Vouloir interroger « les modalités de circulation des savoirs entre la recherche et les pratiques enseignantes », objectif des dix-neuvièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature et du présent dossier qui en est issu, relève d’une intention dont peu d’acteurs ou d’actrices de ce champ contesteront la pertinence – sans qu’aucun·e, assurément, ne suppose que cette question soit neuve. De même que « la question de savoir si la philosophie peut devenir pratique est aussi ancienne que la philosophie » (Habermas 2008 : 487), de même que les sciences humaines et sociales sont, depuis leur constitution au XIXe siècle, confrontées à « la problématique de l’intervention » (Bronckart 2001 : 133), de même on peut aisément dire qu’il n’y a pas eu d’époque où le problème des relations entre recherche et pratique dans le domaine de l’éducation n’ait pas été posée, en général d’ailleurs d’une manière négative – des deux côtés. Comme le dit Huberman (1992 : 69) :
- n°1 Justifier l’enseignement de la littérature
- n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes
- n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature
- n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature
- n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée
- n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives
- Sylviane Ahr - Entretien : "disputes" et justifications de l'enseignement de la littérature
- Bertrand Daunay - Recension : Baroni Raphaël (2017), "Les Rouages de l’intrigue"
- Judith Émery-Bruneau - D’un paradigme interprétatif à un paradigme critique : prolégomènes à une transformation des recherches en didactique de la littérature
- La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins
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Entre dialogue et contraintes : interroger les liens entre divers champs de réalisation de la didactique
Entre dialogue et contraintes : interroger les liens entre divers champs de réalisation de la didactique
Introduction
Vouloir interroger «les modalités de circulation des savoirs entre la recherche et les pratiques enseignantes», objectif des dix-neuvièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature et du présent dossier qui en est issu, relève d’une intention dont peu d’acteurs ou d’actrices de ce champ contesteront la pertinence – sans qu’aucun·e, assurément, ne suppose que cette question soit neuve. De même que «la question de savoir si la philosophie peut devenir pratique est aussi ancienne que la philosophie» (Habermas 2008 : 487), de même que les sciences humaines et sociales sont, depuis leur constitution au XIXe siècle, confrontées à «la problématique de l’intervention» (Bronckart 2001 : 133), de même on peut aisément dire qu’il n’y a pas eu d’époque où le problème des relations entre recherche et pratique dans le domaine de l’éducation n’ait pas été posé, en général d’ailleurs d’une manière négative –des deux côtés. Comme le dit Huberman:
Le fossé entre l'univers de la recherche scientifique et celui de la pratique éducative a toujours passionné les esprits. Dans la plupart des cas, nous constatons ce phénomène à travers les litanies d'une communauté à l'égard de l'autre. (Huberman 1992 : 69)
D’une certaine manière, cette question a la caractéristique paradoxale des questions vives: par définition, elle ne donne pas lieu à des réponses consensuelles, mais en même temps on sent bien qu’elle a quelque chose de convenu, qui facilite sa répétition. Et il y a tout lieu de croire que, s’agissant des relations entre la recherche et l’enseignement, la question restera éternellement programmatique comme dans l’appel de Pastiaux-Thiriat et Berbain (1990) «pour une interactivité entre la recherche et les enseignants».
C’est sans doute en fait qu’une telle question contribue à façonner l’identité des acteurs qui (se) la posent. Et c’est ce qui explique sa constante reprise –et particulièrement dans des disciplines dont l’identité se questionne, comme c’est le cas de la didactique de la littérature. Car c’est bien à son identité que l’on touche quand on (re)pose cette question et qu’on la pose en des termes toujours identiques et toujours renouvelés: toujours identiques, car il suffit de lire des textes de notre champ des dernières décennies pour que la question d’aujourd’hui ne fasse pas l’effet d’une découverte; toujours renouvelés, parce que les contextes changent et se chargent de donner un écho particulier à nos discours, qui, de ce seul fait, se renouvèlent.
C’est dans cette optique je me propose ici d’identifier les questions identitaires qui sont en jeu dans la didactique de la littérature. Au reste, celle-ci existe-t-elle comme discipline? On peut voir là une manière de parler, pour désigner les approches didactiques de la littérature comme un contenu spécifique, de la même manière que l’on peut parler de la didactique de la grammaire, du nombre, de la danse, etc. On peut aussi entendre l’expression comme le nom d’une discipline de recherche autonome, comme on parle de didactique des mathématiques, de didactique de l’EPS, de didactique du français. Dans les deux cas, la question se pose de savoir quels sont les liens –d’appartenance, de concurrence, de complémentarité– que la didactique de la littérature peut entretenir avec la didactique du français, avec d’autres didactiques et/ou avec la didactique comme champ de recherche à la fois unifié et parcellisé.
Je me propose ici, en m’inspirant d’anciens de mes travaux sur la question (ce qui entrainera malheureusement quelque excès dans l’autocitation), de réfléchir assez librement, mais dans un classique plan ternaire, au statut de ce que pourrait être une discipline intitulée «didactique de la littérature», pour interroger les liens entre divers champs de réalisation de la didactique (la recherche, l’Institution, la pratique effective), liens que j’envisagerai comme dialogue et/ou contrainte, comme mon titre le laissait entendre.
Une discipline didactique ?
La question disciplinaire, si l’on peut dire, est ancienne, s’agissant de la didactique de la littérature – et elle concerne directement la question qui nous occupe ici des relations entre recherche et pratiques enseignantes. Elle prend en fait sa source dans l’histoire de la didactique du français et dans la relation complexe de cette discipline avec la matière scolaire enseignée. La configuration initiale de la didactique du français, dans les années 1970-1980, s’est faite dans un souci de ne pas reproduire sur le terrain académique la subordination de l’enseignement du français à la littérature. Cette dernière s’observait institutionnellement dans le secondaire, mais était également le fait de l’enseignement primaire, de deux manières : d’une part par la valorisation de la langue littéraire, promue comme modèle de la langue à enseigner, d’autre part par la logique de l’orientation qui amenait, dès ces années-là, tous les élèves du primaire à un cursus secondaire au moins partiel. D’où le choix des didacticien·ne·s, à l’origine, de ne pas isoler la littérature d’autres objets d’enseignement et d’apprentissage, choix revendiqué même par celles et ceux qui, s’inscrivant, par leurs travaux universitaires, dans le champ des études littéraires, se désignaient comme spécialistes de l’enseignement (et plus tard comme didacticien·ne·s) du français, non de la littérature. Ces chercheur·e·s reproduisaient là, d’ailleurs, la revendication d’acteurs et d’actrices de l’enseignement de l’époque, qui tenaient à se dire enseignant·e·s de français et non de lettres, cette distinction de dénomination marquant bien une différenciation de positionnement (vécu comme idéologique) dans la conception de l’enseignement du français. Petitjean, en 1998, 25 ans après la naissance de Pratiques, écrivait que les membres du collectif, dans les années 1970, «ont contribué […] à l’invention collective […] d’une nouvelle discipline (le français vs les Lettres) et d’un champ théorique : la didactique» (1998 : 3).
On voit ici, plus sur le terrain des valeurs que des savoirs, une double circulation entre la recherche et les pratiques enseignantes: celles-ci, dans leur version militante, ont contribué à façonner un champ de recherche; ce dernier a cherché en retour à construire une nouvelle matière scolaire sur le terrain des pratiques. La question qui se posait était celle de la place de la littérature dans l’approche didactique de l’enseignement du français et cette question pouvait être considérée comme relativement vive. En témoigne cet essai de synthèse –ou de compromis?– de 1998, dans le texte d’orientation de l’Association internationale pour la recherche en didactique du français langue maternelle (DFLM), l’ancêtre de l’AIRDF, Association internationale pour la recherche en didactique du français:
Les spécificités du fait littéraire justifient-elles une autonomisation plus radicale de son champ, ou bien plutôt un va-et-vient dialectique entre les démarches centrées sur l’appropriation du fait littéraire et celles qui privilégient le développement de la lecture et de l’écriture. (DFLM 1998 : 31)
Là encore, la question est indissociable de celle de l’unité de la matière enseignée, qui fait l’objet des recherches didactiques. On sait qu’historiquement, la didactique du français a voulu penser de manière intégrative les contenus de la matière français, en la concevant de façon ouverte comme lieu de la construction des compétences (méta)langagières, ce que permettait la mise en avant des notions de textes et de discours (voir Halté 1992). Mais l’unification des problématiques didactiques au sein de la didactique du français ne voulait pas dire que ces dernières étaient indifférenciées : si penser les différences et les liens entre les contenus permet d’éviter les essentialisations hâtives qui sont parfois le fait de croyance débordantes, la vigilance théorique des didacticien·ne·s à l’égard des contenus est assez vive pour qu’elle oblige à se demander ce qu’il peut y avoir de spécifique au traitement respectif de contenus comme la littérature.
Comme le dit Bernard Schneuwly, «la littérature est un objet culturel qui a des discours de référence multiples, mais disciplinairement relativement bien définis, c’est-à-dire avec des disciplines académiques de référence» et on peut identifier le «mode de penser et de parler particulier des pratiques littéraires qui se fondent sur des savoirs tout à fait spécifiques» (Schneuwly 1998 : 271). Ce sont finalement là des questions dont le traitement est rendu possible par les théories qui pensent, de diverses manières, la transposition didactique des savoirs, des pratiques ou des discours de référence.
Encore faut-il ne pas supposer le contenu préalable à sa théorisation didactique ; car quelle consistance épistémologique serait celle d’une discipline qui supposerait tel objet –au hasard: la littérature– susceptible d’un traitement scientifique sans être constamment construit et reconstruit théoriquement par ce même traitement scientifique ? Si la question vaut évidemment pour toutes les didactiques (cf. à cet égard Chevallard 2014), elle intéresse au plus haut point la didactique de la littérature. Pour reprendre les mots de Yann Vuillet, la désignation même de «didactique de la littérature» a quelque chose de surprenant, «eu égard à l’absence de définition conceptuelle “du” littéraire» (Vuillet 2017 : 326). Il y voit comme un «nœud idéologique», sorte de cristallisation «de processus d’évaluations sociales ne pouvant se “trancher” par des savoirs» (Vuillet 2017 : 234). Les travaux genevois sur la réputation littéraire ont apporté des éclairages importants à cet égard (Ronveaux & Schneuwly (dir.) 2019).
Je suis parti, dans l’élaboration de mon questionnement, d’une évocation de la didactique du français et de l’émergence en son sein de questions spécifiques à la littérature. Or il semble qu’il existe peu de débats théoriques, dans les approches didactiques de la littérature, sur les liens possibles entre didactique du français et didactique de la littérature, même si la question est posée de manière claire et intéressante dans la synthèse récente du champ par Sylviane Ahr (2015). Plus encore, il semble que soit peu traitée la question des liens possibles entre didactique de la littérature et autres didactiques, si ce n’est dans une perspective de réflexion transdisciplinaire entre didactique de la littérature et des arts (voir Chabanne 2016). Cela m’a conduit naguère, à l’issue des treizièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature à Gennevilliers en 2012, à m’interroger sur la faible utilisation de concepts élaborés dans d’autres didactiques (Daunay 2015).
S’il est intéressant de penser la spécificité d’une didactique, encore faut-il précisément la penser en faisant le même travail que celui que suscite la récurrence de la «question vive» que mettait à l’honneur la dix-huitième école d’été de didactique des mathématiques: «La didactique ou les didactiques?» (voir Matheron et al. 2016 ; Éducation & didactique 2014). De fait, la question qui se pose entre didactique de la littérature et didactique du français est finalement de même nature que la relation entre les diverses didactiques et c’est à la condition de renouveler constamment ce débat théorique qu’il est possible de prétendre, en respectant toutes les spécificités et les frontières qu’on voudra, construire comme champ spécifique la didactique, «dont l’unité et la diversité se conjuguent» (Daunay 2016 : 318).
Une discipline aux croisements
Pour interroger le processus de disciplinarisation et/ou d’autonomisation de la didactique de la littérature, je me propose de présenter une petite formalisation de la didactique, que j’ai réalisée en m’inspirant librement de deux textes anciens, écrits la même année, de Halté (1992) et de Reuter (dans Brassard & Reuter 1992) –pour suivre le fil historique que j’ai commencé à tendre.
Cette formalisation (dont une première version se trouve dans Daunay 2017) identifie trois possibles orientations de la didactique (de la littérature), complémentaires et non exclusives évidemment, qui se réalisent en dominantes, pour reprendre le terme d’Halté (Halté 1992 : 16). Ces orientations engagent des relations particulières avec des lieux de théories ou de pratiques.
Une première orientation de la didactique concerne le travail qu’elle réalise sur les contenus disciplinaires, en l’occurrence les contenus qui ont trait aux questions de littérature. La didactique est alors liée aux théories de références qui concernent les contenus, pour nous les théories littéraires, mais aussi l’analyse du discours, entre autres.
Orientation épistémologique
Une deuxième orientation que je nommerai subjectiviste renvoie à la préoccupation de la didactique (de la littérature, entre autres) pour les sujets didactiques (élèves comme enseignant·e·s) et les diverses institutions qui les assujettissent. Cette préoccupation théorique engage des relations avec des disciplines qui, sans nécessairement prêter d’attention aux contenus, s’intéressent aux sujets et aux institutions, de la psychologie à la sociologie, en passant par l’histoire, l’anthropologie, la philosophie, etc.
Orientation subjectiviste
Une troisième orientation serait celle qu’Halté appelait praxéologique, qui établit une relation entre la didactique de la littérature et les pratiques disciplinaires, c’est-à-dire celles qui concernent cette discipline scolaire «littérature», quelle que soit sa relation aux autres disciplines de la matière «français»:
Orientation praxéologique
Bien sûr, cette orientation est indissociable des sujets et des contenus et il vaudrait mieux identifier ainsi la dimension praxéologique:
Orientation praxéologique (2)
Rappelons les cases disparues et nous retrouvons l’ensemble des relations spécifiques que la didactique noue avec d’autres lieux.
Ce schéma dit bien la dimension systémique de la didactique (Halté 1992), mais aussi sa fragilité, qui tient à ses relations multiples avec des lieux variés, qui ont pu longtemps rendre difficile son autonomie, gage de sa disciplinarisation. C’est sur ce point que je voudrais m’arrêter maintenant, en interrogeant plus spécifiquement, au-delà du caractère généraliste de cette formalisation, la didactique de la littérature.
Les conditions d’une autonomie
La question de la disciplinarisation de la didactique de la littérature n’est pas sans rappeler celle qui s’est posée historiquement dans le processus de construction de la didactique du français comme discipline de recherche, faites de «tensions constitutives» que j’ai analysées ailleurs (Daunay 2007b: 21-28). Sans pouvoir reprendre cette histoire, rappelons que la didactique du français s’est constituée en cherchant à se libérer d’un paradigme applicationniste, qui pouvait se caractériser par une triple dépendance de la recherche : à l’égard des théories dites de référence (la linguistique essentiellement), à l’égard de l’Institution scolaire à travers ses réseaux décisionnaires ou militants, à l’égard de la pratique de terrain, matière qu’il s’agissait souvent de transformer avant de vraiment la connaitre… Le mouvement d’émancipation de la didactique du français, en quoi consiste son processus de disciplinarisation, n’est pas propre à la didactique du français mais concerne, mutatis mutandis, toutes les didactiques. La didactique de la littérature permet-elle d’observer ce même mouvement d’émancipation? Rien ne permet d’en douter, mais j’aimerais interroger, dans ce qui est encore une phase d’émergence, les modalités des relations entre la didactique de la littérature et ces trois lieux, en faisant jouer des dichotomies sans subtilité, mais utiles pour un débat : soumission ou parité? Dialogue ou contrainte?
Relation entre didactique de la littérature et théorie littéraire
Prenons pour commencer la relation entre la didactique de la littérature et la théorie littéraire, que l’on peut placer dans la case en haut à gauche de notre schéma:
La théorie littéraire est-elle, dans la pratique de recherche effective, essentiellement perçue comme une discipline contributoire ou comme une discipline en surplomb ? Qu’il y ait dialogue entre didactique de la littérature et théorie littéraire est assez naturel. Mais, comme cela a pu être le cas avec la linguistique aux débuts de la didactique du français, la référence vaut parfois révérence : qu’on pense, anciennement, aux théories de Picard (et de Jouve) –peut-être se rappelle-t-on que j’avais, naguère, mis en cause de manière polémique les travaux de Picard, précisément parce que je voyais dans l’usage qui en était fait par certain·e·s didacticien·ne·s, une bévue, dans la mesure où, tout au respect des propositions théoriques de l’auteur, elles ou ils ne voyaient pas ce qui pourtant, dans son discours, était idéologiquement contradictoire avec leur propre projet (Daunay 2007b : 39). Je me demande si l’on n’assiste pas au même phénomène de révérence avec un Pierre Bayard ou un Yves Citton… Pour interroger la possible subordination de la didactique de la littérature aux théories littéraires, on peut se saisir de trois indicateurs, que j’avais utilisés il y a dix ans (Daunay 2007a ; 2007b), pour interroger le statut de la didactique de la littérature:
– l’absence ou la parcimonie des références aux recherches didactiques dans les écrits des théoriciens de la littérature cités par les didacticien·ne·s;
– la rareté des discussions théoriques, en didactique, des propositions de ces mêmes auteurs;
– la primauté accordée à ces derniers en tant que théoriciens, visible particulièrement dans l’usage des syntagmes «théorique et didactique» ou «universitaire et didactique» (voir le titre de la dernière livraison de Pratiques, en 2018 : Poésie et langue : aspects théoriques et didactiques), qui laisse supposer que la didactique n’aurait pas la même vertu conceptuelle que la théorie littéraire instituée comme discipline de référence.
Ces trois indicateurs (qui gagneraient à être actualisés par une étude empirique d’un corpus récent, même si l’on peut intuitivement penser qu’elle donnerait les mêmes résultats) permettent au moins d’interroger une forme de relation de dépendance de la didactique à la théorie littéraire.
