Raphaël Baroni a fait le choix de s’inscrire dans la tradition – aussi glorieuse que délaissée – des théoriciens de la littérature qui conjuguent un intérêt pour de nouvelles formes d’approches du texte littéraire et pour les processus de leur enseignement.
- n°1 Justifier l’enseignement de la littérature
- n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes
- n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature
- n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature
- n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée
- Sylviane Ahr - Entretien : "disputes" et justifications de l'enseignement de la littérature
- Bertrand Daunay - Recension : Baroni Raphaël (2017), "Les Rouages de l’intrigue"
- Judith Émery-Bruneau - D’un paradigme interprétatif à un paradigme critique : prolégomènes à une transformation des recherches en didactique de la littérature
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Recension : Baroni Raphaël (2017), "Les Rouages de l’intrigue"
Recension : Baroni Raphaël (2017), "Les Rouages de l’intrigue"
Raphaël Baroni a fait le choix de s’inscrire dans la tradition – aussi glorieuse que délaissée – des théoriciens de la littérature qui conjuguent un intérêt pour de nouvelles formes d’approches du texte littéraire et pour les processus de leur enseignement. Son dernier ouvrage, Les Rouages de l’intrigue1, s’emploie ainsi à penser à nouveau frais une question importante pour la théorie littéraire, celle de l’intrigue, tout en interrogeant la possibilité de son traitement scolaire. S’agissant de la réflexion didactique de l’auteur, précisons d’emblée qu’il s’y prend avec une modestie qui montre sa connaissance de la complexité des problèmes en jeu : c’est ce qui le distingue de nombre de littéraires qui, s’aventurant dans les questions de l’école, supposent tout en connaitre sans en rien étudier.
L’intérêt de Baroni pour l’enseignement scolaire de la littérature et son approche didactique est ancien, ce dont témoigne l’intéressant dossier qu’il a dirigé avec Antonio Rodriguez, Les passions en littérature, où se côtoient (plus qu’ils ne discutent à vrai dire) littéraires et didacticiens2. Le nouvel ouvrage poursuit donc une préoccupation constante, que confirment les remerciements liminaires et la préface demandée à Jean-Louis Dufays.
Cette alliance de deux préoccupations théoriques, littéraire et didactique, peut à elle seule laisser entrevoir l’intérêt que trouveront les lecteurs de Transpositio à Rouages de l’intrigue ; mais ce n’est pas la seule : l’ouvrage possède en effet, entre autres vertus, celle de donner une idée la plus claire possible de la conception que l’auteur propose de l’intrigue, reprenant l’essentiel de son magistral ouvrage sur la question, paru dix ans plus tôt3, tout en faisant le choix, par souci de clarté d’exposition et d’efficacité didactique, d’une triple réduction de son approche aux formes verbales, textuelles et littéraires du récit.
L’ouvrage veut aider à comprendre le ressort du plaisir que peut susciter chez le lecteur la tension narrative qui est comme le moteur de l’intrigue d’un récit. Traitant la question en narratologue, Baroni essaie de comprendre comment le récit peut intriguer le lecteur et comment ce dernier peut jouer le jeu de l’intrigue. Reprenant les anciennes théories littéraires et leurs développement récents, il les confronte aux apports d’autres disciplines, principalement la didactique, la philosophie morale et les sciences cognitives, pour expliquer la fonction et le fonctionnement de l’intrigue, dont «l’expérience esthétique» possèderait, selon l’auteur (p. 14), une «valeur anthropologique fondamentale».
Dans son essai de clarification conceptuelle, Baroni fait, dans sa première partie, un tour d’horizon historique des approches théoriques de l’intrigue, pour construire un solide réseau conceptuel qui permet de distinguer configuration du savoir sur les évènements narrés (qui, en donnant sens et forme à l’histoire, crée un effet de concordance dans la lecture) et intrigue, destinée à saisir le lecteur (et qui, par la tension qu’elle instaure, crée un effet de discordance). Cette distinction, établie non comme une dichotomie mais plutôt comme une polarité, fait apparaitre deux modalités de fonctionnement du récit – qui peut s’opérer aussi bien dans les récits fictionnels que factuels ; elle peut se projeter sur une autre distinction, entre récits mimétiques (tendanciellement intrigants) et informatifs (tendanciellement configurants), sachant par ailleurs que ces deux catégories (dont la distinction ne recoupe pas non plus celle entre récits factuels et fictionnels) peuvent bien sûr faire apparaitre (mais de façon tendanciellement variable) configuration et intrigue. La mise en intrigue n’est cependant pas qu’une affaire de stratégie textuelle (qui agence la séquentialité de l’histoire et celle du récit) mais une question d’interaction discursive, où le lecteur doit actualiser les potentialités du texte : le rôle du lecteur – de son interprétation au sens fort du terme – dans le fonctionnement de l’intrigue est l’un des apports principaux de l’approche de Baroni sur la question.
La deuxième des trois parties (dont la centralité est encore soulignée par le fait qu’elle porte le même titre que celui de l’ouvrage) investigue le fonctionnement de l’intrigue. La description des modalités de l’intrigue fait ressortir l’interaction entre la réticence qui s’observe dans la mise en texte de l’histoire et le travail cognitif du lecteur pour déjouer cette réticence afin de se représenter l’histoire, de manière évolutive et toujours un peu surprise : c’est cette interaction qui permet de comprendre l’effet esthétique de la mise en intrigue, sous la forme du suspense ou de la curiosité (il faut noter l’abandon, assez heureux, du concept de « fonction thymique », que proposait l’ouvrage antérieur, pour désigner la dimension affective de ces effets chez le lecteur). Enfin, se plaçant dans une logique fonctionnelle, qui veut identifier quelles fonctions peuvent – au moins virtuellement – remplir telle ou telle forme textuelle ou discursive, Baroni revisite quelques concepts saillants de la narratologie ou de la linguistique de l’énonciation, pour montrer comment les caractéristiques formelles du récit peuvent concourir à la dynamique de la mise en intrigue.
Cette dimension est ce qui fait l’apport le plus original de l’ouvrage par rapport aux travaux précédents de l’auteur, puisqu’elle n’avait pas été traitée dans l’ouvrage de 2007, La Tension narrative. C’est du reste l’intention didactique qui explique cet ajout : car même si Baroni s’abstient à juste titre de faire des propositions concrètes pour la classe, le choix d’articuler des notions nouvelles à celles qui relèvent d’une culture théorique partagée, associé aux analyses de textes proposées dans la troisième partie de l’ouvrage, donne à ses lecteurs les clés nécessaires à la conception d’outils pour penser l’enseignement de la question de l’intrigue. L’analyse de belle facture des textes singuliers choisis (Derborence de Charles Ferdinand Ramuz, Le Roi Cophetua de Julien Gracq, Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet) ne sonnent pas comme des applications, mais comme des ouvertures qui interrogent les ressorts de l’intrigue dans ces œuvres, en exploitant les outils théoriques construits mais en les associant à des modalités d’analyses (contextuelles, textuelles, intertextuelles) classiques.
Cette approche de la didactique, qui laisse aux acteurs de l’enseignement la responsabilité de le penser, est aux rebours d’une conception descendante et est l’une des formes que prend l’heureuse modestie de l’auteur en la matière. Pour autant, l’ouvrage n’est pas exempt de traces d’une conception applicationniste de la relation entre les théories littéraire et didactique. On les trouvait en germe dans Les passions en littérature. De la théorie à l’enseignement – dont le titre, comme celui de l’introduction, «Instruire par les émotions : théorie et didactique littéraires», dit assez cette conception d’une application de la théorie à la pratique et d’un cantonnement de la didactique à cette dernière, quand il s’agit de «transformer un propos théorique en une didactique de la littérature», pour reprendre les mots de l’introduction de ce même ouvrage. Dans Les Rouages de l’intrigue, cela se traduit par l’utilisation du syntagme «théorique et didactique» (p. 19), mais aussi par une utilisation abusive de l’expression «transposition didactique» (par exemple p. 19), puisqu’au rebours du concept didactique, élaboré au départ en didactique des mathématiques4et repris ensuite dans d’autres didactiques, il est question ici d’une application pratique de savoirs théoriques, sans égard pour la transformation de nature qu’opère le processus sur ces savoirs.
Peut-être pourrait-on aussi s’interroger sur le choix de reprendre au début du chapitre 2 (sous le titre «Premier et second degrés de la lecture») les dichotomies classiques avancées pour classer les modalités (scolaires ou non) de lecture. Que ces dichotomies aient été et soient encore reprises par des didacticiens (dont certains sont cités ici), n’empêche pas qu’elles reposent sur une fable – que j’avais, sans grand succès, tenté de déconstruire il y a vingt ans5, non pour laisser accroire que ces modalités «se rejoignent dans une conception “postmoderne” de la littérature» (pour reprendre les termes de Baroni, p. 50), mais tout simplement pour faire apparaitre leur inconsistance théorique. Une autre vision dichotomique se donne à voir dans le traitement de l’histoire de la théorie littéraire et de sa destinée scolaire (formalisme vs rhétorique, narratologie classique vs postclassique), dans le but d’opposer une ancienne approche, présentée comme négligente voire méprisante à l’égard de l’intrigue, et une nouvelle qui la revaloriserait. Outre la fonction rhétorique, bien connue dans l’écriture de recherche, d’une telle position dans la construction d’une niche, ce propos semble en fait obéir ici à un topos théorique (assez vivace en didactique) qui privilégie les excès de quelques épigones au détriment du travail de fond des théoriciens les plus marquants, dont une relecture permet d’interroger de telle dichotomies. Du reste, cela est illustré dans l’ouvrage même de Baroni, par les nombreuses citations qui, fussent-elle concédées et minorées, montrent combien les auteurs censés relever de l’ancienne théorie, peuvent aisément concourir à la nouvelle approche. Au point que l’ouvrage apparait finalement presque comme une contre-illustration de cet affichage de rupture : c’est plutôt la normale continuité théorique qui ressort de sa lecture.
Cela n’est pas le moindre gage du sérieux des Rouages de l’intrigue : dans une logique cumulative qui caractérise la pratique scientifique, il capitalise les apports les plus intéressants pour cerner son objet. Il le fait avec l’assurance du théoricien qui pense un objet complexe avec des outils qui ont fait leurs preuves mais qui demandent parfois à être à nouveau aiguisés ; il le fait avec le souci éthique de penser aux possibles usages sociaux (parmi lesquels les usages scolaires) des propositions avancées ; il le fait avec la préoccupation d’intéresser toujours son lecteur en l’intriguant, confirmant une fois de plus l’intuition de Greimas et Landowski selon laquelle les textes théoriques pouvaient être appréhendés comme de «petits récits6»…
Pour citer l'article
Bertrand Daunay, "Recension : Baroni Raphaël (2017), "Les Rouages de l’intrigue"", Transpositio, Conversations critiques, 2019https://www.transpositio.org/articles/view/recension-baroni-raphael-2017-les-rouages-de-l-intrigue
Voir également :
D’un paradigme interprétatif à un paradigme critique : prolégomènes à une transformation des recherches en didactique de la littérature
Lorsqu’on m’a demandé de jouer le rôle de grand témoin des 19es Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, organisée en Suisse à la Haute École Pédagogique de Lausanne du 21 au 23 juin 2018, la première question que je me suis posée fut : mais quelles sont les caractéristiques du discours d’un grand témoin? Comment préparer, puis réaliser cette prise de parole?
D’un paradigme interprétatif à un paradigme critique : prolégomènes à une transformation des recherches en didactique de la littérature
Lorsqu’on m’a demandé de jouer le rôle de grand témoin des 19es Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, organisée en Suisse à la Haute École Pédagogique de Lausanne du 21 au 23 juin 2018, la première question que je me suis posée fut: mais quelles sont les caractéristiques du discours d’un grand témoin? Comment préparer, puis réaliser cette prise de parole?
À partir de mes expériences passées comme auditrice de grands témoins, j’ai compris qu’il s’agit d’abord de dresser une synthèse, de faire un bilan de ce que j’ai observé pendant ces journées, mais aussi de donner mon point de vue sur ce que j’ai entendu, en fonction de mes connaissances, de mes ignorances, de mes biais, de mes attentes, de ma formation, de ma vision de la recherche en didactique de la littérature...
Nouvelles bifurcations dans le champ de la didactique de la littérature
Ces 19es Rencontres auront été marquées par plus ou moins 41 communications libres ou inscrites dans l’un des trois symposiums, deux tables rondes et trois conférences plénières.
La conférence d’ouverture a été donnée par Bertrand Daunay qui, d’entrée de jeu, a lancé la boutade suivante: «on ne dira rien de neuf sur cette question qui se répète sans cesse et qui remet encore en cause l’identité de notre champ de recherche», à savoir: peut-on considérer la didactique de la littérature comme une véritable discipline alors qu’elle demeure marquée par une triple rupture dans la circulation des savoirs, encore à sens unique, entre les études littéraires et la didactique de la littérature, soit: 1°l’absence de références à la didactique dans le champ des études littéraires; 2°la rareté des discussions sur les théories littéraires que nous reprenons dans nos travaux; 3°et l’autorité que nous semblons encore accorder aux théoriciens plutôt qu’aux didacticiens? Nous sommes donc encore dans une phase d’émergence du champ disciplinaire, a conclu Daunay. Et j’ajouterai, pour aller plus loin, que nos méthodologies et paradigmes de recherche dominants corroborent ce constat (j’y reviendrai).
Pour comprendre comment ont évolué les travaux en didactique de la littérature depuis vingt ans, j’ai procédé à une analyse de contenu de tous les résumés du programme de ces 19es Rencontres et comparé mes résultats à une analyse semblable faite par Bertrand Daunay et Jean-Louis Dufays (2007) il y a une dizaine d’années.
Daunay et Dufays avaient identifié les méthodes de recherche qui ont marqué les cinq premières années des Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature (de 2000 à 2005) en analysant les résumés de 157 communications qu’ils ont classés en fonction des types de recherches. Ils étaient arrivés aux mêmes constats que Georgette Pastiaux-Thiriat (qui, elle, en 1997, avait analysé les recherches publiées entre 1970 et 1984 et répertoriées dans la banque de données DAF). Ainsi, Daunay et Dufays ont constaté que les recherches théoriques dominaient (76/1391 – 55%), les recherches descriptives venaient en deuxième position (47/139 – 34%) et les recherches-actions en troisième place (16/139 – 11%). Quant à la recherche expérimentale, le pourcentage en était si faible qu’il n’était pas pris en compte dans les totaux.
Or, avec un thème portant sur la circulation des savoirs entre les recherches et les pratiques, nous assistons forcément à un revirement dans notre champ. En effet, depuis une dizaine d’années, les types de recherche se sont diversifiés; mais, surtout, les recherches de type action/formation/collaborative occupent désormais un espace manifeste dans nos travaux, car sur la quarantaine de communications du programme de ces 19es Rencontres, j’ai globalement relevé 21 recherches descriptives (dont celles de Christophe Ronveaux, de Stéphanie Genre et de Martin Lépine2), 17 recherches action/collaborative (dont celles d’Anne Leclaire-Halté et Luc Maisonneuve, de Florent Biao et Véronique Bourhis), deux recherches théoriques (celles de Raphael Baroni et de François Le Goff) et une recherche expérimentale. Il est donc fascinant et fantastique de constater que nous avons présenté quasiment autant de recherches collaboratives que descriptives, ce qui marque un virement non négligeable par rapport à ce qui s’est fait non seulement lors des 7 premières années des Rencontres, mais depuis près de 45 ans (pour remonter à l’analyse de Pastiaux-Thiriat). Alors à la boutade lancée par Daunay en conférence d’ouverture, je m’opposerai en rétorquant que oui, il y a du neuf dans notre champ de recherche: les types de méthodologie que nous choisissons se diversifient davantage.
Apports des 19es Rencontres
Après avoir travaillé sur des thèmes nourrissant davantage des réflexions littéraires que didactiques dont, à titre d’exemple, les Rencontres de 2017 sur l’altérité, celles de 2012 sur les patrimoines littéraires ou celles de 2008 sur le texte du lecteur, le thème pleinement didactique des 19es Rencontres soulève de nouvelles problématiques dans notre discipline, qui nécessitent de mettre en place des recherches de type action, formation, développement ou collaborative. Quatre nouvelles catégories de recherche ont marqué ces 19es Rencontres:
- les recherches qui ont pour objectif d’évaluer l’influence de la recherche collaborative sur les conceptions professorales, ainsi que sur les fondements épistémologiques sur lesquels ces conceptions reposent, comme les trois communications des membres de l’équipe Pratiques Effectives de la Lecture Analytique dans le Secondaire, en France et en Belgique (PELAS);
- celles qui s’intéressent à la manière dont certains genres (théâtre, poésie, roman, conte, BD) donnent lieu à des lectures, interprétations, usages différents selon la catégorie de récepteurs, comme les sept communications du symposium du Laboratoire de Recherche Interdisciplinaire en Didactique, Education et Formation (LIRDEF);
- les recherches qui décrivent les actions des chercheurs et des enseignants lors de formations continues (comme celles de Marie-Sylvie Claude ou de Suzanne Richard et Jacques Lecavalier);
- les recherches développement, dont les ingénieries didactiques et conceptions de leçons, de séquences d’enseignement ou d’activités (de lecture, d’écriture) sont élaborées conjointement par les chercheurs et les enseignants, ainsi que leur mise en œuvre, l’analyse des démarches expérimentées, l’analyse du travail collectif et des interactions occasionnées, afin de trouver un équilibre entre ce qui fait consensus, dissensus, etc. (comme celles d’Anne Leclaire-Halté et Luc Maisonneuve, de Marion Sauvaire et Stéphanie St-Onge ou de Florent Biao).
Nous pouvons évidemment expliquer cette forte présence des recherches action/collaboratives par le thème du colloque. Pourrait-on penser que ce type de recherche continue de se tailler une place de même importance aux côtés de nos recherches théoriques et descriptives? Qu’elles nous permettent de proposer des innovations à partir de nos observations des pratiques effectives des enseignants, des compétences lectorales, orales ou scripturales des élèves, des corpus enseignés, etc.? Cet engouement récent pour les recherches collaboratives témoigne-t-il d’un intérêt ponctuel qui ne marquera que quelques années de l’histoire de notre jeune discipline? Car, avouons-le, nous sommes encore en train d’explorer ces méthodologies, qui sont autant de propositions de dispositifs d’enseignement novateurs, voire même de formation de ces enseignants que nous jugeons « démunis » d’outils adéquats pour «améliorer leurs pratiques» —expressions que j’ai entendues à plusieurs reprises au fil des interventions. Je suis néanmoins convaincue que nous avons encore beaucoup de travail à faire sur la rigueur avec laquelle nous menons nos recherches. Et par «rigueur», je ne fais pas référence aux seuls critères de scientificité, plus chers aux positivistes, comme la neutralité, l’objectivité, l’universalité ou la vérité ; quand je pense à la rigueur de nos recherches, qualitatives pour la très grande majorité, je pense à notre subjectivité, notre intégrité, notre humilité, notre éthique de la recherche, nos responsabilités de chercheurs…
Deux points aveugles de la didactique actuelle de la littérature
Malgré ces travaux qui dynamisent la recherche en didactique de la littérature, j’ai relevé au moins deux points aveugles de notre champ de recherche: le paradigme de recherche dominant, qui contraste avec d’autres paradigmes parfois oubliés –en tout cas pour le moment; et le rôle crucial des formateurs qui interviennent dans la formation en didactique de la littérature.
