme des structures scolaires dont l’objectif était, dans une conjoncture socio-économique encore favorable (nous sommes à la fin des Trente glorieuses), de mettre fin à une répartition précoce des élèves dans les formes d’enseignement générale, technique et professionnelle et de permettre à l’École de jouer pleinement son rôle d’ascenseur social. C’est la conjonction de ces innovations qui, à mon avis, a favorisé l’engouement de certains jeunes professeurs de français pour la première narratologie.
Je pense que celle-ci s’est implantée dans l’enseignement secondaire (puis dans l’enseignement primaire) avant même d’être résolument enseignée dans les universités, par l’action d’enseignants progressistes et militants qui, au cours des décennies suivantes ont pu faire connaître leurs transpositions didactiques des travaux des narratologues grâce à des revues et à des collections dédiées à la formation des maîtres (Enjeux, Français 2000, Revue de la Direction générale de l’Organisation des Etudes, «Formation continuée», «Séquences», pour m’en tenir à des publications belges), grâce aussi à des propositions de formation continuée bien accueillies par une fraction dynamique du corps enseignant soucieuse d’innover en s’appuyant sur des connaissances solides.
Quitte à tomber dans le piège de l’idéalisation d’une époque qui a été celle de mes premiers pas professionnels, je dirais volontiers que la diffusion de la narratologie dans le secondaire est une des conséquences de l’effervescence pédagogique des années 1970-1980. Cette dernière a suscité, dans la sphère des professeurs de français, un appel de savoirs et de pratiques rompant avec les approches académiques qui tenaient encore le haut du pavé (celles de la «philologie romane») comme avec une tradition d’enseignement que la «sociologie de la reproduction» (Bourdieu) avait prise à partie. Ceux qui ont été alors les champions de la narratologie dans l’enseignement obligatoire avaient, je pense, le sentiment de participer à une révolution scolaire qui conjuguait exigence de scientificité et volonté de donner à tous les élèves des instruments d‘observation des récits qui ne supposaient pas une connivence culturelle préalable entre enseignants et apprenants. Avec le recul, je suis porté à croire qu’il était (un peu?) illusoire de penser réduire l’écart entre les dispositions culturelles de certains maîtres et celles de certains élèves, issus des milieux défavorisés, en donnant à tous les mêmes outils pour l’étude des textes et les mêmes modes d’emploi de ces outils : ce que ces derniers permettaient de constater et de dire pouvait paraître, aux yeux des peu nantis, tout aussi vain, tout aussi inintéressant – voire plus oiseux encore – que les observations et les discours qui concrétisaient les approches traditionnelles des récits, celles qui reposaient sur le «dogme de l’expression-représentation» alors mis à mal par la «nouvelle critique».
Les premiers narratologues s’étaient donné comme objet de recherche le récit (littéraire) en tant que construit sémiotique, coupé de son auteur et de son lecteur. Ils ont mis au jour ses structures profondes et les procédés de «mise en intrigue» de l’histoire qu’il donne à connaître. C’est la nouveauté, la solidité et la relative simplicité de leurs outils de description qui ont séduit certains maîtres du secondaire comme du primaire1 et leur ont souvent fait perdre de vue – un peu ici, complètement là – les raisons pour lesquelles les gens lisaient des récits (de fiction notamment), celles pour lesquelles l’étude de ces derniers avait pris tant de place dans la formation littéraire aux degrés primaire et secondaire et, en fin de compte, celles qui justifiaient l’enseignement de la littérature dans le programme rénové des humanités. La transposition didactique de la narratologie m’apparait, a posteriori, comme une manifestation parmi d’autres d’une entreprise pédagogique qui a commencé dans le dernier quart du XXe siècle: celle d’initier précocement les élèves aux méthodes de la recherche scientifique. Sans que cela n’ait été dit aussi clairement que nécessaire pour donner prise à la contestation, le but est devenu de former des linguistes, des historiens, des chimistes, des physiciens… en herbe et, subsidiairement, comme je l’ai écrit naguère, «de tout petits (et très mauvais) narratologues [plutôt que] des amateurs éclairés de récits de fiction». La redéfinition des objectifs de l’enseignement en termes de compétences (1999) peut être envisagée comme une ratification de ce but latent : il s’agissait désormais de rendre les élèves capables de mettre en œuvre leurs connaissances… pour imiter la démarche des chercheurs… sans être dans une authentique situation de recherche. Dès lors, plus l’appareil d’investigation avait une apparence scientifique et plus il était facile d’un exhiber l’usage («Qui est l’auteur? Qui est le narrateur?», «Le narrateur est-il intra-extra-homo-hétéro diégétique?», «Avons-nous affaire à une focalisation interne, externe ou zéro», etc.: je caricature un peu), plus les performances se prêtaient à une évaluation critériée objective. Une des explications de l’usage scolaire de la première narratologie est, me semble-t-il, à chercher de ce côté-là.
Je ne pense pas que l’extension, au cours des années 1980-1990, des recherches narratologiques aux genres narratifs non fictionnels, dans quelque champ que ces recherches s’inscrivent, que ce soit celui de l’anthropologie (Bruner), de la sociologie (Labov), de la philosophie (Ricoeur), de la psychologie cognitive (Fayol), etc., ait eu un impact important dans l’enseignement obligatoire. Cela tient probablement au fait que les résultats de ces recherches n’ont pas donné lieu à de nombreuses vulgarisations, à des transpositions didactiques encore moins. Cela peut s’expliquer aussi par le fait que les outils des premiers narratologues ont reçu la consécration des programmes et bénéficié d’une large diffusion par les manuels. D’un instrument d’étude avalisé par l’institution scolaire, la majorité des enseignants se servent souvent sans se demander si ce à quoi il sert concourt à pourvoir les élèves des dispositions dont on voudrait nantir la jeunesse que l’on diplôme. Les outils en question et les pratiques dans lesquelles ils ont été mis en œuvre se sont révélés commodes pour évaluer les acquis de la formation littéraire et je pense qu’ils ont ainsi fait obstacle à la rénovation de cette dernière, qu’ils auraient pu pourtant favoriser.
En même temps que s’élargissait le domaine de la recherche narratologique, se transformait l’objet que s’étaient donné les premiers narratologues. Les investigations des spécialistes du récit de fiction ont porté sur l’interaction entre ce dernier et le(s) lecteur(s). Les pionniers –Iser, en Allemagne; Eco, en Italie; Marghescou et Picard, en France– et leurs successeurs – Jouve, en France; Gervais, au Québec; Dufays, en Belgique; Baroni, en Suisse, etc. – se sont attachés à théoriser la lecture du récit en accordant une attention variable à ce que l’auteur a mis en place pour faire réagir le lecteur, et aux dispositions de ce dernier à prêter attention aux facteurs des effets que le texte est susceptible de produire. Ces travaux, qui avaient l’avantage d’intégrer les recherches antérieures sur ce que Genette avait appelé le «discours du récit» et d’exhiber la puissance d’action de ce dernier sur l’esprit des (ou de certains) lecteurs, étaient, au prix d’une transposition didactique accessible, avalisés par l’institution et largement diffusés par l’édition scolaire, susceptibles d’ébranler et, à terme, de ruiner les pratiques de lecture excessivement «formalistes» auxquelles avait donné lieu la réception scolaire de la première narratologie. Est-ce que c’est ce qui s’est passé? Je pense que non et je le déplore.
Cela ne s’est pas passé parce que ne s’est pas reproduite la conjonction des ruptures (dans le champ de la recherche, dans les programmes et dans le rapport des maîtres à l’institution) qui, une trentaine d’années auparavant, avait favorisé la transposition didactique de la narratologie et l’adoption par la fraction progressiste des enseignants de français des pratiques qu’induisait cette transposition. Cela ne s’est pas passé en dépit de la sévère critique, dans la première décennie du siècle actuel, de ces pratiques devenues de plus en plus formalistes, par ceux-là mêmes qui les avaient inspirées ou répandues, et des propositions concrètes en vue d’une rénovation appuyée sur les travaux des néo-narratologues.
