En août 1927, la Revue Franco-Nippone publie une communication signée par René Maublanc (1891-1960) et intitulée «Le Haï-Kaï au lycée» (1927){{Maublanc écrit régulièrement dans cette revue : voir les numéros de février, mai, août et novembre 1926.}}. Dirigée par Akimasa Nakanishi, la Revue Franco-Nippone compte parmi ses collaborateurs des Japonais de Paris, d’éminents japonologues et des Français passionnés par le Pays du Soleil Levant. Parmi eux, Maublanc se profile comme l’un des principaux promoteurs du haïkaï dans la France de l’entre-deux-guerres.
- n°1 Justifier l’enseignement de la littérature
- n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes
- n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature
- n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature
- n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée
- n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives
- Sylviane Ahr - Entretien : "disputes" et justifications de l'enseignement de la littérature
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Haïku et pédagogie : le cas René Maublanc (1927)
Haïku et pédagogie : le cas René Maublanc (1927)
En août 1927, la Revue Franco-Nippone publie une communication signée par René Maublanc (1891-1960) et intitulée «Le Haï-Kaï au lycée» (1927)1. Dirigée par Akimasa Nakanishi, la Revue Franco-Nippone compte parmi ses collaborateurs des Japonais de Paris, d’éminents japonologues et des Français passionnés par le Pays du Soleil Levant. Parmi eux, Maublanc se profile comme l’un des principaux promoteurs du haïkaï dans la France de l’entre-deux-guerres.
Le haïkaï, une forme voyageuse
Sous l’appellation «haïkaï» se cache une forme poétique d’origine japonaise, dont la brièveté extrême fascine aujourd’hui encore l’Occident : le haïku2. Lorsque paraît «Le Haï-Kaï au lycée», le petit poème est déjà familier des lecteurs français. L’ouverture forcée du Japon en 1853-1854, la vogue japoniste initiée par les collectionneurs et les artistes, puis amplifiée par les diverses Expositions universelles, lui ont préparé un terreau fertile. Au Japon, sous l’impulsion du poète Masaoka Shiki (1867-1902)3, la forme connaît une importante réforme qui accentue sa circulation en Occident. Elle est d’abord connue en France grâce à des traductions4 et éveille l’intérêt des poètes au moment où le refus de l’éloquence, la recherche de l’impair et le souci du bref se placent au centre des préoccupations5. Fraîchement revenu d’un tour du monde, le jeune philosophe Paul-Louis Couchoud (1879-1959) – dont les travaux porteront plus tard sur Spinoza ou l’historicité de Jésus – compose les premiers haïkus en français au début du XXe siècle et les rassemble sous le titre Au fil de l’eau (2004 [1905]). Cette mince plaquette, tirée à compte d’auteur, est suivie d’études plus ambitieuses parmi lesquelles il faut citer Sages et Poètes d’Asie (1916)6. Couchoud y donne une définition qui influencera durablement la réception française de la forme :
Un haïkaï est une poésie japonaise en trois vers, ou plutôt en trois petits membres de phrase, le premier de cinq syllabes, le second de sept, le troisième de cinq : dix-sept syllabes en tout […] un simple tableau en trois coups de brosse, une vignette, une esquisse, quelquefois une simple touche, une impression. (1916: 53-54)
La Première Guerre mondiale fournit au haïku français une impulsion inattendue, lorsque des poètes s’en saisissent pour témoigner de l’enfer qu’ils ont vécu dans les tranchées. Parmi eux, l’Ardéchois Julien Vocance (pseudonyme de Joseph Seguin) rencontre le succès avec ses «Cent visions de guerre» (1916)7. Néanmoins, ce n’est qu’en septembre 1920 que la forme entre réellement sur la scène littéraire, à la faveur d’un numéro de La Nouvelle Revue Française (Paulhan [et al.] 1920)8. Jean Paulhan, initiateur de l’anthologie et alors secrétaire de La NRF, considère le haïku comme un terrain expérimental à investir collectivement pour revivifier la pratique poétique. Il s’en explique dans sa note liminaire :
Dix faiseurs de haï-kaïs, qui se retrouvent ici réunis autour de Couchoud, tâchent de mettre au point un instrument d’analyse. Ils ne savent pas quelles aventures, ils supposent la plupart que des aventures attendent le haï-kaï français – (qui pourrait trouver par exemple la sorte de succès qui vint en d’autres temps au madrigal, ou bien au sonnet ; et par là former un goût commun : ce goût justement qui passe pour préparer la venue d’œuvres plus décisives). (1920: 330)
La mode est lancée, les publications se multiplient, poètes et critiques s’emparent du petit poème. Ce sont ces floraisons foisonnantes que René Maublanc cherche à ordonner dès le milieu des années 1920, faisant preuve d’un sens aigu de la vulgarisation.
