Entre recherche et pratique
Née dans un contexte militant qui voulait rénover les pratiques d’enseignement, la didactique est traversée depuis son origine par une orientation praxéologique, qui consiste en des « recherches sur l’intervention didactique » (Halté 1992 : 16). Or, selon Daunay et Reuter, «[l]’approche scientifique s’est séparée de l’intervention, créant une “dualité d’approche”» (2008 : 61). En 2019, la didactique du français est devenue autonome, aussi s’est-elle attachée à stabiliser son appareillage théorique et méthodologique, ainsi qu’à consolider les acquis de recherches, comme le montrent les thématiques de colloques récents : «Les concepts dans la recherche en didactique du français. Émergence et création d'un champ épistémique» (AIRDF, Lyon, 2019), «Didactique des langues & plurilinguisme(s) : 30 ans de recherches» (LIDILEM, Grenoble, 2019), «Littérature(s) et langue(s) en classe: quelle circulation entre méthodologies de recherche et pratiques enseignantes?» (19es Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, Lausanne, 2018). Ce dernier colloque se penche sur le clivage entre recherche et pratique, qui implique, dans son mouvement descendant, le risque d’applicationnisme et, dans le sens inverse, celui d’institutionnaliser en savoirs didactiques des savoirs pratiques non pertinents.
La circulation bidirectionnelle des savoirs se présente comme une solution méthodologique à ce dualisme. Elle suppose une causalité circulaire (Marcel, Olry, Rothier-Bautzer & Sonntag 2002) vue dans une approche systémique. La recherche est orientée, pour les chercheurs, vers la production de connaissances et, pour les enseignants, vers le développement professionnel (Bednarz, Rinaudo & Roditi 2015).
Nous avons développé la Démarche stratégique d’enseignement de la littérature (désormais DSEL) dans le cadre d’une recherche collaborative qui s’est échelonnée sur plusieurs années, de 2006 à 2010, année de la publication d’un guide pédagogique et didactique (Lecavalier & Richard 2010). Nous tentons dans cet article, dans une démarche de théorisation a posteriori (Chouinard & Caron 2015), d’éclairer le sens de la notion d’intervention didactique et, corollairement, de la notion d’intervention pédagogique, qui constituent des catégories émergentes de nos résultats de recherche. Avant d’exposer nos résultats, qui concernent les échanges observés entre intervention didactique et intervention pédagogique, nous tenterons de dissiper certains malentendus terminologiques, en précisant le sens que nous donnerons en particulier à la notion d’intervention pédagogique. Le problème est que, même si la notion d’intervention didactique apparait dans les écrits de presque tous les chercheurs et chercheuses reconnus de notre discipline, presque personne ne la définit. La banque de données OpenEdition recense 119 publications en didactique du français, entre 1970 et 2019, contenant la notion d’intervention didactique. Nous avons consulté 82 de ces textes, choisis pour leur pertinence, sans trouver de définition claire de l’intervention didactique.
La notion d’intervention en pédagogie et en didactique du français
La notion d’intervention pédagogique ne semble pas plus définie en sciences de l’éducation que celle d’intervention didactique en didactique du français.Notons cependant que la première expression étant plus fréquente, le flottement définitionnel est plus difficile à établir dans le second cas: dans OpenEdition on trouve 414 occurrences pour «intervention pédagogique» comme expression exacte dans le texte intégral, alors qu’il n’y a que 231 occurrences pour «intervention didactique1». Deux publications (Dezutter, Thomas & Deaudelin 2011; Vincent & Lefrançois 2013) de notre corpus de 82 textes de didactique du français utilisent aussi la notion d’intervention pédagogique, de manière interchangeable avec celle d’intervention éducative. Or, celle-ci semble un peu mieux définie2. Les chercheurs en pédagogie (Lenoir et al. 2002) distinguent six niveaux de sens pour la notion d’intervention éducative. Le niveau 1 est celui de l’intervention de l’État dans l’éducation. Au niveau 2, l’intervention porte sur la pratique professionnelle vue comme l’exercice de la profession enseignante. Un 3e niveau de sens considère l’intervention globalement, comme un acte professionnel. Le niveau 4 concerne «l'intervention en tant que processus interactif entre un intervenant et un sujet client» (Lenoir et al. 2002 : n.p.), alors que le niveau 5 désigne les opérations qui s’effectuent dans ce processus, la réalisation «de l'action d'intervention dans l'ensemble (complexe) de ses dimensions» (Lenoir et al. 2002 : n.p.). Le niveau 6 a trait aux «différents gestes mis en œuvre, aux actes posés au cours de la mise en œuvre de l'intervention. Il s'agit ici de la pratique effective au sens strict du terme» (Lenoir et al. 2002: n.p.).