Des paradigmes de recherche pas toujours avoués ou assumés
La très grande majorité des travaux de notre champ sont des recherches qualitatives, réalisées sur de petits échantillons, dans un temps plutôt restreint (données souvent recueillies en quelques jours, parfois répartis sur trois ou quatre ans). Nos recherches collaboratives sont ponctuelles et réalisées avec des enseignants généralement motivés, fiers de leurs pratiques d’enseignement, curieux de la recherche. Bref, nous réalisons nos recherches avec des enseignants volontaires, passionnés et ouverts, et plus rarement avec ceux qui en auraient peut-être davantage besoin —ou même l’envie, s’ils se trouvaient dans des contextes plus propices, avec des tâches moins lourdes ou du temps spécifique à disposition. Je pense à ces enseignants travaillant dans des contextes où leur quotidien se confronte à leurs idéaux pédagogiques et didactiques, dont la formation didactique ou littéraire peut nous paraitre limitée, voire insuffisante, ou dont les pratiques littéraires dotées d’autres visées que celles de leur enseignement font plus ou moins partie de leurs habitudes depuis qu’ils enseignent. Comment solliciter ces enseignants et les engager dans nos recherches collaboratives, afin qu’ils puissent mieux nous aider à comprendre leur réalité et qu’ils puissent aussi participer activement à leur formation continue? En d’autres mots, comment, en tant que chercheurs en didactique de la littérature, faire circuler les savoirs, de façon bidirectionnelle, à toutes les classes d’enseignants, pour tout le corps enseignant, et non à un groupe privilégié d’entre eux?
Peu de grandes enquêtes ou de recherches quantitatives ont été présentées lors de ce colloque —faute de moyens financiers, sans doute, pour être en mesure de traiter ces nombreuses données, mais peut-être aussi en raison de nos «choix épistémologiques» (Goigoux, 2001) et, j’ajouterai aussi, de nos choix politiques. Les paradigmes de recherche dominants en didactique de la littérature sont les paradigmes interprétatifs (nous voulons, par exemple, analyser la mise en œuvre d’un dispositif créé avec des enseignants; décrire les effets d’un corpus sur les capacités des élèves à comprendre une œuvre; expliquer l’effet d’une tâche sur le développement de compétences interprétatives). Le paradigme positiviste, au sein duquel on viserait à généraliser nos résultats en nous appuyant sur des données probantes pour prescrire et défendre des pratiques d’enseignement que nous jugerions efficaces en matière de lecture littéraire, par exemple, est un paradigme plutôt marginal dans nos travaux (et je m’en réjouis, car cela nous éloigne d’une uniformisation de la pensée des élèves et d’une normativité des pratiques d’enseignement de la littérature).
Quant aux paradigmes critiques,ils semblent peu affirmés et même absents de nos interventions. Ce sont pourtant ces paradigmes critiques qui forcent à orienter volontairement l’analyse de nos données selon un point de vue sociopolitique assumé et défendu3. Par exemple, pour faire l’analyse des corpus d’œuvres littéraires prescrites ou enseignées au secondaire, il s’agirait d’avoir recours: à la critique marxiste pour comprendre les classes sociales représentées dans les corpus enseignés et les effets que produisent les œuvres dans les représentations de la littérature qu’ont les élèves; ou à la posture féministe pour comprendre le poids du patriarcat sur les genres d’activités scolaires privilégiés par les enseignants; ou au postcolonialisme pour expliquer en quoi les corpus enseignés au Maroc, au Québec, à Haïti ou en Suisse sont fortement dominés par la littérature française, laissant dans l’ombre toutes les autres littératures étrangères, ce qui force à reproduire une vision de l’histoire de la littérature à travers l’histoire des conquérants plutôt que celle des vaincus. Pourtant, nos travaux sur la circulation des savoirs entre les modèles théoriques et les pratiques scolaires devraient nous amener, à mon avis, à ouvrir et à multiplier nos points de vue: ce parti pris influerait sur la manière dont nous analysons nos données et formulons nos conclusions, mais aussi, et surtout, jetterait une lumière neuve sur les conséquences des choix théoriques et méthodologiques que nous privilégions dans nos collaborations avec les enseignants, avec les élèves, avec les formateurs, avec les décideurs… et, plus largement, sur l’enseignement et l’apprentissage de la littérature, de la maternelle à l’université.
Bien honnêtement, ou naïvement, je m’interroge sérieusement sur la question des paradigmes dans les recherches en didactique de la littérature. Nous nous faisons pourtant un devoir d’expliciter les courants théoriques de recherche dans lesquels nous nous inscrivons (par exemple, du côté de la lecture subjective issue de la tradition d’Annie Rouxel ou de Gérard Langlade, ou de la lecture cognitive en poursuivant le travail de Jocelyne Giasson), mais les conséquences de nos choix, souvent idéologiques, sont rarement abordées, affirmées, assumées. Il me semble que nous osons peu explorer les motivations qui sont à l’origine de nos sujets de recherche et comment nous pourrions réfléchir plus en amont aux répercussions de nos choix sur l’apprentissage et, plus largement, sur la société: par exemple, pourquoi devrions-nous investir davantage dans la formation continue en didactique de la littérature –comparativement aux autres champs, comme celui de la psychoéducation ou de l’évaluation? Pourquoi souhaitons-nous faire lire plus de poésie aux enfants, pour en faire quoi en classe et pour former quels types de lecteurs, et de citoyens? Faire de l’ingénierie didactique avec les praticiens valide-t-il davantage nos résultats et, si oui, à quelles autres fins que celle d’être intégrés aux manuels et programmes? Bref, quelles sont les valeurs morales et humaines que nous défendons dans nos recherches, comme l’a déjà avancé Cordonier (2014 : 25)?
Bien que les retombées de nos recherches collaboratives, lors desquelles nous développons, mettons en œuvre, ajustons et validons des dispositifs avec les enseignants, soient nobles (après tout, nous voulons mieux former les élèves et développer davantage leurs compétences, contribuer à la réussite scolaire, mieux outiller les enseignants, innover, etc.), pourquoi développer ces dispositifs, sinon pour les valider et pouvoir les utiliser dans la formation des enseignants, actuels et futurs? Cela ressemble, à s’y méprendre, à une acculturation : on se persuade d’«aider» les enseignants, de leur «montrer» ce qui pourrait marcher, de leur «donner» les moyens d’y arriver —dans l’idée implicite, semble-t-il, qu’ils n’auraient pas pu y parvenir par eux-mêmes sans l’intervention du chercheur… Puis, nous autres didacticiens, nous quittons la classe et laissons les enseignants reproduire ces dispositifs validés ensemble.
Même s’il peut y avoir circulation des savoirs entre quelques enseignants et une équipe de recherche, en quoi cette collaboration transforme-t-elle réellement et, surtout, de façon pérenne ces pratiques des enseignants qui ne semblent guère avoir changé depuis 30 ans (Chartrand et Lord, 2013) —ce que plusieurs d’entre nous ont encore souligné dans leurs interventions? Qu’est-ce qui fait que les enseignants ne peuvent pas, selon plusieurs communications entendues lors de ces Rencontres, prendre par eux-mêmes suffisamment de recul sur leur pratique, avoir le temps de mieux s’informer et s’outiller pour devenir des praticiens-chercheurs affranchis, capables de mettre en place leur propre communauté d’apprentissage professionnelle?
Qu’on le veuille ou non, et même avec notre meilleure volonté, la circulation des savoirs entre les acteurs des recherches de type action/formation/collaborative demeurent encore verticale et alimente une logique de reproduction. Comme chercheurs, nous demeurons en position d’autorité symbolique, puisque nous représentons l’institution universitaire, la figure de l’expert, celle qui porte la posture épistémologique ou l’idéologie. C’est donc pour rendre la circulation des savoirs plus horizontale que je nous encourage, et je m’inclus évidemment, à partager et à discuter davantage de nos faiblesses, de nos biais, de nos limites, de nos inquiétudes, de la manière dont nos propres subjectivités teintent nos analyses; à agir avec humilité, intégrité, éthique, et de continuer à nous auto-évaluer et à coévaluer nos travaux afin d’en connaitre les effets sur le rapport aux savoirs des enseignants, élèves, formateurs, concepteurs de manuels, etc. Bref, à être encore plus conscients et critiques de ce que nous faisons, pour ajouter à notre paradigme interprétatif dominant ce paradigme critique assumé.
Des acteurs à étudier : les formateurs d'enseignants et les chercheurs (nous!)
Les postures que nous valorisons ont forcément des impacts sur la formation en recherche que nous prodiguons à nos étudiants des cycles supérieurs, mais aussi sur notre manière d’agir dans les formations initiales et continues auxquelles nous participons tous en tant que formateurs en didactique de la littérature. Quelles sont nos actions en tant que formateurs et formatrices en didactique de la littérature? Quelles sont les conséquences de nos recherches collaboratives, théoriques et descriptives sur la formation des formateurs? Rappelons qu’il n’y a pas de formation professionnelle spécifique pour devenir formateur en didactique de la littérature, sinon d’être doctorant ou d’avoir soutenu une thèse en lettres ou en didactique. Or, nos parcours sont variés et influencent évidemment nos conceptions de la disciplination (Schneuwly et Hofstetter, 2017): nous sommes littéraires ou linguistes de formation qui œuvrent désormais en didactique, ou des enseignants expérimentés devenus chercheurs, ou des doctorants se formant à la recherche et s’autoformant à la formation… Notre dénominateur commun tient à ce que, didacticiens de la littérature, nous sommes des chercheurs, mais aussi des formateurs: nous nous formons avec les textes théoriques que nous lisons, avec les communications scientifiques auxquelles nous assistons, avec les recherches que nous menons, avec nos expériences personnelles du terrain, etc. Mais comment nous dédoubler pour nous mettre à distance de nous-mêmes ? Je nous invite en effet à passer d’un paradigme interprétatif à un paradigme critique, même vis-à-vis de nos propres pratiques d’enseignement et de formation.
C’est pour moi un point aveugle important à souligner, car je n’ai pas été témoin pendant ces Rencontres de recherches descriptives ou collaboratives qui interrogeaient par exemple les pratiques d’enseignement de ceux qui donnent les cours de didactique de la littérature dans nos universités ou hautes écoles pédagogiques (bien que j’aie entendu plusieurs interventions parler des réactions des élèves ou étudiants à l’égard de dispositifs de recherche). Quelles sont nos conceptions de la didactique de la littérature? Quels sont les savoirs que nous convoquons dans nos cours et de quels courants théoriques et idéologiques sont-ils issus? Quels sont les tâches et dispositifs que nous privilégions pour former nos étudiants à l’enseignement de la littérature4? Quelles sont les évaluations que nous imposons à nos étudiants pour mesurer leurs connaissances et leurs compétences en didactique de la littérature –puis comment évaluons-nous leurs travaux et examens? Qu’est-ce que nous institutionnalisons dans ces formations? Bref, quelles sont nos pratiques pédagogiques et didactiques et quelle est notre influence dans cette autre circulation des savoirs? A-t-on une culture commune de formation en didactique de la littérature qui définirait plus clairement les pourtours de notre discipline?
Une fois que nous connaitrons mieux les pratiques de formation en didactique de la littérature, nous pourrons ensuite être critiques vis-à-vis de nous-mêmes et nous demander pourquoi nous agissons de la sorte. Pourquoi choisissons-nous de faire lire tel texte plutôt que tel autre dans nos cours de didactique de la littérature? Pourquoi décidons-nous de présenter tels résultats de recherche et évitons-nous de mentionner telle autre recherche dans nos cours? Quels sont les sujets de mémoire ou de thèse que nous acceptons ou refusons, et quelles raisons en donnons-nous à nos étudiants? Il me semble qu’ajouter ces interrogations aux questionnements de la didactique de la littérature contribuerait à faire mûrir notre jeune discipline.
Bibliographie
Chartrand, Suzanne et Lord, Marie-Andrée (2013), «L’enseignement du français au secondaire a peu changé depuis 25 ans», Québec français, 168, 86-88. En ligne, URL: https://www.erudit.org/en/journals/qf/2013-n168-qf0476/68675ac/
Cordonnier, Noël (2014), «Questions critiques, et donc constructives, sur la recherche en didactique du français», Littérature, langue et didactique. Hommages à Jean-Louis Dumortier, Namur, Presses universitaires de Namur.
Daunay, Bertrand et Dufays Jean-Louis (2007) « Méthodes de recherche en didactique de la littérature », Lettre de l’AIRDF, 40, 8-13. En ligne, URL: https://www.persee.fr/doc/airdf_1776-7784_2007_num_40_1_1730
Goigoux, Roland (2001), «Recherche en didactique du français: contribution aux débats d’orientation», In Marquilló Marruy, M. (dir.), Questions d’épistémologie en didactique du français (langue maternelle, langue seconde, langue étrangère), Poitiers, Les Cahiers FORELL-Université de Poitiers, 125-132.
Schneuwly, Bernard et Hofstetter, Rita (2017), «Forme scolaire, un concept trop séduisant?» in A. Dias-Chiaruttini et C. Cohen-Azria (éd.), Théories – didactiques de la lecture et de l’écriture. Fondements d’un champ de recherche en cheminant avec Yves Reuter, Villeneuve-d’Ascq, Septentrion.
Pour citer l'article
Judith Émery-Bruneau, "D’un paradigme interprétatif à un paradigme critique : prolégomènes à une transformation des recherches en didactique de la littérature", Transpositio, Conversations critiques, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/d-un-paradigme-interpretatif-a-un-paradigme-critique-prolegomenes-a-une-transformation-des-recherches-en-didactique-de-la-litterature
Voir également :
Pour des concepts narratologiques intelligibles et utiles pour l’enseignement : schéma quinaire et focalisation en débat
Dans le champ de la didactique de la littérature, l’attention portée aux expériences des sujets lecteurs a eu le mérite de revaloriser des rapports aux textes plus personnels et passionnels, moins inféodés à des techniques d’analyse qui risqueraient de nous détourner de l’essentiel, c’est-à-dire du plaisir esthétique et de l’expérience immersive où se jouent certainement certains enjeux éthiques fondamentaux des fictions narratives.
Pour des concepts narratologiques intelligibles et utiles pour l’enseignement : schéma quinaire et focalisation en débat
Dans le champ de la didactique de la littérature, l’attention portée aux expériences des sujets lecteurs a eu le mérite de revaloriser des rapports aux textes plus personnels et passionnels, moins inféodés à des techniques d’analyse qui risqueraient de nous détourner de l’essentiel, c’est-à-dire du plaisir esthétique et de l’expérience immersive où se jouent certains enjeux éthiques fondamentaux des fictions narratives. En dépit de son indéniable intérêt, cette orientation sur la dimension expérientielle ou subjective de la lecture a eu néanmoins la fâcheuse conséquence de marginaliser les réflexions portant sur les outils d’analyse qui relèvent de la poétique ou, plus précisément, de ce courant de la théorie littéraire identifié comme la narratologie. Dans le champ de la didactique, on risque en effet de considérer la théorie du récit avec méfiance du fait de sa réputation formaliste et de son lien supposé avec un paradigme structuraliste jugé caduque et desséchant pour la lecture. Cela explique en partie le peu d’attention porté au travail de transmission d’un outillage conceptuel qui vise pourtant à enrichir le commentaire des œuvres, et quand bien même ce genre d’enseignement demeure fréquent, et même souvent central dans les plans d’étude actuels, surtout au niveau des deuxième et troisième cycles1. Si l’on accepte le principe selon lequel l’analyse textuelle ne saurait se satisfaire d’un commentaire purement intuitif ou subjectif2, il est étrange que l’on ne se préoccupe pas davantage, notamment au niveau de la formation des enseignant·e·s, de la nature de ces outils et de la manière dont ils sont enseignés, comme si l’affaire était entendue depuis longtemps, et qu’il suffisait de se reposer sur un corpus notionnel usuel et des définitions standardisées3.
Toutes les conditions sont donc réunies pour produire une dangereuse circularité fondée sur un recyclage non problématisé de savoirs acquis sur le tas, à travers l’enseignement obligatoire et post-obligatoire, la lecture de quelques «classiques» de la théorie (surtout Genette), d’ouvrages de synthèses ou de manuels. Tout au plus, les futurs enseignant·e·s sont-ils/elles mis en garde contre un excès de formalisme, comme si théorie et plaisirs esthétiques étaient nécessairement antinomiques. Mais si l’on accepte de voir la narratologie non comme un «moment» de l’histoire de la théorie littéraire, mais bien comme une discipline à part entière, à l’instar de la linguistique ou de la stylistique, c’est-à-dire comme un courant de pensée traversé par différents paradigmes épistémologiques et par des débats parfois intenses entre des positions antagonistes, peut-être découvrira-t-on que cette dernière offre des ressources critiques beaucoup plus riches que les notions figées dont héritent les enseignant·e·s. N’est-il pas alors dommageable de faire l’économie d’une réflexion didactique sur le choix des notions enseignées, et notamment sur leur utilité et la clarté de leurs définitions ? La qualité des échanges portant sur les expériences éthiques ou esthétiques des sujets lecteurs ne dépend-elle pas, au moins en partie, de la qualité des outils qui peuvent être mobilisés dans la discussion, que ce soit pour produire des étayages argumentatifs ou pour offrir un éclairage inédit sur les œuvres ?
Cet article vise à mettre en discussion deux concepts fondamentaux de la théorie littéraire pour en évaluer la valeur didactique et en proposer une mise à jour, de sorte qu’ils gagnent en clarté et en efficacité pour le commentaire de texte. Je prendrai comme cas emblématiques les notions de schéma quinaire et de focalisation, pour montrer comment des paradigmes alternatifs offrent des perspectives intéressantes pour l’enseignement en réglant certains malentendus tenaces et en accroissant considérablement l’intelligibilité et le pouvoir heuristique de ces concepts. On verra que la familiarité apparente de cette terminologie, qui a été standardisée par les ouvrages de synthèse, les manuels et les institutions scolaires, dissimule en fait des définitions instables, qui s’inscrivent dans un long débat épistémologique et critique.
On proposera d’une part de soigneusement distinguer la focalisation de la construction textuelle du point de vue, et l’on montrera d’autre part que la mise en intrigue ne se résume pas nécessairement à un schéma quinaire décrivant la trame des événements racontés. On verra enfin, sur la base de nouvelles définitions, les liens qui peuvent être tissés entre focalisation et intrigue, la dynamique de cette dernière reposant autant sur la structure des événements racontés que sur la gestion des informations mises à disposition du lecteur.
