Lorsqu’on m’a demandé de jouer le rôle de grand témoin des 19es Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, organisée en Suisse à la Haute École Pédagogique de Lausanne du 21 au 23 juin 2018, la première question que je me suis posée fut : mais quelles sont les caractéristiques du discours d’un grand témoin? Comment préparer, puis réaliser cette prise de parole?
- n°1 Justifier l’enseignement de la littérature
- n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes
- n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature
- n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature
- n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée
- n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives
- Sylviane Ahr - Entretien : "disputes" et justifications de l'enseignement de la littérature
- Bertrand Daunay - Recension : Baroni Raphaël (2017), "Les Rouages de l’intrigue"
- Judith Émery-Bruneau - D’un paradigme interprétatif à un paradigme critique : prolégomènes à une transformation des recherches en didactique de la littérature
- La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins
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D’un paradigme interprétatif à un paradigme critique : prolégomènes à une transformation des recherches en didactique de la littérature
D’un paradigme interprétatif à un paradigme critique : prolégomènes à une transformation des recherches en didactique de la littérature
Lorsqu’on m’a demandé de jouer le rôle de grand témoin des 19es Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, organisée en Suisse à la Haute École Pédagogique de Lausanne du 21 au 23 juin 2018, la première question que je me suis posée fut: mais quelles sont les caractéristiques du discours d’un grand témoin? Comment préparer, puis réaliser cette prise de parole?
À partir de mes expériences passées comme auditrice de grands témoins, j’ai compris qu’il s’agit d’abord de dresser une synthèse, de faire un bilan de ce que j’ai observé pendant ces journées, mais aussi de donner mon point de vue sur ce que j’ai entendu, en fonction de mes connaissances, de mes ignorances, de mes biais, de mes attentes, de ma formation, de ma vision de la recherche en didactique de la littérature...
Nouvelles bifurcations dans le champ de la didactique de la littérature
Ces 19es Rencontres auront été marquées par plus ou moins 41 communications libres ou inscrites dans l’un des trois symposiums, deux tables rondes et trois conférences plénières.
La conférence d’ouverture a été donnée par Bertrand Daunay qui, d’entrée de jeu, a lancé la boutade suivante: «on ne dira rien de neuf sur cette question qui se répète sans cesse et qui remet encore en cause l’identité de notre champ de recherche», à savoir: peut-on considérer la didactique de la littérature comme une véritable discipline alors qu’elle demeure marquée par une triple rupture dans la circulation des savoirs, encore à sens unique, entre les études littéraires et la didactique de la littérature, soit: 1°l’absence de références à la didactique dans le champ des études littéraires; 2°la rareté des discussions sur les théories littéraires que nous reprenons dans nos travaux; 3°et l’autorité que nous semblons encore accorder aux théoriciens plutôt qu’aux didacticiens? Nous sommes donc encore dans une phase d’émergence du champ disciplinaire, a conclu Daunay. Et j’ajouterai, pour aller plus loin, que nos méthodologies et paradigmes de recherche dominants corroborent ce constat (j’y reviendrai).
Pour comprendre comment ont évolué les travaux en didactique de la littérature depuis vingt ans, j’ai procédé à une analyse de contenu de tous les résumés du programme de ces 19es Rencontres et comparé mes résultats à une analyse semblable faite par Bertrand Daunay et Jean-Louis Dufays (2007) il y a une dizaine d’années.
Daunay et Dufays avaient identifié les méthodes de recherche qui ont marqué les cinq premières années des Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature (de 2000 à 2005) en analysant les résumés de 157 communications qu’ils ont classés en fonction des types de recherches. Ils étaient arrivés aux mêmes constats que Georgette Pastiaux-Thiriat (qui, elle, en 1997, avait analysé les recherches publiées entre 1970 et 1984 et répertoriées dans la banque de données DAF). Ainsi, Daunay et Dufays ont constaté que les recherches théoriques dominaient (76/1391 – 55%), les recherches descriptives venaient en deuxième position (47/139 – 34%) et les recherches-actions en troisième place (16/139 – 11%). Quant à la recherche expérimentale, le pourcentage en était si faible qu’il n’était pas pris en compte dans les totaux.
Or, avec un thème portant sur la circulation des savoirs entre les recherches et les pratiques, nous assistons forcément à un revirement dans notre champ. En effet, depuis une dizaine d’années, les types de recherche se sont diversifiés; mais, surtout, les recherches de type action/formation/collaborative occupent désormais un espace manifeste dans nos travaux, car sur la quarantaine de communications du programme de ces 19es Rencontres, j’ai globalement relevé 21 recherches descriptives (dont celles de Christophe Ronveaux, de Stéphanie Genre et de Martin Lépine2), 17 recherches action/collaborative (dont celles d’Anne Leclaire-Halté et Luc Maisonneuve, de Florent Biao et Véronique Bourhis), deux recherches théoriques (celles de Raphael Baroni et de François Le Goff) et une recherche expérimentale. Il est donc fascinant et fantastique de constater que nous avons présenté quasiment autant de recherches collaboratives que descriptives, ce qui marque un virement non négligeable par rapport à ce qui s’est fait non seulement lors des 7 premières années des Rencontres, mais depuis près de 45 ans (pour remonter à l’analyse de Pastiaux-Thiriat). Alors à la boutade lancée par Daunay en conférence d’ouverture, je m’opposerai en rétorquant que oui, il y a du neuf dans notre champ de recherche: les types de méthodologie que nous choisissons se diversifient davantage.
Apports des 19es Rencontres
Après avoir travaillé sur des thèmes nourrissant davantage des réflexions littéraires que didactiques dont, à titre d’exemple, les Rencontres de 2017 sur l’altérité, celles de 2012 sur les patrimoines littéraires ou celles de 2008 sur le texte du lecteur, le thème pleinement didactique des 19es Rencontres soulève de nouvelles problématiques dans notre discipline, qui nécessitent de mettre en place des recherches de type action, formation, développement ou collaborative. Quatre nouvelles catégories de recherche ont marqué ces 19es Rencontres:
- les recherches qui ont pour objectif d’évaluer l’influence de la recherche collaborative sur les conceptions professorales, ainsi que sur les fondements épistémologiques sur lesquels ces conceptions reposent, comme les trois communications des membres de l’équipe Pratiques Effectives de la Lecture Analytique dans le Secondaire, en France et en Belgique (PELAS);
- celles qui s’intéressent à la manière dont certains genres (théâtre, poésie, roman, conte, BD) donnent lieu à des lectures, interprétations, usages différents selon la catégorie de récepteurs, comme les sept communications du symposium du Laboratoire de Recherche Interdisciplinaire en Didactique, Education et Formation (LIRDEF);
- les recherches qui décrivent les actions des chercheurs et des enseignants lors de formations continues (comme celles de Marie-Sylvie Claude ou de Suzanne Richard et Jacques Lecavalier);
- les recherches développement, dont les ingénieries didactiques et conceptions de leçons, de séquences d’enseignement ou d’activités (de lecture, d’écriture) sont élaborées conjointement par les chercheurs et les enseignants, ainsi que leur mise en œuvre, l’analyse des démarches expérimentées, l’analyse du travail collectif et des interactions occasionnées, afin de trouver un équilibre entre ce qui fait consensus, dissensus, etc. (comme celles d’Anne Leclaire-Halté et Luc Maisonneuve, de Marion Sauvaire et Stéphanie St-Onge ou de Florent Biao).
Nous pouvons évidemment expliquer cette forte présence des recherches action/collaboratives par le thème du colloque. Pourrait-on penser que ce type de recherche continue de se tailler une place de même importance aux côtés de nos recherches théoriques et descriptives? Qu’elles nous permettent de proposer des innovations à partir de nos observations des pratiques effectives des enseignants, des compétences lectorales, orales ou scripturales des élèves, des corpus enseignés, etc.? Cet engouement récent pour les recherches collaboratives témoigne-t-il d’un intérêt ponctuel qui ne marquera que quelques années de l’histoire de notre jeune discipline? Car, avouons-le, nous sommes encore en train d’explorer ces méthodologies, qui sont autant de propositions de dispositifs d’enseignement novateurs, voire même de formation de ces enseignants que nous jugeons « démunis » d’outils adéquats pour «améliorer leurs pratiques» —expressions que j’ai entendues à plusieurs reprises au fil des interventions. Je suis néanmoins convaincue que nous avons encore beaucoup de travail à faire sur la rigueur avec laquelle nous menons nos recherches. Et par «rigueur», je ne fais pas référence aux seuls critères de scientificité, plus chers aux positivistes, comme la neutralité, l’objectivité, l’universalité ou la vérité ; quand je pense à la rigueur de nos recherches, qualitatives pour la très grande majorité, je pense à notre subjectivité, notre intégrité, notre humilité, notre éthique de la recherche, nos responsabilités de chercheurs…
Deux points aveugles de la didactique actuelle de la littérature
Malgré ces travaux qui dynamisent la recherche en didactique de la littérature, j’ai relevé au moins deux points aveugles de notre champ de recherche: le paradigme de recherche dominant, qui contraste avec d’autres paradigmes parfois oubliés –en tout cas pour le moment; et le rôle crucial des formateurs qui interviennent dans la formation en didactique de la littérature.
Des paradigmes de recherche pas toujours avoués ou assumés
La très grande majorité des travaux de notre champ sont des recherches qualitatives, réalisées sur de petits échantillons, dans un temps plutôt restreint (données souvent recueillies en quelques jours, parfois répartis sur trois ou quatre ans). Nos recherches collaboratives sont ponctuelles et réalisées avec des enseignants généralement motivés, fiers de leurs pratiques d’enseignement, curieux de la recherche. Bref, nous réalisons nos recherches avec des enseignants volontaires, passionnés et ouverts, et plus rarement avec ceux qui en auraient peut-être davantage besoin —ou même l’envie, s’ils se trouvaient dans des contextes plus propices, avec des tâches moins lourdes ou du temps spécifique à disposition. Je pense à ces enseignants travaillant dans des contextes où leur quotidien se confronte à leurs idéaux pédagogiques et didactiques, dont la formation didactique ou littéraire peut nous paraitre limitée, voire insuffisante, ou dont les pratiques littéraires dotées d’autres visées que celles de leur enseignement font plus ou moins partie de leurs habitudes depuis qu’ils enseignent. Comment solliciter ces enseignants et les engager dans nos recherches collaboratives, afin qu’ils puissent mieux nous aider à comprendre leur réalité et qu’ils puissent aussi participer activement à leur formation continue? En d’autres mots, comment, en tant que chercheurs en didactique de la littérature, faire circuler les savoirs, de façon bidirectionnelle, à toutes les classes d’enseignants, pour tout le corps enseignant, et non à un groupe privilégié d’entre eux?
Peu de grandes enquêtes ou de recherches quantitatives ont été présentées lors de ce colloque —faute de moyens financiers, sans doute, pour être en mesure de traiter ces nombreuses données, mais peut-être aussi en raison de nos «choix épistémologiques» (Goigoux, 2001) et, j’ajouterai aussi, de nos choix politiques. Les paradigmes de recherche dominants en didactique de la littérature sont les paradigmes interprétatifs (nous voulons, par exemple, analyser la mise en œuvre d’un dispositif créé avec des enseignants; décrire les effets d’un corpus sur les capacités des élèves à comprendre une œuvre; expliquer l’effet d’une tâche sur le développement de compétences interprétatives). Le paradigme positiviste, au sein duquel on viserait à généraliser nos résultats en nous appuyant sur des données probantes pour prescrire et défendre des pratiques d’enseignement que nous jugerions efficaces en matière de lecture littéraire, par exemple, est un paradigme plutôt marginal dans nos travaux (et je m’en réjouis, car cela nous éloigne d’une uniformisation de la pensée des élèves et d’une normativité des pratiques d’enseignement de la littérature).
Quant aux paradigmes critiques,ils semblent peu affirmés et même absents de nos interventions. Ce sont pourtant ces paradigmes critiques qui forcent à orienter volontairement l’analyse de nos données selon un point de vue sociopolitique assumé et défendu3. Par exemple, pour faire l’analyse des corpus d’œuvres littéraires prescrites ou enseignées au secondaire, il s’agirait d’avoir recours: à la critique marxiste pour comprendre les classes sociales représentées dans les corpus enseignés et les effets que produisent les œuvres dans les représentations de la littérature qu’ont les élèves; ou à la posture féministe pour comprendre le poids du patriarcat sur les genres d’activités scolaires privilégiés par les enseignants; ou au postcolonialisme pour expliquer en quoi les corpus enseignés au Maroc, au Québec, à Haïti ou en Suisse sont fortement dominés par la littérature française, laissant dans l’ombre toutes les autres littératures étrangères, ce qui force à reproduire une vision de l’histoire de la littérature à travers l’histoire des conquérants plutôt que celle des vaincus. Pourtant, nos travaux sur la circulation des savoirs entre les modèles théoriques et les pratiques scolaires devraient nous amener, à mon avis, à ouvrir et à multiplier nos points de vue: ce parti pris influerait sur la manière dont nous analysons nos données et formulons nos conclusions, mais aussi, et surtout, jetterait une lumière neuve sur les conséquences des choix théoriques et méthodologiques que nous privilégions dans nos collaborations avec les enseignants, avec les élèves, avec les formateurs, avec les décideurs… et, plus largement, sur l’enseignement et l’apprentissage de la littérature, de la maternelle à l’université.
Bien honnêtement, ou naïvement, je m’interroge sérieusement sur la question des paradigmes dans les recherches en didactique de la littérature. Nous nous faisons pourtant un devoir d’expliciter les courants théoriques de recherche dans lesquels nous nous inscrivons (par exemple, du côté de la lecture subjective issue de la tradition d’Annie Rouxel ou de Gérard Langlade, ou de la lecture cognitive en poursuivant le travail de Jocelyne Giasson), mais les conséquences de nos choix, souvent idéologiques, sont rarement abordées, affirmées, assumées. Il me semble que nous osons peu explorer les motivations qui sont à l’origine de nos sujets de recherche et comment nous pourrions réfléchir plus en amont aux répercussions de nos choix sur l’apprentissage et, plus largement, sur la société: par exemple, pourquoi devrions-nous investir davantage dans la formation continue en didactique de la littérature –comparativement aux autres champs, comme celui de la psychoéducation ou de l’évaluation? Pourquoi souhaitons-nous faire lire plus de poésie aux enfants, pour en faire quoi en classe et pour former quels types de lecteurs, et de citoyens? Faire de l’ingénierie didactique avec les praticiens valide-t-il davantage nos résultats et, si oui, à quelles autres fins que celle d’être intégrés aux manuels et programmes? Bref, quelles sont les valeurs morales et humaines que nous défendons dans nos recherches, comme l’a déjà avancé Cordonier (2014 : 25)?
Bien que les retombées de nos recherches collaboratives, lors desquelles nous développons, mettons en œuvre, ajustons et validons des dispositifs avec les enseignants, soient nobles (après tout, nous voulons mieux former les élèves et développer davantage leurs compétences, contribuer à la réussite scolaire, mieux outiller les enseignants, innover, etc.), pourquoi développer ces dispositifs, sinon pour les valider et pouvoir les utiliser dans la formation des enseignants, actuels et futurs? Cela ressemble, à s’y méprendre, à une acculturation : on se persuade d’«aider» les enseignants, de leur «montrer» ce qui pourrait marcher, de leur «donner» les moyens d’y arriver —dans l’idée implicite, semble-t-il, qu’ils n’auraient pas pu y parvenir par eux-mêmes sans l’intervention du chercheur… Puis, nous autres didacticiens, nous quittons la classe et laissons les enseignants reproduire ces dispositifs validés ensemble.
