Lorsqu’on m’a demandé de jouer le rôle de grand témoin des 19es Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, organisée en Suisse à la Haute École Pédagogique de Lausanne du 21 au 23 juin 2018, la première question que je me suis posée fut : mais quelles sont les caractéristiques du discours d’un grand témoin? Comment préparer, puis réaliser cette prise de parole?
- n°1 Justifier l’enseignement de la littérature
- n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes
- n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature
- n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature
- n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée
- Sylviane Ahr - Entretien : "disputes" et justifications de l'enseignement de la littérature
- Bertrand Daunay - Recension : Baroni Raphaël (2017), "Les Rouages de l’intrigue"
- Judith Émery-Bruneau - D’un paradigme interprétatif à un paradigme critique : prolégomènes à une transformation des recherches en didactique de la littérature
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D’un paradigme interprétatif à un paradigme critique : prolégomènes à une transformation des recherches en didactique de la littérature
D’un paradigme interprétatif à un paradigme critique : prolégomènes à une transformation des recherches en didactique de la littérature
Lorsqu’on m’a demandé de jouer le rôle de grand témoin des 19es Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, organisée en Suisse à la Haute École Pédagogique de Lausanne du 21 au 23 juin 2018, la première question que je me suis posée fut: mais quelles sont les caractéristiques du discours d’un grand témoin? Comment préparer, puis réaliser cette prise de parole?
À partir de mes expériences passées comme auditrice de grands témoins, j’ai compris qu’il s’agit d’abord de dresser une synthèse, de faire un bilan de ce que j’ai observé pendant ces journées, mais aussi de donner mon point de vue sur ce que j’ai entendu, en fonction de mes connaissances, de mes ignorances, de mes biais, de mes attentes, de ma formation, de ma vision de la recherche en didactique de la littérature...
Nouvelles bifurcations dans le champ de la didactique de la littérature
Ces 19es Rencontres auront été marquées par plus ou moins 41 communications libres ou inscrites dans l’un des trois symposiums, deux tables rondes et trois conférences plénières.
La conférence d’ouverture a été donnée par Bertrand Daunay qui, d’entrée de jeu, a lancé la boutade suivante: «on ne dira rien de neuf sur cette question qui se répète sans cesse et qui remet encore en cause l’identité de notre champ de recherche», à savoir: peut-on considérer la didactique de la littérature comme une véritable discipline alors qu’elle demeure marquée par une triple rupture dans la circulation des savoirs, encore à sens unique, entre les études littéraires et la didactique de la littérature, soit: 1°l’absence de références à la didactique dans le champ des études littéraires; 2°la rareté des discussions sur les théories littéraires que nous reprenons dans nos travaux; 3°et l’autorité que nous semblons encore accorder aux théoriciens plutôt qu’aux didacticiens? Nous sommes donc encore dans une phase d’émergence du champ disciplinaire, a conclu Daunay. Et j’ajouterai, pour aller plus loin, que nos méthodologies et paradigmes de recherche dominants corroborent ce constat (j’y reviendrai).
Pour comprendre comment ont évolué les travaux en didactique de la littérature depuis vingt ans, j’ai procédé à une analyse de contenu de tous les résumés du programme de ces 19es Rencontres et comparé mes résultats à une analyse semblable faite par Bertrand Daunay et Jean-Louis Dufays (2007) il y a une dizaine d’années.
Daunay et Dufays avaient identifié les méthodes de recherche qui ont marqué les cinq premières années des Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature (de 2000 à 2005) en analysant les résumés de 157 communications qu’ils ont classés en fonction des types de recherches. Ils étaient arrivés aux mêmes constats que Georgette Pastiaux-Thiriat (qui, elle, en 1997, avait analysé les recherches publiées entre 1970 et 1984 et répertoriées dans la banque de données DAF). Ainsi, Daunay et Dufays ont constaté que les recherches théoriques dominaient (76/1391 – 55%), les recherches descriptives venaient en deuxième position (47/139 – 34%) et les recherches-actions en troisième place (16/139 – 11%). Quant à la recherche expérimentale, le pourcentage en était si faible qu’il n’était pas pris en compte dans les totaux.
Or, avec un thème portant sur la circulation des savoirs entre les recherches et les pratiques, nous assistons forcément à un revirement dans notre champ. En effet, depuis une dizaine d’années, les types de recherche se sont diversifiés; mais, surtout, les recherches de type action/formation/collaborative occupent désormais un espace manifeste dans nos travaux, car sur la quarantaine de communications du programme de ces 19es Rencontres, j’ai globalement relevé 21 recherches descriptives (dont celles de Christophe Ronveaux, de Stéphanie Genre et de Martin Lépine2), 17 recherches action/collaborative (dont celles d’Anne Leclaire-Halté et Luc Maisonneuve, de Florent Biao et Véronique Bourhis), deux recherches théoriques (celles de Raphael Baroni et de François Le Goff) et une recherche expérimentale. Il est donc fascinant et fantastique de constater que nous avons présenté quasiment autant de recherches collaboratives que descriptives, ce qui marque un virement non négligeable par rapport à ce qui s’est fait non seulement lors des 7 premières années des Rencontres, mais depuis près de 45 ans (pour remonter à l’analyse de Pastiaux-Thiriat). Alors à la boutade lancée par Daunay en conférence d’ouverture, je m’opposerai en rétorquant que oui, il y a du neuf dans notre champ de recherche: les types de méthodologie que nous choisissons se diversifient davantage.
