Dans un colloque sur l’enseignement de la littérature à Cerisy-la-Salle, il y a bien des années, j’ai fait une communication intitulée: la critique des pédagogues (1971). Je voulais, par ce titre, indiquer que la critique anglo-américaine de la deuxième moitié du XXe siècle – grosso modo, le New Criticism – s’était développée sous un impératif lié à une pratique pédagogique. Depuis les expériences de I.A. Richards à l’Université de Cambridge, où il a donné à ses élèves des poèmes sans date ni nom d’auteur pour étudier leurs réponses, la critique anglo-américaine s’est donnée la tâche d’insérer la pratique critique dans la salle de classe. Practical Criticism (1956) – la critique pratique – est d’ailleurs le titre du livre où Richards a présenté les résultats de son expérience. Il a été suivi par des anthologies à usage scolaire, dont les textes étaient également dépourvus de dates et de noms d’auteurs, de manière à proposer des lectures décontextualisées. L’explication de texte en classe devait donc se dérouler dans un dialogue maître-élève, où il n’y avait que le texte lui-même à interroger, où ce n’était que le texte qui fournissait les principes de sa compréhension. 

C’était ainsi une pratique textuelle qui se voulait démocratique: tous les lecteurs avaient le potentiel d’être des interprètes, même sans un savoir approfondi. Et c’était aussi, pour ainsi dire, une pratique protestante: ce n’était pas l’interprétation imposée par une autorité ecclésiastique (ou autre) qui devait être retenue, mais plutôt celle produite par l’individu et, par la suite, par le groupe – une vérité de la congrégation, pourrait-on dire. Certes, ce parti pris a donné lieu à des versions quasi parodiques, telle la «critique subjective», qui attribuait une valeur égale à toutes les réponses des étudiants, le but étant d’étudier leurs caractéristiques psychiques plutôt que le texte. Une version plus modérée existait, et existe encore, sous l’appellation de « reader response criticism » dont l’objectif est d’étudier l’interaction entre lecteur et le texte dans la réalisation de la signification.

L’explication de texte dans cette tradition diffère radicalement de son homologue français dans sa version classique. La pratique française tendait en effet à la dissolution du texte dans un contexte sapientiel qui l’emportait sur tout autre aspect. Depuis l’avènement de Gustave Lanson – Antoine Compagnon l’a bien montré – il n’y a en fin de compte que l’histoire littéraire qui puisse transformer les études littéraires en une véritable compétence, une science, qui mérite une place dans l’enseignement secondaire et universitaire. Alors que le New Criticism voulait se débarrasser de l’histoire littéraire (du moins telle qu’elle existait alors, sous une forme bien plus rudimentaire qu’en France: comme disait Geoffrey Hartman, il s’agissait d’une sorte d’»aventure picaresque dans la pseudo-causalité») (Hartman 1970: 356), le New Criticism voulait délester l’étude du texte de tous ses présupposés, pour insister sur la nécessité de la lecture, comprise comme la rencontre radicale d’une conscience et d’un texte. L’idéologie de cette pratique critique devait beaucoup, je l’ai déjà signalé, à une situation spécifiquement américaine, l’étudiant entrant souvent dans l’enseignement supérieur sans grand bagage culturel. Par conséquent, il fallait que ses cours de littérature repartent presque de zéro. Dire que l’on peut aborder l’étude de la poésie sans avoir une formation préalable répondait à une situation de fait, qu’il fallait prendre en compte pour réussir sur le marché du savoir universitaire.

Il est vrai aussi que cette nouvelle critique se situait dans une mouvance moderniste de poètes qui voulaient renouveler leur art par un retour aux sources préromantiques. C’est notamment le parti pris de T.S. Eliot, qui voulait que le poète exprime non sa personnalité, mais plutôt le médium dans le lequel il travaille, et qui a rénové l’étude des poètes élisabéthains et «métaphysiques» du XVIe et du XVIIe siècles en les présentant comme un antidote à l’expressionisme romantique. Les premiers «new critics » étaient des poètes eux-mêmes, et cherchaient un moyen pour parler de la poésie en tant que langage et structure, sans référence au contexte idéologique ou historique. L’enseignement de la littérature devait donc être en quelque sorte une «leçon de choses» rousseauiste, une manipulation du texte par la classe. La réponse individuelle au texte devait être en principe – c’est le rôle du pédagogue – orchestrée, afin qu’elle devienne, en fin de compte, communautaire, le produit d’un chœur où les voix disparates s’harmonisent.