Dans un corpus de 30 textes en pédagogie et en didactique utilisant les notions d’intervention éducative ou d’intervention pédagogique, nous n’avons pas trouvé, pour cette dernière notion, d’occurrence où elle était employée conformément aux niveaux de sens 1 et 2. Il semble donc que l’intervention éducative puisse prendre un sens plus abstrait que l’intervention pédagogique. Cependant, pour les niveaux de sens 3 à 5, nous avons pu recenser des exemples d’emploi, moins pour l’intervention pédagogique que pour l’intervention didactique. Un corpus plus étoffé aurait peut-être donné des résultats plus complets. Ces extraits sont consignés dans le tableau 1.
L’objectif qui sous-tend ce tableau est de dissiper une partie du flou conceptuel entourant la notion d’intervention didactique. En montrant que la notion est employée à des niveaux d’abstraction différents, il ne s’agit pas de privilégier l’usage d’un niveau en particulier, mais d’inviter les auteurs et autrices à préciser à quel niveau ils ou elles se situent lorsqu’ils ou elles utilisent la notion. Ce serait une étape logique dans le processus de définition de cette notion. Pour notre part, ce sont les niveaux 5 et 6 qui conviennent à nos objectifs de recherche. Avant de présenter certaines des interventions didactiques et pédagogiques que nous avons observées, il importe au préalable d’exposer la méthodologie utilisée.
La recherche collaborative : intervenir autrement
Le courant de recherche collaborative développé au Québec depuis les années 1990 a suivi un processus d’autonomisation scientifique semblable à celui de la didactique du français. Il s’est démarqué de la recherche-action, qui entretenait des objectifs de changement social ou éducatif (Dolbec & Prud’homme 2009), afin de viser une meilleure compréhension des phénomènes. Ainsi que l’expliquent Bednarz, Rinaudo et Roditi: «Le développement professionnel des enseignants est une retombée, mais pas un objectif de recherche» (2015 : 171). Cette situation de départ offre un double intérêt, pour les chercheurs et pour les enseignants. Le lieu de collecte des données sert aussi de lieu de questionnement de la pratique pour les enseignants. Les résultats doivent être doublement féconds, tant pour la théorisation disciplinaire que pour le développement professionnel.
Au cœur de la DSEL se trouve un dispositif didactique qui développe une lecture authentique, personnelle et autonome chez les élèves, suivant les principes du socioconstructivisme, de la construction des savoirs (Barth 1993), de l’enseignement stratégique (Tardif 1992) et de la théorie du sujet lecteur (Rouxel & Langlade 2004; Langlade, 2007 ; 2008; Langlade & Fourtanier 2007). Elle se déroule en quatre phases: 1) préparation à la lecture d’une œuvre complète; 2) lecture accompagnée; 3) analyse et interprétation; 4) validation des résultats. Le sens de l’œuvre n’est pas donné à l’avance, mais constitue le but de la recherche collective. Cette approche inductive change l’orientation du dialogue en classe, qui ne vise plus à deviner une réponse, mais à construire ensemble une interprétation et à la soutenir. La théorie littéraire, comme l’information sur l’auteur ou le genre, n’est pas fournie d’emblée, mais seulement au besoin, durant les échanges, et à l’étape finale, pour confirmer les interprétations. Dans le cas rapporté ici, pour l’étape d’analyse, l’enseignante avait réparti entre les huit équipes quatre thèmes, dont elles devaient relever les indices. Au cours suivant, chaque membre d’une équipe rencontrait trois élèves de trois autres équipes et leur faisait rapport des résultats de son équipe. Les équipes de base se reformaient le lendemain.