Ce n’est pas que ces travaux n’aient eu aucun impact dans le champ de la didactique du français: c’est sur certains de ceux-ci (entre autres) que s’est appuyé J.-L. Dufays pour conceptualiser la «lecture littéraire», mais c’est que cette didactique est devenue une discipline de recherche et que les résultats de la recherche en didactique dédiée à l’étude du récit se sont moins répandus au sein de l’ensemble du corps professoral que ceux des premières recherches en narratologie. Ces derniers avaient donné lieu à une transposition rapide de la part d’enseignants engagés sur la voie académique (Goldenstein, Petitjean, Halté, Reuter…) et animés par la conviction de concourir au progrès de l’École par le partage du «savoir savant». Trente ans plus tard, les «courroies de transmission» du savoir narratologique que sont les revues pédagogiques, les ouvrages de vulgarisation scientifique, la formation en cours de carrière, les programmes, les manuels, les conseils de l’inspection se sont distendues ou ont tout bonnement disparu, et (surtout, peut-être) le sentiment de concourir à l’amélioration du vivre ensemble en rénovant les savoirs et les pratiques scolaires n’anime plus guère une partie du corps professoral, lequel est, dans son ensemble, excédé par des réformes où le contrôle des acquis d’apprentissage prend aux professeurs une bonne partie du temps que certains consacraient naguère à la rénovation de leurs connaissances. Par ailleurs, il ne me semble pas que les néo-narratologues aient, autant que leurs prédécesseurs, produit un arsenal conceptuel et une nomenclature afférente organisés en distinctions de préférence binaires, pas plus que des savoirs qui se prêtaient autant à la schématisation et à la simplification. Enfin – et paradoxalement – plus la didactique de la littérature (où l’objet «lecture du récit» occupe toujours une place léonine) s’intéressait au «sujet lecteur» et à sa production de sens, moins elle produisait de résultats exploitables par des maîtres de plus en plus contraints à n’enseigner que ce qui pouvait être évalué et à utiliser des outils d’évaluation congruents avec la (néfaste) visée de l’égalité de résultats.
2. En conséquence, quelles seraient, selon vous, les modalités particulières du phénomène de transposition didactique des concepts narratologiques à l’époque de leur entrée dans les classes de français?
Pour autant que je comprenne bien ces «modalités particulières du phénomène de transposition», je pense avoir anticipé cette question en répondant à la précédente. La transposition didactique des premières recherches en narratologie a été, me semble-t-il, relativement rapide, favorisée par un «esprit d’époque» porté à la démocratisation de l’enseignement secondaire, entendue comme processus visant à en faire bénéficier les moins nantis économiquement, socialement et culturellement. Elle s’inscrit dans un ample courant de réforme des contenus et des pratiques d’enseignement inspiré par l’innovation scientifique et la volonté de rendre tous les élèves capables de manier les mêmes instruments d’investigation (des textes en l’occurrence). Elle a été le fait d’une fraction progressiste du corps professoral qui s’affirmait en rompant à la fois avec la tradition académique et la tradition pédagogique.
3. Quel regard rétrospectif portez-vous sur votre contribution à ce processus historique?
Ayant été au nombre des tout premiers vulgarisateurs des recherches en narratologie (1980, 1986) et ayant constaté avec effarement la dérive formaliste de l’usage des savoirs que j’avais contribué à faire connaître, il m’est arrivé de penser que j’aurais mieux fait de me casser le poignet au lieu d’écrire les livres et les articles où je partageais les connaissances que je devais aux spécialistes. J‘ai néanmoins toujours résisté à la tentation de l’accident volontaire en me disant qu’un exemple de plus de l’usage de la narratologie au service de la réflexion sur le(s) plaisir(s) de lire et sur la pragmatique du récit pouvait éviter à quelques-uns de dériver ainsi. Ma foi en la vertu de l’exemple est déraisonnable, mais credo quia absurdum : on sait ça…
Une vingtaine d’années après mes premiers méfaits, j’ai tenté de rassembler dans une thèse de doctorat (2001) ce que je savais des différents apports au domaine de la narratologie et d’en proposer des usages qui évitaient (vaille que vaille) les fourvoiements du formalisme.
Informé des dégâts provoqués dans l’enseignement primaire par des pratiques fondées sur des vulgarisations de troisième main, je n’ai pas cru inutile de rappeler, dans un livre destiné aux instituteurs, qu’on ne devrait pas appeler n’importe quoi n’importe comment et se servir d’une panoplie de notions bancales dans des pratiques qui dégoutaient prématurément les enfants de la lecture (2006). En outre, je me suis fendu, à l’usage des enseignants du secondaire, d’un Tout petit traité de narratologie buissonnière… (2005) qui contribuait au chantier de démolition d’un enseignement de la littérature gâté par le formalisme et pour lequel je garde quelque indulgence parce que je pense y avoir allègrement persévéré sans (trop) verser dans le diabolique.
4. Selon vous, quels sont les concepts narratologiques les plus souvent mobilisés dans les classes et pour quelle raison ont-ils connu une telle fortune ? Par ailleurs, quels autres concepts négligés auraient mérité un meilleur sort ?
Je me garderais bien d’affirmer que ce sont des «concepts» qui ont été mis en œuvre par tous les enseignants ayant utilisé le vocabulaire des narratologues et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’emploi de ce vocabulaire a été souvent erratique ou incongru.
Cela dit, au palmarès des mots les plus utilisés, je ferais figurer : «récit» et «histoire», «auteur» et «narrateur» (j’ajoute «personnage» quand il a été arraché au discours commun pour compléter le trio devenu indispensable pour l’étude des «récits de vie», fictionnels ou non), «schéma narratif» (avec ses composantes), «schéma actantiel» (avec ses actants), «fictionnel» et «factuel», «vraisemblable» et «invraisemblable», ainsi que tout l’appareil descriptif (je renonce à l’inventaire : pardon pour cette paresse) élaboré par Genette pour distinguer les procédés de «mise en intrigue» (Ricoeur) relevant de la «voix», de la «personne» et du «temps» –mais dans des versions adaptées ad usum delphini qui manifestaient rarement les scrupules terminologiques de l’auteur de «Discours du récit» (in Figures III), de Nouveau discours du récit, et de Fiction et diction, entre autres).
La fortune de ces mots tient, selon moi, notamment au fait que la plupart d’entre eux peuvent entrer dans des oppositions binaires aisément mémorisables («situation initiale» vs «situation finale», «sujet» vs «objet», «focalisation interne» vs «focalisation externe», «analepse» (rétrospection) vs «prolepse» (prospection), «factuel» vs «fictionnel», etc.) et servent à opérer ces distinctions élémentaires devenues un nec plus ultra dans un enseignement piloté par le contrôle des acquis d’apprentissage.
Au nombre des concepts ou des notions qui auraient pu (ou dû) mieux retenir l’attention, j’accorderais une priorité aux modes de réception du personnage par le sujet lisant (personnage perçu comme pion, comme personne et comme prétexte) distingués par Jouve (1992) et, surtout, aux affects distingués par Baroni2 (2007), ceux-là comme ceux-ci permettant de s’interroger sur la pragmatique du récit, sur les effets potentiels de procédés identifiés par Genette. Du lot de ces derniers, je sortirais volontiers, comme l’a fait Genette lui-même (2004), la métalepse, fort utile pour susciter une bien nécessaire réflexion des élèves sur la fiction et le rapport du lecteur aux mondes fictionnels (Ryan, Cohn, Jacquenod, Schaeffer, Caïra, etc.).
5. De votre point de vue, avec le recul dont vous disposez aujourd’hui, les concepts narratologiques tels qu’ils sont mobilisés dans l’enseignement ont-ils plutôt marqué un progrès ou ont-ils conduit à une détérioration de l’enseignement-apprentissage du français?
Du «français»? Je ne saurais dire. Mais voici deux mots sur l’impact qu’a eu, selon moi, la transposition didactique de la narratologie sur la formation littéraire au cours de la scolarité obligatoire.