J’évoquais plus haut la place encore congrue faite aux autres didactiques –ou encore, entre autres, aux travaux de sociologie des apprentissages ou des usages– dans nombre de travaux de didactique de la littérature. Or la délimitation d’un espace propre de travail ne veut pas dire se priver des dialogues possibles avec les contenus pensés par d’autres disciplines et, au rebours de l’illusion de son irréductibilité, interroger ce qui est commun à l’enseignement de la littérature et de la langue, par exemple en redéfinissant à nouveaux frais le double processus de subjectivation et d’assujettissement que suppose la prise en compte du sujet parlant (donc écrivant, lisant, pensant…) –ce que permet du reste le concept de sujet lecteur ou scripteur, quand il est utilisé de manière ouverte (pensons ici à la question d’«enseigner les littératures dans le souci de la langue», pour reprendre le titre des onzièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique des littératures de Genève : voir Ronveaux 2016). Le projet de didactique comparée peut aider à faire ressortir, dans l’étude d’un phénomène didactique, des «dimensions spécifiques (liées aux objets de savoirs) et génériques (liées à un fonctionnement indépendant de ces objets)», pour reprendre les termes que Florence Ligozat (2016 : 305) emprunte au vocabulaire propre des recherches en didactique comparée, et qu’elle illustre brillamment avec le cas de la lecture-compréhension littéraire dans le cadre des cercles de lecture.
Un rapprochement plus net avec les autres didactiques permettrait de mieux percevoir et de décrire, du point de vue didactique, les limites conceptuelles de certaines constructions théoriques littéraires et surtout l’inanité des propositions prétendument didactiques, c’est-à-dire, sous leur plume, pratiques, de certain·e·s théoricien·ne·s de la littérature, si peu aveuglé·e·s par le travail des didacticien·ne·s qu’ils peuvent gloser sur leurs objets en les ignorant… Cela permettrait de penser, indépendamment, l’origine et le devenir, en didactique de la littérature, de concepts propres, quand bien même ils seraient initialement empruntés : concernant l’emblématique lecture littéraire, on peut citer le travail de synthèse théorique de Brigitte Louichon (2011) et le programme de travail théorique que propose Jean-Louis Dufays (2016) pour affermir le concept, dans le double souci d’une clarification théorique et d’une mise à l’épreuve empirique –même si elle mérite d’être encore discutée (Gabathuler, Védrines & Vuillet 2019).
Finalement, pour parvenir à se discipliner, sans doute faudrait-il que la didactique de la littérature se fasse moins littéraire et plus didactique…
Relation entre didactique de la littérature et Institution scolaire
Qu’en est-il des relations de la didactique de la littérature avec l’Institution scolaire? Celle qui prend sa place dans la partie en bas à droite de notre schéma initial –que l’on peut finalement identifier comme un des champs de réalisation de la didactique:
La contrainte peut se voir notamment par l’identification fréquente du discours officiel comme source et non comme corpus de l’étude: pour prendre des exemples en France, nombreux sont les travaux qui supposent l’écriture d’invention inventée par les instructions officielles de 2002 ou qui –au contraire– parlent de la «lecture méthodique», de la «lecture analytique», de la «lecture cursive», de la «lecture d’images», comme si ces choses-là existaient en dehors de leur lieu d’institution, à savoir les programmes.
Ce qui peut sembler une soumission à l’Institution, dans le domaine de l’enseignement de la littérature, me semble avoir été observé, en France, au tournant des années 2000, au moment de l’élaboration de nouveaux programmes (pour le primaire comme pour le secondaire) où la question de l’enseignement de la littérature n’a pas été mineure. Observons d’ailleurs que c’est à cette époque qu’a eu lieu la première édition des Rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature (2000).
La relation entre didactique et Institution ne s’opère alors pas seulement par le mélange des acteurs mais aussi par celui des genres de discours tenus sur les programmes : ainsi, un même contenu peut en effet être écrit par les mêmes personnes dans le cadre des documents d’accompagnement des programmes (sphère institutionnelle) et dans le cadre d’un article théorique (sphère de la recherche) (pour un développement, voir Daunay 2007b: 43). Depuis cette époque, la participation régulière d’inspecteurs ou d’inspectrices à des colloques de didactique de la littérature, qui pourrait être des occasions de confrontation, est plutôt le signe d’une sorte de consensus. Qu’on pense du reste à l’usage du terme didactique pour désigner des épreuves de concours en France ou des prescriptions de bonnes pratiques. Là encore, cette relation avec les représentants de l’Institution scolaire est placée sous le double signe de la contrainte et du dialogue: certes, on voit bien la volonté de penser la prescription comme moyen de diffusion de la recherche, mais ne doit-on pas plutôt y voir le signe d’un cadrage du champ qui réponde à ce qui est légitimement audible pour des représentants de l’Institution?
Que des didacticien·ne·s, en France comme ailleurs, aient participé à l’élaboration de certains programmes n’est un souci pour personne : on peut jouer un rôle de conseil et de proposition ingénierique sans pour autant abdiquer une indépendance théorique par rapport à l’Institution. Le problème est de s’assurer de cette indépendance, du moins si l’on considère que le propre d’une discipline de recherche est de se donner ses propres outils de pensée et d’analyse, ce qui suppose une forte distance avec ce qui existe déjà. Il est intéressant de noter qu’il semble que la didactique de la littérature, dans sa relation avec l’Institution, ait vu se reproduire le même phénomène de relation étroite entre l’Institution et la recherche qu’a connu la didactique du français, puisqu’on peut dire qu’en France, c’est dans des travaux réalisés dans le cadre du plan officiel de rénovation, sous la conduite d’Hélène Romian, qu’émergea la didactique du français. Mais je n’ai pas le souvenir, au début du XXIe siècle, de fortes tensions entre recherche et Institution, comme celle que connut la didactique du français à la sortie des programmes issus du Plan de rénovation, en 1972 (sur ce point, voir Romian 2014).
Relation entre didactique de la littérature et pratiques de classes
L’une des conséquences de ce suivisme à l’égard de l’Institution peut se voir dans la relation à la pratique dans les classes, cette case au centre de notre schéma, autre champ de réalisation de la didactique:
Interroger le lien entre les deux champs permet d’identifier la posture prescriptive parfois prise dans des travaux en didactique. Est-on sûr par exemple de toujours s’interdire de reprocher aux enseignant·e·s de ne pas respecter les instructions officielles, sans s’interroger sur les limites de ces dernières ? Est-on sûr aussi de ne pas privilégier ce qui est perçu comme innovant, reproduisant ainsi «l’anti-traditionalisme affiché par la didactique du français» dont parlait Claude Simard, qui plaidait pour un «un point de vue plus ouvert et plus explicatif face à la tradition» (Simard 2001 : 37) ?
En dehors des dérives évaluatives de certains discours didactiques (voir Daunay 2007c), la question de la soumission aux pratiques est plus sérieuse et, partant, plus complexe, puisque l’on sait le rôle que les pratiques d’enseignement et de formation ont pu jouer dans la construction des didactiques. Comme le dit Bernard Schneuwly, «le champ scientifique “didactique” nait [d’un] large fondement de la didactique pratique et normative» (Schneuwly 2014 : 18). De fait, on peut dire que toute didactique a suivi un processus de «disciplinarisation à dominante secondaire», qui caractérise plus généralement le champ des sciences de l’éducation (Hofstetter & Schneuwly 1998/2001). Il n’est pas inutile de préciser ici que si tou·te·s les didacticien·ne·s ne relèvent pas du champ institutionnel des sciences de l’éducation, la didactique est, par définition, une science de l’éducation et a partie liée, de ce fait, avec ce champ institutionnel.
La didactique de la littérature, comme la didactique du français, dans son processus de disciplinarisation, a dû «transformer des problématiques pratiques et théorico-pratiques en questionnement scientifique», c’est-à-dire «définir des problématiques, sous forme d’un appareil conceptuel cohérent, sous une forme qui permet de fournir des réponses à travers des méthodes de recherche systématiques et explicites» (Schneuwly 2014 : 18).
La didactique de la littérature, comme les autres didactiques, a encore à s’interroger sur les formes d’hybridation bien spécifiques qu’engendre le frottement d’une théorie et d’une pratique : car sauf à se contenter d’un applicationnisme qui montre vite ses limites théoriques et cantonne le discours qui le réalise dans une vision idéaliste et peu productive d’un point de vue scientifique, la relation entre théorie et pratique ne peut pas ne pas se penser au sein même de la discipline, au prix d’une mise en doute des évidences partagées. Il ne s’agit pas, pour emprunter ses mots à Marc Bru, qui parle plus généralement des sciences de l’éducation, d’«abandonner toute mise en relation des recherches et des pratiques», mais de «modéliser ces relations sans les réduire à une visée applicationniste ou à une version idéalisée, étrangères à ce que sont les pratiques en situation» (Bru 1998 : 54). Une telle modélisation, c’est-à-dire la pensée théorique de ces relations entre théorie et pratique, ne semble pas avoir fait l’objet d’une réflexion systématique au sein de la didactique de la littérature et c’est sans doute ce qui rend encore plus légitime la thématique des dix-neuvièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature.
J’aimerais à cet égard, pour finir, reprendre les mots de Jean-Paul Bronckart (2001) qui montrait qu’en sciences humaines et sociales, l’opposition entre recherche fondamentale et intervention pratique n’est pas un donné de départ mais l’effet d’une élaboration progressive, qui a abouti au dualisme actuel:
Entre les sciences humaines fondamentales et le domaine de l’éducation, se sont établis les rapports hiérarchiques et descendants de l’applicationnisme : les données scientifiques étaient injectées dans le champ pratique, la plupart du temps sans réelle prise en compte des multiples paramètres qui régissent ce dernier. (Bronckart 2001 : 136)
Et l’on voit bien les effets possibles pour la didactique : du fait de l’orientation praxéologique qui la définit en partie (représentée dans les derniers schémas de la formalisation présentée plus haut), l’applicationnisme est un risque possible.
Bronckart fait la critique de cette conception applicationniste pour en suggérer une autre:
Une telle position s’adosse en réalité à l’idéologie selon laquelle l’éducation-formation constituerait une démarche non problématique de transmission de savoirs non discutables, et c’est bien cette idéologie qui oriente la logique applicationniste préconisée par Piaget aussi bien que par Skinner. Mais si l’on considère que les savoirs, même savants, sont toujours discutables, que les processus de transmission sont complexes et problématiques, et que les enjeux sont en permanence à repenser à la lumière des évolutions réelles des sociétés, alors il y a place pour une science véritable, dont l’objet est constitué par les processus de médiation formative, tels qu’ils sont conçus, gérés et mis en place par les sociétés humaines. (Bronckart 2001 : 138)
Dans sa disciplinarisation, la didactique de la littérature gagnerait sans doute à continuer à penser cette question des relations entre recherches et pratiques, en s’interdisant l’applicationnisme que pourfend si bien Bronckart, sans pour autant se soumettre aux pratiques, autre risque possible que les réflexions de ce dernier minimisent peut-être.
Conclusion
Ce travail de disciplinarisation s’accompagnera nécessairement – et c’est ici le sens de mon propos – d’une identification des risques d’un applicationnisme à trois faces que représente la soumission à des instances extérieures (la théorie littéraire, l’Institution, la pratique). C’est à ce prix que la didactique de la littérature pourra se forger une véritable identité qui la fasse reconnaitre comme un champ théorique à part entière.
Mais si l’on peut trouver un avantage à établir des frontières, c’est à la condition de se rappeler qu’une frontière marque autant la séparation que la continuité : si une discipline gagne à être autonome, c’est pour n’être pas diluée dans un espace qu’elle ne peut pas penser, mais c’est aussi pour pouvoir mieux dialoguer avec d’autres dans cet espace – ce que les schémas initiaux voulaient proposer. Autrement dit, on peut supposer que le processus d’autonomisation de la didactique de la littérature, s’il est mené à son terme, pourra l’amener à se penser comme un «espace dynamique», pour emprunter leur expression à Florey, Ronveaux et Cordonier (2015). Se penser comme «espace dynamique», c’est, loin de toute contrainte de dépendance, se penser dans le dialogue avec d’autres champs de recherche et de pratiques.
Bibliographie
Ahr, Sylviane (2015), Enseigner la littérature aujourd’hui : « disputes » françaises, Paris, Honoré Champion.
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Pour citer l'article
Bertrand Daunay, "Entre dialogue et contraintes : interroger les liens entre divers champs de réalisation de la didactique", Transpositio, n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes, 2020https://www.transpositio.org/articles/view/entre-dialogue-et-contraintes-interroger-les-liens-entre-divers-champs-de-realisation-de-la-didactique
Voir également :
Témoignage de Claude Simard
D’après moi, l’entrée de la narratologie dans la classe de français s’est faite surtout par l’entremise de publications auxquelles ont été initiés les étudiants et les enseignants dans les diverses instances de formation pédagogique (universités, instituts, colloques, journées de perfectionnement, etc.). On peut distinguer différentes catégories de publications qui ont contribué à l’utilisation des théories du récit dans l’enseignement. D’abord les ouvrages de narratologie proprement dits portant sur les structures du récit, ceux des théoriciens comme Propp (1928, trad. 1970), Greimas (1966), Genette (1972) ou Larivaille (1974) et ceux d’introduction générale comme les synthèses d’Adam (1984) ou de Reuter (1997).
Témoignage de Claude Simard
Claude Simard
Professeur retraité de l’université Laval, Claude Simard a enseigné la didactique du français en formation initiale et continue des enseignants du primaire et du secondaire. Dans ses recherches, il s'est intéressé notamment à l'enseignement de la grammaire et de l'écriture.
Entretien
1. Dans une perspective diachronique, si vous deviez retracer les grandes étapes de l’entrée dans la classe des savoirs issus de la narratologie, quels colloques, évènements pédagogiques (nouveaux programmes…) et publications citeriez-vous?
D’après moi, l’entrée de la narratologie dans la classe de français s’est faite surtout par l’entremise de publications auxquelles ont été initiés les étudiants et les enseignants dans les diverses instances de formation pédagogique (universités, instituts, colloques, journées de perfectionnement, etc.). On peut distinguer différentes catégories de publications qui ont contribué à l’utilisation des théories du récit dans l’enseignement. D’abord les ouvrages de narratologie proprement dits portant sur les structures du récit, ceux des théoriciens comme Propp (1928, trad. 1970), Greimas (1966), Genette (1972) ou Larivaille (1974) et ceux d’introduction générale comme les synthèses d’Adam (1984) ou de Reuter (1997). Viennent ensuite les publications à visée plus didactique cherchant à familiariser les enseignants avec les savoirs narratologiques de manière à leur montrer comment les exploiter en classe avec les élèves (en lecture et en écriture surtout) ; je citerai entre autres les numéros 11-12 et 14 portant spécifiquement sur le récit de la revue Pratiques ainsi que des livres comme ceux de Halté et Petitjean (1977) ou de Dumortier et collaborateurs (1980, 1986, 2001 et 2005). Enfin certaines publications relevant davantage de la création littéraire se sont intéressés plus spécifiquement aux techniques d'écriture narrative que l’on peut développer chez les élèves: pour le Québec, je pense par exemple à L’École à fictions de Bourque et Noël-Gaudreault (1985); en France, Oriol-Boyer (1992, 2004) a contribué notablement à intégrer dans la classe de français les ateliers d’écriture littéraire d’inspiration narratologique.
Une autre voie importante est sans aucun doute les programmes d’études ministériels qui, en ayant intégré des savoirs issus de la narratologie, leur ont conféré un caractère officiel dans l’enseignement. Pour le Québec, le programme de français langue première qui a été le premier à tenir vraiment compte des théories du récit est celui qui est paru en 1995 et qui a notamment consacré sur le plan didactique le concept de schéma narratif.
2. En conséquence, quelles seraient, selon vous, les modalités particulières du phénomène de transposition didactique des concepts narratologiques à l’époque de leur entrée dans les classes de français?
Il faut se rappeler le contexte dans lequel est apparue la narratologie à l’école. La transposition didactique des concepts narratologiques est issue d’un courant d’opposition à l’enseignement littéraire traditionnel qui avait cours depuis plusieurs décennies dans l’ensemble de la francophonie, et spécialement en France. On a qualifié cette époque (autour des années 1970) d’« ère du soupçon ». Plusieurs auteurs dont Halté et Petitjean reprochaient à l’enseignement littéraire traditionnel son subjectivisme, son encyclopédisme, son historicité arbitraire et son élitisme. La narratologie a été vue comme une approche moderne prometteuse devant assurer l’étude des textes littéraires par les élèves à partir de concepts scientifiquement élaborés au lieu de les soumettre à une attitude de vénération béate des auteurs reconnus. La classe de littérature quittait ainsi son ancrage idéologique du dogme de l’expression personnelle des grands génies de la communauté linguistique pour devenir un lieu d’acquisition de savoirs sur les textes littéraires et d’outils d’analyse de leurs structures.
Cependant, avec le temps, ce nouveau courant a été soumis lui aussi à la contestation. On a critiqué son caractère trop analytique et abstrait, son formalisme qui risquait de rebuter les élèves et de les détourner de la lecture littéraire. Avec le courant plus récent du sujet lecteur, l’attention s’est portée vers la personne de l’élève par la valorisation de ses goûts, de ses intérêts, de ses appréciations et de ses interprétations propres.
Au cours des cinquante dernières années, l’enseignement littéraire dans la classe de français me semble donc être passé successivement de la centration sur l’auteur, sur le texte puis sur le sujet lecteur, ce qui montre que la transposition didactique est en bonne parti tributaire de l’objet d’étude auquel on accorde la priorité.
3. Quel regard rétrospectif portez-vous sur votre contribution à ce processus historique?
En toute franchise, je dois dire que je n’ai pas été un acteur important de ce processus historique. Certes, au cours de ma carrière, je me suis intéressé à l’enseignement littéraire, notamment à l’exploitation de la littérature d’enfance et de jeunesse dans la classe de français. Mais mon champ principal d’intérêt a été l’enseignement de la grammaire.
Contrairement à des auteurs comme Halté, Petitjean, Reuter, Legros ou Dufays, qui ont consacré une grande partie de leur carrière à faire progresser l’enseignement littéraire notamment par l’introduction des concepts de la narratologie, ma contribution dans le domaine a été plus modeste et s’est concentrée sur l’initiation à l’exploitation didactique des théories du récit dans le cadre des cours que j’ai donnés à l’université aux futurs enseignants.
4. Selon vous, quels sont les concepts narratologiques les plus souvent mobilisés dans les classes et pour quelle raison ont-ils connu une telle fortune ? Par ailleurs, quels autres concepts négligés auraient mérité un meilleur sort ?
Comme le Québec correspond à la communauté francophone où j’ai travaillé en tant que didacticien du français, je m’intéresserai ici surtout au Québec en me référant aux programmes d’études actuels édictés par le ministère de l’Éducation.