Même s’il peut y avoir circulation des savoirs entre quelques enseignants et une équipe de recherche, en quoi cette collaboration transforme-t-elle réellement et, surtout, de façon pérenne ces pratiques des enseignants qui ne semblent guère avoir changé depuis 30 ans (Chartrand et Lord, 2013) —ce que plusieurs d’entre nous ont encore souligné dans leurs interventions? Qu’est-ce qui fait que les enseignants ne peuvent pas, selon plusieurs communications entendues lors de ces Rencontres, prendre par eux-mêmes suffisamment de recul sur leur pratique, avoir le temps de mieux s’informer et s’outiller pour devenir des praticiens-chercheurs affranchis, capables de mettre en place leur propre communauté d’apprentissage professionnelle?
Qu’on le veuille ou non, et même avec notre meilleure volonté, la circulation des savoirs entre les acteurs des recherches de type action/formation/collaborative demeurent encore verticale et alimente une logique de reproduction. Comme chercheurs, nous demeurons en position d’autorité symbolique, puisque nous représentons l’institution universitaire, la figure de l’expert, celle qui porte la posture épistémologique ou l’idéologie. C’est donc pour rendre la circulation des savoirs plus horizontale que je nous encourage, et je m’inclus évidemment, à partager et à discuter davantage de nos faiblesses, de nos biais, de nos limites, de nos inquiétudes, de la manière dont nos propres subjectivités teintent nos analyses; à agir avec humilité, intégrité, éthique, et de continuer à nous auto-évaluer et à coévaluer nos travaux afin d’en connaitre les effets sur le rapport aux savoirs des enseignants, élèves, formateurs, concepteurs de manuels, etc. Bref, à être encore plus conscients et critiques de ce que nous faisons, pour ajouter à notre paradigme interprétatif dominant ce paradigme critique assumé.
Des acteurs à étudier : les formateurs d'enseignants et les chercheurs (nous!)
Les postures que nous valorisons ont forcément des impacts sur la formation en recherche que nous prodiguons à nos étudiants des cycles supérieurs, mais aussi sur notre manière d’agir dans les formations initiales et continues auxquelles nous participons tous en tant que formateurs en didactique de la littérature. Quelles sont nos actions en tant que formateurs et formatrices en didactique de la littérature? Quelles sont les conséquences de nos recherches collaboratives, théoriques et descriptives sur la formation des formateurs? Rappelons qu’il n’y a pas de formation professionnelle spécifique pour devenir formateur en didactique de la littérature, sinon d’être doctorant ou d’avoir soutenu une thèse en lettres ou en didactique. Or, nos parcours sont variés et influencent évidemment nos conceptions de la disciplination (Schneuwly et Hofstetter, 2017): nous sommes littéraires ou linguistes de formation qui œuvrent désormais en didactique, ou des enseignants expérimentés devenus chercheurs, ou des doctorants se formant à la recherche et s’autoformant à la formation… Notre dénominateur commun tient à ce que, didacticiens de la littérature, nous sommes des chercheurs, mais aussi des formateurs: nous nous formons avec les textes théoriques que nous lisons, avec les communications scientifiques auxquelles nous assistons, avec les recherches que nous menons, avec nos expériences personnelles du terrain, etc. Mais comment nous dédoubler pour nous mettre à distance de nous-mêmes ? Je nous invite en effet à passer d’un paradigme interprétatif à un paradigme critique, même vis-à-vis de nos propres pratiques d’enseignement et de formation.
C’est pour moi un point aveugle important à souligner, car je n’ai pas été témoin pendant ces Rencontres de recherches descriptives ou collaboratives qui interrogeaient par exemple les pratiques d’enseignement de ceux qui donnent les cours de didactique de la littérature dans nos universités ou hautes écoles pédagogiques (bien que j’aie entendu plusieurs interventions parler des réactions des élèves ou étudiants à l’égard de dispositifs de recherche). Quelles sont nos conceptions de la didactique de la littérature? Quels sont les savoirs que nous convoquons dans nos cours et de quels courants théoriques et idéologiques sont-ils issus? Quels sont les tâches et dispositifs que nous privilégions pour former nos étudiants à l’enseignement de la littérature4? Quelles sont les évaluations que nous imposons à nos étudiants pour mesurer leurs connaissances et leurs compétences en didactique de la littérature –puis comment évaluons-nous leurs travaux et examens? Qu’est-ce que nous institutionnalisons dans ces formations? Bref, quelles sont nos pratiques pédagogiques et didactiques et quelle est notre influence dans cette autre circulation des savoirs? A-t-on une culture commune de formation en didactique de la littérature qui définirait plus clairement les pourtours de notre discipline?
Une fois que nous connaitrons mieux les pratiques de formation en didactique de la littérature, nous pourrons ensuite être critiques vis-à-vis de nous-mêmes et nous demander pourquoi nous agissons de la sorte. Pourquoi choisissons-nous de faire lire tel texte plutôt que tel autre dans nos cours de didactique de la littérature? Pourquoi décidons-nous de présenter tels résultats de recherche et évitons-nous de mentionner telle autre recherche dans nos cours? Quels sont les sujets de mémoire ou de thèse que nous acceptons ou refusons, et quelles raisons en donnons-nous à nos étudiants? Il me semble qu’ajouter ces interrogations aux questionnements de la didactique de la littérature contribuerait à faire mûrir notre jeune discipline.
Bibliographie
Chartrand, Suzanne et Lord, Marie-Andrée (2013), «L’enseignement du français au secondaire a peu changé depuis 25 ans», Québec français, 168, 86-88. En ligne, URL: https://www.erudit.org/en/journals/qf/2013-n168-qf0476/68675ac/
Cordonnier, Noël (2014), «Questions critiques, et donc constructives, sur la recherche en didactique du français», Littérature, langue et didactique. Hommages à Jean-Louis Dumortier, Namur, Presses universitaires de Namur.
Daunay, Bertrand et Dufays Jean-Louis (2007) « Méthodes de recherche en didactique de la littérature », Lettre de l’AIRDF, 40, 8-13. En ligne, URL: https://www.persee.fr/doc/airdf_1776-7784_2007_num_40_1_1730
Goigoux, Roland (2001), «Recherche en didactique du français: contribution aux débats d’orientation», In Marquilló Marruy, M. (dir.), Questions d’épistémologie en didactique du français (langue maternelle, langue seconde, langue étrangère), Poitiers, Les Cahiers FORELL-Université de Poitiers, 125-132.
Schneuwly, Bernard et Hofstetter, Rita (2017), «Forme scolaire, un concept trop séduisant?» in A. Dias-Chiaruttini et C. Cohen-Azria (éd.), Théories – didactiques de la lecture et de l’écriture. Fondements d’un champ de recherche en cheminant avec Yves Reuter, Villeneuve-d’Ascq, Septentrion.
Pour citer l'article
Judith Émery-Bruneau, "D’un paradigme interprétatif à un paradigme critique : prolégomènes à une transformation des recherches en didactique de la littérature", Transpositio, Conversations critiques, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/d-un-paradigme-interpretatif-a-un-paradigme-critique-prolegomenes-a-une-transformation-des-recherches-en-didactique-de-la-litterature
Voir également :
De la classe à la recherche et de la recherche à la classe, quelle circulation des savoirs ? Observations et analyses au départ du projet « Gary »
Quelle image les enseignants ont-ils de la recherche universitaire? Comment se situent-ils à son égard, et comment envisagent-il une collaboration avec des chercheurs? Et quelle circulation des concepts et des méthodes en résulte-t-il entre chercheurs et enseignants? Ces questions qui figuraient au cœur des 19es rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, nous nous les sommes posées à propos d’un projet qui a débuté voici quatre ans, le «projet Gary».
De la classe à la recherche et de la recherche à la classe, quelle circulation des savoirs ? Observations et analyses au départ du projet « Gary »
Quelle image les enseignants ont-ils de la recherche universitaire? Comment se situent-ils à son égard, et comment envisagent-il une collaboration avec des chercheurs? Et quelle circulation des concepts et des méthodes en résulte-t-il entre chercheurs et enseignants? Ces questions qui figuraient au cœur des 19es rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, nous nous les sommes posées à propos d’un projet qui a débuté voici quatre ans, le «projet Gary».
Le « projet Gary » en deux mots
Mené par une équipe internationale de huit chercheurs1, ce projet, qui a déjà donné lieu à cinq contributions (Dufays & Brunel, 2016; Brunel & Dufays, 2017; Brunel, Dufays & émery-Bruneau, 2017; Brunel, Dufays, Capt, Florey & émery-Bruneau, 2018; Brunel, Dufays, émery-Bruneau, Florey & Capt, à paraitre), s’intéresse à trois questions de recherche: Comment les compétences de lecture des élèves évoluent-elles au fil de la scolarité? Comment les pratiques enseignantes évoluent-elles en parallèle? Et enfin quelles relations réciproques peut-on établir entre ces deux ensembles2?
Pour traiter ces questions, nous recueillons des données à trois stades du curriculum, les niveaux 4 (âge moyen: 9 ans), 7 (12 ans) et 10 (15 ans), dans quatre pays francophones, la Belgique, la France, le Québec et la Suisse, et dans une centaine de classes de milieu socioéconomique moyen. Appuyé sur la nouvelle de Romain Gary «J’ai soif d’innocence» (8 pages), notre protocole comporte deux temps. Lors d’une première séance (de 45 à 50 min.), les élèves lisent le texte et répondent en autonomie à trois questions, qui portent sur la compréhension du texte, sur son appréciation et sur son interprétation; puis, lors d’une seconde séance (de même durée), les enseignants exploitent le texte librement en classe. Nous disposons ainsi de deux ensembles de données: les réponses des élèves au questionnaire et les verbatims des séances d’enseignement filmées.
La nouvelle de Gary relate l’histoire d’un narrateur occidental qui débarque en Polynésie avec le désir d’échapper au matérialisme de sa société d’origine mais qui va rapidement retomber dans ses vieux démons en se laissant piéger par l’indigène Taratonga qui lui laisse croire qu’elle lui offre gratuitement des toiles de Gauguin.
Question de recherche et méthodologie
Notre objectif dans la présente contribution est triple: nous voulons analyser ce que nous disent les enseignants impliqués dans le projet de leurs pratiques (objectifs, finalités...) et de leur rapport aux savoirs, mais aussi observer dans quelle mesure cette expérience favorise une meilleure circulation des savoirs entre chercheurs et enseignants, enfin envisager les moyens d’optimiser cette circulation.
Pour fonder cette analyse, nous avons réalisé dix entretiens avec cinq enseignantes belges et cinq enseignantes françaises réparties comme suit:
- 4 enseignantes du niveau 4 (élèves de 9 ans) (B : 4e primaire, F : CM1) : 2 F, 2 B;
- 3 enseignantes du niveau 7 (élèves de 12 ans) (B : 1re secondaire, F : 5e collège) : 2 F, 1 B;
- 3 enseignantes du niveau 10 (élèves de 15 ans) (B : 5e secondaire, F : 2de lycée) : 1 F, 2 B.
Ces entretiens ont été centrés sur sept thématiques, à partir du guide d’entretien ad hoc suivant (Beaud & Weber, 2003; Blanchet & Gotman, 2007; De Ketele & Roegiers, 2009):
1. Sur l’intérêt à priori de cette recherche pour les enseignants : Cette recherche a-t-elle suscité de l’intérêt quand on vous l’a proposée? Lequel? Pourquoi?
2. Sur le texte proposé : Quels commentaires souhaiteriez-vous en faire? Vos élèves font- ils souvent des lectures longues (de romans ou de longues nouvelles)?
3. Sur les compétences des élèves : Que diriez-vous des compétences de vos élèves, en général? Dans quelle mesure les avez-vous prises en compte dans l’élaboration de votre séance?
4. Sur la séance : Sur la réflexion avant la séance : quels objectifs vous êtes-vous fixés? Après la séance : comment avez-vous mis en œuvre ces objectifs? Pourquoi avoir choisi ce dispositif? Quels aspects de la lecture avez-vous privilégiés? Quel type de lecteur souhaitez-vous former? Avez-vous souhaité mettre en œuvre certaines recommandations didactiques ou prescriptions institutionnelles? Quelle évaluation faites-vous de votre séance?
5. Sur les pratiques : Avez-vous eu l’impression de faire « comme d’habitude » ou au contraire d’avoir modifié vos pratiques pour l’expérimentation? Vous êtes-vous inspiré·e d’un «modèle» (lequel?) portant sur l’approche d’un texte long? Consultez-vous des revues de didactique? Chez vous? Dans votre établissement? Lesquelles?
6. Sur les résultats de la recherche : Que vous a apporté cette expérimentation? Souhaiteriez-vous la poursuivre? Aimeriez-vous avoir un « retour » sur cette recherche? Si oui, quelle forme pourrait-il prendre? Que pourrait vous apporter la communication des résultats? Celle-ci pourrait-elle intéresser d’autres collègues que vous?
7. Sur le travail des chercheurs : Auriez-vous des questions à poser aux chercheurs?Lesquelles? Sur leurs modes de travail? (recueil et traitement des données, analyse, collaboration, communication des résultats) Auriez-vous des réserves ou des réticences à émettre à l'égard de cette recherche?
Si les entretiens ont été un outil précieux pour accéder aux perceptions des enseignants, la première démarche que nous nous devions de mettre en œuvre à leur égard a été de favoriser les conditions d’un accueil favorable de leur part à notre projet. Pour ce faire, nous avons d’abord veillé à consacrer un certain temps à expliciter les objectifs généraux de la recherche, sans pour autant entrer dans des détails qui auraient altéré le caractère écologique (ancré dans l’activité ordinaire) des pratiques que nous voulions observer. Notre souci, ce faisant, était tout à la fois de rassurer les enseignants et de les motiver à contribuer au projet. Ce temps préalable a été particulièrement important en France, où il s’est agi de contacter les chefs d’établissement de collège et de lycée, puis les inspecteurs et les conseillers pédagogiques des circonscriptions d’accueil de notre recherche. Ces démarches n’ont pas été requises en Belgique, où l’accord de l’enseignant et un entretien préalable avec lui ont suffi.
Ces contacts en amont ont permis d’expliciter le protocole de passation de l’expérience (texte, séance, captation vidéo), mais aussi de négocier le temps d’entretien qui suivrait et de préciser que les séances comme les entretiens feraient l’objet d’une transcription et d’une analyse.
Enfin, nous nous sommes chaque fois engagés vis-à-vis des enseignants à leur adresser un rendu de la recherche sous la forme d’une présentation des résultats, de telle sorte que le partage des expériences soit prolongé par le partage des résultats, ce qui contribue à renforcer la confiance entre les acteurs dans une perspective collaborative (Bednarz, 2013).
D’une manière générale, au-delà des nécessités déontologiques, nous avons veillé à aborder les enseignants avec modestie et bienveillance, en cherchant à limiter au maximum la position verticale qui est souvent attribuée au chercheur à l’égard du terrain scolaire.
