La recherche qui fait l’objet de la présente étude, et que nous analyserons du point de vue du groupe formé par les enseignant-e-s, les enseignant.e.s-formateurs.trices et l’enseignante-chercheure qui la dirigeait, s’est déroulée pendant quatre ans, de 2009 à 2013{{Les réunions se sont tenues quatre ou cinq fois par année scolaire (dix-huit réunions avec toute l’équipe), pour une durée de trois ou quatre heures chacune.}}, dans le cadre de l’IUFM{{Institut Universitaire de Formation des Maîtres, devenu Espé (École Supérieure du Professorat et de l’Education) en 2013.}} de l’académie de Versailles. Sa visée consistait à expérimenter des démarches didactiques de lecture littéraire qui articulent écritures individuelles diverses de réception et échanges oraux collectifs sous la forme de cercles de lecture et/ou de débats interprétatifs.
- n°1 Justifier l’enseignement de la littérature
- n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes
- n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature
- n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature
- n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée
- n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives
- Sylviane Ahr - Entretien : "disputes" et justifications de l'enseignement de la littérature
- Bertrand Daunay - Recension : Baroni Raphaël (2017), "Les Rouages de l’intrigue"
- Judith Émery-Bruneau - D’un paradigme interprétatif à un paradigme critique : prolégomènes à une transformation des recherches en didactique de la littérature
- La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins
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La recherche de type collaboratif: un espace de formation à et par la recherche
La recherche de type collaboratif: un espace de formation à et par la recherche
La recherche qui fait l’objet de la présente étude, et que nous analyserons du point de vue du groupe formé par les enseignant.e.s, les enseignant.e.s-formateurs.trices et l’enseignante-chercheure qui la dirigeait, s’est déroulée pendant quatre ans, de 2009 à 20131, dans le cadre de l’IUFM2 de l’académie de Versailles. Sa visée consistait à expérimenter des démarches didactiques de lecture littéraire qui articulent écritures individuelles diverses de réception et échanges oraux collectifs sous la forme de cercles de lecture et/ou de débats interprétatifs. Elle a permis, d’une part, de mettre au jour les effets, sur les apprentissages des élèves, de ces démarches expérimentées dans les classes avant la publication des programmes français actuels des cycles 3 et 4 (MENESR 2015), et, d’autre part, d’identifier les gestes professionnels susceptibles de favoriser ces apprentissages. Elle a donné lieu à une publication collective en 2013, sous la direction de Sylviane Ahr : Vers un enseignement de la lecture littéraire au lycée –Expérimentations et réflexions, CRPD de Grenoble3.
Définissant et analysant les enjeux d’une recherche-action et ceux d’une recherche collaborative, Joëlle Morissette établit la distinction suivante:
La recherche-action consiste en une stratégie de changement planifié s’exerçant au cœur d’un processus de résolution de problèmes [Savoie-Zajc 2001], alors que la recherche collaborative renvoie plutôt à une démarche d’exploration d’un objet qui conduit à la coconstruction de savoirs autour d’une pratique professionnelle [Desgagné 1998]. (Morrissette 2013 : 36-37)
Selon cette définition, la recherche qui nous occupe se trouve à la croisée de la recherche-action –pour sa visée de transformation des pratiques enseignantes– et de la recherche collaborative –comme coconstruction de savoirs rapprochant monde de la recherche et monde de la pratique professionnelle autour de l’expérimentation des cahiers de lecture et des débats interprétatifs comme outils pour former les élèves à la lecture littéraire. Le point commun de ces deux formes de recherche est leur «visée praxéologique» (Dufays 2006 : 147) qui permet de faire des enseignant.e.s qui s’y engagent des actrices et des acteurs de la production des savoirs, et non de simples «exécutants […] d’un savoir produit par la recherche» (Morrissette 2013 : 47).
De plus, l’expérience de la recherche s’inscrit alors dans un espace commun éphémère –mais prolongeable par des travaux qui le considèrent sous un angle renouvelé– défini par une temporalité limitée et partagée de façon globalement synchrone par les différents membres du groupe. Pour ces derniers, l’espace créé se matérialise simultanément à plusieurs niveaux (celui du travail avec la classe, celui du travail avec l’équipe de recherche) par des rencontres physiques et la circulation de communications écrites (cahiers de lecture, courriers électroniques, articles) et orales (débats interprétatifs, discussions, présentations), où se découvrent, s’échangent et s’enrichissent les paroles d’élèves, d’enseignant.e.s, de chercheur.e.s. Superposant ainsi, d’une part, les différents espaces professionnels physiques que sont le terrain (la salle de classe) et les lieux de travail (dont le domicile personnel, les salles de réunion), et, d’autre part, le réseau immatériel des réflexions que chacun.e sollicite et au sein duquel chacun.e rend compte de ses expérimentations, l’espace de recherche se redimensionne au fur et à mesure des avancées du travail personnel et commun et engendre divers types de formalisations pratiques et théoriques. Il permet la constitution d’un répertoire commun de références à travers lequel se développe une dynamique collective créatrice de nouveaux savoirs et savoir-faire.
Il y a donc lieu de se demander comment ce type de recherche constitue, pour les enseignant.e.s et formateurs.trices, un espace de formation à et par la recherche: dans quelle mesure cette expérience de recherche-action/recherche collaborative a-t-elle non seulement transformé nos pratiques professionnelles, mais a-t-elle aussi fait de nous des enseignant.e.s qui cherchent, des praticiennes et des praticiens réflexifs? Quels dispositifs ont favorisé ces transformations conceptuelles et praxéologiques? C’est ce que nous nous proposons d’analyser ici en privilégiant le point de vue enseignant, et en présentant d’abord le corpus et la méthodologie adoptés, avant d’examiner en quoi ce type de recherche est au service d’une articulation de la théorie et de la pratique en vue de former enseignant.e.s-chercheur.e.s, puis d’en évoquer les limites et les perspectives.
Corpus et méthodologie
Après avoir résumé l’objet de la recherche collaborative à laquelle nous avons participé, nous présenterons le corpus retenu pour la présente étude.
Objet et objectif de la recherche
Cette recherche, menée pendant quatre ans, visait à mettre en œuvre des démarches d’enseignement de la lecture littéraire fondées sur les théories de la réception des textes4 en permettant l’expression des lectures subjectives des élèves pour construire des compétences de lecture distanciée, via l’usage d’un cahier de lecture et la pratique des débats interprétatifs. Les propositions établies par l’équipe ont consisté d’abord à poser des questions analogiques ou axiologiques5 auxquelles les élèves répondaient dans leur cahier après une première lecture du texte en autonomie. Prenant connaissance des réponses des élèves, l’enseignant.e pouvait alors formuler des interrogations propres à nourrir la confrontation des interprétations lors du débat en classe. Un temps de synthèse était enfin ménagé pour permettre le retour individuel au cahier et la construction de lectures plus distanciées. Le blog, comme autre outil propice, par le biais d’échanges écrits asynchrones, à la confrontation des lectures subjectives et à la coconstruction de lectures distanciées, a également été expérimenté par certain.e.s enseignant.e.s 6.
L’enquête-bilan
Afin de recueillir le bilan, cinq ans après, de l’expérience telle qu’elle a été vécue par les enseignant.e.s du groupe de recherche, je leur ai adressé, au printemps 2018, par courriel, les questions suivantes:
- - Quelles étaient vos motivations pour participer à cette expérimentation?
- - Que vous a apporté cette expérience de recherche-action?
- - A-t-elle changé quelque chose dans votre posture professionnelle, dans votre conception de la littérature et de l’enseignement/de la formation?
- - Quels manques pourriez-vous identifier pour que le dispositif puisse être plus productif?
Cet envoi a donné lieu à sept retours sur neuf participant.e.s, qui seront analysés dans cet article, et auxquels je mêlerai ponctuellement mon propre témoignage du point de vue enseignant.
Les articles de l’enseignante-chercheure
Au fur et à mesure de l’avancée des travaux collectifs, l’enseignante-chercheure dirigeant cette recherche collaborative a publié plusieurs articles, dont trois font également partie de mon corpus, dans la mesure où ils fournissent des témoignages des participant.e.s, recueillis et analysés pendant l’expérimentation, ainsi que le point de vue de l’enseignante-chercheure sur son rôle auprès de l’équipe: un article de 2010 coécrit avec Patrick Joole, intitulé «Débattre et tenir un carnet à l’école et au collège» et paru dans la revue Le Français Aujourd’hui; un article de 2011, «Le carnet de lecteur de littérature au collège et au lycée: un dispositif expérimental misant sur une nouvelle approche de l’interaction lecture-écriture» paru dans la revue Dyptique; et un article de 2012 coécrit avec Patrick Joole, intitulé «Une recherche-action comme espace de reconfiguration des savoirs disciplinaires et didactiques et comme lieu de formation professionnelle», paru dans l’ouvrage Les didactiques en questions, états des lieux et perspectives pour la recherche et la formation.
Nous nous appuierons sur ces différents témoignages, analyses et auto-analyses pour déterminer en quoi ce type de recherche, au service de l’articulation entre pratique et théorie, constitue un espace de formation à la recherche et par la recherche, permettant aux enseignant.e.s d’approfondir et de consolider leur rapport réflexif à la discipline enseignée.
Un espace de formation à la recherche
Un regard sur le profil des participant.e.s et sur leurs motivations initiales permettra de mieux saisir en quoi, grâce à cette recherche, ils/elles ont pu découvrir ou mieux connaître le champ de recherche spécifique de la didactique de la littérature, ainsi que les méthodes qui lui sont associées.
Le profil des participant.e.s7
L’équipe travaillant sous la direction de l’enseignante-chercheure était constituée de dix enseignant.e.s et formateurs.trices8 (et cinq contributrices occasionnelles), la moitié en poste en collège et la moitié en lycée, de la sixième à la terminale, dans des établissements de types différents, du classement en zone prioritaire à l’établissement de centre-ville.
Les formateurs.trices engagé.e.s dans la recherche se sont rencontré.e.s au sein de l’IUFM. Les enseignantes qui ont été invitées à y participer ont été recrutées dans le cadre de leur formation initiale et continue: l’une (E3) lors d’un stage sur l’usage des blogs, l’autre (E2) lors de son Master 2 de formation de formateurs; la troisième (E1) était en lien avec l’enseignante-chercheure depuis son année de stage. À l’exception d’une participante (E3), tou.te.s connaissaient donc l’enseignante-chercheure menant la recherche avant de s’y engager, et les formateurs.trices se connaissaient déjà entre elles/eux.
Leurs motivations
La confiance ou l’estime à l’égard de l’enseignante-chercheure est d’ailleurs mentionnée dans les bilans par quatre participant.e.s (E1, EF1, EF6, EF7). Quatre d’entre elles/eux (E1, EF5, EF6, EF7) évoquent explicitement comme motivation leurs questionnements sur l’enseignement de la lecture et l’insatisfaction qu’il leur causait:
Mes motivations: le constat d'un manque d'intérêt assez généralisé des élèves de lycée pour les textes littéraires si on ne leur donnait pas l'occasion de se les approprier. (EF5)
Je n’étais pas satisfaite des séances de questions sur les textes, sans parvenir à aborder les choses autrement. Pour les lectures cursives, j’avais pris des idées sur la liste de discussion de Weblettres, mais pour la lecture analytique, je ne trouvais pas de solutions satisfaisantes. (E1)
Quatre participant.e.s (E2, EF1, EF4, EF7) mentionnent leur désir d’échanger sur leur pratique:
Mes motivations étaient de pouvoir échanger avec des collègues autour de pratiques pédagogiques, alors que je débutais encore dans l'enseignement (3e année) et que j'avais besoin de me nourrir des expériences apportées par les uns et les autres. (E2)
Motivations: le groupe constitué, que je connaissais par la formation continue et que j'avais trouvé porteur pour se sentir stimulé et continuer à bouger... profiter de la force des échanges, ne pas s'encrouter, avoir un regard bienveillant sur ses propres pratiques (échanges quasi-impossibles dans les établissements). (EF1)
Deux enseignant.e.s-formateurs.trices (EF4, EF7) parlent d’un désir déjà présent en amont «d'accéder à des connaissances en didactique de la littérature» ou de les «approfondir».