Apports des 19es Rencontres
Après avoir travaillé sur des thèmes nourrissant davantage des réflexions littéraires que didactiques dont, à titre d’exemple, les Rencontres de 2017 sur l’altérité, celles de 2012 sur les patrimoines littéraires ou celles de 2008 sur le texte du lecteur, le thème pleinement didactique des 19es Rencontres soulève de nouvelles problématiques dans notre discipline, qui nécessitent de mettre en place des recherches de type action, formation, développement ou collaborative. Quatre nouvelles catégories de recherche ont marqué ces 19es Rencontres:
- les recherches qui ont pour objectif d’évaluer l’influence de la recherche collaborative sur les conceptions professorales, ainsi que sur les fondements épistémologiques sur lesquels ces conceptions reposent, comme les trois communications des membres de l’équipe Pratiques Effectives de la Lecture Analytique dans le Secondaire, en France et en Belgique (PELAS);
- celles qui s’intéressent à la manière dont certains genres (théâtre, poésie, roman, conte, BD) donnent lieu à des lectures, interprétations, usages différents selon la catégorie de récepteurs, comme les sept communications du symposium du Laboratoire de Recherche Interdisciplinaire en Didactique, Education et Formation (LIRDEF);
- les recherches qui décrivent les actions des chercheurs et des enseignants lors de formations continues (comme celles de Marie-Sylvie Claude ou de Suzanne Richard et Jacques Lecavalier);
- les recherches développement, dont les ingénieries didactiques et conceptions de leçons, de séquences d’enseignement ou d’activités (de lecture, d’écriture) sont élaborées conjointement par les chercheurs et les enseignants, ainsi que leur mise en œuvre, l’analyse des démarches expérimentées, l’analyse du travail collectif et des interactions occasionnées, afin de trouver un équilibre entre ce qui fait consensus, dissensus, etc. (comme celles d’Anne Leclaire-Halté et Luc Maisonneuve, de Marion Sauvaire et Stéphanie St-Onge ou de Florent Biao).
Nous pouvons évidemment expliquer cette forte présence des recherches action/collaboratives par le thème du colloque. Pourrait-on penser que ce type de recherche continue de se tailler une place de même importance aux côtés de nos recherches théoriques et descriptives? Qu’elles nous permettent de proposer des innovations à partir de nos observations des pratiques effectives des enseignants, des compétences lectorales, orales ou scripturales des élèves, des corpus enseignés, etc.? Cet engouement récent pour les recherches collaboratives témoigne-t-il d’un intérêt ponctuel qui ne marquera que quelques années de l’histoire de notre jeune discipline? Car, avouons-le, nous sommes encore en train d’explorer ces méthodologies, qui sont autant de propositions de dispositifs d’enseignement novateurs, voire même de formation de ces enseignants que nous jugeons « démunis » d’outils adéquats pour «améliorer leurs pratiques» —expressions que j’ai entendues à plusieurs reprises au fil des interventions. Je suis néanmoins convaincue que nous avons encore beaucoup de travail à faire sur la rigueur avec laquelle nous menons nos recherches. Et par «rigueur», je ne fais pas référence aux seuls critères de scientificité, plus chers aux positivistes, comme la neutralité, l’objectivité, l’universalité ou la vérité ; quand je pense à la rigueur de nos recherches, qualitatives pour la très grande majorité, je pense à notre subjectivité, notre intégrité, notre humilité, notre éthique de la recherche, nos responsabilités de chercheurs…
Deux points aveugles de la didactique actuelle de la littérature
Malgré ces travaux qui dynamisent la recherche en didactique de la littérature, j’ai relevé au moins deux points aveugles de notre champ de recherche: le paradigme de recherche dominant, qui contraste avec d’autres paradigmes parfois oubliés –en tout cas pour le moment; et le rôle crucial des formateurs qui interviennent dans la formation en didactique de la littérature.
Des paradigmes de recherche pas toujours avoués ou assumés
La très grande majorité des travaux de notre champ sont des recherches qualitatives, réalisées sur de petits échantillons, dans un temps plutôt restreint (données souvent recueillies en quelques jours, parfois répartis sur trois ou quatre ans). Nos recherches collaboratives sont ponctuelles et réalisées avec des enseignants généralement motivés, fiers de leurs pratiques d’enseignement, curieux de la recherche. Bref, nous réalisons nos recherches avec des enseignants volontaires, passionnés et ouverts, et plus rarement avec ceux qui en auraient peut-être davantage besoin —ou même l’envie, s’ils se trouvaient dans des contextes plus propices, avec des tâches moins lourdes ou du temps spécifique à disposition. Je pense à ces enseignants travaillant dans des contextes où leur quotidien se confronte à leurs idéaux pédagogiques et didactiques, dont la formation didactique ou littéraire peut nous paraitre limitée, voire insuffisante, ou dont les pratiques littéraires dotées d’autres visées que celles de leur enseignement font plus ou moins partie de leurs habitudes depuis qu’ils enseignent. Comment solliciter ces enseignants et les engager dans nos recherches collaboratives, afin qu’ils puissent mieux nous aider à comprendre leur réalité et qu’ils puissent aussi participer activement à leur formation continue? En d’autres mots, comment, en tant que chercheurs en didactique de la littérature, faire circuler les savoirs, de façon bidirectionnelle, à toutes les classes d’enseignants, pour tout le corps enseignant, et non à un groupe privilégié d’entre eux?
Peu de grandes enquêtes ou de recherches quantitatives ont été présentées lors de ce colloque —faute de moyens financiers, sans doute, pour être en mesure de traiter ces nombreuses données, mais peut-être aussi en raison de nos «choix épistémologiques» (Goigoux, 2001) et, j’ajouterai aussi, de nos choix politiques. Les paradigmes de recherche dominants en didactique de la littérature sont les paradigmes interprétatifs (nous voulons, par exemple, analyser la mise en œuvre d’un dispositif créé avec des enseignants; décrire les effets d’un corpus sur les capacités des élèves à comprendre une œuvre; expliquer l’effet d’une tâche sur le développement de compétences interprétatives). Le paradigme positiviste, au sein duquel on viserait à généraliser nos résultats en nous appuyant sur des données probantes pour prescrire et défendre des pratiques d’enseignement que nous jugerions efficaces en matière de lecture littéraire, par exemple, est un paradigme plutôt marginal dans nos travaux (et je m’en réjouis, car cela nous éloigne d’une uniformisation de la pensée des élèves et d’une normativité des pratiques d’enseignement de la littérature).