On peut donc dire que la nouvelle critique américaine s’ancrait résolument dans une pratique pédagogique, et elle a pu ainsi acquérir une place dans l’université, et avoir une influence réelle dans les études universitaires. Ce que l’on a nommé close reading ou encore slow reading – une lecture caractérisée par la minutie et la lenteur – a exercé son influence un peu partout dans les sciences humaines, de l’anthropologie à l’étude du droit. On avait l’impression, à la fin du XXe siècle, que la leçon du New Criticism était acquise un peu partout dans l’éducation américaine. Même ses contestataires employaient les méthodes qu’ils avaient puisées chez leurs adversaires.

Ce n’est plus vrai aujourd’hui. À mon avis, nous avons vécu une scission entre la critique et la pédagogie littéraire, pour des raisons qui ne sont pas propres seulement aux Etats-Unis, et qui touchent en fait à la situation du savoir littéraire dans les universités en Occident. On pourrait mettre en cause ce que la critique littéraire est devenue sous l’influence la théorie littéraire telle qu’elle s’est installée dans l’université, et telle qu’elle a été pratiquée par beaucoup de mes collègues américains—bien que, selon moi, il n’y ait rien d’inhérent à la théorie littéraire qui dicte ce divorce. Il me semble que le divorce dérive bien plus d’un certain abandon de l’impératif pédagogique de la part d’universitaires qui ont voulu parler à un public différent, voire prendre leur place comme acolytes dans une chapelle connue pour l’exclusivité de ses pratiques et, surtout, de son langage.

Le bannissement de l’idéologie voulu par le New Criticism a naturellement fait l’objet d’une contestation féroce de la part de ceux qui voulaient démasquer le parti pris plutôt conservateur de la première génération de ces critiques, souvent issus du Sud des Etats-Unis. La fétichisation du poème comme «icône verbale», comme objet fermé sur lui-même, se prêtait aux attaques soit des marxisants, soit des poststructuralistes de diverses obédiances. C’est, je crois, surtout le New Historicism, fondé par Stephen Greenblatt, qui a remis à l’honneur une lecture fondée sur un ensemble de documents de provenances diverses, fournissant une certaine épaisseur à l’analyse, à l’instar de la «description dense» pratiquée par l’anthropologue Clifford Geertz (1998). En effet, plus que la théorie littéraire, c’est surtout cet historicisme nouveau qui a contesté la nouvelle critique. Et après avoir connu l’influence de Lévi-Strauss, de Barthes, de Genette, voire de Derrida, les jeunes universitaires américains lisent volontiers maintenant les historiens de l’école des Annales (et aussi Foucault, bien entendu). Ceux parmi mes collègues français qui assistent avec fidélité à la réunion annuelle de la société des dix-neuviémistes américains ont certainement dû remarquer la dominance d’une parole culturo-historique, entre Walter Benjamin et Alain Corbin. Je ne veux nullement m’en moquer: on y trouve des travaux très pertinents et des connaissances remarquables. 

Néanmoins, je détecte les symptômes d’une certaine désespérance à l’égard de la critique littéraire. Pour beaucoup de mes jeunes collègues, la critique littéraire telle que je l’entends a cessé d’être possible. On ne peut pas, de bonne foi, se mettre à l’exégèse des textes: le contexte pèse toujours trop lourd. On ne peut pas entreprendre une explication de texte avec les seuls outils fournis par le texte lui-même. Le langage est insuffisant pour parler du langage – il faut un système différent, un discours qui trouve ses assises ailleurs, pour fournir un métalangage à la critique littéraire. Quand Roland Barthes a avoué, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, qu’il n’y avait pas de métalangage, c’était, ce me semble, une invitation à entrer dans le pluriel du texte sans le support d’un savoir venu d’ailleurs. Mais je crois que la jeune critique a trouvé ce manque de support trop vertigineux. Elle s’est ruée plutôt sur des domaines où le savoir paraissait plus positif et plus sûr. Et je crois que, ce faisant, elle a perdu en grande partie l’impulsion pédagogique qui présidait à ce qu’il y avait de plus génial dans la critique américaine. 