Deux participantes (E1, E3) soulèvent des difficultés rencontrées au début de l’expérimentation, l’une parce qu’elle avait pris la recherche en cours: «Il a fallu que je m'adapte avant de comprendre les enjeux», et l’autre parce qu’elle avait connu l’équipe des formateurs.trices de l’IUFM alors qu’elle était elle-même stagiaire, ce qui l’amenait à s’interroger sur sa légitimité à leurs côtés. Toutefois, ces difficultés se sont révélées solubles dans le caractère expérimental lui-même de la recherche collaborative, puisque chacun.e s’y voit placé.e sur un pied d’égalité en termes de mise en œuvre avec ses classes, a fortiori dans le cadre d’une recherche liée à des théories récentes comme celles de la réception des textes littéraires et du sujet lecteur. Serge Desgagné le rappelle d’ailleurs, c’est le «concept même de collaboration» qui permet que chacun.e trouve sa place depuis ses questionnements propres:
[…]chaque type de partenaires [peut] s'y engager à partir de ses préoccupations et de ses intérêts respectifs (St-Arnaud 1986), des préoccupations et des intérêts qui sont mobilisés, entre autres, par les exigences mêmes de la fonction qu'ils exercent, chacun de leur côté, et qui les réunit dans le projet collaboratif. (Desgagné 1997 : 377)
La découverte d’un champ de recherche spécifique
Les enseignant.e.s, selon leurs «préoccupations» et leurs «intérêts respectifs», ont tou.te.s, grâce à cette recherche collaborative, découvert la recherche en didactique de la littérature avec ses spécificités propres, ou approfondi leur approche de ses enjeux et de ses méthodologies.
Ce sont les apports théoriques de l’enseignante-chercheure, notamment sur la réception des textes littéraires et sur les concepts de sujet lecteur et de lecture littéraire, qui ont d’abord marqué les participant.e.s. Ils/elles ont ainsi pu renouveler les conceptions et les fondements épistémologiques sur lesquels s’appuyait leur enseignement de la littérature, et se familiariser avec les autres champs des sciences humaines et sociales abordés dans les articles et ouvrages proposés –sociologie de la lecture, philosophie esthétique, sciences cognitives–, alors que leur formation universitaire avait été principalement fondée sur les théories du texte et les effets programmés par le texte. L’importance de cette dimension était soulignée par les enseignant.e.s dès 2011, dans les questionnaires analysés par l’enseignante-chercheure:
L’ancrage théorique proposé a été essentiel. Les nombreux articles, lectures, comptes rendus de recherches… régulièrement communiqués m’ont été extrêmement précieux,parce que j’ai peu de temps à consacrer à ce travail en cours d’année, et, bien sûr, en raison de leur intérêt.
Un membre de l’équipe déclare avoir acquis “une perception plus précise de démarches pour faire interpréter des élèves grâce à l’épaississement de la notion d’interprétation elle-même”. (Ahr & Joole 2012 : 96 et 93)
Ces apports ont constitué la possibilité pour les participant.e.s d’enrichir leur pratique par une meilleure connaissance des théories actuelles sur lesquelles est appelé à se fonder l’enseignement de la littérature. En outre, la recherche ayant pris place dans le cadre de l’IUFM, elle se trouvait ainsi, dès les premières réflexions du groupe et les premiers essais en classe, légitimée par l’Institution. Ce double étayage scientifique et institutionnel a donc garanti aux enseignant.e.s préservation et protection de leur identité professionnelle, leur permettant de se sentir autorisé.e.s à expérimenter des démarches qui ne figuraient pas encore dans les textes officiels, comme l’enseignante-chercheure le souligne:
[Il] est difficile de modifier frontalement des conceptions liées à des croyances installées. Des propositions pédagogiques inhabituelles ou différentes apparaissent en effet aux professeurs comme autant de remises en cause de leur identité professionnelle. C’est pourquoi, il est nécessaire, dans le cadre de la formation, de porter à la connaissance des enseignants un certain nombre de savoirs de référence liés à la lecture de la littérature. (Ahr & Joole 2010 : 79)
Plus de sept ans après les premiers questionnaires, cinq participant.e.s (E1, E2, EF1, EF4, EF7) mentionnent la place décisive de ces apports, comme le fait, de façon très positive, l’une des enseignantes:
Cette expérience de recherche-action m'a permis d'opérer des allers-retours entre théorie et pratique, et de conceptualiser les postures de lecteurs dans mes classes. Cela m'a permis aussi de réaliser que les postures de lecteurs présentes dans la vie réelle existent dans nos classes. (E2)
Cette dernière remarque sur les postures de lecteurs «dans la vie réelle» et «dans nos classes» montre combien ces éclaircissements théoriques, loin d’éloigner les participant.e.s des enjeux praxéologiques, ont pu au contraire ancrer davantage leur pratique dans la prise en compte des élèves comme sujets lecteurs réels et combien, lorsqu’elle est actualisée par l’expérimentation, la théorie prend tout son sens : «de quoi réconcilier avec le jargon de la didactique/pédagogie...», note ainsi EF1.
La découverte de méthodes de recherche spécifiques
L’apprentissage de l’interprétation concernait en effet à la fois les élèves et les enseignant.e.s: pour les un.e.s, l’interprétation d’un texte littéraire, pour les autres, celle des différents types de données utilisées lors de la recherche –captations vidéo de séances, écrits des élèves (extraits des cahiers de lecture, réponses à un questionnaire en fin d’année), comptes rendus d’expérimentation des autres enseignant.e.s. Il s’agissait d’intégrer le regard distancié des chercheur.e.s, notamment par un «effet miroir» (Ahr 2011) avec l’enseignante-chercheure qui dirigeait la recherche, puisque l’une des visées était de se former, par la recherche, à la recherche et de devenir à notre tour des «enseignants-chercheurs» (Elliott 1990). Par l’intériorisation du regard critique, l’objectif était d’acquérir la capacité d’évaluer de façon autonome l’efficacité et la pertinence de nos gestes professionnels et d’adopter un ethos de «praticien réflexif, qui aborde sa pratique dans une perspective de perfectionnement continu» (Desgagné 1997 : 376). Joëlle Morrissette, expliquant le modèle d’acteur de Schön, parle à ce propos d’«une épistémologie de l’agir» selon laquelle se construit chez les praticien.ne.s «un répertoire d’actions» au fur et à mesure qu’ils/elles analysent des situations problématiques (Morrissette 2013 : 38).
Un exemple d’échange avec l’enseignante-chercheure mettra en évidence ce processus. Au fil de l’expérimentation, cette dernière nous fournissait, à côté de nombreuses références concernant la lecture littéraire, les articles qu’elle était amenée à rédiger. Ainsi ai-je lu dans l’un d’eux l’analyse d’une des réactions que j’avais eue en classe lors d’un débat sur un poème de Cocteau (et que j’avais décrite dans un compte rendu), à propos de diverses analogies sonores proposées par les élèves:
Comme il aurait été aisé* de s’appuyer sur ces «impressions fugaces» pour mener un débat interprétatif particulièrement ouvert!
* Le professeur n’a hélas pas perçu, à la lecture des carnets, cette voie qui s’offrait à lui. (Ahr 2011 : 165)
Deux ans plus tard, comme en témoigne un écrit datant de février 2012 préparatoire à la rédaction d’une partie de l’ouvrage collectif, j’étais en capacité d’analyser la situation de classe tout comme d’articuler les problèmes qui se posent dans l’immédiateté de la pratique et les avancées méthodologiques effectuées au sein de l’équipe:
J’ai voulu trop orienter les élèves en partant d’une problématique déjà intellectualisée, au lieu de m’appuyer sur la diversité de leurs impressions sonores par exemple. […] Ce qui m’a empêché de saisir cette opportunité, mise à part la crainte de ne pas maîtriser ce qui se dirait […], a été de ne pas prévoir de retour au classeur après le débat. En effet, je me suis aperçue ensuite qu’il était de ce point de vue libérateur de laisser émerger les problématiques lors du débat, puis de les canaliser et les organiser dans le cadre d’un cours noté dans le classeur […]. Si je ne le fais pas, cela revient à chercher à faire dire aux élèves lors du débat ce que j’aurais voulu traiter en cours [...] et je ne laisserai donc pas le débat avoir lieu9.
Cet exemple met en évidence la circulation entre savoirs en construction et savoirs institués. L’acquisition d’une plus grande réflexivité professionnelle et de la capacité à articuler théorie et pratique dans le cadre de la recherche collaborative entraîne en effet une formulation plus distanciée des analyses, à son tour productrice de nouveaux savoirs et savoir-faire à la fois dans la pratique de classe et dans la recherche. L’approfondissement de la réflexion sur la pratique, étayée par de nouvelles références théoriques, rend possible la poursuite de la formation et la circulation des savoirs construits.
Un espace de formation par la recherche
La recherche comme espace de partage en acte, au sein duquel s’opèrent des déplacements personnels et professionnels, collectifs et individuels, constitue une formation menant à la redéfinition du sujet enseignant comme «enseignant.e-chercheur.e» capable de transmettre aux pairs et à la communauté scientifique les savoirs et savoir-faire élaborés, grâce à une réflexion sur les critères et les conditions de validité des démarches expérimentées.
La recherche comme espace de partage
Comme nous l’avons vu plus haut, participer à un échange sur les pratiques était une des premières motivations de plusieurs des enseignant.e.s engagé.e.s dans la recherche. Ainsi, deux d’entre elles disent y avoir trouvé un «partage de pratiques […] très précieux » (E3) et «beaucoup de points de vue innovants sur l'enseignement» (EF1). L’importance des réunions au cours desquelles les participant.e.s rendaient compte et discutaient de leurs expérimentations et interrogations, sous la houlette de l’enseignante-chercheure, est apparue également dès le début de la recherche, ainsi que le note cette dernière en 2012:
La mutualisation des expériences et les échanges que celle-ci a engendrés ont nourri la réflexion collective. Un membre de l’équipe confie:
J’ai beaucoup apprécié la réunion de samedi, je l’ai trouvée passionnante et j’apprécie énormément le fait que nous partagions tous nos certitudes, nos doutes et nos réticences. Plus on avance, plus l’horizon s’éclaircit. (Ahr & Joole 2012 : 94)
Joëlle Morrissette explique le processus à l’œuvre lors de ces rencontres, qui fait pleinement écho à l’effet de distanciation permis par le débat interprétatif autour des lectures subjectives tel qu’il a été expérimenté dans les classes par l’équipe:
[Les] moments de rencontres collectives revêtent une grande importance puisqu’ils servent de lieu d’objectivation de la démarche et des pratiques, les échanges favorisant le croisement de différents points de vue qui se transforment et s’approfondissent dans l’intersubjectivité. (Morrissette 2013 : 40)
Le rôle déterminant des échanges entre pairs –enseignant.e.s comme élèves– s’explique, comme le souligne Dominique Bucheton, et suivant les travaux de l’interactionnisme social, par le fait que le «langage est un système d’ajustement de la dynamique de la pensée à celle des échanges avec les autres» (Bucheton 2002 : 2) et que la réflexivité se forme par les échanges de points de vue et la distanciation qu’ils permettent de construire collectivement.
Une redéfinition du sujet
Dans ce processus, le rôle de l’écrit individuel est de permettre au sujet de ne pas se diluer dans les échanges collectifs. Les enseignant.e.s rédigeaient ainsi, pour la majorité d’entre eux/elles, des comptes rendus d’expérimentation envoyés régulièrement à l’enseignante-chercheure, comprenant des descriptions de séances, avec leur perception des effets de la démarche sur la classe et sur eux/elles-mêmes. Les impressions et les sensations des enseignant.e.s avaient donc toute leur place, comme l’avaient celles des élèves, avant et après le débat, via leurs réponses individuelles aux questions dans le cahier de lecture, ce dernier devenant «un outil cognitif favorisant l’activité interprétative d’un sujet non pas seulement épistémique mais aussi social et affectif (Javerzat 2009)» (Ahr & Joole 2012 : 90).
Le déplacement de focalisation de «l’objet lu» à «la réception empirique des textes par les sujets lecteurs» et aux activités permettant la construction d’une «lecture subjective argumentée» (Ahr & Joole 2012 : 91) a donc d’abord été un déplacement conceptuel expérimenté par les enseignant.e.s eux/elles-mêmes dans leurs représentations les plus ancrées : représentations de la littérature, de la place de l’élève et du/de la professeur.e, de la domination des savoirs cognitifs sur les émotions et les perceptions. Une enseignante devenue psychologue décrit ce déplacement fondamental:
Je pense que j'ai joint à ma fonction de transmission en tant qu'enseignante celle de réception, sans jugement a priori, des sensations, sentiments et points de vue des élèves. Je continue à avoir une fonction de formation d'adultes dans une école de psychothérapie et au fond je fais des liens pour ce qui est de l'écoute, de la réception de la parole avec ce que nous avons mis en place pour la lecture littéraire. (EF5)
Et cette primauté de la réception est l’inverse d’une passivité, puisque le propre de la parole scolaire, c’est d’apprendre à «être auteur», comme l’explique Dominique Bucheton:
Le propre de la parole scolaire, c’est que ce n’est ni la parole de la rue, ni de la famille, c’est une parole du travail intellectuel. […]
J’écris, je lis un peu, je parle un peu, je réécris, je relis, je reformule, je déplace et de tout ce magma va finir par émerger quelque chose d’un peu plus clair. […]
C’est tout ce tâtonnement, ce dosage entre enseigner et faire apprendre qui construit une identité de sujet scolaire. Et être un sujet scolaire, c’est avoir construit le sens de ce qu’on fait à l’école, c’est l’avoir accepté, c’est participer avec des émotions, des affects, un langage, un parcours, la capacité à avoir un point de vue, à être auteur. (Bucheton 2002 : 6)
Qu’on soit élève ou enseignant.e, devenir auteur.e de sa parole, en tant qu’on s’y investit, qu’on s’y renouvelle et qu’on s’en approprie réflexivement les enjeux, permet de transposer et transmettre les savoirs et les savoir-faire acquis et construits.