Le programme du primaire a une approche globale des textes et ne définit guère les caractéristiques spécifiques des divers genres textuels. On y trouve donc très peu de notions propres à la narratologie; il est question à la place de principes d’organisation générale des textes tels que la division jugée universelle en introduction/développement/conclusion. À propos du récit, il est demandé en lecture ou en écriture d’initier les élèves aux principaux genres narratifs (conte, légende, bande dessinée, roman) sans autre précision. Certains termes peu spécifiques propres à la constitution d’un récit apparaissent à quelques endroits comme personnage, intrigue, événements perturbateurs, rebondissement de l’action.
Au secondaire, la narratologie occupe une place plus importante. À la rubrique «La narration dans les textes littéraire» de la partie consacrée à la progression des apprentissages, on trouve plusieurs concepts narratologiques:
- - la distinction entre l’auteur et le narrateur;
- - les types de narrateur (ominiscient, participant à l’histoire, multiple, récit à la 1re ou à la 3e personne);
- - les personnages et leurs rôles actanciels (héros, adjuvant, opposant, bienfaiteur, victime);
- - l’intrigue : la quête d’équilibre du personnage principal, la séquence narrative (situation initiale, élément déclencheur, actions, situation finale, dénouement);
- - le déroulement des événements (ordre chronologique, retour en arrière, anticipation);
- - les séquences secondaires dans le récit (description, dialogue, explication, argumentation).
Je ne pourrais pas dire exactement pourquoi le ministère de l’Éducation du Québec a fait ces choix. Les conceptions théoriques des équipes de rédaction ont dû certainement jouer : celle du primaire adhérait manifestement une vision globalisante des textes, alors que celle du secondaire se référait davantage à la diversification des textes en genres ou en séquences.
Les notions narratologiques retenues dans le programme du secondaire me semblent couvrir les structures essentielles du récit. Cependant on pourrait regretter que la distinction fondamentale entre histoire et narration ne soit pas mentionnée, un récit étant avant tout un texte qui raconte une histoire, c’est-à-dire une forme verbale qui évoque d’une certaine manière des événements réels ou imaginaires. Pour comprendre ce qu’est un récit, il importe de départager ce qui relève du monde constitutif de l’histoire et la manière dont ce monde est représenté par la narration, car comme l’a si bien montré Queneau dans Exercices de style, une même histoire peut donner lieu à de multiples récits si on en change le mode de narration.
5. De votre point de vue, avec le recul dont vous disposez aujourd’hui, les concepts narratologiques tels qu’ils sont mobilisés dans l’enseignement ont-ils plutôt marqué un progrès ou ont-ils conduit à une détérioration de l’enseignement-apprentissage du français?
Question délicate qui ne peut pas recevoir une réponse tranchée.
On ne peut certes pas se désoler que des savoirs sérieusement élaborés comme ceux de la narratologie soient introduits dans la classe de français pour aider les élèves à mieux maîtriser la communication verbale et à s’initier avec plus de rigueur aux phénomènes littéraires. Les acquis de la narratologie comme ceux de la linguistique textuelle en général ont assurément contribué à enrichir les contenus d’apprentissage de la classe de français en la dotant d’outils conceptuels assurant une appréhension plus approfondie des entités complexes et multiformes que sont les textes.
Cependant, un savoir qui entre dans le monde de l’école n’est plus exactement le savoir qui est traité dans le monde scientifique. Il est remodelé, transposé à des fins didactiques. La question fondamentale concernant l’introduction de concepts dans l’enseignement est celle de leur visée et corollairement de leur mode de présentation en classe : pourquoi serait-il pertinent pour la formation des jeunes de leur faire connaître tel ou tel concept narratologique et, compte tenu de l’intention pédagogique poursuivie, quelle serait la meilleure approche pour les traiter dans l’institution scolaire?
En classe de littérature, la narratologie, en tant que champ du savoir, peut être étudiée pour elle-même, le but étant de faire acquérir aux élèves des notions explicites sur le fonctionnement du récit. Cette perspective didactique peut se justifier à la fois sur le plan culturel en raison de l’élargissement du bagage de connaissances des élèves qui en résulte au sujet du langage et de la littérature, mais aussi sur le plan intellectuel si l’on songe à l’étude rigoureuse des diverses structures du récit que la narratologie rend possible grâce à ses puissants outils d’analyse.
Toutefois, la classe de littérature n’est pas seulement un lieu d’acquisition de savoirs. Elle est censée aussi développer des pratiques culturelles en contribuant à former des lecteurs d’œuvres littéraires. Comme je l’ai mentionné plus haut, on a critiqué un mode d’exploitation essentiellement formaliste de la narratologie en classe ayant la tendance trop académique à n’aborder les textes littéraires que du point de vue de leur organisation interne sans prise en compte de la subjectivité et de la sensibilité du lecteur, de ses réactions personnelles, du retentissement du récit sur son esprit.
La classe de littérature devrait veiller à maintenir un équilibre entre l’intellect et l’affect, entre l’étude systématique des textes littéraires et la place à réserver à l’élève en tant que sujet lecteur. Voilà un défi à relever sans relâche en classe de littérature. Les concepts narratologiques ne devraient pas être uniquement étudiés en tant que savoirs sur la littérature, ils devraient principalement servir à la formation de lecteurs en s’intégrant le plus naturellement possible aux instruments de compréhension et d’interprétation des élèves de manière à former des lecteurs de textes littéraires à la fois fervents, plus autonomes, plus conscients et plus avertis.
6. Comment percevez-vous la place de l’analyse du récit dans le cadre des évolutions actuelles du champ de la didactique du français et de la société en général?
À mon avis, l’analyse du récit s’est intégrée à la classe de français depuis assez longtemps, déjà une cinquantaine d’années, pour faire maintenant pleinement partie du domaine de la didactique du français. Elle constitue en quelque sorte une composante incontournable de l’enseignement-apprentissage des textes et de la littérature.
Sur le plan social, il me semble que l’étude du récit est un champ de connaissance essentiel compte tenu de l’importance des genres narratifs dans l’histoire de l’humanité. Depuis des temps immémoriaux, les êtres humains ressentent le besoin de raconter des histoires. Les récits qu’ils ont produits sont constitutifs de leurs diverses cultures. Savoir comme ils sont construits m’apparaît comme une voie féconde pour mieux comprendre comment la pensée se met en forme et s’actualise dans les grandes entités sémiotiques que sont les textes.
Références citées
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Dumortier, Jean-Louis (1986), Écrire le récit, Bruxelles-Paris-Gembloux, De Boeck-Duculot.
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Oriol-Boyer, Claudette (dir.) (1992), Ateliers d’écriture, Grenoble, L’Atelier du texte-Ceditel.
Oriol-Boyer, Claudette (2002), Lire-écrire avec des enfants, Toulouse, CRDP Midi-Pyrénées.
Propp, Vladimir (1928/1970), Morphologie du conte, Paris, Seuil, coll. «Points».
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Halté, Jean-François & André Petitjean (1977), Pratiques du récit, Paris, CEDIC, coll. «Textes et non textes».
Pour citer l'article
Claude Simard, "Témoignage de Claude Simard", Transpositio, La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins, 2023https://www.transpositio.org/articles/view/temoignage-de-claude-simard
Voir également :
L'aventure scolaire de la narratologie
En 1974, l’éditorial du premier numéro de Pratiques (1974: 4) regrettait «l’ascientificité dans l’enseignement […] de la littérature»:
L’enseignement de la littérature passe par la méconnaissance de son objet et se réduit à être une transmission de valeurs morales et esthétiques de la classe dominante (les manuels imposent une lecture fondée sur la psychologie «abstraite» et sur la transparence des textes).
Il s’agissait donc, poursuivait l’éditorial, de «substitu[er] au bavardage esthético-psychologico-moral un enseignement réglé sur un ensemble de références théoriques». La liste de ces références théoriques (et leur ordre) donne la ligne de la nouvelle revue: «matérialisme historique, linguistique et sémiologie, psychanalyse, enfin logique dialectique qui permet de lier les différents apports». Le programme, on le voit, était vaste.
L'aventure scolaire de la narratologie
En 1974, l’éditorial du premier numéro de Pratiques (1974: 4) regrettait «l’ascientificité dans l’enseignement […] de la littérature»:
L’enseignement de la littérature passe par la méconnaissance de son objet et se réduit à être une transmission de valeurs morales et esthétiques de la classe dominante (les manuels imposent une lecture fondée sur la psychologie «abstraite» et sur la transparence des textes).
Il s’agissait donc, poursuivait l’éditorial, de «substitu[er] au bavardage esthético-psychologico-moral un enseignement réglé sur un ensemble de références théoriques». La liste de ces références théoriques (et leur ordre) donne la ligne de la nouvelle revue: «matérialisme historique, linguistique et sémiologie, psychanalyse, enfin logique dialectique qui permet de lier les différents apports». Le programme, on le voit, était vaste.
Près de 50 ans plus tard, l’enseignement de la littérature a en partie fait sa révolution: si le matérialisme historique et dialectique ou la psychanalyse restent des cadres théoriques sans doute peu explorés dans les cours, la linguistique et la sémiologie ont laissé des traces durables dans l’approche des textes, mais plus encore la narratologie, un champ neuf dans ces années 1970 et que l’éditorial de Pratiques n’identifiait pas encore comme un domaine autonome. En effet, comme le rappellent Baroni et Dufays (2020: 83), «ce néologisme a été introduit par Todorov en 1969 dans le but d’émanciper la jeune théorie du récit du champ des études littéraires». C’est cette aventure scolaire de la narratologie en France que je me propose ici d’analyser, depuis les années 1970 jusqu’à maintenant.
Après une rapide présentation méthodologique du corpus, je m’intéresserai tout d’abord à la manière dont la narratologie est devenue hégémonique dans les publications scolaires et didactiques des années 1990. Puis j’interrogerai le statut des savoirs narratologiques dans les textes institutionnels et les manuels, des années 1980 aux années 2020, avant de passer en revue les principaux outils narratologiques privilégiés par les manuels de méthode ainsi que les usages qui en sont faits.
Corpus et méthodologie
Pour cette petite histoire de la scolarisation1 de la narratologie, je ferai appel à plusieurs types de sources: outre les «Entretiens avec les acteurs de la scolarisation» (Dossier «Entretiens», Transpositio) je m’appuierai sur les textes institutionnels publiés depuis les années 1970, ainsi que sur plusieurs publications à destination des enseignants (revues de didactique, ouvrages pédagogiques). J’ai également constitué un corpus de 31 manuels de «méthodes» publiés entre 1984 et 2020. J’ai à la fois varié les éditeurs, pour pouvoir faire des comparaisons en synchronie, mais également constitué plusieurs séries de «collections»: je désigne ainsi (voir Denizot 2016) une succession en diachronie de manuels de même type (ici des manuels de méthode), chez un même éditeur, pris en charge par les mêmes coordinateurs et/ou par une équipe relativement stable d’une édition à l’autre. Cette notion de «collection» permet de suivre les évolutions dans le temps lors des refontes des manuels, même lorsque les collectifs d’auteurs changent en partie à chaque nouvelle version du manuel. C’est le cas en particulier chez Nathan, où certains auteurs assurent la transition d’une édition à l’autre et que je signale donc dans mon article sous cette dénomination de «collection» Nathan, pour les distinguer d’autres ouvrages de méthode parus chez ce même éditeur mais avec une équipe complètement différente2.
Les manuels «de méthode» correspondent à un type d’ouvrages scolaires apparus dans les années 1980 qui visent à exercer l’élève à la littérature. Pour ce faire, ils s’organisent autour des savoirs et des savoir-faire propres à la discipline. Ils remplacent ainsi les questionnaires guidant la lecture des textes par des «exercices», dont l’objectif est bien différent de celui des questionnaires: ces derniers sont liés à un texte particulier, alors que les exercices sont liés pour leur part à des notions, des savoirs, des savoir-faire, etc. Les manuels de méthode ont ainsi mis au point de nouveaux types d’exercices, ponctuels et centrés sur des micro-objectifs, et que je nomme (en reformulant Adam et Petitjean 1989) des exercices convergents – à distinguer donc des exercices divergents (commentaire, dissertation, etc.), visant différents objectifs et eux-mêmes susceptibles de générer des exercices convergents (Denizot 2015). Les exercices convergents, anciens en ce qui concerne le travail sur la langue (exercices d’orthographe, de langue, etc.), empruntent à ces derniers la logique leçon/exercice d’application. De ce point de vue, ils témoignent d’un changement dans le rapport à la littérature et à son enseignement, en tant qu’ils attestent qu’on peut «exercer» pleinement l’élève à la lecture du texte littéraire. Dans le cadre de ce travail sur la scolarisation de la narratologie, ce corpus de manuels de méthodes permet donc d’analyser les notions mises en avant dans ces ouvrages, ainsi que ce qui est proposé en termes de savoirs, d’exercices et de textes supports: dans ces manuels, ce sont en effet les textes qui accompagnent les exercices, et non l’inverse.
Dans cette analyse des manuels et des textes institutionnels, je me centre sur le travail proposé autour du récit (en tant que la narratologie est «la science du récit et l’étude de la narrativité», Baroni et Dufays, 2020: 83), sans m’interdire cependant de regarder ce qui concerne la description, par exemple, lorsque son étude est articulée à celle du récit, ou ce qui concerne le roman (particulièrement après 2000, lorsque le «roman» devient l’un des objets d’étude au programme). Je m’en tiens essentiellement à la scolarisation de la narratologie au lycée (sections générales et technologiques), dans la mesure où c’est à ce niveau de la scolarité que la littérature est en soi un objet de travail et d’étude. Elle suscite alors ces exercices spécifiques que sont l’explication de texte et ses avatars (lecture méthodique, lecture analytique, etc. ; pour une synthèse, voir Perret 2020), grands consommateurs d’ «outils» en tout genre – pour utiliser une métaphore courante en matière d’analyse de texte, et que l’on retrouve jusque dans les manuels de méthode les plus récents (par exemple Abensour et Dumaître, 2019 et sa partie sur les «Outils d’analyse littéraire», 59-87). Et si cette contribution est centrée sur l’enseignement en France, pour des questions de format et de compétence de son autrice, elle se veut une petite pierre dans une mise en perspective historico-didactique qui dépasserait les frontières de l’hexagone, et qui reste à élaborer.
Quand la narratologie est devenue hégémonique
Une comparaison entre des publications didactiques diverses (revues, ouvrages à destination des enseignants) et les premiers manuels de méthode montre que l’on passe très vite, dès les années 1980, d’un éclectisme théorique important (sémiotique, linguistique textuelle, narratologie) dans les premières propositions des revues de didactique à une hégémonie de la narratologie dans les manuels.
Les années 1970-1980, comme le soulignent tous les «acteurs de la scolarisation» interrogés, sont en effet des années de grands bouillonnements autour du «texte» et du «récit», devenus alors des concepts à part entière3: les théoriciens élaborent différentes théories du texte, du récit, du discours, etc. ; les pédagogues (qui ne sont pas encore des didacticiens) transposent pour la classe certaines de leurs théories dans les revues qui naissent alors (par exemple l’article emblématique de Halté et alii autour du Chat noir de Poe, dans le premier numéro de Pratiques, 1974) ou dans diverses publications à destination des enseignants (voir les ouvrages pionniers de Halté et Petitjean, Pratiques du récit, en 1977 ou celui de Dumortier et Plazanet, Pour lire le récit, en 1980). Or, ces premiers travaux qui cherchent à mettre à l’épreuve du réel des classes et des élèves les «pratiques textuelles […] inspirées du structuralisme» (pour reprendre les propos de Dumortier et Plazanet, 1980: 4), empruntent à une grande variété de théoriciens et de références théoriques, et visent à retravailler – sinon à articuler – la «sémiotique narrative» et les «élaborations théoriques émanant de la critique littéraire» (pour citer cette fois l’Avant-propos de Pratiques, 1977: 3). Les deux numéros de Pratiques consacrés au Récit (1976 et 1977) témoignent bien de cette forme d’éclectisme théorique, tant par la variété des auteurs cités dans les différents articles que par l’abondante bibliographie qui clôt le second numéro: élaborée par Yvan Darrault sous le titre «Sémiotique narrative. Éléments de bibliographie», elle ne compte pas moins de 114 références pour 60 auteurs différents… Dans les «entretiens», Jean-Michel Adam, Françoise Revaz et André Petitjean le soulignent d’ailleurs chacun à leur façon en revenant sur leur parcours: Adam rappelle comment son ouvrage sur le Texte narratif «replaçai[t] […] ces travaux narratologiques dans le cadre unifié de la linguistique textuelle» (Adam & Revaz 2023 : §26), Petitjean montre la cohérence des articles de Pratiques des années 1970-1980 qui mobilisaient des savoirs «à la croisée de la narratologie linguistique et de la linguistique textuelle» (Petitjean 2023 : §9). et Revaz se définit elle-même comme «narratologue-linguiste» (Adam & Revaz 2023: §46).
À côté de cette richesse théorique, synthétisée dès 1984 par la première édition du «Que sais-je ?» d’Adam sur le récit, dont la bibliographie divisée en rubriques («narratologie et poétique», «sémiotique», «énonciation», «linguistique textuelle» et «divers») témoigne elle aussi de cette pluri-référentialité, les ouvrages scolaires de ces années-là font un choix beaucoup plus restreint. Quelques manuels spécialisés – et sans doute davantage alors à destination des enseignants que des élèves, mais qui préfigurent ce que seront les manuels de «méthode» des décennies suivantes que j’analyserai ensuite – font une petite place à ces nouvelles approches autour de quelques concepts, essentiellement narratologiques. L’un des précurseurs est celui de Pagès et Pagès-Pindon (1984) qui intitulent un chapitre «Le récit» – dont la division en deux parties, fiction et narration, est d’inspiration très narratologique – et qui consacrent deux pages au «fonctionnement de la fiction» (essentiellement autour du schéma quinaire et des fonctions des personnages) et plus de trois pages au «fonctionnement de la narration» (essentiellement autour de l’ordre de la narration et du point de vue/focalisation4). Un autre manuel de cette fin des années 1980, les Techniques littéraires de Biet, Brighelli et Rispail (1988: 392 sqq.), se contente quant à lui de quelques notions narratologiques dans son chapitre sur «la lecture d’un roman ou le jeu du pacte»: distinction entre histoire et narration, entre récit diégétique et mimétique, et entre différents points de vue à partir d’une distinction des narrateurs qui conduit les auteurs à identifier 5 types de narrateurs (et 5 points de vue ?) différents. Cette même année, l’un des premiers manuels de méthodes à destination plus explicite des élèves5 (Crépin, Loridon et Pouzalgues-Damon, 1988: 77) propose une page sur les «personnages» et reformule le schéma actanciel de Greimas (en remplaçant «adjuvant» par «auxiliaire»).