Rares sont ceux qui soutiendraient aujourd’hui l’idée que les études littéraires constituent un domaine autonome, et que la lecture d’un poème est une activité autotélique, sans autre mobile et sans autre conséquence. L’idée que la littérature relève du spirituel, de ce qui a pris la place de la religion après la mort de Dieu, était très répandue parmi les nouveaux critiques américains. Le grand poète américain Wallace Stevens l’a exprimé très nettement: après que l’on a cessé de croire en dieu, c’est la poésie qui prend sa place comme source spirituelle. Ce qui fait des profs de Lettres des prêtres du culte. Je ne sais si nous autres, professeurs de Lettres, avons totalement abandonné cette croyance, mais nous ne sommes plus prêts à la défendre explicitement en tant que telle. La littérature ne peut pas nous sauver, et il vaut mieux se délester de toutes les traces de la théologie, même si l’on pourrait soutenir que notre discipline, sous son aspect moderne, commence dans l’exégèse et la philologie biblique. Reste à savoir si l’étude de la chose littéraire telle que nous l’entendons aujourd’hui devrait s’enraciner dans l’enseignement autant que par le passé.

Certes, la critique littéraire peut très bien exister indépendamment de l’école et, sous la forme du journalisme littéraire et culturel, elle atteint un public bien plus large. Il y a peut-être une libération dans le divorce actuel entre l’université et le savoir présenté par les médias. Et pourtant, je suis persuadé qu’une critique littéraire digne de ce nom – c’est-à-dire un discours plus sérieux, plus consistant et plus utile que les appréciations médiatiques qui nous disent quel film, quel livre ou quelle exposition choisir – ne peut être que pédagogique, et donc fortement lié à l’enseignement. Je ne pense pas qu’une étude des œuvres littéraires qui se voudrait autre chose que l’exercice du bon goût d’un connaisseur, puisse être séparé de son enseignement. Mon titre pour le colloque de Cerisy n’était donc qu’une tautologie: idéalement il ne peut exister qu’une critique de pédagogues. 

Mais dire ceci ne résout aucunement le problème concernant le but de cette critique. On reste toujours hanté par la possibilité que la place accordée aux Lettres dans l’université depuis la Troisième République n’est pas méritée, qu’en fin de compte, notre casier universitaire est vide. Ici, les nouveaux critiques américains nous abandonnent, parce qu’ils ont trop facilement accepté le rôle spiritualiste de la poésie, ainsi que son exégèse, seule tâche de ses acolytes. D’autres critiques, de Kenneth Burke à Northrop Frye et au-delà, ont compris le besoin d’une organisation supérieure de ce qui peut être appris dans l’acte de lecture d’un texte: le besoin d’un système qui expliquerait la nécessité et la signification des actes de critiques individuels. C’est que derrière chaque acte critique valable, chaque lecture qui nous apprend à mieux comprendre le texte, il y a cette connaissance globale et analytique de la littérature qui s’appelle poétique. Si la critique littéraire peut prétendre au statut d’un savoir, si elle peut légitimer sa place dans l’université, c’est bien par rapport à la poétique, comprise comme l’ensemble organisé de nos connaissances sur le fonctionnement des textes, leur mécanisme, le comment de leur fabrique.

Mon ancien collègue Paul de Man, trop facilement étiqueté comme pratiquant de la déconstruction, au même titre que Jacques Derrida, a publié un article sous le tire «le retour à la philologie» (1986), où il a soutenu que l’étude linguistique, promue par la déconstruction aussi bien que par la nouvelle critique américaine – qu’il connaissait pour l’avoir pratiquée dans un cours à Harvard désormais célèbre – pouvait amener les étudiants à des prises de conscience absolument radicales à partir de la seule étude du langage du texte, sans a priori théorique ou historique. Ce qui amène de Man à affirmer que, dans l’enseignement de la littérature, il faudrait étudier la rhétorique et la poétique avant l’herméneutique et l’histoire littéraire. Autrement dit, il faudrait connaître les structures du langage et du système littéraire avant d’interpréter les textes et de les enchaîner dans un récit historique. Mais paradoxalement, pour de Man, cette connaissance de la poétique et de la rhétorique ne peut dériver que de l’étude des textes, de l’acte de lecture. Il n’y a pas de court-circuit à la lecture, cette dernière devant, selon lui, d’abord repérer les systèmes formels du texte, ses moyens de signification, avant d’arriver à l’interprétation. L’expérience radicale de la lecture est en même temps la source de la théorie littéraire et ce qui déjoue toute théorie.