Le savoir narratologique a renouvelé les pratiques scolaires d’étude du récit, il a rendu possible des procédures d’analyse que les élèves étaient capables de s’approprier vaille que vaille, et cela pouvait être interprété comme un progrès par les tenants de l’apprentissage par l’activité. Mais ces pratiques, qui donnaient prise à une évaluation critériée objective du savoir lire, ont freiné (empêché?) le changement de cap de la formation lorsque celle-ci, dans une conjoncture culturelle marquée au coin d’un individualisme hédoniste (qui s’est malheureusement radicalisé), s’est déportée des objets littéraires sur l’usage de ces objets par le sujet lecteur. La néo-narratologie aurait pu favoriser ce changement de cap, mais sa transposition didactique, dans le cadre de la «lecture littéraire» notamment, pour les raisons que j’ai dites, a eu moins d’influence que celle des savoirs établis par les pionniers, d’autant moins que la plupart des contempteurs du formalisme dans l’enseignement littéraire se sont acharnés sur ces savoirs au lieu de s’intéresser aux plus récents, qu’il y avait bien des raisons de promouvoir.
6. Comment percevez-vous la place de l’analyse du récit dans le cadre des évolutions actuelles du champ de la didactique du français et de la société en général?
Est-il trop tard pour rédimer la narratologie par l’exemple de pratiques qui articulent les savoirs anciens et les nouveaux pour expliquer les effets potentiels du récit sur le lecteur et pour rendre intelligibles l’actualisation de certains de ces effets sur certains sujets lisants? Peut-être pas, mais il n’y a pas de temps à perdre car, pour ce que je sais de la place qu’en Belgique francophone la formation littéraire prendra dans les nouveaux programmes de français, on fera la part un peu trop belle à une réception esthétique des œuvres par des jeunes – et non des élèves – que l’on n’a pas assez songé à nantir des moyens de les apprécier. Que l’on se soucie de ce mode de réception plus qu’on ne l’a fait précédemment, je m’en réjouis, mais je ne me réjouis pas d’un renoncement à la réflexion sur les goûts personnels, ni à une éducation du goût susceptible de favoriser un vivre ensemble qui ne se pervertit pas en communautarisme tolérant. À cette réflexion, à cette éducation, un solide savoir narratologique pourrait sans doute contribuer bien plus que ne l’imaginent ceux qui, sans précaution, le jettent avec l’eau du bain formaliste.
J.-L. Dumortier 21.01.2022
Références citées
Baroni, Raphaël (2007), La tension narrative : suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil.
Dumortier, Jean-Louis & Francine Plazanet (1980), Pour lire le récit : l’analyse structurale au service de la pédagogie de la lecture. Langages nouveaux, pratiques nouvelles pour la classe de langue française, Bruxelles-Paris-Gembloux, De Boeck-Duculot.
Dumortier, Jean-Louis (1986), Écrire le récit, Bruxelles-Paris-Gembloux, DeBoeck-Duculot.
Dumortier, Jean-Louis (2001), Lire le récit de fiction : pour étayer un apprentissage : théorie et pratique, Bruxelles, De Boeck-Duculot, coll. «Savoirs en pratique : français ».
Dumortier, Jean-Louis (2005), Tout petit traité de narratologie buissonnière : à l'usage des professeurs de français qui envisagent de former non de tout petits (et très mauvais) narratologues mais des amateurs éclairés de récits de fiction, Namur, Presses universitaires de Namur, coll. «Diptyque».
Dumortier, Jean-Louis & Micheline Dispy (2006), Aider les jeunes élèves à comprendre et à dire qu'ils ont compris le récit de fiction, Namur, Presses universitaires de Namur, coll. «Tactiques 1».
Genette, Gérard (2004), Métalepse : de la figure à la fiction, Paris, Seuil, coll. «Poétique».
Jouve, Vincent (1992), L'effet-personnage dans le roman, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Écriture».
Pour citer l'article
Jean-Louis Dumortier, "Témoignage de Jean-Louis Dumortier", Transpositio, La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins, 2023https://www.transpositio.org/articles/view/temoignage-de-jean-louis-dumortier
Voir également :
Témoignage de Yves Reuter
Il me semble qu’il a d’abord fallu que certains enseignants s’emparent de ces nouveaux contenus en relation avec des cours suivis dans les universités où quelques professeurs (très minoritaires) abordaient ces questions, notamment dans les départements de lettres et de sciences du langage. Cela n’avait rien d’évident tant cela s’opposait à la doxa commentative dominante dans les universités (une sorte de mixte entre vulgates psychologique et historique) et à la tradition de l’enseignement du français.
Témoignage de Yves Reuter
Yves Reuter
Professeur émérite à l’université de Lille, après avoir enseigné en collège, en lycée et en école normale, Yves Reuter est le fondateur de l'équipe de recherche en didactiques Théodile (aujourd’hui intégrée au sein du CIREL). Il a mené diverses recherches et publié de nombreux articles et ouvrages sur les représentations des disciplines, sur les relations entre le vécu des disciplines et le décrochage scolaire, sur l’erreur, sur l’enseignement et l’apprentissage de l’écrit (littérature, lecture, écriture, récit, personnage, description, littéracies universitaires...) et sur les concepts des didactiques.
Entretien
1. Dans une perspective diachronique, si vous deviez retracer les grandes étapes de l’entrée dans les classes des savoirs issus de la narratologie, quels colloques, évènements pédagogiques (nouveaux programmes…) et publications citeriez-vous?
Je n’ai pas vraiment effectué ce travail historique. Aussi, ma réponse est totalement impressionniste.
Il faut en tout cas rappeler le travail essentiel de revues théoriques de sciences humaines telles Communications (voir notamment le n°8(1966)), Poétique ou Littérature et l’émergence de théoriciens tels Barthes, Greimas, Genette, Hamon, Todorov ou encore les relectures des travaux de Propp.
Il me semble qu’il a d’abord fallu que certains enseignants s’emparent de ces nouveaux contenus en relation avec des cours suivis dans les universités où quelques professeurs (très minoritaires) abordaient ces questions, notamment dans les départements de lettres et de sciences du langage. Cela n’avait rien d’évident tant cela s’opposait à la doxa commentative dominante dans les universités (une sorte de mixte entre vulgates psychologique et historique) et à la tradition de l’enseignement du français. Cela a été d’autant moins simple que nombre d’enseignants et d’étudiants «engagés» étaient peut-être plus intéressés par des courants plus philosophico-politiques autour d’Althusser ou des revues Tel Quel ou Dialectiques. Il faut aussi rappeler la concurrence des approches thématiques dans ces années-là.
Puis l’entrée dans certaines classes s’est appuyée sur plusieurs phénomènes: la volonté de combattre cette doxa commentative à l’université et de renouveler l’enseignement de la littérature en s’appuyant sur des recherches «contemporaines» censées lutter plus efficacement contre l’échec scolaire (voir la critique des manuels en usage dans les revues telles L/S/I ou Pratiques); une appropriation et une transmission de ces apports par des mouvements tels le GFEN ou des revues (Pratiques) au travers de stages ou d’universités d’été; la rencontre avec des théories des textes et notamment la question des typologies (avec les travaux de J.-M. Adam); la vulgarisation de certains pans de la narratologie dans des ouvrages d’initiation (Dumortier-Plazanet, Goldenstein, Reuter…), puis dans certains manuels scolaires.
2. En conséquence, quelles seraient, selon vous, les modalités particulières du phénomène de transposition didactique des concepts narratologiques à l’époque de leur entrée dans les classes de français?
Je préfère parler d’élaboration didactique (voir Françoise Ropé ou Jean-François Halté) plutôt que de transposition, ce concept réduisant à mon sens la complexité de la construction des contenus scolaires. Il me semble que cette élaboration a été prise dans une tension entre, d’un côté, appauvrissement et applicationnisme et, de l’autre, ouverture puisque cela a permis d’introduire dans les classes des genres peu étudiés jusqu’alors (les contes étaient bien moins étudiés auparavant) et de nouveaux exercices (voir la question 5). Cela s’est en tout cas inscrit dans des luttes symboliques et institutionnelles assez violentes entre «modernistes» et «traditionnalistes» (voir l’ouvrage de Pommier, professeur à la Sorbonne, Assez décodé, en 1978).
3. Quel regard rétrospectif portez-vous sur votre contribution à ce processus historique?
Là encore, je ne sais pas bien comment répondre, car je ne dispose pas véritablement d’éléments sur cette question (au-delà de témoignages d’enseignants de cette époque).