Cette tendance ne fera que s’amplifier et la narratologie stricto sensu s’installe dans les années 1990 comme le cadre d’analyse hégémonique pour travailler le récit – et donc le roman – au lycée, au détriment des autres théories du texte et de la linguistique textuelle. Si l’on excepte le «schéma actanciel» (souvent renommé dans les manuels «fonctions des personnages», par exemple dans la collection chez Nathan), issu des travaux de Greimas mais annexé depuis à la narratologie (par exemple Lavergne, 1996), surnagent surtout pour la linguistique textuelle les «types de textes», inspirés de Jean-Michel Adam6. Mais ce travail sur les types de textes, bien présent dans les manuels des années 1990, où il fait généralement l’objet d’un chapitre distinct, disparait le plus souvent dans les éditions ultérieures, comme le montre par exemple l’évolution du manuel dirigé par Claude Éterstein et Adeline Lesot: un chapitre intitulé «Les types de texte», absent de l’édition de 1984, apparait dans celle de 1996 et disparait de la suivante, en 2000.
Les nouveaux outils privilégiés dans les chapitres «récit» ou «roman» des manuels de méthode des années 1980-1990 sont donc quasi exclusivement des concepts narratologiques, au détriment des autres cadres théoriques. Or, comme le dit Petitjean dans les entretiens, on peut en effet «d’autant plus regretter l’insuffisante articulation avec les Sciences du langage qu’elles sont un adjuvant incontournable pour l’analyse des récits» (André Petitjean 2023 : §14).
Statut de ces savoirs, entre disciplinaire, para- ou protodisciplinaire
Avant de voir plus précisément quels sont les outils narratologiques scolarisés dans les manuels et les publications à destination des enseignants depuis les années 1980, je me propose d’interroger tout d’abord le statut scolaire de la narratologie et des notions qui lui sont associées à partir d’une distinction inspirée de Chevallard (1991) entre savoirs disciplinaires (des notions à enseigner et à apprendre), savoirs paradisciplinaires (des notions outils) et savoirs protodisciplinaires (des prérequis). Je le ferai en suivant le fil des refontes des programmes depuis les années 1970, refontes rythmées par les alternances politiques et les changements de ministres. Comme on le verra, si le statut de la narratologie semble fluctuer au gré des programmes, il n’en va pas de même dans les manuels de méthode où il est remarquablement stable depuis des décennies.
Années 1980-2000: du disciplinaire au paradisciplinaire
Les années 1970-1980 sont des années de grand renouvèlement des programmes: de nouveaux textes (programmes et instructions) sont publiés suite aux «réformes Haby»7 (1977-1978 pour les classes de collège, et 1981 pour les classes de lycée) ; ils sont réécrits après l’accession de la gauche au pouvoir (1985 pour le collège, 1987-1988 pour le lycée). Mais contrairement aux manuels pionniers que j’ai évoqués ci-dessus (par exemple Pagès et Pagès-Pindon, 1984), il faut attendre les programmes de première de 1988 pour voir apparaitre explicitement, au milieu de catégories plutôt classiques («figures de style ou de rhétoriques», catégories «prosodiques», «dramaturgiques», ou de «stylistiques», «logiques» et «esthétiques»), quelques «catégories linguistiques8» (énonciation, locuteur, discours/histoire, etc.) et surtout «narratologiques»: «histoire, narration, récit ; temps de l’histoire ; temps du récit ; narrateur ; héros ; focalisation ; scène, sommaire, ellipse»9.
Toutes ces catégories se veulent explicitement au service de l’étude des textes, comme le souligne ce même texte officiel de 1988: «On exerce les élèves à employer exactement un certain nombre de catégories, concepts et termes efficaces pour l’analyse des textes». Elles sont plus particulièrement au service de la «lecture méthodique», longuement définie dans le programme de seconde de 1987 et qui veut «renforcer la scientificité de l’exercice [l’explication de texte], avec l’idée qu’une approche linguistique outillée permettra de lutter contre les inégalités scolaires» (Perret, 2020). Il s’agit donc d’étudier «méthodiquement» un texte, au moyen d’outils empruntés à divers champs de savoir – dont les savoirs issus de la linguistique ou des théories littéraires. Et de ce fait, les savoirs narratologiques deviennent dans cette décennie 1990 des savoirs disciplinaires à part entière, «construits» par des définitions précises, comportant des «propriétés» et des «occasions d’emploi», pour reprendre les propositions de Chevallard (1991 : 50). Ils font donc l’objet d’exercices dans les manuels, et l’édition 1988 (par exemple) du manuel de la collection Nathan co-écrit par Crépin, Loridon et Pouzalgues-Damon (1988: 69) comporte ainsi des définitions de l’intrigue (le schéma quinaire), la distinction temps de la fiction/temps de la narration, ainsi que des exercices d’application, selon la logique des exercices convergents (voir ci-dessus). Dans les années 1990, la plupart de ces savoirs narratologiques s’ancrent clairement dans les manuels de méthodes, qui proposent tous un petit outillage narratologique conforme aux programmes de 1987-1988. Le statut «disciplinaire» de ces notions ne fait pas de doute, comme en témoignent les «index de notions» ou les «glossaires» qui fleurissent dans ces ouvrages, et qui comportent de nombreuses notions narratologiques.
Lorsque les programmes sont à nouveau revus, en 2000-2001 pour les classes de lycée10, le statut de ces notions change: en effet, si aucune des notions narratologiques listées en 1987 n’apparait cette fois dans les programmes, les «documents d’accompagnement» de 2001 qui glosent généreusement les programmes11, intègrent plusieurs de ces notions, mais au détour d’un développement sur autre chose. Par exemple, les termes de «flash-back ou analepses», «anticipations ou prolepses» ou de «scènes, sommaires et ellipses» sont convoqués à propos du travail sur l’image mobile (2001: 85) ; quant au «point de vue», il est au centre d’un exercice écrit de transposition: «Transposer […] en faisant varier le mode de narration (modification du statut du narrateur, modification du point de vue)» (Ibid.: 93), mais ne fait pas l’objet d’un développement autonome. Les notions narratologiques sont ainsi clairement devenues dans les textes institutionnels des savoirs paradisciplinaires, qui «entrent dans le champ de perception didactique» de l’enseignant (Chevallard, 1991, p. 51) mais qui ne sont pas en tant que telles des notions à enseigner.
Après 2010: des savoirs quasi invisibles dans les textes institutionnels
En 2010, les textes institutionnels changent à nouveau12: outre les programmes, le ministère publie dans les années qui suivent via le site eduscol 13 ce qu’il appelle cette fois des documents «ressources» consacrés aux nouveaux objets d’étude. Si l’on regarde le programme et le document ressource le plus susceptible de convoquer la narratologie, celui qui correspond à l’objet d’étude «Le roman et la nouvelle au XIXe siècle: réalisme et naturalisme»14 (2012), on constate qu’aucune notion narratologique n’est mentionnée dans ces textes (pas même le point de vue). Plusieurs ouvrages du domaine sont pourtant en bibliographie du document ressource, mais pas nécessairement là où on les attendrait: l’ouvrage d’Adam et Petitjean sur le texte descriptif (1989/1998), celui d’Hamon sur le même sujet (1981) et les Figures II de Genette (1969) apparaissent en effet mais dans une rubrique intitulée «Pour accompagner l’étude de la langue», qui «vis[e] à mettre en évidence des questions de langue plus particulièrement liées à l’objet d’étude» (p. 14). C’est la stylistique qui est ici le champ théorique de référence explicitement convoqué pour travailler sur la «stylistique du récit réaliste» (p. 15), et qui constitue à son tour un domaine paradisciplinaire, au service de l’étude de la langue ; quant aux savoirs narratologiques, ils sont en quelque sorte annexés à la stylistique, et restent invisibles en tant que champ théorique autonome.
La dernière réforme des programmes (à ce jour)15, en 2019, réintroduit quelques notions narratologiques dans le programme, sans les référer particulièrement à un champ théorique spécifique: la présentation générale de «L’étude de la langue au lycée» indique ainsi «l’acquisition d’un vocabulaire technique permettant de décrire le fonctionnement de la langue et des discours, en particulier le discours littéraire» ; «ces connaissances linguistiques […] sont adossées à des termes (métaphore, adjectif, subordination, focalisation, assonance, etc.) dont elles proposent des définitions.» Certains objets d’étude sont également l’occasion d’évoquer le «système des personnages» (il s’agit de l’objet d’étude en seconde sur le théâtre et celui de première sur le roman et le récit). Mais si la focalisation semble timidement érigée en savoir disciplinaire (puisqu’il faut en proposer une définition), le «système des personnages» tout comme «l’analyse de la narration» (citée dans l’objet d’étude de première sur le roman et le récit) sont clairement quant à eux des savoirs paradisciplinaires. Dans tous les cas, ces notions ne sont ni référencées ni ancrées dans un champ théorique visible qui serait la narratologie. Elles sont même, dans le cas de la focalisation, noyées au milieu de notions éclectiques dans une liste fourre-tout qui ne permet guère de construire un cadre théorique cohérent.
Des savoirs devenus indésirables ?
Comment expliquer la disparition –moins de quinze ans après leur mise au programme explicite– des quelques notions narratologiques présentes dans les programmes de 1987-1988 ? Le passage d’un statut disciplinaire à un statut paradisciplinaire –voire à des formes de disparition– peut évidemment être justifié par le fait qu’au début du XXIe siècle, ces outils narratologiques sont devenus suffisamment ordinaires au lycée (notamment parce qu’ils sont également travaillés au collège) pour que l’on n’ait pas besoin de les mettre au programme ni de les lister. Peut-être même pourrait-on y voir des savoirs «protodisciplinaires» (de simples prérequis dont on n’a même plus besoin de rappeler l’existence aux enseignants) si d’autres indicateurs ne donnaient pas une vue d’ensemble un peu moins optimiste.
Il est difficile en effet de ne pas mettre cette disparition en lien avec différents phénomènes, qui ne favorisent pas particulièrement les approches narratologiques. Sur un plan institutionnel, un recentrage de plus en plus net des textes officiels s’est d’abord effectué vers des approches d’histoire littéraire, perceptibles déjà dans le programme de 2000-2001, et que Petitjean et Viala justifient dans un numéro de Pratiques entièrement dédié à la réforme des programmes16. À cela s’ajoute à partir de 2006 un autre recentrage – plus idéologique – vers une conception plus patrimoniale de la littérature. Il n’est pas possible ici de faire une analyse exhaustive de la réécriture des programmes après 2001. Mais le passage par exemple de l’objet d’étude «Démontrer, convaincre et persuader» (en 2001) à «Genres et formes de l’argumentation: XVIIe et XVIIIe siècle» (en 2010) puis à «La littérature d’idées et la presse du XIXe au XXIe siècle» (en 2019) peut donner une idée du glissement – et du recadrage vers des corpus plus littéraires – qui s’opère. Peut-être n’est-il pas inutile non plus de souligner qu’après les programmes de 2000-2001, écrits sous un gouvernement de gauche, les refontes successives ont toutes été le fait de ministres de droite17.
Par ailleurs, comme le souligne Reuter (2000: 7), les critiques qui se multiplient à la fin des années 1990 viennent «aussi bien de la part de théoriciens que de formateurs ou d’enseignants». Certaines de ces critiques, à l’intérieur du champ de la didactique du français, portent sur la «transposition» de ces objets (Nonnon, 1998a), sur le risque de création d’«artéfacts» (Nonnon, 1994), sans forcément remettre en cause les «bénéfices indéniables» que liste notamment Reuter (2000: 11). Mais pointent également en ce début des années 2000 des critiques issues de la «didactique de la littérature» en train de se constituer alors comme champ de recherche spécifique, autour de la littérature envisagée «comme discours spécifique» et «comme objet à penser dans sa spécificité» (Daunay, 2007: 149). C’est ainsi que dans l’ouvrage issu d’un colloque tenu en 1998 à Toulouse sur les enjeux didactiques des théories du texte18, Marie-José Fourtanier et Gérard Langlade (2000: 9) dénoncent les «catalogues de notions hétéroclites à faire acquérir» et l’ «euphorie didactisante» qui conduit «à la morcellisation des savoirs et au technicisme stérile», posant une question (Ibid.: 10) toute rhétorique qui sera l’un des fils directeurs de la plupart de leurs travaux à venir19:
Paradoxalement, une construction méthodique de savoirs ne risque-t-elle pas d’éloigner les élèves de l’expérience de lecture et de la dynamique interprétative que les savoirs ont pour vocation de servir?
Si les textes officiels pour le lycée n’ont encore jamais fait une place explicite à la notion de «sujet lecteur» (Rouxel et Langlade, 2004) qui émerge au début du XXIe siècle20, des échos sont pourtant perceptibles dans certains programmes, comme ce passage du programme de première de 2010 concernant l’objet d’étude «Le personnage de roman», où il semble clair qu’entre narratologie (jamais convoquée ici) et subjectivité du lecteur (reformulée ici avec un mélange d’ancien – l’admiration – et de moderne – l’émotion –), le texte institutionnel penche du côté de la «relation personnelle au texte», opposant d’ailleurs clairement «relation personnelle» et «analyse méthodique»:
Le fait de s’attacher aux personnages permet de partir du mode de lecture qui est le plus courant. On prête une attention particulière à ce que disent les romans, aux modèles humains qu’ils proposent, aux valeurs qu’ils définissent et aux critiques dont ils sont porteurs.
Dans cette appréhension de l’univers de la fiction, on n’oubliera pas que la découverte du sens passe non seulement par l’analyse méthodique des différents aspects du récit qui peuvent être mis en évidence (procédés narratifs et descriptifs notamment), mais aussi par une relation personnelle au texte dans laquelle l’émotion, le plaisir ou l’admiration éprouvés par le lecteur jouent un rôle essentiel.
Une petite recherche sur eduscol21 semble également confirmer cette analyse: le moteur de recherche indique 20 résultats pour la requête «sujet lecteur», et aucun pour «narratologie»…
Des savoirs disciplinaires incontournables dans les manuels
La situation de la narratologie dans les manuels est très différente. Malgré ce relatif silence (mépris ?) des textes institutionnels et ces prises de position critiques venues de contrées très diverses du champ didactique, les manuels de méthode parus entre 2000 et 2019 font de certains outils narratologiques de véritables savoirs disciplinaires, avec des définitions précises, des exercices pour s’exercer à leur emploi, et ne les oublient pas dans les index, glossaires ou lexiques de fin d’ouvrage. Avant de détailler les notions en jeu (je le fais ci-dessous), il faut souligner que tous les manuels de mon corpus entre 2000 et 2019 réservent des pages entières au travail sur le récit et sur la description, avec de nombreuses «leçons» et de nombreux exercices. Ce qui peut varier, ce sont les chapitres dans lesquels ces notions sont mises en œuvre: je prendrai l’exemple de trois éditions des ouvrages dirigés chez Bordas par Denis Labouret, en 2001, 2004 et 2011. L’édition 2001 propose deux chapitres très narratologiques («28. Qui raconte ? Qui voit ? Les modes de narration», p. 182, et «29. Les composantes de l’action romanesque», p. 190), comportant chacun 3 pages de leçon et 5 pages d’exercices, dans une partie consacrée aux «genres littéraires». L’édition suivante, en 2004, se contente d’une «fiche méthode» d’une page pour «les composantes du récit» (p. 187), suivie de 4 pages d’exercices, dans un chapitre sur «le roman et la nouvelle». Quant à l’édition 2011, elle regroupe «Récit et narration» (p. 209) dans une partie à nouveau plus «méthodologique» intitulée «Les outils d’analyse: langue et discours». Récit, narration, discours narratif, genre narratif, roman, c’est l’objet de l’analyse (et donc le savoir littéraire visé) qui fluctue plus que les outils (narratologiques) de cette analyse.
Quels outils pour quels usages ?
Pour analyser les outils narratologiques scolarisés, je me centrerai sur les ouvrages scolaires puisque, comme je l’ai montré ci-dessus, très peu de notions narratologiques ont été explicitement mises au programme par les textes officiels. Je les analyse ci-dessous par ordre de fréquence dans le corpus de manuels de méthodes, et je m’intéresse à la fois à leur fréquence et aux usages qu’on en fait.
Dans l’ensemble de mon corpus et pour toutes les périodes considérées, la notion la plus présente est – sans surprise – celle des points de vue. La notion est relativement stabilisée même si la plupart des manuels hésitent souvent entre «point de vue» et «focalisation» ou proposent la double dénomination «point de vue/focalisation»: dans près des trois quarts des manuels, les deux termes sont en effet donnés comme synonymes, et Éterstein et Lesot (1995: 134) sont les seuls à ajouter comme terme équivalent une troisième notion, les «modes de vision». Depuis le milieu des années 1990, tous les manuels consacrent un point plus ou moins important à cette notion, selon la typologie de Genette. L’évolution de la collection Nathan reflète bien cette institutionnalisation de la notion. La plus ancienne édition (1988) reformule les catégories de Genette à sa façon, en proposant (sous une courte rubrique de bas de page «Le lecteur et la découverte des personnages») les trois types suivants: «La découverte “de l’intérieur”» ; «la découverte “de l’extérieur”» et «le lecteur suit le personnage à la fois “de l’intérieur et de l’extérieur”» ; l’édition suivante (1992) ajoute juste une petite parenthèse après chacune de ces trois catégories: «focalisation interne», «externe» et «zéro» ; mais l’édition de 1996 s’aligne sur les manuels concurrents en consacrant cette fois une double page au «Point de vue dans un récit», et selon des formulations bien plus canoniques.