J’évoque les prises de position de Paul de Man pour démontrer, encore une fois, que la pratique de la critique littéraire aux Etats-Unis revient toujours, chez les maîtres à penser du moins, à la lecture, et cette lecture elle-même s’insère dans une certaine pratique de l’enseignement. Je peux témoigner que la leçon orale de Paul de Man, sa présence pédagogique, était encore plus forte que sa parole publiée. Son influence s’est exercée surtout par ses élèves, qui presque tous vous diraient que de Man publié n’est qu’un pâle reflet du maître vivant. Ce qu’il fallait, dans son cas, c’était la convergence d’un texte, d’un public, et de son discours analytique. Et c’est ainsi que, dans sa pratique, il a pris la relève des New Critics. Il n’y a pas d’exégèse textuelle sans enseignement. À quoi servirait l’exégèse s’il n’y avait pas de public, d’enseignés?

Dans le sillage de la French Theory et du New Historicism, que se passe-t-il dans la critique américaine aujourd’hui? J’ai déjà noté une persistance de la référence au contexte historique, où souvent le texte littéraire n’est que la mise en scène d’autres forces et d’autres discours du moment. Mais il y a – parmi de nombreuses tendances, il faut le dire – deux mouvements qui semblent primer sur les autres. D’abord, l’étude du littéraire comme instrument cognitif. Il y a par exemple le travail de Terence Cave à Oxford sur la littérature en tant qu’objet de connaissance, et aussi des explorations dans le domaine de la science cognitive et de la neuroscience, souvent sous l’étendard des études cognitives littéraires. Le même phénomène se trouve par exemple dans l’étude de la musique et de l’esthétique picturale. Que se passe-t-il dans le système cérébral quand nous lisons, écoutons ou regardons une œuvre? Existe-t-il des effets de miroir cérébral qui «expliquent» notre rapport aux fictions qui nous intéressent? La recherche dans ce domaine s’étend des expériences de laboratoire – étude des synapses lors d’une expérience esthétique chez le sujet – aux explications de texte dans un contexte cognitif. Par exemple, on a pu établir par des tests que le sujet qui a pratiqué le roman social du XIXe siècle – Jane Austen ou George Eliot, par exemple – a une plus grande capacité de reconnaître et de maîtriser les rapports affectifs et sociaux de ses congénères. Si le roman est un miroir promené le long d’un chemin, on sait mieux s’orienter sur ce chemin grâce au roman. Oui, mais – et c’est un reproche que l’on peut adresser à beaucoup de travaux dans ce domaine – nous qui lisons Balzac et Proust, nous le nous savions déjà. Tout de même, je tiens à signaler que l’étude cognitive de la littérature s’appuie, elle aussi, sur un acte de lecture.

L’autre tendance actuelle, à laquelle j’ai participé moi-même, doit me semble-t-il être évoquée avec une certaine hésitation. Il s’agit un retour à la substance éthique de la littérature, ou plus exactement à une étude orientée sur la place éthique occupée par la littérature dans le monde. Mon hésitation vient de l’application facile des notions d’éthique et d’humanisme à propos de la littérature. Je refuse l’idée simpliste, et très répandue, que la lecture de bonnes œuvres nous rend meilleurs: plus aptes à bien agir avec nos amis, plus sensibles aux différences entre les gens, plus apitoyés envers le sort des damnés de la terre. Il y a trop d’exemples du contraire, notamment le trop souvent cité nazi d’Auschwitz qui se délassait d’une journée de tuerie en se pâmant dans l’écoute de la Flûte enchantée de Mozart. Il est aussi vrai que les chefs-d’œuvres de notre tradition ne se prêtent généralement pas à une lecture réjouissante, mais plutôt à une perspective sombre sur la condition humaine. Le miroir de l’humanité qui nous paraît le plus valable est de nature critique, rebelle, il est mû par un esprit de négation. La vertu n’est pas inhérente à la lecture, surtout pas à celle des grands classiques.