La discussion abordera également la manière dont l’étude de ces mécanismes narratifs peut être associée à des expériences éthiques et esthétiques qui constituent des objectifs centraux dans les plans d’études actuels. La conclusion reviendra sur l’intérêt d’acquérir des compétences théoriques dans le cadre des études littéraires. J’essayerai de montrer que la narratologie contemporaine, qui ne se situe pas en rupture avec l’héritage formaliste, mais qui en perfectionne les outils, en élargit la portée et en redéfinit les usages, demeure une ressource incontournable pour les enseignant·e·s et les apprenant·e·s.
1. La narratologie à l’épreuve de l’enseignement de la littérature
Ainsi que l’affirme Yves Reuter, l’entrée de la narratologie dans les pratiques enseignantes s’est faite dans une période antérieure à l’essor de la didactique de la littérature, ce qui a eu des conséquences plus ou moins fâcheuses. Il souligne en particulier une tendance à l’applicationisme, une dogmatisation de la théorie, des confusions notionnelles et une occultation des débats internes et externes à la discipline aboutissant à un figement des concepts (Reuter 2000 : 10). Pour dresser un inventaire des concepts qui ont été transférés du champ de la théorie à celui de l’enseignement, il faudrait idéalement mener une enquête de terrain auprès des enseignant·e·s, en leur demandant de détailler les outils mobilisés pour le commentaire de textes, voire ceux qui font l’objet d’un apprentissage spécifique à telle ou telle étape de la formation. De manière plus simple, on peut dresser un état des lieux des concepts présentés dans les manuels scolaires et les principaux ouvrages de synthèse, en supposant que ces derniers ont plus de chances que les autres d’entrer dans les pratiques enseignantes. Dans le cadre de cet article, je me suis basé sur un corpus de quatre ouvrages de synthèse largement diffusés : Le Récit de Jean-Michel Adam dans la collection «Que sais-je ?» (1996, première édition en 1984), L’Analyse des récits d’Yves Reuter dans la collection «128» (2016, première édition en 1997), Le Roman. Des théories aux analyses de Gilles Philippe dans la collection «Mémo» (1997) et L’Analyse des récits de Jean-Michel Adam et Françoise Revaz dans la collection «Mémo» (1996).
Dans ce corpus, et dans les manuels qui en dérivent, aux premiers rangs des concepts importés du structuralisme, on trouve le schéma quinaire et le schéma actantiel, qui sont censés décrire la structure temporelle du monde raconté et les fonctions narratives des personnages. À cela s’ajoute les désormais classiques typologies établies par Genette dans Discours du récit (2007, première édition en 1972) : typologie de la «voix» (narrateurs homo-/hétéro-/intra-/extra- diégétiques), typologie du «mode» (focalisation interne, externe ou zéro) et organisation de la temporalité, en particulier les paramètres qui définissent l’ordre (analepse/prolepse) et la durée (pause/scène/sommaire/ellipse), plus rarement la fréquence (singulative, itérative).
Sur un plan plus linguistique, on trouvera encore l’opposition entre récit et discours4 dérivée des travaux de Benveniste (1966), qui peut servir à distinguer les passages narratifs articulés autour du passé simple des dialogues, dont le temps pivot est généralement le présent et où l’on retrouve l’appareil formel de l’énonciation. On peut aussi se servir de cette opposition pour expliquer la différence entre les récits narrés au passé simple (énonciation dite «coupée» du narrateur) et les récits dont le temps pivot est le passé composé (énonciation dite «liée» au narrateur). Importé des travaux de Weinrich (1973), il arrive encore que l’on distingue entre premier plan et arrière-plan du récit, ce dernier correspondant aux énoncés à l’imparfait renvoyant aux descriptions, commentaires ou actions secondaires. On mentionnera enfin la distinction établie par Jean-Michel Adam (1997) entre différents prototypes de séquences textuelles, qui peuvent se combiner de manière plus ou moins complexe dans un roman : narration, description, dialogue, explication et argumentation.
On peut faire l’hypothèse que le recours à la narratologie et à la linguistique a longtemps présenté deux avantages symboliques dans la classe de littérature. D’une part, en accord avec l’idéologie qui sous-tend la notion de «lecture littéraire5», la scientificité apparente de ces schémas et d’une terminologie spécialisée renforcent le sentiment de légitimité des enseignant·e·s, qui se donnent pour mission de transmettre des compétences supposées élever les apprenant·e·s au-dessus de la paraphrase, du sens commun ou de la pratique de la lecture dite «ordinaire6». D’autre part, cet appareillage critique fournit un savoir qui peut faire l’objet d’une évaluation d’acquis de compétences selon des procédures normalisées. On peut vérifier assez aisément que des notions telles que le schéma quinaire ou la focalisation ont été comprises et correctement appliquées pour interpréter tel ou tel texte, ce qui fournit des critères objectifs pour vérifier si une compétence est acquise ou non.
Mais ces bénéfices apparaissent de plus en plus superficiels, pour ne pas dire fallacieux, à mesure qu’évolue notre compréhension de la manière dont la littérature enrichit l’existence des apprenant·e·s, que ce soit sur un plan langagier, esthétique ou même éthique7, ce qui constitue un enjeu majeur dans le contexte actuel de crise des études littéraires8. L’idée qu’il existerait une lecture littéraire, que l’on associe à un apprentissage guidé, a fait l’objet de critiques répétées, notamment du fait de son soubassement idéologique, qui promeut une forme d’élitisme et dévalue d’autres rapports au texte, comme la lecture participative et immersive (Daunay 1999 ; 2002 ; Rouxel & Langlade 2004 ; David 2012 ; Bemporad 2014 ; Daunay & Dufays 2016 ; Dufays 2017). Ainsi que l’explique Chiara Bemporad:
L’articulation entre les distinctions opérées dans le champ de la didactique des littératures et l’analyse des témoignages de lecteurs réels a permis de réviser les manières traditionnelles de considérer les dichotomies entre différentes lectures, et de confirmer à quel point le plaisir joue un rôle clé pour briser ces oppositions. Une telle approche permet un décloisonnement des représentations, attitudes et actions qui ne peut être que bénéfique pour la didactique de la littérature. (Bemporad 2014 : 80)
À une époque où le sujet lecteur est revalorisé et où les plans d’études accordent une place croissante au plaisir esthétique9, les approches formalistes ont été placées sous le signe du soupçon. Todorov, pourtant l’un des pionniers de la narratologie, s’est ainsi fait l’auteur, il y a une douzaine d’années, d’une mise en garde relativement sévère:
Il est vrai que le sens de l’œuvre ne se réduit pas au jugement purement subjectif de l’élève, mais relève d’un travail de connaissance. Pour s’y engager, il peut donc être utile à cet élève d’apprendre des faits d’histoire littéraire ou quelques principes issus de l’analyse structurale. Cependant, en aucun cas l’analyse de ces moyens d’accès ne doit se substituer à celle du sens, qui est sa fin. (Todorov 2007 : 23)
Reuter suggère néanmoins qu’il ne faudrait pas «jeter le bébé avec l’eau du bain» (2000 : 7), car l’outillage narratologique demeure selon lui une ressource importante pour l’étude de la littérature. Elle permet notamment de socialiser l’expérience esthétique en fournissant un étayage de l’interprétation sous forme de procédures objectivées. Bertrand Daunay ajoute quant à lui que:
mettre en cause une entreprise de négation de certains rapports au texte littéraire n’est pas prôner un retour à un subjectivisme empiriste dans l’approche scolaire des textes littéraires : un danger guette toujours, qui est celui d’un empirisme spontanéiste, qui négligerait la nécessité didactique de la construction d’outils conceptuels pour la lecture. (Daunay 2007 : 46-47)
On constate par ailleurs que dans le plan d’études romand actuellement en vigueur, l’un des objectifs du deuxième cycle consiste à être capable de décrire les moyens verbaux par lesquels un auteur parvient à «ménager le suspense» ou à «influencer le lecteur10». Il ne s’agit donc pas seulement d’exprimer un rapport subjectif au texte, mais aussi d’être capable de rendre compte de la manière dont l’intérêt narratif est suscité et d’objectiver les vecteurs d’immersion qui orientent notre rapport à la fiction. En plus d’enrichir le plaisir esthétique des apprenant·e·s et de développer leur sens critique face aux usages sociaux des discours narratifs11, cela permet aussi d’ouvrir une porte en direction d’une réappropriation de ces rouages narratifs, qui peuvent être actualisés lors de productions orales ou écrites, voire non verbales. La narratologie contemporaine apparaît alors comme une ressource pertinente, d’autant plus que les approches dites « postclassiques » (Patron 2018) ne se limitent plus à dresser des typologies formelles, mais accordent une place croissante à l’ancrage linguistique des phénomènes, à la transmédialité, à la rhétorique et aux effets de lecture, offrant ainsi de nouveaux leviers pour éclairer les mécanismes narratifs et cognitifs qui entrent en jeu dans la lecture.
Toutefois, ainsi que le préconise Reuter, avant de se pencher sur ces outils, il convient de répondre au préalable à quelques questions trop rarement posées : «Quels savoirs pour qui? (chercheurs? formateurs? enseignants? élèves?) et pour quoi?» (2000 : 9). En première approximation, j’avancerai que la confrontation de la théorie du récit avec la pratique du commentaire de texte en classe fait apparaître deux risques majeurs:
- - l’enseignant·e mobilise un concept apparemment facile à expliquer, mais son rendement est discutable pour l’interprétation du texte;
- - l’enseignant·e recourt à un concept potentiellement utile, mais tellement difficile à expliquer que son usage pour le commentaire de texte apparaît malaisé.
De telles situations posent la question de la pertinence d’acquérir ou d’enseigner un appareillage critique dont la définition apparaît obscure ou le gain pour l’interprétation discutable. Mais ces difficultés peuvent aussi avoir une valeur heuristique, dans la mesure où elles devraient être considérées comme le symptôme d’un défaut de la théorie, ce qui devrait nous encourager à la réformer. Théorie et enseignement ne sont pas deux champs d’activités liés par un rapport de transfert unilatéral, mais bien deux pratiques qui se nourrissent mutuellement, dans un cercle que l’on peut espérer vertueux pour autant que l’on accepte de ne pas figer les concepts hérités du passé.
Pour sortir de ce figement conceptuel, je tenterai en premier lieu de retracer les débats internes à la théorie du récit. Sur ce plan, la vive controverse actuelle portant sur le statut «optionnel» du narrateur (Patron 2009) doit être vue comme la partie émergée d’un champ de bataille théorique beaucoup plus vaste, la narratologie étant loin de s’être figée dans un dogmatisme hérité des pères fondateurs structuralistes, contrairement à une idée reçue encore tenace. Aujourd’hui, aucune des notions narratologiques fondamentales que j’ai mentionnées au début de cet article, dont on peut supposer qu’elles sont encore mobilisées dans les classes de littérature, ne sauraient être considérées comme complètement stabilisées. Elles font toutes l’objet de discussions plus ou moins animées et sont sujettes à diverses formes de perfectionnement, qui peuvent être liées à l’émergence d’un nouveau paradigme, à une meilleure description linguistique des phénomènes, ou aux perspectives offertes par une approche comparée des médias.
Ainsi qu’indiqué plus haut, dans le cadre restreint de cette étude, j’exposerai d’abord les principales divergences dans la définition des notions de focalisation et d’intrigue. Dans un deuxième temps, je m’interrogerai sur l’intérêt didactique de recourir à tel ou tel concept et sur les éventuelles difficultés inhérentes à leur usage en classe. On verra que la standardisation de la définition de ces deux notions illustre de manière exemplaire les dangers précédemment cités : définition flottante et/ou concept à faible valeur heuristique. Dans un troisième temps, j’essaierai de proposer une redéfinition de ces concepts, qui sera pensée pour être aisément transposable en classe, tout en offrant le meilleur potentiel pour enrichir les commentaires des œuvres.
Cet article vise en premier lieu à offrir aux enseignant·e·s un appareillage théorique clairement défini et facilement transposable dans les classes de littérature, mais il s’adresse également aux formateurs de formateurs, car ces derniers sont les mieux placés pour briser un cercle vicieux qui a figé pendant plusieurs décennies la théorie du récit, en la réduisant à un inventaire d’outils plus ou moins obsolètes, mal définis ou dont l’utilité finit par apparaître douteuse. Il s’agit de montrer, en levant un certain nombre de difficultés conceptuelles, que la théorie du récit, trop souvent considérée comme une technique desséchante ou désuète, ouvre au contraire une porte sur ce qui fait le sel des œuvres, tout en développant des compétences transférables qui justifient pleinement l’intérêt des études littéraires dans la formation obligatoire et post-obligatoire.
2. Intrigue et schéma quinaire
2.1. Aperçu des débats théoriques
Le premier constat que l’on peut dresser concernant la notion d’intrigue est celui du contraste étonnant entre une très forte standardisation de sa définition dans le contexte scolaire et l’instabilité de sa définition dans l’histoire de la théorie.
Du côté de la didactique, l’intrigue est presque toujours présentée sous la forme d’un schéma quinaire (Adam 1996 : 90 ; Adam 1997 : 51-56 ; Revaz 1997 : 163-195 ; Reuter 2016 : 22). Ainsi que le rappelle Reuter (2016 : 22-23), cette structure est née de la simplification et de la généralisation par Paul Larivaille (1974) de la représentation séquentielle du conte merveilleux que l’on devait aux travaux du formaliste russe Vladimir Propp (1970). Ce schéma a été ensuite popularisé par la linguistique textuelle (Adam 1997 : 54) et relayé dans la plupart des ouvrages de synthèse (Adam 1996 : 85 ; Reuter 2016 : 24 ; Adam & Revaz 1996 : 67). On rappellera que cette définition présente l’intrigue comme une séquence hiérarchisant cinq étapes dans le déroulement d’une histoire: une situation initiale s’oppose symétriquement à une situation finale (qui définit les états transformés par les événements racontés), un noyau narratif est formé par le couple nœud-dénouement (ou complication-résolution), et une action ou une évaluation –Reuter parle de dynamique (2016 : 24)– constitue le procès qui doit conduire du nœud au dénouement.
Il faut remarquer que cette définition, en dépit de son formalisme, est souvent présentée comme renvoyant à une conception «dynamique» de l’intrigue. Ainsi que l’affirme Adam : «Pour qu’il y ait récit, il faut que cette temporalité de base soit emportée par une tension : la détermination rétrograde qui fait qu’un récit est tendu vers sa fin (t + n), organisé en fonction de cette situation finale» (1996 : 87 ; aussi dans Adam 1997 : 46). Toutefois, il convient de préciser que s’il y a dynamisme, ce dernier se situe au niveau de la logique des événements racontés, et non au niveau de l’effet de la mise en intrigue sur le récepteur. La tension qui caractérise sémantiquement l’histoire racontée peut éventuellement se prolonger en effet esthétique, c’est-à-dire en tension ressentie dans la lecture, mais elle repose avant tout sur un codage de l’action lié au destin des personnages. Adam et Revaz précisent d’ailleurs qu’il est important de ne pas confondre la tension dramatique «notion essentiellement sémantique» avec la structure d’intrigue «notion purement compositionnelle» (Adam & Revaz 1996 : 68).
En dépit de la standardisation de l’intrigue que l’on observe dans le domaine de l’enseignement, il existe bien d’autres manières de définir cette notion, à tel point que dans le Cambridge Companion to Narrative, Hans Porter Abbott estime que le terme «plot» est «encore plus insaisissable que celui de récit, l’un comme l'autre étant à ce point polyvalents et approximatifs dans leur signification, et en fait tellement vagues dans leur usage ordinaire, que les narratologues évitent le plus souvent de les utiliser» (Abbott 2007 : 43, m.t.). Le constat est le même chez Hilary Dannenberg, qui souligne en revanche la centralité de cette problématique:
Malgré l'apparente simplicité de l'objet auquel elle se réfère, l'intrigue est l'un des termes les plus insaisissables de la théorie du récit. Les narratologues l'utilisent pour se référer à une variété de phénomènes différents. La plupart des définitions de base du récit butent sur la question de la séquentialité, et les tentatives répétées de redéfinir les paramètres de l'intrigue reflètent à la fois la centralité et la complexité de la dimension temporelle du récit. (Dannenberg 2005 : 435, m.t.)
Dans les limites de cet article12, je me contenterai de mentionner une conception alternative au schéma quinaire, très répandue dans les approches rhétoriques ou cognitives, qui me semble particulièrement apte à renouveler l’enseignement du fait de ses affinités avec le paradigme de l’interactionnisme socio-discursif, qui a fait ses preuves dans le champ de la didactique des langues et de la littérature.
Pour faire ressortir le point crucial du recadrage qu’il s’agit d’opérer, on peut affirmer, à la suite de Richard Pedot, que les récits «ne peuvent être réduits au schéma chrono-logique de l’intrigue sans laisser échapper ce qui en fait la force, la capacité d’intriguer» (2008 : 25). Dans le prolongement de la poétique aristotélicienne, l’approche que j’appellerai désormais rhétorique consiste donc à affirmer que:
la forme de l'intrigue — dans le sens de ce qui la rend utile au sein d'un objet artistique spécifique — c'est plutôt son «mécanisme» ou son «pouvoir», comme la forme de l'intrigue dans une tragédie, par exemple, est la capacité de sa séquence d'action unifiée d'effectuer, par l'effet de la pitié ou de la peur, une catharsis de ce genre d'émotions. (Crane 1952 : 68)
Jean-Paul Bronckart a défendu une conception de l’intrigue très similaire en rapprochant cette dernière de la planification discursive monogérée, qu’il compare à un arc de tension, à l’instar des modèles scénaristiques enseignés à Hollywood:
L’effet attendu de la planification monogérée peut être visualisé par une feuille de papier que l’on fait bomber en son milieu ; l’importance de la déclivité produite figure l’intensité de la tension obtenue, et en conséquence l’aspect spectaculaire de la résolution ou de la chute ; si la déclivité est insuffisante, le texte sera considéré comme «plat», sans tension, sans «relief». (Bronckart 1985 : 51)
Une telle approche revient par conséquent à mettre au premier plan le dialogisme de la séquence narrative, qui repose sur l’alternance d’un nœud, qui noue une tension, et d’une résolution, qui la dénoue:
S’il est rarement posé comme tel, le statut dialogique de la séquence narrative est néanmoins évident. Comme nous l’avons montré, qu’elle soit ternaire, quinaire ou plus complexe encore, cette séquence se caractérise toujours par la mise en intrigue des événements évoqués. Elle dispose ces derniers de manière à créer une tension, puis à la résoudre, et le suspense ainsi établi contribue au maintien de l’attention du destinataire. (Bronckart 1996 : 237)
Contrairement à Jean-Michel Adam, qui fonde le schéma quinaire sur une description renvoyant à la chronologie de l’histoire racontée, Bronckart précise par ailleurs que cette mise en tension du récit par la mise en intrigue se situe clairement au niveau de l’organisation du discours narratif, ou de ce que l’on appellerait en rhétorique classique la dispositio:
Tomachevski distinguait la FABLE et le SUJET, Genette l’HISTOIRE et le RÉCIT, Fayol le NARRÉ et la NARRATION, et on assimile fréquemment à cette distinction celle qui existerait entre l’INVENTIO et la DISPOSITIO de la rhétorique classique (il serait d’ailleurs plus pertinent d’opposer à ce niveau la COMPOSITIO à la DISPOSITIO). Telles que nous venons de les définir, les opérations de planification ont manifestement trait au versant «disposition superficielle» de ces couples conceptuels ; les moules superstructurels concerneraient donc exclusivement le SUJET, le RÉCIT, la NARRATION ou la DISPOSITIO. (Bronckart 1985 : 51)
Dans le prolongement de cette approche, j’ai proposé de considérer la tension narrative comme constituant l’élément fondamental déterminant la dynamique et la structuration de la mise en intrigue:
la tension est le phénomène qui survient lorsque l’interprète d’un récit est encouragé à attendre un dénouement, cette attente étant caractérisée par une anticipation teintée d’incertitude qui confère des traits passionnels à l’acte de réception. La tension narrative sera ainsi considérée comme un effet poétique qui structure le récit et l’on reconnaîtra en elle l’aspect dynamique ou la «force» de ce que l’on a coutume d’appeler une intrigue. (Baroni 2007 : 18)
Françoise Revaz précise qu’étant moins «rigide que le schéma quinaire habituel, [cette conception de l’intrigue] permet de tenir compte de degrés de tension différents, entre un texte à tension maximale qui fait la pyramide et un texte à tension minimale tendant à la platitude» (2009 : 133). Elle ajoute que l’avantage de ce modèle «est de montrer que la structuration de l’intrigue ne repose pas nécessairement sur le développement chronologique d’une action, mais peut se construire également sur un mystère ou une énigme, comme c’est le cas, par exemple, dans le roman policier» (2009 : 132).