L’usage de la notion mériterait sans doute à elle seule un article (voir sur ce sujet Nonnon, 1998b, Paveau, 1992 et Paveau et Pecheyran, 1995). Je me contenterai d’esquisser quelques remarques. Il faut tout d’abord noter que le travail sur le point de vue se trouve, selon les manuels, dans différents chapitres, l’énonciation, le récit, le roman, le personnage ou la description, ce qui induit des exercices et des objectifs un peu différents. Mais le support des exercices est quant à lui beaucoup plus homogène puisque dans la plupart des manuels, à toutes les périodes, le travail sur le point de vue porte majoritairement sur des textes du XIXe siècle: sur les 168 textes supports d’exercices autour des points de vue de l’ensemble du corpus de manuels, près de 60 % sont des textes du XIXe siècle, contre à peine un tiers du XXe siècle (l’auteur le plus représenté est ici Camus, avec 15% des extraits du XXe siècle) ; la présence de textes d’autres siècles est quasi anecdotique, de l’ordre de 2 à 3 % pour les XVIIe et XVIIIe siècle. Il faut juste noter pour le XVIIe siècle la surreprésentation de Mme de La Fayette, qui compte à elle seule 4 des 6 extraits du siècle… Et si l’on regarde les auteurs du XIXe siècle supports d’exercices, la sélection est encore plus nette: un quart des textes du XIXe siècle sont extraits d’œuvres de Flaubert ; Stendhal et Zola fournissent chacun près de 20 % des textes, suivis par Balzac (14 %) et Hugo (7 %). Le travail sur le point de vue est donc majoritairement un travail sur le roman du XIXe siècle, et même sur une petite partie de la production romanesque du siècle, celle qui est la plus facilement compatible avec ces questions, dans la mesure où ces auteurs ont justement contribué à l’histoire de la subjectivisation du récit (Philippe et Piat, 2009: 135). Il est tentant de reprendre à ce sujet les mots de Nonnon (1998a: 156) à propos de la transposition des savoirs théoriques: «l’exemple est une théorie incarnée, les notions prennent corps dans des tâches et des exemples-types».
La seule notion capable de rivaliser avec le «point de vue» est celle de «narrateur». Mais si elle est présente dans tous les manuels du corpus depuis 1984, elle est diversement traitée et c’est une des notions dont les usages sont sans doute les plus variés: dans certains manuels relativement anciens, elle est construite autour de la distinction auteur/narrateur (par exemple Klein, 1998: 119-120, qui travaille ainsi la distinction «histoires vraies» et «fictions») ; mais le plus souvent, elle est traitée dans les «modes de narration» qui permettent de distinguer «narrateur-personnage», «narrateur qui raconte à la 3e personne», «narrateur invisible» (par exemple collection Nathan, 1996), quand elle n’est pas associée aux «points de vue» (par exemple Sabbah, 2008).
«Point de vue» et «narrateur» sont les seules notions incontournables. Mais elles sont suivies de près par celle de «rythme du récit», présente dans les trois quarts des manuels, à toutes les époques, certains manuels définissant même précisément des notions comme «pause», «sommaire», «scène» (11 sur 23 pour scène/sommaire), «ellipse» mais aussi «ralenti» ou «digression» (par exemple Klein, 2000: 177). Ce point est d’ailleurs intéressant, puisque scène/sommaire/ellipse font partie des quelques notions narratologiques explicitement mises au programme de 1988 à 2000: or, seulement 2 manuels sur les 6 du corpus parus entre 1992 et 1999 les définissent plus spécifiquement, alors qu’elles sont définies dans près de la moitié des manuels du corpus parus depuis 2000. La scolarisation de la narratologie suit clairement son propre chemin dans les manuels, qui n’est pas toujours parallèle à celui des textes institutionnels.
Viennent ensuite le «schéma narratif» et les «fonctions des personnages», tous deux présents dans près de 65 % des manuels, avec une grande stabilité dans la présentation. Seules certaines éditions de la collection Nathan se distinguent (par exemple Pouzalgues-Damon et alii 2004: 171) en expliquant la différence entre «intrigue simple» (les «cinq étapes successives qu’on appelle le schéma narratif») et «intrigue complexe» («de nombreux épisodes, constituant chacun une séquence narrative, se combinent entre eux»). Peut-être faut-il voir là une volonté de complexifier pour les élèves de lycée une notion déjà bien présente au collège ? Cette présentation se retrouve dans une édition plus récente (2011: 115), avec la disparition de l’expression «schéma narratif» au profit de «séquence narrative» («L’histoire se décompose en cinq étapes qui forment une séquence narrative») et la subdivision des intrigues complexes en «enchainement» ou «enchâssement» des séquences narratives. Pour ce qui est des «fonctions des personnages», il est notable qu’elles n’apparaissent en revanche dans aucun des trois manuels de 2019 et 2020 que j’ai consultés, alors même que deux d’entre eux lui faisaient une place dans de précédentes éditions (Labouret et collection Nathan). Les derniers programmes, très centrés sur l’histoire littéraire, sont sans doute moins propices à des approches de ce type.
Il faut enfin faire un sort aux questions tenant à l’ordre du récit, présentes dans près de 60 % des manuels à toutes les périodes, mais qui sont sans doute celles qui sont traitées de la manière la plus hétérogène: les notions sont ici présentées de manière plus ou moins détaillée et à travers une terminologie qui recourt rarement aux termes de prolepse et analepse mais plus souvent à des reformulations comme flashback, retour en arrière ou anticipation (par exemple Pagès, 2004: 53).
Une dernière remarque s’impose lorsque l’on parcourt tous les exercices proposés pour travailler toutes ces notions narratologiques: les manuels de méthode dans leur grande majorité spécialisent le champ de la narratologie à l’étude des seuls textes littéraires, avec quelques exceptions pour de rares incursions dans le domaine de la bande dessinée (par exemple une analyse de quelques cases de La Marque jaune d’Edgar P. Jacobs dans le Nathan, 2004: 55). Si l’on compare avec les premiers travaux à destination des enseignants (ceux de la revue Pratiques par exemple), la différence est grande: en effet, ces travaux ne se contentaient pas de scolariser de nouveaux concepts et de nouveaux modes d’analyse des textes, mais ils ouvraient en même temps le corpus des textes étudiés, pour ne pas le cantonner aux seuls textes classiques. En témoignent par exemple les sommaires des deux numéros Récit que j’ai déjà évoqués (Pratiques, 1976 et 1977), qui portent sur des genres de textes très divers: des contes populaires, un roman policier (Arsène Lupin) et un de science-fiction, une BD (Astérix et Obélix), des nouvelles (Mérimée, Buzzati) et des récits de presse. Au contraire, l’usage scolaire de la narratologie dans les manuels, à toutes les périodes, se limite non seulement à l’étude de textes, mais aux textes littéraires – ce qui d’une part est conforme à la culture disciplinaire au lycée, organisée essentiellement autour de la littérature, mais qui d’autre part correspond également, comme le montre Raphaël Baroni (2017a), à une conception étroite du récit chez certains narratologues, et notamment Genette. Rien d’étonnant donc que Genette reste à l’école le narratologue le plus utilisé: c’est celui dont les conceptions théoriques rencontrent le mieux les objets et les finalités de la discipline.
Conclusion
En 1970, analysant le traité de Fontanier qui venait d’être réédité (Fontanier, 1968), Gérard Genette regrettait que «l’histoire de la rhétorique [soit] celle d’une restriction généralisée»22. Sans doute aurait-il pu appliquer ce propos à l’histoire scolaire de la narratologie, que l’on pourrait lire également comme celle d’une «restriction généralisée»: restriction des concepts mobilisés, restriction à la littérature, voire à une part limitée de la littérature, restriction à des usages parfois un peu myopes et technicistes. Mais on ne saura jamais comment Genette voyait la scolarisation de la narratologie: s’il a beaucoup influencé les pratiques scolaires, il s’est en revanche peu intéressé, du moins dans ses écrits publics, à l’école de son temps et au devenir scolaire de son travail23 , au contraire de Jean-Michel Adam (Adam & Revaz 2023) ou – différemment et sur un mode rétrospectif en forme d’autoflagellation –, de Tzvetan Todorov dans son petit opuscule au titre pessimiste, La littérature en péril (2007).
Cela dit, au-delà de ce constat de restriction qu’il est sans doute possible en effet de faire, il faut aussi souligner à quel point la narratologie – ou du moins quelques-uns de ses concepts phares – est devenue incontournable dans les manuels de méthode qui cherchent à «outiller» les élèves dans leur travail sur les textes. Certes, cela se fait au prix d’une forme de syncrétisme avec d’autres approches: la «boite à outils» narratologique n’est pas isolée ni réellement autonome, et ce syncrétisme est sans doute source de confusion théorique. Mais il est aussi le signe d’une forme de banalisation de la narratologie, que les accusations de formalisme et les critiques en tout genre n’ont pas véritablement ébranlée, et qui poursuit son chemin dans les manuels quelle que soit la place que lui font les textes institutionnels. À l’école, la narratologie est loin d’être «moribonde»24, même si le «figement» que pointait Reuter en 2000 reste sans doute d’actualité. Le prochain chantier théorique est donc celui de sa «rénovation» souhaitée par les narratologues contemporains et la narratologie «postclassique» (Baroni, 2017b Patron, 2018). Mais c’est là une autre aventure…
Bibliographie
Dossier «Entretiens avec les acteurs de la scolarisation»
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Pour citer l'article
Nathalie Denizot, "L'aventure scolaire de la narratologie", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023https://www.transpositio.org/articles/view/l-aventure-scolaire-de-la-narratologie
Voir également :
Synthèse des entretiens avec quelques témoins de la scolarisation des théories du récit
C’est lors d’une réunion de la petite équipe DiNarr (acronyme pour didactique et narratologie), dans les débuts du projet Pour une théorie du récit au service de l’enseignement, qu’a émergé l’idée d’aller collecter les témoignages de celles et ceux qui avaient pu contribuer au processus de scolarisation de la narratologie ou du moins en être les témoins privilégiés. En effet, les personnes que nous avons sollicité ont participé aux premiers numéros des revues qui se créaient dans ce moment particulier des années 1960‑70 (Pratiques, Repères, Le Français aujourd’hui…) et certaines d’entre elles ont été à l’origine d’ouvrages de synthèse maintes fois réédités à destination plus ou moins directe du corps enseignant.
Synthèse des entretiens avec quelques témoins de la scolarisation des théories du récit
C’est lors d’une réunion de la petite équipe DiNarr (acronyme pour didactique et narratologie), dans les débuts du projet Pour une théorie du récit au service de l’enseignement1, qu’a émergé l’idée d’aller collecter les témoignages de celles et ceux qui avaient pu contribuer au processus de scolarisation de la narratologie ou du moins en être les témoins privilégiés. En effet, les personnes que nous avons sollicité ont participé aux premiers numéros des revues qui se créaient dans ce moment particulier des années 1960‑70 (Pratiques, Repères, Le Français aujourd’hui…) et certaines d’entre elles ont été à l’origine d’ouvrages de synthèse maintes fois réédités à destination plus ou moins directe du corps enseignant. Le plus souvent enseignant·e·s elles·eux-mêmes à leurs débuts (ou faut-il dire militant·e·s pédagogiques?), ces chercheur·e·s ont ensuite investi le domaine académique et/ou le champ de ce qu’on n’appelait pas encore la didactique du français. D’une manière ou d’une autre ils ou elles sont donc les signatures toujours convoquées quand on parle de théories du récit et de ses usages scolaires.
Il nous a semblé ainsi intéressant de procéder à des entretiens pour documenter le processus complexe qui voit l’école s’approprier des notions théoriques, auréolées alors d’un halo de scientificité et de nouveauté, qualités particulièrement attrayantes dans un contexte de volonté de rénovation de l’enseignement du français et d’effervescence théorique. L’époque voit ainsi Barthes coordonner en 1966 le numéro 8 de Communications consacré à l’analyse structurale du récit, Todorov proposer le néologisme «narratologie» dans sa Grammaire du Décaméron (1969), Greimas poser les fondements de la sémiotique narrative (1970) et Genette signer en 1972 l’essai «Discours du récit», qui deviendra la pierre angulaire de la théorie narratologique dans sa forme classique et l’un des piliers inamovibles de la narratologie enseignée.
Dès 1969, un futur acteur de la didactique du français, Jean Verrier – qui sera longtemps le rédacteur en chef de la revue de l’AFEF –, pouvait ainsi témoigner, dans une page du Monde consacrée à «la théorie de la littérature», de l’émergence «d’autres méthodes d’enseignement» au lycée:
Plusieurs professeurs de français appartenant au groupe de recherche Enseignement 70 utilisent depuis quelques années les travaux relatifs à la théorie de la littérature pour aborder en classe l’étude d’œuvres romanesques ou poétiques.
À partir des articles sur l’analyse structurale du récit, dans Communications 8, on a fait noter par les élèves une chronologie très détaillée d’Eugénie Grandet en utilisant les indications données par l’auteur «Vers la mi-novembre… le lendemain… à 16 heures Charles descendit… huit jours plus tard…». En regard de cette chronologie, on relève la pagination et l’on établit un rapport entre ces deux échelles.
Nombreux sont alors celles et ceux qui s’enthousiasment pour ces «autres méthodes d’enseignement», les notions narratologiques apparaissant comme les instruments légitimes d’une meilleure école en ces temps de massification scolaire: plus explicites, plus scientifiques et plus démocratiques. Comme l’écrit Yves Reuter dans un article-bilan (2000: 12) intitulé «Narratologie, enseignement du récit et didactique du français», «on a sans doute fonctionné à cette époque sur l'illusion qu'une "meilleure" théorie engendrerait un meilleur enseignement qui, lui-même engendrerait un meilleur apprentissage.»
En 2001 déjà, Jean-Louis Dumortier lui aussi jetait, à l’occasion de la publication de sa thèse sous le titre Lire le récit de fiction, un regard rétrospectif sur cette «scolarisation» de la narratologie:
Il faut le reconnaître, ces pionniers de la didactique du français, hérétiques compte tenu de la tradition académique, hérétiques encore compte tenu de la tradition pédagogique dans l'enseignement secondaire, se sont parfois abandonnés au «démon de la théorie», comme dit Antoine Compagnon (1998), et l'on a vu quelques diablotins assez effrayants hanter les classes de français. Il est facile, à une vingtaine d'années de distance, de dénoncer les dérives d'innovations sans encadrement institutionnel, mais il n'est utile de déplorer les errances que pour les éviter à l'avenir. Et pour les éviter, il convient de s'aviser des risques que l'on court en adaptant, au niveau secondaire, des démarches caractéristiques de la recherche scientifique. (Dumortier 2001: 456)
Dans la continuité de ces regards en arrière, il nous a paru utile de donner la parole à celle et ceux qui furent de ces pionniers, que ce soit en proposant des ouvrages de synthèse dont les enseignant·e·s se sont souvent inspirés, en dirigeant des ouvrages et des revues où la scolarisation de la théorie du récit était promue ou discutée, ou encore en allant jusqu’à proposer des utilisations didactiques des notions narratologiques. Leurs témoignages nous ont paru représenter une source de données particulièrement précieuse dans l’effort pour documenter cet ensemble de processus complexes aboutissant à la scolarisation (Denizot 2021) de la narratologie.
On découvrira donc ici six contributions de noms bien connus dans le champ de la didactique du français et issus des différents coins de la francophonie: Yves Reuter, Jean-Louis Dumortier, Claude Simard, André Petitjean, Jean-Paul Bronckart ainsi que Jean-Michel Adam et Françoise Revaz dans un témoignage à deux voix. Sollicité·e·s par écrit, ces sept chercheur·euse·s ont accepté de nous livrer leur regard rétrospectif et critique en revenant sur leur parcours et leur propre contribution à la scolarisation de la narratologie. Des témoignages où se mêlent, on le verra, quelques regrets (Dumortier évoque l’intérêt qu’il aurait eu à se «casser un poignet» plutôt que de commettre certains de ses travaux), des critiques parfois (pour défendre un héritage face à des évolutions vues comme des dérives), des prudences beaucoup, et une invitation, surtout, à poursuivre la réflexion sur ces acquis théoriques, le plus souvent jugés fructueux.
Six questions leur ont été posées:
1. Dans une perspective diachronique, si vous deviez retracer les grandes étapes de l’entrée dans les classes des savoirs issus de la narratologie, quels colloques, évènements pédagogiques (nouveaux programmes…) et publications citeriez-vous?
2. En conséquence, quelles seraient, selon vous, les modalités particulières du phénomène de transposition didactique des concepts narratologiques à l’époque de leur entrée dans les classes de français?
3. Quel regard rétrospectif portez-vous sur votre contribution à ce processus historique?
4. Selon vous, quels sont les concepts narratologiques les plus souvent mobilisés dans les classes et pour quelle raison ont-ils connu une telle fortune? Par ailleurs, quels autres concepts négligés auraient mérité un meilleur sort?
5. De votre point de vue, avec le recul dont vous disposez aujourd’hui, les concepts narratologiques tels qu’ils sont mobilisés dans l’enseignement ont-ils plutôt marqué un progrès ou ont-ils conduit à une détérioration de l’enseignement-apprentissage du français?
6. Comment percevez-vous la place de l’analyse du récit dans le cadre des évolutions actuelles du champ de la didactique du français et de la société en général?
En interrogeant ainsi des acteurs dont la plupart commencent leur carrière académique dans le milieu des années 70, nous proposons donc une plongée dans la préhistoire de ce qu’on n’appelle pas encore la didactique du français. Ou dans son néolithique plutôt, puisque les outils se forgent et que, sans le titre encore, le champ est en train de se constituer. Chacun, avec sa sensibilité, y retourne pour évoquer, fort du temps écoulé, ce qui fut finalement leur jeunesse. Ainsi, pour André Petitjean:
En parallèle à notre formation académique, nous dévorons les ouvrages de linguistique (Saussure, Benveniste, Hjemslev, Jakobson, Greimas…) dont nous n’avons jamais entendu le nom au cours de nos études. Il est difficile d’imaginer dans quel état de déréliction théorique peut se trouver, à cette époque, un étudiant de Lettres dans un collège littéraire universitaire de province, et il faut avoir conscience de la situation de l’université.
Bertrand Daunay (2007: 21) rappelle à ce propos les intéressants questionnements de Ropé (1990: 149), à la suite des analyses de Bourdieu (1984), sur «le lien entre l’engouement de certains professeurs de lettres pour le structuralisme et le fait qu’ils sont souvent provinciaux, non normaliens et issus de disciplines "inférieures"». Il ajoute qu’embrasser la théorie structuraliste, c’était une manière de "se rétablir sur le terrain de la science"».
Mais au-delà des parcours individuels, c’est surtout la spécificité d’une époque de réformes profondes de l’enseignement du français qu’on lit en filigrane de ces témoignages. Ce processus se caractérise notamment par la volonté de démocratiser l’enseignement avec le «plan Rouchette» en France (évoqué par Jean-Paul Bronckart), le plan de «rénovation des programmes» en Belgique (ainsi que le rappelle Jean‑Louis Dumortier), et «l’enseignement rénové» du français en Suisse (comme le détaille Françoise Revaz.