La DSEL a été développée et validée par une équipe formée de quatre enseignantes du secondaire3 et deux enseignants du collégial4 (dont l’un des deux chercheurs), sous la supervision des deux chercheurs. Un canevas de quelques pages préexistait à ce développement, mais il avait été conçu par un va-et-vient de conception théorique et d’expérimentation sur le terrain par le chercheur-enseignant, supervisé par sa collègue chercheuse. La même circulation bidirectionnelle a prévalu durant la conception et la validation de la DSEL avec l’équipe d’enseignants-expérimentateurs, en 2005-2006. À partir de 2010, la mise au point de la DSEL a plutôt pris la forme d’un encadrement d’enseignants qui utilisaient la démarche dans leurs cours et qui recevaient nos conseils, tout en nous communiquant leurs observations, qui enrichissaient ou modifiaient le dispositif. À ce jour, une trentaine d’enseignants, en grande majorité du secondaire, nous ont transmis une rétroaction sur leur usage de la DSEL. Nous distinguons les activités de formation où nous agissons l’une comme conseillère pédagogique, l’autre comme enseignant, ou les deux en tant que directeurs de mémoire (et les enseignants comme nos étudiants), des activités de recherche où les enseignants (en partie les mêmes) collaborent avec nous, qui portons alors le chapeau de chercheurs.
Quelques interventions observées et analysées
Nous avons analysé les interventions d’accompagnement de la lecture en classe de littérature effectuée par deux enseignantes de français formées à l’utilisation de la DSEL et constitué un corpus de 200 interventions. Par «interventions», nous entendons les énoncés linguistiques ou les gestes, accompagnés de déplacements, de regards, de mimiques, d’intonations de l’enseignant, exprimés dans un même tour de parole. Ces interventions ont été classées par grappes en 23 interventions didactiques et 36 interventions pédagogiques, réunies en 14 catégories, elles-mêmes groupées en 5 ordres supérieurs. Ce classement, toujours provisoire, qui a été présenté de façon détaillée dans une autre publication (Lecavalier & Richard 2017), est aussi reproduit dans la figure 1 ci-dessous.
Les résultats de la présente recherche sont exposés sous la forme d’interventions d’une enseignante, observées, analysées et classées. Nous en présentons seulement quelques-unes. L’extrait choisi provient d’un échange dans une équipe d’élèves de 5e secondaire formée d’un garçon et de trois filles. Voici le contexte du roman Héloïse, d’Anne Hébert, qui motive leur discussion, transcrite dans le Tableau 2. À Paris, vers 1970, deux jeunes, Bernard et Christine, s’aiment sans faire encore vie commune. Ils prennent le métro ensemble, mais Christine doit partir la première pour aller chez elle. Bernard entend chanter une voix féminine. Il distingue les paroles, qui parlent d’une femme qu’on n’attendait pas et qui sort de l’ombre. Le métro tombe en panne et c’est le noir. Lorsque l’éclairage revient, une jeune femme «incroyablement belle et pâle» se tient devant lui et «l’observe avec insistance» (Hébert 1980 : 21).
L’échange se résume à la confirmation d’une hypothèse du garçon qui soutient, à l’encontre des filles de son équipe, que la chanson d’Héloïse évoque le chant envoutant d’une sirène, et à la confirmation partielle d’une autre hypothèse, soit qu’Héloïse contrôle Bernard.
L’analyse et le classement des interventions des enseignantes ont été effectués de manière inductive. Une première répartition est réalisée selon que l’intervention porte principalement sur les données tirées du texte littéraire ou qu’elle porte en priorité sur le travail de l’équipe. En nous inspirant de Tambone & Mercier (2003), nous désignons la première catégorie d’interventions comme à dominante didactique et la seconde, comme à dominante pédagogique. Dans l’extrait choisi, la première intervention de l’enseignante, une paraphrase à fonction phatique, ne sert pas à commenter le sens des propos répétés, mais à confirmer l’établissement du contact langagier avec l’équipe. Il s’agit donc d’une intervention à caractère principalement pédagogique, même si la base de l’entente correspond à un évènement du texte littéraire. Ce type d’intervention est classé dans la catégorie «Discussion avec l’équipe5». De même, les deux interventions suivantes consistent en deux validations, celle d’une inférence narrative et celle d’un stéréotype. Bien que ces deux éléments soient des contenus didactiques, l’opération qui prédomine est la validation; l’enseignante ne développe pas un propos personnel sur ces sujets, elle se borne à indiquer que ce qu’en disent les élèves est juste. En fait, ce sont les élèves qui exposent leur compréhension du texte. Les interventions se situent donc surtout sur le plan pédagogique et elles se classent cette fois dans la catégorie de l’Évaluation des résultats, elle-même une sous-catégorie de l’Évaluation de l’équipe.