La capacité à transposer les savoirs
La capacité pour le sujet qui les possède à transposer les savoirs, à les réinvestir dans d’autres contextes et avec d’autres outils, garantit, à partir de ces déplacements, la circulation des savoirs et la création de nouveaux savoirs. De tels déplacements et réajustements des conceptions et des gestes professionnels apparaissent dans les réponses de 2018:
Concernant ma posture professionnelle, cela a changé beaucoup de choses... J'ai généralisé le débat interprétatif, je ne vois pas comment faire autrement maintenant. (E3)
J'ai ensuite décidé de transposer ce que j'avais expérimenté à l'échelle d'une œuvre (portraits chinois dans les cahiers de lecture) dans mon quotidien pour chaque séance de découverte d'un texte (lectures analytiques, questions "portraits chinois" pour partir du sujet lecteur afin de construire des interprétations des extraits). (E2)
La circulation et la transposition des savoirs produits par les participant.e.s lors de la recherche ont également été induites par la transmission aux pairs des nouveaux gestes professionnels acquis ou en cours de construction et se sont mises en place dès le début de la recherche, via les situations nées de l’expérimentation elle-même ainsi que par le biais des activités de formation de plusieurs participant.e.s, comme le montrent les témoignages recueillis alors par l’enseignante-chercheure:
J’en ai parlé à mes stagiaires de nombreuses fois, en particulier dans l’accompagnement des mémoires professionnels qui s’y prêtaient et dans des séances de formation sur la lecture ou qui évoquaient plus généralement l’autonomie à construire dans les démarches des élèves. […]
J’en ai parlé à des collègues de français et à d’autres collègues intrigués par les carnets lorsque je les photocopiais par exemple, […] en leur expliquant qu’il s’agissait de carnets de lecteurs visant à donner aux élèves un espace pour rendre compte, de façon plus personnelle, de leur lecture des textes et préparant les débats en classe. Je leur disais que ces derniers constituaient un moment très plaisant, au cours duquel les élèves avaient l’occasion de donner des interprétations très intéressantes, par lesquelles j’avais plus d’une fois été très positivement surprise. […]
Mes stagiaires ont été très intéressés et se sont mis à pratiquer pour certains. Ils ont bien compris que c’était une véritable pédagogie de la mise en activité des élèves pouvant remplacer le faux-semblant de méthode inductive, qui est le plus souvent un jeu de questions-réponses à la question «devine ce que j’ai dans la tête !» (Ahr & Joole 2012 : 91-92)
Le «défi» tel qu’énoncé par Serge Desgagné est en effet de «faire en sorte que recherche et formation se coconstituent» (Desgagné 1997 : 378); l’objectif est explicitement mentionné comme atteint par sept des neuf participant.e.s dans les questionnaires-bilans:
[Cette recherche action] m'a permis aussi de faire l'expérience d'une autre manière de se former (et de former) stimulant la réflexion et favorisant l'autonomie grâce au temps laissé à l'expérimentation. (EF7)
On souhaiterait que toutes les formations articulent ainsi le faire, l’expérimental et la réflexion théorique, l’individuel et le collectif… (EF4)
Aujourd'hui, je continue à utiliser cette expérience au sein de mes formations (stages, réunions, actions pédagogiques […], mise en place d'un prix littéraire pour les écoliers et les collégiens «Lire et élire»). (E2)
J'ai également transmis puisqu'une de nos collègues […] a lu notre production et a créé un petit groupe de travail autour de cette nouvelle expérience. (EF5)
La légitimation des savoirs construits
L’expérience même de la recherche et de ses méthodes a donc permis aux enseignant.e.s d’effectuer les déplacements praxéologiques et conceptuels nécessaires pour devenir des praticiennes et des praticiens réflexifs, en mesure de transposer les méthodologies explorées et de transmettre les résultats obtenus. Par conséquent, la recherche a également constitué un espace de légitimation et d’institutionnalisation des savoirs construits au sein de l’équipe, grâce à la possibilité de les partager, de les communiquer, auprès de la communauté scientifique. Ainsi une enseignante (E3) note-t-elle les étapes de l’appropriation des savoirs générée par ce processus:
Écrire pour un article rendant compte de son expérience était très nouveau pour moi : cela m'obligeait à mettre à distance et à adopter une terminologie que je ne connaissais pas. J'avais l'impression de recommencer à zéro. Cela m'a demandé un gros effort. Mais, quand je relis l'ouvrage produit, je retrouve des repères, je trouve que cela constitue une étape tangible à partir de laquelle je peux avancer.
Le rôle joué par l’enseignante-chercheure a été de permettre ce passage de la réflexion sur la pratique, commune à tou.te.s les enseignant.e.s, à des compétences confirmées d’analyse, par l’accès qu’elle a offert aux savoirs et aux codes rendant possible la reconnaissance scientifique des travaux menés par l’équipe, ainsi qu’elle le souligne dans l’un de ses articles:
[Il] revient à l’enseignant-chercheur de transformer l’analyse des situations expérimentées, la réflexion sur les nouvelles pratiques professionnelles que la recherche fait émerger en objet de connaissance reconnu par la communauté scientifique. (Ahr & Joole 2012 : 95)
Or, dans la perspective de communiquer les résultats d’une recherche en didactique de la littérature portant sur la lecture et la prise en compte des réceptions subjectives, la question de la scientificité des résultats, et donc des critères de validité à adopter, revêt une complexité particulière; ce questionnement a nourri les échanges et les interrogations relatifs tant à l’élaboration et à la mise en œuvre de démarches avec les élèves qu’à leur potentielle valeur scientifique, formant l’équipe aux multiples enjeux, scientifiques mais aussi politiques10 au sens large, de leur expérimentation collective.
Une formation aux enjeux scientifiques et politiques des choix effectués dans le cadre de la recherche
Jean-Louis Dufays, à propos d’une autre recherche sur la lecture littéraire, retient comme critère de validité les visées de crédibilité plutôt que d’objectivité, et de transférabilité plutôt que de «généralisabilité»:
Soulignons toutefois que, dans la mesure où la recherche était à la fois interprétative et « engagée », sa visée n’était pas l’objectivité, mais la crédibilité, laquelle reposait sur les quatre critères définis par Marielle Tousignant (1989) :
- la présence prolongée du chercheur dans le milieu concerné,
- la recherche des aspects qui comptent vraiment pour les participants,
- l’utilisation et le recoupement de sources d’informations diversifiées,
- la corroboration, ou vérification des hypothèses auprès des participants (c’est-à-dire ici des enseignants et des élèves). […]
Ajoutons […] ceci avec Marielle Tousignant (1989) : «Pour les chercheurs qualitatifs, il s’agit avant tout de fournir des descriptions riches et détaillées du milieu étudié et de laisser le lecteur décider si les caractéristiques sont suffisamment semblables pour que les résultats obtenus et les tentatives d’explication générées soient transférables dans un milieu comparable». Plutôt que de parler de généralisabilité, mieux vaut donc parler de transférabilité. (Dufays 2006 : 162-163)
En effet, la recherche de type collaboratif avec expérimentation sur le terrain par les participant.e.s eux/elles-mêmes reconnait de fait au contexte de la pratique et aux outils (caractéristiques de la classe, de l’établissement, du niveau des élèves, de la place dans la progression annuelle, du support utilisé, etc.) un rôle déterminant dans la discrimination des échecs et des réussites et dans la construction des savoirs. La recherche à laquelle nous avons participé s’est révélée d’autant plus formatrice sur ces questionnements propres aux sciences humaines et sociales que l’ouverture théorique en ce sens était un choix affirmé de l’enseignante-chercheure, qui avait souhaité «une approche culturelle et anthropologique de la didactique, qui s’intéresse "aux personnes et non à des sujets seulement épistémiques" (Bucheton 2008 : 40)» et qui se trouve «au carrefour de diverses théories (pragmatique, interactionnisme sociodiscursif, psychologie sociale, ergonomie du métier enseignant…)» (Ahr & Joole 2012 : 90).
Ce rôle primordial joué par les contextes et les conditions d’expérimentation mène à d’autres interrogations concernant les enjeux de pouvoir à l’œuvre dans l’organisation de la recherche comme dans son objet, redoublé ici par le fait qu’elle impliquait des débats interprétatifs sur les lectures subjectives des élèves. Les questions de l’autorité, du contrôle, de la place des savoirs académiques se sont donc trouvées posées de façon très concrète, au sein du groupe et au sein de la classe, comme le souligne une participante:
[Ma] posture en a été modifiée sur plusieurs points : ma tendance au contrôle remise en question, la position centrale du prof questionnée […], la question de la coconstruction déplacée pour une vraie émergence de la pensée de l'élève. […] Le groupe [de recherche] était à la fois porteur et sécurisant dans le cadre libérateur d'un autre lâcher-prise. En aucune manière je ne me suis sentie poussée à faire telle ou telle chose et ma liberté a permis la libération des élèves par contrecoup. C'est pour moi la force double de la formation : nourriture partagée, encadrement rassurant et autorisation à oser... (EF1)
La forme même de la recherche incitait à ces remises en cause. En effet, l’absence, soulignée ici, de sentiment d’obligation va dans le sens des définitions de la recherche collaborative telles que développées par Serge Desgagné, comme «approche collaborative [qui] nous semble plutôt miser, concernant le développement des connaissances liées à la pratique, sur une "prise de pouvoir" partagée entre chercheurs universitaires et praticiens» (Desgagné 2006 : 388), et par Joëlle Morrissette, parlant d’une «démocratie délibérative, ayant pour finalité l’émancipation individuelle et collective, afin de faire face aux problèmes contemporains» (Morrissette 2013 : 36).
Limites et perspectives
Si les bilans des participant.e.s s’avèrent très positifs dans l’ensemble, certaines limites s’y font jour, ouvrant des pistes de réflexion pour améliorer le dispositif. Les idées formulées témoignent d’un souci constant de maintenir des liens entre recherche et formation, puisqu’elles appellent à développer les activités «favoris[ant] ladiscursivité du savoir d’action, tenu pour tacite» (Morrissette 2013 : 42) et à mettre en place des prolongements sous forme d’échanges:
Systématiser les observations mutuelles entre participants. Recourir à la vidéo pour susciter des auto-confrontations. (EF7)
Pour les manques, difficile à dire : je dirais un prolongement qui évite de retomber dans sa routine... un espace de partage pour la suite, au moins par petits groupes (des binômes de travail ?). (EF1)
J'aurais bien voulu que cela continue… ! Car je poursuis une réflexion sur la réception comme l'avait suggéré [l’enseignante-chercheure] mais je me sens seule !!! et je ne trouve pas le moteur que j'avais trouvé lors de nos échanges du mercredi après-midi. (E3)
Pour un autre participant, les prolongements possibles se situent du côté du type d’écrits de réception demandés aux élèves:
Il me semble que la lecture doit être fortement liée à l’écriture, dans sa sensualité ou sensibilité... L’expérience devrait porter sur les écrits de toutes formes qui permettent de mieux lire. Mais c’était pour partie l’objet de ce dispositif […]. (EF6)
Ce point de vue fait écho à la forte inclination de l’enseignant pour la fiction et à une prise de distance affirmée vis-à-vis des discours théoriques:
Je ne SAIS PAS lire des textes théoriques. […] La froideur, la sécheresse de la théorie me bloquent. (EF6)
Si ce dernier cas tend à montrer que ce type de recherche collaborative, qui articule apports théoriques et expérimentation, ne convient pas à toutes les sensibilités professionnelles, cinq participant.e.s déclarent avoir durablement modifié leur pratique et leurs conceptions de la lecture littéraire. Quatre d’entre elles/eux affirment avoir pris goût à la recherche en didactique (E1, E3, EF4, EF7), et quatre avoir réinvesti dans des formations menées ultérieurement les savoirs et les savoir-faire acquis (E2, EF4, EF5, EF7). Une enseignante décrit même l’expérience comme «une façon de se réaliser au sens fort du mot, devenir le prof réel qu'on peut être» (EF1).