Dans ce mouvement, et dans une époque que Claude Simard qualifie, à la suite de Sarraute, d’«ère du soupçon», les savoirs de l’enseignement littéraire traditionnel apparaissent comme obsolètes et renvoyant au subjectivisme, à l’encyclopédisme et à une historicité arbitraire et élitiste. André Petitjean précise quant à lui que ce rejet est alors rendu possible par l’émergence de nouveaux savoirs dits «savants» contrastant avec les méthodes fondées sur l’érudition et l’intuition. Les rapports entre ces différentes approches des textes littéraires prennent parfois le tour conflictuel de «luttes symboliques et institutionnelles assez violentes entre "modernistes" et traditionalistes», souligne Yves Reuter en citant l’ouvrage publié en 1978 Assez décodé de René Pommier, professeur à la Sorbonne.
Dumortier voit dans cette «effervescence pédagogique» une conjonction favorable issue «des ruptures dans le champ de la recherche, dans les programmes et dans le rapport des maitres à l’institution», de sorte que s’opère une transposition rapide des propositions théoriques émanant de ce que le didacticien belge appelle la première narratologie (Genette, Barthes, Bremond). À l’inverse, selon lui, cette conjonction ne s’est pas reproduite pour les travaux ultérieurs intégrant les apports de la psychologie cognitive (Fayol) ou se centrant plus sur l’interaction entre récit et lecteur (Iser, Eco, Marghescou…) alors que ceux-ci étaient susceptibles,
au prix d’une transposition didactique accessible, avalisée par l’institution et largement diffusée par l’édition scolaire, d’ébranler et, à terme, de ruiner les pratiques de lecture excessivement «formalistes» auxquelles avait donné lieu la réception scolaire de la première narratologie. Est-ce que c’est ce qui s’est passé? Je pense que non et je le déplore.
De transposition didactique, il est naturellement beaucoup question dans ces témoignages. La conceptualisation proposée par Chevallard (1985/1991) n’était évidemment pas encore disponible lorsque nos témoins signaient, pour la plupart, leurs premiers travaux, tout comme n’avaient pas eu lieu encore les intenses débats sur l’adéquation de cette perspective théorique à la didactique du français2. Dans leurs réponses à la question qui convoquait ce concept, Reuter et Bronckart précisent d’ailleurs leurs réserves quant à l’approche de Chevallard: le premier pour rappeler que la notion d’élaboration didactique, alternative proposée par Jean-François Halté (1992), a sa préférence pour décrire la complexité de la construction des contenus scolaires; le second pour fonder ces réserves sur l’hétérogénéité des domaines auxquels renvoient les savoirs narratologiques, «mais en raison surtout de la diversité, du peu de clarté voire de la confusion des objectifs didactiques ayant trait à ces notions». En abordant ainsi la question des finalités associées à l’enseignement des théories du récit, Bronckart pointe, nous semble-t-il, une leçon du passé importante dans les réflexions sur la place et les usages de notions narratologiques alternatives potentiellement intéressantes pour le monde scolaire:
Comme Veck, Fournier & Lancrey-Javal (1990) l’avaient montré à propos de la notion de thème, la transposition dans les programmes de littérature prend régulièrement la forme d’un déplacement sémantique résultant de l’insertion de ce terme nouveau dans un paradigme de termes anciens de valeurs parentes.
À notre avis, le problème majeur en ce domaine n’a pas trait à la richesse ou même à l’hétérogénéité des données théoriques, mais plutôt au fait que les visées et objectifs didactiques en ce domaine, et en conséquence la place et le statut que peuvent y prendre les notions et/ou concepts narratologiques, ne sont aujourd’hui pas clarifiés.
Simard abonde dans le même sens et invite ainsi à une réflexion sur les modalités d’une transposition tenant compte des configurations disciplinaires:
Au cours des cinquante dernières années, l’enseignement littéraire dans la classe de français me semble donc être passé successivement de la centration sur l’auteur, sur le texte puis sur le sujet lecteur, ce qui montre que la transposition didactique est en bonne partie tributaire de l’objet d’étude auquel on accorde la priorité.
Quand il est question d’interroger les modalités de scolarisation de la narratologie, les évolutions plus ou moins récentes des approches didactiques de la littérature sont également envisagées par certains de nos témoins, parfois de manière assez critique. Reuter semble ainsi vouloir remettre en perspective quelques présupposés souvent énoncés comme des évidences:
j’étais surpris par la manière dont certains avancent deux idées sans grand fondement pour moi (je ne connais pas véritablement d’études précises sur ces questions): la narratologie aurait envahi le champ de l’enseignement du français et ses usages auraient été néfastes, notamment en ce qu’elle aurait généré des récits plus stéréotypés qu’auparavant.
De son côté, Dumortier affirme que «la plupart des contempteurs du formalisme dans l’enseignement littéraire se sont acharnés sur ces savoirs au lieu de s’intéresser aux plus récents, qu’il y avait bien des raisons de promouvoir». Quant à Petitjean, il regrette également le peu de prise en compte des théories cognitives et psycholinguistiques de la lecture développées depuis les années 1980.
En contrepoint, à partir de l’exemple du parcours scolaire de sa fille «sanctionnée pour la rédaction d’un récit d’imagination dont le seul défaut était qu’il ne comportait pas toutes les phases du schéma», Revaz témoigne du caractère dominant du schéma quinaire, transformé en outil normatif par ce que la didacticienne suisse appelle sa «grammaticalisation». De manière plus lapidaire encore, Bucheton ne disait pas autre chose déjà en 2002 quand elle incriminait les «sempiternels schémas quinaire ou actanciel (…) introduit[s] dans les manuels du primaire sans être véritablement des objets d'étude spécifiés par les programmes» (Bucheton 2002: 8).
La plupart de nos témoins rangent en effet le schéma quinaire dans le haut d’une liste restreinte de notions narratologiques ayant connu le succès dans les pratiques scolaires. S’y retrouvent également le schéma actantiel de Greimas, les notions de narrateur ou de personnage, ainsi que les typologies genettiennes (voix, mode et temps du récit). Notons que Petitjean, dans son exploration du corpus de Pratiques, établit une liste plus longue d’apports théoriques discutés dans la revue, tandis que Bronckart évoque la question des tiroirs verbaux et de leur valeur pragmatique, dont il s’est lui-même occupé dans ses travaux.
Pourquoi cette fortune dans l’enseignement, demandions-nous? Reuter, outre la nature des exemples qui servent de corpus d’exemplification dans les travaux des théoriciens3 et dans les manuels, voit la raison de ce succès dans l’apparente simplicité de maniement de ces notions. Néanmoins, il évoque également le risque d’une illusion quant à la possibilité d’un transfert direct de ces outils d’analyse vers les classes. Dumortier note à cet égard que:
La fortune de ces mots tient, selon moi, notamment au fait que la plupart d’entre eux peuvent entrer dans des oppositions binaires aisément mémorisables («situation initiale» vs «situation finale», «sujet» vs «objet», «focalisation interne» vs «focalisation externe», «analepse» (rétrospection) vs «prolepse» (prospection), «factuel» vs «fictionnel», etc.) et servent à opérer ces distinctions élémentaires devenues un nec plus ultra dans un enseignement piloté par le contrôle des acquis d’apprentissage.
Parallèlement, pour ce qui est des concepts ou des notions qui auraient pu (ou dû) mieux retenir l’attention du monde de l’enseignement, nos témoins font un certain nombre de propositions qui ne manqueront pas d’inspirer. Revaz et Adam invitent à reconsidérer le couple récit-discours ainsi que les notions de scène ou d’épisode, et ils proposent de voir dans les travaux sur les gradients de narrativité une piste productive pour envisager l’hétérogénéité textuelle et les effets liés à la dominance de certains traits. Dumortier estime de son côté qu’il serait prioritaire d’exploiter les modes de réception du personnage par le sujet lisant en se fondant sur les travaux de Vincent Jouve (1992), ainsi que les affects tels que théorisés par Raphaël Baroni (2007). Ces deux leviers permettent en effet de s’interroger sur la pragmatique du récit et sur les effets potentiels des procédés identifiés par Genette. Parmi les figures genettiennes qui ont été peu ou pas scolarisées, le didacticien belge propose également de retenir la métalepse, notion productive «pour susciter une bien nécessaire réflexion des élèves sur la fiction et le rapport du lecteur aux mondes fictionnels».
Reuter regrette pour sa part la place congrue accordée aux concepts «qui renvoyaient aux questions fondamentales de la textualisation des savoirs ou des valeurs, ou encore de l’énonciation». Plus fondamentalement encore, Simard, en partant de l’analyse des prescrits de l’école québécoise, déplore qu’on n’y trouve pas la distinction essentielle entre histoire et narration, indispensable selon lui pour appréhender ce qu’est un récit. Revenant justement sur le caractère «fâcheusement équivoque» de la notion de récit4, Petitjean estime pour sa part nécessaire une clarification conceptuelle, «équivalente à la réflexion sur les rapports entre contexte, texte, textualité et textualisation».
Pour clôturer cette introduction à des témoignages qui peuvent prendre des accents de bilan comptable – teinté parfois de regret mâtiné de persévérance (Dumortier) ou de défense d’un domaine de recherche menacé (Adam) – il nous semble utile de mettre en exergue une considération semble-t-il centrale qui porte sur la confusion entre savoirs pour l’enseignant et savoirs pour les élèves (Reuter 2000). Ce point avait déjà été soulevé il y a vingt-cinq ans par Elisabeth Nonnon (1998) dans le numéro que la revue Pratiques consacrait à la transposition didactique en français. Rappelant cette contribution, Petitjean insiste:
Aucun fatalisme en la matière, car utilisées à bon escient, les études narratologiques ont prouvé leur validité et leur rendement analytique, à condition de se poser la question du degré de leur formalisation. En effet, il n’est pas le même selon que l’on s’adresse aux enseignants ou aux élèves, eux-mêmes à différencier selon leur âge et leur socio-culture.
Bronckart est du même avis quant aux apports de la théorie du récit:
Réponse simple: au vu des ressources théoriques et conceptuelles antérieurement à disposition dans l’enseignement du français, l’introduction de concepts narratologiques ne pouvait que constituer un progrès ou en tout cas ne pas faire de mal, même si un travail important reste à faire en ce domaine, qui, comme indiqué plus haut, concerne certes le choix des cadres et notions théoriques, mais surtout la constitution de programmes didactiques qui soient utiles et pertinents pour les objectifs de maîtrise textuelle; ce qui implique à nos yeux que soient poursuivies et/ou mises en place des recherches proprement didactiques susceptibles de mettre en évidence les utilités et pertinences évoquées.
Sur ces inspirantes recommandations, il nous reste à remercier les auteurs et l’autrice de ces témoignages pour ce coup d’œil dans le rétroviseur, opération de conduite toujours nécessaire pour aller, un peu plus consciemment, de l’avant sur les voies tortueuses de la didactique du français.
Références
Baroni, Raphaël (2007), La tension narrative: suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, coll. «Poétiques».
Bourdieu, Pierre (1984), Homo academicus, Paris, Minuit.
Bronckart, Jean-Paul & Itziar Plazaola Giger (1998), «La transposition didactique. Histoire et perspectives d'une problématique fondatrice», Pratiques, n° 97 (1), p. 35-58. URL: https://dx.doi.org/10.3406/prati.1998.2480
Bucheton, Dominique (2002), «Lire, comprendre, interpréter, sans expliquer», Tréma, n°19, p. 67-76. URL: https://journals.openedition.org/trema/1586
Chevallard, Yves (1985/1991), La transposition didactique du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, La Pensée Sauvage, coll. «Recherches en didactique des mathématiques».
Cohn, Dorrit (2001), Le propre de la fiction, Paris, Seuil, coll. «Poétique».
Daunay, Bertrand (2007), Invention d’une écriture de recherche en didactique du français, Habilitation à diriger des recherches, Université Lille 3.
Daunay, Bertrand & Nathalie Denizot (2007), «Le récit, objet disciplinaire en français?», Pratiques, n° 133-134, p. 13-32. URL: https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_2007_num_133_1_2136
Denizot, Nathalie (2021), La culture scolaire: perspectives didactiques, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, coll. «Études sur l'éducation».
Halté, Jean-François (1992), La didactique du français, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je? ».
Nonnon, Elisabeth (1998), «Transposition des théories du texte en formation des enseignants?», Pratiques, n° 97 (1), p. 153-170. URL: https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_1998_num_97_1_2484
Reuter, Yves (2000), «Narratologie, enseignement du récit et didactique du français», Repères, recherches en didactique du français langue maternelle, n° 21, p. 7-22. URL: https://www.persee.fr/doc/reper_1157-1330_2000_num_21_1_2325
Ropé, Françoise (1990), Enseigner le français. Didactique de la langue maternelle, Paris, Éditions universitaires.
Védrines, Bruno (2017), L'assujettissement littéraire, thèse de doctorat, Université de Genève.
Pour citer l'article
Luc Mahieu, "Synthèse des entretiens avec quelques témoins de la scolarisation des théories du récit", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023https://www.transpositio.org/articles/view/synthese-des-entretiens-avec-quelques-temoins-de-la-scolarisation-des-theories-du-recit
Voir également :
Introduction n°6: Pour une théorie du récit au service de l’enseignement
Le présent dossier trouve son origine dans une journée d’étude organisée en juillet 2023 à l’Université de Lausanne dans le cadre d’un projet de recherche financé par le fonds national suisse (n° 197612) intitulé «Pour une théorie du récit au service de l’enseignement». Cet évènement regroupait l’équipe qui porte le projet – le groupe DiNarr, pour «didactique et narratologie», qui inclut R. Baroni, V. Depallens, L. Mahieu, F. Moreno et G. Turin – ainsi que ses partenaires scientifiques – J.-F. Boutin, V. Capt, B. Daunay, N. Denizot, J.-L. Dufays et C. Gabathuler. Parmi le public, cette journée accueillait également Y. Vuillet et B. Védrines, qui participent à ce numéro.
Introduction n°6: Pour une théorie du récit au service de l’enseignement
Introduction
Le présent dossier trouve son origine dans une journée d’étude organisée en juillet 2023 à l’Université de Lausanne dans le cadre d’un projet de recherche financé par le fonds national suisse (n° 197612) intitulé «Pour une théorie du récit au service de l’enseignement». Cet évènement regroupait l’équipe qui porte le projet – le groupe DiNarr, pour «didactique et narratologie», qui inclut R. Baroni, V. Depallens, L. Mahieu, F. Moreno et G. Turin – ainsi que ses partenaires scientifiques – J.-F. Boutin, V. Capt, B. Daunay, N. Denizot, J.-L. Dufays et C. Gabathuler. Parmi le public, cette journée accueillait également Y. Vuillet et B. Védrines, qui participent à ce numéro. En amont de cette journée, l’équipe DiNarr avait mené une enquête portant sur la scolarisation de la narratologie impliquant le recueil de témoignages de témoins privilégiés ayant peu ou prou accompagné ce processus, et un recueil de données mené par L. Mahieu sous la forme d’un questionnaire en ligne auquel ont répondu plus de 500 enseignant·e·s du secondaire dans quatre pays francophones, les participant·e·s de la journée d’étude ayant été informé·e·s de nos premiers résultats.
Avant d’en venir plus précisément aux contenus des communications et des échanges ayant eu lieu durant cette rencontre et auxquels font écho les articles réunis dans ce numéro, il nous parait utile de présenter brièvement le projet dans lesquels s'inscrivent ces réflexions. Notre recherche se situe au croisement de la didactique du français et de la théorie du récit. En retraçant rapidement l’évolution de la narratologie parallèlement à celle de la didactique du français, le but sera de mettre en évidence un espace d’opportunités pour un renouvèlement de ce que nous appellerons la boite à outils narratologique. Par cette métaphore1, nous entendons définir un éventail de concepts issus de la narratologie, articulés entre eux et orientés vers un usage instrumental en contexte éducatif, que ce soit dans le cadre d’activités d’analyse, d’interprétation ou de production de récits. Nous évoquerons ainsi les liens qui peuvent être établis entre un outillage conceptuel issu des efforts de théorisation des récits, cette perspective étant ressaisie ici dans toute son épaisseur historique, et ses usages scolaires envisagés dans une perspective socioconstructiviste de l’apprentissage. À l’intérieur de ce cadre, l’objectif de notre recherche consiste à documenter l’histoire de la scolarisation de la narratologie, d’esquisser les contours des outils mobilisés dans les classes de français, de mieux connaitre leurs usages effectifs pour en évaluer l’ergonomie – autrement dit, l’efficience éducative – de sorte qu’il devient possible de réfléchir à la pertinence d’une éventuelle mise à jour de certaines ressources pour l’enseignement du français.
1. Du moment structuraliste de la théorie littéraire à la narratologie «postclassique»
La théorie du récit a pris son essor en France à la fin des années 1960 dans une atmosphère de contestation des approches traditionnelles basées sur l’histoire littéraire et la biographie des auteur·e·s. Elle s’est fondée notamment sur la redécouverte et la traduction des travaux des formalistes russes ainsi que sur la vogue du structuralisme en sciences du langage. En 1969, Tzvetan Todorov invente le terme narratologie pour décrire cette jeune «science du récit», dont le champ devait s’étendre bien au-delà du périmètre de la théorie littéraire, puisque cet acte de baptême est justifié par le constat que les récits se rencontrent «dans d’autres domaines qui pour l’instant relèvent, chacun, d’une discipline différente (ainsi contes populaires, mythes, films, rêves, etc.)» (Todorov 1969: 10). Cette discipline émergente s’est attachée dans un premier temps à décrire les «structures narratives» sous la forme de schématisations de l’histoire racontée (Bremond 1964; Adam 1984) et de typologies des modalités du «discours du récit» (Genette 1972) liées à la «voix» (théorie du narrateur), au «mode» (théorie de la focalisation) et au «temps» (théorie des rapports entre temps raconté et temps du discours).