Quelles réactions et implications des enseignants?
Comment ces enseignants ont-ils accueilli la proposition de collaboration qui leur a été adressée et comment se sont-ils engagés dans l’expérience?
En premier lieu, nous avons pu constater, notamment par le témoignage des chefs d’établissements, que les enseignants qui ont répondu positivement à notre demande étaient pour la plupart très impliqués dans leur profession et qu’ils accueillaient généralement avec intérêt les projets qui leur étaient proposés. Ainsi, en dehors de quelques questions témoignant de leur volonté de respecter le dispositif proposé, ils nous ont peu interrogés sur la recherche en elle-même et se sont engagés avec enthousiasme dans l’expérience, manifestant une attitude explicite de confiance envers les chercheurs. La confidentialité des données recueillies n’a ainsi pas suscité de demande de garanties de leur part. Qui plus est, la plupart d’entre eux se sont dits à la fois surpris et flattés parl’intérêt que nous leur portions («J’ai d’abord été surprise par votre proposition... mais je trouve ça chouette !» – Oriane, B4); certains nous ont d’ailleurs dit découvrir à cette occasion l’existence de la recherche en didactique de la littérature («je n’e savais pas que l’université s’intéressait à ce que nous faisons dans nos classes» – Pascale, B 10).
Quant à ceux qui ont refusé de participer à l’expérience, ils ont justifié leurs réticences par le manque de temps (argument le plus fréquent), par le désir de préserver un espace personnel ou encore par la crainte d’un regard extérieur, perçu comme la source d’une possible remise en question. Certains ont également invoqué la difficulté de combiner cette expérience avec la gestion de leur classe, jugée trop problématique dans une école «difficile».
Pour en revenir à nos enseignants partenaires, les consignes que nous leur avons données les invitaient à mettre en œuvre leurs pratiques ordinaires d’enseignement de la lecture. Leurs choix se sont cependant révélés assez variés à cet égard puisque, si la plupart des enseignants du niveau 10 (élèves de 15 ans) nous ont affirmé avoir procédé «comme d’habitude», les autres nous ont précisé qu’ils avaient malgré tout cherché à faire «de leur mieux», d’une part en raison du contexte universitaire et du cadre international de cette recherche, d’autre part en raison de la nature des activités mises en œuvre au cours de l’expérimentation. En effet, la méthode consistant à commencer par inviter les élèves à lire en autonomie une nouvelle de huit pages, puis à répondre à un questionnaire portant sur trois processus de lecture –la compréhension, l’appréciation et l’interprétation– a été perçue par bon nombre de maitres comme des démarches «nouvelles» ou «rares» par rapport à leurs pratiques ordinaires, en particulier dans les classes du niveau 4 (élèves de 9 ans). Ils ont dès lors perçu la conjonction de ces éléments comme une invitation à «se dépasser» et à faire montre d’exemplarité.
Par ailleurs, lorsque nous les avons interrogés sur les raisons de leur engagement dans l’expérience, les maitres ont fait état de trois intérêts. Le premier était d’être informés des résultats de leurs élèves afin de mieux connaitre leur niveau d’autonomie, analyse qui «n’est pas possible dans les pratiques quotidiennes» (Élisabeth, F 73), et de pouvoir ainsi mieux saisir leurs compétences, «voir où ils en sont» (Maxime, B 4). Parallèlement, plusieurs ont manifesté le souhait de pouvoir analyser leurs pratiques pédagogiques avec les chercheurs, afin de pouvoir mieux «se positionner», «discuter sur la pédagogie, avancer» (Marine, F 4), et de savoir «si les méthodes utilisées sont cohérentes, logiques, pertinentes» (Marie, F 10). Enfin plusieurs enseignants ont également fait part de leur désir de prendre connaissance des résultats nationaux et internationaux de la recherche afin de pouvoir situer leurs pratiques d’enseignement par rapport à celles de leurs pairs d’autres niveaux et d’autres pays et de pouvoir envisager, le cas échéant, l’adoption «d’autres façons de faire» (Catherine, F7). L’intérêt manifesté était donc lié clairement à une dynamique d’évolution des pratiques.
Quelle circulation des concepts et des méthodes entre chercheurs et enseignants ?
Si l’analyse qui précède permet déjà de mesurer l’intérêt des enseignants envers le monde de la recherche, en accord avec d’autres chercheurs (Gather Thurler, 1993; Bucheton, 2005; Desgagne, Serge & Larouche, 2010; Vinatier & Morrissette, 2015), nous émettons l’hypothèse que la circulation des savoirs entre les sphères scientifique et enseignante n’a de chance d’être efficace que lorsqu’elle se fait dans les deux sens, c’est-à-dire non seulement dans un mouvement qui va du terrain vers la recherche, mais aussi dans le mouvement inverse, qui va des chercheurs vers les enseignants, ce qui suppose cependant qu’on se montre attentifs aux modalités de cette circulation et qu’on commence par identifier précisément les concepts et les processus sur lesquels un échange fécond semble possible.
Une diversité de positionnements à propos de la compréhension
à cet égard, que nous apprennent les entretiens sur les représentations des enseignants à propos de leurs pratiques? Ils font état de représentations bien ancrées de l’activité de lecture: les pratiques décrites par les enseignants semblent moins interrogées que posées en termes de fidélité à un modèle implicite à trois composantes majeures, au moins pour le primaire et le collège : l’accès à la compréhension, le choix du cours dialogué et la succession de l’oral et de l’écrit (on interagit à l’oral avant de faire écrire), qui relèvent pour eux d’une routine professionnelle. Les entretiens font également apparaitre une diversité de positionnements à propos de la compréhension, et en particulier des attentes et des réponses qui varient selon les niveaux scolaires.
En l’occurrence, les enseignants du primaire et du collège insistent sur l’importance de former des lecteurs qui comprennent (Claire, F 4; Maxime et Oriane, B 4). La compréhension est ainsi source chez eux de nombreux développements :
«Le but premier, en fait, c’est qu’ils aient compris l’histoire… mais de façon globale parce que le gros problème qu’ils ont à cet âge-là c’est de s’arrêter vraiment mot à mot, dès qu’ils ont un mot compliqué ils sont bloqués» (Oriane, B 4);
«On ne s’autorise pas assez de temps sur la compréhension, il faudrait pouvoir faire une lecture-compréhension individuelle dans un premier temps et s’accorder un second temps de relecture, or ce n’est pas ce que l’on fait en classe» (Catherine, F 7).
A cet égard, le questionnaire de lecture est apparu à plusieurs enseignants comme un premier temps offert aux élèves pour mener une lecture attentive et compréhensive du texte.
En revanche, il ressort des entretiens avec les enseignants de lycée, que, chez eux, la compréhension n’est plus questionnée, car elle est perçue comme «allant de soi» (Marie, F 10). Ces enseignants privilégient plutôt l’interprétation (Céline, B 10), la perception du travail de l’écrivain (Pascale, B 10) ou encore les spécificités génériques de la nouvelle, comme sa longueur et sa chute.
Du collège au lycée, les entretiens révèlent en outre une différenciation des positionnements, qui vont d’une centration sur les apprentissages des élèves à un questionnement sur les méthodes d’enseignement.
Face à cette focalisation différenciée sur les processus de lecture et sur les pratiques d’enseignement, le chercheur est perçu par les enseignants tantôt comme un interprète expert, tantôt comme un didacticien, et il est sollicité pour identifier «quels points mettre en lumière» ou pour proposer des approches diversifiées de la nouvelle. «Comment aborder un texte long de façon originale ?» demande ainsi une enseignante du lycée au chercheur qui l’interroge (Marie, F 10).
Un regard à priori peu problématisé sur les concepts et les méthodes: le rôle de l’entretien
Certes, à l’issue de la séance qu’ils ont menée, les enseignants formulent peu de commentaires spontanés sur les savoirs et les concepts enseignés (comme la notion de littérature ou les genres littéraires), sur les processus de lecture et même sur les méthodes d’enseignement, car ilss’intéressent avant tout à laparticipation de leurs élèves et à la qualité des échanges qu’ils ont obtenus. Néanmoins, si cette focalisation sur les élèves est quasi exclusive chez les professeurs du primaire, chez ceux du collège elle se combine à l’émergence d’une préoccupation relative à la diversité des approches et des interprétations envisageables (ex. : Pol, B 7; Catherine, F7), qui devient ensuite centrale dans les entretiens avec les enseignants de lycée. Ce sont cependant les questions que nous posons au cours de l’entretien qui favorisent la clarification des choix opérés au cours de la séance, provoquent des questionnements sur les processus de lecture (comment développer la compréhension, l’interprétation et l’appréciation? quelle relation instaurer entre ces trois processus? quelle priorité à donner à l’une ou à l’autre? quelles interprétations et quelles appréciations privilégier? comment guider leur mise en œuvre?) et suscitent une première réflexion sur la relation entre concepts enseignés et méthodes.
L’entretien fut ainsi l’occasion de confronter les discours et les pratiques des enseignants à la distinction que les chercheurs établissent entre la compréhension, l’interprétation et l’appréciation (voir notamment Falardeau, 2003; Dufays, 2010; Gabathuler, 2016), quand bien même nos témoins n’utilisaient pas ces termes exacts : les élèves lisent en effet tous les jours des œuvres (compréhension), les discutent (interprétation), donnent leur avis ou se font évaluer sur leur interprétation (appréciation). L’un des enjeux de la recherche «Gary» est justement de penser ce triangle sur le plan didactique, et plus précisément en matière de progression des curricula au fil de la scolarité: à cet égard, nos entretiens avec les enseignants ont confirmé à la fois la prégnance des trois opérations dans leurs pratiques quotidiennes et le flou conceptuel et terminologique dont elles font souvent l’objet.
Une circulation de savoirs de la recherche vers le terrain... et inversement
Par ailleurs, au cours des entretiens, il n’est pas rare que le chercheur soit sollicité pour fournir des apports didactiques (une enseignante nous a par exemple demandé conseil sur «la dictée à l’adulte» comme moyen de produire une trace écrite de la séance) ou des références bibliographiques qui le conduisent alors à présenter des articles ou des revues de didactique peu connus des enseignants. L’entretien est ainsi pour certains enseignants une occasion de découvertes («On peut donc donner un texte long et compliqué à lire en autonomie à des élèves de CM !», Marine, F 4) et il constitue un temps de transmission informelle de savoirs susceptible d’avoir un certain impact sur les pratiques.
à l’inverse, si le questionnaire proposé aux élèves n’était pas supposé susciter un intérêt particulier chez les enseignants, plusieurs d’entre eux ont manifesté leur intention de l’utiliser pour aborder d’autres textes. Malgré les réserves que suscite souvent ce genre d’outil scolaire, ce questionnaire les a séduits parce qu’il a favorisé leur prise de conscience d’un travail possible sur l’articulation des trois processus de lecture que sont la compréhension, l’interprétation et l’appréciation:
«Les trois pôles du questionnaire pourraient structurer mon travail. On peut donc mener ces trois pôles lors de la même séance ? Ou bien se focaliser sur un seul, ou les traiter successivement ?» (Catherine, F 7)
De telles déclarations attestent d’une circulation inattendue de savoirs issus de la recherche vers le terrain en matière d’enseignement de la lecture. Elles nous semblent, d’une part, inverser la vectorisation habituelle du modèle implicite de l’activité de lecture, qui va de l’oral vers l’écrit (du cours dialogué vers la trace écrite, cf. Chiss, 2012), et d’autre part, suggérer un possible renouvèlement des pratiques de lecture en classe par l’incitation à une interaction oral-écrit et à un travail des trois processus de lecture. Le simple fait de participer à l’expérience «Gary» a donc amené plusieurs enseignants à s’interroger avec le chercheur sur une évolution possible de leurs pratiques susceptible d’être analysée par la recherche.
Mais la circulation des savoirs ne s’est pas faite seulement des chercheurs vers les enseignants: les premiers ont en effet pu dégager de ces entretiens d’une part une validation didactique de la pertinence de leur protocole d’enquête et d’autre part une compréhension affinée des difficultés d’enseignement et d’apprentissage des opérations de lecture et des points d’appuis précieux pour en clarifier la définition et l’articulation.
Quelles relations entre la sphère de la recherche et celle de l’enseignement?
Un autre thème abordé lors de nos entretiens avec les enseignants concernait leurs perceptions des relations entre les sphères de la recherche et de l’enseignement.
Les réponses reçues permettent d’abord de constater que le contact entre les deux sphères s’établit dans trois contextes distincts. Le premier est, bien naturellement, celui des relations directes entre les chercheurs et les enseignants (à l’occasion de la récolte des données, bien sûr, mais aussi à l’occasion des entretiens «pré» et «post»), mais les rapports entre recherche et enseignement deviennent aussi un thème de réflexion entre les différents enseignants engagés dans le projet (deuxième contexte), et plus largement entre différents enseignants dès lors que l’un ou l’autre est engagé dans tel ou tel projet qui implique une dimension de recherche et qu’il en a parlé avec ses collègues (troisième contexte).
Ces contacts se faisant le plus souvent de façon informelle, il est utile de réfléchir aux dispositifs qui paraitraient les plus à même de favoriser une articulation optimale entre les sphères de l’enseignement et de la recherche. La première chose à envisager est bien entendu la communication des résultats de la recherche auxenseignants qui y ont participé, mais aussi à d’autres enseignants à qui ces résultats sont susceptibles d’apporter des éclairages précieux tant sur leurs pratiques que sur les compétences de leurs élèves.
Une autre modalité plus exigeante consiste à revenir avec les enseignants partenaires sur leurs pratiques à partir d’extraits de séances et /ou de verbatims de la séance qu’ils ont mise en œuvre en suscitant une auto-confrontation qui les amène à prendre un recul propice à l’intégration de données issues de la recherche. Corollairement, l’occasion est belle pour le chercheur de profiter de ce partenariat avec des enseignants pour leur communiquer des articles de recherche et les familiariser avec des revues de didactique.
Enfin, plusieurs enseignants se sont montrés disponibles au prolongement d’un partenariat avec le chercheur qui leur permettrait d’expérimenter dans leurs classes des dispositifs déjà validés par les résultats du projet. Certains se sont même dits prêts à co-intervenir avec le chercheur lors de réunions scientifiques (séminaires, journées d’études) pour présenter l’expérience qu’ils ont permis de réaliser et l’analyse qui en résulte. Ce sont là deux modalités de ce qu’il est convenu d’appeler la recherche collaborative (Bednarz, 2013).
Des résultats exploitables en formation?
Parallèlement à l’établissement de relations plus ou moins structurelles entre des enseignants et des chercheurs, le contexte le plus évident pour la communication des résultats de la recherche aux enseignants est celui des formations initiale et continue. Les résultats du projet Gary ont ainsi déjà pu être présentés à des enseignants en formation en vue de les sensibiliser aux enjeux et aux modalités des trois processus de lecture abordés par le projet que sont la compréhension, l’appréciation et l’interprétation. Par ailleurs, pour autant que cela ait fait l’objet d’un accord formel de la part des enseignants partenaires, la base de données constituée par les séances vidéos de professeurs expérimentés et par les verbatims pourrait servir de supports exploitables en formation. Enfin, nous avons déjà eu l’occasion d’inviter plusieurs jeunes enseignants à participer eux-mêmes à l’expérimentation «Gary» au cours de leur formation initiale, ce qui a permis à la fois de les exercer à l’analyse des pratiques enseignantes et de susciter chez eux l’adoption de pratiques nouvelles.