En plaçant la fonction avant la forme, et le dynamisme dialogique avant la structure logique de l’action, cette approche permet de corréler le profil de l’intrigue à des effets tels que le suspense, la curiosité ou la surprise. Le dénouement n’est pas une structure symétrique qui s’oppose au nœud, mais un horizon d’attente créé par ce dernier, ce qui explique qu’il peut être indéfiniment repoussé, comme dans les formes feuilletonnantes ou dans les œuvres «ouvertes» évoquées par Umberto Eco (1979). L’analyse de la structure cède donc la place à celle des fonctions discursives et des intérêts narratifs liés à la progression dans le texte, ce qui implique, sur un plan linguistique ou poétique, de prendre en compte le rôle fondamental joué par la manière dont l’information narrative est distribuée dans le récit13(Phelan 1989 ; Sternberg 1992 ; Brooks 1992 ; Baroni 2007 ; 2017a ; Kukkonen 2014a).
Une telle définition pourrait passer pour superficiellement compatible avec la définition du schéma quinaire, surtout lorsque cette dernière insiste sur le dynamisme de l’histoire. Il s’agit en réalité de deux phénomènes très différents car, rappelons-le, le schéma quinaire est défini par la logique des actions racontées, là où le second modèle repose sur l’organisation du discours narratif en tenant compte de ses effets sur le destinataire du récit.
Certes, dans un récit d’aventure, la rupture instaurée par un événement imprévu peut à la fois lancer la quête du héros et engendrer la production d’un effet de suspense, ce qui conduit à superposer les deux modèles. Mais la différence apparaîtra clairement si l’on considère le cas des dispositifs narratifs visant à susciter la curiosité du lecteur, la progression vers le dénouement impliquant ce que Genette appellerait une série de paralipses et d’analepses complétives, c’est-à-dire des omissions stratégiques du récit ultérieurement comblées par des informations rétrospectives. Avec ce procédé relativement banal14 le récit se noue sans que la chronologie des événements n’ait besoin d’être respectée et sans que l’on puisse nécessairement établir un schéma quinaire fondé sur une complication que rencontrerait le héros. Cette technique est familière à tous les scénaristes qui entremêlent leurs récits de secrets et de mystères autant que d’aventures et de conflits, et l’on peut y reconnaître l’une des formes classiques de la mise en intrigue dans le contexte de ce que Bronckart appellerait une planification discursive monogérée.
2.2. Problèmes didactiques
Même si la définition standardisée de l’intrigue, qui la confond avec le schéma quinaire, reste dominante dans le domaine de la didactique, elle n’est pas nécessairement la plus intuitive. Dans ses usages ordinaires, l’intrigue est souvent corrélée à la tension narrative. Cela s’observe par exemple dans les liens qui peuvent être établis en français entre le substantif intrigue, l’action d’intriguer et les rôles de l’intriguant et de l’intrigué. Dominique Legallois et Céline Poudat ont aussi montré, en analysant un grand nombre de commentaires publiés par des internautes, que les lecteurs et lectrices établissent très spontanément des corrélations entre l’intrigue et ce qu’ils ou elles définissent comme le «happage», notion exemplifiée de la manière suivante: «on se laisse immédiatement emporter dans l’histoire et on ne lâche plus le livre» (Legallois & Poudat 2008 : § 90).
Cette ambiguïté dans la définition de l’intrigue apparaît aussi dans l’ouvrage de Reuter, qui situe d’abord cette dernière au niveau de la «fiction15», ce qui l’isole clairement du niveau de la «narration». Dans cette première définition, conforme au standard du schéma quinaire, il affirme que «l’intrigue incite à s’interroger sur la structure globale de l’histoire» (2016 : 22), cette saisie s’opposant clairement à la dynamique de la progression dans le récit. Pourtant, lorsqu’il aborde la question de l’instance narrative, Reuter reconnaît que ce paramètre:
participe, de façon souvent déterminante, de l’intérêt de l’intrigue (malentendus, quiproquos, rebondissements autour des sentiments amoureux ou d’autres secrets que l’on dissimule plus ou moins), de l’intérêt de certains genres (la lutte entre l’enquêteur et le lecteur pour la découverte du coupable à partir d’un savoir commun véhiculé dans le texte du roman à énigme) et de la construction d’effets de lecture. En effet, c’est à partir de ces jeux entre différents savoirs que l’on peut mieux analyser des procédés tels l’effet de surprise (rendu possible par des informations inconnues d’un personnage, du narrateur et du lecteur), tels la crainte ou l’amusement lorsque le lecteur possède des informations qu’un personnage ignore et qui le conduisent dans la gueule du loup ou dans une série de bévues. (Reuter 2016 : 55-56)
En liant la distribution du savoir à l’intérêt de l’intrigue, Reuter déplace nettement le curseur vers le modèle rhétorique. D’un point de vue strictement théorique, nous sommes ici confrontés à un cas de polysémie, lié à un foisonnement de terminologies spécialisées, qui se heurtent parfois aux usages ordinaires. Le problème pourrait être résolu en posant les bases d’une terminologie plus précise, distinguant différents phénomènes qui risqueraient autrement d'être confondus : par exemple le schéma quinaire définit la structure de l’action, mais il ne s’agit pas de l’intrigue au sens rhétorique du terme, qui repose quant à elle sur le nouement et le dénouement d’une tension pendant l’acte de lecture, qui forme un arc narratif et détermine ce que Reuter appelle «l’intérêt de l’intrigue».
Pour conserver la valeur didactique de la notion, plusieurs raisons justifient une différenciation claire entre le concept d’intrigue et celui de schéma quinaire. La première est liée au rendement de la conception rhétorique pour l’analyse des récits, et notamment pour l’explication de texte. Le schéma quinaire restreint le commentaire à une saisie globale de l’histoire, à un niveau d’abstraction qui permet tout au plus de clarifier les enjeux du récit, de produire des résumés ou de distinguer l’action racontée de l’ordre de sa narration. Reuter considère quant à lui que le schéma quinaire, en reconstruisant la structure des événements, permettrait de:
rendre compte de la gêne que ressentent certains lecteurs ou spectateurs lorsque l’ordre de la fiction n’est pas respecté (flash-back [sic], anticipations…) ou lorsque les étapes finales manquent (la fin en «queue de poisson»). (Reuter 2016 : 26).
Pour ma part, je ne suis pas certain qu’il faille passer par l’établissement d’un schéma quinaire pour parvenir à reconstituer le déroulement chronologique d’une histoire ou pour saisir les effets produits par les anachronies. Quand le résumé est difficile à établir, plutôt que de tenter de résoudre ce «problème», il faudrait plutôt y voir la trace d’une stratégie narrative dont il s’agit de rendre compte. Par ailleurs, les récits non linéaires n’engendrent pas nécessairement une «gêne» : ils peuvent au contraire se révéler extrêmement excitants, ainsi qu’en témoigne l’usage de plus en plus répandu des prolepses et des analepses dans les séries américaines (Jost 2016).
Si l’on accepte de les distinguer, il est d’ailleurs tout à fait possible de garder d’un côté le schéma quinaire pour définir la trame de l’histoire, tout en ajoutant d’un autre côté une définition de l’intrigue qui lie clairement cette dernière à la production d’un arc de tension. L’avantage de la définition rhétorique de l’intrigue, c’est qu’elle permet d’associer l’analyse de la succession des nœuds et des dénouements aux moyens formels par lesquels les auteurs tentent d’orienter l’attention des lecteurs ou lectrices vers le déroulement ultérieur du récit, et cette analyse peut se pratiquer à n’importe quelle échelle du texte, du simple paragraphe au chapitre ou à l’œuvre entière.
En termes de représentation mentale de l’histoire, cela conduit aussi à intégrer à la discussion les hypothèses interprétatives qui s’articulent à diverses étapes du récit, qu’elles prennent la forme de pronostics ou de diagnostics de la situation narrative (Baroni 2017a : 66). La discussion autour de ces scénarios virtuels, que les lecteurs ou lectrices esquissent tout au long de leur progression dans le récit, situe le commentaire sur le terrain de la prévisibilité de l’histoire, des éventuelles surprises et recadrages interprétatifs qui en découlent, dont dépendent souvent le plaisir esthétique et la valeur proprement éducative que l’on associe aux formes narratives. Il est aussi possible d’articuler sur cette base des questions éthiques: tel personnage, à tel moment de l’histoire, pourrait agir de telle ou telle façon, mais en fin de compte, il agit ainsi… qu’est-ce que cela nous apprend sur son caractère et sur la valeur de son action? Qu’aurions-nous fait à sa place? Pourrait-on imaginer une version alternative de l’histoire16?
Ainsi que le suggèrent certaines approches cognitivistes, une telle conception de l’intrigue permet également de mettre l’accent sur l’une des fonctions anthropologiques centrales des formes narratives. Les récits peuvent en effet être envisagés comme des simulations permettant d’apprendre à s’adapter à un environnement en constante évolution, qui ne peut être appréhendé que sous la forme de fragiles réseaux de probabilités. Ainsi que l’explique Karin Kukkonen :
Ce processus de révision des probabilités ne concerne pas uniquement le niveau des énoncés propositionnels concernant le monde fictif ou celui de la résolution de problèmes à travers des jeux de questions et de réponses, mais il s'étend à une expérience de lecture immersive et incarnée, et à l’investissement émotionnel des lecteurs dans le récit. Il peut nous permettre de construire – à travers des récits – des explications concernant l'inattendu […], plus généralement, les récits littéraires explorent et négocient ce que nous considérons comme possible à travers des modèles de probabilité. (Kukkonen 2014 : 737, m.t.)
Sur le plan poétique ou stylistique, l’analyse des mécanismes textuels qui permettent de nouer l’intrigue peut produire des commentaires très riches à partir d’une question élémentaire : comme l’auteur s’y prend-il, ou elle, pour tenter d’intriguer son lecteur ou sa lectrice ? La réponse pourra s’orienter vers l’analyse de phénomènes stylistiques : marquage d’une rupture avec un adverbe, alternance de l’imparfait au passé simple, usage de pronoms ou d’hyperonymes dont les référents sont ambigus, etc. On pourra aussi mobiliser des structures narratives plus générales : par exemple les jeux de focalisation, la caractérisation des personnages, les anachronies, la segmentation du récit, etc.17.
Une autre raison de privilégier l’approche rhétorique tient aux rapports qui peuvent être établis avec des mécanismes très largement répandus dans la culture médiatique contemporaine. Même les apprenant·e·s qui n’ont pas une très grande culture littéraire peuvent se révéler des expert·e·s dans la compréhension de l’art de construire des arcs narratifs, par exemple à travers leur expérience des séries télévisées. L’établissement de liens entre cliffhangers télévisuels et chapitrage romanesque pourrait ainsi nourrir une boucle vertueuse, dans laquelle des compétences acquises hors de la classe permettent de participer activement aux activités de commentaire des œuvres. Il s’agit d’affiner un savoir-faire interprétatif transférable dans un grand nombre de contextes médiatiques, tout en renforçant la compréhension des spécificités inhérentes aux mécanismes verbaux ou textuels sur lesquels reposent ces effets identifiés comme transversaux.
Il s’agit donc de substituer un outil qui servait essentiellement à produire des résumés normalisés à une médiation orientant le commentaire des œuvres vers l’analyse des intérêts narratifs, vers la mise en lumière des enjeux éthiques de la fiction et vers la compréhension des mécanismes narratifs fondamentaux de la narrativité fictionnelle. Sans entrer dans le détail des séquences didactiques qui pourraient être construites à partir de cette reconceptualisation, je proposerai maintenant de formuler une définition de l’intrigue aussi précise et intelligible que possible, de manière à ce qu’elle puisse être utilisée aussi bien dans la formation des enseignant·e·s que dans l’enseignement.
On verra que cette définition ne sera pas plus ardue à saisir que celle de schéma quinaire, et même qu’elle est très intuitive du fait de sa proximité avec les usages courants du terme. Il est parfaitement possible de conserver en parallèle la définition classique du schéma quinaire, mais ce dernier changera de statut. Il s’agira alors de souligner à quel niveau d’analyse cette séquence se situe, et de lui associer le couple complication-résolution, qui renvoie à la sémantique de l’action racontée, plutôt que les termes nœud-dénouement, qui serviront exclusivement à décrire l’arc de tension formé par la mise en intrigue des événements.
2.3. Proposition de redéfinition
Dans le langage courant, on entend souvent l’expression : «C’était ennuyeux, il n’y avait pas d’intrigue!» Dans cette phrase, on comprend que l’intrigue est liée aux intérêts qui rythment le récit, à sa capacité de susciter de la curiosité ou du suspense et de résoudre ces incertitudes tout en ménageant des surprises. On s’intéresse ici à l’effet que le récit est susceptible de produire sur son destinataire, à la tension narrative que l’auteur ou l’autrice veut faire ressentir au public et à son éventuelle résolution. L’intrigue peut ainsi être définie comme une structuration dynamique du récit fondé sur un nœud, qui crée de la tension narrative, et d’un dénouement, qui a pour fonction de la résoudre.
L’art de mettre en intrigue, c’est l’art d’intriguer le lecteur. Dans le langage cinématographique ou télévisuel, on parle d’arcs narratifs pour décrire ces séquences qui rythment le déroulement du récit. Dans les séries télévisées, ces arcs de tension peuvent s’articuler à différents niveaux, qui s’enchâssent les uns dans les autres: une intrigue peut être dénouée au niveau de l’épisode, mais un arc plus large peut entretenir l’intérêt du public à l’échelle d’une saison ou de la série complète. Pareillement, dans un roman, un chapitre peut dénouer certains fils narratifs tout en nouant de nouveaux problèmes ou mystères, de sorte que le récit a l’air de progresser tout en gardant son incertitude. Pour déterminer les enjeux de l’intrigue, il suffit de se demander quelles sont les questions induites par le récit à un moment donné de son développement. Quand un chapitre ou un épisode s’interrompent brusquement, avant de fournir des réponses aux questions que se pose le public, on parle de cliffhanger, cette image renvoyant à un personnage littéralement suspendu au bord d’une falaise. Quand la tension atteint son apogée, souvent juste avant le dénouement, on parle de climax.
Il existe deux manières de nouer une intrigue:
- - le récit raconte des événements dramatiques (une action difficile, un conflit) dont le développement ou l’issue sont incertains, ce qui engendre du suspense;
- - le récit évoque des événements énigmatiques, ce qui engendre de la curiosité;
Dans le premier cas, une complication vient perturber une situation ordinaire, et les actions qui s’ensuivent ouvrent différentes virtualités, que le lecteur peut envisager sous la forme de pronostics incertains. L’effet de suspense est alors renforcé par le respect au moins partiel de la chronologie de l’histoire, ce qui rapproche le lecteur du plan des personnages impliqués dans les événements dramatiques. Souvent, le suspense est obtenu en signalant un danger imminent, dont les personnages n’ont pas forcément conscience. Le lecteur se demande alors: que va-t-il se passer? va-t-il y arriver? comment cela va-t-il finir?, etc.
Dans le second cas, le respect de la chronologie n'est pas respectée. Le lecteur est confronté à une représentation incomplète des événements qui suscite sa curiosité. Dans ce cas, le dénouement implique des retours en arrière, sous forme de flashback (analepses dramatisées18) ou d’explications rétrospectives (analepses non dramatisées), jusqu’à ce qu’une compréhension suffisante de la situation narrative puisse être reconstruite. Le recours à ce procédé est une façon assez classique de nouer une intrigue dans les premières pages d’un roman ou dans le genre des enquêtes policières. Dans ce cas, le lecteur peut tenter d’anticiper le dénouement en formulant des diagnostics à partir d’indices disséminés dans le récit. Le lecteur se demande alors : que s’est-il passé? quel est le secret que dissimule ce personnage? qui est le coupable?, etc.
Mise en intrigue
exposition > nœud > tension (suspense ou curiosité) > dénouement > épilogue
Il arrive que le début d’un récit, qu’on appelle exposition, soit dépourvu de tension, il s’agit surtout de poser la situation initiale, de définir le monde et les personnages, mais on peut aussi nouer directement le récit en jouant sur une exposition retardée, qui produit un effet de curiosité dès les premières lignes. On peut aussi décrire la situation des personnages après le dénouement de l’intrigue, voire commenter rétrospectivement les événements qui ont été racontés, cette phase finale du récit constituant ce qu’on appelle un épilogue. Il faut noter cependant qu’il existe des récits non dénoués. Dans ce dernier cas, la fin demeure ouverte, et le lecteur est invité à trouver lui-même des réponses aux questions laissées en suspens par le récit. Il y a en principe autant d’intrigues (ou d’arcs narratifs) qu’il y a de questions laissées en suspens dans un récit à un point donné de son développement, mais il est en général possible de déterminer une intrigue principale et des intrigues secondaires ou subsidiaires, qui sont souvent liées à cet arc majeur.
Pour résumer la structure des événements racontés, en faisant abstraction de l’ordre de leur présentation dans le récit et de la manière dont ils contribuent à nouer l’intrigue, on peut utiliser un schéma quinaire, qui insiste sur les défis que doivent relever les personnages :
Schéma quinaire
situation initiale > complication > action > résolution > situation finale
L’incertitude liée au déroulement des événements, qui est souvent liée à un conflit, une quête ou une action difficile à accomplir, sert à nouer une intrigue, qui doit alors respecter plus ou moins la chronologie des événements pour entretenir le suspense de l’action jusqu’au dénouement.