Les concepts issus de ces travaux se sont rapidement institutionnalisés à travers leur adoption dans les classes de français, leur scientificité entrant en résonance avec un désir de réforme de l’enseignement traditionnel2. En revanche, au niveau de la théorie littéraire, la vague structuraliste est rapidement retombée pour faire place à de nouveaux paradigmes: théories de la réception, histoire culturelle, analyse du discours, sociologie de la littérature, etc. On pourrait ainsi avoir l’impression que la narratologie n’a représenté qu’un «moment structuraliste» dans l’histoire de la théorie littéraire, et que sa survivance actuelle se résume à un corpus limité de notions fossilisées que l’on rencontre dans différents lieux de formation visant une maitrise des codes du récit (cours de littérature, cours d’écriture scénaristique, formations marketing, etc.). À rebours de cette idée, il faut rappeler que la théorie du récit n’a jamais cessé d’évoluer: elle s’est surtout internationalisée et s’est diversifiée, ses multiples courants actuels se rattachant peu ou prou à une narratologie qui a été qualifiée de «postclassique» (Herman 1997; Prince 2008; Patron 2018). L’identité disciplinaire de la théorie du récit se définit aujourd’hui davantage par sa finalité (décrire les structures, les fonctions et le fonctionnement des récits) que par une méthode spécifique pour atteindre cet objectif. Des progrès significatifs ont ainsi été accomplis pour mieux articuler l’analyse raisonnée des formes narratives (exprimées par des schémas ou des classements typologiques) à leurs fonctions discursives et à leurs matérialisations médiatiques. Autrement dit, la narratologie contemporaine se préoccupe autant des formes invariantes dans lesquelles se moulent tous les «avatars» de la narrativité (Ryan 2006) que de la manière dont ces dispositifs donnent naissance à une expérience narrative en se fondant sur des spécificités médiatiques qui les caractérisent, évoluant vers ce que Marie-Laure Ryan et Jan-Noel Thon ont appelé une «media-conscious narratology» (Ryan & Thon 2014).
Par rapport aux approches de la période 1960-1970, qui visaient à décrire les structures des récits littéraires, ces nouvelles orientations ont permis d’étendre le champ de la recherche pour inclure l’étude d’artefacts non-littéraires ou non-verbaux. Ces approches permettent de mieux saisir les mécanismes engendrant l’immersion et le désir de progresser dans le récit, ainsi que les processus cognitifs qui en découlent: phénomènes de simulation mentale ou d’incarnation dans le plan de l’histoire, construction mentale du monde raconté, recyclage ou reconfiguration des stéréotypes culturels, anticipations sous forme de réseaux de probabilités ou de cadrages interprétatifs conditionnant la négociation des valeurs. Ces nombreux développements soulignent l’existence de compléments et parfois d’alternatives pour tous les concepts hérités de la période structuraliste.
2. La théorie du récit dans la didactique du français
Il y a une vingtaine d’années déjà, Yves Reuter rappelait, à un moment où elle commençait à faire l’objet de critiques assez virulentes3, que l’entrée de la narratologie dans les pratiques enseignantes s’est faite à une période antérieure à l’essor de la didactique du français, ce qui aurait eu selon lui quelques conséquences fâcheuses. Il souligne en particulier une dogmatisation de la théorie, une tendance à l’applicationnisme, des confusions notionnelles et une occultation des débats internes et externes à la discipline aboutissant à un figement des concepts (Reuter 2000: 10). Ce constat semble rejoindre en partie celui dressé par Antoine Compagnon, qui affirmait qu’à la suite de son intégration dans les pratiques scolaires, la théorie serait «devenue une petite technique pédagogique souvent aussi desséchante que l’explication de texte à laquelle elle s’en prenait alors avec verve» (1998: 11). Il faut noter cependant que, contrairement à Compagnon, Reuter explique que la logique d’un tel figement ne met pas en cause seulement l’école, mais les conditions mêmes de la transmission des savoirs initiaux à l’école. Ainsi que l’a montré Bertrand Daunay (2010), ce qui est en jeu dans cette différence, c’est la relation entre savoirs de référence et savoirs scolaires, les premiers étant un peu rapidement exemptés par Compagnon de leur responsabilité dans le figement de leurs propres concepts. Dans un article retraçant l’histoire de la didactique, Daunay rappelle que lorsqu’elles ont été introduites, ces méthodes «avaient le mérite d’adosser l’enseignement de la littérature à une approche scientifique des textes, au risque d’une illusion scientiste très vite dénoncée d’ailleurs par la plupart des acteurs de l’époque» (Daunay 2007: §75, italiques d’origine).
Le risque était grand dès le départ – il s’est notamment vérifié plus tard dans les manuels et dans les instructions officielles –, d’un surcroît de formalisme et de technicisme dans l’approche scolaire des textes littéraires et de la construction d’une nomenclature théorique, passablement hétérogène d’ailleurs, devenue et restée encore aujourd’hui incontournable – qu’il s’agisse particulièrement de l’analyse des structures du récit (du repérage du schéma narratif dès les premières années du primaire à l’étude structurale du récit dans les plus grandes classes, via Propp, Greimas, Barthes, Larivaille, Bremond, Adam, etc.), des modalités de la narration (via la narratologie de Genette, essentiellement), des caractéristiques formelles de la poésie (via les nombreuses études inspirées des principes de Jakobson) ou, pour clore une liste non exhaustive, du fonctionnement du texte théâtral (via Ubersfeld, particulièrement). (Daunay 2007: §80)
En réaction à ce «technicisme», la notion qui a renouvelé en profondeur la didactique de la littérature dès les années 90 est celle de lecture littéraire. Malgré la modélisation dialectique inspirée de Picard (1986) que Dufays et d'autres en ont proposée (Dufays, Gemenne & Ledur 2015), cette notion a parfois été naturalisée et réduite à une pratique lettrée soumise aux droits du texte, comme l’observent Daunay (1999) et Daunay & Dufays (2016). En complément à cette approche, certain·e·s didacticien·ne·s – en particulier Rouxel & Langlade (2004) – ont alors jugé nécessaire de la préciser en l’orientant davantage du côté de la subjectivité, l’accent étant mis sur l’agentivité et la diversité potentielle des expériences esthétiques du lecteur ou de la lectrice, au risque de faire basculer la notion vers une pratique idiosyncrasique. Au-delà de leurs divergences, ces travaux permettent de concevoir la lecture des récits comme unva-et-vient entre lectures participative et distanciée, et l’interprétation est envisagée comme une démarche essentiellement inductive et dialogique, au lieu de se fonder sur des procédures normalisées par des cadres imposés, parmi lesquels l’outillage narratologique apparait comme l’une des ressources les plus saillantes.
En dépit de ces limites imposées aux approches mobilisant la théorie du récit dans la classe de français, Reuter – qui a lui-même rédigé un ouvrage de vulgarisation de la narratologie maintes fois réédité (Reuter 2016) – suggérait de ne pas «jeter le bébé avec l’eau du bain» (2000: 7), mais plutôt d'aborder la question dans une perspective proprement didactique en se demandant: «Quels savoirs pour qui? (chercheurs? formateurs? enseignants? élèves?) et pour quoi?» (2000: 7). Daunay ajoute que
mettre en cause une entreprise de négation de certains rapports au texte littéraire n’est pas prôner un retour à un subjectivisme empiriste dans l’approche scolaire des textes littéraires: un danger guette toujours, qui est celui d’un empirisme spontanéiste, qui négligerait la nécessité didactique de la construction d’outils conceptuels pour la lecture. (Daunay 2007: 46-47)
En effet, dans le prolongement des recherches de Lev Vygotski sur le développement des fonctions langagières (2019 [1934]), de nombreux travaux en didactique du français se sont intéressés aux outils mobilisés dans l’apprentissage du français. Dans le cadre d’une approche socioconstructiviste (Schneuwly & Bronckart 1985), ces outils sont pensés comme des médiatisations socialement construites qui élargissent la capacité du sujet d’interagir avec son environnement, et l’apprentissage est alors conçu comme un processus d’intégration:
L’action de l’homme sur la nature, le travail, n’est jamais immédiate, mais médiatisée par des objets spécifiques, socialement élaborés, fruits des expériences des générations précédentes et par lesquels, entre autres, se transmettent et s’élargissent les expériences possibles. […] Un outil médiatise une activité, lui donne une certaine forme. Mais ce même outil représente aussi cette activité, la matérialise. Autrement dit: les activités ne sont plus seulement présentes dans leur seule exécution. Elles existent en quelque sorte indépendamment d’elles dans les outils qui les représentent et par là-même signifient. L’outil devient ainsi le lieu privilégié de la transformation des comportements: explorer leurs possibilités, les enrichir, les transformer, les compléter sont autant de manières de transformer l’activité qui est liée à leur utilisation. L’existence matérielle, extérieure des médiateurs de l’activité est le présupposé de l’élargissement des possibilités. (Schneuwly 2008: 15-16)
Dans une telle perspective, «la construction d’outils conceptuels pour la lecture» (Daunay 2007: 47), qu’incarne, entre autres, l’outillage narratologique, ne fournit pas seulement un étayage de l’interprétation sous forme de procédures objectivables, cette médiatisation s’inscrit également dans un processus de socialisation, de construction du sens et d’élargissement des capacités du sujet d’interagir dans un monde tissé de récits.
Les dérives scientistes ou applicationnistes que les didacticien·ne·s associent parfois à la théorie du récit ne sont donc pas imputables à l’outillage narratologique en tant que tel, mais à certains usages institutionnels ou disciplinaires et, c’est là que nous proposons d’intervenir, à un défaut d’ergonomie de tel ou tel outil en particulier appelant à sa reconceptualisation en s’appuyant sur les ressources offertes par les théories contemporaines de la narrativité. Mais de tels défauts ne pourront être corrigés que lorsqu’aura été reconnue la valeur potentielle de l’outillage en général, en tant que médiatisation permettant le développement de compétences interprétatives, critiques ou rédactionnelles, ainsi que nous y invitent dans ce numéro Yann Vuillet et Bruno Védrine. Cette valeur explique certainement l’étonnante résilience de la narratologie enseignée, laquelle semble inusable en dépit des critiques répétées dont elle a fait l’objet dans les milieux de l’éducation, ainsi que le constatent Bertrand Daunay et Nathalie Denizot dans leurs articles respectifs.
Mais, alors que de nombreuses recherches en didactique se sont penchées sur les outils langagiers ou informatiques, et même sur le mobilier dont il est fait usage dans la classe de français (Plane & Schneuwly 2000), elles négligent le plus souvent l’examen de la boite à outils narratologique, qui continue pourtant d’être largement utilisé par les enseignant·e·s, ainsi que le montre l’étude de terrain présentée dans ce numéro par Luc Mahieu. Dufays et Brunel déplorent ainsi, dans un récent état des lieux, «le peu d’impact visible chez les didacticien·ne·s des derniers travaux de la narratologie» (Dufays & Brunel 2016: 252) et ce constat suggère que les questions adressées à la narratologie il y a plus de vingt ans par Reuter n’ont pas encore trouvé de réponses satisfaisantes, voire qu’elles n’ont en réalité presque jamais été posées.
Cette absence de dialogue entre narratologie et didactique apparait d’autant plus regrettable si l’on considère les convergences entre sciences du récit et sciences de l’éducation. La revalorisation d’une lecture «au premier degré» (David 2014), qui ménage une place aux expériences immersives des lecteurs et à la dynamique d’une progression aimantée par la mise en intrigue, n’est plus jugée incompatible avec un travail scolaire sur la forme du discours, les idées de l’écrivain ou son contexte historique. Cette remise au premier plan d’un rapport à la littérature autrefois méprisé ou négligé entraine en même temps la nécessité de renouveler les outils à même de construire une réflexion sur les mécanismes narratifs qui sont à la base de l’immersion, de la consistance des univers narratifs ou de l’engendrement d’une tension narrative. Comme l’explique Jérôme David:
On comprend qu’il faille s’appuyer dans cette démarche sur des savoirs historiques, mais également narratologiques ou poétiques. On devine également ce qui nous manque encore en termes de ressources analytiques pour décrire adéquatement les diverses façons dont la littérature sollicite le lecteur, l’attire dans chacun de ses univers, le constitue en sujet d’une expérience esthétique et, surtout, lui propose une ontologie inédite et l’inscrit dans une communauté de lecteurs avant de prendre congé de lui après un nombre de pages fixé d’avance. Ces lacunes (savoirs encore exploratoires, transposition didactique embryonnaire) rendent presque impossible, à l’heure actuelle, la transmission scolaire d’un savoir en la matière. (Raison de plus, je crois, pour s’y atteler sans retard). (David 2014: §37)
Dans le cas présent, la «lacune» évoquée découle surtout d’un manque de visibilité et d’accessibilité des ressources existantes, puisque les narratologies d’orientation rhétorique, stylistique ou cognitiviste offrent un attirail conceptuel très riche pour décrire les mécanismes textuels présidant à l’immersion dans le monde raconté ou à la dynamique de la tension narrative (Phelan 1989; Rabatel 1998; Patron 2009; Baroni 2017b; Caracciolo & Kukkonen 2021). Si David appelle de ses vœux une théorisation des phénomènes impliqués par un rapport à la littérature «au premier degré», le principal obstacle à la transmission scolaire d’un tel «savoir» consiste donc plutôt en un défaut de transposition de concepts narratologiques déjà disponibles. Par ailleurs, à un second degré également, de nombreuses approches narratologiques alternatives aux approches structuralistes (par exemple les théorisations portant sur les textes possibles, la construction textuelle du point de vue, la fiabilité des instances narratives, la polyphonie ou les virtualités actionnelles) permettraient d’éclairer la nature équivoque, plurivoque ou justement parfois trop univoque des situations mises en scènes par les fictions, offrant des leviers pour mieux en saisir les soubassements argumentatifs et idéologiques.
Il faut ajouter enfin, ainsi que le soulignent notamment Monique Lebrun, Nathalie Lacelle et Jean-François Boutin (2012), que l’évolution du contexte médiatique invite à repenser les «compétences littératiées» faisant l’objet d’un travail scolaire. Jacques Migozzi résume ce renouvèlement dans la didactique du français de la manière suivante:
[C]ertaines recherches de grande ampleur menées depuis une dizaine d’années au Québec […] ont conduit à la stabilisation théorique (et à la reconnaissance institutionnelle via la création récente d’une chaire à l’UQAM) de la notion de «littératie médiatique multimodale», définie […] comme la capacité d’un individu médiaculturel à recevoir, interpréter, évaluer mais aussi élaborer, créer et diffuser des messages articulant de manière diversifiée les modes iconiques, linguistiques, gestuels et auditifs, autrement qualifiés de «multitextes». (Migozzi 2019: §19)
Sur ce point également, il nous semble que l’orientation transmédiale de la narratologie contemporaine permet de réfléchir à la transférabilité des compétences mobilisées en classe pour l’analyse et la production de récits littéraires, vers une meilleure compréhension des incarnations non-verbales de la narrativité (Baroni 2017a). Les approches transmédiales n’ont pas seulement étendu l’applicabilité des concepts à d’autres médias, mais elle a également permis d’éclairer les effets induits par la matérialité des supports sur la construction des récits, mettant par exemple en lumière les caractéristiques des formes sérielles ou déployées sur des supports visuels, audiovisuels, graphiques ou composites. Du côté de la narrativité verbale, cela a également permis d’intégrer de manière beaucoup plus conséquente les approches stylistiques, qui ont considérablement enrichi la compréhension de phénomènes aussi essentiels que la construction du point de vue (Rabatel 1998) ou le statut optionnel d’un narrateur verbal (Patron 2009).
3. Le dossier
Notre recherche vise en premier lieu à inventorier aussi précisément que possible le corpus des outils habituellement enseignés au secondaire I et II dans les classes de français comme langue de scolarisation, tout en documentant les difficultés ou les limites que rencontrent les enseignant·e·s quand ils ou elles tentent de s’en servir. Il s’agit aussi, dans un deuxième temps, d’envisager la possibilité d’une amélioration de l’ergonomie de l’outillage narratologique en le pensant au plus près de ses usages scolaires et des réalités du terrain de l’enseignement. Cette seconde étape, à laquelle est liée l’organisation de la journée d’étude évoquée plus haut, passe par la reconstruction d’un dialogue entre narratologues et didacticien·ne·s du français, en surmontant un cloisonnement disciplinaire qui a trop longtemps prévalu et en se fondant sur des témoignages avérés de praticiens de la boite à outils dont il s’agit de discuter de la pertinence. Le dossier présenté dans ce numéro constitue ainsi un premier jalon dans cette enquête et dans ce dialogue interdisciplinaire dont on peut espérer qu’il contribuera à construire une réflexion productive sur la narratologie enseignée.
Le premier volet de ce dossier est donc consacré à quelques «grand·e·s témoins», acteur·rice·s de la scolarisation de la narratologie, à qui nous devons l’honneur d’un partage d’expérience de première ligne. Bien que leurs parcours soient distincts, un aspect commun apparait pour la majeure partie de ces témoins ; aspect qui étonne s’agissant de personnalités que nous pensions solliciter pour leur participation essentiellement théorique à la recherche narratologique: nombre d’entre eux font valoir avant tout une expérience de terrain, d’enseignement au niveau secondaire, voire primaire, ainsi qu’au niveau des formations continues. On remarque aussi à quel point l’époque a changé et combien l’ancienne porosité entre les mondes de la recherche et de l’enseignement s’est réduite. Pour le dire avec les termes de Dumortier: «Trente ans plus tard, les “courroies de transmission” du savoir narratologique que sont les revues pédagogiques, les ouvrages de vulgarisation scientifiques, la formation en cours de carrière, les programmes, les manuels, les conseils de l’inspection se sont distendues ou ont tout bonnement disparu». Un tel constat confirme en partie la pertinence de notre projet, puisqu’il s’agit pour nous de réactiver ou de reconstruire de telles «courroies de transmission».
Pour ce qui est de leurs constats communs, les contributeurs et la contributrice de ce dossier tombent d’accord sur une série importante d’observations qui retissent le fil de l’histoire récente de la discipline. Tous·tes reviennent sur les raisons historiques de l’apparition et de la fortune scolaire de la narratologie, souvent associées à un enjeu politique de démocratisation du littéraire, à un dégout de la «doxa commentative» (Reuter) alors au centre des pratiques universitaires, et à la volonté de renouvèlement de l’enseignement qui accompagne mai 68. Dans cette logique, Tous·tes mettent en avant l’importance des revues, en particulier Pratiques.
Cette revue est perçue comme un poste d’observation privilégié permettant de retracer avec nuance l’entrée de la narratologie dans les programmes éducatifs. Si nos témoins reviennent sur le danger d’une théorisation qui apparaisse comme directement applicable à ces programmes, ils reconnaissent aussi que ce danger n’a pas toujours été évité. D’où la reconnaissance, généralement partagée, d’une mise en crise de la narratologie issue du structuralisme, via l’accusation de technicisme, et la forte présence dans les programmes de concepts tels que le schéma quinaire, le schéma actantiel, ou d’autres étiquettes facilement exportables. On trouve enfin, pour beaucoup de nos spécialistes, le rappel d’un idéal visant la libération de la parole des élèves, cette émancipation impliquant une utilisation réfléchie des concepts.