De plus, un regard sur le parcours des dix enseignant.e.s qui ont pris part à la recherche montre un développement professionnel ou une évolution de carrière, pendant la recherche ou dans les deux ans qui ont suivi, pour les deux tiers du groupe, dans les domaines de la formation et de la recherche en didactique de la littérature: une enseignante (E2) est devenue formatrice, une enseignante (E1) a passé un master 2 de recherche en didactique et une autre (EF1) un master 2 de formation de formateurs, deux enseignant.e.s (E1, EF7) ont entrepris un travail de thèse, une enseignante (EF4) a dirigé la réalisation d’un manuel scolaire pour la réforme de 2015, une enseignante (EF3) est devenue inspectrice.
Un renforcement et une multiplication des dispositifs associant les enseignant.e.s à la recherche universitaire apparaît donc fortement souhaitable, qu’il serait bon d’associer à des aménagements dans les services de celles et ceux qui s’y engagent. En effet, si le site éduscol présente plusieurs initiatives d’envergure en ce sens11, ce type d’expérimentation requiert toujours de la part des participant.e.s un fort investissement personnel en termes de temps et de quantité de travail, puisqu’il s’ajoute à leur activité professionnelle.
Conclusion
La recherche collaborative construit un espace d’échanges au sein duquel la question formulée par Dominique Bucheton en 2002, et qui s’est posée dans les classes entre les enseignant.e.s et leurs élèves comme au sein de l’équipe entre chercheure et enseignant.e.s, peut trouver une réponse positive:
Sommes-nous prêts à faire construire la parole de manière égalitaire, à permettre que tous les enfants, les adolescents, les apprenants puissent s’emparer de ce pouvoir ? (Bucheton 2002 : 1)
En d’autres termes, comment pouvons-nous favoriser des modes d’organisation et des démarches qui permettent de contrecarrer les hiérarchies et les ordres figés, peu propices à nos disciplines littéraires, qui requièrent de laisser à la réflexion individuelle et collective du jeu, des espaces d’indétermination, de la place pour exprimer et créer de nouvelles interprétations? La recherche coopérative entre pairs et avec l’enseignant.e-chercheur.e permet une telle forme de liberté dans la mesure où, en leur offrant les moyens théoriques et méthodologiques d’une coconstruction de savoirs professionnels fondée sur leur propre pratique, elle forme les enseignant.e.s, quelles que soient leurs conditions d’exercice –niveaux et types d’établissement différents– à devenir des praticiennes et des praticiens réflexifs. Elle rend possible «une appropriation personnelle des savoirs issus de la recherche» qui mène à «la conceptualisation de nouvelles pratiques professionnelles» (Ahr & Joole 2012 : 89). Dans le même mouvement, elle ménage l’espace nécessaire à l’élaboration collective de savoirs et de savoir-faire communicables à la communauté enseignante comme à la communauté scientifique. Elle met en commun et en circulation les expérimentations et les réflexions pour nourrir des dynamiques personnelles et professionnelles, individuelles et collectives, propres à engendrer à leur tour de nouvelles pratiques et de nouveaux savoirs.
Bibliographie
Ahr, Sylviane (dir.) (2018 [2013], Vers un enseignement de la lecture littéraire au lycée – Expérimentations et réflexions, Grenoble, CRPD de Grenoble.
Ahr, Sylviane (dir.), Former à la lecture littéraire, Éditions Canopé.
Ahr, Sylviane (2011), «Le carnet de lecteur de littérature au collège et au lycée: un dispositif expérimental misant sur une nouvelle approche de l’interaction lecture-écriture», Diptyque, n° 21, «Enseigner la langue et la littérature – Des dispositifs pour penser leur articulation», Namur, Presses Universitaires de Namur, p. 157-175.
Ahr, Sylviane, Agnès Brunet, Cécile Couteaux, Françoise Ravez (2013), «Carnet/journal de lecteur / de lecture: quels usages, pour quels enjeux, de l'école à l'université?», Dyptique, n°25, Namur, Presses Universitaires de Namur, p. 129-145.
Ahr, Sylviane, Patrick Joole, Françoise Ravez (2012). «Une recherche-action comme espace de reconfiguration des savoirs disciplinaires et didactiques et comme lieu de formation professionnelle», in Les didactiques en question(s). État des lieux et perspectives pour la recherche et la formation, M.-L. Elalouf, A. Robert, A. Belhadjin & M.-F. Bishop (dir.), Bruxelles, De Boeck, p. 89-97.
Ahr, Sylviane, Patrick Joole (2010), «Débats et carnets de lecteurs, de l’école au collège», Le Français Aujourd’hui, n° 168, Paris, Armand Colin, p. 69-82.
Bucheton, Dominique (2002), «Devenir l’auteur de sa parole». En ligne, consulté le 31 décembre 2020, URL : http://langage.ac-creteil.fr/IMG/pdf/devenir_auteur_de_sa_parole_bucheton-2.pdf.
Bucheton, Dominique, Olivier Dezutter (2008), Le développement des gestes professionnels dans l’enseignement du français – Un défi pour la recherche et la formation, Bruxelles, De Boeck Université.
Desgagné, Serge (1998), «La position du chercheur en recherche collaborative: illustration d’une démarche de médiation entre culture universitaire et culture scolaire», Recherches qualitatives, n°18, p. 77-105.
Desgagné, Serge (1997), «Le concept de recherche collaborative: l’idée d’un rapprochement entre chercheurs universitaires et praticiens enseignants», Revue des sciences de l’éducation, n°23 (2), p. 371-393.
Dufays, Jean-Louis (2006), «Chapitre 8. Au carrefour de trois méthodologies: une recherche en didactique de la lecture littéraire», in L'analyse qualitative en éducation, L. Paquay et al., Bruxelles, De Boeck Supérieur, p. 143-164.
Elliott, John (1990), «Teachers as researchers: Implications for supervision and for teacher education», Teaching and Teacher Education, n°6 (1), p. 1-26.
Javerzat, Marie-Claude (2009), «Lire en constellation pour apprendre à l’école», in La littérature en corpus, Corpus implicites, explicites, virtuels, B. Louichon et A. Rouxel (Éds), Paris, SCEREN.
Morrissette, Joëlle (2013), «Recherche-action et recherche collaborative: Quel rapport aux savoirs et à la production de savoirs?», Nouvelles pratiques sociales, volume 25, n°2, p. 35-49.
Saint-Arnaud, Yves (1986), «La prise en charge de ses relations interpersonnelles», Revue québécoise de psychologie, n°7 (1-2), p. 11-25.
Savoie-Zajc, Lorraine (2001), «La recherche-action en éducation: ses cadres épistémologiques, sa pertinence, ses limites», in Nouvelles dynamiques de recherche en éducation, M. Anadón et M. L’Hostie (dir.), Québec, Presses de l’Université Laval, p. 15-49.
Tousignant, Marielle (1989), Vers l’identification de critères d’évaluation et de moyens d’améliorer la qualité d’une recherche qualitative, Québec, Université de Laval.
Pour citer l'article
Cécile Couteaux, "La recherche de type collaboratif: un espace de formation à et par la recherche", Transpositio, n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/la-recherche-de-type-collaboratif-un-espace-de-formation-a-et-par-la-recherche
Voir également :
La recherche de type collaboratif: méthodologie pertinente? espace de circulation des savoirs et de formation?
La recherche de type collaboratif ou design based research tend à rapprocher «communauté de recherche et communauté de pratique» (Desgagné 1997 : 380) autour de questionnements communs d’ordre à la fois épistémologique et pragmatique. Pour les chercheurs en didactique de la littérature, il s’agit de construire leur objet de recherche dans l’ensemble de ses dimensions, en prenant en compte les interactions et les tensions entre les savoirs issus de la recherche et ceux issus du terrain. Pour les enseignants, il s’agit de questionner à la lumière des recherches récentes leurs pratiques et les effets de celles-ci sur les apprentissages réalisés par leurs élèves, de se former à et par la recherche (Vinatier 2016).
La recherche de type collaboratif: méthodologie pertinente? espace de circulation des savoirs et de formation?
La recherche de type collaboratif ou design based research tend à rapprocher «communauté de recherche et communauté de pratique» (Desgagné 1997 : 380) autour de questionnements communs d’ordre à la fois épistémologique et pragmatique. Pour les chercheurs en didactique de la littérature, il s’agit de construire leur objet de recherche dans l’ensemble de ses dimensions, en prenant en compte les interactions et les tensions entre les savoirs issus de la recherche et ceux issus du terrain. Pour les enseignants, il s’agit de questionner à la lumière des recherches récentes leurs pratiques et les effets de celles-ci sur les apprentissages réalisés par leurs élèves, de se former à et par la recherche (Vinatier 2016). Ce croisement entre recherche et terrain favorise la coconstruction de connaissances répondant à des besoins d’enseignement et d’apprentissage généralement identifiés comme prioritaires (Morrissette 2013).
L’article visera à mettre au jour les atouts, voire les limites, de ce type de recherche. Il prendra appui sur certaines des données recueillies dans le cadre du programme de recherche quinquennal (2014-2019) PELAS (Pratiques Effectives de la Lecture Analytique dans le Secondaire1), auquel collaborent une douzaine de chercheurs en didactique de la littérature2 ainsi qu’une trentaine de professeurs de collège et de lycée français et belges. Après une rapide présentation des enjeux et des modalités de la collaboration entre chercheurs et praticiens, l’article rendra compte, à travers l’analyse des discours tenus par ces derniers, des déplacements conceptuels que ceux-ci ont opérés lors de cette recherche collaborative, mais aussi des difficultés observées en termes de circulation des savoirs et de développement professionnel.
Enjeux et modalités de la collaboration entre praticiens et chercheurs dans le cadre du programme de recherche PELAS
Lestensions qui ont alimenté et qui alimentent encore aujourd’hui les discours de déploration concernant l’enseignement de la littérature dans le secondaire (Ahr 2015) proviennent en partie d’une connaissance très approximative de la réalité effective des classes. En effet, l’analyse des textes officiels et des outils pédagogiques mis à la disposition des enseignants, tels que les manuels, ne rend compte que très partiellement de la réalité effective, à un moment T, de l’enseignement de la littérature dans le secondaire, que structurent également des données contextuelles, intervenant comme contraintes ou ressources (Desgagné 1997 : 273). Or, si l’on veut identifier les lieux de transformation possible des pratiques d’enseignement en vue d’envisager l’adaptation de la discipline à la culture et à la société de notre temps, il est indispensable de savoir non seulement ce qui s’enseigne réellement aujourd’hui en matière de littérature mais aussi comment on enseigne et on apprend dans les classes de français. Deux facteurs ont déterminé les limites du champ d’observation et d’analyse retenu par l’équipe de recherche: d’une part, la priorité accordée aux approches analytiques de la lecture de la littérature dans les grandes classes du secondaire; d’autre part, les difficultés que les élèves rencontrent lors de leur passage au lycée, soit, pour ce qui concerne la France, lorsqu’ils entrent en classe de seconde, difficultés que l’institution souligne en ces termes:
Les élèves de seconde expriment souvent leur étonnement devant les tâches qui leur sont proposées en français. Ils se sentent démunis, mal préparés. Beaucoup ont le sentiment d’être livrés à eux-mêmes et, en particulier, de ne pas savoir comment aborder une lecture analytique sans un questionnaire détaillé tel qu’il leur était souvent fourni au collège. (Ministère de l'éducation nationale 2012 : 1)
La recherche s’intéresse donc prioritairement aux niveaux de troisième (fin de collège) et de seconde (première année du lycée).
Cette recherche descriptive à visée «herméneutique» (Dufays 2001) tend ainsi non seulement à analyser les effets des pratiques professorales sur les apprentissages que les élèves réalisent ou non, mais également à cerner les conceptions de la littérature et de son enseignement sur lesquelles ces pratiques s’appuient, explicitement ou implicitement. Il faut entendre par «pratiques professorales» l’ensemble des «composants didactiques et pédagogiques des pratiques d’enseignement» (Goigoux 2014 : 2) qui reconfigurent les objets à enseigner inscrits dans les programmes en «objets enseignés» (Schneuwly, Dolz & Ronveaux 2006 : 176) puis en objets réellement appris. Il s’agit donc d’analyser, d’une part, les situations d’enseignement et d’apprentissage de la littérature (formes de travail proposées, places et rôles respectifs de l’enseignant et des élèves, tâches discursives orales et écrites, rapports texte/enseignant/élèves, questionnements professoraux, activités des élèves, etc.) ainsi que les corpus et outils pédagogiques (dont les outils numériques) privilégiés par les enseignants; et, d’autre part, les effets de ces choix didactiques sur les apprentissages réalisés (ou non) par les élèves.