Quant aux paradigmes critiques,ils semblent peu affirmés et même absents de nos interventions. Ce sont pourtant ces paradigmes critiques qui forcent à orienter volontairement l’analyse de nos données selon un point de vue sociopolitique assumé et défendu3. Par exemple, pour faire l’analyse des corpus d’œuvres littéraires prescrites ou enseignées au secondaire, il s’agirait d’avoir recours: à la critique marxiste pour comprendre les classes sociales représentées dans les corpus enseignés et les effets que produisent les œuvres dans les représentations de la littérature qu’ont les élèves; ou à la posture féministe pour comprendre le poids du patriarcat sur les genres d’activités scolaires privilégiés par les enseignants; ou au postcolonialisme pour expliquer en quoi les corpus enseignés au Maroc, au Québec, à Haïti ou en Suisse sont fortement dominés par la littérature française, laissant dans l’ombre toutes les autres littératures étrangères, ce qui force à reproduire une vision de l’histoire de la littérature à travers l’histoire des conquérants plutôt que celle des vaincus. Pourtant, nos travaux sur la circulation des savoirs entre les modèles théoriques et les pratiques scolaires devraient nous amener, à mon avis, à ouvrir et à multiplier nos points de vue: ce parti pris influerait sur la manière dont nous analysons nos données et formulons nos conclusions, mais aussi, et surtout, jetterait une lumière neuve sur les conséquences des choix théoriques et méthodologiques que nous privilégions dans nos collaborations avec les enseignants, avec les élèves, avec les formateurs, avec les décideurs… et, plus largement, sur l’enseignement et l’apprentissage de la littérature, de la maternelle à l’université.
Bien honnêtement, ou naïvement, je m’interroge sérieusement sur la question des paradigmes dans les recherches en didactique de la littérature. Nous nous faisons pourtant un devoir d’expliciter les courants théoriques de recherche dans lesquels nous nous inscrivons (par exemple, du côté de la lecture subjective issue de la tradition d’Annie Rouxel ou de Gérard Langlade, ou de la lecture cognitive en poursuivant le travail de Jocelyne Giasson), mais les conséquences de nos choix, souvent idéologiques, sont rarement abordées, affirmées, assumées. Il me semble que nous osons peu explorer les motivations qui sont à l’origine de nos sujets de recherche et comment nous pourrions réfléchir plus en amont aux répercussions de nos choix sur l’apprentissage et, plus largement, sur la société: par exemple, pourquoi devrions-nous investir davantage dans la formation continue en didactique de la littérature –comparativement aux autres champs, comme celui de la psychoéducation ou de l’évaluation? Pourquoi souhaitons-nous faire lire plus de poésie aux enfants, pour en faire quoi en classe et pour former quels types de lecteurs, et de citoyens? Faire de l’ingénierie didactique avec les praticiens valide-t-il davantage nos résultats et, si oui, à quelles autres fins que celle d’être intégrés aux manuels et programmes? Bref, quelles sont les valeurs morales et humaines que nous défendons dans nos recherches, comme l’a déjà avancé Cordonier (2014 : 25)?
Bien que les retombées de nos recherches collaboratives, lors desquelles nous développons, mettons en œuvre, ajustons et validons des dispositifs avec les enseignants, soient nobles (après tout, nous voulons mieux former les élèves et développer davantage leurs compétences, contribuer à la réussite scolaire, mieux outiller les enseignants, innover, etc.), pourquoi développer ces dispositifs, sinon pour les valider et pouvoir les utiliser dans la formation des enseignants, actuels et futurs? Cela ressemble, à s’y méprendre, à une acculturation : on se persuade d’«aider» les enseignants, de leur «montrer» ce qui pourrait marcher, de leur «donner» les moyens d’y arriver —dans l’idée implicite, semble-t-il, qu’ils n’auraient pas pu y parvenir par eux-mêmes sans l’intervention du chercheur… Puis, nous autres didacticiens, nous quittons la classe et laissons les enseignants reproduire ces dispositifs validés ensemble.
Même s’il peut y avoir circulation des savoirs entre quelques enseignants et une équipe de recherche, en quoi cette collaboration transforme-t-elle réellement et, surtout, de façon pérenne ces pratiques des enseignants qui ne semblent guère avoir changé depuis 30 ans (Chartrand et Lord, 2013) —ce que plusieurs d’entre nous ont encore souligné dans leurs interventions? Qu’est-ce qui fait que les enseignants ne peuvent pas, selon plusieurs communications entendues lors de ces Rencontres, prendre par eux-mêmes suffisamment de recul sur leur pratique, avoir le temps de mieux s’informer et s’outiller pour devenir des praticiens-chercheurs affranchis, capables de mettre en place leur propre communauté d’apprentissage professionnelle?
Qu’on le veuille ou non, et même avec notre meilleure volonté, la circulation des savoirs entre les acteurs des recherches de type action/formation/collaborative demeurent encore verticale et alimente une logique de reproduction. Comme chercheurs, nous demeurons en position d’autorité symbolique, puisque nous représentons l’institution universitaire, la figure de l’expert, celle qui porte la posture épistémologique ou l’idéologie. C’est donc pour rendre la circulation des savoirs plus horizontale que je nous encourage, et je m’inclus évidemment, à partager et à discuter davantage de nos faiblesses, de nos biais, de nos limites, de nos inquiétudes, de la manière dont nos propres subjectivités teintent nos analyses; à agir avec humilité, intégrité, éthique, et de continuer à nous auto-évaluer et à coévaluer nos travaux afin d’en connaitre les effets sur le rapport aux savoirs des enseignants, élèves, formateurs, concepteurs de manuels, etc. Bref, à être encore plus conscients et critiques de ce que nous faisons, pour ajouter à notre paradigme interprétatif dominant ce paradigme critique assumé.
Des acteurs à étudier : les formateurs d'enseignants et les chercheurs (nous!)
Les postures que nous valorisons ont forcément des impacts sur la formation en recherche que nous prodiguons à nos étudiants des cycles supérieurs, mais aussi sur notre manière d’agir dans les formations initiales et continues auxquelles nous participons tous en tant que formateurs en didactique de la littérature. Quelles sont nos actions en tant que formateurs et formatrices en didactique de la littérature? Quelles sont les conséquences de nos recherches collaboratives, théoriques et descriptives sur la formation des formateurs? Rappelons qu’il n’y a pas de formation professionnelle spécifique pour devenir formateur en didactique de la littérature, sinon d’être doctorant ou d’avoir soutenu une thèse en lettres ou en didactique. Or, nos parcours sont variés et influencent évidemment nos conceptions de la disciplination (Schneuwly et Hofstetter, 2017): nous sommes littéraires ou linguistes de formation qui œuvrent désormais en didactique, ou des enseignants expérimentés devenus chercheurs, ou des doctorants se formant à la recherche et s’autoformant à la formation… Notre dénominateur commun tient à ce que, didacticiens de la littérature, nous sommes des chercheurs, mais aussi des formateurs: nous nous formons avec les textes théoriques que nous lisons, avec les communications scientifiques auxquelles nous assistons, avec les recherches que nous menons, avec nos expériences personnelles du terrain, etc. Mais comment nous dédoubler pour nous mettre à distance de nous-mêmes ? Je nous invite en effet à passer d’un paradigme interprétatif à un paradigme critique, même vis-à-vis de nos propres pratiques d’enseignement et de formation.