Conclure?
La réflexion sur la circulation des savoirsentre la recherche et le terrain n’est certes pas nouvelle. On se souvient qu’elle a déjà fait l’objet d’analyses stimulantes, notamment de la part de Dominique Bucheton (2005) et de Roland Goigoux (2018). Notre objectif premier dans cette contribution était d’en interroger les possibilités au départ d’un projet précis, qui vise à mieux comprendre les compétences des élèves et les pratiques des enseignants au fil de la scolarité, et au-delà, à identifier les pratiques qui aident le plus les élèves à mieux lire. Cette analyse nous a permis de montrer comment nous avons pu arriver, modestement, à impliquer des enseignants mobilisés par le projet –et à partir d’eux, d’autres enseignants– dans une dynamique de questionnement, de recherche et même de changement.
Bibliographie
Beaud, Stéphane & Florence Weber (2003), Guide de l'enquête de terrain, Paris, La Découverte «Repères».
Bednarz, Nadine (2013), Recherche collaborative et pratique enseignante. Regarder ensemble autrement, Paris, L’Harmattan.
Blanchet, Alain & Anne Gotman (2007), L'entretien, Paris, Armand Colin «128».
Brunel, Magali & Jean-Louis Dufays (2017), «Comment des élèves de 9 à 15 ans lisent-ils un même texte littéraire et comment leurs enseignants le didactisent-ils? Une comparaison France-Belgique», in L’enseignement et l’apprentissage de la lecture aux différents niveaux de la scolarité, M. Brunel et al. (dir.), Namur, Presses universitaires de Namur (Diptyque), p. 103-136.
Brunel, Magali et al.(2017), «Lire un même texte littéraire de 12 à 15 ans: quels apprentissages et quels dispositifs? Regards croisés France, Belgique, Québec», Ibid., p. 137-162.
Brunel, Magali et al.(2018), «Le discours des élèves sur les valeurs du texte littéraire et leur exploitation didactique par les enseignants: quelles variations selon les classes d’âge et selon les pays?», in Enseigner la littérature en questionnant les valeurs, N. Rouvière (dir.), Berlin, Peter Lang, p. 279-302.
Brunel, Magali et al. (à paraitre), «Lire en classe l’altérité: quelle progression entre 12 et 15 ans? Deux analyses à partir de la nouvelle "J’ai soif d’innocence" de Romain Gary», in Littérature de l’altérité, altérités de la littérature: moi, nous, les autres, le monde, M. Jeannin et A. Schneider (dir.).
Bucheton, Dominique (2005),«Au carrefour des métiers d’enseignant, de formateur, de chercheur», in Didactique du français. Fondements d’une discipline, J.-L. Chiss et al., (dir.), Bruxelles, De Boeck «Savoirs en pratique», p. 193-210.
Chiss, Jean-Louis (2012), L'écrit, la lecture et l'écriture. Théories et didactiques, Paris, L’Harmattan.
Cordonier, Noël (2014), «Questions critiques, et donc constructives, sur la recherche en didactique du français», in Littérature, langue et didactique. Hommages à Jean-Louis Dumortier, J. Van Beveren (dir.), Namur, Presses universitaires de Namur «Diptyque»), p. 11-26.
Desgagne, Serge & Hélène Larouche (2010), «Quand la collaboration de recherche sert la légitimation d’un savoir d'expérience», in Recherches en éducation, Hors série n°1, p.7-18.
De Ketele,Jean-Marie & Xavier Roegiers, (1996, 4e éd. 2009), Méthodologie du recueil d'informations, Bruxelles-Paris, De Boeck Université.
Dufays, Jean-Louis (2010), Stéréotype et lecture. Essai sur la réception littéraire, Bruxelles, Peter Lang « ThéoCrit ».
Dufays, Jean-Louis & Magali Brunel (2016), «La didactique de la lecture et de la littérature à l’aube du XXIe siècle. État des recherches en cours et focus sur la perspective curriculaire», in Didactiques du français et de la littérature, A. Petitjean (dir.), Metz, CREM « Recherches textuelles », p. 233-266.
Falardeau, Erick (2003), «Compréhension et interprétation : deux composantes complémentaires de la lecture littéraire», in Revue des sciences de l’éducation, 29, n°3, p. 673-694.
Gabathuler, Chloé (2016), Apprécier la littérature. La relation esthétique dans l’enseignement de la lecture de textes littéraires, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
Gather Thurler, Monica (1993), «Amener les enseignants vers une construction active du changement. Pour une nouvelle conception de la gestion de l'innovation», in Education et Recherche, 1993, n° 2, p. 218-235. En ligne, URL : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/gather-thurler/Textes/Textes%201993/MGT-1993-02.html
Goigoux, Roland (2018), «Quels savoirs utiles aux formateurs?» Conférence en ligne, URL: http://centre-alain-savary.ens-lyon.fr/CAS/nouvelles-professionnalites/formateurs/roland-goigoux-quels-savoirs-pour-les-formateurs
Vinatier, Isabelle & Joëlle Morrissette (2015), «Les recherches collaboratives: enjeux et perspectives», in Carrefours de l'éducation, n° 39, p. 137-170. En ligne, URL:
https://www.cairn.info/revue-carrefours-de-l-education-2015-1-page-137.htm
Pour citer l'article
Isabelle Brun-Lacour & Jean-Louis Dufays, "De la classe à la recherche et de la recherche à la classe, quelle circulation des savoirs ? Observations et analyses au départ du projet « Gary »", Transpositio, n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/de-la-classe-a-la-recherche-et-de-la-recherche-a-la-classe-quelle-circulation-des-savoirs-observations-et-analyses-au-depart-du-projet-gary
Voir également :
Situation et perspectives de l’étude du récit dans les classes de français aujourd’hui
L’objet de cet article est double.
Il s’agit d’abord de poser un regard sur la place qui est accordée actuellement à l’étude du récit dans l’enseignement obligatoire dans les pays francophones. Au départ des données de la recherche «Gary» (Brunel, Dufays, Emery-Bruneau et Florey, à paraitre), j’essaierai d’indiquer comment, à trois niveaux scolaires différents, les enseignants belges, français, québécois et suisses concernés par l’étude exploitent les aspects du texte narratif lorsqu’ils conduisent une séance d’étude sur une nouvelle et quelles opérations de lecture ils y associent.
Situation et perspectives de l’étude du récit dans les classes de français aujourd’hui
Introduction
L’objet de cet article est double.
Il s’agit d’abord de poser un regard sur la place qui est accordée actuellement à l’étude du récit1 dans l’enseignement obligatoire dans les pays francophones. Au départ des données de la recherche «Gary» (Brunel, Dufays, Emery-Bruneau et Florey, à paraitre), j’essaierai d’indiquer comment, à trois niveaux scolaires différents, les enseignants belges, français, québécois et suisses concernés par l’étude exploitent les aspects du texte narratif lorsqu’ils conduisent une séance d’étude sur une nouvelle et quelles opérations de lecture ils y associent2. Je m’attacherai également à montrer les liens qui peuvent être établis entre ces choix didactiques et les performances de lecture des élèves, qui ont été mesurées juste avant l’observation des pratiques de leurs enseignants3.
En second lieu, et beaucoup plus rapidement, j’ébaucherai une réflexion prospective basée sur ce que, compte tenu de l’enquête précitée et d’autres observations que j’ai pu faire en tant que chercheur et formateur d’enseignants, je perçois comme des priorités aujourd’hui en ce qui concerne l’étude du récit en classe de français.
1. Quels sont les aspects du texte narratif travaillés par les enseignants au fil de la scolarité?
1.1. Le projet Gary en deux mots
Le projet Gary est un projet de recherche international qui a impliqué une dizaine de chercheurs pendant sept ans (2015-2021) et s’est dédié à analyser et à mettre en relation les performances de lecture de 1987 élèves et les pratiques de leurs 69 enseignants à trois niveaux scolaires, en l’occurrence les niveaux 4, 7 et 10, correspondant aux élèves de 9, 12 et 15 ans. Deux ensembles de données ont été recueillies au départ: les réponses écrites des élèves à trois questions qui leur ont été soumises à la suite de la lecture autonome et silencieuse, en classe, de la nouvelle de Romain Gary «J’ai soif d’innocence» (ils disposaient pour cela de 50 minutes); et les films et les verbatims des séances (d’environ 50 minutes également) que les enseignants ont ensuite animées à propos de ce texte, en procédant comme ils le souhaitaient. Ces données ont fait l’objet de différents codages interjuges qui ont permis d’analyser finement d’une part les performances des élèves en ce qui concernait la compréhension, l’interprétation et l’appréciation du texte, et d’autre part les choix de leurs enseignants en ce qui concernait la guidance de ces mêmes opérations de lecture, les schèmes transversaux d’organisation du travail, les gestes didactiques mis en œuvre, les genres d’activité scolaire mobilisés et les aspects du texte narratif analysés. Sur la base des données ainsi traitées, les deux premiers volets de la recherche sont, logiquement, consacrés à l’étude des performances des élèves et des pratiques de leurs enseignants, et plus précisément à la mise en évidence de leur évolution au fil des niveaux ainsi qu’aux comparaisons internationales. Un troisième volet s’intéresse ensuite aux deux types de relations qui peuvent être établies entre ces deux ensembles: d’un côté les enseignants s’adaptent au niveau de leurs élèves, de l’autre les performances des élèves sont influencées par les pratiques habituelles de leurs enseignants.
Dans la présente contribution, seule est analysée la dernière dimension des pratiques d’enseignement, à savoir la place accordée dans les séances aux divers aspects du texte narratif.
1.2. Analyse au fil des niveaux
Les aspects du texte narratif constituent un ensemble hétérogène où ont été rassemblés à la fois les contenus diégétiques (construction narrative4, chute, personnages, relations entre eux, oppositions, cadre spatiotemporel, objets), les dimensions proprement narratives (narrateur, leçon ou morale, valeurs, référents culturels), les dimensions langagières et rhétoriques (titre, champs lexicaux, énonciation, éléments linguistiques) et les aspects extratextuels (auteur) susceptibles d’être thématisés dans les séances. Bien sûr, ces différentes catégories sont largement poreuses et le choix d’affecter une partie de verbatim à l’une plutôt qu’à l’autre peut être sujet à discussion. Si l’on considère en outre le nombre des catégories concernées, on comprendra que cette focale se soit avérée la plus complexe à coder. Il reste que le codage interjuge, qui a permis de lisser les éventuels désaccords interprétatifs, débouche sur un résultat assez clair dont atteste le graphique ci-dessous.
Graphique 1. Proportions de temps passé sur les 16 aspects du texte par niveaux (tous pays confondus)
L’analyse statistique nous révèle de claires convergences: même si leur part varie au fil des niveaux, certains aspects textuels sont privilégiés par les enseignants au sein des trois niveaux étudiés. En l’occurrence, trois d’entre eux sont mobilisés en priorité:
- - la construction narrative, qui représente plus d’un quart du temps d’enseignement des séances de niveau 4 (28 %), mais perd nettement de son importance au fil des niveaux (19 % au niveau 7 et 9 % au niveau 10)5;
- - dans un mouvement inverse, le prisme des «personnages», utilisé 16 % du temps par les enseignants de niveau 4 et 21 % au niveau 7, s’impose comme l’aspect du texte le plus abordé au niveau 10 (27 %)6;
- - enfin, la catégorie «autres», qui rassemble une série d’éléments hétéroclites ne pouvant être classés dans les autres colonnes, se montre très présente aux niveaux 4 et 7 (26 % et 27 %), mais chute assez nettement au niveau 10 (17 %).
À la suite des observations de Ronveaux et Schneuwly (2018), on pourrait lire dans ces variations la manifestation d’un «formatage» progressif de la séance de lecture de texte littéraire, qui irait de pair avec une centration sur des connaissances scolaires instituées (linguistiques, narratologiques…), au détriment du recours à d’autres instruments de lecture, plus proches de la vie quotidienne et du vécu des élèves et de l’enseignant.
La situation est moins claire en ce qui concerne les catégories les moins souvent mobilisées. Quelques éléments saillants peuvent être soulignés cependant. La rubrique «énonciation» est très peu représentée, surtout aux niveaux 4 et 7 (0,2 % et 0,7 %), de même que les passages abordant la question de l’«auteur» (0,1 % au niveau 4 ; 1 % au niveau 7; 2 % au niveau 10). En outre, la catégorie «référents culturels», qui représente 4 % du temps des verbatims de niveaux 4 et 7, passe à un remarquable 8 % au niveau 10. Cette observation, croisée à celles que nous avons formulées plus haut et aux conclusions de Ronveaux et Schneuwly (2018), renforce l’hypothèse selon laquelle le texte, au fil de la scolarité, serait traité de moins en moins comme un support à l’exercice de compréhension narrative linéaire et de plus en plus comme une occasion d’enrichir sa culture générale et théorique. Le travail de reconstitution de la logique du récit, qui est privilégié aux niveaux 4 et 7, serait donc perçu comme un préalable permettant, au niveau 10, de s’intéresser davantage à d’autres dimensions.
1.3. Comparaison internationale
Comme on va le constater, les tendances que nous venons de souligner à propos de la place accordée aux aspects du texte aux différents niveaux scolaires sont le lieu de disparités dès lors qu’on considère nos résultats sous l’angle de la comparaison entre les pays.
Observons d’abord les résultats pour le niveau 4, où nous avons observé les pratiques dans 8 classes belges et 8 classes françaises7.
Graphique 2. Proportions de temps accordé aux aspects du texte au niveau 4 dans les deux pays
Comme on peut le constater, les 16 enseignants belges et français se distinguent assez fortement à différents égards. À propos des deux aspects majeurs d’abord: la construction narrative, qui est privilégiée presque deux fois plus par les enseignants belges (35 % vs 20 %) et les personnages et leurs relations, qui «pèsent» cinq fois plus chez leurs collègues français (6 % vs 33 %). En ce qui concerne les aspects plus minoritaires ensuite, on relève un travail plus important dans les classes belges sur le titre, sur les thèmes, les oppositions et les valeurs ainsi que sur les aspects «autres», tandis que les classes françaises consacrent davantage de temps au cadre spatio-temporel et aux référents culturels.
On voit ainsi se dégager une préférence pour le levier d’une lecture linéaire (construction narrative) chez les enseignants belges, et à l’inverse une préférence pour les aspects qui relèvent d’une lecture thématique (personnages, référents culturels) chez leurs collègues français. Cette différence pourrait s’expliquer par la formation universitaire des enseignants français du niveau 4: ceux-ci ont peut-être davantage été préparés à faire un usage modéré de la construction narrative, dont les limites sont de plus en plus souvent dénoncées par les chercheurs8.
Graphique 3. Proportions de temps accordé aux aspects du texte au niveau 7 dans les quatre pays
Les variations internationales sont tout aussi importantes au niveau 7, où elles concernent tout particulièrement deux aspects du texte: la construction narrative, qui est privilégiée deux fois plus dans les classes belges, québécoises et suisses (entre 22 et 25 %) que dans les classes françaises (11 %); et les personnages et leurs relations, qui sont deux ou trois fois plus prisés par les enseignants français et québécois (36 % et 41 %) que par leurs collègues belges et suisses (15 % et 12 %). Qui plus est, les classes suisses se distinguent par un temps presque deux fois plus important accordé à d’autres contenus que les aspects du texte (40 % vs 23 % en Belgique, 19 % en France et 22 % au Québec).