Sans pour autant prétendre à une étude quantitative, l’équipe s’est donné pour contrainte de diversifier les terrains d’enquête. Deux critères ont présidé au choix des établissements. Le premier est d’ordre géographique et sociologique (zones urbaine, périurbaine, rurale; contextes socioéconomique, socioculturel, socioprofessionnel; taux de réussite au diplôme national du brevet et au baccalauréat, etc.). Le second –et c’est cet aspect qui est retenu dans le présent article– concerne l’implication des professeurs dans le projet de recherche.
Afin d’approcher au mieux la réalité effective des classes, il est en effet nécessaire que les enseignants soient partie prenante du projet. Celui-ci peut de la sorte répondre à un double enjeu: offrir aux chercheurs un terrain d’enquête; permettre aux professeurs de bénéficier, à terme et grâce à un travail collaboratif, d’une formation par et à la recherche. C’est en effet par «la réflexion collective des acteurs qu’on peut trouver des solutions» (Flandin 2014) répondant à la nécessité d’adapter l’enseignement de la littérature dans le secondaire à la réalité actuelle. Et c’est à cette condition que peuvent être menées les démarches empiriques indispensables à la recherche en didactique de la littérature et à la formation des enseignants, qui lui est étroitement liée, et que l’on peut «contribuer à l’évolution des pratiques professionnelles au profit de tous les élèves» (Goigoux 2007 : 47).
Les membres de l’équipe ont donné des formes différentes à ce volet collaboratif de la recherche. Selon les données du protocole, cette collaboration a consisté en un investissement et une réflexivité qui se sont manifestés de diverses manières: par la transmission des descriptifs de séquences, par le choix des séances de lecture analytique significatives, par l’enregistrement des analyses «à chaud» de ces séances, par la remise des travaux avant, pendant et après la séance pour les élèves correspondant aux profils identifiés par les chercheurs. Dans un bassin défavorisé de l’académie de Versailles, ce volet collaboratif a pris la forme d’une action de formation; dans l’académie de Lille, la composante collaborativea été prise en charge dans un séminaire de recherche à l’École Supérieure du Professorat et de l’Éducation (ÉSPÉ3), sur le site d’Arras. Ce sont ces deux formes de la recherche collaborative qui sont étudiées ici dans le contexte de la recherche PELAS.
Une recherche-formation collaborative dans l’académie de Versailles
La recherche collaborative liée à une action de formation à destination des enseignants de français des collèges et des lycées d’un même bassin a nécessité non seulement l’investissement assuré de l’un d’entre eux, mais aussi l’aval et le soutien de la part des chefs des établissements concernés ainsi que du service de la formation continue du Rectorat, auprès duquel le professeur, porteur de cette initiative locale, a déposé une demande de formation se déroulant sur quatre demi-journées de quatre heures réparties dans l’année scolaire. Il a été précisé alors que cette action, «adossée à un projet de recherche sur les pratiques effectives visant à former des lecteurs de littérature du collège au lycée (libellé du stage la première année)», était à inscrire dans la durée (trois années: de 2015/2016, année de la collecte des données, à 2018) et visait à répondre à un objectif général, précisé en ces termes dans le plan de formation:
Le programme de formation/recherche se propose d'explorer les effets des pratiques d'enseignement sur les apprentissages réalisés par les élèves, en particulier de troisième et de seconde. L'objectif est de comprendre comment les élèves s'impliquent dans la lecture et l'interprétation.
Les modalités de travail, validées par le Rectorat, étaient également présentées ainsi :
Trois modalités de travail alterneront:
Les analyses des mises en œuvre et des transactions effectives en classe et/ou en ligne pour interroger les apprentissages des élèves.
Les mutualisations de pratiques de la lecture analytique en collège et en lycée menant à des réflexions et synthèses collaboratives sur les dispositifs et les situations de travail.
Des temps dédiés à l’actualisation des savoirs, à partir d’apports théoriques sur les théories didactiques de la lecture et pour nommer les pratiques (en appui sur des extraits choisis d’articles ou d’ouvrages récents).
Globalement, les modalités de travail ont été les mêmes durant les trois années, mais l’accent a été mis progressivement sur l’appropriation d’une posture de praticien réflexif, celle-ci requérant l’actualisation des savoirs issus de la recherche. Enfin, ce stage a regroupé au cours des trois années et selon des variations importantes d’une séance à l’autre entre 8 et 15 enseignants4, constat qui conduit à s’interroger sur les atouts et les limites de cette recherche-formation collaborative, comme nous le verrons plus loin.
Un séminaire pour accompagner la recherche collaborative dans l’académie de Lille
L’équipe du bassin d’Arras en lycée et en collège, constituée par sollicitation directe et par cooptation, a réuni quatre enseignants représentant un panel d’établissements à recrutements socio-culturellement contrastés: trois d’entre eux, expérimentés; le quatrième, en début de carrière à Fourmies, ville en restructuration industrielle. Cette équipe, soutenue par l’ÉSPÉ Lille Nord de France et par l’université d’Artois, a bénéficié d’un soutien financier pour ses travaux.
Pour les praticiens, le contrat prévoyait, outre l’enregistrement audiovisuel de séances de lecture analytique et la transmission des données prévues par le protocole (cf. ci-dessus), la participation à un séminaire, selon deux temporalités: de juin 2015 à juin 2016, durant la phase de collecte des données, les trois demi-journées de séminaire avaient pour finalités de soutenir cette collecte, de favoriser l’autoquestionnement, la confrontation des interrogations, ainsi que la mutualisation des pratiques et des références, sans intervention du chercheur. L’année suivante, les deux dernières séances du séminaire ont été consacrées à la préparation de deux tables rondes pour deux journées d’étude (au plan national et régional), dans le cadre d’un dialogue entre praticiens et chercheurs (cf. ci-dessous).
Afin d’identifier l’influence de cette recherche collaborative sur les conceptions et les pratiques professorales en matière d’approches analytiques des textes littéraires, plusieurs données ont été recueillies et analysées : les questionnaires et les entretiens semi-directifs collectés en début de recherche PELAS (2015) auprès des enseignants des deux groupes; les échanges enregistrés lors de certaines des séances de formation, notamment lors de la séance bilan proposée en avril 2018 pour l’académie de Versailles; les interventions de deux représentants de l’équipe de Versailles et de trois représentantes de l’équipe de l’académie de Lille dans le cadre d’une journée d’étude organisée par l’équipe PELAS à l’Institut français de l’Éducation en octobre 2017; ainsi que, pour Lille, les verbatims des séminaires et l’enregistrement de la réunion préparatoire à cette journée comme à celle d’avril 20175.
La recherche collaborative : un espace de développement professionnel
La recherche collaborative menée dans le cadre du programme PELAS a été envisagée conformément au concept élaboré par Desgagné il y a plus de vingt ans. Trois dimensions caractérisent ce type d’action:
- - Les «praticiens s'engagent, avec le chercheur, à explorer un aspect de leur pratique» et «l'objet même de la recherche porte sur leur compréhension en contexte du phénomène exploré». Dans le cas présent, cet «aspect de leur pratique» concerne les approches analytiques des textes littéraires.
- - Cette activité de recherche offre aux praticiens «une occasion de perfectionnement, elle est activité de formation».
- - Les connaissances construites au cours de cette recherche collaborative sont «le produit d'un processus de rapprochement, voire de médiation entre théorie et pratique et entre culture de recherche et culture de pratique» (1997 : 383-384).
L’analyse des données recueillies dans l’académie de Versailles montre que ce type de recherche favorise chez les enseignants un déplacement de posture dans la mesure où, comme l’un des professeurs concernés le précise, ils «apprennent à réfléchir» sur leur pratique, à actualiser les savoirs sur lesquels cette pratique repose et à percevoir l’intérêt que cette actualisation représente pour leur pratique au quotidien.
Plusieurs facteurs favorisent ce déplacement de posture. Cependant, comme le confie l’un des enseignants, «on devient des praticiens réflexifs» une fois que l’on a accepté, comme le précise un autre, de «se remettre en posture d’apprenant». Et cet «apprentissage» ne peut se réaliser que sous certaines conditions: il faut accepter de confronter sa pratique à celle des autres, de la voir questionnée par les chercheurs mais aussi par les pairs et bien évidemment par soi-même, ce qui conduit à accepter d’ouvrir les portes de sa classe. Il faut accepter de «douter» (verbe qui revient fréquemment lors des échanges) de la validité de sa pratique, qu’avec l’expérience on croyait efficace et efficiente. Il faut percevoir l’intérêt que certains écrits de recherche peuvent présenter pour sa pratique au quotidien. Une fois ce «mal nécessaire» accepté –pour reprendre l’expression d’un des enseignants–, l’intérêt d’un tel travail collaboratif est multiple: non seulement les échanges entre pairs donnent envie d’approfondir la réflexion engagée, mais les rencontres avec le/les chercheur(s)-formateur(s) impulsent et entretiennent «le processus de réflexion», comme le soulignent les verbatims suivants6:
P1 : À chaque fois j’ai l’impression qu’il y a un niveau qui se développe […] ça entretient le processus de réflexion.
P2 : Ça maintient dans une dynamique et c’est très stimulant intellectuellement, c’est gratifiant car ça permet de sortir de la routine.
P3 : Ça permet d’intellectualiser notre approche de notre métier, ça m’a aidée à dépasser ces moments où je trouvais que je commençais à entrer dans cette routine.
Quant aux écrits de recherche que le chercheur invite et «aide» à lire, ils permettent de «mettre des mots sur des difficultés ressenties» mais non encore verbalisées, d’éclairer certaines notions et certains concepts (par exemple, «Qu’est-ce qu’une lecture analytique ?», «Qu’est-ce qu’un sujet lecteur ?»), sachant que l’intérêt pour le professeur «ne porte pas sur la notion elle-même mais sur ce que ça veut dire pour sa pratique au quotidien». Ces éclairages théoriques donnent également «envie d’approfondir, d’aller plus loin» et favorisent aussi une meilleure compréhension des prescriptions institutionnelles. Comme l’avoue un enseignant, lire ces écrits de recherche d’un premier abord complexes, c’est «se mettre dans la situation de l’élève». Il y a comme «un effet de miroir» car la lecture de ces écrits est au départ, selon les professeurs, aussi compliquée que celle des textes littéraires qu’ils soumettent à leurs élèves: l’un d’eux précise que l’on peut ainsi «percevoir la difficulté de l’apprenant que l’on a face à nous tout le temps et justement son angoisse par rapport à nos exigences». Et ce même professeur ajoute qu’il peut de la sorte «garder en mémoire ce qu’est, ce qu’a été [son] parcours d’apprenant».
Il y a cependant consensus sur la nécessité de prévoir une «phase d’adaptation», car la collaboration est dans un premier temps «déstabilisante». Et il faut du temps pour entrer dans les écrits de recherche, permettre à chacun de percevoir l’intérêt de telle notion, de tel concept (une fois compris·e) pour sa pratique au quotidien. L’un des enseignants confie : «Avant je n’en voyais pas l’intérêt, ça n’avait pas de sens pour moi, mais maintenant…»
Par ailleurs, cette recherche collaborative apparait comme un espace où les tensions perçues dans la classe, les difficultés éprouvées sont «théorisées». Cette «mise en discours des tensions», éclairée par les écrits des chercheurs, est perçue comme un processus «salvateur», ce que les verbatims suivants confirment :
P4 : Des gens pensent à ça, et donc ça légitime mes inquiétudes et en plus on essaie de trouver une solution.
P5 : C’est rassurant car on n’est pas seul à partager ces doutes.
Le «groupe de recherche», aussi désigné par le syntagme «groupe de travail» (ce qui confirme l’implication réelle des enseignants dans le processus de recherche), offre donc du temps pour «verbaliser», «partager», «réfléchir», «construire des savoirs sur le long terme» et, par conséquent, opérer un déplacement de posture qui repose sur une conception ouverte du métier d’enseignant. Deux stagiaires confient sur ce point:
P6 : Le professeur n’est pas nécessairement celui qui a la solution, ça le replace comme quelqu’un qui tâtonne.
P7 : On devient aussi un peu nous-mêmes chercheurs, modestement, très modestement. C’est déstabilisant, voire très déstabilisant, mais c’est déculpabilisant.