Figure 1. Classement des interventions didactiques et pédagogiques observées
C’est seulement à l’occasion de sa quatrième intervention que l’enseignante passe sur le plan didactique, au moyen d’une question à l’équipe sur une référence culturelle (les sirènes). La question vise à faire relier un personnage du récit avec un personnage mythologique, afin d’aider les élèves à trouver par eux-mêmes un stéréotype qu’elle suppose connu. Son attente est satisfaite par le garçon, dont elle valide la réponse. Apprenant de sa part que les filles sont sceptiques à l’égard des sirènes, elle effectue une autre intervention didactique, cette fois un rappel de données provenant des pages du roman en discussion, intervention classée sous la catégorie «Apport d’information» et la sous-catégorie «Contribution à l’analyse». Puis, à propos de la stratégie d’Héloïse, l’enseignante se contente d’une validation partielle. Il faut dire que cet échange survient à la phase 2 de la DSEL, que la validation complète n’est prévue qu’à la phase 4 et que la découverte du contrôle de Bernard par Héloïse est capitale. Cependant, l’enseignante accepte d’informer l’équipe sur un stéréotype en évoquant la croyance que les vampires peuvent avoir des «rapports», mot qu’elle laisse en suspens et qu’elle accompagne d’un geste circulaire de la main, pour faire sous-entendre une sorte de sexualité. Ensuite, l’enseignante contribue encore à l’analyse, mais sous la forme d’une fictionnalisation (Langlade 2008), puisque l’enseignante se met à la place d’Héloïse. Pressée de valider l’hypothèse du contrôle, elle revient sur le plan pédagogique pour encourager l’équipe à poursuivre dans le même sens.
Après son départ, même si le garçon a l’occasion de démontrer la correspondance entre le texte de la chanson et le triangle amoureux qui se dessine entre Bernard et les deux femmes, l’échange entre les filles de l’équipe révèle que celles-ci n’adhèrent toujours pas à l’hypothèse de la sirène :
Fille 1 : On marque-tu une sirène pour vrai? Elle [l’enseignante] a dit que c’était bon.
Fille 2 : On dit une sorte de sirène… de métro. (Pause) On dit juste qu’elle est envoutante.
Cette autocorrection nous fait supposer que l’image stéréotypée que les filles se font des sirènes n’inclut pas leur chant envoutant, mais seulement leur aspect de femmes-poissons, davantage véhiculé dans la culture de masse (films La petite sirène 1 et 2 de Disney). Dans ce cas, l’expression «sirène de métro» a dû signifier pour elles un signal d’alarme, un bruit absent du roman. Une intervention didactique aurait été requise afin de dissiper cette ambigüité qui n’a pu être décelée que par nos observations à posteriori.
La thèse du caractère prophétique de la chanson d’Héloïse a continué à circuler dans la classe le lendemain. En effet, quand les équipes ont été reformées de façon que les élèves fassent rapport aux autres de leurs résultats de la veille, notre caméra a filmé deux des membres de l’équipe ci-dessus, le garçon et la fille 3, en train de présenter leur explication de la chanson à deux équipes distinctes6. Contrairement au garçon, la fille 3 n’a pas présenté Héloïse comme une sirène et c’est une autre image qui s’est formée dans cette équipe provisoire, à partir des paroles de la chanson : «Celle qu’on n’attendait pas […] / Creuse sa galerie profonde […] / Pour venir jusqu’à toi» (Hébert 1980 : 20).
Fille 3 : C’est comme si elle sortait de son trou pour aller jusqu’à Bernard. (Rires des filles)
Fille 4 : Elle sort de son (mot inaudible) pour aller le chercher. Allez, viens mon lapin! (Rires)
La réduction de la «galerie» au «trou» trahit chez la fille 3 un rabaissement d’Héloïse à un animal prédateur et sournois. Le rapport avec un renard ou un loup se précise dans l’association de Bernard avec un lapin. Il y a fonctionnalisation, accompagnée d’une identification avec Héloïse, ce qui crée une gêne que les rires viennent soulager. En effet, le fantasme qui vient d’être évoqué renverse la domination traditionnelle de l’homme sur la femme. Ce n’est pas tant le choix du stéréotype qui importe, sirène ou mammifère prédateur, que le fait que ces images permettent aux élèves de coconstruire leur perception des personnages et de leur relation.