Néanmoins, je tâcherai de récupérer l’idée d’une éthique de la lecture par le biais de la lecture même. Je dirige depuis quelques années un séminaire qui porte ce titre un peu solennel: «The Ethics of Reading and the Cultures of Professionalism». L’idée de ce projet m’est venue après la lecture des «torture memos«, qui ont été nommés ainsi quand ils sont sortis de l’ombre et ont été placés devant le public, il y a une dizaine d’années. Il s’agissait d’avis émanant du bureau de conseil légal du Ministère de la Justice concernant l’application de la «Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants», incorporés dans le code criminel américain et concernant des captifs de la «guerre contre le terrorisme». En d’autres termes, ce sont des avis sur la légalité des actions entreprises par l’exécutif américain, conçus par les esprits les plus éminents de la jurisprudence américaine. Le résultat: une lecture par trop ingénieuse de la Convention, lue dans un contexte intertextuel qui s’appuyait sur des lois concernant l’assurance médicale en vue de reculer très loin les limites physiques et psychiques au-delà desquelles on entrait dans le régime de la torture. Je ne citerai pas ici ces textes, qui peuvent ressembler à une espèce de parodie bouffonne de certaines interprétations littéraires, où l’enjeu est tout-à-fait autre. Je me suis dit que quelqu’un qui avait reçu une bonne formation d’analyste de textes littéraires n’aurait jamais pu écrire des interprétations aussi bizarres, aussi détachées de tout sens commun, aussi dépourvues de toute considération morale. La conséquence de ces actes de lecture et d’interprétation était, vous le savez tous, la pratique de la torture sur plusieurs des détenus de «haute valeur», pratique qui était présentée par l’administration Bush-Cheney non comme de la torture mais comme des «enhanced interrogation techniques ». Comment traduire? Des techniques d’interrogation «augmentées», «mises en valeur», «ameliorées». L’euphémisme du langage sert à cacher une réalité brutale. Une journaliste américaine, Jane Mayer, l’a très bien dit: avant de corrompre la réalité, l’administration Bush-Cheney a commencé par corrompre le langage.

Nous autres professeurs de Lettres, poéticiens et herméneutes, possédons une compétence qui nous empêcherait de publier une interprétation textuelle aussi déraisonnable et abusive. Ce n’est pas que nous soyons forcément plus vertueux que les juristes qui sont les auteurs de ces avis sur la torture, mais nous, nous savons que nous sommes responsables des actes d’interprétation que nous soumettons au public. Et au fond, ce qui engage notre responsabilité, c’est notre rôle pédagogique. Devant une classe, en dialogue, réel ou imaginaire, avec des étudiants, nous pouvons bien sûr commettre des erreurs, mais nous ne pouvons pas mentir. Ce serait tout simplement déroger à notre définition du professionnalisme. La lecture que nous pratiquons – l’effort que nous faisons pour arriver à une lecture qui nous semble correcte, fidèle, justifiable – exige et constitue une espèce d’éthique, celle dont dépend notre définition en tant qu’enseignants.

L’exemple des directives sur la torture est extrême, je le concède. Mais je suis convaincu qu‘il existe une éthique de la lecture, et que, le plus souvent, nous y conformons notre travail. Il y a ceci de distinctif dans l’enseignement de la littérature – et dans d’autres disciplines proches, telles que l’histoire de l’art, l’archéologie, la musicologie – que nous ne sommes pas seuls dans la salle de classe. Il y a nos élèves, bien entendu, mais aussi un objet: un tableau, un artefact fragmentaire ou bien un texte. Ce que nous avons à expliquer, ce n’est pas nous-mêmes, c’est une autre voix, qu’il s’agit de réaliser par notre propre voix, un objet venu d’ailleurs qu’il faut faire revivre. Notre propre personnalité est pour ainsi dire subordonnée à cette autre présence dans la salle, une présence qui est plus importante que nous-mêmes, que nous devons convoquer, rendre immédiate et compréhensible. Nous sommes des médiateurs, des truchements, des ambassadeurs d’objets et de textes qui représentent une culture qui est plus vaste que nous. Nous sommes des ventriloques d’autres êtres qui ne peuvent pas parler directement. Cette situation, selon moi, doit nous dicter un rôle assez humble: nous ne sommes pas là pour nous-mêmes, mais pour ce qui passe à travers nous.