C’est pour moi un point aveugle important à souligner, car je n’ai pas été témoin pendant ces Rencontres de recherches descriptives ou collaboratives qui interrogeaient par exemple les pratiques d’enseignement de ceux qui donnent les cours de didactique de la littérature dans nos universités ou hautes écoles pédagogiques (bien que j’aie entendu plusieurs interventions parler des réactions des élèves ou étudiants à l’égard de dispositifs de recherche). Quelles sont nos conceptions de la didactique de la littérature? Quels sont les savoirs que nous convoquons dans nos cours et de quels courants théoriques et idéologiques sont-ils issus? Quels sont les tâches et dispositifs que nous privilégions pour former nos étudiants à l’enseignement de la littérature4? Quelles sont les évaluations que nous imposons à nos étudiants pour mesurer leurs connaissances et leurs compétences en didactique de la littérature –puis comment évaluons-nous leurs travaux et examens? Qu’est-ce que nous institutionnalisons dans ces formations? Bref, quelles sont nos pratiques pédagogiques et didactiques et quelle est notre influence dans cette autre circulation des savoirs? A-t-on une culture commune de formation en didactique de la littérature qui définirait plus clairement les pourtours de notre discipline?
Une fois que nous connaitrons mieux les pratiques de formation en didactique de la littérature, nous pourrons ensuite être critiques vis-à-vis de nous-mêmes et nous demander pourquoi nous agissons de la sorte. Pourquoi choisissons-nous de faire lire tel texte plutôt que tel autre dans nos cours de didactique de la littérature? Pourquoi décidons-nous de présenter tels résultats de recherche et évitons-nous de mentionner telle autre recherche dans nos cours? Quels sont les sujets de mémoire ou de thèse que nous acceptons ou refusons, et quelles raisons en donnons-nous à nos étudiants? Il me semble qu’ajouter ces interrogations aux questionnements de la didactique de la littérature contribuerait à faire mûrir notre jeune discipline.
Bibliographie
Chartrand, Suzanne et Lord, Marie-Andrée (2013), «L’enseignement du français au secondaire a peu changé depuis 25 ans», Québec français, 168, 86-88. En ligne, URL: https://www.erudit.org/en/journals/qf/2013-n168-qf0476/68675ac/
Cordonnier, Noël (2014), «Questions critiques, et donc constructives, sur la recherche en didactique du français», Littérature, langue et didactique. Hommages à Jean-Louis Dumortier, Namur, Presses universitaires de Namur.
Daunay, Bertrand et Dufays Jean-Louis (2007) « Méthodes de recherche en didactique de la littérature », Lettre de l’AIRDF, 40, 8-13. En ligne, URL: https://www.persee.fr/doc/airdf_1776-7784_2007_num_40_1_1730
Goigoux, Roland (2001), «Recherche en didactique du français: contribution aux débats d’orientation», In Marquilló Marruy, M. (dir.), Questions d’épistémologie en didactique du français (langue maternelle, langue seconde, langue étrangère), Poitiers, Les Cahiers FORELL-Université de Poitiers, 125-132.
Schneuwly, Bernard et Hofstetter, Rita (2017), «Forme scolaire, un concept trop séduisant?» in A. Dias-Chiaruttini et C. Cohen-Azria (éd.), Théories – didactiques de la lecture et de l’écriture. Fondements d’un champ de recherche en cheminant avec Yves Reuter, Villeneuve-d’Ascq, Septentrion.
Pour citer l'article
Judith Émery-Bruneau, "D’un paradigme interprétatif à un paradigme critique : prolégomènes à une transformation des recherches en didactique de la littérature", Transpositio, Conversations critiques, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/d-un-paradigme-interpretatif-a-un-paradigme-critique-prolegomenes-a-une-transformation-des-recherches-en-didactique-de-la-litterature
Voir également :
De la classe à la recherche et de la recherche à la classe, quelle circulation des savoirs ? Observations et analyses au départ du projet « Gary »
Quelle image les enseignants ont-ils de la recherche universitaire? Comment se situent-ils à son égard, et comment envisagent-il une collaboration avec des chercheurs? Et quelle circulation des concepts et des méthodes en résulte-t-il entre chercheurs et enseignants? Ces questions qui figuraient au cœur des 19es rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, nous nous les sommes posées à propos d’un projet qui a débuté voici quatre ans, le «projet Gary».
De la classe à la recherche et de la recherche à la classe, quelle circulation des savoirs ? Observations et analyses au départ du projet « Gary »
Quelle image les enseignants ont-ils de la recherche universitaire? Comment se situent-ils à son égard, et comment envisagent-il une collaboration avec des chercheurs? Et quelle circulation des concepts et des méthodes en résulte-t-il entre chercheurs et enseignants? Ces questions qui figuraient au cœur des 19es rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, nous nous les sommes posées à propos d’un projet qui a débuté voici quatre ans, le «projet Gary».
Le « projet Gary » en deux mots
Mené par une équipe internationale de huit chercheurs1, ce projet, qui a déjà donné lieu à cinq contributions (Dufays & Brunel, 2016; Brunel & Dufays, 2017; Brunel, Dufays & émery-Bruneau, 2017; Brunel, Dufays, Capt, Florey & émery-Bruneau, 2018; Brunel, Dufays, émery-Bruneau, Florey & Capt, à paraitre), s’intéresse à trois questions de recherche: Comment les compétences de lecture des élèves évoluent-elles au fil de la scolarité? Comment les pratiques enseignantes évoluent-elles en parallèle? Et enfin quelles relations réciproques peut-on établir entre ces deux ensembles2?