L’analyse qui précède montre qu’il faut prendre en compte les interactions avec les élèves et les problèmes de compréhension et d’interprétation de l’œuvre littéraire afin de cerner la nature des interventions pédagogiques et didactiques. Cela posé, l’analyse conversationnelle (Sacks, Schegloff & Jefferson 1974 ; Mondada & Pekarek Doehler 2000) peut aussi apporter une information complémentaire à leur propos. Puisque l’intervention y est définie comme centrée sur un acte de langage (Roulet 1991), il est possible de réanalyser certaines de nos interventions: ainsi, la validation du stéréotype de la sirène peut apparaitre comme un acte perlocutoire, qui met fin au traitement des informations par les élèves. Une validation partielle correspondrait plutôt à un acte illocutoire, puisque c’est une incitation à poursuivre le traitement dans le sens déjà entrepris. Par ailleurs, la notion de négociation empruntée à Roulet (1991) rend compte des réactions du garçon et de la fille 1 aux validations partielles répétées de l’enseignante et souligne la pression effectuée pour recevoir plus d’aide. Étant donné que la DSEL prescrit de ne pas valider les interprétations avant la phase finale et qu’il semble que l’enseignante n’ait pas trouvé, lors de la découverte imprévisible du lien entre Héloïse et une sirène, une manière plus épistémique de relancer le travail des élèves, elle compense par un encouragement de l’équipe, une intervention pédagogique qui évalue le rendement des élèves. Cette analyse à postériori nous amène à ajouter à la DSEL une intervention de validation conditionnelle, consistant à confirmer une hypothèse au moyen de la vérification d’une hypothèse corollaire de la précédente. Dans le cas présent, l’hypothèse de la sirène séductrice aurait pu être validée en demandant aux élèves de vérifier que Christine jouait effectivement un rôle opposé.
L’analyse conversationnelle révèle aussi le pouvoir réparateur des rires des filles, dans une intervention non verbale à caractère restitutif, lorsque le garçon se plaint à l’enseignante qu’elles ont rejeté sa thèse de la sirène. La justification peut alors être excusée à cause d’un manque d’entrainement, ce qui évite aux filles de perdre davantage la face. Toutefois, ce que l’analyse conversationnelle n’explique pas, c’est que, malgré cette réparation et la validation complète apportée par l’enseignante à l’envoutement par les sirènes, les filles n’acceptent toujours pas d’associer Héloïse à une sirène. Cela montre que la persuasion ne se déroule pas seulement sur le plan des interactions sociales, mais aussi sur celui de la cognition, dont rend compte notre analyse du discours, pour la suite des échanges. Les limites de l’analyse conversationnelle nous ramènent à l’analyse du discours, mais vue dans une «logique interlocutoire» (Gehin 2005 : 255), qui rappelle la notion de circulation bidirectionnelle. Dans cette optique, les interventions comme l’apport d’informations et le rappel de données prennent une fonction indicative quand le sens qu’elles proposent est négocié dans l’interaction didactique et transformé en une signification utile à la compréhension du contexte. L’analyse de discours peut donc suivre, d’une intervention à l’autre, la reprise et la modification des mots, le degré de prise en charge énonciative et d’autres indicateurs semblables, qui échappent à l’analyse conversationnelle.
Bilan et limites de notre recherche
Bien que nous n’ayons pas la place ici pour présenter les 24 interventions didactiques et les 37 interventions pédagogiques classées à la Figure 1, un commentaire s’impose sur la notion même d’intervention. Celle-ci constitue un acte professionnel qui prend son sens non seulement dans le milieu scolaire, mais dans une conception de l’enseignement et de l’apprentissage. Pour nous et les enseignants participant à nos recherches, il s’agit de la Démarche d’enseignement stratégique de la littérature. Pour qu’un énoncé quelconque, une mimique, un geste, un déplacement, la consultation du roman, du dictionnaire, ou une combinaison de tout cela prenne un sens didactique ou pédagogique à nos yeux, nous devons être en mesure de percevoir son influence sur le milieu. La désignation des interventions didactiques et pédagogiques recourt à des notions comme «stéréotype», «indice», «fictionnalisation», rattachées à la DSEL, ainsi qu’à des termes plus courants, tels que «relecture» et «interprétation», mais qui sont réactualisés dans la DSEL. Semblablement, les noms d’action («demande», «apport», «questionnement», «discussion», etc.) renvoient à des stratégies d’enseignement de la démarche. Autrement dit, notre classement ne prend sa valeur qu’en fonction du modèle d’enseignement et d’apprentissage qui l’a inspiré et il n’est transférable que dans la mesure où d’autres chercheurs et chercheuses y voient des similitudes avec leurs propres préoccupations.