Nous qui enseignons la littérature savons que notre métier est authentiquement une discipline, qu’on ne peut pas dire n’importe quoi. Le grand critique canadien Northrop Frye disait que l’étude de la littérature peut être aussi exacte et rigoureuse que l’étude scientifique. Je n’en suis pas entièrement persuadé, mais je pense tout de même que nous nous inscrivons dans une praxis définie par des règles, des traditions et des exigences d’intelligibilité. Ce que nous pratiquons nous permet au minimum de détecter une lecture fausse du fait de sa mauvaise foi et de son abus du langage. Et le contrôle de notre pratique, me semble-t-il, vient de celui ou ceux qui nous écoutent, qu’il faut convaincre. La communication du processus de notre lecture à d’autres est bien entendu un acte rhétorique, qui nous place de nouveau dans la posture d’un enseignant. 

Pour conclure, je reviens à mon titre: où situer la critique? Je propose de considérer que les troubles de la critique actuelle et le sentiment très répandu dans le grand public que la critique universitaire est devenue abscons ou pire (une espèce de trahison des clercs, qui a détruit la clarté classique des Lettres françaises) dérivent non de la théorie littéraire, le grand coupable selon beaucoup de commentateurs, mais de son oubli de la situation pédagogique qui lui revient, je dirais, naturellement. Car je ne vois d’autre rôle pour la critique que pédagogique. Je reviens à ce j’ai dit sur le critique en tant que truchement, traducteur ou médiateur entre un texte (ou un objet d’art quelconque) et ceux qui veulent mieux le connaître. C’est un rôle qui, selon moi, doit dicter une certaine humilité. L’arrogance d’une certaine critique, qui prétend savoir mieux que le passé, savoir mieux par exemple que le pauvre XIXe siècle aveuglé par ses préjugés, ne peut qu’être nuisible dans ce que je conçois comme la tâche majeure de la critique: faire comprendre. 

Où situer la critique? Justement, dans la situation pédagogique, avec toutes ses incertitudes, ses difficultés, ses séductions et ses transferts, situation réelle ou, pour la critique écrite, imaginaire mais contraignante quand même. Certes, il faut reconnaître que cette situation est fragile et menacée dans le nouveau monde universitaire qui s’esquisse, où l’enseignant en chair et en os sera remplacé par l’écran de télévision. Si nous continuons à croire en la relation pédagogique, essentielle dans le domaine littéraire, il va falloir la défendre contre les comptables de l’université néo-libérale de l’avenir – un avenir qui, en fait, est déjà arrivé.

Bibliographie

Brooks, Peter (1971), «La Critique des pédagogues», in L'Enseignement de la littérature, Serge Doubrovsky et Tzvetan Todorov (dir.), Paris, Plon, p. 551-564.

De Man, Paul (1986), «The Return to Philology», in The Resistance to Theory, Minneapolis, University of Minnesota Press, p. 21-26.

Geertz, Clifford (1998), «La description dense», trad. André Mary, Enquête, n°6, p. 73-105. En ligne, mis en ligne le 15 juillet 2013, consulté le 11 octobre 2017. URL: http://enquete.revues.org/1443

Hartman, Geoffrey (1970), «Toward Literary History», in Beyond Formalism, New Haven, Yale University Press, p. 356-386.

Richards, I. A. (1956), Practical Criticism. A Study of Literary Judgment, New York, Mariner Books.


Pour citer l'article

Peter Brooks, "Où situer la critique ?", Transpositio, n°1 Justifier l’enseignement de la littérature, 2017

https://www.transpositio.org/articles/view/ou-situer-la-critique

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