Pour traiter ces questions, nous recueillons des données à trois stades du curriculum, les niveaux 4 (âge moyen: 9 ans), 7 (12 ans) et 10 (15 ans), dans quatre pays francophones, la Belgique, la France, le Québec et la Suisse, et dans une centaine de classes de milieu socioéconomique moyen. Appuyé sur la nouvelle de Romain Gary «J’ai soif d’innocence» (8 pages), notre protocole comporte deux temps. Lors d’une première séance (de 45 à 50 min.), les élèves lisent le texte et répondent en autonomie à trois questions, qui portent sur la compréhension du texte, sur son appréciation et sur son interprétation; puis, lors d’une seconde séance (de même durée), les enseignants exploitent le texte librement en classe. Nous disposons ainsi de deux ensembles de données: les réponses des élèves au questionnaire et les verbatims des séances d’enseignement filmées.
La nouvelle de Gary relate l’histoire d’un narrateur occidental qui débarque en Polynésie avec le désir d’échapper au matérialisme de sa société d’origine mais qui va rapidement retomber dans ses vieux démons en se laissant piéger par l’indigène Taratonga qui lui laisse croire qu’elle lui offre gratuitement des toiles de Gauguin.
Question de recherche et méthodologie
Notre objectif dans la présente contribution est triple: nous voulons analyser ce que nous disent les enseignants impliqués dans le projet de leurs pratiques (objectifs, finalités...) et de leur rapport aux savoirs, mais aussi observer dans quelle mesure cette expérience favorise une meilleure circulation des savoirs entre chercheurs et enseignants, enfin envisager les moyens d’optimiser cette circulation.
Pour fonder cette analyse, nous avons réalisé dix entretiens avec cinq enseignantes belges et cinq enseignantes françaises réparties comme suit:
- 4 enseignantes du niveau 4 (élèves de 9 ans) (B : 4e primaire, F : CM1) : 2 F, 2 B;
- 3 enseignantes du niveau 7 (élèves de 12 ans) (B : 1re secondaire, F : 5e collège) : 2 F, 1 B;
- 3 enseignantes du niveau 10 (élèves de 15 ans) (B : 5e secondaire, F : 2de lycée) : 1 F, 2 B.
Ces entretiens ont été centrés sur sept thématiques, à partir du guide d’entretien ad hoc suivant (Beaud & Weber, 2003; Blanchet & Gotman, 2007; De Ketele & Roegiers, 2009):
1. Sur l’intérêt à priori de cette recherche pour les enseignants : Cette recherche a-t-elle suscité de l’intérêt quand on vous l’a proposée? Lequel? Pourquoi?
2. Sur le texte proposé : Quels commentaires souhaiteriez-vous en faire? Vos élèves font- ils souvent des lectures longues (de romans ou de longues nouvelles)?
3. Sur les compétences des élèves : Que diriez-vous des compétences de vos élèves, en général? Dans quelle mesure les avez-vous prises en compte dans l’élaboration de votre séance?
4. Sur la séance : Sur la réflexion avant la séance : quels objectifs vous êtes-vous fixés? Après la séance : comment avez-vous mis en œuvre ces objectifs? Pourquoi avoir choisi ce dispositif? Quels aspects de la lecture avez-vous privilégiés? Quel type de lecteur souhaitez-vous former? Avez-vous souhaité mettre en œuvre certaines recommandations didactiques ou prescriptions institutionnelles? Quelle évaluation faites-vous de votre séance?
5. Sur les pratiques : Avez-vous eu l’impression de faire « comme d’habitude » ou au contraire d’avoir modifié vos pratiques pour l’expérimentation? Vous êtes-vous inspiré·e d’un «modèle» (lequel?) portant sur l’approche d’un texte long? Consultez-vous des revues de didactique? Chez vous? Dans votre établissement? Lesquelles?
6. Sur les résultats de la recherche : Que vous a apporté cette expérimentation? Souhaiteriez-vous la poursuivre? Aimeriez-vous avoir un « retour » sur cette recherche? Si oui, quelle forme pourrait-il prendre? Que pourrait vous apporter la communication des résultats? Celle-ci pourrait-elle intéresser d’autres collègues que vous?
7. Sur le travail des chercheurs : Auriez-vous des questions à poser aux chercheurs?Lesquelles? Sur leurs modes de travail? (recueil et traitement des données, analyse, collaboration, communication des résultats) Auriez-vous des réserves ou des réticences à émettre à l'égard de cette recherche?
Si les entretiens ont été un outil précieux pour accéder aux perceptions des enseignants, la première démarche que nous nous devions de mettre en œuvre à leur égard a été de favoriser les conditions d’un accueil favorable de leur part à notre projet. Pour ce faire, nous avons d’abord veillé à consacrer un certain temps à expliciter les objectifs généraux de la recherche, sans pour autant entrer dans des détails qui auraient altéré le caractère écologique (ancré dans l’activité ordinaire) des pratiques que nous voulions observer. Notre souci, ce faisant, était tout à la fois de rassurer les enseignants et de les motiver à contribuer au projet. Ce temps préalable a été particulièrement important en France, où il s’est agi de contacter les chefs d’établissement de collège et de lycée, puis les inspecteurs et les conseillers pédagogiques des circonscriptions d’accueil de notre recherche. Ces démarches n’ont pas été requises en Belgique, où l’accord de l’enseignant et un entretien préalable avec lui ont suffi.
Ces contacts en amont ont permis d’expliciter le protocole de passation de l’expérience (texte, séance, captation vidéo), mais aussi de négocier le temps d’entretien qui suivrait et de préciser que les séances comme les entretiens feraient l’objet d’une transcription et d’une analyse.
Enfin, nous nous sommes chaque fois engagés vis-à-vis des enseignants à leur adresser un rendu de la recherche sous la forme d’une présentation des résultats, de telle sorte que le partage des expériences soit prolongé par le partage des résultats, ce qui contribue à renforcer la confiance entre les acteurs dans une perspective collaborative (Bednarz, 2013).
D’une manière générale, au-delà des nécessités déontologiques, nous avons veillé à aborder les enseignants avec modestie et bienveillance, en cherchant à limiter au maximum la position verticale qui est souvent attribuée au chercheur à l’égard du terrain scolaire.
Quelles réactions et implications des enseignants?
Comment ces enseignants ont-ils accueilli la proposition de collaboration qui leur a été adressée et comment se sont-ils engagés dans l’expérience?