Il semblerait ainsi que la différence constatée au niveau 4 se confirme ici, non plus entre les enseignants belges et français mais entre d’un côté les enseignants belges et suisses, plus adeptes des aspects linéaires du texte, et de l’autre leurs collègues français et québécois, plus axés sur des approches par thèmes (au sens large du terme). La formation des enseignants est moins aisée à mobiliser ici comme critère explicatif majeur, car seuls les enseignants belges du niveau 7 disposent pour le moment d’une formation plus courte et moins ancrée dans les savoirs universitaires. Il reste dès lors à supposer des tendances différentes dans la culture éducative des quatre pays.
Graphique 4. Proportions de temps accordé aux aspects du texte au niveau 10 dans les quatre pays
En ce qui concerne enfin le niveau 10, trois différences assez nettes apparaissent:
- - la place accordée par les enseignants suisses à l’entrée «personnages» (36 %), qui est deux fois plus importante que chez leurs collègues belges du même niveau (18 %) et trois fois supérieure que chez leurs compatriotes du niveau 7 (12 %) ;
- - le poids persistant de la construction narrative chez les trois enseignants québécois, qui prisent cette entrée trois fois plus leurs collègues français (17 % vs 6 %) ;
- - et l’intérêt manifeste des enseignants belges pour la leçon ou la morale du récit, à laquelle ils accordent trois à neuf fois plus d’importante que leurs collègues des autres pays (10 % vs 1 %, 2 % et 4 %).
Ces constats confirment deux tendances que nous avons déjà pu dégager à propos des opérations de lecture au niveau 10, à savoir la montée en puissance du travail de l’interprétation dans les classes belges et suisses de notre échantillon (convergence avec l’attention portée à la morale de la nouvelle dans les premières et aux personnages dans les secondes) et l’attention toujours forte accordée à la compréhension dans l’échantillon québécois (en relation avec la mobilisation de la construction narrative).
1.4. Analyse qualitative: deux objets privilégiés dans les séances: les personnages et la construction narrative
Pour approfondir l’analyse, il est intéressant de souligner que les deux aspects du texte qui sont privilégiés dans l’ensemble des classes, à savoir les personnages et la construction narrative, rendent compte de l’impact des propriétés de l’objet enseigné (Schneuwly et Thévenaz-Christen 2006) en classe de littérature. Il s’agit donc de reconnaitre ici l’importance de l’«effet texte» sur les pratiques enseignées: face à une nouvelle à chute centrée sur la relation entre deux personnages, il n’est pas étonnant que les enseignants s’attardent prioritairement sur les personnages et sur la structure narrative.
1.4.1. Focus sur les personnages
D’abord, quand on considère l’importance que jouent les personnages au niveau de la compréhension des récits (Reuter 1988; Tauveron 1995; Glaudes et Reuter 1998; Aeby Daghé, Sales Cordeiro, Blanc et Coppola 2020), il est logique que les enseignants s’appuient largement sur eux pour aborder les textes. L’articulation entre le travail sur les personnages et la compréhension est ainsi confirmée par nos données. Mais on remarque également que plus on avance dans la scolarité, plus les échanges autour des personnages sont nombreux et approfondis et vont de pair avec un travail interprétatif. Pour affiner cette progression, nous distinguons quatre objectifs que l’enseignant peut viser lorsqu’il attire l’attention des élèves sur les personnages.
En premier lieu, il peut s’agir simplement de présenter un personnage, via une description physique ou psychique:
«On continue, présentation de Taratonga, page quatorze [pause pendant que les élèves cherchent la page quatorze].» (F10-05)
En second lieu, il est souvent question de vérifier un trait de caractère d’un personnage, objectivé via l’explicitation de pensées, de paroles ou de divers agissements:
«On était en train de dire que Taratonga [ENS écrit au tableau] ment; c’est ce qu’on était en train de dire, elle ment [inaudible] et on était en train de chercher, enfin ÉL10 était en train de chercher le passage, le passage où on voyait qu’elle mentait. Alors vas-y ÉL10, indique la ligne alors, on est page 18.» (F4-06)
Dans ces cas, le contenu soumis à la discussion se fait à partir de données plus ou moins littérales: les éléments de réponse «attendus» sont, à des degrés divers, explicités ou du moins évoqués dans la nouvelle, souvent numéros de ligne à l’appui. L’analyse est alors mise au service de la compréhension de la nouvelle «au ras du texte», à partir d’une hypothèse partagée par la classe, à qui il peut être demandé d’objectiver ou de justifier telle ou telle réponse. La validation s’effectue par le retour au texte (Falardeau 2003).
Une troisième forme de travail, plus complexe, est proposée lorsqu’il s’agit de saisir la raison du comportement d’un personnage:
«Je vais revenir au texte. "Je liquidai donc quelques affaires personnelles dont je disposais et je revins à Tahiti... Je fus déçu par Papeete". Pourquoi Il est déçu? Est-ce que vous avez compris pourquoi est-ce qu’il était déçu?» (B10-03)
Ici, le travail mobilise une compétence de lecture plus exigeante, en l’occurrence une opération de type inférentiel: l’élève doit construire un lien cohérent entre un passage particulier et la dynamique globale du récit. L’appui sur l’extrait seul ne suffit plus pour aboutir à la compréhension: il s’agit aussi de le mettre en rapport avec des informations qui sont fournies préalablement ou ultérieurement dans le texte et de produire ainsi des inférences complexes. Comme le soulignent les commentaires des enquêtes PISA et PIRLS, ce sont ces inférences qui s’avèrent les plus problématiques pour les élèves les plus faibles. Qui plus est, elles mobilisent des processus psychoaffectifs et exigent des élèves qu’ils se représentent les états mentaux du personnage (Cèbe et Goigoux 2009), voire qu’ils se rapprochent de lui à travers l’identification ou l’empathie fictionnelle (Jouve 2012).
Enfin, il arrive que l’enseignant convoque des extraits portant sur les personnages qui permettent à la classe de juger un comportement. Dans ce cas, il tend à solliciter explicitement l’avis voire l’évaluation subjective des élèves:
«Oh là il ne se moque pas encore quand même, vous avez l’impression qu’il se moque là? [ENS regarde le texte] Écoutez bien! [ENS lit le passage] "Toute la beauté mille fois décrite mais toujours bouleversante lorsqu’on la voit enfin de ses propres yeux, du paysage polynésien, s’offrit à moi au premier pas que je fis sur la plage".» (F7-02)
Ce type d’adresse, qui interpelle lui aussi la subjectivité des lecteurs, permet d’accéder progressivement à une diversité de points de vue, dont l’accueil par l’enseignant appelle une conduite didactique adaptée (Sauvaire 2013).
1.4.2. Focus sur la construction narrative
Le second aspect du texte qui est privilégié dans les séances concerne les éléments clés de la progression du récit. Comme nous l’avons déjà souligné, le temps accordé à la construction narrative tend à décliner au fil du curriculum, à l’inverse de celui qui est consacré aux personnages. Dans ce contexte, on constate que, si les grandes parties du «schéma narratif» (Barthes 1966 ; Propp 1970 ; Fayol 1985 ; Adam et Revaz 1996 ; Reuter 2016) sont toutes abordées par les extraits mobilisés, les rôles assignés aux extraits liminaires du récit (début et fin) sont particulièrement intéressants.
L’appui sur le début du récit sert principalement à rappeler le cadre général de l’intrigue:
«Donc je vous propose de relire ensemble les premiers paragraphes et puis de vous poser quelques questions pour voir si vous avez bien compris» (B10-03).
On perçoit aisément ici l’importance didactique d’assurer une compréhension commune du cadre référentiel du récit, car c’est ce socle construit collectivement qui rend possibles des échanges portant sur des points plus complexes. Les autres extraits centrés sur la construction narrative servent également à rappeler la trame et le cadre de l’intrigue.
En contraste, l’appui sur la fin du récit sert à interpréter le texte et à témoigner de son appréciation:
ÉL: Moi ce qui m’a plu c’est la chute de l’histoire, parce qu’on s’y attend pas.
ENS: alors, le fait qu’on ne s’y attende pas, nécessairement, il va falloir en reparler, est-ce qu’il y en a qui n’ont pas du tout aimé le texte? Il n’est pas arrivé jusque-là, d’accord, est-ce que quelqu’un avait vu venir la chute? (F10-04)
C’est donc en prenant en considération la situation du passage dans le texte et en tenant compte de sa dynamique narrative que l’enseignant oriente les échanges vers telle ou telle opération de lecture.
1.5. Rapports entre les aspects du texte et les opérations de lecture
1.5.1. Opérations de lecture et aspects du texte
Demandons-nous ensuite si les opérations de lecture sont liées à certains aspects du texte plutôt qu’à d’autres. Pour le savoir, nous avons repéré les corrélations statistiques les plus significatives, puis nous les avons mises en évidence dans le tableau qui suit.
Tableau 1. Corrélations entre les opérations de lecture et les aspects du texte
Plusieurs observations se dégagent de ce tableau. Les seuls aspects du texte qui sont associés intensément au travail de la compréhension sont la construction narrative (aux niveaux 4 et 10: 0,54 et 0,44) et le cadre spatio-temporel du récit (au niveau 7: 0,47), alors que le travail interprétatif semble concerner surtout les relations entre les personnages aux niveaux 7 et 10 (0,45 et 0,41). Ensuite, il est frappant de voir que le travail de l’appréciation est associé de manière privilégiée à trois aspects textuels, mais d’une manière contrastée entre les niveaux puisque, aux niveau 4 et 7, les élèves sont surtout invités à exercer leur jugement sur le narrateur (0,54 et 0,52) ou sur les oppositions (0,53 au niveau 7), tandis qu’au niveau 10, ce sont d’abord le titre de la nouvelle (0,47) et la leçon-morale (0,45) qui sont associés à l’appréciation. Quant à l’apport culturel, au niveau 7, il semble incompatible avec le travail sur les éléments linguistiques (-0,42) et, au niveau 10, il est notamment centré sur le narrateur (0,43). Il est par ailleurs logique qu’aux niveaux 7 et 10, les référents culturels soient surtout développés dans le cadre de l’opération de lecture qui privilégie précisément cette dimension (0,51 et 0,59).
1.5.2. Quels sont les objets de l’interprétation et de l’appréciation éthique?
Pour prolonger l’analyse, il nous a semblé intéressant d’examiner quels sont les aspects du texte qui font le plus l’objet d’interprétations et d’appréciations de type éthique, car la dimension éthique de la lecture est aujourd’hui, comme on l’a déjà vu, l’objet d’une forte préoccupation de la part de nombreux chercheurs et enseignants, et c’est à propos des contenus textuels qu’elle peut être le mieux appréhendée. Il y a lieu ici, soulignons-le, de distinguer les interprétations éthiques, qui consistent à identifier les jugements éthiques qui se dégagent du texte (qu’ils soient attribuables à un personnage, au narrateur, ou à l’auteur), et les appréciations éthiques, qui sont les jugements portés par le lecteur lui-même (qui peut être l’enseignant ou l’élève).
En reprenant certaines catégories distinguées par Gabathuler (2016), nous avons identifié quatre aspects du texte littéraire qui sont abordés sur ce plan dans les séances de notre corpus: les personnages, les situations narratives, la morale à tirer de la nouvelle et le thème de l’argent. L’exploitation de ces aspects dans les classes est relativement homogène entre les différentes classes d’âge. Bien que ceux du niveau 10 recourent à une plus grande diversité d’éléments textuels, les enseignants des trois degrés scolaires sollicitent l’interprétation ou l’appréciation éthique en premier lieu à propos des personnages.
Cet objet est en effet à lui seul plus mobilisé que les quatre autres réunis. Cette primauté des personnages confirme l’importance de cette instance dans les activités scolaires relatives à la littérature (Aeby Daghé et Sales Cordeiro 2020). En particulier, ses liens avec le travail sur la compréhension en font une clé d’accès précieuse à la fiction. Ici, ce sont principalement des traits de caractère ou certaines aspirations des personnages qui fonctionnent comme leviers pour aborder la question des valeurs. Nombreuses sont les interactions en classe qui thématisent le désir initial du narrateur de fuir un monde occidental nourri selon lui par des valeurs capitalistes:
ÉL: Par rapport à son caractère? il en a marre de l’argent, il a envie de liberté.
ENS: Il veut la liberté, il en a marre de l’argent, oui...
ÉL: Un endroit où il y a pas d’argent, où c’est plus des aides amicales, des échanges amicaux... et pas avec de l’argent.
ENS: Des échanges amicaux, oui, il a envie de s’éloigner du monde de l’argent. Très bien. Oui? (B7-01)
L’élément le plus commenté est l’opposition entre la quête de désintéressement du narrateur et son projet mercantile plus tardif de vente des toiles de Taratonga. Dans ce cas, les réactions peuvent se faire passionnelles et simplificatrices: «il est en quête d’argent en fait», indique par exemple un élève (F10-02). La contradiction qui habite le narrateur dans son rapport à l’argent fonctionne comme un principe d’accès fort à la question des valeurs. Le narrateur est d’ailleurs mentionné deux fois plus souvent que le personnage de Taratonga.
Deuxièmement, une situation narrative est souvent discutée sur le plan éthique: l’action de Taratonga de donner des gâteaux emballés dans de fausses toiles de Gauguin pour «appâter» le narrateur. Parmi les huit situations narratives relevées, cette action a suscité des réactions contrastées, Taratonga étant considérée soit comme une menteuse, soit comme voulant faire passer un message au narrateur. «Taratonga est presque une voleuse», estime un élève (CH7-01). La tromperie potentielle est ainsi très souvent mentionnée. Le personnage du narrateur n’est pas épargné non plus lorsqu’est évaluée son action d’échange des toiles contre une montre en or et de l’argent. Pour parler de sa cupidité, certains élèves n’hésitent pas à parler d’«arnaque».
Troisièmement, on observe dans bon nombre de séances la sollicitation par l’enseignant d’un regard éthique sur le thème de l’argent, présenté comme source de conflits avec les autres valeurs, en particulier celles de l’amitié et de l’innocence (revendiquée par ailleurs par le narrateur).
Enfin, le regard éthique sur la morale à tirer de l’histoire est fréquemment sollicité sous forme d’interrogation. Une enseignante suisse (CH10-01) invite ainsi clairement ses élèves: «quelle est d’après vous la morale? Il peut y avoir plusieurs morales». On notera que, même si c’est toujours l’enseignant qui ouvre la discussion au sujet de l’enseignement à tirer du récit de Gary, c’est également dans ce cas que la mise en mots des élèves se fait la plus généreuse.
L’analyse confirme en somme que le regard éthique s’intéresse aux différents aspects du texte qui avaient déjà été mis en évidence par Gabathuler (2016), à savoir les personnages, certains évènements de l’intrigue, et, dans l’après-coup de la lecture, la dimension didactique du texte.