3. Focalisation et point de vue
3.1. Aperçu des débats théoriques
La focalisation est certainement l’une des notions les plus débattues dans le champ de la narratologie. Elle est aussi parmi les plus difficiles à cerner et à enseigner. Un problème majeur tient à la difficulté de distinguer la perspective adoptée par le récit de la question de la distance, qui concerne la quantité d’information concernant telle ou telle partie prenante de l’histoire. Cette ambiguïté apparaît dès la première définition que donne Genette de la focalisation dans Discours du récit:
le récit peut fournir au lecteur plus ou moins de détails, et de façon plus ou moins directe, et sembler ainsi (pour reprendre une métaphore spatiale courante et commode, à condition de ne pas la prendre au pied de la lettre) se tenir à plus ou moins grande distance de ce qu’il raconte ; il peut aussi choisir de régler l’information narrative qu’il livre, non plus par cette sorte de filtrage uniforme, mais selon les capacités de connaissance de telle ou telle partie prenante de l’histoire (personnage ou groupe de personnages), dont il adoptera ou feindra d’adopter ce que l’on nomme couramment la «vision» ou le «point de vue», semblant alors prendre à l’égard de l’histoire (pour continuer la métaphore spatiale) telle ou telle perspective. (Genette 2007 : 164)
L’objectif principal de Genette, lorsqu’il introduit le concept de focalisation, est de distinguer la «voix» (qui parle?) du «mode» (qui voit? qui perçoit? ou qui pense?). Cette distinction apparaît certes utile, mais elle pose un certain nombre de problèmes relatifs à la manière dont Genette définit ensuite les trois «modes» de focalisation qu’un récit peut adopter. De manière à faire apparaître l’origine de la confusion entre focalisation et point de vue, je reprends ici in extenso les trois définitions données par Genette, qui s’appuie explicitement sur les analyses antérieures de Blain, Lubbock, Pouillon et Todorov:
- focalisation interne : «Narrateur = Personnage (le narrateur ne dit que ce que sait tel personnage) ; c’est le récit "à point de vue" selon Lubbock ou à "champ restreint" selon Blain, la "vision avec" selon Pouillon » (2007 : 193)»;
- focalisation externe : «Narrateur < Personnage (le narrateur en dit moins que n’en sait le personnage) ; c’est le récit "objectif" ou "behavioriste", que Pouillon nomme "vision du dehors". […][L]e héros agit devant nous sans que nous soyons jamais admis à connaître ses pensées ou sentiment» (2007 : 194-195) ;
- focalisation zéro : «ce que la critique anglo-saxonne nomme le récit à narrateur omniscient et Pouillon "vision par derrière", et que Todorov symbolise par la formule Narrateur > Personnage (où le narrateur en sait plus que le personnage, ou plus précisément en dit plus que n’en sait aucun des personnages)» (2007 : 193).
Genette justifie le choix du terme «focalisation» par le fait qu’il permet d’«éviter ce que les termes de vision, de champ, et de point de vue ont de trop spécifiquement visuel » (2007 : 194). Au niveau des sources évoquées par Genette, on constate en effet que la schématisation de Todorov « =, <, > »(1966 : 141-142) fonde les trois régimes de focalisation sur la quantité d’information, alors que les terminologies dérivées de Lubbock et de Blain, mais surtout celle de Pouillon (1946), associent les «modes» à l’orientation d’une «vision».
Cette absence de discrimination claire entre focalisation, vision et point de vue a ouvert la porte à différentes critiques. Mieke Bal a par exemple reproché à Genette de parler seulement de «focalisation sur» sans évoquer la possibilité d’une «focalisation par» un personnage (1977 : 22). Selon elle, le point de vue ne peut se définir que par l’orientation entre un sujet focalisateur et un objet focalisé. Dans la même lignée, Shlomith Rimmon-Kenan avance qu’il ne peut exister par conséquent que deux types d’orientation du point de vue, suivant que ce dernier est interne ou externe au monde raconté, ce qui l’amène à redéfinir la focalisation sur des bases complètement différentes de celles sur lesquelles reposaient les définitions de Todorov ou de Genette:
la focalisation externe est ressentie comme étant proche de l’agent qui raconte, et son véhicule peut donc être appelé le "narrateur-focalisateur" (Bal 1977 : 33). […] Comme le terme le suggère, le lieu de la focalisation interne se trouve à l’intérieur des évènements. Ce type prend généralement la forme d’un personnage focalisateur (Rimmon-Kenan 2002 : 75-76).
Alain Rabatel a lui aussi critiqué la typologie genettienne en soulignant le fait qu’il n’existe, sur le plan de la construction textuelle du point de vue, que deux perspectives possibles : soit le texte adopte le point de vue subjectif d’un personnage, soit le texte adopte le point de vue plus large du narrateur, qu’il associe à la focalisation zéro de Genette. Quant à la perspective externe, elle tiendrait «non pas à d'illusoires distinctions de foyer, mais à des stratégies différentes de gestion de l'information narrative, en fonction des intentions communicationnelles de l'écrivain» (Rabatel 1997 : 107).
Il faut ajouter que Rabatel (2009 : 47) distingue trois niveaux de construction textuelle du point de vue :
- le point de vue asserté (lorsque le narrateur cède effectivement la parole à un personnage, par exemple sous la forme d’un discours direct) ;
- le point de vue représenté (lorsque le discours adopte le point de vue du personnage sans lui céder la parole) ;
- le point de vue embryonnaire (lorsque l’impression de subjectivité repose surtout sur un effet d’empathie construit par le récit).
Du point de vue des sciences du langage, le point de vue représenté apparaît comme le plus intéressants à décrire, car la linguistique offre ici des moyens efficaces permettant de mettre en évidence les mécanismes par lesquels le discours produit un débrayage partiel du point de vue du narrateur pour le réancrer dans la subjectivité d’un personnage, sans pour autant que le narrateur lui cède la parole, phénomène que l’on peut associer, entre autres, au fonctionnement du discours indirect libre.
Faut-il pour autant abandonner la triple focalisation genettienne au profit d’une analyse linguistique du point de vue ? Rien n’est moins sûr. On peut par exemple se demander si le point de vue embryonnaire tel que défini par Rabatel, qui ne repose sur aucun marquage linguistique spécifique, ne recouvre pas plutôt des phénomènes que les trois régimes de focalisation définissaient déjà de manière satisfaisante. Rabatel affirme que ce point de vue émerge lorsque le discours invite le lecteur à se mettre à la place des personnages « en suivant le déroulement de l’action qu’ils exercent ou dans laquelle ils sont engagés » (2014 : 43). Or cette focalisation sur les personnages est surtout déterminée par la quantité d’informations dispensées par le narrateur. Ce sont les personnages dont on parle le plus, ceux qui cumulent le plus d’information, qui seront érigés en protagonistes et par rapports auxquels la question de déterminer si l’on en sait autant, plus ou moins qu’eux sera décisive. Nous nous retrouvons ici de plain-pied dans la problématique de la focalisation genettienne.
Par ailleurs, dans le prolongement de son analyse des effets d’ocularisation et d’auricularisation au cinéma, François Jost insiste sur le fait que la «focalisation – c’est-à-dire le problème du savoir narratif – est en droit différente de la question du point de vue» (1989 : 103). Jost défend ainsi, depuis plus de trente ans, le caractère complémentaire de l’analyse de la focalisation et de celle du point de vue en appliquant, aussi bien au cinéma qu’à la littérature, une double grille d’analyse. Plus récemment, Florence de Chalonge a insisté elle-aussi sur le fait que la typologie proposée par Genette ne faisait pas «de la perception l’enjeu central», ce qui distingue cette approche des théories du point de vue, ces dernières incluant «le postulat phénoménologique d’un ancrage du langage sur la perception» (2003 : 71). Dans une synthèse plus récente, Burkhardt Niederhoff débouche sur la conclusion suivante:
Il y a de la place pour les deux [concepts] parce que chacun met en évidence un aspect différent d'un phénomène complexe et difficile à saisir. Le point de vue semble être la métaphore la plus efficace pour les récits qui tentent de rendre l’expérience subjective d’un personnage. Affirmer qu’une histoire est racontée du point de vue d’un personnage a plus de sens que d’affirmer qu’il y a une focalisation interne sur ce personnage. La focalisation est un terme plus approprié lorsqu’on analyse la sélection des informations narratives qui ne servent pas à restituer l’expérience subjective d’un personnage mais à créer d’autres effets, tels que le suspense, le mystère, la perplexité, etc. Pour que la théorie de la focalisation puisse progresser, la conscience des différences entre les deux termes[,] mais aussi la conscience de leurs forces et de leurs faiblesses respectives est indispensable. (Niederhoff 2011 : §18, m.t.)
Sans aller jusqu’à affirmer que la théorie du récit contemporaine serait parvenue à établir un nouveau consensus, on constate néanmoins que l’analyse comparée des médias et l’histoire critique des concepts narratologiques convergent dans l’affirmation que focalisation et point de vue ne sont pas des notions synonymes ou concurrentes, mais différenciées et complémentaires. Le problème tient à leur définition, qui doit permettre de sortir de la confusion que l’on observe dans la plupart des manuels.
3.2. Problèmes didactiques
Du côté des ouvrages de synthèse, la différenciation entre les notions de focalisation et de point de vue n’apparaît pas clairement, même si elle est parfois esquissée, ce qui pose d’énormes problèmes pour la didactique et pour l’enseignement de la littérature. Dans la dernière mise à jour de son ouvrage, Yves Reuter mentionne les travaux de Rabatel et reconnaît que «la question fort complexe des perspectives ne fait l’objet d’aucun consensus chez les théoriciens et ne cesse de susciter des débats» (Reuter 2016 : 48). Il suggère de s’appuyer sur une «prise en compte beaucoup plus précise des faits linguistique» (2016 : 48) qui sont au fondement de la construction textuelle d’une perspective dans le récit. Malheureusement, il ne précise pas les procédures par lesquelles on pourrait mettre en lumière ces faits linguistiques, et conformément à la terminologie introduite par Genette, il continue de suggérer l’existence d’équivalences entre les termes perspectives, focalisation, vision et point de vue:
Définition : la question des voix narratives concernait le fait de raconter. Celle des perspectives (ou focalisation, ou visions, ou points de vue) porte sur le fait de percevoir. (Reuter 2016 : 47)
Surtout, Reuter n’introduit pas de distinction claire entre l’ancrage du récit dans un point de vue, qui renverrait occasionnellement à l’expérience subjective d’un personnage, et la question de la quantité des informations mises à disposition du lecteur:
La question des perspectives est en fait très importante pour l’analyse des récits car le lecteur perçoit l’histoire selon un prisme, une vision, une conscience, qui détermine la quantité des informations : on peut en effet en savoir plus ou moins sur l’univers et les êtres, on peut rester à l’extérieur des êtres ou pénétrer leur intériorité. La perspective – il convient de le préciser car le terme est trompeur – peut passer non seulement par la vision (cas le plus fréquent), mais aussi par l’ouïe, l’odorat (voir le Parfum de Süskind), le goût, le toucher. (Reuter 2016 : 47)
Jean-Michel Adam et Françoise Revaz ménagent quant à eux une place à l’analyse de l’ocularisation et de l’auricularisation, qui est cette fois clairement découplée des trois régimes de focalisation (1996 : 84-85), mais les termes «focalisation» et «point de vue» continuent d’être présentés comme synonymes:
La diégèse peut être présentée en choisissant (ou non) un point de vue restrictif («mode» que Gérard Genette est un des premiers à avoir clairement distingué de la «voix»). (Adam & Revaz 1996 : 84)
On retrouve également cette synonymie dans la synthèse proposée par Gilles Philippe (1996 : 82-83), ce qui s’explique, dans la perspective historique de cet ouvrage, par le renvoi à la terminologie de Jean Pouillon (1946), dont Genette s’est inspiré pour établir sa propre typologie19. Philippe souligne que cette «question fondamentale de la gestion de l’information dans le texte romanesque est généralement abordée à l’aide d’éclairantes mais encombrantes métaphores visuelles: point de vue, vision, focalisation, restriction de champ…» (Philippe 1996 : 81). Il insiste quant à lui sur la nécessité de distinguer clairement les paramètres textuels qui définissent la quantité de l’information de ceux qui concernent la qualité de l’information, où s’opposent les « textes à direction objective (accent mis sur le perçu) et les textes à direction subjective (accent mis sur le percevant) » (Philippe 1996 : 82).
La confusion entre focalisation et point de vue est à l’origine de bien des difficultés pour le commentaire des textes. Les problèmes apparaissent lorsqu’un point de vue interne est décrit, sur la base de la définition genettienne, comme fondé sur une égalité entre ce que sait le personnage et ce qu’en dit le narrateur. Pourtant, adopter le point de vue d’un personnage ne signifie pas nécessairement dévoiler toutes les informations que ce dernier possède. Dans La Modification de Butor, par exemple, il faut attendre d’avoir atteint la moitié du roman pour comprendre les tenants et aboutissants de l’action entamée par le protagoniste au début du récit, alors que l’intégralité du récit est en flux de conscience. Il faudrait alors parler de focalisation externe malgré un ancrage dans un point de vue interne, ce qui démontre le caractère inadéquat de cette terminologie. De même, il est fréquent que le récit adopte le point de vue de tel ou tel personnage, alors que l’on en sait en réalité beaucoup plus que ce dernier, ne serait-ce que parce que la perspective interne apparaît souvent comme un phénomène local, et que nous disposons alors d’informations qui débordent du cadre du savoir auquel peut avoir accès telle ou telle partie prenante de l’histoire. C’est le cas notamment dans les romans épistolaires, où la lecture de lettres adressés à des destinataires différents place d’emblée le lecteur en régime de focalisation dite «zéro», alors que, localement, le point de vue est toujours interne. Il suffit de considérer les effets tirés de ce décalage épistémique dans Les Liaisons dangereuses pour comprendre l’importance de cette association [focalisation zéro + point de vue interne] dans la dynamique de l’intrigue.
Il me semble donc absolument nécessaire, ainsi que nous y invite Gilles Philippe, d’éviter de confondre quantité et qualité de l’information, ce qui devrait nous conduire à distinguer strictement deux concepts complémentaires:
- Focalisation = quantité de l’information (-/=/+)
- Point de vue = qualité de l’information (interne/externe)
L’approche linguistique d’Alain Rabatel possède d’indéniables vertus pour l’enseignement de la littérature, dans la mesure où elle fournit un appareillage efficace pour décrire la manière dont le récit est susceptible de procéder à un débrayage énonciatif pour aboutir à un réancrage partiel dans le point de vue d’un personnage. Dans ce contexte, la problématique interne/externe renvoie à l’opposition entre point de vue du personnage et point de vue du narrateur, bien qu’il faille encore préciser, à la suite de Reuter, que cette perspective inclut non seulement une vision, mais aussi, potentiellement, toutes les autres formes de perceptions subjectives (ouïe, toucher, odorat, goût), à quoi il faut ajouter les pensées et émotions.
Quant à la triple focalisation, elle constitue un paramètre fondamental dans l’analyse de la dynamique de l’intrigue, mais pour éviter les confusions avec le point de vue, il faut renoncer à lui associer les termes interne/externe et éviter les métaphores renvoyant à la subjectivité des personnages, telles que «vision avec», «vision du dehors» ou «vision par-derrière», qui sont à l’origine de tant de confusions. Nous proposons donc de rebaptiser les trois régimes de focalisation :
- focalisation restreinte ;
- focalisation sur un personnage ;
- focalisation élargie.
Déterminer sur quel foyer le récit est focalisé revient simplement à décrire quel personnage ou groupe de personnages est mis au premier plan dans le récit ou dans une portion de celui-ci (souvent un chapitre), ce qui induit l’établissement de hiérarchies entre protagonistes, personnages principaux et personnages secondaires. Il n’y a pas ici de marquage linguistique spécifique du régime de focalisation, mais il s’agit d’une question de densité de l’information orientant l’attention du lecteur sur un ou plusieurs personnages au détriment d’autres. Par défaut, la fiction est un récit focalisé, même si elle suit les destins parallèles de plusieurs personnages, car la dimension expérientielle20 est fondamentale pour ce genre de représentation de l’action. Le Trône de fer apparaît ainsi comme un cas exemplaire de roman à focalisation variable, puisque chaque chapitre est centré sur un personnage différent, le procédé étant reproduit dans le montage de la série télévisée, qui alterne des séquences centrées sur différents personnages principaux. À l’inverse, pour les récits qui se focalisent sur un seul personnage, on parlera plutôt de récit à focalisation unique ou invariable.
Le marquage de la restriction et de l’élargissement permet quant à lui de souligner les lieux dans lesquels un récit joue ouvertement sur des décalages épistémiques par rapport aux savoirs des personnages sur lesquels se focalise le récit. Focalisation restreinte et focalisation élargie créent des effets que l’on peut corréler à la dynamique de l’intrigue, et notamment aux effets de curiosité et de suspense. On peut enfin envisager l’existence de récits non focalisés21, c’est-à-dire qui n’érigent pas telle ou telle partie prenante des événements en point focal du récit, ce qui est fréquent dans l’écriture historique ou journalistique.
Reste un dernier point à régler : que faire de ces récits hétérodiégétiques qui adoptent pourtant intégralement la perspective intérieure d’un personnage, à l’instar des récits dits «en flux de conscience» (stream of consciousness). Franz Karl Stanzel, qui associait voix et point de vue pour définir les médiations narratives parlerait dans ce cas de récits racontés par des «personnages réflecteurs» (1981 : 5). Si l’on maintient la stricte distinction entre «voix» et «mode», et pour toutes les raisons précédemment mentionnées, je pense qu’il faudrait dans tous les cas éviter d’utiliser l’expression « récit en focalisation interne», et préférer un étiquetage du type : «récit intérieur» ou style «expressionniste», cette dernière notion étant particulièrement appropriée pour les récits graphiques jouant sur une modalisation spectaculaire de l’univers raconté, qui se déforme de manière à exprimer les états émotionnels d’un personnage focal22.
Je propose dans les lignes qui suivent une reformulation aussi claire que possible de ces deux paramètres qui renvoient à la distance (quantité de l’information liée à la focalisation) et à la perspective (qualité de l’information liée au point de vue), tout en essayant d’illustrer ces concepts avec des exemples concrets, tirés de différents médias, de sorte que leur explicitation en soit facilitée.
3.3. Proposition de redéfinitions
Le récit n’offre jamais de représentation parfaitement neutre ou objective de l’histoire, il est toujours orienté, non seulement par la posture d’un éventuel narrateur, qui a parfois participé aux événements, mais aussi par la quantité et la qualité des informations qui sont fournies au lecteur. Pour déterminer la qualité des informations, on s’intéressera à la construction textuelle du point du vue, et pour déterminer la quantité, on dégagera différents régimes de focalisation. Dans les deux cas, l’orientation du récit sera liée à des personnages, qui constituent en quelque sorte un étalon ou un foyer à partir duquel on pourra mesurer différents écarts ou variations.
Il existe deux points de vue fondamentaux : soit le récit adopte le point de vue du narrateur (qui peut ne pas être spécifié, sa «figure» se confondant alors avec celle de l’écrivain), soit le récit adopte le point de vue du personnage. Quand le récit adopte le point de vue du personnage sans lui céder directement la parole (c’est-à-dire sans recourir à des discours directs ou des dialogues), sa subjectivité s’exprime à travers un filtrage des informations qui décrivent ses pensées (réflexions, jugements), ses émotions ou ses perceptions (vue, ouïe, toucher, odorat, goût).