En premier lieu, nous avons pu constater, notamment par le témoignage des chefs d’établissements, que les enseignants qui ont répondu positivement à notre demande étaient pour la plupart très impliqués dans leur profession et qu’ils accueillaient généralement avec intérêt les projets qui leur étaient proposés. Ainsi, en dehors de quelques questions témoignant de leur volonté de respecter le dispositif proposé, ils nous ont peu interrogés sur la recherche en elle-même et se sont engagés avec enthousiasme dans l’expérience, manifestant une attitude explicite de confiance envers les chercheurs. La confidentialité des données recueillies n’a ainsi pas suscité de demande de garanties de leur part. Qui plus est, la plupart d’entre eux se sont dits à la fois surpris et flattés parl’intérêt que nous leur portions («J’ai d’abord été surprise par votre proposition... mais je trouve ça chouette !» – Oriane, B4); certains nous ont d’ailleurs dit découvrir à cette occasion l’existence de la recherche en didactique de la littérature («je n’e savais pas que l’université s’intéressait à ce que nous faisons dans nos classes» – Pascale, B 10).
Quant à ceux qui ont refusé de participer à l’expérience, ils ont justifié leurs réticences par le manque de temps (argument le plus fréquent), par le désir de préserver un espace personnel ou encore par la crainte d’un regard extérieur, perçu comme la source d’une possible remise en question. Certains ont également invoqué la difficulté de combiner cette expérience avec la gestion de leur classe, jugée trop problématique dans une école «difficile».
Pour en revenir à nos enseignants partenaires, les consignes que nous leur avons données les invitaient à mettre en œuvre leurs pratiques ordinaires d’enseignement de la lecture. Leurs choix se sont cependant révélés assez variés à cet égard puisque, si la plupart des enseignants du niveau 10 (élèves de 15 ans) nous ont affirmé avoir procédé «comme d’habitude», les autres nous ont précisé qu’ils avaient malgré tout cherché à faire «de leur mieux», d’une part en raison du contexte universitaire et du cadre international de cette recherche, d’autre part en raison de la nature des activités mises en œuvre au cours de l’expérimentation. En effet, la méthode consistant à commencer par inviter les élèves à lire en autonomie une nouvelle de huit pages, puis à répondre à un questionnaire portant sur trois processus de lecture –la compréhension, l’appréciation et l’interprétation– a été perçue par bon nombre de maitres comme des démarches «nouvelles» ou «rares» par rapport à leurs pratiques ordinaires, en particulier dans les classes du niveau 4 (élèves de 9 ans). Ils ont dès lors perçu la conjonction de ces éléments comme une invitation à «se dépasser» et à faire montre d’exemplarité.
Par ailleurs, lorsque nous les avons interrogés sur les raisons de leur engagement dans l’expérience, les maitres ont fait état de trois intérêts. Le premier était d’être informés des résultats de leurs élèves afin de mieux connaitre leur niveau d’autonomie, analyse qui «n’est pas possible dans les pratiques quotidiennes» (Élisabeth, F 73), et de pouvoir ainsi mieux saisir leurs compétences, «voir où ils en sont» (Maxime, B 4). Parallèlement, plusieurs ont manifesté le souhait de pouvoir analyser leurs pratiques pédagogiques avec les chercheurs, afin de pouvoir mieux «se positionner», «discuter sur la pédagogie, avancer» (Marine, F 4), et de savoir «si les méthodes utilisées sont cohérentes, logiques, pertinentes» (Marie, F 10). Enfin plusieurs enseignants ont également fait part de leur désir de prendre connaissance des résultats nationaux et internationaux de la recherche afin de pouvoir situer leurs pratiques d’enseignement par rapport à celles de leurs pairs d’autres niveaux et d’autres pays et de pouvoir envisager, le cas échéant, l’adoption «d’autres façons de faire» (Catherine, F7). L’intérêt manifesté était donc lié clairement à une dynamique d’évolution des pratiques.
Quelle circulation des concepts et des méthodes entre chercheurs et enseignants ?
Si l’analyse qui précède permet déjà de mesurer l’intérêt des enseignants envers le monde de la recherche, en accord avec d’autres chercheurs (Gather Thurler, 1993; Bucheton, 2005; Desgagne, Serge & Larouche, 2010; Vinatier & Morrissette, 2015), nous émettons l’hypothèse que la circulation des savoirs entre les sphères scientifique et enseignante n’a de chance d’être efficace que lorsqu’elle se fait dans les deux sens, c’est-à-dire non seulement dans un mouvement qui va du terrain vers la recherche, mais aussi dans le mouvement inverse, qui va des chercheurs vers les enseignants, ce qui suppose cependant qu’on se montre attentifs aux modalités de cette circulation et qu’on commence par identifier précisément les concepts et les processus sur lesquels un échange fécond semble possible.
Une diversité de positionnements à propos de la compréhension
à cet égard, que nous apprennent les entretiens sur les représentations des enseignants à propos de leurs pratiques? Ils font état de représentations bien ancrées de l’activité de lecture: les pratiques décrites par les enseignants semblent moins interrogées que posées en termes de fidélité à un modèle implicite à trois composantes majeures, au moins pour le primaire et le collège : l’accès à la compréhension, le choix du cours dialogué et la succession de l’oral et de l’écrit (on interagit à l’oral avant de faire écrire), qui relèvent pour eux d’une routine professionnelle. Les entretiens font également apparaitre une diversité de positionnements à propos de la compréhension, et en particulier des attentes et des réponses qui varient selon les niveaux scolaires.
En l’occurrence, les enseignants du primaire et du collège insistent sur l’importance de former des lecteurs qui comprennent (Claire, F 4; Maxime et Oriane, B 4). La compréhension est ainsi source chez eux de nombreux développements :
«Le but premier, en fait, c’est qu’ils aient compris l’histoire… mais de façon globale parce que le gros problème qu’ils ont à cet âge-là c’est de s’arrêter vraiment mot à mot, dès qu’ils ont un mot compliqué ils sont bloqués» (Oriane, B 4);
«On ne s’autorise pas assez de temps sur la compréhension, il faudrait pouvoir faire une lecture-compréhension individuelle dans un premier temps et s’accorder un second temps de relecture, or ce n’est pas ce que l’on fait en classe» (Catherine, F 7).
A cet égard, le questionnaire de lecture est apparu à plusieurs enseignants comme un premier temps offert aux élèves pour mener une lecture attentive et compréhensive du texte.