1.6. Bilan intermédiaire
Ayant ainsi examiné sous divers angles la part consacrée par les enseignants aux différents aspects du texte de Gary, on peut résumer comme suit les éléments saillants de cette analyse:
- - deux aspects du texte sont particulièrement privilégiés tout au long de la scolarité, la construction narrative et les personnages, mais tandis que le premier perd nettement de son importance au fil des niveaux, le second à l’inverse voit son importance quasiment doubler entre les niveaux 4 et 10;
- - la centration sur les aspects narratologiques, linguistiques et culturels est globalement plus importante au niveau 10 qu’aux niveaux précédents, ce qui semble un indice de la «disciplination» croissante de l’activité d’analyse textuelle et confirme la thèse défendue par Schneuwly et Ronveaux (2018);
- - ces convergences apparentes vont cependant de pair avec de grandes disparités sur le plan international. Au niveau 4, la construction narrative est privilégiée deux fois plus par les enseignants belges que par les enseignants français, alors que les personnages et leurs relations, à l’inverse, le sont cinq fois plus par les enseignants français. L’écart entre les enseignants français et les autres se confirme au niveau 7, où la construction narrative est privilégiée deux fois plus dans les classes belges, québécoises et suisses que dans les classes françaises, alors que les personnages et leurs relations sont beaucoup plus prisés par les enseignants français et québécois que par leurs collègues belges et suisses. Enfin, les différences entre pays s’estompent en partie au niveau 10, même si les enseignants suisses, québécois et belges s’y distinguent, les premiers par une attention deux fois plus grande accordée aux personnages, les deuxièmes par leur intérêt persistant pour la construction narrative et les troisièmes par l’importance qu’ils portent à la leçon ou à la morale du récit;
- - enfin, quand on croise les résultats relatifs aux aspects du texte avec ceux qui concernent les opérations de lecture, il apparait que l’attention portée à la structure narrative est étroitement corrélée à la stimulation de la compréhension, alors que ce sont les relations entre les personnages qui suscitent le plus des appels à l’interprétation (aux niveaux 4 et 10) et à l’appréciation (au niveau 7). Plus précisément, aux trois degrés scolaires, ce sont les personnages qui font le plus l’objet d’une interprétation ou d’une appréciation sur le plan éthique: cela concerne surtout le comportement de Taratonga (quand elle utilise des toiles comme emballages en dissimulant leur origine), mais aussi plus largement la question du rapport à l’argent et la leçon morale qu’on peut tirer du récit.
1.7. Le traitement des aspects du texte dans les classes les moins et les plus performantes
Après avoir identifié les tendances dominantes dans les pratiques d’enseignement, nous les avons comparées aux performances lectorales des élèves, que nous avons mesurées sur la base de leurs résumés écrits de la nouvelle qui leur avait été soumise en lecture silencieuse individuelle avant la séance de travail collectif. Pour ce faire, nous avons distingué les classes de notre corpus en fonction de leur niveau moyen de performance en compréhension9 et en interprétation10, puis nous avons confronté ces deux ensembles aux données «enseignement» à l’aide des coefficients de Pearson et de tests de significativité11. Nous avons ainsi pu voir dans quelle mesure les choix des enseignants variaient ou non en fonction des performances de leurs élèves ou, à l’inverse, influaient sur celles-ci (les corrélations étant lisibles dans les deux sens, comme on le verra).
A cet égard, dès le niveau 4, nous constatons que les enseignants mobilisent beaucoup plus la construction narrative avec les classes en difficulté en compréhension (0,44) et en interprétation (0,38) qu’avec les classes plus à l’aise dans ce domaine (0,17 en compréhension et en interprétation). Dans ces dernières en revanche, les enseignants consacrent davantage de temps à l’étude des personnages (0,26 en compréhension et 0,22 en interprétation contre 0,11 avec les plus faibles compreneurs ou 0,12 avec les plus faibles interprètes).
Graphique 5. Aspects du texte travaillés dans les classes
les moins et les plus performantes en compréhension au niveau 4
Graphique 6. Aspects du texte travaillés dans les classes
les moins et les plus performantes en interprétation au niveau 4
Au niveau 7, les compreneurs les moins performants se voient à nouveau proposer de travailler principalement sur la construction narrative (0,32), tandis que le second aspect mobilisé, bien plus faiblement, concerne les personnages (0,14). Cette tendance s’inverse avec les meilleurs compreneurs: les enseignants les invitent à s’intéresser principalement aux personnages (0,22), tandis que la construction narrative est bien moins étudiée (0,11). La tendance est d’ailleurs du même ordre si l’on regarde les aspects du texte traités par les enseignants avec les classes des plus faibles et des meilleurs interprètes.
Graphique 7. Aspects du texte travaillés dans les classes les moins et les plus performantes en compréhension au niveau 7
Graphique 8. Aspects du texte travaillés dans les classes les moins et les plus performantes en interprétation au niveau 7
Au niveau 10 enfin, tandis que la construction narrative continue à être significativement travaillée avec les moins bons compreneurs (0,15), le travail sur les personnages devient l’aspect le plus traité (0,23). Avec les meilleurs compreneurs, la part consacrée à la construction narrative est plus faible (0,1) et la part consacrée aux personnages reste importante (0,22), tandis qu’est mobilisé significativement un troisième aspect, celui des référents culturels liés à l’œuvre (0,1). On repère également certains écarts si l’on s’intéresse au score en interprétation: avec les plus faibles interprètes, le travail le plus mobilisé concerne les personnages (0,27) et dans une moindre mesure les valeurs (0,14); avec les meilleurs interprètes, le travail sur les personnages est plus faiblement mobilisé, et le deuxième aspect du texte auquel les enseignants se consacrent est à nouveau à l’étude des référents culturels (0,11).
Graphique 9. Aspects du texte travaillés dans les classes les moins et les plus performantes en compréhension au niveau 10
Graphique 10. Aspects du texte travaillés dans les classes
les moins et les plus performantes en interprétation au niveau 10
En somme, ici encore, l’adaptation des enseignants au niveau de performances de leurs élèves est patente, et celle-ci se manifeste non par paliers de niveau scolaire mais bien par stade de compétence. Et à l’inverse, on peut penser que le fait d’avoir affaire à des enseignants qui privilégient le recours à la construction narrative stimule moins les capacités interprétatives des élèves.
La construction narrative est visiblement considérée comme l’aspect structurant de la compréhension d’un récit, comme un préalable, et les enseignants y consacrent d’autant plus de temps que les élèves sont moins performants en lecture (compréhension et interprétation). Elle se trouve ainsi principalement sollicitée avec les élèves de niveau 4 et de niveau 7 les plus en difficulté. Enfin, ce travail sur les personnages s’enrichit peu à peu, avec les élèves les plus performants au niveau 10: les enseignants convoquent alors des référents culturels liés au texte. L’adaptation aux performances des élèves est donc bien repérable et elle se manifeste par un effet de décalage dans les aspects traités entre les élèves les plus faibles et les plus forts en lecture.
Mais si on analyse ces corrélations dans le sens inverse, on peut aussi considérer que l’enrichissement progressif des aspects traités (les personnages, les aspects culturels, voire les valeurs) favorise le développement des compétences des élèves confrontés à un texte littéraire. En effet, même si les données que nous avons recueillies chez les enseignants sont ultérieures aux réponses des élèves au questionnaire de lecture, elles ont été observées pour la plupart dans la deuxième moitié de l’année scolaire. Elles témoignent ainsi des pratiques d’enseignement ordinaires auxquelles les élèves de ces enseignants ont été habitués depuis plusieurs mois et qui les en partie ont stimulés – ou non – à devenir de meilleurs compreneurs et de meilleurs interprètes.
2. Quelles perspectives pour la narratologie dans les classes aujourd’hui?
Dans le second volet de cet article, je m’attacherai, de manière beaucoup plus rapide, à ébaucher une réflexion prospective basée sur ce que, compte tenu de l’enquête que je viens de présenter et d’autres observations que j’ai pu faire dans ma pratique de chercheur et de formateur d’enseignants, je perçois comme des priorités aujourd’hui en ce qui concerne l’étude du récit dans les classes de français. Puisqu’il s’agit ici de propositions, je n’ignore pas la part de convictions personnelles dont elles relèvent et n’ai aucune intention de les présenter comme des nécessités objectives qui émaneraient d’un constat de manques essentialisés.
2.1. Articuler travail sur le récit et travail de l’interprétation
La première priorité concerne les activités interprétatives. Comme le montrent les résultats de l’enquête Gary, si les enseignants qui travaillent le récit en classe suscitent de plus en plus son interprétation à mesure qu’ils «montent» dans les niveaux scolaires, le recours à cette opération reste relativement peu outillé. Quel que soit le niveau scolaire et le profil de performance des élèves, rares sont les séances où l’on voit des enseignants solliciter explicitement une diversité d’hypothèses interprétatives en distinguant celles qui relèvent d’une culture possiblement partagée –je pense ici aux différents schémas interprétatifs issus du «sens commun» comme, dans le cas du récit de Gary, l’arroseur arrosé ou la condamnation de l’appât du gain, mais aussi à la diversité des «interprétations externes» fondées sur des savoirs historiques, sociologiques, biographiques, intertextuels, psychologiques ou autres – des «interprétations subjectives» qui émanent de l’expérience et des représentations des élèves. Or il me semble que c’est en grande partie cette diversité d’interprétations qui donne à chaque lecture son épaisseur et sa plus-value. Je trouverais dès lors important que cette «opération»-là soit davantage sollicitée, non pas certes sous la forme d’explications «magistrales», mais dans le cadre de débats interprétatifs où l’enseignant invite les élèves à exploiter par eux-mêmes différents savoirs et ressources qu’il met à leur disposition12.
Bien sûr, il s’agit là d’une proposition qui excède de loin le cas spécifique de l’étude des récits. Je crois dès lors utile de préciser que, pour aborder les textes de ce type, c’est avant tout à des fins interprétatives (et aussi appréciatives, comme on le verra plus loin) qu’il importe de continuer à faire appel aux «outils» narratologiques que sont les schémas narratif et actantiel, les différentes typologies des personnages, les notions de narrateur, de rythme narratif, de focalisation et de point de vue. Mais tout l’enjeu selon moi est de présenter ces outils comme des moyens d’enrichir le sens plutôt que comme des conditions d’accès à celui-ci. Ceci concerne tout particulièrement le fameux «schéma narratif», qui, selon mes observations, est souvent considéré en classe comme la clé de toute compréhension. Or nul n’est besoin de se référer aux cinq étapes du schéma quinaire pour comprendre un récit. Il suffit pour cela de saisir quel est l’acteur (singulier ou collectif) de l’histoire, à quels problèmes (ou «quêtes» si l’on veut) il est confronté et comment il les résout ou non. Plutôt que le «schéma» de Greimas ou de Larivaille donc, c’est la séquence définie par Brémond qui me semble être l’outil premier de la compréhension des récits13. Les autres outils greimassiens, genettiens et autres ne sont utiles que dans un second temps, comme moyens de complexifier le sens et de l’ouvrir dans des directions multiples.
Un autre exemple: la notion de narrateur non fiable serait particulièrement pertinente pour interpréter le récit «J’ai soif d’innocence», car on y voit un protagoniste qui à la fois s’illusionne sur lui-même (ou fait mine de le faire) et, de ce fait, ne cesse de tromper le lecteur.
2.2. Articuler travail sur le récit et travail de l’appréciation
En second lieu, les résultats de la recherche Gary ont permis de constater la rareté, encore plus spectaculaire peut-être, de la stimulation des appréciations. A quelques exceptions près, lorsque cette opération est stimulée, c’est seulement pour tâter le niveau d’intérêt initial ou final des élèves à l’égard du texte, mais guère pour les inviter à mobiliser une diversité de critères d’appréciation ni à passer de leurs jugements de gout spontanés à un jugement de valeur étayé. Or il me semble qu’apprendre à formuler une appréciation argumentée sur une production culturelle – et donc notamment un récit – constitue l’un des objectifs les plus importants dans la perspective de l’éveil à l’esprit critique et d’une éducation dite citoyenne. A cet égard, comme j’ai eu l’occasion quelques fois de l’écrire (cf. notamment Dufays, 2019), quatre critères d’appréciation mériteraient selon moi d’être explicitement mobilisés tout au long de la scolarité, en l’occurrence le critère cognitif, qui permet de juger l’œuvre en fonction de sa lisibilité supposée (beaucoup de jeunes élèves tendent ainsi à apprécier davantage les textes qu’ils jugent faciles et à déprécier ceux qu’ils trouvent trop complexes), le critère référentiel, qui permet d’apprécier l’œuvre en fonction de l’univers référentiel qu’elle mobilise (beaucoup d’élèves apprécient ainsi certains récits du seul fait qu’ils se déroulent dans un cadre qui leur plait), le critère éthique, qui permet d’apprécier l’œuvre en fonction de la leçon morale qu’on peut en dégager (l’appréciation étant ici étroitement connectée à l’interprétation), et le critère esthétique, qui permet d’apprécier l’œuvre en fonction de l’intérêt qu’on épreuve pour sa construction ou son écriture (et c’est sur ce point que les outils narratologiques – schéma narratif, narrateur, rythme, focalisation, etc. – s’avèrent particulièrement précieux).
L’enseignant pourrait inviter les élèves à convoquer ces différents critères tant au début d’une lecture (après la découverte de l’incipit) qu’à la fin, ce qui leur permettrait d’ainsi mesurer l’évolution de leur jugement, mais surtout, il serait précieux de donner du temps aux élèves pour se partager mutuellement leurs appréciation afin d’une part de leur permettre d’argumenter à leur propos et d’autre part de relativiser leurs jugements en constatant la diversité des points de vue au sein de la classe14.
2.3. Articuler travail sur le récit et lecture littéraire… et donc notamment lecture immersive
La troisième priorité, qui s’appuie sur les deux premières tout en les dépassant, concerne l’approche générale de la lecture à adopter pour travailler les récits en classe. Je pars du principe que, dans l’enseignement obligatoire, ce qu’il s’agit avant tout d’apprendre aux élèves, tout au long de la scolarité, c’est une manière d’approcher et de lire les textes, quels qu’ils soient, afin de leur permettre de faire de la lecture une ressource pour accéder aux connaissances et aux expériences du monde dans leur diversité et leur complexité.
A cet égard, les récits, comme les textes poétiques, les textes dramatiques, les textes d’idées et les textes fonctionnels, sont des moyens pour développer ces modalités de la lecture qui ont été théorisées et nommées par un grand nombre de chercheurs sous des noms variés15, et que j’ai regroupées pour ma part, à la suite de Picard (1986), sous les catégories (larges) de «lecture participative ou impliquée» et «lecture distanciée ou analytique» (ou, pour faire court, «participation» et «distanciation»). En clair, lorsqu’on étudie des récits en classe, qu’ils soient courts ou longs, classiques ou contemporains, légitimés («réputés littéraires») ou non, textuels ou iconiques, il importe d’une part de les analyser comme des objets de savoir qui, pour pouvoir faire sens, requièrent un minimum de compréhension commune ancrée dans ce qu’il est convenu d’appeler les «droits du texte», et d’autre part d’inviter les élèves à les confronter à leurs représentations, à leurs expériences, à leurs émotions et à leurs valeurs, autrement dit à leurs «droits de lecteurs», sans faire de ce deuxième mouvement un simple prolongement d’une étude objectivante préalable, mais en la suscitant dès le début de la lecture en classe et tout au long de celle-ci.