Point de vue représenté
(qualité de l'information narrative)
- Point de vue interne : le récit s’ancre dans la subjectivité d’un personnage ;
- Point de vue externe : le récit n’est pas ancré dans une subjectivité (récit objectif) ou renvoie à la perspective d’un narrateur (subjectivité narratoriale).
Parmi les indices les plus clairs qui permettent de déterminer les passages dans lesquels le récit est ancré dans la subjectivité d’un ou de plusieurs personnages, on mentionnera le discours indirect libre: le caractère expressif d’un énoncé peut occasionnellement être rattaché au ressenti du personnage, et non à la subjectivité du narrateur, le contexte nous permettant le plus souvent de trancher entre les deux. On peut aussi s’intéresser à l’arrière-plan du récit, c’est-à-dire aux énoncés à l’imparfait exprimant les pensées, les sentiments ou les perceptions d’un ou de plusieurs personnages. Dans ce passage tiré d’Un cœur simple, le récit s’ancre dans le point de vue de deux femmes menacées par un taureau:
Mais quand l’herbage suivant fut traversé, un beuglement formidable s’éleva. C’était un taureau, que cachait le brouillard. Il avança vers les deux femmes. Mme Aubain allait courir. – «Non ! non ! moins vite ! » Elles pressaient le pas cependant, et entendaient par derrière un souffle sonore qui se rapprochait. Ses sabots, comme des marteaux, battaient l’herbe de la prairie ; voilà qu’il galopait maintenant ! (Flaubert 1877 : 55)
Dans ce passage, nous voyons que la création d’un effet de point de vue interne passe notamment par un verbe de perception (« entendaient par derrière») et par l’énoncé «voilà qu’il galopait maintenant !» qui exprime l’effroi qui saisit Mme Aubain et sa servante lorsqu’elles entendent les sabots du taureau battre la prairie et qu’elles en déduisent un changement d’allure chez leur poursuivant. Les termes «par derrière» et «se rapprochait» sont par ailleurs des indications spatiales qui sont associées à un point de référence interne à la fiction, qui correspond à la situation occupée par les deux personnages féminins23.
On peut aussi noter que le changement d’allure du taureau s’appuie sur les sens de l’ouïe et du toucher (si l’on inclut les vibrations du sol) et non sur le sens de la vue.. Pour les personnages qui s’enfuient par une nuit de brouillard, et qui font par conséquent dos à leur adversaire, il s’agit en effet des seuls canaux disponibles pour saisir l’augmentation de la menace. Ici, la perspective subjective renforce le sentiment d’immersion dans le point de vue des victimes et accentue le potentiel dramatique de la scène.
Si le point de vue interne est lié à l’ancrage de la représentation dans une intériorité, la focalisation renvoie quant à elle à la manière dont le récit oriente, restreint ou élargit le champ de connaissance auquel peuvent accéder les lecteurs, de manière à engendrer différents effets. Généralement, le récit est focalisé sur un ou plusieurs personnages, l’accumulation d’information conduisant à ériger un foyer de référence à partir duquel on pourra mesurer notre degré de connaissance du monde. De nombreux récits jouent sur une focalisation multiple ou variable, qui permet de mettre en avant, alternativement, plusieurs personnages principaux dont on suit les destins parallèles, mais il arrive aussi qu’un personnage focal soit privilégié et devienne ainsi clairement le protagoniste du récit. On parle alors de focalisation unique ou invariable.
Une fois déterminé le ou les personnages sur le(s)quel(s) se focalise(nt) le récit, on peut observer deux altérations du mode dont dépendent des effets qui contribuent à la dynamique de l’intrigue. La première altération consiste en une restriction plus ou moins marquée et plus ou moins durable des informations que possède un personnage, ce qui induit un effet de curiosité. On peut mentionner quelques cas typiques de cette focalisation restreinte : les intentions, le rôle ou l’identité d’un personnage peuvent apparaître ambigus, ou alors un personnage élabore un plan dont l’objectif ou les modalités de réalisation ne sont pas tout de suite dévoilés. Très souvent, les personnages secondaires peuvent apparaître comme étant par défaut en régime de focalisation restreinte, comme dans les romans policiers dans lesquels le protagoniste-enquêteur peut soupçonner tous les personnages liés de près ou de loin à un crime.
La seconde altération tient, au contraire, à un élargissement du champ des connaissances auxquelles les lecteurs peuvent accéder, ce qui leur donne en quelque sorte un avantage sur les personnages. Ce type de focalisation élargie sert souvent à produire un effet de suspense, notamment lorsqu’une menace dont les personnages n’ont pas conscience est identifiée. On peut aussi lui rattacher différentes formes d’ironie tragique.
Focalisation
(quantité d’informations disponibles)
restreinte (-) < équivalente (=) < élargie (+)
Cette distinction entre quantité et qualité de l’information narrative permet de comprendre que la représentation du point de vue interne du requin dans la scène d’ouverture des Dents de la mer (Jaws, S. Spielberg, 1975) se rattache par ailleurs à un régime de focalisation élargie, dont découle directement le renforcement du suspense. Il serait en effet difficile d’affirmer que le récit est focalisé sur le requin, même si, dans certains plans, la représentation audio-visuelle est ancrée dans son point de vue, car le public s’identifie plus volontiers à des agents humains. Par ailleurs, au niveau du montage, les différents plans qui précèdent cette image subjective sont focalisés sur la future victime, l’adoption éphémère du point de vue du requin visant surtout à transmettre au public une information que la jeune femme ignore. Une victime potentielle inconsciente d’un danger imminent, qui est identifié par le public à travers la représentation du point de vue interne de l’agresseur : nous sommes face à un stéréotype du thriller, qui illustre la manière dont les jeux sur le point de vue et sur la focalisation constituent des ingrédients incontournables de la mise en intrigue.
La construction textuelle d’un point de vue interne est généralement un phénomène local, de nombreux récits jouant sur une variation fréquente des perspectives narratives. Il existe cependant des récits qui ont l’air d’être intégralement racontés du point de vue d’un personnage central, mais sans que ce dernier ne soit véritablement érigé en narrateur, puisque les événements sont racontés à la troisième personne. Ces récits sont parfois décrits comme reposant sur un «flux de conscience» (stream of consciousness) à l’instar de Mrs Dalloway de Virginia Woolf, de La Métamorphose de Franz Kafka ou de La Modification de Michel Butor. Dans ce cas, on parlera de récit intérieur ou de style expressionniste.
4. Pour une narratologie au service des études littéraires
Au terme de cette discussion, j’aimerais insister une fois de plus sur l’importance de sortir d’une représentation figée de la narratologie, qui n’est pas un simple paradigme qui appartiendrait à l’histoire des idées, mais une discipline de recherche en constante évolution et traversée de débats contradictoires. Si, dans une perspective narratologique, l’attention est davantage portée sur les structures textuelles qui conditionnent l’expérience esthétique que sur la manière plus ou moins personnelle dont celle-ci se concrétise, cette approche n’en est pas moins essentielle dans l’élargissement des horizons du sujet lecteur. Il s’agit en effet de saisir, à partir de l’étude de cas singuliers, des phénomènes transversaux à toutes les formes narratives, dont Barthes affirmait la «variété prodigieuse» des genres et des substances, «comme si toute matière était bonne à l’homme pour lui confier ses récits»(1966 : 1). En ce sens, elle est l’une des meilleures ressources pour construire chez les apprenant·e·s des ponts entre le commentaire des textes littéraires en classe et le développement de compétences susceptibles d’être réactualisées dans de nombreux contextes extra-scolaires.
Il me paraît utile de rappeler que l’époque durant laquelle les approches théoriques dominaient les études littéraires a coïncidé avec une période qu’Antoine Compagnon décrit comme un âge d’or : «l’image de l’étude littéraire, soutenue par la théorie, était séduisante, persuasive, triomphante» (2001 : 9). La raison de ce succès tient au fait que les approches théoriques permettent de rendre compte de fonctionnements narratifs ou fictionnels qui ont une portée débordant l’étude de la littérature, cette dernière ne constituant qu’un point de départ. C’est d’ailleurs la raison qui a amené Todorov à inventer le terme «narratologie», pour éviter de confondre cette approche avec la seule théorie littéraire:
La narration est un phénomène que l’on rencontre non seulement en littérature mais aussi dans d’autres domaines qui pour l’instant relèvent, chacun, d’une discipline différente (ainsi contes populaires, mythes, films, rêves, etc.). Notre effort ici sera d’aboutir à une théorie de la narration, telle qu’elle puisse s’appliquer à chacun de ces domaines. Plutôt que des études littéraires, cet ouvrage relève d’une science qui n’existe pas encore, disons la narratologie, la science du récit.(Todorov, 1969 : 10)
La théorie du récit a donc la vertu de faire des études littéraires une luxueuse rampe de lancement pour une compréhension de phénomènes très répandus et dont la pertinence ne peut échapper à personne. Nous vivons aujourd’hui dans une société saturée de récits, dont les usages ne se limitent pas au simple plaisir esthétique ou au divertissement des masses, mais incluent aussi des visées idéologiques, politiques ou commerciales (Salmon 2007), voire des usages plus spécifiques dans les champs de l’éducation, de la médecine ou du droit. Pour faire face aux défis posés par ce qu’Yves Citton (2010) appelle une «mythocratie», le rôle joué par les études littéraires apparaît évident. Il s’agit de construire chez les apprenant·e·s la capacité d’une réappropriation (à la fois productrice et critique) de l’art de (se) raconter des histoires. On ne peut dès lors que regretter le fait que la narratologie apparaisse aux yeux de certains comme une science appartenant au passé, alors que l’empire du récit n’a peut-être jamais été aussi immense et que la question de la gouvernance des mythocraties se pose avec une urgence renouvelée (Baroni 2016b).
Il demeure très difficile de savoir quelle est, concrètement, la place occupée par la théorie du récit dans l’enseignement de la littérature, que ce soit aux niveaux de l’école obligatoire ou post-obligatoire, surtout à une époque où le problème, beaucoup plus basique, des compétences rédactionnelles se pose de manière de plus en plus aiguë. Il est tout aussi difficile de savoir quelles sont les véritables difficultés que rencontrent les enseignant·e·s et les apprenant·e·s lorsqu’il s’agit de mobiliser telle ou telle notion pour commenter telle ou telle œuvre, et quelles solutions ont été développées, au sein même des pratiques des enseignant·e·s, pour tenter d’y remédier. Seule une étude de terrain pourrait répondre à ces questions, ce qui permettrait de sélectionner et d’affiner les concepts mis au service de l’enseignement, voire d’en élaborer de nouveaux. En attendant qu’une telle étude puisse voir le jour, l’analyse des ouvrages de synthèse et des manuels scolaires s’avère une piste praticable pour tenter de lever des difficultés conceptuelles identifiées depuis de nombreuses années, sans que cela n’ait débouché sur une véritable remise en question des définitions standardisées.
J’ai essayé de montrer dans cet article la nécessité de faire avancer la théorie du récit de manière à ce que cette dernière soit en mesure d’offrir des ressources utiles pour l’enseignement. Le chantier est énorme et j’aurais pu orienter l’analyse sur bien d’autres notions24, mais le choix de traiter la focalisation, le point de vue et l’intrigue a été motivé par le caractère incontournable de ces paramètres du récit, et par le désir de mettre en évidence leurs liens profonds, alors que les approches antérieures ont eu généralement tendance à les traiter de manière complètement séparée. Nous avons vu qu’au prix d’une mise à jour relativement simple de leur définition, ces notions étaient susceptibles de gagner en clarté et en pouvoir heuristique, tout en rendant plus claire leur interconnexion profonde, leur valeur esthétique et leurs manifestations concrètes dans la littérature aussi bien que dans d’autres médias.
La définition rhétorique de l’intrigue apparaît notamment en mesure d’attirer l’attention sur des phénomènes qui éclairent non seulement la façon dont les récits se structurent, mais également la façon dont ils intéressent leur public en les tenant en haleine jusqu’à un éventuel dénouement25. L’étude de la progression dans le récit, couplée à une discussion sur les incertitudes et les virtualités de l’histoire à un point donné de son développement, permet ainsi d’entamer une réflexion sur le plaisir esthétique engendré par la fiction, ainsi que sur sa valeur éthique26. Cette réflexion peut aussi être associée à des dispositifs médiatiques tels que le cliffhanger ou les arcs narratifs des formes sérielles qui dominent notre horizon culturel, ce qui permet de renforcer le développement de ce que l’on appelle aujourd’hui une «littératie médiatique multimodale» (Lebrun, Lacelle & Boutin 2012). Enfin, l’intrigue renvoyant à l’organisation du discours narratif, elle repose de manière fondamentale sur la gestion de l’information narrative et elle est donc directement liée aux questions de focalisation et de point de vue. La perspective rhétorique permet ainsi une approche intégrée de différents phénomènes évidemment solidaires, mais autrefois mal articulés par des approches trop parcellaires.
Par ailleurs, étant donné que tout le monde s’accorde à reconnaître l’importance de la construction narrative de la «posture immersive» du lecteur (Schaeffer 1999 : 244), la confusion longuement entretenue entre focalisation et point de vue doit absolument être évitée, d’autant plus que des outils efficaces permettant de décrire l’un et l’autre phénomènes existent depuis longtemps. Les étudiant·e·s en cinéma n’ont généralement aucun mal à distinguer les trois régimes de focalisation des phénomènes d’ancrage du point de vue audiovisuel dans la subjectivité d’un personnage, ainsi que les y invite, depuis une trentaine d’années, l’ouvrage de synthèse le plus largement cité dans le domaine francophone (Gaudreault & Jost 2017, première édition en 1990). Il n’y a aucune raison de penser que ces phénomènes soient beaucoup plus complexes dans les fictions littéraires, même si ces dernières recourent à d’autres vecteurs d’immersion et mettent en avant d’autres paramètres de la subjectivité27.
Grâce à la redéfinition que j’ai proposée, on constate qu’il est possible d’exploiter une approche comparée des médias, que Jost appelle de ses vœux depuis une quarantaine d’années (1989 ; 2017), tout en tenant compte de la spécificité des moyens par lesquels les phénomènes narratifs s’incarnent dans la matérialité de leur support, que ce dernier soit verbal, graphique, scénique ou audio-visuel. Sur ce point, j’aimerais insister sur le fait que le travail d’analyse littéraire devrait toujours déboucher sur une prise de conscience de la manière spécifiquement verbale par laquelle les phénomènes narratifs se concrétisent, ce qui est aussi une façon de mieux saisir la complexité du paysage médiatique dans lequel nous vivons.
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Pour citer l'article
Raphaël Baroni, "Pour des concepts narratologiques intelligibles et utiles pour l’enseignement : schéma quinaire et focalisation en débat", Transpositio, n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes, 2020https://www.transpositio.org/articles/view/pour-des-concepts-narratologiques-intelligibles-et-utiles-pour-l-enseignement-schema-quinaire-et-focalisation-en-debat
Voir également :
Entre dialogue et contraintes : interroger les liens entre divers champs de réalisation de la didactique
Vouloir interroger « les modalités de circulation des savoirs entre la recherche et les pratiques enseignantes », objectif des dix-neuvièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature et du présent dossier qui en est issu, relève d’une intention dont peu d’acteurs ou d’actrices de ce champ contesteront la pertinence – sans qu’aucun·e, assurément, ne suppose que cette question soit neuve. De même que « la question de savoir si la philosophie peut devenir pratique est aussi ancienne que la philosophie » (Habermas 2008 : 487), de même que les sciences humaines et sociales sont, depuis leur constitution au XIXe siècle, confrontées à « la problématique de l’intervention » (Bronckart 2001 : 133), de même on peut aisément dire qu’il n’y a pas eu d’époque où le problème des relations entre recherche et pratique dans le domaine de l’éducation n’ait pas été posée, en général d’ailleurs d’une manière négative – des deux côtés. Comme le dit Huberman (1992 : 69) :
Entre dialogue et contraintes : interroger les liens entre divers champs de réalisation de la didactique
Introduction
Vouloir interroger «les modalités de circulation des savoirs entre la recherche et les pratiques enseignantes», objectif des dix-neuvièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature et du présent dossier qui en est issu, relève d’une intention dont peu d’acteurs ou d’actrices de ce champ contesteront la pertinence – sans qu’aucun·e, assurément, ne suppose que cette question soit neuve. De même que «la question de savoir si la philosophie peut devenir pratique est aussi ancienne que la philosophie» (Habermas 2008 : 487), de même que les sciences humaines et sociales sont, depuis leur constitution au XIXe siècle, confrontées à «la problématique de l’intervention» (Bronckart 2001 : 133), de même on peut aisément dire qu’il n’y a pas eu d’époque où le problème des relations entre recherche et pratique dans le domaine de l’éducation n’ait pas été posé, en général d’ailleurs d’une manière négative –des deux côtés. Comme le dit Huberman:
Le fossé entre l'univers de la recherche scientifique et celui de la pratique éducative a toujours passionné les esprits. Dans la plupart des cas, nous constatons ce phénomène à travers les litanies d'une communauté à l'égard de l'autre. (Huberman 1992 : 69)
D’une certaine manière, cette question a la caractéristique paradoxale des questions vives: par définition, elle ne donne pas lieu à des réponses consensuelles, mais en même temps on sent bien qu’elle a quelque chose de convenu, qui facilite sa répétition. Et il y a tout lieu de croire que, s’agissant des relations entre la recherche et l’enseignement, la question restera éternellement programmatique comme dans l’appel de Pastiaux-Thiriat et Berbain (1990) «pour une interactivité entre la recherche et les enseignants».
C’est sans doute en fait qu’une telle question contribue à façonner l’identité des acteurs qui (se) la posent. Et c’est ce qui explique sa constante reprise –et particulièrement dans des disciplines dont l’identité se questionne, comme c’est le cas de la didactique de la littérature. Car c’est bien à son identité que l’on touche quand on (re)pose cette question et qu’on la pose en des termes toujours identiques et toujours renouvelés: toujours identiques, car il suffit de lire des textes de notre champ des dernières décennies pour que la question d’aujourd’hui ne fasse pas l’effet d’une découverte; toujours renouvelés, parce que les contextes changent et se chargent de donner un écho particulier à nos discours, qui, de ce seul fait, se renouvèlent.
C’est dans cette optique je me propose ici d’identifier les questions identitaires qui sont en jeu dans la didactique de la littérature. Au reste, celle-ci existe-t-elle comme discipline? On peut voir là une manière de parler, pour désigner les approches didactiques de la littérature comme un contenu spécifique, de la même manière que l’on peut parler de la didactique de la grammaire, du nombre, de la danse, etc. On peut aussi entendre l’expression comme le nom d’une discipline de recherche autonome, comme on parle de didactique des mathématiques, de didactique de l’EPS, de didactique du français. Dans les deux cas, la question se pose de savoir quels sont les liens –d’appartenance, de concurrence, de complémentarité– que la didactique de la littérature peut entretenir avec la didactique du français, avec d’autres didactiques et/ou avec la didactique comme champ de recherche à la fois unifié et parcellisé.