En revanche, il ressort des entretiens avec les enseignants de lycée, que, chez eux, la compréhension n’est plus questionnée, car elle est perçue comme «allant de soi» (Marie, F 10). Ces enseignants privilégient plutôt l’interprétation (Céline, B 10), la perception du travail de l’écrivain (Pascale, B 10) ou encore les spécificités génériques de la nouvelle, comme sa longueur et sa chute.
Du collège au lycée, les entretiens révèlent en outre une différenciation des positionnements, qui vont d’une centration sur les apprentissages des élèves à un questionnement sur les méthodes d’enseignement.
Face à cette focalisation différenciée sur les processus de lecture et sur les pratiques d’enseignement, le chercheur est perçu par les enseignants tantôt comme un interprète expert, tantôt comme un didacticien, et il est sollicité pour identifier «quels points mettre en lumière» ou pour proposer des approches diversifiées de la nouvelle. «Comment aborder un texte long de façon originale ?» demande ainsi une enseignante du lycée au chercheur qui l’interroge (Marie, F 10).
Un regard à priori peu problématisé sur les concepts et les méthodes: le rôle de l’entretien
Certes, à l’issue de la séance qu’ils ont menée, les enseignants formulent peu de commentaires spontanés sur les savoirs et les concepts enseignés (comme la notion de littérature ou les genres littéraires), sur les processus de lecture et même sur les méthodes d’enseignement, car ilss’intéressent avant tout à laparticipation de leurs élèves et à la qualité des échanges qu’ils ont obtenus. Néanmoins, si cette focalisation sur les élèves est quasi exclusive chez les professeurs du primaire, chez ceux du collège elle se combine à l’émergence d’une préoccupation relative à la diversité des approches et des interprétations envisageables (ex. : Pol, B 7; Catherine, F7), qui devient ensuite centrale dans les entretiens avec les enseignants de lycée. Ce sont cependant les questions que nous posons au cours de l’entretien qui favorisent la clarification des choix opérés au cours de la séance, provoquent des questionnements sur les processus de lecture (comment développer la compréhension, l’interprétation et l’appréciation? quelle relation instaurer entre ces trois processus? quelle priorité à donner à l’une ou à l’autre? quelles interprétations et quelles appréciations privilégier? comment guider leur mise en œuvre?) et suscitent une première réflexion sur la relation entre concepts enseignés et méthodes.
L’entretien fut ainsi l’occasion de confronter les discours et les pratiques des enseignants à la distinction que les chercheurs établissent entre la compréhension, l’interprétation et l’appréciation (voir notamment Falardeau, 2003; Dufays, 2010; Gabathuler, 2016), quand bien même nos témoins n’utilisaient pas ces termes exacts : les élèves lisent en effet tous les jours des œuvres (compréhension), les discutent (interprétation), donnent leur avis ou se font évaluer sur leur interprétation (appréciation). L’un des enjeux de la recherche «Gary» est justement de penser ce triangle sur le plan didactique, et plus précisément en matière de progression des curricula au fil de la scolarité: à cet égard, nos entretiens avec les enseignants ont confirmé à la fois la prégnance des trois opérations dans leurs pratiques quotidiennes et le flou conceptuel et terminologique dont elles font souvent l’objet.
Une circulation de savoirs de la recherche vers le terrain... et inversement
Par ailleurs, au cours des entretiens, il n’est pas rare que le chercheur soit sollicité pour fournir des apports didactiques (une enseignante nous a par exemple demandé conseil sur «la dictée à l’adulte» comme moyen de produire une trace écrite de la séance) ou des références bibliographiques qui le conduisent alors à présenter des articles ou des revues de didactique peu connus des enseignants. L’entretien est ainsi pour certains enseignants une occasion de découvertes («On peut donc donner un texte long et compliqué à lire en autonomie à des élèves de CM !», Marine, F 4) et il constitue un temps de transmission informelle de savoirs susceptible d’avoir un certain impact sur les pratiques.
à l’inverse, si le questionnaire proposé aux élèves n’était pas supposé susciter un intérêt particulier chez les enseignants, plusieurs d’entre eux ont manifesté leur intention de l’utiliser pour aborder d’autres textes. Malgré les réserves que suscite souvent ce genre d’outil scolaire, ce questionnaire les a séduits parce qu’il a favorisé leur prise de conscience d’un travail possible sur l’articulation des trois processus de lecture que sont la compréhension, l’interprétation et l’appréciation:
«Les trois pôles du questionnaire pourraient structurer mon travail. On peut donc mener ces trois pôles lors de la même séance ? Ou bien se focaliser sur un seul, ou les traiter successivement ?» (Catherine, F 7)
De telles déclarations attestent d’une circulation inattendue de savoirs issus de la recherche vers le terrain en matière d’enseignement de la lecture. Elles nous semblent, d’une part, inverser la vectorisation habituelle du modèle implicite de l’activité de lecture, qui va de l’oral vers l’écrit (du cours dialogué vers la trace écrite, cf. Chiss, 2012), et d’autre part, suggérer un possible renouvèlement des pratiques de lecture en classe par l’incitation à une interaction oral-écrit et à un travail des trois processus de lecture. Le simple fait de participer à l’expérience «Gary» a donc amené plusieurs enseignants à s’interroger avec le chercheur sur une évolution possible de leurs pratiques susceptible d’être analysée par la recherche.
Mais la circulation des savoirs ne s’est pas faite seulement des chercheurs vers les enseignants: les premiers ont en effet pu dégager de ces entretiens d’une part une validation didactique de la pertinence de leur protocole d’enquête et d’autre part une compréhension affinée des difficultés d’enseignement et d’apprentissage des opérations de lecture et des points d’appuis précieux pour en clarifier la définition et l’articulation.
Quelles relations entre la sphère de la recherche et celle de l’enseignement?
Un autre thème abordé lors de nos entretiens avec les enseignants concernait leurs perceptions des relations entre les sphères de la recherche et de l’enseignement.
Les réponses reçues permettent d’abord de constater que le contact entre les deux sphères s’établit dans trois contextes distincts. Le premier est, bien naturellement, celui des relations directes entre les chercheurs et les enseignants (à l’occasion de la récolte des données, bien sûr, mais aussi à l’occasion des entretiens «pré» et «post»), mais les rapports entre recherche et enseignement deviennent aussi un thème de réflexion entre les différents enseignants engagés dans le projet (deuxième contexte), et plus largement entre différents enseignants dès lors que l’un ou l’autre est engagé dans tel ou tel projet qui implique une dimension de recherche et qu’il en a parlé avec ses collègues (troisième contexte).