C’est dans ce cadre d’un va-et-vient didactiquement organisé qu’il s’agit de penser la sollicitation et le partage de cette diversité d’interprétations et d’appréciations dont je parlais précédemment. Tant l’interprétation que l’appréciation gagnent en effet à s’appuyer alternativement sur des ressources communes et sur des ressources personnelles, et c’est précisément en activant davantage ces deux processus de lecture qu’on permet à l’élève de faire de sa lecture une expérience riche et motivante.
On sait par ailleurs que, outre ces deux opérations, les élèves, quel que soit leur âge, ont besoin d’être validés dans le rapport affectif qu’ils entretiennent avec les textes, ce qui passe par l’immersion référentielle dont parle Schaeffer (1999), par les activités fictionnalisantes dont parle Langlade (2007) (concrétisation imageante, cohérence mimétique, activité fantasmatique et réaction axiologique) et par l’identification aux personnages et aux situations narratives dont parlent Picard (1986) et Jouve (1993). Je tiens cependant à souligner que ces processus-là ne peuvent être que suscités mais que, contrairement à l’interprétation et à l’appréciation, ils ne peuvent jamais être garantis ni donc évalués. En effet, si tout texte peut être interprété et apprécié d’une manière ou d’une autre, tout texte ne suscite pas nécessairement une activité fantasmatique de la part du lecteur, si impliqué soit-il. Pour cette raison, la «lecture subjective», pour «souhaitable» qu’elle soit (en tant que source d’agrément et d’épanouissement du lecteur), ne peut constituer à mes yeux une condition de réussite de la lecture scolaire.
2.4. Articuler travail sur le récit et étude de la tension narrative
Enfin, c’est dans cette perspective – d’une lecture des récits en prise avec les émotions – que j’accorde une importance stratégique à la notion de tension narrative telle que l’a modélisée Raphaël Baroni (2007, 2017). Comme je l’ai écrit ailleurs (Dufays 2014), pour être porteuse de valeurs et d’apprentissages auprès des élèves, la lecture en classe des textes narratifs gagne à être conçue comme une activité collective qui amène l’ensemble des élèves à participer à la coconstruction du sens en interrogeant le texte dans sa progression et dans sa tension. Cela suppose de le découper en «lexies», en multipliant les «arrêts sur image» comme le faisait Barthes dans S/Z (1970), de manière à s’interroger pas à pas sur l’évolution non seulement de l’intrigue mais aussi de sa tension narrative et des effets thymiques que sont le suspense et la curiosité. Procéder de la sorte permet tout à la fois d’ancrer l’enseignement de la lecture dans une conception de la narratologie actualisée et plus en prise avec le fonctionnement des lectures effectives.
On l’aura compris, si l’on excepte ma suggestion finale sur la tension narrative, les propositions qui ponctuent ces quelques pages sont moins centrées sur les outils narratologiques proprement dits que sur leur usage et, plus précisément, sur les opérations de lecture auxquelles ils sont nécessairement associés. Cela étant, je tiens à réaffirmer le caractère clairement engagé de ces propositions. Au sein du récit des avatars scolaires de la narratologie, je n’ai guère l’illusion d’être le sujet-héros de la quête qui résoudra le manque de l’objet du désir: je me vois tout au plus comme un Petit Poucet qui s’échinerait à semer quelques cailloux pour tenter de ne pas trop se perdre en chemin.
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Pour citer l'article
Jean-Louis Dufays, "Situation et perspectives de l’étude du récit dans les classes de français aujourd’hui", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023https://www.transpositio.org/articles/view/situation-et-perspectives-de-l-etude-du-recit-dans-les-classes-de-francais-aujourd-hui
Voir également :
Fragments herméneutiques et phénoménologiques pour une actualisation narratologique en didactique de la (trans)fiction
LIMINAIRE Dans l’introduction de son ouvrage Les rouages de l’intrigue, Raphaël Baroni (2017) reconnait sans ambages avoir fondé sa proposition épistémologique et didactique de renouvellement narratologique sur des œuvres issues du canon littéraire, plutôt que sur un corpus davantage contemporain et notamment lié au phénomène avéré de Transmedia Storytelling (Jenkins, 2007; Jenkins, Ford et Greene, 2013), cela à son corps défendant
Fragments herméneutiques et phénoménologiques pour une actualisation narratologique en didactique de la (trans)fiction
LIMINAIRE
Dans l’introduction de son ouvrage Les rouages de l’intrigue, Raphaël Baroni (2017) reconnait sans ambages avoir fondé sa proposition épistémologique et didactique de renouvellement narratologique sur des œuvres issues du canon littéraire, plutôt que sur un corpus davantage contemporain et notamment lié au phénomène avéré de Transmedia Storytelling (Jenkins 2007; Jenkins, Ford et Greene 2013), cela à son corps défendant:
J’ai donc exclu à la fois les productions romanesques des siècles précédents, les œuvres qui appartiennent à la littérature dite «populaire», et d’autres médias dans lesquels l’intrigue occupe une place centrale: le théâtre, le cinéma, les séries télévisées, la bande dessinée, les pratiques ludiques ou vidéoludiques, voire l’interaction entre ces différents médias, qui correspond à ce phénomène qu’Henry Jenkins a récemment baptisé le «transmedia storytelling». Il ne faudrait pas conclure de cette exclusion à un défaut d’intérêt de ma part ou à un mépris pour ces objets. Bien au contraire, je suis convaincu qu’il est nécessaire d’ouvrir l’étude du récit à l’ensemble des formes narratives, qu’elles soient élitistes ou populaires, expérimentales ou conventionnelles, littéraires ou extralittéraires, verbales ou visuelles, analogiques ou numériques (Baroni 2017: 19).
C’est en reprenant à mon compte la toute dernière proposition de l’extrait qui précède que je souhaite contribuer, dans ce bref essai, à une défense étayée, didactique et surtout actualisée de la problématique contemporaine du recours aux moyens et outils1 narratologiques en classe de français/littérature, cela à partir du cas précis du contexte pédagogique qui prévaut actuellement au Québec. La très persistante (r)évolution médiatique n’est pas sans générer certaines frictions socioculturelles entre groupes et sous-groupes sociaux de plus en plus réseautés, c’est-à-dire préoccupés par leurs intérêts mutuels propres (Jenkins, Ford et Greene 2013; Grumbach 2022; Lacelle, Acerra et Boutin 2023). Cette transformation progressive de l’espace de médiatisation de l’imaginaire et de la pensée (Gervais, 2023) ne cesse de générer, dans sa foulée, de nouvelles formes, souvent hybrides, du récit littéraire (Bootz 2011; Bouchardon 2014; Brunel, Quet et Massol 2018; Brehm et Lafleur 2019). De telles métamorphoses, qui vont de l’emprunt plutôt cavalier à certains fleurons de la tradition littéraire jusqu’à de radicales délinéarisations2 augmentées du temps et de l’espace narratifs, imposent, il me semble, une réelle ouverture des corpus narratifs mobilisés en enseignement du français. En cette époque de tous les possibles, ou presque, en matière de fiction (ré)inventée, un recours, même des plus modestes, à la narratologie contemporaine et à certains de ses outils, par exemple la mise en abîme de l’intrigue, semble nécessaire, voire incontournable, afin d’aider les lecteur·rice·s - en formation ou non - à mieux participer à toutes ces nouvelles expériences du récit (Jenkins, Ito et Boyd 2013; Serafini 2022) et, surtout, à en faire véritablement sens.
Le développement fulgurant des chaînes médiatiques spécialisées telles Netflix, Amazon Prime Video, HBO ou Disney+ ou, tout aussi frappant, celui de la transfiction (St-Gelais 2011), qui s’incarne dans une multitude de formes allant de l’adaptation classique (album illustré, bande dessinée, théâtre, cinéma, etc.) à la fanfiction la plus marginale, en passant par le jeu vidéo ou le comic-con, implique nécessairement une démocratisation des expériences de la fiction narrative. Comment la classe de français/littérature, traditionnellement dédiée à l’analyse du récit3 pourrait-elle logiquement faire l’impasse sur un tel développement? Cela lui permettrait, par la même occasion, de s'inscrire logiquement dans le mouvement actuel de révision de la narratologie classique.
1- Les programmes québécois sous la loupe narratologique
Souhaiter le renouvellement de l’enseignement/apprentissage du récit contemporain de fiction (Baroni 2017; Brunel et Bouchardon 2020; Dufays 2023; Dufays et Brunel 2023) en classe de français, à partir notamment d’un corpus davantage en correspondance avec ses formes actuelles et à venir, présuppose que les pratiques didactiques qui incarnent les contenus des instructions officielles en matière de narratologie soient minimalement l’objet d’une certaine cure de jouvence. C’est du moins le cas spécifique du Québec, où lesdits programmes de français n’ont plus été mis à jour depuis 1994 au collégial, 2001 au primaire et 2006 au secondaire… On constate alors, dans leur appareillage narratologique respectif, la présence d’éléments assurément familiers, car susceptibles d’incarner une certaine rigidité formaliste.
La figure 1 qui suit synthétise assez efficacement les éléments de contenu narratologique (compétences, savoirs, outils, approches préconisées etc.) promulgués en contexte québécois au primaire et au secondaire. Sans surprise, on y retrouve les usuels «éléments constitutifs d’une histoire», «suite d’évènements», «quête d’équilibre», «schéma narratif», «cohérence et organisation» et autre «justification», autant d’items conceptuels qui imposent une approche surplombante, voire carrément structuraliste, du système narratif, et ce, tout au long du parcours scolaire québécois.
Figure 1. Un extrait de la Progression des apprentissages au secondaire (MÉLSQ, 2011) |
Dans la foulée, un examen encore plus minutieux des programmes québécois, ainsi que des progressions des apprentissages qu’on leur a associées, du moins au primaire et au secondaire, permet très rapidement d’en arriver au constat manifeste, car univoque, que les savoirs et approches didactiques liés à la narratologie y demeurent foncièrement formalistes. Cette approche traditionnelle des formes, structures et caractéristiques du récit de fiction repose effectivement sur les conventions d’un formalisme littéraire fortement arrimé aux propositions conceptuelles des Propp, Greimas, Stanzel, Todorov, Genette, Bremond et consorts. Dans ce sens, cette focalisation persistante sur le formalisme narratif4, aussi bien en réception littéraire qu’en production de fiction narrative, semble correspondre, grosso modo, à la situation qui prévaut encore dans les milieux éducatifs formels, comme le rappelle Baroni:
L’un des succès imputables à la narratologie formaliste tenait à sa capacité de forger des outils aisément mobilisables, permettant de décrire, plus ou moins objectivement et avec un vocabulaire standardisé, la manière dont les textes narratifs se structurent. Ce rendement heuristique a permis à ces outils [de] se pérenniser dans les pratiques d’enseignement: schéma actantiel, schéma quinaire, prolepses, analepses, temps, voix et modes du discours font désormais partie de la vulgate enseignée aux apprentis lecteurs (2017: 17)
On pourrait donc arguer que la destinée de la didactique du récit de fiction, sous l’influence des contingences naturelles de la pratique enseignante québécoise, s’est très rapidement métamorphosée en véritable enseignement/apprentissage d’une grammaire narrative, à l’instar de la très forte ascendance, en didactique de l’écriture, du poids constant des normes et usages grammaticaux. Conséquemment, on a vu se démultiplier en classe de français/littérature, aussi bien au primaire qu’au secondaire, les situations d’évaluation – très majoritairement sommatives – où l’élève québécois devait (re)produire, à l’aide des outils narratologiques formalistes, des discours très fortement attendus. En somme, au cours des cent dernières années, on serait passé au Québec, en matière de narratologie scolaire, d’un premier discours didactique fondé sur l’imitation du canon littéraire (Melançon, Moisan et Roy 1988) à un second, officiellement en rupture avec le premier, mais finalement – et paradoxalement – toujours «reproductif»: «…il [ l’élève ] est invité à s’inspirer des textes lus ou entendus pour, à son tour, construire un univers dans lequel il campera une mise en intrigue» (MÉLSQ 2011).
Je nuancerai quelque peu, toutefois, un constat qui peut paraitre sans appel. En effet, on retrouve certes, dans les instructions officielles du ministère de l’Éducation du Québec, quelques éléments qui peuvent être associés à une approche postclassique5 (Herman 1997; Prince 2008; Sternberg 2011, Baroni 2017) – post formaliste et post structuraliste –, de la narration de fiction. Il y est bel et bien question, par exemple, de la notion de «mise en intrigue». On souhaite visiblement que l’élève adopte une sorte de méthodologie narrative qui repose d’abord et avant tout, j’insiste, sur la reproduction formelle et sans doute monolithique du récit, évaluation oblige, plutôt que sur son analyse approfondie, ses potentialités, son éventuelle déconstruction, etc.
On demeure donc toujours loin du projet de Gerald Prince (2006): «au moyen de nouveaux instruments, de corpus élargis et d’inflexions originales, la narratologie post-classique nous encourage à identifier ou à (ré)examiner différents aspects du récit et à les (re)définir et les (re)configurer». Aucune proposition des textes officiels du Québec évoque, par exemple, la «curiosité», la «tension», les «voix» ou les «modes» narratifs (Baroni 2017 et 2020), pas plus que la «fonction» et la «signification» de la narration, le «récit comme processus» ou son «incorporation de la voix du lecteur/récepteur» (Prince 2006 et 2008).
Il semble toutefois inévitable que, sous l’influence de l’évolution massive du paysage techno médiatique, des enseignant·e·s québécois·e·s aient intégré, implicitement, certaines notions profanes, du moins aux yeux de notre ministère, ou même académiques, qui peuvent être associées à la narratologie post formaliste. Je pense, par exemple, à la relative montée en force, dans plusieurs classes de fin du secondaire, de l’autofiction et du récit autobiographique. Ces derniers aspects renversent, ou du moins questionnent, nombre de principes, codes et procédés narratifs classiques, comme le souhaite explicitement Prince, et interpellent de plus en plus la multimodalité sémiotique, notamment en contexte numérique (Brunel 2012; Lacelle, Boutin et Lebrun 2017), comme véhicule du récit (Florey, Jeanneret et Mitrovic 2019).
Espérons surtout que le tout récent rappel – juin 2023 – des programmes de français du primaire et du secondaire par l’actuel ministre de l’Éducation constituera, pour la didactique de la littérature en contexte québécois, l’occasion tant attendue de convaincre les autorités concernées de procéder enfin à un ajustement sensible des contenus des instructions officielles en matière de narratologie contemporaine. Entre rapport intuitif et rapport formaliste au récit (Baroni 2017; David 2014), ladite refonte sera l’occasion, cela s’impose, d’inscrire par exemple le recours à des outils narratifs contemporains au sein du cursus québécois. Il en va, au bout du compte, des dispositions de l’élève à (re)penser son imaginaire intrinsèque afin que celui-ci corresponde toujours mieux aux valeurs, attentes et appréhensions de son devenir (Gervais 2018).