Mais ma contribution a emprunté divers chemins qui ont en commun de ne pas en rester à une approche générale et essentiellement formelle :
- - une volonté d’éviter le technicisme en articulant cette approche à la question des effets produits;
- - un souci de l’articulation lecture – écriture;
- - un travail approfondi sur certains genres (policier et particulièrement suspens, sentimental, quatrième de couverture…);
- - un travail spécifique et approfondi sur la description, les personnages (et le système des personnages selon le genre) et les scènes…
- - la volonté de montrer comment fonctionnait les récits ou les descriptions dans diverses disciplines scolaires et de recherche.
4. Selon vous, quels sont les concepts narratologiques les plus souvent mobilisés dans les classes et pour quelle raison ont-ils connu une telle fortune? Par ailleurs, quels autres concepts négligés auraient mérité un meilleur sort?
Il me semble que les principaux concepts ont été le schéma quinaire, le schéma actantiel et le point de vue, tous étant très simplifiés et parfois issus de plusieurs sources sans trop penser leur articulation (plutôt Greimas, Larivaille pour le premier), Greimas et Hamon (en ignorant Souriau pour le second) ou d’une source unique (en ignorant les critiques existantes, cf. Genette pour le troisième).
Il me semble que leur fortune est, au moins en partie, liée aux exemples fournis par les théoriciens qui en étaient les promoteurs ou les manuels ainsi que l’illusion que leur maniement était simple et directement transférable dans les classes sans se soucier véritablement de la difficulté de leur usage sur des écrits longs et relativement complexes (ce qui explique, au moins en partie, la floraison des contes dans les classes).
Je regrette en revanche le peu de place accordée aux concepts qui renvoyaient aux questions fondamentales de la textualisation des savoirs (énoncifs ou énonciatifs pour Hamon) ou des valeurs, notamment chez Hamon ou encore de l’énonciation. Il me semble aussi que la focalisation sur l’écrit au détriment des récits oraux (voir les travaux de Labov ou de Brès) a contribué à cette minoration.
5. De votre point de vue, avec le recul dont vous disposez aujourd’hui, les concepts narratologiques tels qu’ils sont mobilisés dans l’enseignement ont-ils plutôt marqué un progrès ou ont-ils conduit à une détérioration de l’enseignement-apprentissage du français?
Pour moi, ils ont été porteurs d’une bouffée d’oxygène pour quatre raisons au moins:
- - ils représentaient une ouverture de possibles théoriques et pédagogiques, de textes, d’exercices, de types d’analyses…
- - ils instauraient une véritable possibilité d’explicitation, notamment auprès d’élèves issus de milieux défavorisés, permettant ainsi de sortir de la connivence liée à l’impressionnisme psychologico-historique;
- - ils offraient, en relation avec des notions linguistiques, une base pour des interprétations diverses, qu’elles soient psychanalytiques, sociologiques ou encore historiques;
- - ils permettaient d’articuler, au moins en partie, «grammaire de phrase» et «grammaire de texte ou de discours».
Ils ont cependant été galvaudés en raison de quelques dérives: la confusion entre savoirs pour l’enseignant et savoirs pour les élèves ; une confusion entre les dimensions de la fiction et de la narration et de la mise en discours (ce qui faisait que certains enseignants demandaient à leurs élèves d’écrire des récits en suivant la linéarité du schéma quinaire); un appauvrissement de la souplesse d’écriture que pouvait procurer cette approche; le manque d’articulation entre lecture et écriture; le cadrage par les typologies de textes qui ont engendré des démarches d’étiquetage (comme pour la grammaire classique) et l’idée que les types étaient des catégories étanches et non des dimensions des genres (ce que j’avais tenté de défendre dans la lignée des formalistes russes et de Hamon) ; le cloisonnement des composantes de la matière français qui a entravé les relations avec les questions de grammaire (ce que nous avions essayé de faire avec la question du personnage construit comme organisateur possible de l’enseignement du français).
6. Comment percevez-vous la place de l’analyse du récit dans le cadre des évolutions actuelles du champ de la didactique du français et de la société en général?
La question est trop générale pour moi.
Je souhaitais quand même dire à quel point j’étais surpris par la manière dont certains avancent deux idées sans grand fondement pour moi (je ne connais pas véritablement d’études précises sur ces questions): la narratologie aurait envahi le champ de l’enseignement du français et ses usages auraient été néfastes, notamment en ce qu’elle aurait généré des récits plus stéréotypés qu’auparavant.
Ayant dit cela, il me semble que les analyses du récit demeurent présentes dans l’enseignement du français (le récit est une des catégories de textes les plus étudiées en relation avec des idées reçues sur la genèse de son appropriation par les enfants (qui serait plus précoce que pour d’autres «types») et sur l’intérêt qu’il susciterait (supérieur à d’autres types). Cela s’articule aussi avec la place de la littérature et du roman.
Les analyses du récit (sans se référer exclusivement à la narratologie) sont aussi très présentes dans la société en général et dans les discours sociaux : voir l’essor des histoires de vie, voir aussi la référence fétichisée à Ricœur, les débats autour du récit national ou la vogue du «storytelling».
Annexes. Quelques publications d’Yves Reuter sur ces questions
Ouvrages
- Introduction à l'analyse du roman, Paris, Dunod, 1991, 165 p.
Seconde édition revue et corrigée en 1996, Troisième édition, revue et corrigée, Armand Colin, 2009. Quatrième édition revue et corrigée 2016.
- Enseigner et apprendre à écrire. Construire une didactique de l'écriture, Paris, E.S.F., 1996, 181 p.
- L’analyse du récit, Paris, Dunod, 1997, coll. «Topos», 128 p.
Traduction au Brésil. L’analyse du récit, Paris, Nathan, 2001, coll. «128» (édition Dunod modifiée), L’analyse du récit, Nouvelles éditions, revues et corrigées, Armand Colin, 2005, 2009, 2016.
- La description. Des théories à l’enseignement-apprentissage, Paris, ESF, 2000, 230 p.
- Personnage et didactique du récit, Metz, Centre d'Analyse Syntaxique de l'Université de Metz, 1996, (en collaboration avec P. Glaudes), 221 p.
- Le personnage, Paris, P.U.F., 1998, coll. « Que sais-je ? » (en collaboration avec P. Glaudes), 128 p.
- Personnage et histoire littéraire, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1991 (en collaboration avec P. Glaudes), 258 p.
Direction d’ouvrages collectifs
- La question du personnage. Cahiers de Recherches en Didactique du Français, n°1, Université de Clermont-Ferrand, CRDP, octobre 1987, 155 p.
- Le personnage dans les récits. Cahiers de Recherches en Didactique du Français, n°2, Université de Clermont-Ferrand, CRDP, octobre 1988, 64 p.
- Personnages et histoires. Cahiers de Recherches en Didactique du Français, n°3, Université de Clermont-Ferrand, CRDP, janvier 1990, 173 p.
Pour citer l'article
Yves Reuter, "Témoignage de Yves Reuter", Transpositio, La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins, 2023https://www.transpositio.org/articles/view/temoignage-de-yves-reuter
Voir également :
Témoignage de Claude Simard
D’après moi, l’entrée de la narratologie dans la classe de français s’est faite surtout par l’entremise de publications auxquelles ont été initiés les étudiants et les enseignants dans les diverses instances de formation pédagogique (universités, instituts, colloques, journées de perfectionnement, etc.). On peut distinguer différentes catégories de publications qui ont contribué à l’utilisation des théories du récit dans l’enseignement. D’abord les ouvrages de narratologie proprement dits portant sur les structures du récit, ceux des théoriciens comme Propp (1928, trad. 1970), Greimas (1966), Genette (1972) ou Larivaille (1974) et ceux d’introduction générale comme les synthèses d’Adam (1984) ou de Reuter (1997).
Témoignage de Claude Simard
Claude Simard
Professeur retraité de l’université Laval, Claude Simard a enseigné la didactique du français en formation initiale et continue des enseignants du primaire et du secondaire. Dans ses recherches, il s'est intéressé notamment à l'enseignement de la grammaire et de l'écriture.