Du point de vue méthodologique, la détection des interventions résulte d’une observation très fine, guidée au départ par les paramètres ci-dessus et tournée ensuite vers le langage verbal et non verbal de l’enseignant et des élèves, à la manière de l’analyse de discours. Cependant, celui-ci n’est pas la base de la recherche de régularités formelles, contrairement à la méthode usuelle (Eisenhart & Johnstone 2012), car ce sont les éléments de contenu, comme la chanson d’Héloïse, qui servent de critère de choix pour les échanges analysés. Il ressort aussi que les interactions avec les élèves, et même les interactions entre les élèves sans l’enseignant, représentent une donnée essentielle pour l’étude des interventions pédagogiques et didactiques. Or, dans le discours que les élèves coconstruisent afin de se représenter la signification de l’œuvre littéraire, ils font interagir des personnages dont ils cherchent à s’expliquer les agissements, faisant preuve d’une activité fictionnalisante (Langlade 2008) où ils se projettent comme lecteurs. À cela s’ajoute le palier de la recherche collaborative enseignant/chercheurs, marquée par d’autres interactions, d’où un modèle à quatre niveaux d’interaction7, sans compter les échanges entre chercheurs dans les colloques et au moyen des publications, qui se répercutent aussi sur les milieux d’enseignement.
Par rapport aux objectifs de cette contribution, qui visaient à mieux définir la notion d’intervention didactique et pédagogique tant par la théorie que par l’observation, il semble bien que les interventions identifiées se situent au niveau de sens numéro 6, celui des actes très concrets, posés en appui à des gestes didactiques professionnels (Aeby-Daghé & Dolz 2008), lesquels sont classés au niveau 5. De plus, ces interventions sont analysées dans un cadre didactique disciplinaire propre à la didactique de la littérature, en lien avec le dispositif qui, le plus souvent, les a inspirées ou les a rendues possibles. Elles ne sont pas décrites et regroupées afin de créer un système exhaustif ou normatif, modélisant un enseignement bien fait, mais à titre de productions de la «cognition créatrice» (Varela, Thompson & Rosch 1993, cités par Gehin 2005 : 248) d’enseignants capables de multiplier des interventions similaires ou différentes, tout en restant cohérentes par rapport au dispositif d’enseignement qu’elles ont assimilé.
Par ailleurs, nous n’avons pas défini les précautions théoriques et méthodologiques qui empêchent qu’une intervention observée soit automatiquement institutionnalisée, considérée comme un savoir digne d’être incorporé dans la formation des enseignants. Ici encore, la DSEL sert de repère. Même si le développement professionnel des enseignants constitue une retombée et non un objectif de la recherche collaborative, la validation des interventions exerce néanmoins un effet formateur sur les choix pédagogiques et les pratiques didactiques des enseignants, de même que sur leur évaluation de l’activité fictionnalisante des élèves. Elle conduit à définir des besoins de formation professionnelle.
Malgré un corpus de 200 interventions observées, il faut bien davantage que deux enseignantes participantes et des moyens plus considérables que les nôtres pour constituer un répertoire crédible d’interventions. Il nous reste aussi à étudier les séquences d’interventions dans les échanges, de même que leur fréquence. Les interventions didactiques et pédagogiques, comme des stratégies, ne possèdent aucune valeur absolue et ne prennent leur pertinence qu’en contexte. Leur analyse s’effectue donc en action située, mais aussi en fonction du dispositif didactique utilisé, des théories qui l’ont inspiré, des objectifs de recherche et des finalités de l’enseignement de la littérature. C’est seulement en précisant un tel cadre qu’il sera possible de définir plus précisément la notion d’intervention didactique. Circulation bidirectionnelle, avons-nous dit? Devant la complexité du modèle qui ne fait que s’esquisser, c’est de circulation multidirectionnelle qu’il s’agit plutôt.
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- 1. Recherche effectuée le 3 mars 2019.
- 2. Sa fréquence est de 466 dans OpenEdition. Recherche effectuée sans filtre le 3 mars 2019.
- 3. Commission scolaire Les Affluents, au nord de Montréal.
- 4. Le cégep québécois équivaut en gros au lycée français, mais il comporte un important secteur de formation professionnelle. Le Collège de Valleyfield était l’institution des enseignants de la recherche.
- 5. Les catégories et les interventions mentionnées dans cette analyse sont indiquées en gras dans la figure 1.
- 6. Les filles 1 et 2 n’ont pas pu être filmées durant leurs rapports aux équipes provisoires. Nous n’avions qu’une caméra pour huit équipes.
- 7. Dans ce modèle, l’auteure Anne Hébert ne représente pas un niveau à elle seule, une intentionnalité qu’il faudrait percer à jour, mais un élément du contexte de l’œuvre.