Le haïku, un instrument démocratique
Lorsque Maublanc publie «Le Haï-Kaï au lycée» (1920), voilà presque dix ans qu’il se penche sur cette forme qu’il nomme, dans le sillage du traducteur anglais Basil Hall Chamberlain, «épigramme lyrique du Japon» (Chamberlain 1902). Son approche témoigne d’une volonté de diffusion qui, dès 1920, s’appuie sur des préoccupations à la fois pédagogiques et politiques :
Nous souhaitons que tout homme cultivé, chez nous, s’exerce à cet effort, comme au Japon, où le paysan même et l’ouvrier se piquent, comme le lettré, de savoir tourner leur haï-kaï. Dans les pays et aux époques de grande vitalité littéraire, il existe des genres populaires que chaque amateur est capable de pratiquer lui-même […], tel est, au Japon, le haï-kaï, tel il pourrait être demain, en France, si l’on voulait bien nous suivre. Car la littérature d’un peuple n’est pas faite seulement de la production de quelques écrivains de métier ; elle est d’autant plus forte et vivante que plus d’hommes y collaborent dans un effort unanime. […] Dans un pays où le haï-kaï serait familier à tous, ces mille inspirations anonymes ne seraient plus toutes perdues pour l’art, et les efforts associés de tous ces ouvriers obscurs prépareraient la venue prochaine des œuvres décisives. (1920: 4-5)9
L’appel de Maublanc s’adresse avant tout à l’amateur, qui pratique la poésie par délassement – et non par métier. À ce poète particulier, le haïku fournit, par sa brièveté et l’exigence qu’il requiert dans le choix des mots, un instrument d’analyse de soi, «presque une méthode de vie» permettant de «décomposer ses sensations et ses sentiments jusqu’à l’élément le plus fugitif [pour y retrouver] une force profonde et essentielle de l’univers» (1920: 4). Si cet outil de connaissance n’est pas en lui-même garant de chefs-d’œuvre, il doit préparer «un milieu de culture favorable» et «[élever] le goût général» (1920: 5), afin d’être, «à brève ou longue échéance, créateur de beauté durable» (1920: 5). En 1923, afin d’illustrer les possibilités que le haïku ouvre en français, Maublanc compose à l’attention du grand public une série d’articles de vulgarisation, ainsi qu’une vaste anthologie-bibliographie qui réunit plusieurs dizaines d’auteurs pratiquant la forme en France (1923a, 1923b). Ses propres haïkus, régulièrement publiés dans des revues diverses, sont rassemblés en volume en 192410.
Démocratique et pédagogique, son approche s’explique par son orientation professionnelle et politique : enseignant en philosophie, il donne notamment des cours au lycée de Reims entre 1921et 1922, tandis qu’il travaille à son anthologie-bibliographie. En parallèle à ses activités d’écrivain, de revuiste et d’enseignant, il est actif dans des syndicats socialistes et communistes – ce qui lui vaut quelques démêlés avec ses supérieurs (Chipot 2013: 15-55). «Le Haïkaï au lycée» témoigne de cette double position : Maublanc y pose «le problème de la valeur pédagogique» d’une forme à même de remettre en question les «abus de verbiage» de l’«enseignement littéraire traditionnel», en ouvrant les élèves «à l’expression directe, concrète, d’une pensée originale» (1927: 35). Secouer la vieille rhétorique à l’aide du haïku ? Peut-être – mais avant de soulever la poussière qui recouvre Cicéron et Bossuet, il faut s’interroger sur le chemin que devra emprunter le haïku français afin de n’être ni «un jeu de mot [ni] un trait d’esprit» (1927: 35). Un problème que Maublanc souligne, non sans malice :
Pour cela, d’ailleurs, il faudrait que le haïkaï français eût ses règles strictes, comme le haïkaï du Japon : les mêmes qu’au Japon ou d’autres, mais des règles. C’est par la forme plus encore que par le fond que pêchent les essais des fillettes de Saint-Omer. […] Et cela encore est un utile enseignement : cela prouve qu’un bon haïkaï ne se fait pas par subite inspiration, qu’il n’est pas si facile à forger qu’on le croit d’ordinaire (1927: 36)11.
À près d’un siècle d’écart, les mots de René Maublanc résonnent encore, comme une invitation à se saisir d’une forme poétique paradoxale, à la fois si modeste mais si exigeante.
Magali Bossi
Le Haïkaï au lycée
Un de mes amis, professeur dans une petite ville du Nord de la France, vient d’introduire le haïkaï, comme exercice littéraire, dans l’Université12. À ses élèves du cours secondaire, – cinq jeunes filles de douze à quinze ans, – il a expliqué le sens et la forme de l’«épigramme lyrique du Japon» ; il leur a lu quelques beaux haïkaï japonais et quelques essais de haïkaï français ; puis, au lieu de la traditionnelle «narration»13, il leur a demandé de lui remettre des tercets composés par elles sur des sujets de leur choix. Les fillettes ont répondu avec joie à son appel, et j’ai devant moi les résultats de leur travail.