Entretien
1. Dans une perspective diachronique, si vous deviez retracer les grandes étapes de l’entrée dans la classe des savoirs issus de la narratologie, quels colloques, évènements pédagogiques (nouveaux programmes…) et publications citeriez-vous?
D’après moi, l’entrée de la narratologie dans la classe de français s’est faite surtout par l’entremise de publications auxquelles ont été initiés les étudiants et les enseignants dans les diverses instances de formation pédagogique (universités, instituts, colloques, journées de perfectionnement, etc.). On peut distinguer différentes catégories de publications qui ont contribué à l’utilisation des théories du récit dans l’enseignement. D’abord les ouvrages de narratologie proprement dits portant sur les structures du récit, ceux des théoriciens comme Propp (1928, trad. 1970), Greimas (1966), Genette (1972) ou Larivaille (1974) et ceux d’introduction générale comme les synthèses d’Adam (1984) ou de Reuter (1997). Viennent ensuite les publications à visée plus didactique cherchant à familiariser les enseignants avec les savoirs narratologiques de manière à leur montrer comment les exploiter en classe avec les élèves (en lecture et en écriture surtout) ; je citerai entre autres les numéros 11-12 et 14 portant spécifiquement sur le récit de la revue Pratiques ainsi que des livres comme ceux de Halté et Petitjean (1977) ou de Dumortier et collaborateurs (1980, 1986, 2001 et 2005). Enfin certaines publications relevant davantage de la création littéraire se sont intéressés plus spécifiquement aux techniques d'écriture narrative que l’on peut développer chez les élèves: pour le Québec, je pense par exemple à L’École à fictions de Bourque et Noël-Gaudreault (1985); en France, Oriol-Boyer (1992, 2004) a contribué notablement à intégrer dans la classe de français les ateliers d’écriture littéraire d’inspiration narratologique.
Une autre voie importante est sans aucun doute les programmes d’études ministériels qui, en ayant intégré des savoirs issus de la narratologie, leur ont conféré un caractère officiel dans l’enseignement. Pour le Québec, le programme de français langue première qui a été le premier à tenir vraiment compte des théories du récit est celui qui est paru en 1995 et qui a notamment consacré sur le plan didactique le concept de schéma narratif.
2. En conséquence, quelles seraient, selon vous, les modalités particulières du phénomène de transposition didactique des concepts narratologiques à l’époque de leur entrée dans les classes de français?
Il faut se rappeler le contexte dans lequel est apparue la narratologie à l’école. La transposition didactique des concepts narratologiques est issue d’un courant d’opposition à l’enseignement littéraire traditionnel qui avait cours depuis plusieurs décennies dans l’ensemble de la francophonie, et spécialement en France. On a qualifié cette époque (autour des années 1970) d’« ère du soupçon ». Plusieurs auteurs dont Halté et Petitjean reprochaient à l’enseignement littéraire traditionnel son subjectivisme, son encyclopédisme, son historicité arbitraire et son élitisme. La narratologie a été vue comme une approche moderne prometteuse devant assurer l’étude des textes littéraires par les élèves à partir de concepts scientifiquement élaborés au lieu de les soumettre à une attitude de vénération béate des auteurs reconnus. La classe de littérature quittait ainsi son ancrage idéologique du dogme de l’expression personnelle des grands génies de la communauté linguistique pour devenir un lieu d’acquisition de savoirs sur les textes littéraires et d’outils d’analyse de leurs structures.
Cependant, avec le temps, ce nouveau courant a été soumis lui aussi à la contestation. On a critiqué son caractère trop analytique et abstrait, son formalisme qui risquait de rebuter les élèves et de les détourner de la lecture littéraire. Avec le courant plus récent du sujet lecteur, l’attention s’est portée vers la personne de l’élève par la valorisation de ses goûts, de ses intérêts, de ses appréciations et de ses interprétations propres.
Au cours des cinquante dernières années, l’enseignement littéraire dans la classe de français me semble donc être passé successivement de la centration sur l’auteur, sur le texte puis sur le sujet lecteur, ce qui montre que la transposition didactique est en bonne parti tributaire de l’objet d’étude auquel on accorde la priorité.
3. Quel regard rétrospectif portez-vous sur votre contribution à ce processus historique?
En toute franchise, je dois dire que je n’ai pas été un acteur important de ce processus historique. Certes, au cours de ma carrière, je me suis intéressé à l’enseignement littéraire, notamment à l’exploitation de la littérature d’enfance et de jeunesse dans la classe de français. Mais mon champ principal d’intérêt a été l’enseignement de la grammaire.
Contrairement à des auteurs comme Halté, Petitjean, Reuter, Legros ou Dufays, qui ont consacré une grande partie de leur carrière à faire progresser l’enseignement littéraire notamment par l’introduction des concepts de la narratologie, ma contribution dans le domaine a été plus modeste et s’est concentrée sur l’initiation à l’exploitation didactique des théories du récit dans le cadre des cours que j’ai donnés à l’université aux futurs enseignants.
4. Selon vous, quels sont les concepts narratologiques les plus souvent mobilisés dans les classes et pour quelle raison ont-ils connu une telle fortune ? Par ailleurs, quels autres concepts négligés auraient mérité un meilleur sort ?
Comme le Québec correspond à la communauté francophone où j’ai travaillé en tant que didacticien du français, je m’intéresserai ici surtout au Québec en me référant aux programmes d’études actuels édictés par le ministère de l’Éducation.
Le programme du primaire a une approche globale des textes et ne définit guère les caractéristiques spécifiques des divers genres textuels. On y trouve donc très peu de notions propres à la narratologie; il est question à la place de principes d’organisation générale des textes tels que la division jugée universelle en introduction/développement/conclusion. À propos du récit, il est demandé en lecture ou en écriture d’initier les élèves aux principaux genres narratifs (conte, légende, bande dessinée, roman) sans autre précision. Certains termes peu spécifiques propres à la constitution d’un récit apparaissent à quelques endroits comme personnage, intrigue, événements perturbateurs, rebondissement de l’action.
Au secondaire, la narratologie occupe une place plus importante. À la rubrique «La narration dans les textes littéraire» de la partie consacrée à la progression des apprentissages, on trouve plusieurs concepts narratologiques:
- - la distinction entre l’auteur et le narrateur;
- - les types de narrateur (ominiscient, participant à l’histoire, multiple, récit à la 1re ou à la 3e personne);
- - les personnages et leurs rôles actanciels (héros, adjuvant, opposant, bienfaiteur, victime);
- - l’intrigue : la quête d’équilibre du personnage principal, la séquence narrative (situation initiale, élément déclencheur, actions, situation finale, dénouement);
- - le déroulement des événements (ordre chronologique, retour en arrière, anticipation);
- - les séquences secondaires dans le récit (description, dialogue, explication, argumentation).
Je ne pourrais pas dire exactement pourquoi le ministère de l’Éducation du Québec a fait ces choix. Les conceptions théoriques des équipes de rédaction ont dû certainement jouer : celle du primaire adhérait manifestement une vision globalisante des textes, alors que celle du secondaire se référait davantage à la diversification des textes en genres ou en séquences.
Les notions narratologiques retenues dans le programme du secondaire me semblent couvrir les structures essentielles du récit. Cependant on pourrait regretter que la distinction fondamentale entre histoire et narration ne soit pas mentionnée, un récit étant avant tout un texte qui raconte une histoire, c’est-à-dire une forme verbale qui évoque d’une certaine manière des événements réels ou imaginaires. Pour comprendre ce qu’est un récit, il importe de départager ce qui relève du monde constitutif de l’histoire et la manière dont ce monde est représenté par la narration, car comme l’a si bien montré Queneau dans Exercices de style, une même histoire peut donner lieu à de multiples récits si on en change le mode de narration.
5. De votre point de vue, avec le recul dont vous disposez aujourd’hui, les concepts narratologiques tels qu’ils sont mobilisés dans l’enseignement ont-ils plutôt marqué un progrès ou ont-ils conduit à une détérioration de l’enseignement-apprentissage du français?
Question délicate qui ne peut pas recevoir une réponse tranchée.