2- Le labyrinthe comme métaphore narratologique: Vic, phénomène d'interaction narrative
Au-delà donc des écrits épistémologiques, conceptuels et ministériels, il me semble fondamental de réfléchir – notamment de façon phénoménologique (Boccaccini 2023; Dufourcq 2014) – aux ancrages pragmatiques d’une tension narrative (Baroni 2020) qui doit nécessairement justifier une certaine mobilisation – qu’elle soit formelle ou implicite – des outils proposés par l’actuel mouvement de rénovation de la narratologie. Il en va de sa contribution, notamment didactique, à la dynamique évolutive des imaginaires contemporains. Pour ce faire, j’aimerais brièvement convoquer, en deux courts tableaux (figures 2 et 3), la description synthétique d’un cas de lecteur empirique (Ahr 2010; Guillemette et Cossette 2006; Louichon 2009), bref, un phénomène individuel (Dufourcq, 2014) d’interaction narrative.
Figure 2. Un phénomène d’interaction narrative (Vic, partie I) Vic, 53 ans et parfois qualifié d’adulescent attardé, gagne très bien sa vie grâce notamment à sa maitrise relevée de la réception (lecture). En début d’adolescence, on lui impose, en classe de français, la lecture de La communauté de l’anneau, tome premier du Seigneur des anneaux de l’écrivain J.R.R. Tolkien. D’abord rebuté, il se laisse lentement prendre au piège des rouages de l’intrigue (Baroni, 2017). Narrativement séduit, Vic se tourne alors vers Les deux tours et Le retour du roi, deuxième et troisième tomes du roman, puis vers son adaptation théâtrale avec marionnettes géantes, puis encore une autre en dessins animés, puis une relecture complète de l'œuvre, puis Bilbo le Hobbit. Sans surprise et deux décennies plus tard, il profite pleinement des adaptations au grand écran de ces romans canoniques, du moins dans le registre fantastique. Toutefois, et durant tout ce temps, un texte narratif beaucoup plus colossal, réputé labyrinthique, mythique, voire inextricable, attire Vic sans qu’il ne se sente capable d’y entrer… |
«Plus qu’un simple lieu imaginé, le labyrinthe est un imaginaire» écrit B. Gervais (2008: 23). Si cela se confirme, tel que nous le pensons, la conjugaison de la mécanique et de l’essence de l’intrigue narrative propre aux œuvres de fiction est une sorte de labyrinthe de l’imaginaire, un monde possible parmi des mondes possibles – Possible Worlds – (Pavel 1988; Ryan 1991; Schaeffer 1999; Bell et Ryan 2019; Lavocat 2019; Bell 2019; Martin 2019). Tolkien, en l'occurrence, ne viendra jamais à bout de son imaginaire labyrinthique, finalement rejoint par le minotaure temporel. En effet, il faudra plusieurs décennies à son fils Christopher pour achever son Possible World. Or une véritable fin est-elle narrativement souhaitable ? «Le labyrinthe et la fin se rejoignent dans leur capacité à faire entendre nos appréhensions les plus graves sur le monde et son destin» (Gervais 2008: 197). Au-delà de ce questionnement en spirale, il n’en demeure pas moins que les récepteur·rice·s de la fiction narrative en arrivent invariablement, quelle que soit l’intrigue à dénouer, au même dilemme narratif: sortir du récit ou le prolonger aussi longtemps que possible, briser le cycle ou le faire durer.
Figure 3. Un phénomène d’interaction narrative (Vic, partie II) Novembre 2022. Vic s’est enfin décidé: il ouvre son édition anglaise de The Silmarillion. Heureux hasard, il tombe sur la carte – en insertion – du royaume mythique de Beleriand. Il entre dans l’archi labyrinthe de Tolkien: son legendarium. Plus d’une année passe et Vic y est toujours. Il dispose toutefois d’un support techno numérique qui lui permet d’évoluer, plus ou moins subjectivement, à travers un faisceau très complexe de nœuds, tensions et rouages trans narratifs. En effet, Vic se tourne vers The Nerd of the Ring, un booktubeur qui, comme son nom le laisse entendre, se révèle exégète du legendarium. Dans la foulée, Vic découvre The Tolkien Gateway, un wiki dédié aux mondes possibles de l’univers tolkienien. Il décèle aussi une présentation vidéo de L’atlas de la Terre du Milieu, cartographie de la géographie imaginée par Tolkien, puis se procure l’ouvrage en question. Insatiable, ou presque, Vic amplifie alors son intense déambulation narrative: lectures du Silmarillion en traduction française6, de la carte du Beleriand7, de La chute de Gondolin8, de Beren et Luthien9, de The Making of Middle-Earth. The Worlds of Tolkien and The Lord of the Rings10 et même d’un très universitaire Tolkien et les sciences11. Vic s’enfonce de plus en plus loin dans un espace-temps transfictionnel où des points de repère narratologiques se révèlent indispensables. |
La description de ce cas, tout à fait réel, de récepteur reconnu comme expert, mais volontairement captif du legendarium tolkienien, cherche à exemplifier le plus clairement possible, malgré sa singularité apparente, la prévalence confirmée de l’imaginaire – et donc du récit – comme besoin intrinsèque de l’existence (Gervais 2008; 2018; 2023). Un état de fait qui présuppose nécessairement un recours, même infime, à la narratologie, à ses outils et/ou à ses accointances épistémologiques lorsqu’on se retrouve plongé dans tout labyrinthe narratif, quelle qu’en soit l’envergure.
De là à amorcer l’actualisation du socle narratologique en classe de français/littérature, il n’y a, il me semble, qu'une distance millimétrique à franchir. Un tel devoir didactique semble d’autant plus évident et fondamental dans un contexte social que l’on devrait qualifier, désormais, de posthumaniste (Braidotti et Hlavajova 2018; Boutin 2019), et ce, dans le sens précis d’un «au-delà de l’humanisme» qui ne rejette en rien ce dernier et qui, surtout, relativise davantage le rôle de l’humain au sein de l’écosystème global (Besnier 2009; Braidotti 2013; Baquiast 2014). Y cohabitent maintenant, en guise d’illustration, des pratiques analogiques et/ou numériques du récit où la démultiplication, l'hybridation, la mise en communauté par réseau, le moissonnage par algorithme et la virtualisation entrent dans le jeu omniscient de la fiction narrative (Bouchardon 2014; Brunel 2021; Grumbach 2022; Lacelle, Acerra et Boutin 2023).
Or à quoi pourrait donc ressembler cette actualisation posthumaniste que je souhaite vivement à la classe de français/littérature québécoise, notamment en matière de narratologie? Les lignes qui suivent esquisseront, encore trop sommairement car la réflexion disciplinaire reste en ébullition, les grandes lignes d’un projet à consolider collectivement.
3- Quelles épistémologies, quels outils, quelles dispositions?
Spéculative il y a encore quelques années, force est de constater, à partir de l’exemple du récepteur Vic, que la théorie des mondes possibles en fiction correspond désormais à des pratiques réelles et signifiantes de la fiction narrative. Ces dernières sont d’ailleurs exacerbées par l’omniprésence du numérique qui les propulse dans des directions toujours plus inédites et novatrices (Bouchardon 2014; Brunel et Bouchardon 2020). Pour ces raisons éminemment pragmatiques, elle devrait être convoquée en enseignement formel du récit. De tels mondes possibles, en tant qu'univers fictionnels autonomes, possèdent chacun une valeur plausible et potentielle de vérité – une ontologie – qui transcende le monde fictif sous-tendu par l’articulation concrète de la narration (Pavel 1988).
D’ailleurs, Alice Bell (2019) fait remarquer que les fictions numériques se nourrissent assez systématiquement de cette ambiguïté ontologique, utilisant le virtuel numérique pour se jouer constamment de la frontière entre fiction et réalité. En fait, il m’apparait manifeste que les univers narratifs ontologiquement crédibles, par exemple le fameux legendarium de Tolkien, font mouche précisément parce qu’ils rendent plausible toute la densité de leur réseau propre d’intrigues par la création interne d’un ensemble de lois intelligibles qui respectent en tout temps l’intelligence (Martin 2019) tout comme l’imaginaire (Gervais 2023) et la subjectivité des lecteur·rice·s.
Toujours dans cette veine de l’ontologie narrative, Lavocat (2019) démontre comment, dans les multivers à vocation ludique, les environnements «multijoueurs» et les jeux à joueur unique, la trame narrative est constamment refaçonnée, remodelée, remixée par l’interaction de l’acteur – le récepteur/producteur – avec l’intelligence artificielle qui régit l’ensemble du récit-jeu. Ces «néo» formes de la narration, et toutes celles à venir, nécessitent donc qu’on ait recours à des clés narratives de compréhension et d’intégration – en élaboration – qui s’éloignent, sans toutefois les rejeter, des seuls outils formalistes et structuralistes – lire… humanistes – et qui, surtout, permettent aux lecteur·rice·s de mieux discerner et disséquer le sens qui y est mis en jeu (Prince 2006).
D’autre part, une didactique revampée de la littérature devrait nécessairement convoquer davantage des propositions conceptuelles résistantes, objectivantes et oh combien actuelles, mais fortement marginales en classe, du moins au Québec. Il est avéré, par exemple, que l’identification et surtout la prise en considération, par les lecteur·rice·s et/ou producteur·rice·s de récits, des stéréotypes narratifs facilitent, densifient et relancent leurs pratiques de la fiction (Brehm et Lafleur 2019; Dufays et Kervin 2010 et 2020; Dufays, Gemenne et Ledur 2015).
Je retiens d’abord, sans aucune surprise, la transfiction / transfictionnalité (Besson, 2007; Ryan, 2007; St-Gelais, 2011), appelée Transmedia Storytelling (Jenkins, 2007; Jenkins, Ford and Green, 2013) dans le monde anglo-saxon. Autant pour sa pertinence en tant que telle que pour son apport à une approche postclassique de la narratologie, la transfiction permet notamment de 1- cartographier la trajectoire (multi)médiatique d’un récit premier qui génère toute une arborescence de récits seconds, tiers, etc., 2- identifier et analyser les métamorphoses que les récits de ce nouveau réseau – et leurs différentes composantes narratives (tension, voix, modes, processus, etc.) proposent au récepteur, 3- relancer éventuellement cette chaîne d’histoires filiales par la production, grâce à différents outils narratifs, de nouvelles intrigues, de nouveaux cadrages et séquences, de nouvelles narrations, tensions, et dualités, etc. D’ailleurs, une seconde proposition qu’il me semble importante d’appeler en classe permet d’explorer avec encore plus de finesse et de profondeur l’évolution narrative des différentes œuvres de (trans)fiction: la mimèsis aristotélicienne (Ricoeur 1983; Baroni 2010), associée à la stéréotypie littéraire (Dufays 2010; Dufays et Kervyn 2010 et 2020; Daignault 2010; Connan-Pintado 2019). On pourra évidemment réserver pour le second cycle du secondaire un tel regard analytique sur la (re)production par leur appropriation, par exemple, de la diégèse, de l’intrigue et autres tensions.
En fin de parcours primaire, il serait même souhaitable de densifier cette longue et lente exploration de l’imaginaire, amorcée avant même le début de la scolarisation, voire dès le berceau, par une approche de lecture dialogique, qui tente précisément, et progressivement, d’aider les élèves à mieux discriminer, notamment à partir du matériel narratif et de ses différents outils, la vraisemblable objectivé de ce qui relève plutôt du fictif12. Dans ce cas précis, on suggère de discuter, à partir des récits de (semi)fiction historique, des différents rapports qui s'inscrivent entre discours savants et discours profanes dans l’élaboration de la mémoire et de la conscience collectives (Éthier et Lefrançois 2021). Bref, ces quelques approches ont chacune le mérite de proposer aux élèves une riche grille réflexive qui, adéquatement transposée en didactique de la fiction narrative, peut réellement contribuer à consolider leur rapport individuel et partagé aux récits qu’ils croisent tout au long de leur parcours scolaire, certes, mais aussi de leur vie adulte.
Une toute dernière piste d’émulation mérite, à mon avis, son paragraphe: la multimodalité13 narrative (Lacelle, Boutin et Lebrun, 2017; Serafini 2022). Rappelons d’abord les propos visionnaires de David Herman lorsqu’il précisait que «la narratologie peut maintenant s’employer pour désigner toute approche raisonnée de l’étude du discours narrativement organisé, qu’il soit littéraire, historiographique, conversationnel, filmique ou autre» (Herman 1997: 27).
Évoquant implicitement les travaux fondateurs du New London Group (1996), Herman ouvre ainsi la porte à la rencontre de l’épistémologie narratologique avec la sémiotique sociale. Comme le démontre Kress (1997; 2010) et tou·te·s les autres chercheur·euse·s qui le suivront, les unités de sens sont intrinsèquement polymorphes et les registres de signes qui les constituent interagissent pour mieux concrétiser et véhiculer le sens, et ce, aussi bien du côté sensoriel-perceptif que de manière cognitivo-affective. La transaction du sens entre les individus repose alors sur les différentes ressources sémiotiques, qui servent de véhicule aux modes porteurs du sens. Tous les récits du désormais vaste spectre narratif, qu’ils soient «traditionnels», davantage contemporains ou de l’extrême avant-garde, n’échappent plus à cette dynamique formelle intrinsèquement sémiotique et, dans ce sens, le travail de décryptage, de compréhension et d’intégration des signes, codes, modes et langages (Lacelle, Acerra et Boutin 2023; Serafini 2022) ne peut vraiment être accompli qu’avec la convocation de l’appareil conceptuel et des outils d’une narratologie actualisée.
Conclusion
Le lecteur en formation – formelle ou informelle – a plus que jamais besoin, en cette époque où pullulent tous les imaginaires (Gervais 2018) et encore tant d’autres à venir en autant de métavers (Lacelle, Acerra et Boutin 2023), de repères narratologiques. L’enseignement/apprentissage de la fiction narrative doit alors léguer à ce récepteur (inter/hyper)actif d’indispensables moyens de compréhension, certes, mais aussi de réaction et surtout d’engagement réel avec le fait fictionnel, car il en va de son rapport au monde qui a été, qui est, et qui, bien sûr, vient. Bref, son rapport au temps comme triple expérience du récit narratif (Picard 1989; Florey et Cordonier 2020): déchiffrement, fictionnalisation et mise hors-temps (mythification) du temps. Voilà, à mon humble avis, l’un des devoirs disciplinaires parmi les plus pressants pour le champ disciplinaire concerné.
Or il ne faudrait surtout pas se contenter de reproduire – assez bêtement – les pratiques cristallisées du passé à l’occasion d’une telle reconfiguration de la didactique du récit, c’est-à-dire remplacer, sans considération à l’égard de l’histoire scolaire des dernières décennies, une «grammaire» par une autre. Le préfixe post, dans «posthumanisme» comme dans «narratologie post classique», implique, j’ose le rappeler, de façon intrinsèque, et à partir des acquis d’hier et de jadis, de faire plus et surtout de faire mieux. Je ne voudrai jamais, personnellement, d’une classe de littérature où les élèves seront évalués, encore et toujours, en fonction de leur seule capacité à accumuler et à recracher sans raisonnement ancré, ni signifiance réelle pour leur propre imaginaire, des savoirs narratologiques manifestement déconnectés, tout aussi postclassiques qu’ils soient. Mieux vaudra alors, pour l’imaginaire individuel, de se perdre sans fin dans le labyrinthe de son choix.
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Pour citer l'article
Jean-François Boutin, "Fragments herméneutiques et phénoménologiques pour une actualisation narratologique en didactique de la (trans)fiction", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023https://www.transpositio.org/articles/view/fragments-hermeneutiques-et-phenomenologiques-pour-une-actualisation-narratologique-en-didactique-de-la-trans-fiction
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