Je me propose ici, en m’inspirant d’anciens de mes travaux sur la question (ce qui entrainera malheureusement quelque excès dans l’autocitation), de réfléchir assez librement, mais dans un classique plan ternaire, au statut de ce que pourrait être une discipline intitulée «didactique de la littérature», pour interroger les liens entre divers champs de réalisation de la didactique (la recherche, l’Institution, la pratique effective), liens que j’envisagerai comme dialogue et/ou contrainte, comme mon titre le laissait entendre.
Une discipline didactique ?
La question disciplinaire, si l’on peut dire, est ancienne, s’agissant de la didactique de la littérature – et elle concerne directement la question qui nous occupe ici des relations entre recherche et pratiques enseignantes. Elle prend en fait sa source dans l’histoire de la didactique du français et dans la relation complexe de cette discipline avec la matière scolaire enseignée. La configuration initiale de la didactique du français, dans les années 1970-1980, s’est faite dans un souci de ne pas reproduire sur le terrain académique la subordination de l’enseignement du français à la littérature. Cette dernière s’observait institutionnellement dans le secondaire, mais était également le fait de l’enseignement primaire, de deux manières : d’une part par la valorisation de la langue littéraire, promue comme modèle de la langue à enseigner, d’autre part par la logique de l’orientation qui amenait, dès ces années-là, tous les élèves du primaire à un cursus secondaire au moins partiel. D’où le choix des didacticien·ne·s, à l’origine, de ne pas isoler la littérature d’autres objets d’enseignement et d’apprentissage, choix revendiqué même par celles et ceux qui, s’inscrivant, par leurs travaux universitaires, dans le champ des études littéraires, se désignaient comme spécialistes de l’enseignement (et plus tard comme didacticien·ne·s) du français, non de la littérature. Ces chercheur·e·s reproduisaient là, d’ailleurs, la revendication d’acteurs et d’actrices de l’enseignement de l’époque, qui tenaient à se dire enseignant·e·s de français et non de lettres, cette distinction de dénomination marquant bien une différenciation de positionnement (vécu comme idéologique) dans la conception de l’enseignement du français. Petitjean, en 1998, 25 ans après la naissance de Pratiques, écrivait que les membres du collectif, dans les années 1970, «ont contribué […] à l’invention collective […] d’une nouvelle discipline (le français vs les Lettres) et d’un champ théorique : la didactique» (1998 : 3).
On voit ici, plus sur le terrain des valeurs que des savoirs, une double circulation entre la recherche et les pratiques enseignantes: celles-ci, dans leur version militante, ont contribué à façonner un champ de recherche; ce dernier a cherché en retour à construire une nouvelle matière scolaire sur le terrain des pratiques. La question qui se posait était celle de la place de la littérature dans l’approche didactique de l’enseignement du français et cette question pouvait être considérée comme relativement vive. En témoigne cet essai de synthèse –ou de compromis?– de 1998, dans le texte d’orientation de l’Association internationale pour la recherche en didactique du français langue maternelle (DFLM), l’ancêtre de l’AIRDF, Association internationale pour la recherche en didactique du français:
Les spécificités du fait littéraire justifient-elles une autonomisation plus radicale de son champ, ou bien plutôt un va-et-vient dialectique entre les démarches centrées sur l’appropriation du fait littéraire et celles qui privilégient le développement de la lecture et de l’écriture. (DFLM 1998 : 31)
Là encore, la question est indissociable de celle de l’unité de la matière enseignée, qui fait l’objet des recherches didactiques. On sait qu’historiquement, la didactique du français a voulu penser de manière intégrative les contenus de la matière français, en la concevant de façon ouverte comme lieu de la construction des compétences (méta)langagières, ce que permettait la mise en avant des notions de textes et de discours (voir Halté 1992). Mais l’unification des problématiques didactiques au sein de la didactique du français ne voulait pas dire que ces dernières étaient indifférenciées : si penser les différences et les liens entre les contenus permet d’éviter les essentialisations hâtives qui sont parfois le fait de croyance débordantes, la vigilance théorique des didacticien·ne·s à l’égard des contenus est assez vive pour qu’elle oblige à se demander ce qu’il peut y avoir de spécifique au traitement respectif de contenus comme la littérature.
Comme le dit Bernard Schneuwly, «la littérature est un objet culturel qui a des discours de référence multiples, mais disciplinairement relativement bien définis, c’est-à-dire avec des disciplines académiques de référence» et on peut identifier le «mode de penser et de parler particulier des pratiques littéraires qui se fondent sur des savoirs tout à fait spécifiques» (Schneuwly 1998 : 271). Ce sont finalement là des questions dont le traitement est rendu possible par les théories qui pensent, de diverses manières, la transposition didactique des savoirs, des pratiques ou des discours de référence.
Encore faut-il ne pas supposer le contenu préalable à sa théorisation didactique ; car quelle consistance épistémologique serait celle d’une discipline qui supposerait tel objet –au hasard: la littérature– susceptible d’un traitement scientifique sans être constamment construit et reconstruit théoriquement par ce même traitement scientifique ? Si la question vaut évidemment pour toutes les didactiques (cf. à cet égard Chevallard 2014), elle intéresse au plus haut point la didactique de la littérature. Pour reprendre les mots de Yann Vuillet, la désignation même de «didactique de la littérature» a quelque chose de surprenant, «eu égard à l’absence de définition conceptuelle “du” littéraire» (Vuillet 2017 : 326). Il y voit comme un «nœud idéologique», sorte de cristallisation «de processus d’évaluations sociales ne pouvant se “trancher” par des savoirs» (Vuillet 2017 : 234). Les travaux genevois sur la réputation littéraire ont apporté des éclairages importants à cet égard (Ronveaux & Schneuwly (dir.) 2019).
Je suis parti, dans l’élaboration de mon questionnement, d’une évocation de la didactique du français et de l’émergence en son sein de questions spécifiques à la littérature. Or il semble qu’il existe peu de débats théoriques, dans les approches didactiques de la littérature, sur les liens possibles entre didactique du français et didactique de la littérature, même si la question est posée de manière claire et intéressante dans la synthèse récente du champ par Sylviane Ahr (2015). Plus encore, il semble que soit peu traitée la question des liens possibles entre didactique de la littérature et autres didactiques, si ce n’est dans une perspective de réflexion transdisciplinaire entre didactique de la littérature et des arts (voir Chabanne 2016). Cela m’a conduit naguère, à l’issue des treizièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature à Gennevilliers en 2012, à m’interroger sur la faible utilisation de concepts élaborés dans d’autres didactiques (Daunay 2015).
S’il est intéressant de penser la spécificité d’une didactique, encore faut-il précisément la penser en faisant le même travail que celui que suscite la récurrence de la «question vive» que mettait à l’honneur la dix-huitième école d’été de didactique des mathématiques: «La didactique ou les didactiques?» (voir Matheron et al. 2016 ; Éducation & didactique 2014). De fait, la question qui se pose entre didactique de la littérature et didactique du français est finalement de même nature que la relation entre les diverses didactiques et c’est à la condition de renouveler constamment ce débat théorique qu’il est possible de prétendre, en respectant toutes les spécificités et les frontières qu’on voudra, construire comme champ spécifique la didactique, «dont l’unité et la diversité se conjuguent» (Daunay 2016 : 318).
Une discipline aux croisements
Pour interroger le processus de disciplinarisation et/ou d’autonomisation de la didactique de la littérature, je me propose de présenter une petite formalisation de la didactique, que j’ai réalisée en m’inspirant librement de deux textes anciens, écrits la même année, de Halté (1992) et de Reuter (dans Brassard & Reuter 1992) –pour suivre le fil historique que j’ai commencé à tendre.
Cette formalisation (dont une première version se trouve dans Daunay 2017) identifie trois possibles orientations de la didactique (de la littérature), complémentaires et non exclusives évidemment, qui se réalisent en dominantes, pour reprendre le terme d’Halté (Halté 1992 : 16). Ces orientations engagent des relations particulières avec des lieux de théories ou de pratiques.
Une première orientation de la didactique concerne le travail qu’elle réalise sur les contenus disciplinaires, en l’occurrence les contenus qui ont trait aux questions de littérature. La didactique est alors liée aux théories de références qui concernent les contenus, pour nous les théories littéraires, mais aussi l’analyse du discours, entre autres.
Orientation épistémologique
Une deuxième orientation que je nommerai subjectiviste renvoie à la préoccupation de la didactique (de la littérature, entre autres) pour les sujets didactiques (élèves comme enseignant·e·s) et les diverses institutions qui les assujettissent. Cette préoccupation théorique engage des relations avec des disciplines qui, sans nécessairement prêter d’attention aux contenus, s’intéressent aux sujets et aux institutions, de la psychologie à la sociologie, en passant par l’histoire, l’anthropologie, la philosophie, etc.
Orientation subjectiviste
Une troisième orientation serait celle qu’Halté appelait praxéologique, qui établit une relation entre la didactique de la littérature et les pratiques disciplinaires, c’est-à-dire celles qui concernent cette discipline scolaire «littérature», quelle que soit sa relation aux autres disciplines de la matière «français»:
Orientation praxéologique
Bien sûr, cette orientation est indissociable des sujets et des contenus et il vaudrait mieux identifier ainsi la dimension praxéologique:
Orientation praxéologique (2)
Rappelons les cases disparues et nous retrouvons l’ensemble des relations spécifiques que la didactique noue avec d’autres lieux.
Ce schéma dit bien la dimension systémique de la didactique (Halté 1992), mais aussi sa fragilité, qui tient à ses relations multiples avec des lieux variés, qui ont pu longtemps rendre difficile son autonomie, gage de sa disciplinarisation. C’est sur ce point que je voudrais m’arrêter maintenant, en interrogeant plus spécifiquement, au-delà du caractère généraliste de cette formalisation, la didactique de la littérature.
Les conditions d’une autonomie
La question de la disciplinarisation de la didactique de la littérature n’est pas sans rappeler celle qui s’est posée historiquement dans le processus de construction de la didactique du français comme discipline de recherche, faites de «tensions constitutives» que j’ai analysées ailleurs (Daunay 2007b: 21-28). Sans pouvoir reprendre cette histoire, rappelons que la didactique du français s’est constituée en cherchant à se libérer d’un paradigme applicationniste, qui pouvait se caractériser par une triple dépendance de la recherche : à l’égard des théories dites de référence (la linguistique essentiellement), à l’égard de l’Institution scolaire à travers ses réseaux décisionnaires ou militants, à l’égard de la pratique de terrain, matière qu’il s’agissait souvent de transformer avant de vraiment la connaitre… Le mouvement d’émancipation de la didactique du français, en quoi consiste son processus de disciplinarisation, n’est pas propre à la didactique du français mais concerne, mutatis mutandis, toutes les didactiques. La didactique de la littérature permet-elle d’observer ce même mouvement d’émancipation? Rien ne permet d’en douter, mais j’aimerais interroger, dans ce qui est encore une phase d’émergence, les modalités des relations entre la didactique de la littérature et ces trois lieux, en faisant jouer des dichotomies sans subtilité, mais utiles pour un débat : soumission ou parité? Dialogue ou contrainte?
Relation entre didactique de la littérature et théorie littéraire
Prenons pour commencer la relation entre la didactique de la littérature et la théorie littéraire, que l’on peut placer dans la case en haut à gauche de notre schéma:
La théorie littéraire est-elle, dans la pratique de recherche effective, essentiellement perçue comme une discipline contributoire ou comme une discipline en surplomb ? Qu’il y ait dialogue entre didactique de la littérature et théorie littéraire est assez naturel. Mais, comme cela a pu être le cas avec la linguistique aux débuts de la didactique du français, la référence vaut parfois révérence : qu’on pense, anciennement, aux théories de Picard (et de Jouve) –peut-être se rappelle-t-on que j’avais, naguère, mis en cause de manière polémique les travaux de Picard, précisément parce que je voyais dans l’usage qui en était fait par certain·e·s didacticien·ne·s, une bévue, dans la mesure où, tout au respect des propositions théoriques de l’auteur, elles ou ils ne voyaient pas ce qui pourtant, dans son discours, était idéologiquement contradictoire avec leur propre projet (Daunay 2007b : 39). Je me demande si l’on n’assiste pas au même phénomène de révérence avec un Pierre Bayard ou un Yves Citton… Pour interroger la possible subordination de la didactique de la littérature aux théories littéraires, on peut se saisir de trois indicateurs, que j’avais utilisés il y a dix ans (Daunay 2007a ; 2007b), pour interroger le statut de la didactique de la littérature:
– l’absence ou la parcimonie des références aux recherches didactiques dans les écrits des théoriciens de la littérature cités par les didacticien·ne·s;
– la rareté des discussions théoriques, en didactique, des propositions de ces mêmes auteurs;
– la primauté accordée à ces derniers en tant que théoriciens, visible particulièrement dans l’usage des syntagmes «théorique et didactique» ou «universitaire et didactique» (voir le titre de la dernière livraison de Pratiques, en 2018 : Poésie et langue : aspects théoriques et didactiques), qui laisse supposer que la didactique n’aurait pas la même vertu conceptuelle que la théorie littéraire instituée comme discipline de référence.
Ces trois indicateurs (qui gagneraient à être actualisés par une étude empirique d’un corpus récent, même si l’on peut intuitivement penser qu’elle donnerait les mêmes résultats) permettent au moins d’interroger une forme de relation de dépendance de la didactique à la théorie littéraire.
J’évoquais plus haut la place encore congrue faite aux autres didactiques –ou encore, entre autres, aux travaux de sociologie des apprentissages ou des usages– dans nombre de travaux de didactique de la littérature. Or la délimitation d’un espace propre de travail ne veut pas dire se priver des dialogues possibles avec les contenus pensés par d’autres disciplines et, au rebours de l’illusion de son irréductibilité, interroger ce qui est commun à l’enseignement de la littérature et de la langue, par exemple en redéfinissant à nouveaux frais le double processus de subjectivation et d’assujettissement que suppose la prise en compte du sujet parlant (donc écrivant, lisant, pensant…) –ce que permet du reste le concept de sujet lecteur ou scripteur, quand il est utilisé de manière ouverte (pensons ici à la question d’«enseigner les littératures dans le souci de la langue», pour reprendre le titre des onzièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique des littératures de Genève : voir Ronveaux 2016). Le projet de didactique comparée peut aider à faire ressortir, dans l’étude d’un phénomène didactique, des «dimensions spécifiques (liées aux objets de savoirs) et génériques (liées à un fonctionnement indépendant de ces objets)», pour reprendre les termes que Florence Ligozat (2016 : 305) emprunte au vocabulaire propre des recherches en didactique comparée, et qu’elle illustre brillamment avec le cas de la lecture-compréhension littéraire dans le cadre des cercles de lecture.
Un rapprochement plus net avec les autres didactiques permettrait de mieux percevoir et de décrire, du point de vue didactique, les limites conceptuelles de certaines constructions théoriques littéraires et surtout l’inanité des propositions prétendument didactiques, c’est-à-dire, sous leur plume, pratiques, de certain·e·s théoricien·ne·s de la littérature, si peu aveuglé·e·s par le travail des didacticien·ne·s qu’ils peuvent gloser sur leurs objets en les ignorant… Cela permettrait de penser, indépendamment, l’origine et le devenir, en didactique de la littérature, de concepts propres, quand bien même ils seraient initialement empruntés : concernant l’emblématique lecture littéraire, on peut citer le travail de synthèse théorique de Brigitte Louichon (2011) et le programme de travail théorique que propose Jean-Louis Dufays (2016) pour affermir le concept, dans le double souci d’une clarification théorique et d’une mise à l’épreuve empirique –même si elle mérite d’être encore discutée (Gabathuler, Védrines & Vuillet 2019).
Finalement, pour parvenir à se discipliner, sans doute faudrait-il que la didactique de la littérature se fasse moins littéraire et plus didactique…
Relation entre didactique de la littérature et Institution scolaire
Qu’en est-il des relations de la didactique de la littérature avec l’Institution scolaire? Celle qui prend sa place dans la partie en bas à droite de notre schéma initial –que l’on peut finalement identifier comme un des champs de réalisation de la didactique:
La contrainte peut se voir notamment par l’identification fréquente du discours officiel comme source et non comme corpus de l’étude: pour prendre des exemples en France, nombreux sont les travaux qui supposent l’écriture d’invention inventée par les instructions officielles de 2002 ou qui –au contraire– parlent de la «lecture méthodique», de la «lecture analytique», de la «lecture cursive», de la «lecture d’images», comme si ces choses-là existaient en dehors de leur lieu d’institution, à savoir les programmes.
Ce qui peut sembler une soumission à l’Institution, dans le domaine de l’enseignement de la littérature, me semble avoir été observé, en France, au tournant des années 2000, au moment de l’élaboration de nouveaux programmes (pour le primaire comme pour le secondaire) où la question de l’enseignement de la littérature n’a pas été mineure. Observons d’ailleurs que c’est à cette époque qu’a eu lieu la première édition des Rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature (2000).
La relation entre didactique et Institution ne s’opère alors pas seulement par le mélange des acteurs mais aussi par celui des genres de discours tenus sur les programmes : ainsi, un même contenu peut en effet être écrit par les mêmes personnes dans le cadre des documents d’accompagnement des programmes (sphère institutionnelle) et dans le cadre d’un article théorique (sphère de la recherche) (pour un développement, voir Daunay 2007b: 43). Depuis cette époque, la participation régulière d’inspecteurs ou d’inspectrices à des colloques de didactique de la littérature, qui pourrait être des occasions de confrontation, est plutôt le signe d’une sorte de consensus. Qu’on pense du reste à l’usage du terme didactique pour désigner des épreuves de concours en France ou des prescriptions de bonnes pratiques. Là encore, cette relation avec les représentants de l’Institution scolaire est placée sous le double signe de la contrainte et du dialogue: certes, on voit bien la volonté de penser la prescription comme moyen de diffusion de la recherche, mais ne doit-on pas plutôt y voir le signe d’un cadrage du champ qui réponde à ce qui est légitimement audible pour des représentants de l’Institution?
Que des didacticien·ne·s, en France comme ailleurs, aient participé à l’élaboration de certains programmes n’est un souci pour personne : on peut jouer un rôle de conseil et de proposition ingénierique sans pour autant abdiquer une indépendance théorique par rapport à l’Institution. Le problème est de s’assurer de cette indépendance, du moins si l’on considère que le propre d’une discipline de recherche est de se donner ses propres outils de pensée et d’analyse, ce qui suppose une forte distance avec ce qui existe déjà. Il est intéressant de noter qu’il semble que la didactique de la littérature, dans sa relation avec l’Institution, ait vu se reproduire le même phénomène de relation étroite entre l’Institution et la recherche qu’a connu la didactique du français, puisqu’on peut dire qu’en France, c’est dans des travaux réalisés dans le cadre du plan officiel de rénovation, sous la conduite d’Hélène Romian, qu’émergea la didactique du français. Mais je n’ai pas le souvenir, au début du XXIe siècle, de fortes tensions entre recherche et Institution, comme celle que connut la didactique du français à la sortie des programmes issus du Plan de rénovation, en 1972 (sur ce point, voir Romian 2014).