On ne peut certes pas se désoler que des savoirs sérieusement élaborés comme ceux de la narratologie soient introduits dans la classe de français pour aider les élèves à mieux maîtriser la communication verbale et à s’initier avec plus de rigueur aux phénomènes littéraires. Les acquis de la narratologie comme ceux de la linguistique textuelle en général ont assurément contribué à enrichir les contenus d’apprentissage de la classe de français en la dotant d’outils conceptuels assurant une appréhension plus approfondie des entités complexes et multiformes que sont les textes.
Cependant, un savoir qui entre dans le monde de l’école n’est plus exactement le savoir qui est traité dans le monde scientifique. Il est remodelé, transposé à des fins didactiques. La question fondamentale concernant l’introduction de concepts dans l’enseignement est celle de leur visée et corollairement de leur mode de présentation en classe : pourquoi serait-il pertinent pour la formation des jeunes de leur faire connaître tel ou tel concept narratologique et, compte tenu de l’intention pédagogique poursuivie, quelle serait la meilleure approche pour les traiter dans l’institution scolaire?
En classe de littérature, la narratologie, en tant que champ du savoir, peut être étudiée pour elle-même, le but étant de faire acquérir aux élèves des notions explicites sur le fonctionnement du récit. Cette perspective didactique peut se justifier à la fois sur le plan culturel en raison de l’élargissement du bagage de connaissances des élèves qui en résulte au sujet du langage et de la littérature, mais aussi sur le plan intellectuel si l’on songe à l’étude rigoureuse des diverses structures du récit que la narratologie rend possible grâce à ses puissants outils d’analyse.
Toutefois, la classe de littérature n’est pas seulement un lieu d’acquisition de savoirs. Elle est censée aussi développer des pratiques culturelles en contribuant à former des lecteurs d’œuvres littéraires. Comme je l’ai mentionné plus haut, on a critiqué un mode d’exploitation essentiellement formaliste de la narratologie en classe ayant la tendance trop académique à n’aborder les textes littéraires que du point de vue de leur organisation interne sans prise en compte de la subjectivité et de la sensibilité du lecteur, de ses réactions personnelles, du retentissement du récit sur son esprit.
La classe de littérature devrait veiller à maintenir un équilibre entre l’intellect et l’affect, entre l’étude systématique des textes littéraires et la place à réserver à l’élève en tant que sujet lecteur. Voilà un défi à relever sans relâche en classe de littérature. Les concepts narratologiques ne devraient pas être uniquement étudiés en tant que savoirs sur la littérature, ils devraient principalement servir à la formation de lecteurs en s’intégrant le plus naturellement possible aux instruments de compréhension et d’interprétation des élèves de manière à former des lecteurs de textes littéraires à la fois fervents, plus autonomes, plus conscients et plus avertis.
6. Comment percevez-vous la place de l’analyse du récit dans le cadre des évolutions actuelles du champ de la didactique du français et de la société en général?
À mon avis, l’analyse du récit s’est intégrée à la classe de français depuis assez longtemps, déjà une cinquantaine d’années, pour faire maintenant pleinement partie du domaine de la didactique du français. Elle constitue en quelque sorte une composante incontournable de l’enseignement-apprentissage des textes et de la littérature.
Sur le plan social, il me semble que l’étude du récit est un champ de connaissance essentiel compte tenu de l’importance des genres narratifs dans l’histoire de l’humanité. Depuis des temps immémoriaux, les êtres humains ressentent le besoin de raconter des histoires. Les récits qu’ils ont produits sont constitutifs de leurs diverses cultures. Savoir comme ils sont construits m’apparaît comme une voie féconde pour mieux comprendre comment la pensée se met en forme et s’actualise dans les grandes entités sémiotiques que sont les textes.
Références citées
Adam, Jean-Michel (1984), Le récit, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je?».
Bourque, Ghislain & Monique Noël-Gaudreault (1985), L’École à fictions, Québec, Presses de l’Université du Québec.
Dumortier, Jean-Louis & Francine Plazanet (1980), Pour lire le récit : l’analyse structurale au service de la pédagogie de la lecture. Langages nouveaux, pratiques nouvelles pour la classe de langue française, Bruxelles-Paris-Gembloux, De Boeck-Duculot.
Dumortier, Jean-Louis (1986), Écrire le récit, Bruxelles-Paris-Gembloux, De Boeck-Duculot.
Dumortier, Jean-Louis (2001), Lire le récit de fiction: pour étayer un apprentissage : théorie et pratique, Bruxelles, De Boeck-Duculot, coll. «Savoirs en pratique: français».
Dumortier, Jean-Louis (2005), Tout petit traité de narratologie buissonnière : à l'usage des professeurs de français qui envisagent de former non de tout petits (et très mauvais) narratologues mais des amateurs éclairés de récits de fiction, Namur, Presses universitaires de Namur, coll. «Diptyque».
Greimas, Algirdas Julien (2002 [1966]), Sémantique structurale. Recherche de méthode, Paris, PUF.
Genette, Gérard (1972), Figures III, Paris, Seuil.
Oriol-Boyer, Claudette (dir.) (1992), Ateliers d’écriture, Grenoble, L’Atelier du texte-Ceditel.
Oriol-Boyer, Claudette (2002), Lire-écrire avec des enfants, Toulouse, CRDP Midi-Pyrénées.
Propp, Vladimir (1928/1970), Morphologie du conte, Paris, Seuil, coll. «Points».
Reuter, Yves (2016 [1997]), L'analyse du récit, Paris, Armand Colin.
Halté, Jean-François & André Petitjean (1977), Pratiques du récit, Paris, CEDIC, coll. «Textes et non textes».
Pour citer l'article
Claude Simard, "Témoignage de Claude Simard", Transpositio, La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins, 2023https://www.transpositio.org/articles/view/temoignage-de-claude-simard
Voir également :
Témoignage de André Petitjean
Votre question me donne l’occasion d’opérer un regard rétrospectif sur une partie de ma carrière professionnelle en tant qu’enseignant du secondaire, puis Professeur des universités, jusqu’à mon Éméritat présent. Je pense que j’ai contribué à la diffusion des théories du récit par mes propres publications (http://andre-petitjean.fr/), au travers de mes cours, de mes directions de thèse, de l’organisation de séminaires et de colloques ou des stages de formation des enseignants que j’ai animés tant en France qu’en Belgique ou en Suisse.
Témoignage de André Petitjean
André Petitjean
Professeur émérite en Sciences du langage à l’UFR Sciences Humaines et Sociales de l’Université de Lorraine (site de Metz). Membre du CREM (Centre de recherche sur Les médiations Communication, Langue, Art, Culture), Pôle PRAXITEXTE (Langue, Texte, Discours et Médiations) et directeur de la collection ELT (Études linguistiques et textuelles). Co-fondateur en 1974 de la revue Pratiques dont il est le directeur.
Les théories du récit et leur transposition didactique : l’exemple de la revue Pratiques.
1. Dans une perspective diachronique, si vous deviez retracer les grandes étapes de l’entrée dans les classes des savoirs issus de la narratologie, quels colloques, évènements pédagogiques (nouveaux programmes…) et publications citeriez-vous?
Votre question me donne l’occasion d’opérer un regard rétrospectif sur une partie de ma carrière professionnelle en tant qu’enseignant du secondaire, puis Professeur des universités, jusqu’à mon Éméritat présent. Je pense que j’ai contribué à la diffusion des théories du récit par mes propres publications (http://andre-petitjean.fr/), au travers de mes cours, de mes directions de thèse, de l’organisation de séminaires et de colloques ou des stages de formation des enseignants que j’ai animés tant en France qu’en Belgique ou en Suisse. J’ai eu aussi l’occasion de co-diriger la collection de manuels intitulés Maîtrise de l’écrit édités par Nathan (cf. Petitjean, n° 82)1. Pour ne prendre que l’exemple du manuel de 6e, les titres des chapitres sont significatifs (Récits brefs, Du script à l’histoire, Construire un récit, Les personnages, Nommer et désigner les personnages, Temps et récit, Faire rire, faire pleurer, faire peur). J’ai eu enfin la responsabilité de co-diriger le Plan d’Études de Français du Cycle d’Orientation du canton de Genève (1998) et, en France, les Instructions Officielles pour le lycée (2000). Dans les deux cas, les théories du récit ont largement été transposées.