Adopter la posture de chercheur pour ces enseignants impliqués dans cette recherche collaborative, c’est «prendre du recul par rapport à un échec constaté» (une situation de classe qui n’a pas donné les résultats escomptés), «échec que jusqu’alors on se contentait de constater comme tel», c’est «chercher autre chose», se demander ce que l’on peut faire d’autre pour atteindre l’objectif visé. Et pour ce qui concerne les approches analytiques des textes littéraires, adopter cette nouvelle posture conduit à s’accorder des libertés par rapport à ce que l’on croyait être imposé par l’institution. C’est par exemple admettre qu’«il y a mille façons de faire des lectures analytiques, qu’il ne faut pas se limiter, qu’il ne faut pas s’enfermer, surtout pas s’enfermer dans les représentations que l’[on s’en fait] à la lecture des programmes». C’est considérer que le plus important est de réfléchir au «processus» par lequel les élèves s’approprient le texte et parviennent progressivement à parler de la lecture qu’ils en ont faite. C’est considérer «la classe comme un laboratoire» et donc, en matière de lecture analytique, c’est «oser», «s’autoriser», «tester», «essayer» de nouvelles approches, les «varier», les «diversifier». La lecture analytique ne consiste plus seulement dès lors à «comprendre et analyser les mécanismes à l’œuvre dans un texte», comme la définissent certains des enseignants dans le questionnaire renseigné au début de la recherche. Effectivement, alors qu’initialement tous estiment que la lecture analytique vise à apprendre aux collégiens à «déstructurer» les textes et aux lycéens à les «restructurer», cette conception des enjeux de l’enseignement de la littérature ne fait plus consensus trois ans plus tard dans la mesure où cette modalité de lecture scolaire est désormais perçue comme «un processus à entretenir sur le long terme», où elle est à envisager «dans un continuum» dans la formation des élèves lecteurs.
Cette collaboration favorise également la circulation voire la production de savoirs, comme en témoignent les évolutions apportées aux descriptifs présentant l’action de formation menée dans un bassin de l’académie de Versailles et soumis à l’administration. Les verbes «explorer», «questionner», «interroger», «réfléchir sur», «chercher à repérer», «éclairer» y sont de plus en plus présents et, la troisième année, sont clairement annoncés «des temps d’actualisation des connaissances théoriques dans les champs de la didactique du français et de la didactique de la littérature» afin d’éclairer les questions soulevées lors de l’analyse des données recueillies par les professeurs eux-mêmes (séances filmées, écrits et oraux d’élèves).
La recherche collaborative : complexités et limites
Le dispositif conçu dans l’académie de Lille montre les complexités et les difficultés de l’articulation entre les enjeux de la recherche et ceux de la formation dans la recherche collaborative, telle qu’actuellement définie. Comment en effet faire en sorte qu’ils ne se développent pas simplement en parallèle, ou l’un au détriment de l’autre? Comment, dans une recherche de type «écologique» qui cherche à approcher le plus possible les pratiques professorales ordinaires dans leurs contextes, ne pas influer sur celles-ci dans les enjeux de formation? Comment prendre en compte, dès la conception du protocole de recherche, les modalités d’évaluation des effets de la collaboration avec les chercheurs sur le développement professionnel des praticiens? Ce sont donc ces complexités et ces difficultés que met au jour l’analyse réflexive de la recherche collaborative telle qu’elle a été mise en place dans cette académie, à Arras.
L’organisation du séminaire évoqué plus haut a découlé des enjeux et modalités de la recherche PELAS, dans le sens où les enseignants et les classes concernées ne pouvaient être considérés comme de simples terrains d’observation. Selon le contrat établi au départ, il s’agissait pour les enseignants de bénéficier non seulement d’un soutien logistique pour le suivi de la collecte durant l’année du recueil des données, mais également de bénéficier de l’appui du groupe au moment où ils acceptaient de livrer leur pratique au regard du chercheur. Le séminaire leur offrait également un espace pour échanger sur leur pratique, afin de nourrir, par la coformation, un processus de développement professionnel. Le contrat stipulait également qu’au-delà d’une bibliographie sur la didactique de la lecture littéraire fournie par le chercheur, celui-ci n’interviendrait pas dans les débats, du moins dans la période de collecte des données, c’est-à-dire durant la première année du séminaire. Des prolongements pour la formation étaient envisagés, notamment par la participation aux deux journées d’étude, mais sans qu’ils aient été, à ce moment-là, davantage précisés.
Les membres de ce groupe avaient bénéficié, avant la recherche et dans le cadre de la formation initiale ou continue, d’apports sur la lecture littéraire et sur la prise en compte du sujet lecteur dans la conduite des séances. L’un d’eux s’était également engagé dans une démarche d’autoformation, nourrie par de nombreuses lectures de revues et d’ouvrages didactiques. Dans sa contribution à la préparation à la journée d’étude à Arras (28 avril 2017), il explique ainsi:
C’est la fréquentation du CRDP qui m’a fait changer. Au départ, j’y allais pour trouver des idées de cours et puis, j’ai emprunté L’École des Lettres Lycée avec des articles d’Yves Stalloni, la revue Didactique, des ouvrages de Jordy, d’Annie Rouxel… La constitution de corpus, la didactique des textes m’intéressaient beaucoup. Se libérer des contraintes que s’imposent finalement les professeurs eux-mêmes me semblait indispensable. Mais cela n’allait pas sans friction avec les collègues en place!
De fait, dans cet espace de discussion ouvert par le séminaire, s’est exprimée l’adhésion forte de ces praticiens à la prise en compte du sujet lecteur, lors des séances de lecture analytique, dans un processus de construction collective du sens à l’oral. Cette conception centrée sur le lecteur a accru, selon eux, leurs motivations pour ces séances et, parallèlement, celles des élèves, comme en témoignent les verbatims suivants d’enseignants de collège, puis de lycée:
P 1 […] elle permet à chacun de se dire: je peux dire quelque chose du texte, je peux comprendre quelque chose […].
P 2 : C’est là que la classe prend tout son sens […] c’est un chemin énorme qu’ils doivent entreprendre dans le texte et à la limite, les autres sont là pour contredire.
Et l’enseignant de lycée ajoute que «c’est ce passage qui est compliqué».
Le séminaire a également favorisé, dans un climat très libre, les échanges sur les difficultés liées à la prise en compte du sujet lecteur dans les approches analytiques des textes, notamment dans la perspective de la liaison entre le collège et le lycée. Pour les enseignants de collège du groupe, comme pour le ministère, c’est bien l’écart entre le niveau des élèves en collège (compétences lecturales, lexicales et syntaxiques faibles; élèves en difficulté par rapport à des analyses métatextuelles écrites) et les exigences des instructions officielles du lycée qui est source de nombreuses interrogations. Celles-ci paraissent difficiles à surmonter. Au lycée, les difficultés tiennent à l’effectif des classes (autour de 35 élèves), à la diversité des pratiques enseignantes et des représentations des élèves à leur sujet, aux contradictions entre la prise en compte de l’élève comme lecteur et le poids des épreuves du baccalauréat, ou même plus généralement, au passage des premières réactions des élèves face à un texte à des analyses plus outillées et plus approfondies, s’appuyant sur l’acquisition de connaissances, comme l’analyse cet enseignant de lycée:
[Dans certaines classes], ils attendent que ce soit moi qui donne le savoir savant, ils veulent bien embrayer le travail, mais dès qu’ils doivent chercher par eux-mêmes, cela leur déplait. Ils veulent bien réagir, ils aiment bien qu’on les sollicite, mais quand la sollicitation devient exigence de lecture, ils voudraient bien que ce soit le professeur qui la leur propose, qui donne davantage de choses, les savoirs savants. […] Cela ne veut pas dire que tout vient des élèves, bien sûr…mais est-ce que je suis trop exigeante, ou est-ce que je suis maladroite, parfois, je me pose la question. On ne peut en rester au stade de la réaction de l’élève. Il faut qu’on construise quelque chose, le savoir, et c’est cette deuxième phase, l’interprétation ou la construction du sens qui est difficile à mettre en place avec certaines classes.
Par ailleurs, la forme orale du cours, qui est la conception de référence des praticiens du groupe pour les séances de lecture analytique, se révèle, dans ces échanges, entrer en contradiction avec le développement des compétences d’analyses métatextuelles requises par le commentaire littéraire au baccalauréat. Un enseignant de lycée précise ainsi que «le réinvestissement de ces compétences travaillées à l’oral est décevant dans la première étape du commentaire écrit». Ce qui rejoint les analyses de l’un de ses collègues de collège:
[…] mais est-ce que des choses systématiques… ça ne pourrait pas aider de temps en temps les élèves qui ont du mal ? Parce qu’on ne part plus de cela, mais on leur demande d’utiliser cela. […] il manque quelque chose dans nos façons de faire pour leur permettre à tous d’aller plus loin dans la compréhension, d’être capables d’écrire un bilan seuls, de développer une question, de l’enrichir, de l’interpréter: tout seuls, ils n’y arrivent pas.
La verbalisation de ces difficultés amène le groupe à s’interroger sur la nécessité d’une trace écrite en cours (perte de temps ou nécessité? lieu de développement de l’écrit ou non? par qui? et qu’en est-il pour les élèves des repérages, surlignages et notes à même le texte: sont-ils des outils suffisants? Quels usages du tableau blanc interactif (TBI)? etc.).
L’un des enseignants du groupe, nourri de nombreuses lectures personnelles (cf. ci-dessus) ouvre une perspective:
Mais la lecture analytique n’est peut-être pas le moment de travailler l’écrit, il y a peut-être une place pour la lecture analytique et une place pour la rédaction. Il ne faut peut-être pas les lier tous les deux tout le temps.
À l’inverse, un autre enseignant de lycée propose de passer davantage par l’écrit pour entrer dans la lecture analytique. Toutefois, ces pistes n’ont pas été durablement reprises dans les échanges du groupe et n’ont pas fait l’objet d’une ouverture vers des lectures théoriques.
Enfin, comme le souligne le verbatim suivant, ce sont également les questions de la différenciation et de la progression à établir au lycée sur deux ans qui ont été objets de débats et non la progression entre collège et lycée:
La difficulté que je rencontre concerne la différenciation. Comment faire attention et accompagner les élèves en difficulté dans leur apprentissage dans une classe de 36 élèves? Comment veiller sur leur progression et leur fixer des objectifs simples qui les mettent en confiance sans cesser d’être exigeante et tout en continuant à les intéresser? Comment mettre cette progression en place sur deux ans?
Ces questionnements ont été soumis à discussion durant les deux journées d’études l’année suivant la collecte des données: ils ont été confrontés à des analyses et à des apports théoriques7. Toutefois aucune évaluation finale de ces confrontations ne permet d’en mesurer plus précisément les apports. Deux autres demi-journées de séminaire, en aval de ces journées, consacrées à l’analyse de ces apports auraient sans doute été nécessaires. Outre cette lacune dans l’anticipation de ce volet de la formation, la dimension collaborative s’est heurtée au décalage entre la temporalité du séminaire et celle du dépouillement des données qui aurait pu permettre aux chercheurs de mieux répondre aux questions posées et de renvoyer à la théorie et à de nouvelles lectures.
Jusqu’où ce séminaire et la participation aux journées d’étude ont-ils permis ce développement professionnel? Ont-ils favorisé la circulation des savoirs et des apports de la recherche? Les données recueillies, faute de mesures précises, ne permettent pas de répondre plus avant à ces questions, même si, à l’heure actuelle, on peut observer que le processus se traduit, pour deux des enseignants impliqués dans la recherche, par une démarche d’engagement dans une formation de formateurs à l’INSPÉ.
Cette collaboration entre chercheurs et praticiens confirme cependant la prégnance du modèle de l’explication de textes à l’oral en situation collective et met au jour les confusions ou les contradictions entre prise en compte du sujet lecteur dans la lecture analytique et commentaire littéraire à l’écrit du baccalauréat de français. La prise en compte du sujet lecteur remet en cause la conception de la discipline, la solidarisation de ses exercices, les distributions entre modalités orales ou écrites des apprentissages et la place des outils d’analyse et des connaissances littéraires dans ce processus d’enseignement et d’apprentissage, particulièrement dans le contexte scolaire français. Les gestes professionnels des enseignants au service de ce que Jean-Pierre Astolfi (2008) désigne comme «le processus enseigner» sont par là même fortement questionnés.
En conclusion, ces deux études montrent les atouts mais aussi les difficultés et les complexités des recherches collaboratives lorsqu’elles visent également le développement professionnel des praticiens. Recherche et formation se déploient en effet dans des temporalités différentes. Une telle recherche collaborative requiert par conséquent une double planification et une double structuration (de recherche et de formation) avec des outils différents, du moins si l’on veut en mesurer de façon précise les effets.
Bibliographie
Ahr, Sylviane (2015), Enseigner la littérature aujourd’hui : «disputes» françaises, Paris, Honoré Champion, coll. «Didactique des lettres et des cultures».
Ahr, Sylviane (dir.) (2018), Former à la lecture littéraire au lycée – Réflexions et expérimentations, Poitiers Futuroscope, Éditions Canopé.