Relation entre didactique de la littérature et pratiques de classes
L’une des conséquences de ce suivisme à l’égard de l’Institution peut se voir dans la relation à la pratique dans les classes, cette case au centre de notre schéma, autre champ de réalisation de la didactique:
Interroger le lien entre les deux champs permet d’identifier la posture prescriptive parfois prise dans des travaux en didactique. Est-on sûr par exemple de toujours s’interdire de reprocher aux enseignant·e·s de ne pas respecter les instructions officielles, sans s’interroger sur les limites de ces dernières ? Est-on sûr aussi de ne pas privilégier ce qui est perçu comme innovant, reproduisant ainsi «l’anti-traditionalisme affiché par la didactique du français» dont parlait Claude Simard, qui plaidait pour un «un point de vue plus ouvert et plus explicatif face à la tradition» (Simard 2001 : 37) ?
En dehors des dérives évaluatives de certains discours didactiques (voir Daunay 2007c), la question de la soumission aux pratiques est plus sérieuse et, partant, plus complexe, puisque l’on sait le rôle que les pratiques d’enseignement et de formation ont pu jouer dans la construction des didactiques. Comme le dit Bernard Schneuwly, «le champ scientifique “didactique” nait [d’un] large fondement de la didactique pratique et normative» (Schneuwly 2014 : 18). De fait, on peut dire que toute didactique a suivi un processus de «disciplinarisation à dominante secondaire», qui caractérise plus généralement le champ des sciences de l’éducation (Hofstetter & Schneuwly 1998/2001). Il n’est pas inutile de préciser ici que si tou·te·s les didacticien·ne·s ne relèvent pas du champ institutionnel des sciences de l’éducation, la didactique est, par définition, une science de l’éducation et a partie liée, de ce fait, avec ce champ institutionnel.
La didactique de la littérature, comme la didactique du français, dans son processus de disciplinarisation, a dû «transformer des problématiques pratiques et théorico-pratiques en questionnement scientifique», c’est-à-dire «définir des problématiques, sous forme d’un appareil conceptuel cohérent, sous une forme qui permet de fournir des réponses à travers des méthodes de recherche systématiques et explicites» (Schneuwly 2014 : 18).
La didactique de la littérature, comme les autres didactiques, a encore à s’interroger sur les formes d’hybridation bien spécifiques qu’engendre le frottement d’une théorie et d’une pratique : car sauf à se contenter d’un applicationnisme qui montre vite ses limites théoriques et cantonne le discours qui le réalise dans une vision idéaliste et peu productive d’un point de vue scientifique, la relation entre théorie et pratique ne peut pas ne pas se penser au sein même de la discipline, au prix d’une mise en doute des évidences partagées. Il ne s’agit pas, pour emprunter ses mots à Marc Bru, qui parle plus généralement des sciences de l’éducation, d’«abandonner toute mise en relation des recherches et des pratiques», mais de «modéliser ces relations sans les réduire à une visée applicationniste ou à une version idéalisée, étrangères à ce que sont les pratiques en situation» (Bru 1998 : 54). Une telle modélisation, c’est-à-dire la pensée théorique de ces relations entre théorie et pratique, ne semble pas avoir fait l’objet d’une réflexion systématique au sein de la didactique de la littérature et c’est sans doute ce qui rend encore plus légitime la thématique des dix-neuvièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature.
J’aimerais à cet égard, pour finir, reprendre les mots de Jean-Paul Bronckart (2001) qui montrait qu’en sciences humaines et sociales, l’opposition entre recherche fondamentale et intervention pratique n’est pas un donné de départ mais l’effet d’une élaboration progressive, qui a abouti au dualisme actuel:
Entre les sciences humaines fondamentales et le domaine de l’éducation, se sont établis les rapports hiérarchiques et descendants de l’applicationnisme : les données scientifiques étaient injectées dans le champ pratique, la plupart du temps sans réelle prise en compte des multiples paramètres qui régissent ce dernier. (Bronckart 2001 : 136)
Et l’on voit bien les effets possibles pour la didactique : du fait de l’orientation praxéologique qui la définit en partie (représentée dans les derniers schémas de la formalisation présentée plus haut), l’applicationnisme est un risque possible.
Bronckart fait la critique de cette conception applicationniste pour en suggérer une autre:
Une telle position s’adosse en réalité à l’idéologie selon laquelle l’éducation-formation constituerait une démarche non problématique de transmission de savoirs non discutables, et c’est bien cette idéologie qui oriente la logique applicationniste préconisée par Piaget aussi bien que par Skinner. Mais si l’on considère que les savoirs, même savants, sont toujours discutables, que les processus de transmission sont complexes et problématiques, et que les enjeux sont en permanence à repenser à la lumière des évolutions réelles des sociétés, alors il y a place pour une science véritable, dont l’objet est constitué par les processus de médiation formative, tels qu’ils sont conçus, gérés et mis en place par les sociétés humaines. (Bronckart 2001 : 138)
Dans sa disciplinarisation, la didactique de la littérature gagnerait sans doute à continuer à penser cette question des relations entre recherches et pratiques, en s’interdisant l’applicationnisme que pourfend si bien Bronckart, sans pour autant se soumettre aux pratiques, autre risque possible que les réflexions de ce dernier minimisent peut-être.
Conclusion
Ce travail de disciplinarisation s’accompagnera nécessairement – et c’est ici le sens de mon propos – d’une identification des risques d’un applicationnisme à trois faces que représente la soumission à des instances extérieures (la théorie littéraire, l’Institution, la pratique). C’est à ce prix que la didactique de la littérature pourra se forger une véritable identité qui la fasse reconnaitre comme un champ théorique à part entière.
Mais si l’on peut trouver un avantage à établir des frontières, c’est à la condition de se rappeler qu’une frontière marque autant la séparation que la continuité : si une discipline gagne à être autonome, c’est pour n’être pas diluée dans un espace qu’elle ne peut pas penser, mais c’est aussi pour pouvoir mieux dialoguer avec d’autres dans cet espace – ce que les schémas initiaux voulaient proposer. Autrement dit, on peut supposer que le processus d’autonomisation de la didactique de la littérature, s’il est mené à son terme, pourra l’amener à se penser comme un «espace dynamique», pour emprunter leur expression à Florey, Ronveaux et Cordonier (2015). Se penser comme «espace dynamique», c’est, loin de toute contrainte de dépendance, se penser dans le dialogue avec d’autres champs de recherche et de pratiques.
Bibliographie
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Pour citer l'article
Bertrand Daunay, "Entre dialogue et contraintes : interroger les liens entre divers champs de réalisation de la didactique", Transpositio, n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes, 2020https://www.transpositio.org/articles/view/entre-dialogue-et-contraintes-interroger-les-liens-entre-divers-champs-de-realisation-de-la-didactique
Voir également :
Introduction n°2 - La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes
Le présent numéro fait état de plusieurs études qui témoignent d’une circulation réussie entre la recherche et l’enseignement, au sein des approches didactiques de la littérature. Les disciplines didactiques, en raison de leur double destinataire – les praticiens de l’enseignement et les chercheurs –, sont enrichies par la collaboration possible de deux corps aux méthodes et aux finalités distinctes. Les textes présents dans ce numéro esquissent des solutions pour permettre la circulation des savoirs, en invitant les différents acteurs impliqués à dialoguer. Les modalités de ce dialogue convoquent dans ce numéro des apports prioritairement théoriques, pour recenser, décrire et analyser des pratiques enseignantes, dans un rapport d’égalité et de réciprocité{{Un prochain numéro de Transpositio, coordonné par Vincent Capt et Antje Kolde, traitera de la thématique de la circulation des savoirs, en privilégiant le point de vue des pratiques enseignantes : il portera plus spécifiquement sur les outils que les chercheurs et les enseignants ont mis en place pour concrétiser une forme de collaboration entre recherche et pratiques enseignantes.}}.
Introduction n°2 - La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes
Didactique de la littérature : quand théorie et savoirs pratiques contribuent à la construction des savoirs
Le présent numéro fait état de plusieurs études qui témoignent d’une circulation réussie entre la recherche et l’enseignement, au sein des approches didactiques de la littérature. Les disciplines didactiques, en raison de leur double destinataire –les professionnels de l’enseignement et de la recherche–, sont enrichies par la collaboration possible de deux corps aux méthodes et aux finalités distinctes. Les textes présents dans ce numéro esquissent des solutions pour permettre la circulation des savoirs, en invitant les différents acteurs impliqués à dialoguer. Les modalités de ce dialogue convoquent des apports prioritairement théoriques, pour recenser, décrire et analyser des pratiques enseignantes, dans un rapport d’égalité et de réciprocité1.
Quatre orientations ont été choisies par nos auteurs. La réflexion méthodologique autour de la notion de disciplinarisation de la didactique de la littérature en relation avec d’autres disciplines (notamment les sciences de l’éducation et la didactique du français) (Daunay); le parcours historique visant à redécouvrir et à discuter des pratiques enseignantes d’antan dans l’enseignement de la langue et de la littérature (Darme, Monnier & Tinembart pour le français langue première et Raimond pour le français langue étrangère); la convocation de savoirs en théorie littéraire mis à contribution de l’enseignement pour repenser les modèles d’analyse littéraire utilisés par les enseignant·e·s (Baroni); enfin la description d’une modalité de recherche collaborative entre chercheuses et enseignantes qui vise à analyser la mobilisation de la notion théorique de texte du lecteur dans les pratiques de classe (Louichon, Bazile & Soulé).
Du clivage à la circulation
Les articles sont issus d’une sélection de communications présentées lors des 19e Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature qui se sont déroulées à Lausanne du 21 au 23 juin 2018. Partant du constat décrit par Bertrand Daunay et Yves Reuter (2008) qu’un malentendu historique existe relativement à la dimension praxéologique de la didactique, souvent ramenée à un avatar de l’applicationnisme, «entre les savoirs (construits ou convoqués) pour la recherche didactique (qui ne sont pas censés quitter le cadre théorique où ils prennent sens) et les savoirs pour l’enseignement» (Daunay & Reuter 2008 : 57), ce colloque visait à questionner les modalités qui permettent d’engendrer une circulation entre la recherche et les pratiques enseignantes.
Si un consensus existe sur les avantages d’un dialogue réciproque entre les deux corps professionnels, les résultats d’études récentes en didactique du français ont montré que peu de travaux de didacticiens sont exploités par les enseignant·e·s dans la classe de français (Garcia-Debanc & Dufays 2008 ; Chartrand & Lord 2013). Les résultats documentés par la recherche ne seraient que rarement lus par le corps enseignant et ne conduiraient guère à faire évoluer certaines pratiques considérées comme inefficientes. Inversement, certaines questions des enseignants n’intéresseraient pas les chercheurs, ou encore, les besoins identifiés par le terrain seraient parfois compris et traduits de manière erronée par la recherche, dont les réappropriations deviennent alors les réécritures infidèles des problèmes observés dans la classe.
Le risque d’un possible éloignement entre la recherche et la pratique nous invite ainsi à interroger ce qui permet et favorise la circulation des savoirs: au-delà des orientations, des finalités et des perspectives que se donne la discipline, quel partage de savoirs, de concepts, d’objets et de méthodes observe-t-on entre la pratique enseignante et la recherche en didactique de la littérature? Pour le dire autrement, si le lectorat escompté des résultats de la recherche en didactique de la littérature est composé autant de chercheurs et de chercheuses que d'enseignant·e·s, le lectorat réel des mêmes textes correspond-il à cette ambition?
Plusieurs indices nous ont effectivement laissé penser que ce double destinataire des recherches en didactique était parfois atteint, à différents niveaux, contribuant ainsi à créer les conditions d’une possible circulation. D’où notre volonté de questionner ces conditions mêmes, par l’analyse de leurs modalités, de leurs objectifs, de leurs réussites ou de leurs échecs. Les objets d’étude, s’ils ont été souvent définis par les chercheurs et chercheuses, sont de plus en plus choisis en fonction des tensions signalées par les enseignant·e·s, voire même déterminés avec ces derniers, équilibrant ainsi les dimensions théoriques et praxéologiques (Dufays 2001). Certains dispositifs de recherche, tels que la recherche-action (Kervyn 2011) ou la recherche orientée par la conception (Sanchez & Monod-Ansaldi 2015), associent les professionnels de l’enseignement et de la recherche à toutes les étapes du processus: organisés autour de problèmes identifiés par les enseignant·e·s, ces deux dispositifs articulent des phases de conception de séquences d’enseignement relatives à un objet de savoir, par exemple, et des phases de mise en œuvre, enrichies par une logique itérative et des analyses critiques censées faire évoluer la séquence d’enseignement vers une réponse au problème posé.
Autre exemple, les recherches théoriques en didactique de la littérature, qui ont dominé le champ disciplinaire depuis les années 1990, laissent la place, depuis une dizaine d’années, à des recherches qui s’intéressent plus intensément aux pratiques réelles et non plus seulement aux pratiques déclarées ou supposées (Daunay & Dufays 2007 ; Dufays & Brunel 2016): les recherches dites descriptives se posent en condition nécessaire pour réfléchir, de manière pertinente et scientifique, aux enjeux de la didactique de la littérature. Enfin, s’intéressant aux innovations pédagogiques et aux facteurs favorisant leur intégration heureuse en contexte scolaire, autrement dit au trajet d’un résultat de recherche à sa réappropriation dans la classe, Goigoux (2017) cite une étude anglo-saxonne (Tyack & Cuban 1995) qui définit un subtil équilibre entre la compatibilité de l’élément nouveau avec les schèmes professionnels des enseignant·e·s et l’efficience de l’intervention.
Dans les pistes esquissées pour que recherches et pratiques dialoguent, on peut en citer deux qui semblent tout particulièrement pertinentes pour notre problématique: la première consiste à «construire un partenariat structuré et soutenu entre les praticiens et les chercheurs» et la seconde propose de «partir des préoccupations des praticiens pour déterminer les problématiques de recherche» (Goigoux 2017 : 137). Ces principes recommandent de considérer les apports de chaque groupe d’acteurs comme d’égale valeur et de connaître le contexte et les exigences du terrain de l’autre, ainsi que de valoriser les démarches ascendantes, faisant émerger de nouvelles questions de recherche à partir des problèmes professionnels rencontrés par les enseignant·e·s.
À un certain niveau, donc, les conditions semblent réunies pour favoriser un partage de savoirs théoriques ou praxéologiques entre les enseignant·e·s et les chercheurs. Les contributions des 19e Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature –dont ce numéro n’est qu’un petit aperçu– nous ont montré que cette circulation est possible, qu’elle est même déjà active à plusieurs niveaux et selon des modalités variées, et que les acteurs en présence la souhaitent et s’investissent pour la poursuivre.
Les articles qui suivent explorent et dépassent les écarts supposés entre les différents acteurs, contextes et visées du champ de recherche et permettent ainsi d’instaurer et d’analyser une circulation entre trois instances et trois groupes d’acteurs: les recherches en didactique des littératures, les recherches dans les savoirs fondamentaux en littérature et les pratiques enseignantes.
La question de la circulation entre recherche et pratiques enseignantes est posée d’emblée par le texte de Daunay, qui, en guise d’introduction au numéro, en élargit le point de vue à l’identité même de la discipline. Pour l’auteur, la question a accompagné de manière récurrente l’émergence et l’histoire de la didactique de la littérature, parce qu’elle participe à construire l’identité des didacticiens. Ainsi, Daunay interroge et contextualise l’autonomie de la didactique en décrivant ses relations à trois instances extérieures (les théories de référence, l’institution scolaire et la pratique enseignante). S’il montre successivement les risques d’une subordination aveugle à ces dernières, il évoque également l’intérêt d’une autonomie adéquatement pensée dans chacun de ces trois espaces.
Les deux articles suivants témoignent de l’importance de recourir à une perspective historique pour analyser textes, outils et moyens pour l’enseignement. L’article de Darme, Monnier et Tinembart met en relation les savoirs en littérature et les pratiques enseignantes et propose une analyse détaillée des moyens d’enseignement adoptés en Suisse francophone entre 1850 et 1930. À travers des citations des manuels de l’époque, il est possible de reconstruire les discours sur la littérature et sur son enseignement, leurs enjeux et leurs évolutions. Cette perspective historique permet de prendre conscience de l’origine des pratiques et des représentations encore actuelles concernant l’enseignement du français et son rapport au corpus littéraire, au moins celles qu’on peut inférer des outils et des prescriptions publiées.
Le texte de Raimond, inscrit en didactique du français langue étrangère, analyse les documents officiels et les descriptifs des programmes de formation conçus au sein du Bureau d’études pour les langues et les cultures (BELC), l’instance financée par le gouvernement français chargée de former les enseignant·e·s de français des Instituts internationaux de l’Alliance française. Il est possible ainsi de découvrir la place et le rôle de la littérature dans les enseignements du FLE, sa conception, la valeur qu’on lui attribue, et son rôle dans l’appropriation du français comme langue étrangère. En même temps, ces textes témoignent d’une circulation avérée entre les recherches en didactique du français langue étrangère et l’enseignement. Le FLE se révèle donc ici une discipline pionnière dans la circulation entre recherches et pratiques enseignantes.
L’article de Baroni problématise, quant à lui, une circulation entre des concepts de théorie de la littérature et la didactique, entendue à la fois comme pratique d’enseignement et comme champ de recherche. Le texte se fonde sur des outils de la narratologie contemporaine, notamment en revisitant les notions d’intrigue et de focalisation, appelant à les repenser tant au niveau de l’enseignement que de la recherche. Les dernières recherches en analyse littéraire sont ainsi mises au service des pratiques enseignantes, du renouvellement aussi bien des outils pour enseigner la littérature que des corpus littéraires.
Enfin, l’article de Louichon, Bazile et Soulé analyse la circulation entre la recherche en didactique de la littérature et l’enseignement à travers la description d’une recherche collaborative qui a concerné d’emblée des chercheurs et des enseignant·e·s. En partant de la notion de «texte du lecteur» et de l’analyse de sa mise en œuvre en classe, les auteurs ouvrent la voie à différentes manières de concevoir et de réaliser un enrichissement mutuel entre recherches et enseignement.
La question de la circulation des savoirs conduit à une pluralité d’interrogations que ce numéro ne fait qu'effleurer. Plusieurs autres questions restent ouvertes et mériteraient d’être approfondies. Celles-ci pourraient notamment porter sur les connaissances acquises sur les pratiques en classe, sur les questions que se posent les enseignant·e·s, sur la manière de construire une réelle collaboration dans la recherche ou encore sur les effets des dimensions plus administratives de l’univers de la recherche sur les questions des enseignant·e·s.
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Schneuwly, Bernard & Chistophe Ronveaux (2018), Lire des textes réputés littéraires : disciplination et sédimentation. Enquête au fil des degrés scolaires en Suisse romande, Bern, Peter Lang.
Pour citer l'article
Sonya Florey & Chiara Bemporad , "Introduction n°2 - La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes", Transpositio, n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes, 2020https://www.transpositio.org/articles/view/introduction-n-2-la-circulation-des-savoirs-entre-recherches-et-pratiques-enseignantes
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