Il reste que c’est la revue Pratiques que je dirige depuis 1974, qui aura largement contribué à produire et/ou diffuser les théories du récit tout en assurant leur didactisation au service des apprentissages, tant de la lecture que de l’écriture. C’est pourquoi il m’a semblé utile d’en rendre compte, à l’aide d’un examen des nombreux articles publiés sur le sujet. Ce faisant, j’ai conscience que tenter d’objectiver un espace éditorial dans lequel on est soi-même engagé peut être problématique. J’en prends le risque, néanmoins, car j’ai essayé de neutraliser les possibles effets d’oubli ou d’aveuglement, en m’appuyant sur ma connaissance des différents contextes institutionnels et des référents théoriques, qui ont présidé à leur publication.
2. Quel regard rétrospectif portez-vous sur votre contribution à ce processus historique?
Pour mesurer les modalités diverses de transposition des théories du récit, il importe de commencer par retracer brièvement le contexte dans lequel est née la revue. Elle est créée en 1974 par trois enseignants du secondaire, Jean-François Halté dont je salue la mémoire par amitié et pour le rôle qu’il a joué dans la revue Pratiques, Raymond Michel et moi-même. Quelques éléments d’explication à propos de la genèse de cette décision me semblent nécessaires. En 1971, nous venons de passer les concours, Capes et Agrégation, et suivons l’année de CPR (Centre Pédagogique Régional), année de stage obligatoire avant d’être titularisés après une inspection et affectés dans des collèges. En parallèle à notre formation académique, nous dévorons les ouvrages de linguistique (Saussure, Benveniste, Hjemslev, Jakobson, Greimas…) dont nous n’avons jamais entendu le nom au cours de nos études. Il est difficile d’imaginer dans quel état de déréliction théorique peut se trouver, à cette époque, un étudiant de Lettres dans un collège littéraire universitaire de province, et il faut avoir conscience de la situation de l’université. La linguistique, dans quelques facultés, est en débat parmi les grammairiens et les linguistes, débats souvent organisés par de jeunes assistants (Chevalier, Arrivé…), qui viennent d’être recrutés après un enseignement en lycée. En littérature, la Sorbonne, bastion du conservatisme, sous la houlette de Picard ou Deloffre, est en conflit ouvert avec l’École Pratique des Hautes Études où Barthes, Genette, Greimas élaborent les premières notions de narratologie. Quant à la formation pédagogique, point encore d’INSPÉ (Institut national supérieur du professorat et de l’éducation), mais des cours assurés par des enseignants en poste, nos «conseillers pédagogiques», et un mercredi par mois, nous sommes réunis par l’Inspection. Les recherches en didactique (on parle alors de «pédagogie du français») ont lieu à l’INRP (Institut National de Recherche Pédagogique), créé en 1970. Elles concernent le premier degré et sont quasiment inexistantes pour l’enseignement secondaire. C’est dans ce contexte que tous les trois nous assurons notre auto-formation à la nouvelle critique tout en lisant avec intérêt les premiers numéros de Langue Française (1969), Poétique (1970), Littérature (1971). Nous faisons le constat qu’en dehors du Français Aujourd’hui (1967), il n’existe pas de revue qui fasse le lien entre nos lectures théoriques et notre pratique de jeune enseignant. Ce qui, à nos yeux, différencie Pratiques de ces autres supports éditoriaux tient au fait que nous ne sommes ni universitaires ni pris en charge par un éditeur. En effet, nous préférons la liberté de l’auto-gestion, au sein d’une association que nous créons: le CRESEF (Collectif de Recherche sur l’Enseignement du Français). Mais cette différence tient surtout au fait que dans le contexte de mai 68, nous avons une culture marxisante et un engagement syndical et politique en fonction desquels nous faisons la critique du système scolaire et de l’enseignement du français, en lien avec les analyses de Bourdieu et Passeron (1971). Nous sommes convaincus, les éditoriaux des premiers numéros de Pratiques en témoignent, qu’en érigeant l’enseignement des Lettres sur des bases scientifiques, en lieu et place du «bavardage esthético-psychologico-moral» dominant, on réduirait en conséquence sa fonction idéologique de détermination et de reproduction sociale. En ce sens, l’émergence de Pratiques est révélatrice d’une double crise de la discipline qui porte atteinte à sa configuration. Elle est pour une part interne, au sens où elle correspond à l’obsolescence théorique, tant de la matrice grammaticale traditionnelle que de celle des savoirs littéraires, par rapport aux savoirs dits «savants» émergents, dont témoignent les livres et les revues de linguistique, outre les revues citées précédemment. Pour une autre part, elle est externe, au sens où les contenus et les méthodes ne sont plus en adéquation avec l’hétérogénéité progressive du public scolarisé et par rapport à la demande sociale d’instruction et d’éducation. C’est à l’aune de cette double crise que se mesure le rôle de notre discipline dans la production de l’échec scolaire. La volonté d’œuvrer à la remédiation de cette situation sera à l’origine d’une tension entre engagement militant et exigence scientifique pour longtemps assez caractéristique de Pratiques, comme le soulignent Daunay et Reuter (n°137/138).
En effet, étant à l’époque plutôt ignorants des théories de l’apprentissage et de l’enseignement, nous mettons l’accent sur les contenus à enseigner. C’est ainsi que nous diffusons pour l’essentiel les théories structurales. A titre d’exemple, dans le numéro 1/2 de Pratiques, sous la plume d’Halté, Michel et Petitjean (1974), on trouve une analyse d’un conte de Poe (Le chat noir). Chacun pourra constater qu’il s’agit, avec cette lecture interprétative du conte, d’une application des théories structurales mâtinées de psychanalyse un peu rudimentaire. Dans le numéro suivant (3/4), nous commençons la publication d’une étude au long cours (n°5 et 6) consacrée à Candide qui s’assume comme relevant de la sémiotique narrative à partir des travaux de Greimas. Le confirme un glossaire dans lequel nous précisons nos emprunts (armature du récit, séquence transformationnelle, modèle actantiel, modèle fonctionnel, objets de valeur, etc.). Référence théorique que nous croisons avec les travaux de Hjemslev, 1971 («plan du contenu et plan de l’expression; langage de connotation»), Lotman, 1970 («les principes constructifs du texte»), Barthes, 1970 («les codes culturels et le découpage en lexies»), Greimas, 1973 («Un problème de sémiotique narrative: les objets de valeur»), Genette, 1969 («la fonction de régie du narrateur»), Riffaterre, 1970 («intertextualité aléatoire et obligatoire»). Cela nous permet de mener une étude de la structuration du récit et de ses contenus, tout en rendant compte des jeux allusifs, pastichants et parodiques, auxquels se livre Voltaire. Au cours des années qui suivent, je commence une thèse intitulée «le récit en situation scolaire», sous la houlette de Jean Peytard, qui dirigera une quarantaine de thésards dont Charolles et Adam. Ces derniers vont rejoindre le collectif de rédaction de Pratiques qui s’est étoffé dans l’intervalle, et se réunit régulièrement. On doit à Charolles une analyse sémantique des verbes de communication (n°9) dont on sait la fréquence dans l’introduction des dialogues dans les récits. Quant à Adam, dans le même numéro, à partir du Conte du Graal, il propose un modèle génératif du récit articulant structure profonde et structure de surface. Au cours des réunions du collectif, nous débattons des travaux structuralistes sur le récit des années 60 et 70 en nous posant des questions qui sont à la fois d’ordre épistémologique et méthodologique mais aussi didactique. Nous passons en revue les tentatives de modélisation, inspirées par le modèle de Propp (1970), le schéma actantiel, proposé par Greimas (1966), l’analyse des actions et de leurs interactions, avancée par Bremond (1973), la macro-séquence narrative quinaire théorisée par Larivaille (1974), le modèle à intégration progressive des unités de Barthes (1970), les catégories du récit littéraire par Todorov (1966) ou la distinction histoire/récit/narration de Genette (1972). Il nous apparait que le fait d’avoir recours à une démarche schématisante risque de faire abstraction des implications culturelles et anthropologiques des récits et qu’il faut se garder de traiter les concepts structuralistes