Astolfi, Jean-Pierre (2008), La Saveur des savoirs, Issy-les-Moulineaux, ESF Éditeurs.
Desgagné, Serge (1997), «Le concept de recherche collaborative: l’idée d’un rapprochement entre chercheurs universitaires et praticiens enseignants», Revue des sciences de l'éducation, n° 23, p. 271-393. En ligne, URL : http://id.erudit.org/iderudit/031921ar
Dufays, Jean-Louis (2001), «Quelle(s) méthodologie(s) pour les recherches en didactique de la littérature? Esquisse de typologie et réflexions exploratoires», Enjeux, n° 51-52, p. 7-29.
Flandin, Simon (2014), «La vidéoformation dans tous ses états: Quelles options théoriques? Quels scénarios? Pour quels effets?», Conférence de consensus, Chaire UNESCO, «Former les enseignants au XXIe siècle». En ligne, URL : http://chaire-unesco-formation.ens-lyon.fr/Conference-La-videoformation-dans
Goigoux, Roland (2014), «Lire et écrire à l’école primaire», Bulletin de la Recherche, n° 31. En ligne, URL : http://ife.ens-lyon.fr/ife/recherche/ bulletins/2014/bulletin-nb031
Goigoux, Roland (2007), «Un modèle d’analyse de l’activité des enseignants», Éducation et didactique, n° 1- 3, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, p. 47-69.
Ministère de l’Éducation nationale (2012), «Ressources mises en ligne par le ministère concernant la mise en œuvre d’un accompagnement personnalisé en classe de seconde». En ligne, URL : http://cache.media.eduscol.education.fr/file/Accompagnement_personnalise/30/3/LyceeGT_Ressource_AP_fiche_liaison_3eme_2de_en_francais_216303.pdf
Ministère de l’Éducation nationale (2010), «Programme de l'enseignement commun de français en classe de seconde générale et technologique et en classe de première des séries générales et programme de l'enseignement de littérature en classe de première littéraire», Bulletin officiel spécial, n° 9. En ligne, URL : http://www.education.gouv.fr/cid53318/mene1019760a.html
Morrissette, Joëlle (2013), «Recherche-action et recherche collaborative: quel rapport aux savoirs et à la production de savoirs?», Nouvelles pratiques sociales, n° 25, p. 35-49.
Schneuwly Bernard, Joaquim Dolz & Christophe Ronveaux (2006), «Le synopsis: un outil pour analyser les objets enseignés», in Les méthodes de recherche en didactiques, M.-J. Perrin-Glorian & Y. Reuter (dir.), Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, p. 175-189.
Vinatier, Isabelle (2016), «Recherche collaborative avec des conseillers pédagogiques: quels effets formatifs?», Communiquer, n° 18. En ligne, URL http://journals.openedition.org/communiquer/2097
Pour citer l'article
Sylvianne Ahr & Isabelle de Peretti, "La recherche de type collaboratif: méthodologie pertinente? espace de circulation des savoirs et de formation?", Transpositio, n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/la-recherche-de-type-collaboratif-methodologie-pertinente-espace-de-circulation-des-savoirs-et-de-formation
Voir également :
Introduction n°3: quelles circulations entre recherches didactiques et pratiques enseignantes en littérature ?
Quels sont aujourd’hui les outils théoriques, les méthodes de recherche et les canaux de diffusion que mobilisent les chercheur.e.s{{Dans ce numéro, le choix de l’écriture inclusive ou non a été laissé libre aux aux auteur.e.s de chaque article.}} en littérature pour penser et nourrir le lien qui les unit à l’enseignement effectif de cet objet ? Pour rappel sont ici réunies certaines contributions des 19èmes Rencontres des chercheur.e.s en didactique de la littérature, tenues à la HEP-Vaud à Lausanne en juin 2018, qui avaient pour titre: Littérature(s) et langue(s) en classe: quelle circulation entre méthodologies de recherche et pratiques enseignantes?
Introduction n°3: quelles circulations entre recherches didactiques et pratiques enseignantes en littérature ?
[I]l ne suffit pas que les enseignants soient informés ni même convaincus de la pertinence des résultats produits pour qu’ils changent leurs pratiques.
Sylvie Cèbe & Roland Goigoux (2018)
Le constat d’un écart entre recherches et pratiques
C’est par cette citation –a priori peu réjouissante– que nous souhaitons commencer la présente introduction. Non pour entamer un propos défaitiste, mais au contraire pour interroger les pratiques de recherche à l’œuvre en didactique pour ce qui concerne leurs rapports aux pratiques enseignantes de la littérature. Quels sont aujourd’hui les outils théoriques, les méthodes de recherche et les canaux de diffusion que mobilisent les chercheur.e.s1 en littérature pour penser et nourrir le lien qui les unit à l’enseignement effectif de cet objet ? Pour rappel sont ici réunies certaines contributions des 19èmes Rencontres des chercheur.e.s en didactique de la littérature, tenues à la HEP-Vaud à Lausanne en juin 2018, qui avaient pour titre: Littérature(s) et langue(s) en classe: quelle circulation entre méthodologies de recherche et pratiques enseignantes? Le texte de cadrage de la manifestation rappelait les éditions 2000 et 2001, qui avaient vu l’émergence de débats fondateurs relatifs au statut, aux modalités et aux effets de la recherche en didactique de la littérature. On se souvient que ces questions avaient aussi fait l’objet un peu plus tard d’analyses stimulantes, notamment de la part de Bucheton (2005).
Si la didactique de la littérature a abordé cette question à plusieurs occasions déjà, il est nécessaire de la considérer à nouveaux frais, tant les recherches –en particulier en ergonomie du travail, comme Béguin (2013) ou Barcellini et alii (2013)– ont avancé sur le sujet et continuent de rendre compte de la difficulté pour la recherche à faire circuler ses résultats en dehors de sa propre sphère et, de surcroît, à faire intégrer ces mêmes résultats dans les pratiques ordinaires des professionnels du champ concerné. Ce sont là des points connus depuis longtemps des démarches d’accompagnement et de conceptions participatives de projets. Le constat a déjà été identifié aussi en didactique du français (Dufays, 2001; Reuter, 2007; Daunay & Dufays, 2007; Daunay & Reuteur, 2008; Cèbe & Goigoux, 2018). Il concerne autant l’éloignement entre chercheur.e.s et enseignant.e.s que l’absence d’adoption dans les pratiques enseignantes de nombre de dispositifs didactiques pourtant éprouvés. En somme, la transposition et l’intégration des résultats de recherche ne sont pas satisfaisantes. Cette observation est souvent partagée –et généralement regrettée. Mais il n’en reste pas moins vrai qu’interroger les formes de circulation entre les méthodologies de recherche en didactique de la littérature et les pratiques enseignantes peut signifier pour le champ «mettre le doigt où ça fait mal». Une part importante de l’organisation de l’activité des chercheur.e.s ainsi que la diffusion de leurs propositions en dehors de leur sphère se trouvent en effet interrogées... À se considérer autant comme activité théorique que comme pratique de médiation et d’implémentation de contenus et de dispositifs d’enseignement, la didactique de la littérature a tout intérêt à ouvrir et à approfondir le dialogue avec les travaux en analyse du travail, tout comme à les prendre sérieusement en considération afin de ne pas creuser l’écart qui la sépare trop souvent encore des acteurs de la littérature en classe.
De multiples tentatives de rapprochement
Divers facteurs peuvent expliquer cette malheureuse distance, parmi lesquels la culture persistante des modèles verticaux de recherche, dits applicationnistes, qui ont longtemps été hégémoniques. Depuis bientôt une trentaine d’années, les méthodologies de recherche sur l’activité professionnelle ont énormément évolué, en particulier en analyse du travail, notamment en médecine et en sciences de l’éducation. Les evidence-based research sont bien sûr légion aujourd’hui en didactique, mais plusieurs études, notamment Gentaz et alii (2013), se montrent très prudentes, voire critiques. «Une fois mises en place et évaluées en contexte ordinaire, ces méthodes ne produisent pas les effets positifs attendus» (Cèbe & Goigoux, 2018: 79). Depuis une quinzaine d’années, une orientation voisine est mobilisée en didactique du français (notamment Kervyn, 2011): la recherche-action qui, selon Savoie-Zajc (2001), renvoie à une approche de changement planifié dans le but de résoudre un problème que rencontre une communauté. Enfin, l’offre s’est encore étoffée avec la recherche dite collaborative (Design-Based-Research-Collective, 2003), qui renvoie essentiellement à une démarche d’exploration d’un objet et qui conduit à la coconstruction de savoirs autour d’une problématique professionnelle donnée (Desgagné, 1997).
Bien que les recherches théoriques et descriptives soient encore dominantes en didactique du français (Dufays & Brunel, 2016), des projets (comme Gagnon & Laurens, 2016 ou Sénéchal, 2018), ainsi que de nombreux colloques et numéros de revue se proposent désormais de repenser les relations entre recherche et pratiques à l’aune de ce paradigme2, dont le présent numéro, centré sur des recherches en didactique de la littérature. L’interrogation porte sur la capacité du champ à infléchir significativement (durablement et globalement) les pratiques enseignantes et, partant, les apprentissages des élèves. Comme les tentatives de rapprochement entre recherches et pratiques se multiplient, il est important de donner à voir dans quelle mesure la didactique de la littérature manifeste elle aussi le souci de faire intégrer par les praticien.ne.s sur le long terme ses résultats et ses dispositifs. Concrètement, quel positionnement adopter pour les didacticien.ne.s de plus en plus situé.e.s à l’interface entre la recherche et les exigences des acteurs et actrices du terrain? Entre chercheur.e.s, formateurs et formatrices, enseignant.e.s ou médiateurs et médiatrices, quelle répartition des rôles concevoir dans un tel contexte de reconfiguration de certains rôles? La réflexion proposée ici et dans le numéro de Transpositio précédent (dirigé par Chiara Bemporad & Sonya Florey) rend compte d’une forte diversité des formats et il convient d’annoncer que l’objet «Littérature» pourra parfois paraître neutralisé par l’orientation méthodologique fortement marquée de ces deux livraisons.
Recherches ou… formations?
Le terme aujourd’hui en vogue de «recherche collaborative» (récemment Vinatier & Morrissette, 2015 ou Bednarz 2013 & 2015) masque –peut-être excessivement– des mises en œuvre hétérogènes. C’est à cette diversité que le présent numéro s’intéresse. Le fait de réunir ici des recherches dont le rapport au terrain constitue un enjeu fort sinon central permet de présenter et de décrire une ébauche de panorama des modalités actuelles que peut adopter la circulation entre pratiques enseignantes et recherches en didactique de la littérature.
Si l’on prend un peu de recul relativement à la désignation «recherche collaborative», il apparaît qu’il n’a pas fallu attendre l’émergence du terme pour que la recherche en didactique de la littérature s’interroge sur les modalités de son rapport au terrain. Comme rappelé supra, la thématique n’est pas investiguée ici pour la première fois, mais elle semble prendre une tournure qui paraît déjà significative dans la mesure où les modèles verticaux de la recherche, exclusivement «top-down», sont de moins en moins légitimes, faute d’intégration ou de transfert vers le terrain. Dans le prolongement, l’équilibre et la répartition des rôles entre enseignant.e.s et chercheur.e.s, longtemps bien délimités (on pense par exemple aux figures du «chercheur savant» et de «l’enseignant artisan»), perdent de leur stabilité. L’accent est mis sur une prise en compte mutuelle des expertises respectives (scientifique d’une part, expérientielle d’autre part). Toute l’idéologie du «didacticien éclairé» se trouve ébranlée.
Une multitude de tentatives de rapprochement se font ainsi jour, laissant place à un moment particulièrement heuristique de la recherche sur le plan méthodologique. C’est aussi le cas pour ce que Class & Schneider ont nommé en 2013 «recherche design». Dans un entretien, Boutin en parle récemment aussi, en ces termes:
La recherche design est une perspective méthodologique récente. Proche de la recherche collaborative, de la recherche développement et de la recherche action, elle réunit des chercheurs, des formateurs, des praticiens autour d’un problème rencontré par des enseignants. A grands traits, la démarche consiste à créer collectivement un dispositif d’enseignement, de le dessiner, de l’éprouver «sur le terrain», puis de revenir, après la mise à l’essai, et de débriefer pour voir ce qui fonctionne et ce qui doit être amélioré, en tenant compte bien sûr des résultats de la recherche et des théories scientifiques qui concernent la question. (Boutin, 2019)
Dans cette autre configuration, un principe s’impose: associer les enseignant.e.s à la démarche de conception. Le processus de validation de la recherche est alors interne à la recherche elle-même. Cela n’est pas sans conséquence: «Dans le modèle de partenariat qui en découle, les chercheurs doivent faire l’effort de connaitre les réalités de la pratique, les praticiens d’identifier la rigueur et les exigences de la recherche. Les problèmes rencontrés sont, en effet, à résoudre ensemble» (Cèbe & Goigoux, 2018: 92). Pour que cette «action conjointe» porte ses fruits, sont primordiales la prise en compte des contextes concrets d’enseignement et celle des habitus professionnels des enseignant.e.s concerné.e.s.