Pour ce qui est des constats individuels, on observe chez Jean-Michel Adam et Françoise Revaz l’importance et la prééminence de catégories attachées au récit (les «gradients de narrativité») plutôt que le récit en tant qu’objet – une objectification coupable de fournir des structures immuables et réutilisables à des fins douteuses: le révisionnisme des fake news, ou plus généralement la perspective d’un tout-récit qui menace d’englober l’ensemble de nos expériences en nous coupant de la saine distance dont nous avons besoin pour les appréhender.
Dans sa contribution, Jean-Paul Bronckart met en garde contre l’usage des méthodes classiques de transposition didactique (théorisée par Chevallard) face à un objet hétérogène, et donc non unifié. Il appelle de ses vœux un cadrage didactique renouvelé et pertinent de la narratologie.
Jean-Louis Dumortier pose quant à lui un regard nuancé sur le problème, presque toujours soulevé par ses collègues, de la technicisation de la narratologie scolarisée. Si le didacticien belge relève bien entendu les accusations de dérive formaliste adressées à la narratologie, il précise aussi les avantages et les conséquences de la scolarisation de ces techniques d’analyse. Selon lui, nombre de notions narratologiques sédimentées dans l’institution scolaire doivent leur longévité à leur inscription dans des oppositions binaires, les rendant facilement mémorisables, donc évaluables. Si la critique est évidente, elle se double aussi d’une réévaluation, voire d’une réhabilitation, de ces «moyens» de la formation littéraire si souvent conspués.
Par un regard historique très exhaustif orienté sur la revue Pratiques qu’il a contribué à fonder et dirige depuis bientôt cinquante ans, André Petitjean offre une ouverture passionnante sur un monde en partie disparu mais dont demeurent certaines survivances. Disparues sans doute les années où enseignement dans le secondaire, activités intenses à l’avant-garde de la recherche et activisme politique pouvaient se conjuguer harmonieusement. Mais heureusement, une réflexion sur les enjeux de l’enseignement du français reste actuelle, à l’heure où l’importance de la narratologie se mesure à celle de faire écrire: «il importe de donner aux élèves la possibilité de "faire" de la littérature et pas uniquement de la commenter».
Yves Reuter, quant à lui, rappelle que cet engouement propre aux années post-68 n’était pas propre à la théorie des textes et que la narratologie naissante travaillait sur ce plan en concurrence avec la philosophie ou la politique. Partageant en cela l’avis de Bronckart, il ajoute qu’il faudrait mieux parler d’«élaboration» plutôt que de «transposition» didactique, le modèle chevallardien ne convenant pas, car pouvant être suspecté d’applicationnisme. Mais il remarque également, comme Dumortier, que c’est le caractère relativement autonome des exemples de la première narratologie qui a valu à celle-ci sa fortune scolaire. En conclusion, il estime que la mauvaise réputation de la narratologie est d’autant plus regrettable que les récits restent plus que jamais au centre de l’enseignement littéraire.
Enfin Claude Simard, représentant le versant outre-Atlantique de cette série de témoignages, rappelle que l’importance historique de la narratologie à l’école trouve aussi son explication dans les programmes ministériels québécois. À l’époque comme de nos jours, les directives institutionnelles ont eu beaucoup de poids dans le développement des programmes. Simard préconise en conclusion un équilibre «entre l’intellect et l’affect» pour développer via l’étude de la littérature une conscientisation des phénomènes narratifs, dans un monde où notre besoin de récits n’est pas près de s’éteindre.
Pour présenter plus en détail ces entretiens, Luc Mahieu propose une introduction à ceux-ci et rappelle le dispositif adopté pour recueillir la parole de ces grand·e·s témoins. Forme synthétique des réponses proposées, cette contribution permet également de percevoir au fil de ces discours des lignes de convergence (notamment autour de l’importance attribuée à un contexte de changement de configuration disciplinaire et d’émergence de la didactique en tant que champ de recherche) et de divergence (retours réflexifs contrastés sur les rôles joués par ces acteur·rice·s ou évaluations diverses sur les notions narratologiques qui auraient pu connaitre un autre sort en contexte scolaire).
Afin de compléter ces regards sur le passé de la scolarisation des théories du récit, Nathalie Denizot partage un regard sur «l’aventure scolaire de la narratologie» au lycée. La chercheuse y exploite les instructions officielles françaises publiées depuis les années 1970, un corpus de manuels publiés entre 1984 et 2020, ainsi que les entretiens présentés ci-dessus. Cette analyse historico-didactique lui permet de montrer que la narratologie devient dans les années 1990 le cadre d’analyse hégémonique pour travailler le récit, et ce aux dépens des autres théories du texte et de la linguistique textuelle. Mais l’analyse parallèle des programmes et des manuels permet également de voir qu’après une présence explicite des notions narratologiques dans les prescrits (de 1987-88) et dans les manuels scolaires, suit, à partir de 2000-2001, une période durant laquelle la théorie du récit disparait des instructions officielles, alors que les outils narratologiques perdurent dans les méthodes d’enseignement en tant que «véritables savoirs disciplinaires, avec des définitions précises, des exercices pour s’exercer à leur emploi». Plongeant plus en profondeur dans les manuels, Denizot montre que la notion la plus présente est sans conteste celle de «point de vue», tout en précisant que l'institutionnalisation des catégories genettiennes autour de celle-ci s’accompagne d’un travail d’exercisation sur des corpus d’extraits majoritairement issus de la production romanesque du XIXe siècle, et plus précisément de certains auteurs, tels que Flaubert, Stendhal ou Zola, qui ont «justement contribué à l’histoire de la subjectivation du récit». Si la chercheuse s’intéresse également aux autres notions présentes dans les manuels – narrateur, schéma narratif, fonction des personnages, catégorie relatives à l’ordre du récit –, c’est pour remarquer qu’à de rares exceptions près (lesquelles intègrent quelques bandes dessinées), le travail d’exercice proposé sur les notions narratologiques se fait sur la base exclusive des textes littéraires, se conformant ainsi à une conception étroite du récit partagée par certains narratologues, dont Gérard Genette. Banalisée, restreinte à des corpus littéraires et des exercices «parfois un peu myopes et technicistes», la narratologie n’en est pas moins devenue, selon Denizot, «incontournable dans les manuels de méthode qui cherchent à "outiller" les élèves dans le travail sur les textes».
Après avoir scruté le passé scolaire de la narratologie, deux contributions permettent d’explorer le présent des pratiques enseignantes. Dans une synthèse des premiers résultats de son enquête, Luc Mahieu propose d’exploiter les données issues d’un questionnaire complété par 529 enseignant·e·s du secondaire (élèves de 12 à 18 ans) en Belgique, en France, en Suisse et au Québec. S’en dégage une «boite à outils» narratologique relativement partagée dans les pratiques enseignantes, même s’il faut constater quelques différences (notamment dans la terminologie, la fréquence d’utilisation des notions ou l’importance de celles-ci dans la réussite de l’épreuve finale) qui renvoient à des configurations disciplinaires elles-mêmes différenciées selon les pays. Les répondant·e·s français·es et suisses semblent ainsi accorder une place plus importante à l’outillage narratologique que leurs homologues belges et québécois·es, ce qui renvoie parallèlement, dans ces deux ensembles, à des places différenciées accordées à la littérature dans les cours de français (plus importante en France et Suisse). Au-delà des fréquences d’utilisation, le sentiment d’utilité associé aux notions d’analyse du récit a également été sondé, conduisant à la constatation (est-ce une surprise?) que 94% des répondant·e·s estiment utile ou très utile que leurs élèves soient ainsi formés sur le plan de la théorie du récit. Parmi les nombreux résultats obtenus permettant de dresser un état des lieux des pratiques actuelles, il est en revanche plus surprenant de voir que les enseignant·e·s n’estiment pas que les notions narratologiques et leur utilisation éloignent les élèves de la lecture-plaisir.
La question narratologique est également envisagée par Jean-Louis Dufays à l’aune du projet Gary, une enquête qui éclaire en particulier l’implication des enseignant·e·s et la performance de lecture des élèves concerné·e·s. Dans le cadre de ce projet, on a fait lire une nouvelle de Romain Gary à près de 2000 élèves encadrés par 70 enseignant·e·s. À partir de ces observations, Dufays constate entre autres que le travail sur la construction narrative du texte se présente comme une base très sédimentée dans les pratiques scolaires. Si, dans l’ensemble, les compétences de lecture apparaissent étayées par l’approche narratologique, les compétences interprétatives semblent moins sollicitées. Dans le second volet de sa contribution, Dufays préconise la mise en parallèle de la compréhension et de l’interprétation, envisageant les «outils comme moyens d’enrichir le sens plutôt que comme conditions d’accès à celui-ci». Il ajoute à ces observations qu’il serait nécessaire de prendre en charge la question de l’appréciation des récits, la validation du rapport affectif qui lie les textes aux élèves, même s’il reste difficile à évaluer, pouvant représenter un aspect essentiel du travail scolaire.
Enfin, les derniers contributeurs à ce dossier nous invitent à nous tourner vers le futur de la narratologie enseignée.
Bertrand Daunay propose une contribution en deux parties, oscillant comme son titre l’indique entre scepticisme et optimisme quant à la possibilité d’améliorer les pratiques enseignantes relatives à l’outillage narratologique. Dans un premier temps, il revient sur les processus de construction des savoirs scolaires en distinguant deux conceptions – l’une transpositionniste et verticale (Chevallard 1985), l’autre créationniste et horizontale (Chervel 1988) – qu’il propose de croiser pour mieux envisager les processus complexes de scolarisation qui finissent par constituer ce que Denizot (2021) appelle la culture scolaire. Ce cadre planté, Daunay s’attache plus particulièrement aux contenus narratologiques en voyant justement dans leurs modalités de scolarisation un facteur d’explication de leur succès: l’école se saisit en effet d’autant mieux, en les remodelant, «de savoirs qui peuvent se combiner à ceux qu’elle transmet déjà». La narratologie a donc pu remplacer l’histoire littéraire comme socle épistémologique légitime d’une approche scolaire de la littérature. Sur ces bases, s’il juge difficile de préjuger de l’avenir de la narratologie scolaire, Daunay estime que «rien n'empêche que son règne se poursuive», voyant un indice de la présence continuée de la narratologie à l’école dans un extrait d’un récent programme du lycée (2019) évoquant la nécessaire «acquisition d’un vocabulaire technique» et mentionnant explicitement la focalisation.
Raphaël Baroni s’interroge quant à lui sur les raisons pour lesquelles un théoricien du récit s’est mis en tête d’améliorer l’outillage narratologique scolarisé et sur la complexité de cette quête ardue, si ce n’est impossible. Dans ce retour réflexif sur son propre parcours, Baroni envisage certains acquis du projet DiNarr lancé voici deux ans, dont les premiers résultats ont été publiés dans des revues de didactique du français (Baroni 2023a; 2023b). Puisque se confirme à la fois la résilience de la narratologie dans les pratiques scolaires et les difficultés dans le maniement de certaines notions (voir la contribution de Luc Mahieu), il s’agit dès lors de mesurer quelles peuvent être les contributions spécifiques d’un narratologue pour améliorer «l’ergonomie de l’outillage narratologique pour le mettre véritablement au service des besoins des enseignants et des élèves». Dans cette perspective, Baroni estime que le narratologue doit a minima légitimer une remise en question salutaire des modèles hérités, qui ont été parfois sacralisés sous la figure tutélaire de Gérard Genette, et il peut aussi informer enseignant·e·s et didacticien·ne·s de l’existence de débats autour des modèles hérités et d’alternatives à ceux-ci. Il termine son article en dressant un inventaire des éventuels lieux d’intervention en passant en revue les notions traditionnellement enseignées et la manière dont elles pourraient être renouvelées: narrateur, focalisation, temps du récit, intrigue, personnage. Si ces propositions doivent aller à la rencontre du terrain de la classe et du monde de l’école en général (prescrits, manuels, formations initiale et continue des enseignant·e·s…), il espère qu’en retour, c’est la théorie elle-même qui en sera enrichie par cette confrontation avec les usages qui peuvent en être faits. Il regrette en effet que les modèles narratologiques, souvent élaborés dans une démarche purement hypothético-déductive, aient «trop rarement été confrontés à des tests empiriques, de sorte que leur validité demeure le plus souvent douteuse».
Yann Vuillet et Bruno Védrines partent du constat selon lequel la narratologie reste d’actualité à l’école. Reste à interroger son sens, qui pour eux est double: le développement intellectuel de l’élève et sa compréhension des émotions. Il s’agit d’abord de renverser la hiérarchie académie-école: ce n’est pas la seconde qui doit ses matériaux et leurs développements à la première, ce serait bien plutôt à la scolarisation de leurs théories que les universitaires doivent la vitalité de celles-ci. Et de procéder ensuite à une explicitation par le terrain scolaire, afin de tordre le cou aux idées reçues selon lesquelles enseigner les techniques d’analyse du récit serait le signe d’une autosatisfaction théorique. À rebours de cette idée, ils estiment qu’«il vaut mieux partir d’un réel état des choses, sous peine de rêver la réalité plutôt que la décrire». Les auteurs s’appuient sur le modèle élaboré par Lev Vygotski pour rappeler la valeur des «concepts» enseignés, en particulier narratologiques. Dans une telle approche, ils soulignent que la question émotionnelle n’est pas absente de l’apprentissage conceptuel, tout simplement parce que l’émotion se conceptualise aussi, ce qui permet de la conscientiser et de la partager. L’enjeu central, rappellent-ils en conclusion, consiste à «se départir de rapports plus ou moins spontanés où s’encourt toujours le risque de confondre l’objet que l’on souhaite décrire avec l’effet qu’il a sur nous».
Jean-François Boutin se propose quant à lui d’élargir les corpus enseignés pour y inclure les productions transmédiatiques, jusqu’ici peu traitées dans le contexte scolaire, la narratologie contemporaine pouvant servir de levier pour permettre ce désenclavement. La nécessité d’adopter de nouveaux outils aptes à rendre compte de la nature hybride de ces productions transmédiatiques se pose en particulier au Québec, où les programmes scolaires semblent encore fortement alignés avec une narratologie classique très verbo-centrée. Assouplir le rapport à la théorie du récit implique-t-il aussi de remettre en question nos propres méthodologies? L’auteur le suggère en quittant les rivages prudents de l’analyse critique pour mettre en scène un sujet empêtré dans le labyrinthe des fictions transmédiatiques. Il s’agit dès lors d’en appeler à une plus forte adaptabilité des concepts théoriques face à une réalité fictionnelle qui se présente de plus en plus sous la forme d’expériences hybrides, foisonnantes et ultra-immersives, qui se révèlent réfractaires à une analyse fondée sur des outils critiques traditionnels. En somme, le rapport distancié (on pourrait dire: moderne) au concept est aujourd’hui insuffisant pour rendre compte de telles expériences, qui doivent se munir d’outils – y compris narratologiques – capables de répondre de cette hybridité en l’intégrant.
4. En guise de conclusion
Si la narratologie cesse d’être un épouvantail dans le domaine des recherches en didactique de la littérature, c’est sans doute parce que l’on commence à s’intéresser sérieusement à la notion de «réputation», en observant que celle de la narratologie n’est peut-être pas assez bonne, tandis que celle de la littérature l’est trop. Comme le montrent de récents travaux (Ronveaux et Schneuwly, 2018, et jusqu’à l’intervention de Y. Vuillet et B. Védrines dans ce dossier), l’enseignement de la littérature a été longtemps conditionné par la réputation littéraire des textes enseignés, et par son corollaire d’une fausse universalité, naturalisée, conduisant à une collusion d’initiés. Le rééquilibrage que ces travaux appellent de leurs vœux, pour s’émanciper d’une «sacralisation» de la littérature (Meizoz, 2023), rejoint la nécessité de réévaluer la réputation de la narratologie. Sans un changement profond de l’image de ce domaine de recherche dans les études littéraires, la didactique et l’enseignement du français, tout changement de fond demeurera impossible. L’ambivalence de Tzvetan Todorov est révélatrice sur ce point, car, comme le rappellent certains articles réunis dans ce dossier, il n’est pas seulement l’un des pionniers de la narratologie, il est aussi l’auteur de La littérature en péril (2007), ouvrage qui cumule ce double déséquilibre réputationnel: celui d’une littérature sanctifiée et d’une narratologie conspuée. Et si le «péril» est justement reconnu par quelques-uns des contributeur·ice·s de notre dossier comme étant lié à cette «analyse structurale» dont Torodov fut l’un des promoteurs (Todorov 2007: 23), «la littérature» serait à plaindre selon lui à cause d’une approche qui la priverait de «sens»:
Le lecteur ordinaire, qui continue de chercher dans les œuvres qu’il lit de quoi donner sens à sa vie, a raison contre les professeurs, critiques et écrivains qui lui disent que la littérature ne parle que d’elle-même, ou qu’elle n’enseigne que le désespoir. (Todorov 2007: 72)
Or ce «sens» évoqué par Todorov semble aujourd’hui bien difficile à admettre de manière unilatérale. Il le justifie par un principe téléologique hérité de Kant, selon lequel toute production narrative s’apparenterait à «un pas obligé de la marche vers un sens commun, autant dire vers notre pleine humanité» (p. 78). Il semble bien, plutôt, que l’on ait affaire à un effet implicite et inavoué de connivence (Gabathuler, Védrines & Vuillet 2019), dont on ne peut se satisfaire comme d’un donné universel, équitablement partagé. Délivré de cette connivence, le sens peut se remettre à exister, à condition de faire l’objet d’une reconstruction constante et communautaire dans les domaines de la scolarisation et de la médiation de la littérature. Ajoutons à cela le fait que Todorov, comme nombre d’universitaires spécialistes de critique littéraire (Gabriel, Gillain & Vrydaghs, 2020: 242), ne démontre aucune connaissance des travaux de didactique de la littérature, et nous pourrons en conclure que, sur le plan des rapports entre enseignement de la littérature et des théories du récit, ni la première ni les secondes ne sont en péril.
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Pour citer l'article
Gaspard Turin, Luc Mahieu, Raphaël Baroni, "Introduction n°6: Pour une théorie du récit au service de l’enseignement", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023https://www.transpositio.org/articles/view/introduction-n-6-pour-une-theorie-du-recit-au-service-de-l-enseignement
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