comme un ensemble de postulats normatifs. A cet égard, la table ronde intitulée «Théorie et pédagogie du récit» publiée dans le n° 14 de Pratiques, est révélatrice de nos débats internes. Ils portent sur les rapports entre macrostructure et superstructure narrative, niveau linguistique et niveau sémiotique, sur l’opposition entre séquences narratives et composantes descriptives. Au niveau didactique, on s’interroge sur le rôle des théories narratives pour la réception et/ou la production des récits, sur l’obstacle possible des études formelles selon la socio-culture des élèves, sur la place laissée à leurs investissements émotionnels et axiologiques. Pour l’heure, notre travail de réflexion se concrétise par la publication du numéro 11/12 de Pratiques. Il s’ouvre par un entretien avec Greimas et se clôt par un état des lieux de la sémiotique narrative établi par Darrault. On y trouve aussi des articles qui ont recours à la théorie greimassienne du récit au travers d’un roman policier (L’Aiguille Creuse de M. Leblanc) et d’une bande dessinée (Le Devin d’Uderzo et Goscinny). Dans ce même numéro, Maillard confronte la méthode de Propp à l’étude de trois contes populaires, Adam et Goldenstein se livrent à une analyse macro-textuelle de Mateo Falcone de Mérimée, suivie d’une étude des personnages et des enjeux de valeur du récit. Toujours dans ce numéro 11/12, Charolles met en débat la sémiotique narrative avec les grammaires de textes (Van Dijk 1972; Petöfi et Reiser 1973) et milite, par le biais de la notion de cohérence textuelle et discursive, pour une intégration de la Superstructure Narrative dans une Grammaire du Discours. Sur le plan didactique, dans le prolongement de l’article de Goldenstein intitulé «Une grammaire de texte pour la composition française» (n°10), Debyser propose des exercices d’invention de contes et de récits d’aventures à partir du canevas de Propp et des figures du Tarot des Mille et un Contes. Il y reviendra plus tard (n°50), avec des exercices de production de textes à l’aide de «matrices narratives». De façon analogue, Adam et Petitjean commencent par se servir du modèle narratif de Larivaille pour rendre compte de l’organisation d’un conte anonyme (Le Merle Blanc), puis étudient la circulation des valeurs dans le récit. Suite à quoi, articulant lecture et écriture, ils proposent des jeux d’écriture sous la forme de manipulations textuelles (imaginer une transposition spatio-temporelle, d’autre épreuves qualifiantes ou une fin déceptive). Avec le numéro 13 de Pratiques, intitulé «Textes, Linguistique», s’inaugure le déplacement théorique que nous opérons de la sémiotique narrative à la linguistique textuelle. Il a été entamé par l’article d’Adam («Langue et Texte: Imparfait/Passé simple») paru dans le n°10, complété par celui de Simonin-Grumbach (n°13). Il s’agit, à la suite de Weinrich (1973), lui-même discutant l’opposition «récit/discours» de Benveniste, de montrer que le passé simple et l’imparfait possèdent, compte-tenu de leurs traits aspectuels, une valeur narrative différente dont les notions de premier et arrière-plan et de mise en relief rendent compte. Ce faisant, Adam, au-delà de Weinrich, met en évidence le rapport qui unit un phénomène micro-structurel de surface (le changement de temps narratif), à un phénomène macro-structurel (l’organisation narrative). Ce changement de paradigme se poursuit par la tentative d’Adam de clarifier les notions de cohérence/cohésion et par la réflexion de Combettes (1983) consacrée à la progression thématique que l’on doit aux linguistes de l’École de Prague. Il est vrai que les contraintes de la discipline et les directives officielles font que l’on privilégie les récits de fiction. Néanmoins, les articles du numéro 14 apportent la preuve que le récit peut être abordé à partir d’objets discursifs et de socles théoriques différents. C’est ainsi qu’Abastado, pour traiter des récits de magazine tels que Nous deux, emprunte à Genette sa distinction entre récit et histoire et ses catégories d’ordre, de durée, et de voix. Cela lui permet d’analyser les orientations et les effets idéologiques de ce genre de récit. Quant à Maldidier et Robin, à partir du meeting politique de Charléty (mai 1968), elles étudient l’économie narrative du genre «reportage» au travers de quatre quotidiens parisiens: Le Figaro, L’Aurore, Combat et L’Humanité.
Reprenant, elles aussi, la distinction de Genette entre récit et histoire, elles opèrent un découpage des récits entre segments narratifs, descriptifs et de jugements. Selon la dominance et le contenu des segments se repère le fonctionnement idéologique des différents journaux. J’ajoute qu’avec le numéro 17, on s’intéresse au récit oral, soit qu’avec l’article de Bachmann l’attention porte sur la narration orale dans un cadre interlocutif (Labov 1972; Goffman 1974), soit qu’avec Fillol et Mouchon, on confronte les analyses de Weinrich à un corpus oral dans le but de rendre compte des éléments récurrents et organisateurs du récit. J’y reviendrai (Petitjean, n°34) en relatant une expérience menée avec une classe de 6e. Je demande aux élèves volontaires de raconter une histoire qui leur est arrivée pendant les vacances. En écoutant les enregistrements, on constate le peu d’intérêt pour les récits qui ont la forme d’une série routinière d’actions ou script d’actions (Espéret 1981; Fayol 1985). Inversement, est apprécié le savoir-faire narratif de ceux qui savent ouvrir/fermer leur récit et entrelarder les propositions narratives de plages d’orientation et d’évaluations tant internes qu’externes. Les élèves s’en souviendront quand ils auront à produire des récits écrits. Je rappelle que nous étions alors enseignants de collèges mais qu’adoptant une posture de recherche-innovation nous échangions à l’intérieur du collectif nos expériences avant de les transformer en articles. C’est ainsi que dans le numéro 22/23, je publie un travail consacré, avec une classe de 5ème, à un roman de science-fiction, mais qui a la forme d’un récit policier, que Goldenstein rend compte d’un travail réalisé dans une classe de même niveau portant sur Michel Strogoff et que Masseron et Petitjean se focalisent sur l’étude du personnage dans Germinal menée en parallèle avec une classe de 3ème et une seconde technique. Le point commun de ces articles est de montrer combien les théories narratives, à condition d’être transposées, sont efficientes tant au niveau de la lecture que de l’écriture. Pour ne prendre que mon exemple, après avoir observé les croyances et les connaissances des élèves en matière de science-fiction, l’étude du roman se déroule sous la forme de «fiches» portant sur l’énigme, les descriptions, les acteurs du roman, le monde de la fiction, les objets de valeur, la fiction et la narration. Je m’appuie pour ce faire sur Van Dijk (1977) et sa catégorie du «setting» qui subsume les éléments indiquant le temps et le lieu, Todorov (1971) pour les intrigues policières, Hamon (1972) pour la description, Greimas (1973) pour les acteurs, les figures et les objets de valeur, Genette (1969) pour le déroulement du récit. On sait par ailleurs qu’il existe une pluralité des manifestations du récit selon des substances variées, qu’elles soient uniques ou mixtes et que l’on ne raconte pas en bande dessinées comme on le fait au cinéma. C’est pourquoi sont abordés, d’un point de vue sémiologique, la bande dessinée (Picquenot, n°8, Dillies, n°18/19), le récit filmique (Chaumette, n°8, Sublet, n°37), la narration et l’image fixe (Fresnault-Deruelle, Numéro spécial). Colas-Blaise (n°181/182) abordera à nouveau le sujet en empruntant le cadre théorique de la sémiotique greimasienne et post-greimasienne, mais en y intégrant des éléments d’herméneutique et d’anthropologie, pour analyser une image fixe, en l’occurrence des tableaux de Paul Klee. De même, Duvin-Parmentier (n°187/188) fera un bilan des théories sémiotiques utilisées pour l’analyse des images dans les classes du secondaire.
Au fil des années, les articles publiés dans Pratiques, qu’ils aient la forme de synthèses théoriques ou d’activités didactiques, accordent, en écho à la doxa scolaire des années 1970, une attention particulière aux récits de fiction dont les différents genres seront largement représentés : contes (n°11/12, 13, 59), fables (n°34, 91), récits de vie (n°45), nouvelles (n°107/108), romans (n°11/12, 14, 22/23, 55,78), ainsi que des études consacrées à des sous-genres :