Les chercheur.e.s sont donc face à un défi de taille: il faut à la fois paramétrer ses propositions relativement à des pratiques ordinaires documentées… et les dépasser. Le jeu d’équilibre consiste d’une part à déboucher sur des propositions suffisamment proches des pratiques ordinaires pour être intégrées sans coûts excessifs dans le quotidien d’un enseignement et d’autre part à ouvrir à une certaine nouveauté qui puisse donner le goût d’infléchir dans le long terme et in fine sans soutien externe certaines habitudes vers une direction encore inexplorée. En somme les propositions didactiques ne devraient être ni trop proches ni trop éloignées de ce qu’on pourrait nommer, après d’autres, la zone proximale de développement professionnel des enseignant.e.s.
Il faut en outre accepter les contraintes qu’impose la logique collective à la constitution progressive de la recherche. D’une part un work in progress potentiellement infini, une conception continuée et modifiée dans l’usage, une théorisation a posteriori du modèle ou des risques d’essoufflement voire d’abandon… D’autre part, un calendrier souvent long, rythmé par des phases d’accompagnement, d’expérimentation, d’amélioration, d’adaptation, de modifications, de communications diverses...
Dans les recherches proposées ici, les modalités de dialogue avec les enseignant.e.s prennent différentes formes (linéaire, alternée, cyclique, itérative…) et il est passionnant d’entrer dans le détail de chacune de ces collaborations pour apprécier les avantages ou au contraire les inconvénients, voire les difficultés rencontrées autant sur le plan logistique que didactique, du côté des enseignant.e.s et/ou de celui des chercheur.e.s. Parfois la recherche semble se rapprocher de dispositifs de formation. Selon Cèbe & Goigoux (2018) à nouveau,
La formation apparait comme un facteur décisif dans la capacité des enseignants à s’approprier un outil et à s’impliquer dans un dispositif […]. Les formations ponctuelles n’entrain[e]nt généralement pas de changement durable dans la pratique ou l’adoption d’une innovation […]. Le plus souvent cependant, la formation ne suffit pas à transformer les pratiques de manière durable, c’est pourquoi un accompagnement prolongé et régulier est préconisé.
Nous voilà informé.e.s… Un pan de la réflexion méthodologique devrait inévitablement concerner le suivi prolongé des propositions élaborées. Se présente une grande diversité de formats (formations négociée, continue, communautés de pratiques…). Évidemment le «cahier de charges» d’un.e chercheur.e est ici vite dépassé et il convient d’interroger aussi les limites du travail des didacticien.ne.s et d’identifier les modalités possibles d’accompagnement des enseignant.e.s dans leur rencontre et leur usage des dispositifs didactiques.
Une diversité d’acteurs dans la chaine de circulation des savoirs didactiques
Les chercheur.e.s en didactique de la littérature sont généralement en lien (à des degrés divers) avec une diversité d’acteurs (étudiant.e.s en formation, enseignant.e.s, inspecteurs et inspectrices, conseillers et conseillères pédagogiques, praticiens-formateurs et praticiennes-formatrices, concepteur.e.s de manuels…) qui rencontrent certaines de leurs propositions. C’est là une bonne nouvelle. En revanche, très rares sont les didacticien.ne.s qui parviennent à élargir leur sphère d’influence pour concevoir des manuels, modifier des programmes, des plans d’études… ou certaines décisions politiques en éducation. Bien sûr la question varie grandement selon les contextes (institutionnels, régionaux, nationaux). Il n’en demeure pas moins vrai qu’au-delà de la formation (initiale ou continue), les didacticien.ne.s n’ont guère de prise «directe» sur le développement professionnel des enseignant.e.s (à considérer que cette prise soit adéquate…).
Dans la chaine d’acteurs et d’actrices qui traitent des savoirs didactiques, les didacticien.ne.s forment un maillon qui doit se préoccuper des retombées et des limites de leurs recherches. La collaboration avec les enseignant.e.s devrait assurer un débouché win-win... Se posent, partant, des questions très concrètes: Comment solliciter les enseignant.e.s pour leur donner confiance et envie de coconstruire un projet? À quels moments de la recherche, à quelle fréquence et dans quels buts? Quelles formes d’interactions privilégier? Quelles sont les portes ouvertes à l’innovation durant ces négociations (Thurler, 2000)? Quels enjeux expliciter ou désamorcer lors des rencontres? Quelle répartition de rôles organiser? Comment décristalliser certaines représentations enseignantes et didactiques? Quel support pour capitaliser les échanges? Qui rédige quoi? Comment visibiliser le projet? Comment équilibrer les objectifs de recherche et ceux de formation? Quel rapport aux savoirs et à la production de savoirs? (Morrissette, 2013)? Quels outils didactiques retenir et pourquoi? À quel objet ou produit finalement aboutir? Quels formats celui-ci doit-il prendre?… C’est à ces interrogations que les contributions réunies ici se proposent moins de répondre que de donner des exemples concrets de réalisation, toujours guidés par des principes méthodologiques explicites qui entrent en dialogue dans l’entier de ce numéro.
Malgré le peu de recul sur le sujet, on a pourtant déjà l’impression d’assister et de participer à un moment autocritique de la recherche didactique pour ce qui concerne son rapport au «terrain». La présente livraison propose ainsi une sorte d’ethnographie des pratiques actuelles de la recherche en didactique de la littérature pour ce qui concerne leur lien avec les pratiques enseignantes. Une promesse déjà: d’intéressants changement de postures professionnelles se font jour… autant chez les enseignant.e.s que chez les didacticien.ne.s!
Les contributions réunies dans le présent numéro
Comme s’ils s’étaient donné le mot, les auteur.e.s des cinq articles de ce numéro se penchent ainsi tou.te.s sur la recherche de type collaboratif comme théâtre de la circulation des savoirs entre chercheur.e.s et enseignant.e.s, l’éclairant chacun.e d’un point-de-vue différent. Travaillant sur des projets qui impliquent des enseignant.e.s en didactique de la littérature en français L1 au degré secondaire, certains sont de jeunes chercheur.e.s, d’autres des chercheur.e.s confirmé.e.s.
Sylviane Ahr et Isabelle De Peretti se proposent de détecter les atouts et les limites que la recherche collaborative peut avoir aux yeux des praticien.ne.s. À cette fin, elles laissent la parole aux enseignant.e.s qui ont participé aux côtés de chercheur.e.s à deux projets portant sur les pratiques effectives de la lecture analytique dans le secondaire, à savoir une recherche formation collaborative réalisée au sein de l’académie de Versailles (2015-2018) et une recherche collaborative menée à Lille (2015-2017). Dans leurs témoignages, les deux groupes d’enseignant.e.s soulignent de quelle manière ils ont changé de posture au cours des recherches, actualisé leur savoirs et modifié leur pratique quotidienne. À l’issue de l’analyse des données recueillies auprès des enseignant.e.s, Ahr et De Peretti insistent sur la complexité des recherches collaboratives lorsque le développement professionnel des praticien.ne.s s’inscrit parmi leurs objectifs. De fait, recherche et formation se déployant dans deux temporalités différentes, il convient alors d’élaborer une double planification et une double structuration.
Cinq ans après une recherche de type collaboratif qui a réuni de 2009 à 2013 dix enseignant.e.s formateurs et formatrices de collège et de lycée d’établissements de types variés dans l’académie de Versailles autour de démarches didactiques de lecture littéraire, Cécile Couteaux propose d’en tirer le bilan relatif à la manière dont les participant.e.s ont vécu cette collaboration, et ce sur la base de questions ciblées et des articles rédigés par l’enseignante-chercheure responsable du projet de la recherche. L’analyse des réponses qu’elle a reçues lui permet d’aboutir à la conclusion suivante: amenés à coconstruire les savoirs professionnels à l’aide de leur propre pratique et des moyens théoriques et méthodologiques offerts par la recherche collaborative, les enseignant.e.s sont entrés dans des analyses réflexives et ont modifié leurs pratiques enseignantes et leur rapport à la recherche.
Florent Biao, Érick Falardeau et Marie-Andrée Lord appuient leur contribution sur une recherche doctorale portant sur l’articulation grammaire-texte en classe de français au Québec et en Suisse romande et s’intéressent précisément à la question de savoir comment s’opérationnalise une recherche qui vise à faire collaborer deux logiques d’agir et de penser, à savoir celle de la recherche et celle du terrain. Comme ils le constatent dans leur conclusion, leur démarche d’ingénierie didactique à double perspective – les séquences abordant des problématiques au cœur de la pratique enseignante ont été testées une première fois par les enseignant.e.s qui les ont coconstruites, puis une seconde fois par d’autres enseignant.e.s – leur a permis d’atteindre plusieurs buts : le/la chercheur.e est moins perçu.e comme le savant détenteur/la savante détentrice de vérité par les enseignant.e.s, qui sont davantage investi.e.s dans tout le processus, le développement professionnel des enseignant.e.s est favorisé, tout comme l’enrichissement de l’expertise des chercheur.e.s, et cela grâce aux apports des réalités du terrain.
C’est également un projet international qui se trouve à la source de l’article d’Isabelle Brun-Lacour et Jean-Louis Dufays, à savoir le projet «Gary», qui a déjà donné lieu à de nombreuses publications. Cette recherche s’interroge sur l’évolution tant des compétences de lecture des élèves que des pratiques enseignantes et sur les relations réciproques entre ces deux pôles à trois stades du curriculum et dans un milieu socio-économique moyen, en Belgique, France, Québec et Suisse. Dans le présent article, les auteurs analysent les réponses que les enseignant.e.s impliqué·e·s ont données aux questions suivantes: Quels sont les objectifs et finalités de leur pratique et quel est leur rapport au savoir? L’expérience a-t-elle favorisé une meilleure circulation des savoirs entre chercheur.e.s et enseignant.e.s? Comment optimiser cette circulation? Et de constater que les enseignant.e.s qui ont participé à la recherche collaborative sont entré.e.s dans une dynamique de questionnement, de recherche et de changement.
Après avoir formé une trentaine d’enseignant.e.s à la DSEL (Démarche stratégique d’enseignement de la littérature) développée dans le cadre d’une recherche collaborative entre 2006 et 2010 au Québec, Suzanne Richard et Jacques Lecavalier ont rassemblé dans un corpus les interventions par lesquelles deux enseignantes ont accompagné leurs élèves lors d’une lecture en classe de littérature. Définissant et distinguant dans un premier temps l’intervention didactique et l’intervention pédagogique, les auteurs illustrent ensuite leurs propos théoriques à l’aide d’un exemple précis où ils analysent les interventions de l’enseignante et les classent dans l’une ou l’autre catégorie. Ils soulignent en guise de conclusion que même si le matériau sur lequel ils s’appuient est sans doute insuffisant, leur recherche aboutit à l’esquisse d’un modèle complexe laissant entrevoir une circulation multidirectionnelle entre recherche et terrain.
Comme on peut le constater, les cinq articles de ce numéro insistent sur les modifications que la recherche de type collaboratif induit sur les postures et pratiques des enseignant.e.s associé.e.s, même si, comme le soulignent Richard et Lecavalier, « le développement des enseignants est une retombée, mais pas un objectif de la recherche », en renvoyant à Bednarz, Rinaudo & Roditi (2015 : 171). Plusieurs chercheur.e.s, notamment Biao et alii et Couteaux, démarquent par ailleurs explicitement les dispositifs de recherche collaborative qu’ils analysent des recherches-actions, «qui entretenai[en]t des objectifs de changement social ou éducatif» (Richard & Lecavalier). Si les acteurs et actrices du terrain sortent changé.e.s de ces expériences, il en va de même des chercheur.e.s. Et dans cette circulation des savoirs, insiste entre autres Couteaux, un rôle-clé revient au(x) responsable(s) du projet. Il s’ensuit, pour le dire avec les mots de Biao et alii, qu’«il y aurait donc une nécessité à creuser cette avenue en donnant plus de place aux praticiens que sont les enseignants dans nos recherches si nous voulons que celles-ci atteignent leur finalité».
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Pour citer l'article
Vincent Capt & Antje Kolde, "Introduction n°3: quelles circulations entre recherches didactiques et pratiques enseignantes en littérature ?", Transpositio, n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/introduction-n-3-quelles-circulations-entre-recherches-didactiques-et-pratiques-enseignantes-en-litterature
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