Que ces premières ébauches soient tout à fait satisfaisantes, on ne saurait le dire sans excès d’indulgence. Mais elles peuvent intéresser, par leurs qualités et par leurs défauts mêmes, les Français comme les Japonais. Et elles posent le problème de la valeur pédagogique du haïkaï.
Imposer à des élèves de lycée la concision du haïkaï, c’est les mettre en garde contre la rhétorique, l’éloquence, le «laïus».
Ceux qui connaissent par expérience notre enseignement littéraire traditionnel savent combien il peut être utile d’y réfréner les abus de verbiage. Le haïkaï est un excellent contrepoison à Cicéron et à Bossuet. Aussi bien, cet effort de brièveté, de concentration semble-t-il pénible à certaines des élèves qui s’y sont appliquées : dans la plupart de leurs haïkaï, il y a des adjectifs inutiles, des expressions toutes faites, – des longueurs.
Un autre objet, et plus profond, de cet exercice, serait d’amener les enfants à l’expression directe, concrète, d’une pensée originale. Les élèves de nos lycées voient la nature, les hommes, leur propre corps et leur propre cœur à travers les littératures anciennes et modernes dont on leur a bourré le crâne ; ils savent trop de vers des autres pour en créer qui soient bien à eux. Si pourtant on leur demande de noter, sans prétention et hors des cadres réguliers, une sensation, une émotion, un souvenir vécu, ils pourront quelquefois retrouver l’idée pure, la pensée vierge. Trois ou quatre fois, devant les haïkaï qu’a reçus mon ami Jean Laubier14, on a l’impression rafraîchissante d’une idée à l’état naissant.
Mais plus souvent, et par malheur, on trouve autre chose qu’un véritable haïkaï : un jeu de mots ou un trait d’esprit, ou une «pensée» à la manière de La Rochefoucauld. Le goût du «trait» et le goût de la «pensée» (l’un et l’autre d’ailleurs se confondant souvent) semblent ainsi des marques de ce qu’on appelle l’esprit français15.
Enfin, le haïkaï devrait donner à ceux qui s’y exercent le sens du rythme. Ce devrait être un travail poétique, c’est-à-dire un travail de construction, d’ajustage, une combinaison harmonieuse de syllabes en nombre choisi. Pour cela, d’ailleurs, il faudrait que le haïkaï français eût ses règles strictes, comme le haïkaï du Japon : les mêmes qu’au Japon ou d’autres, mais des règles. C’est par la forme plus encore que par le fond que pèchent les essais des fillettes de Saint-Omer. Les unes croient qu’un haïkaï n’est qu’une ligne de prose coupée arbitrairement et écrite sur trois lignes. D’autres négligent tout équilibre du vers et tout accord des sons. Et cela encore est un utile enseignement : cela prouve qu’un bon haïkaï ne se fait pas par subite inspiration, qu’il n’est pas si facile à forger qu’on le croit d’ordinaire. Il est agréable de constater que les premiers haïkaï de jeunes filles intelligentes et cultivées sont ingénieux et encourageants ; mais il est nécessaire qu’aucun ne soit excellent. Car un exercice ne vaut rien si l’on y réussit du premier coup.
En ce sens et sous ces réserves, j’espère que les lecteurs de la Revue Franco-Nippone reconnaîtront l’intérêt de cette expérience pédagogique. Je publie ci-dessous quelques exemples caractéristiques des haïkaï remis à Jean Laubier. Leurs auteurs ont quinze ans au plus ; la dernière a quatorze ans.
René Maublanc
Au loin, on voit s’approcher deux grands yeux.
Arrive un bruit sourd, lointain, un bruit confus.
Un sifflement aigu, un grincement, le train entre en gare.
Irène B…
***
Fier et solitaire,
La queue droite comme un épi,
Le chat se promène.
***
Un bêlement, un aboiement, une clochette,
Un ruisseau qui murmure,
Nuit dans la montagne.
Reynolde T.-R.
***
La chanson,
Comme une écharpe,
Flotte autour de ta voix.
***
La mer et le ciel. Un bateau
Vogue-t-il dans les nues
Ou sur l’eau ?
Édith N…
***
Du métal fondu.
Mêlez de la sueur d’homme.
Il en sort une machine.
***
Un travail, un péril immense.
La gloire aujourd’hui.
L’oubli demain.
Collette B…
***
Le muguet.
Clochette dont le son
S’est changé
En parfum.
Bibliographie
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Chipot, Dominique (2013), En pleine figure. Haïkus de la guerre de 14-18, Paris, Bruno Doucey.
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Pour citer l'article
Magali Bossi, "Haïku et pédagogie : le cas René Maublanc (1927)", Transpositio, Archives, 2019https://www.transpositio.org/articles/view/haiku-et-pedagogie-le-cas-rene-maublanc-1927
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