Ces contacts se faisant le plus souvent de façon informelle, il est utile de réfléchir aux dispositifs qui paraitraient les plus à même de favoriser une articulation optimale entre les sphères de l’enseignement et de la recherche. La première chose à envisager est bien entendu la communication des résultats de la recherche auxenseignants qui y ont participé, mais aussi à d’autres enseignants à qui ces résultats sont susceptibles d’apporter des éclairages précieux tant sur leurs pratiques que sur les compétences de leurs élèves.
Une autre modalité plus exigeante consiste à revenir avec les enseignants partenaires sur leurs pratiques à partir d’extraits de séances et /ou de verbatims de la séance qu’ils ont mise en œuvre en suscitant une auto-confrontation qui les amène à prendre un recul propice à l’intégration de données issues de la recherche. Corollairement, l’occasion est belle pour le chercheur de profiter de ce partenariat avec des enseignants pour leur communiquer des articles de recherche et les familiariser avec des revues de didactique.
Enfin, plusieurs enseignants se sont montrés disponibles au prolongement d’un partenariat avec le chercheur qui leur permettrait d’expérimenter dans leurs classes des dispositifs déjà validés par les résultats du projet. Certains se sont même dits prêts à co-intervenir avec le chercheur lors de réunions scientifiques (séminaires, journées d’études) pour présenter l’expérience qu’ils ont permis de réaliser et l’analyse qui en résulte. Ce sont là deux modalités de ce qu’il est convenu d’appeler la recherche collaborative (Bednarz, 2013).
Des résultats exploitables en formation?
Parallèlement à l’établissement de relations plus ou moins structurelles entre des enseignants et des chercheurs, le contexte le plus évident pour la communication des résultats de la recherche aux enseignants est celui des formations initiale et continue. Les résultats du projet Gary ont ainsi déjà pu être présentés à des enseignants en formation en vue de les sensibiliser aux enjeux et aux modalités des trois processus de lecture abordés par le projet que sont la compréhension, l’appréciation et l’interprétation. Par ailleurs, pour autant que cela ait fait l’objet d’un accord formel de la part des enseignants partenaires, la base de données constituée par les séances vidéos de professeurs expérimentés et par les verbatims pourrait servir de supports exploitables en formation. Enfin, nous avons déjà eu l’occasion d’inviter plusieurs jeunes enseignants à participer eux-mêmes à l’expérimentation «Gary» au cours de leur formation initiale, ce qui a permis à la fois de les exercer à l’analyse des pratiques enseignantes et de susciter chez eux l’adoption de pratiques nouvelles.
Conclure?
La réflexion sur la circulation des savoirsentre la recherche et le terrain n’est certes pas nouvelle. On se souvient qu’elle a déjà fait l’objet d’analyses stimulantes, notamment de la part de Dominique Bucheton (2005) et de Roland Goigoux (2018). Notre objectif premier dans cette contribution était d’en interroger les possibilités au départ d’un projet précis, qui vise à mieux comprendre les compétences des élèves et les pratiques des enseignants au fil de la scolarité, et au-delà, à identifier les pratiques qui aident le plus les élèves à mieux lire. Cette analyse nous a permis de montrer comment nous avons pu arriver, modestement, à impliquer des enseignants mobilisés par le projet –et à partir d’eux, d’autres enseignants– dans une dynamique de questionnement, de recherche et même de changement.
Bibliographie
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Bednarz, Nadine (2013), Recherche collaborative et pratique enseignante. Regarder ensemble autrement, Paris, L’Harmattan.
Blanchet, Alain & Anne Gotman (2007), L'entretien, Paris, Armand Colin «128».
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Brunel, Magali et al.(2017), «Lire un même texte littéraire de 12 à 15 ans: quels apprentissages et quels dispositifs? Regards croisés France, Belgique, Québec», Ibid., p. 137-162.
Brunel, Magali et al.(2018), «Le discours des élèves sur les valeurs du texte littéraire et leur exploitation didactique par les enseignants: quelles variations selon les classes d’âge et selon les pays?», in Enseigner la littérature en questionnant les valeurs, N. Rouvière (dir.), Berlin, Peter Lang, p. 279-302.
Brunel, Magali et al. (à paraitre), «Lire en classe l’altérité: quelle progression entre 12 et 15 ans? Deux analyses à partir de la nouvelle "J’ai soif d’innocence" de Romain Gary», in Littérature de l’altérité, altérités de la littérature: moi, nous, les autres, le monde, M. Jeannin et A. Schneider (dir.).
Bucheton, Dominique (2005),«Au carrefour des métiers d’enseignant, de formateur, de chercheur», in Didactique du français. Fondements d’une discipline, J.-L. Chiss et al., (dir.), Bruxelles, De Boeck «Savoirs en pratique», p. 193-210.
Chiss, Jean-Louis (2012), L'écrit, la lecture et l'écriture. Théories et didactiques, Paris, L’Harmattan.
Cordonier, Noël (2014), «Questions critiques, et donc constructives, sur la recherche en didactique du français», in Littérature, langue et didactique. Hommages à Jean-Louis Dumortier, J. Van Beveren (dir.), Namur, Presses universitaires de Namur «Diptyque»), p. 11-26.
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Dufays, Jean-Louis (2010), Stéréotype et lecture. Essai sur la réception littéraire, Bruxelles, Peter Lang « ThéoCrit ».
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Vinatier, Isabelle & Joëlle Morrissette (2015), «Les recherches collaboratives: enjeux et perspectives», in Carrefours de l'éducation, n° 39, p. 137-170. En ligne, URL:
https://www.cairn.info/revue-carrefours-de-l-education-2015-1-page-137.htm
Pour citer l'article
Isabelle Brun-Lacour & Jean-Louis Dufays, "De la classe à la recherche et de la recherche à la classe, quelle circulation des savoirs ? Observations et analyses au départ du projet « Gary »", Transpositio, n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/de-la-classe-a-la-recherche-et-de-la-recherche-a-la-classe-quelle-circulation-des-savoirs-observations-et-analyses-au-depart-du-projet-gary
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